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J ʼai enfin demandé à mes compagnons afri- cains si nous ne pouvions pas faire une petite halte et tenter un plongeon dans les eaux limpides du lac Tanganyika qui était juste à quelques mètres de la piste que nous emprun- tions pour voyager vers le sud du Zaïre. Ses eaux paraissaient fraîches, calmes, claires et tellement tentantes. « Pas question », répondirent mes compa- gnons. « Si tu passes à travers les dents du cro- codile, tu nʼéviteras pas les vers qui viendront attaquer ton foie ! » Ils évoquaient la bilharziose très répandue dans la région. Quel dommage ! Jʼai dû accepter mon sort et poursuivre la route. Par leur mise en garde, mes amis mʼavaient tout simplement ouvert les yeux sur les risques quo- tidiens quʼencourent les villageois de cette région. Ceux-ci nʼont pourtant guère le choix et le lac est trop souvent la seule source dʼeau dont ils disposent pour boire, faire leur toilette, laver leur linge et faire leur cui- sine. Sans doute les risques dʼêtre la proie dʼun crocodile sont relativement rares (il faut, quand même, faire attention !) mais ceux dʼattraper une mala- die grave, parfois mortelle, sont beaucoup plus nombreux. On peut voir les animaux et donc veiller à ne pas marcher sur le museau dʼun crocodile ou à ne pas trop sʼapprocher dʼun hippopotame, mais les insectes ou les parasites qui vivent dans lʼeau sont telle- ment petits quʼil est pratique- ment impossible de les voir. Il ne faut pas oublier les bacté- ries qui proviennent des excréments animaux ou humains déposés par ceux qui profitent de leur visite au lac pour se soulager aux abords de lʼeau. Pensez aussi à la pollution « naturelle » des feuilles et autres débris végétaux et ani- maux qui tombent dans lʼeau. Lors de mon trajet sur la piste qui longeait le bord du lac, jʼavais cru voir des eaux pures et limpides. Quelle erreur ! Cʼest alors que jʼai pris conscience du privilège qui était et qui est tou- jours le mien dʼavoir tous les jours accès à lʼeau potable grâce à un système de distribution dont les robinets sont installés partout, jusquʼà lʼinté- rieur de la maison ! Comment font les gens pour avoir de lʼeau tous les jours ? Quʼest-ce que lʼon peut faire sans ressources ? Comment arrivent-ils à en avoir en quantité suffisante pour tous les besoins de la famille ? 1 L’EAU 1 L’EAU L’eau qui tue Il faisait chaud ce jour-là ! Notre 4x4 était secoué par les rochers et les trous dont la route était jonchée. Une épaisse poussière suivait notre véhicule et la sueur coulait sur nos visages et nos corps. À lʼextérieur, le soleil, figé dans un ciel de plomb, martelait la carrosserie du véhicule. Je nʼen pouvais plus !

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Jʼai enfin demandé à mes compagnons afri-cains si nous ne pouvions pas faire unepetite halte et tenter un plongeon dans les

eaux limpides du lac Tanganyika qui était justeà quelques mètres de la piste que nous emprun-tions pour voyager vers le sud du Zaïre. Seseaux paraissaient fraîches, calmes, claires ettellement tentantes.

« Pas question », répondirent mes compa-gnons. « Si tu passes à travers les dents du cro-codile, tu nʼéviteras pas les vers qui viendrontattaquer ton foie ! » Ils évoquaient la bilharziosetrès répandue dans la région. Quel dommage !Jʼai dû accepter mon sort et poursuivre la route.

Par leur mise en garde, mes amis mʼavaient toutsimplement ouvert les yeux sur les risques quo-tidiens quʼencourent les villageois de cetterégion. Ceux-ci nʼont pourtant guère le choix etle lac est trop souvent la seule source dʼeaudont ils disposent pour boire, faire leur toilette,

laver leur linge et faire leur cui-sine. Sans doute les risquesdʼêtre la proie dʼun crocodilesont relativement rares (il faut,quand même, faire attention !)mais ceux dʼattraper une mala-die grave, parfois mortelle,sont beaucoup plus nombreux.On peut voir les animaux etdonc veiller à ne pas marchersur le museau dʼun crocodileou à ne pas trop sʼapprocherdʼun hippopotame, mais lesinsectes ou les parasites quivivent dans lʼeau sont telle-ment petits quʼil est pratique-ment impossible de les voir.

Il ne faut pas oublier les bacté-ries qui proviennent des excréments animauxou humains déposés par ceux qui profitent deleur visite au lac pour se soulager aux abords delʼeau. Pensez aussi à la pollution « naturelle »des feuilles et autres débris végétaux et ani-maux qui tombent dans lʼeau.

Lors de mon trajet sur la piste qui longeait lebord du lac, jʼavais cru voir des eaux pures etlimpides. Quelle erreur ! Cʼest alors que jʼai prisconscience du privilège qui était et qui est tou-jours le mien dʼavoir tous les jours accès à lʼeaupotable grâce à un système de distribution dontles robinets sont installés partout, jusquʼà lʼinté-rieur de la maison !

Comment font les gens pour avoir de lʼeau tousles jours ? Quʼest-ce que lʼon peut faire sansressources ? Comment arrivent-ils à en avoir enquantité suffisante pour tous les besoins de lafamille ?

1 L’EAU1 L’EAU

L’eau qui tueIl faisait chaud ce jour-là ! Notre 4x4 était secoué par les rochers et les trousdont la route était jonchée. Une épaisse poussière suivait notre véhicule etla sueur coulait sur nos visages et nos corps. À lʼextérieur, le soleil, figé dansun ciel de plomb, martelait la carrosserie du véhicule. Je nʼen pouvais plus !

Des solutions inadéquatesOn conseille aux Blancs en visite dans les paystropicaux de boire de lʼeau minérale ou dessodas en bouteille. Ce nʼest pas toujours facileà trouver en dehors des grandes villes. Mais cesboissons ne sont pas accessibles aux habitantspauvres des pays tropicaux, cʼest-à-dire à lagrande majorité dʼentre eux. Elles coûtent beau-coup trop cher ! Je me souviens dʼun autrevoyage en Afrique, toujours sous un soleil écra-sant. Au milieu dʼun paysage désertique, pous-siéreux, loin de tout signe visible de présencehumaine, quelquʼun avait planté un panneaupublicitaire : « Buvez Coca-Cola ». Je me suisdemandé qui aurait pu, dans un lieu si désert,sʼoffrir le luxe dʼune bouteille de cet élixir mêmesʼil possédait les moyens financiers pour lefaire !

Alors, que faire ?Encourager les gens à faire bouillir lʼeau avant dela boire : cʼest une bonne solution au niveau delʼhygiène, car tous les microbes et les bestiolessont tués, à condition de laisser bouillir lʼeau pen-dant une vingtaine de minutes. Mais, sur le planpratique, dʼautres difficultés surgissent. Il faut tou-jours sʼy prendre bien à lʼavance pour faire en sorte

que lʼeau bouillie etrefroidie dans un seausoit toujours prête àêtre consommée, pen-dant que l ʼon fai tbouillir le contenu dʼundeuxième seau. Fairebouillir lʼeau demandeénormément de bois,ce qui génère dʼautresproblèmes. Parcequʼon y coupe trop debois, le Sahel sedésertifie rapidement.Parce quʼils doiventaller chercher ce boisde plus en plus loin,les enfants nʼont plusle temps dʼaller àlʼécole.

Récupérer lʼeau depluie dans des jarresou construire des

réserves dʼeau : dans certaines collectivités(écoles etc.), on a construit des citernes enbéton armé le long dʼun bâtiment et lʼeau estcollectée des toits par un système de gouttières.Dʼautres adaptent cette même idée en construi-sant des petits châteaux dʼeau. Cette solutionnʼa quʼun effet relatif car elle est seulement effi-cace pendant la saison des pluies. Dʼailleurs, ilnʼest pas recommandé de boire de lʼeau de

pluie sans la faire bouillir, mais elle est suffi-samment propre pour faire sa toilette ou pourlaver le linge. Les jarres ou les citernes doiventêtre bien couvertes pour empêcher tout corpsétranger de tomber dans lʼeau. Même si la solu-tion est temporaire, elle peut éviter pendant untemps la corvée dʼeau quotidienne.

Puiser de lʼeau dans les ruisseaux : si ceux-cipartent dʼune source, si en cours de route lʼeaunʼest pas polluée par des animaux et deshumains, si la source et les ruisseaux ne taris-sent pas pendant la saison sèche, si le coursdʼeau ne passe pas dans un sol trop sablon-neux, on peut prétendre avoir de lʼeau potable.Voilà une solution bien conditionnelle !

Lorsquʼun lac est peu profond, pendant la sai-son sèche le fond devient une surface craque-lée dans laquelle on peut creuser un trou – unesorte de mini-puits. La boue du fond laisse suin-ter un filet dʼeau grisâtre : il faut compter unedemi-heure pour remplir un petit seau de cinqlitres. Ensuite vient la longue marche de retourau village.

La plupart du temps, les habitants doivent jon-gler entre ces diverses solutions selon lespériodes de lʼannée et la quantité dʼeau tombéeà la saison des pluies. Mais, dans la plupart descas, il sʼavère que lʼeau quʼils boivent est plussouvent de lʼeau qui tue plutôt que de lʼeau quidonne la vie.

De vraies solutionsLe creusement ou le forage dʼun puits a étépendant plusieurs années considéré commeune des solutions les plus fiables pour donnerde lʼeau propre, purifiée par des années dʼinfil-tration.

On emploie le terme « creusement » lorsquʼilsʼagit dʼun puits de forme traditionnelle – largede 1,50 à 2 m et profond de 20 à 30 m maxi-mum. Ce type de puits est creusé à la main, cequi demande un énorme effort physique de lapart de la population locale sous la surveillancedu puisatier, mais les travaux sont peu coûteux.La profondeur est limitée, car la chaleur au fonddu « trou » devient vite insupportable et lesrisques dʼéboulement sont grands si le sol estmeuble.

Le forage est une méthode plus moderne, plustechnique et plus chère. Il sʼagit dʼutiliser unemachine équipée dʼun foret, un peu comme untire-bouchon géant. Lʼappareil perce un troularge de 12 à 15 cm qui descend jusquʼà lanappe phréatique. Au Burkina Faso, parexemple, la profondeur moyenne des puits estde 60 m. En Inde, ils sont moins profonds : entre

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20 et 30 m. Mais, dans certains endroits enAfrique, la machine doit aller jusquʼà 250 mavant dʼarriver à lʼeau ! Cʼest pourquoi de telspuits sont coûteux.

À de telles profondeurs, la nappe phréatique estsouvent sous pression, et, de ce fait, lʼeau jaillitnaturellement jusquʼà la surface. Le flot doit êtrecontrôlé et le puits est scellé et équipé dʼunepompe.

Cependant, le débat sur la question des foragesest très animé et aujourdʼhui cette solution estloin dʼêtre considérée comme la plus fiable !

Dʼaucuns disent, avec raison, que la nappephréatique nʼest pas inépuisable. Il est certainque, dans beaucoup de pays, la pluviométriesʼest affaiblie depuis plusieurs années, enconséquence du réchauffement climatique.Dans ces conditions, il y a un réel risque que lessources dʼeau souterraine tarissent faute dʼêtrerenouvelées assez vite par lʼinfiltration des eauxde pluie. En même temps, la croissance démo-graphique dans ces mêmes pays impose unedemande de plus en plus pressante pour avoirdes sources dʼeau potable. Que faire ? Il est évi-dent que lʼon ne peut plus continuer à laisser degrandes populations souffrir du manque dʼeau

et, tant que de nouvelles solutions techniquesou scientifiques ne seront pas encore à la por-tée des pays pauvres, on continuera à forer despuits.

Beaucoup de recherches ont été faites pourtrouver des solutions faciles et peu coûteuses.Mais dès que lʼon adopte des nouvellesméthodes, il est inévitable que la question duprix surgisse. Dans beaucoup de pays chaudset désertiques, mais qui ne sont pas éloignésdes océans, la désalinisation de lʼeau de merprésente une solution intéressante – mais cesystème est très coûteux, même si la vulgarisa-tion de ces procédés devrait permettre dʼenréduire les coûts.

Dʼautres solutions plus adaptées à une utilisa-tion locale sont celles du traitement de lʼeau.Plusieurs méthodes sont proposées et sont par-fois à employer en combinaison les unes avecles autres. Lʼosmose, lʼozonation, la distillation,les rayons UV, la mico-filtration et la nano-filtra-tion, la décantation ne sont que quelques-unesdes différentes techniques suggérées.Lʼavantage de la plupart de ces méthodes estde pouvoir traiter lʼeau qui se trouve sur place,de la débarrasser de ses impuretés, et ainsi deproposer de lʼeau potable à une population loca-le. Les coûts sont relativement peu élevés,mais, dans les pays où ces méthodes ont étéadoptées, lʼon demande une participation finan-cière aux consommateurs – ce qui risque dʼex-clure les populations les plus pauvres des bien-faits de cette eau potable. Un autre point néga-tif est que cette méthode ne permet pour lʼins-tant de traiter que de lʼeau en relativementpetites quantités, soit pour une consommationdomestique, mais elle est loin de satisfaire desbesoins agricoles ou industriels.

Quelle que soit la méthode choisie, deuxbesoins vont perdurer. Dʼabord un besoin finan-cier. Il convient que les pays riches soient prêtsà subventionner les coûts pour mettre de lʼeaupotable à la portée des populations de payspauvres. Par ce geste ils aideraient aussi à éli-miner un grand nombre de maladies qui deman-dent des solutions et des traitements peut-êtreplus coûteux que ceux du traitement de lʼeau.Lʼautre besoin qui va persister pendant long-temps est celui dʼaccompagner toutes les solu-tions proposées par une éducation des popula-tions locales afin quʼelles apprennent à sʼadap-ter à de nouvelles méthodes pour se procurerde lʼeau potable. Les débats restent ouverts !

David Whisker, premier représentant

en France du S.E.L. (1980),directeur de projets du S.E.L.

de 1984 à 2000

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