le« vandalisme revolutionnaire» et le...

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LE« VANDALISME REVOLUTIONNAIRE» ET LE PATRIMOINE MONUMENTAL DE MARSEILLE ':- La période révolutionnaire est présentée sans grande originalité dans l'historiograprue marseillaise comme un temps de destruction du patrimoine monu- mental. Ces pertes ayant affecté essentiellement des édifices du culte. le « van - dalisme révolutionnaire » 1 est de plus souvent considéré comme foncière- ment antireligieux. L'on reste néanmoins surpris par les variations quantitatives des listes proposées par les historiens: une tradition mÎnimaliste née d'une lec- ture trop rapide cl' Augustin Fabre s'est bornée à répéter quasiment jusqu'à nos jours que deux égli ses (les Accoules et Saint-Ferréol) furent détruites sur ordre de Fréron ct que l'hôtel de vi lle avait été rncnacé 2 A contrario la tendance Cette étude est à la fois l'hommage à Paul-Albert Février d'un de ses coll ègues et le témoignage de gratitude de l'un des premiers étudiants qu'il ait préparés aux concours lorsqu'il fut nommé à l'Université de Provence. La dernière oeuvre parue de P.-A. Février, dans l'ouvrage collectif Marseille, la passion des contrastes, Paris-Liège, 1991, s'intitule « Des vest iges au présent» ct mont re l'attention qu'il portait aux problèmes qui sont abordés ici. Provence Historique-Fascicule 167-168- 1 992

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LE« VANDALISME REVOLUTIONNAIRE» ET LE PATRIMOINE MONUMENTAL

DE MARSEILLE ':-

La période révolutionnaire est présentée sans grande originalité dans l'historiograprue marseillaise comme un temps de destruction du patrimoine monu­mental. Ces pertes ayant affecté essentiellement des édifices du culte. le « van ­dalisme révolutionnaire » 1 est de plus souvent considéré comme foncière­ment antireligieux. L'on reste néanmoins surpris par les variations quantitatives des listes proposées par les historiens: une tradition mÎnimaliste née d'une lec­ture trop rapide cl' Augustin Fabre s'est bornée à répéter quasiment jusqu'à nos jours que deux églises (les Accoules et Saint-Ferréol) furent détruites sur ordre de Fréron ct que l'hôtel de vi lle avait été rncnacé 2

• A contrario la tendance

(~.) Cette étude est à la fois l' hommage à Paul-A lbert Février d'un de ses collègues et le témoignage de gratitude de l'un des premiers étudiants qu'il ait préparés aux concours lorsqu'il fut nommé à l'Univers ité de Provence. La dernière œuvre parue de P.-A. Février, dans l'ouvrage collectif Marseille, la passion des contrastes, Paris-Liège, 1991, s'intitule « Des vest iges au présent» ct mont re l'attention qu'il portait aux problèmes qui sont abordés ici.

Provence Historique-Fascicule 167-168- 1992

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fut forte chez certains érudits de naguère à poser le « vandalisme révolution naire» comme princi pe expli cati f universel de l'évaporation du patrimoin e rrtar­scill ais. Une autre question est aussi mal résolue: rout bâtiment réputé vidime des temps révolu tionnaires ne saurait ipso facto êt re considéré com lll e un monument, soir un édi fi ce digne par ses qualités artist iques ou son import;lllcC

historique d'être soigneusement conservé et transmis à la postérité. Au dC lll cu­

rail[ le regard que chaque génération porte sur son patrimoine bâti est fort contin­gell[, la notion de« monument" s'appliquait encore à la fin du XV III' siècle al'all[ tout à des antiques, des œuvres d'art et des manuscrits ct ne s'est élargie de façon décisi\'e aux éd ifices qu'à l'époque co ntemporaine ', Il pa raî t pourtant capit;ll de déterm iner si les hommes de la Révol ution ont sc iemment détruit des <, monuments " dont ils percevaient eux-m êmes la va leur historique ou archi ­tccltlralc ou bien h it disparaître des constructions devenues inutiles, de surcroît dC l110d ces ct parfois vétustes, qui occupaient un terrain précieux, Bref le site llIar­sei lla is semble un bon reflet des ambiguïtés inhérentes à l'expression de" \';111-

dalismc ",

L'on sait en effet que ce 1110[ a été lancé par J'abbé Grégoire à j'automne 1794 ;. Le va nd alis me était défini comme une régression vers la barbarie correspondant à LI Terreur Illolltagnarde et à sa phase déchristianisatrice; Grégoire suggérait qu'il relevait d'un projer volontariste: Robespierre ct les terroristes au raient voul u ané:t llt ir rout le patrimoine art istiq ue, historique et humain de la un mot nous barbariser» pour mieux établir leur « ry rannie » •

.serai t donc une emorse circonstancie ll e aux principes de préservation ct de mise cn valeu r du patrimoine qu'avaient édictés Législative et Convemion ct qu'i l (O I1\'C­

naît de reprendre après Therm idor. Cette tentative d'explicati on du vandalisme est à la fois hasard euse et tristement anticipatrice des drames de notre sièdc, puisqu'e ll e fa it de la destruction d'u n patrimoine cu lture l incarné par de.s 1110numenrs, des œuvres d'art mais aussi une intelligentsia le plus sûr mnycil d';lsservir un peupl e. Ell e présente néanmoins l'int érêt considérable de déf inil le vandali sme comme idéologique cr doctrinaire: l'aspect symbolique d'u n monu­ment, ou d'une partie de so n décor, revêt un caractère si prégnanr qu'il prime aux yeux de décideurs instruits et cult ivés sur sa va leur historique ct esthéti que qu'ils sont pourta nt capables d'apprécier.

L'on peut donc regretter que la postérité n'ait guère retenu de la notion de vand alisme que sa seule connotation péjorative ct lu i ait conféré une acception très large, suscep tib le ord inaireme nt d'un emploi polémique ct passionnel. li

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est vrai que si Grégoire croyait voir dans le principe moteur du vandalisme l'ombre du complot jacobin, il tendait en fait à imputer les passages à l'acte sur le ter­rain aux « effets de l'ignorance », à « l'insouciance criminelle de beaucoup de mu nicipalités» ct à la cupidité de « fripons concertés ~). Pour les adversaires de la Révolution qui semblent s'être tôt emparés de la notion de vandalisme, celui­ci devint vite inh érent à la Révolution elle-même. On lit ainsi dans une Lettre sur la destruction des monumens et les ravages du vandalisme en Provence écrite d'Aix en 1795 :

« Les Gaulois nos ancêtres ravagèrent l'ltalie et la Grèce, mais ils ne détruisirent pas leurs propres monumens. Ce phénomène dans l' histoire étoit réservé à la France dans le temps du terrorisme, les fureurs de l'ignorance, les convulsions de la vengeance, le délire de l'impiété, voi là les causes des destructions que l'homme de lettres et l'artiste déplorent. Depuis 1791 jusqu'en 1794, on n'a pas cessé en Provence, comme partout ai lleurs, de mutiler ou d'anéantir les anciens monumens » 5.

L'accusation de vandalisme en est ainsi venue à nourrir parfois de façon ana­chronique des procès rétrospectifs lorsqu'elle dénonce la disparition d'édifices dont l'intérêt ne fut démontré qu'a posteriori ou même n'est nullement prouvé. Je vou­drais donc suggérer brièvement ici qu'entre mai 1789 et brumaire 1799 deux formes bien différentes d'altération ou de destruction d'édifices sont en fait sur­venues à Marseille. D'abord ce que l'on peut éventuellement appeler un« vandalisme utilitaire », bien que l'expression ne me paraisse pas pertinente, étroitement lié au remodelage urbanistique de la ville, qui n'est pas propre à la Révolution, avait débuté sous l'Ancien Régime et s'est poursuivi pendant les périodes consu laires et impériales, voire jusqu'à nos jours, mais a été accéléré par la fermeture des maisons religieuses. Il s'est accompagné de mesures de sauvegarde d'une partie du mobi­lier et des bibliothèques des édifices aliénés ou détruits et n'a atteint aucun bâti­ment considéré à l'époque comme un monument. Deux épisodes qui curent un écho national semblent en revanche susceptibles de préciser la notion de « vanda­lisme révolutionnaire» : le démantèlement de ces « Bastilles marseillaises» qu'étaient les forrs de la passe, bien étudié par ailleurs \ et surtout la démolition des « repaires des sections» ordonnée par le célèbre arrêt des représentants en mis­sion dans le Midi du 17 nivose an II. La conjonction de ces deux types de démo­litions ct leur amalgame est manifeste dans les textes et dessins du Portefeuille de J .-M. Marchand, preuve remarquable qu'elles induisirent chez quelques Marseillais une découverte individuelle de la valeur de certains monuments 7.

7. A. D. BDR, I3 F bis 1 et 2; voir Régis BERTRAND, «Joseph-Martin Marchand, un homme en révolution » dans C. BADET, op. cit., p. 175-189.

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Quels sont les principaux édifices de Marseille à la veille de la Révolution? L'on rappellera d'entrée que l'une des curiosités majeures de la ville aux yeux des visiteurs des temps de Louis XIV et Louis XV vient alors de disparaître; les arsenaux, à l'activité très réduite depuis le transfert en 1748 des dernihes galères à Toulon et d'ailleurs très délabrés, ont été quasi entièrement rasés entre 1781 et 1784. Leur destruction, qui permit de prolonger la Canebière jusqu'au port, n'a guère soulevé de protestations, sinon quelques regrets pour la démo­lition du pavillon de l'horloge. Ajourons qu'il en sera de même pour une autre modification capitale du paysage marseillais: l'arasement rotai de J'enceinte et son remplacement par des promenades arborées, dont le principe

fut décidé en 1792 mais dont la réalisation sera portée au crédit des préfets du Consulat et de l'Empire.

Comme dans la plupart des villes de France, églises, couvents et hôpitaux forment une large part des édifices de quelque importance. La légende du plan dressé sur ordre de Pierron cn t 785 et publié en 1787 est un des rares docu­ments à fournir un chiffrage précis des édifices religieux ct hospitaliers en acti­vité à la veille de la Révolution.

« Marseille renferme dans la partie du clergé le chapitre de la cathédrale et celui des comtes de Saint Victor, 4 paroisses, 33 succursales, 2 séminaires, 16 mai­sons de religieux ou congrégations de prêtres, 14 maisons de religieuses dom deux abbayes royales, 14 hôpitaux ou maisons de charité »,

L'on négligera ici les succursales du terroir, qui ne semblent pas avoir connu de pertes, et l'on ajoutera les douze compagnies de pénitents dont onze possèdent une chapelle particulière. Le même document précise également que « Marseille a pour sa défense une citadelle [le fort Saint-Nicolas), deux forts [forts Saint­Jean et de la garde] et un château [le château d'If] ». Viennent en sus les bâtiments civils: hôtel de ville, consigne sanitaire, palais de justice, hôtel des monnaies, observatoire de la Marine et deux salles de spectacle, le grand théâtre et la salle de concert; le « théâtre de la rue Pavillon » s'y ajourera en 1790.

La réalité est en fait plus complexe: les tentatives de comptages ou de recen­sion ont été jusqu'ici très perturbées par l'existence de maisons conventuelles désaffectées et les changements d'affectation de plusieurs édifices dans les dernières décennies de l'Ancien Régime. Ainsi la maison des Jésuistes de Sainte-Croix est-elle devenue l'observatoire de la Marine et l'hôpital de la Miséricorde; les deux abbayes féminines d'origine médiévale se sont établies dans de nouveaux locaux: les Cisterciennes de Sion en 1769 dans l'ancien hôpital des Convalescents et les Bénédictines de Saint-Sauveur en 1783 dans le couvent que les Récollettes avaient fait construire avant leur suppression par Louis XV. Le couvent précédent des Récollettes, vendu aux Mercédaires, est devenu après la suppression de ces derniers par la Commission des Réguliers l'hôtel des monnaies. D'autres couvents fermés par la même commission Ont été aliénés avant

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même la Révolution; en 1786-1787 les églises des Servites et des Antonins ont été rasées mais celle des Grands-Trinitaires ne sera démolie que pendant la Révolution. Bien plus, lorsque les Augustines avaient été réunies en 1749 aux Présentines, le couvent des premières, désaffecté, était entré dans le temporel des secondes; or il sera mis en vente en 1791 sous le nom de «couvent des Augustines ». Ajoutons que deux chapelles de pénitents sont désaffectées et que ce sont pourtant les seules dont le gros œuvre subsistera jusqu'à nos jours 8

Les descriptions de Marseille à l'usage des voyageurs rédigées par le tré­sorier de France Michel de Léon, le courtier puis notaire Grosson et le docteur Achard sont particulièrement significatives de la façon dont ce patrimoine est perçu par le grand public cultivé ' . L'essentiel des édifices civils et religieux de la vi ll e est avant tout considéré comme un grand musée diffus d'œuvres d'art et d'antiquités. Les auteurs du temps n'accordent souvent que peu d'attention aux bâtiments. Le faible nombre de ceux qui sont considérés comme des monuments n'en est que plus remarquable: monuments vénérables par leur anti­quité dans le cas de la Major, des cryptes et de l'église de Saint-Victor et plus encore des « caves de Saint-Sauveur », pertinemment perçues comme antiques mais incluses dans l'ancien monastère des Bénédictines, désaffecté et même vendu à la veille de la Révolution 10. Monuments d'un net intérêt artistique: la collégiale des Accoules qui bénéficie à l'évidence de la vogue du «gothique retrouvé» et soulève un véri­table enthousiasme pour la hardiesse des ses voûtes et ses vitraux. A noter en revanche que le seul cloître médiéval de Marseille, celui de Saint-Victor, ne semble présenter d'autre intérêt que ses réemplois de matériaux antiques!!, que l'on n'accorde aucune attention à l'église médiévale Saint-Laurent ct que le gothique tardif de Saint-Manin (église rasée à la fin du XIXe siècle) n'est guère apprécié.

8. Ce bilan monumental résulte de dossiers préparatoires à une éd ition critique du manus-

(les cryptes) sept colonnes de granit qui serviront à « décorer» places et promenades.

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Au reste, l'essenti el des couvents et des bâtiments civils remonte l UX

XVII' et XVIII' siècles, Quelques-uns seulement des édifices du sièc le précé­dem, datant en général de ses dernières décennies, sont jugés remarquables: avant tou t la chapelle de la Charité, symbole du gén ie de Puget et l'église des Chartreux, dont le classicisme austère connaît alors son heure de gloire, éven­luellement la façade de l'église de l'Oratoire dom Grosson observe qu'" elle passe de l'aveu des artistes, pour un ouvrage exécuté dans les règles de l'art et de bon ~oût» et aussi l'église des Capucins, parce que l'on sait qu'elle est partiellement l'œuvre de Puget. L'on doit ajoute r la chapelle des Carmélites, à cause de son décor inlérieur de stuc et des peintures plafonnantes de B, Chasse, Parmi les réalisations du XVIII" siècle, le couvent des Bernardines eSlle plus admiré: Michel de Léon juge les bâtiments " superbes" et l'église de« très bon goûl " ; deux couvents en partie recons tru its au XVIII", ceux des Récollets ct des Cordel iers de l'Observance ont également droit à quelques éloges, ainsi que les façades plaquées au début du siècle sur l'église Saint-Martin et au milieu du siècle sur celle des Prêcheurs, La vaste église Saint-Ferréol suscite des avis plus par­tagés, significatifs des hésitations de l'intelligentsia marseillaise devant un patrimoine essentiellement constitué de monuments baroques, qui tend à être démodé à la fin du XVIII ' siècle. Une douzaine de la soixantaine d'édifices reli­gieux ou hospitaliers que renferme la vi ll e semble au rotai digne d'intérêt. Les contemporains mésestimaient-ils la valeur de leur patrimoine ? Sans doute dans le cas de l'église Saint-Martin et des bâtiments claustraux de SailH-Victor. Mais l'historien ne croît guère pouvoir ajouter à cette liste que deux églises conven­ruelles, celle des Carmes déchaussés, intéressant exemple de construct ion des premières décennies du XVII" siècle avec superposition des trois ordres en faç,lde ct celle des Picpus, bel édifice néo-classique à plan centré. Quant aux bâtiments conventuels, l'examen des plans dressés lors de J'urbanisation de leur enclos, de quelques vues gravées de Marseille, des dessins de J.-M. Marchand et même des photographies de ceux qui échappèrent à la pioche de la Première République pour tomber sous celle des édiles des républiques su ivantes I ? laisse fort doutel que la plupart d'entre eux aient pu à juste titre passer à la fin du XVIll" siècle pour des monuments.

A la fin de J'Ancien Régime, la démolition de "arsenal n'a que très pro­visoirement résolu le probJème de l'agrandissement de la ville, éludé depuis plu­sieurs décennies. Néanmo ins le plan dit « de Pierron » montre nettement que la principale réserve d'espaces à bâtir est dès lors constituée imra-muros par les enclos des maisons régulières et plus largement par les éd ifices religieux. Les aU[eurs du plan avancent de surcroît un projet d'urbanisation des espaces proches

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des lices, déjà largement faubouriens, qui implique l'expropriation de plusieurs grands enclos conventuels. Les couvents constituent de plus un obstacle à un remodelage rationnel de l'espace urbain: l'on doit contourner leurs vastes bâtiments et surtout leurs enceintes qui forment de véritables kystes dans le tissu urbain. Ainsi les deux enclos contigus des Lyonnaises et des Bernardines iso­lent de la vi lle le nouveau faubourg qui naît le long des rues Curiol et Sénac. Il est significatif que la fermeture des maisons religieuses fasse naître cn 1791-1792 des plans de morcellement et de lotisements qui ne seront que très partiellement réalisés mais impliquent la destruction d'une large part des bâtiments conven­tuels afin de fragmenter ces espaces sous-utilisés en îlots densément bâtis irrigués par un réseau cohérent de voies 1) .

Le consei l général de Marseille ayant décidé le 28 juin 1790 de faire acquérir par la vi lle J'ensemble des biens nationaux situés sur le territoire communal, le 2 décembre un comité d'experts dressa un rapport d'estimation, sign ifi catif de la valeur des terrains de ceux qui étaient avantageusement situés: le couvent des Grands-Augustins, près du quai du port est estimé à 1.000 livres la canne carrée et celui des Carmes déchaussés, rue Vacon à 600 livres. Dans le cas de ce dernier, l'estimation prenait déjà en compte un projet de percement de deux rues, au détriment des bâtiments, « pour mettre ce terrain en valeur ».

Depuis la destruction de l'arsenal en effet, ce couvent se trouvait situé dans le quartier le plus régulièrement tracé et le plus recherché de la ville. Dès le 28 février 1791 «le local du couvent, église, dortoirs, jardins et toutes les bâtisses en dépendant» étaient vendus pour un total de 1.500.000 livres et livrés à l'urbanisation. Puis le 31 mars celui des Minimes, sauf l'église, le 2 mai 1791 la totalité de celui des Feuillants, le 4 mai le local des Capucins, l'église exceptée j

les bâtiments conventuels des Augustins réformés furent pareillement vendus le 29 août 1791 : en quelques mois l'essentiel des enclos conventuels masculins qui gênaient la circulation dans les quartiers sud de la ville avait été résorbés. En revanche, le faible nombre des religieuses résolues à quitter la vie conven­tuelle empêchait la vente de leurs couvents, seu l celui des Dominicaines, « dans le plus mauvais état », fut mis aux enchères dès le 5 févr ier 1791.

A la différence de la plupart des autres vi ll es françaises, la réorganisation constitutionnelle eut pour effet à Marseille de multiplier les paroisses urbaines. Le 16 août 1791 , un décret de l'Assemblée nationale créait treize paroisses dans l'enceinte et trois succursales dans les faubourgs. La plupart des paroisses

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nouvelles réemployaient les églises des communautés d'hommes: sur les qua­torze sanctuaires de maisons religieuses masculines subsistant après la démo­lition des Feuillants et des Carmes déchaussés, dix devenaient églises paroissiales; il en était de même de celle du séminaire du Bon-Pasteur, cependant que l'autre séminaire, celui des Lazaristes de la Mission de France, avait un sort plus original en devenant temple protestant. Une seule grande église conventionnelle d'hommes était désaffectée, celle des Cordeliers de " Observance, vendue avec son enclos le 10 mars 1792 et démolie au début de la Restauration. Enfin, la tota­lité des couvents de femmes était exclue de cette réorganisation, sans Joute parce qu'ils étaient encore occupés pour la plupart par les communautés religieuses, parce que leurs chapelles étaient souvent trop étroites pour devenir des sanc­tuaires paroissiaux, et surtout parce que leur distribution et leur clôture les iso­laient fortement du « monde ». D'ailleurs à l'exception du couvent des Bernardines, qui accueillit l'académie, la bibliothèque, l'administration dépar­tementale et le musée (aujourd'hui Lycée Thiers), ces maisons ne purent être ulté­rieurement utilisées que comme lieux de renfermement: prison (Sainte-Claire), hospice (les Grandes-Maries) et caserne (les Présentines). Quatre ensembles conven­tuels féminins furent vendus en 1793 et cinq sous le Directoire, permettant l'urba­nisation de larges portions des parages des Alliées de Meilhan et de l'actue! bou­le vard d'Athènes, ce dernier tracé à l'emplacement des remparts. Si les démolitions punitives de l'an II n'étaient intervenues pour amoindrir le patri­moine marseillais, celui-ci n'aurait donc connu qu'une perte regrettable, celle de l'église des Cannes déchaussés. La religion de la percée rectiligne ct le souci de dégager les édifices du culte ont aussi conduit à une erreur grave, le déman­tèlement de l'ensemble claustral de Saint-Victor. Cependant si l'on ajoute les projets de suppression de l'enceinte et de transfert des cimetières urbains qui seront réal isés par les régimes suivants à partir des dossiers sinon des plans éta­blis au cours de la dernière décennie du XVIII" siècle, l'œuvre de la Révolution s' avère importante en matière d'urbanisme H ,

Le 17 nivose an II (6 janvier 1794) les représentants en mission Fréron, Barras, Sa lliceti et Ricord prenaient au Port de la Montagne (Toulon) le célèbre arrêté frappant« la commune de Marseille (qui) a la première sonné le tocsin de la rebcl­lion dans le midi », COI).sidérant « que tant de forfaits sont restés impunis », l'article 1 privait la ville de son nom, la désignant provisoirement par« sans nom » jusqu'à ce que la Convention lui en attribue un autre, l'article 2 prescrivait:

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« Les repaires où se tenaient les assemblées des sections et du comité général seront rasés, et un poteau, qui rappellera leur révolte, sera dressé sur le terrain qu'ils occupaient ».

L'ensemble des bâtiments ayant abrité les sections devait donc être détruit; l'article 3 excluait en effet un seul bâtiment:

« Est excepté de cette mesure le lieu de l'assemblée de la section N° 11, qui seule a donné tant de preuves de son attachement pour l'unité ed'indivisibilité de la République »,

Il s'agissait de l'église des Prêcheurs, qui allait pour les mêmes motifs être convertie en temple de la Raison. La décision des représentants en mission était essentiellement motivée par des considérations politiques mais elle avait un effet déchirstÏanisant suggéré par l'article 4, qui révèle la présence de vases et de sta­tues sacrés en métal précieux dans les anciens lieux de culte constitutionnels puisqu'il prévoit que« les matières d'or et d'argent seront portées à la monnaie ».

Dès le 5 pluviose (24 janvier 1794) Barras et Fréron envoyaient depuis sans nom au Comité de Salut public une longue lettre où ils assuraient:

«Tous les repaires sectionnaires tombent en poudre sous les coups redou­blés du marteau. Le peuple est calme et a la plus entière confiance en ses représentants. La vigueur de nos mesures a pu l'étonner d'abord, mais notre pro­clamation l'a éclairé sur les principes qui nous dirigent, et la voix publique dit hautement que c'étaient là les seuls moyens de sauver Marseille et d'achever ici la Révolution ».

Cet acte punitif par excellence qui porte doublement atteinte à l'identité de la ville, en la privant de son nom et de certains de ses repères monumentaux, semble le type même du vandalisme de nature idéologique puisqu'il s'attaque à des bâtiments quasiment neufs telle la salle de concert ou parfaitement réuti­lisables comme la grande église Saint-Ferréol ou celle des Picpus qui auraient fourni de beaux temples de la Raison pour les quartiers sud, voire même des bâti­ments indispensables à la collectivité, dans le cas de l'hôtel de ville. L'on sait d'ailleurs que l'amorce de démolition de ce dernier suscita un débat sur le bien­fondé d'une telle mesure, tranché en faveur de la conservation du monument par le Comité de Salut public à la demande du représentant en mission E. Maignet le 21 pluviose an II (9 février 1794) ",

Il est néanmoins net que les démolitions n'ont pas été générales; les locaux des huit sections du terroir (25 à 32° sections) ne semblent pas avoir été frappés. Dans l'agglomération, neuf démolitions sont certaines:

15. Je ne puis présenter ici qu'un aperçu sommaire de cette affaire qui mériterait une étude fine. L'arrêté fUl à Marseille imprimé par Rochebrun ct publié aussi dans le Journal républi­cain de Marseille, N° 52, 30 nivose an Il, p. 427-430. La correspondance de Barras, Fréron, Maignet est reprise dans le Recueil des actes du Comité de Salut public, T.X., p. 400-403, 427, 762-769 et T. XI, p. 33-35, 273-274. Voir aussi A.C. Marseille 1 0 12.

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400 REGIS BERTRAND

église des Capucins (égl. const. S. François), église des T rinitai res« dits de la Palud )) (égl. const. de la Trinité), salle de concerts égl. S. Ferréol église des Pi cpus (égl. const. S. Thomas) chape ll e du collège de S. Jaum e église Notre-Dame des Accoul es (siège de la secti on dite « L'Hôtel-Dieu ») église des Minimes (égl. const. S. François de Paule) église du séminaire des prêt res du Sacré-Cœur (égl. co nst. du Bon-Pasteur)

2'section

3" sectio n 4' section s" sec ti on 6" sectio n

10" secti o n

15' secti on 22' section

24" section

Il Y a seulement présomption de démolition dans le cas de cinq édifices signa­lés en ruines ou disparus au début du XIX' siècle :

chapelle des pénitents bleus de N.-D. de Piti é dits de Saint-Martin chapell e des pé nitents gris de S. Antoine ég lise de l'Oratoire (mai son de Sainte-Marthe) chapell e de l'hôpital de la Miséricorde (ex maison des Jésui tes de Sainte-Croix) chapelle de l'hôpital des Enfants abandonnés

Ne semb lent pas avoir été attei nts en revanche:

église des Récollets (égl. const. S. Louis) ég lise des Grands-Augustins (égl. const. S. Augustin) église des Prêcheurs (égl. cons!. S. Dominique), exclue des démo liti o ns chapelle des Pénitents blancs de la Trinité-vieille à l'Observa nce':-ég li se des Grands Carm es (égl. const. S. Etienn e) Hôtel de ville (la Loge)

7" sectio n

9" sectio n 14"secrÎ o n

16" secti o n 17" sect io n

1"'- section 8" sect ion

Il ' secti o n

12" secti o n 13" sec tion 18" sectio n

Enfin dans sa séance du 8 pluviose (27 janvier 1794), le conseil de la commune avait délibéré de vendre aux enchères le manège, siège de la 2 1' section <;' t le couvent l~ ~ 'S Capucines, qui avait abrité la 23'" mais ne fut en fait aliéné qu'en 1796- 1798 et l.\sé au début de l'Empire l6.

(':.) rasée au début du XIX'-siècle, les aut res édi fices cités ont subsisté jusqu'à aujourd'hui

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LE «VANDALISME REVOLUTIONNAIRE» A MARSEILLE 401

Les démolitions sembleraient avoir frappé prioritairement les « repaires des sections» qui s'étaient montrées ouvertement fédéralistes. Néanmoins, dès 1844, Laurent Lautard avait souligné que la conservation des églises des Grands Augustins et des Récollets était dès lors surprenante. Barras et Fréron s'étant installés dans un hôtel particulier de la rue Vacon, il est possible que les destructions aient particulièrement été diligentées dans les parages de leur domicile: l'ensemble des « repaires des sections» des quartiers sud a été ruiné à une excep­tion notable : l'église Saint-Victor, siège de la 20' section, qui aurait dû sa préservation à sa transformation en caserne des Allobroges puis en bagne. Il est en revanche vraisemblable que des sections restées jacobines ou très partagées aient protesté devant la démolition de leur local. Le fait a été suggéré par Lautard qui assure que 1'« on respecta les églises des vieux-quartiers, vu que le sans-culotisme (sic) inconséquent et bizarre de la populace des Carmes n 'aurait pas vu d'un bon œil ses cloches partager le sort commun ». Chardon, également peu suspect de complaisance à l'égard de la Révolution, assure pareillement en 1806 que l'église des Grands-Carmes de la 13" section est« restée intacte )) .

Aucun édifice du culte n'a été détruit à Marseille par« haine de la religion )), En revanche, comme l'écrit E. Maignet au Comité de Salut Public le 23 ventose an II (13 mars 1794), « la plus grande partie des « églises qui ne se trouvaient pas abattues sont destinées à être purifiées », La destruction des effigies sacrées était nette aux façades des Récollets ou de Saint-Martin; à celle des Prêcheurs auss i, où elle fut cependant incomplète: si les statues de l'ordre inférieur sont abattues et le tympan de la porte bûché, la façade du temple de la Raison conserva les deux statues colossales de Pattique et le haut-relief de l'Annonciation sur le fronron de l'ordre supérieur, qui posaient apparemment des problèmes d'abattage. Au témoignage de J.-M. Marchand, les statues religieuses ornant les façades de maisons particulières auraient également été enlevées et le bas­relief de la fontaine de la Samaritaine ainsi que la croix de la fontaine de la Place Vivaux firent l'objet de déprédations.

Le bilan cumulé des temps révolutionnaires s'avère donc lourd. Deux églises paroissiales sur cinq ont disparu. Il est très difficile de suivre avec précision les avatars des bâtiments conventuels, cenains étant rasés sitôt après leur vente, d'autres transformés en maisons, entrepôts ou ateliers . Néanmoins sept églises de mai­sons religieuses masculines ont été détruites à coup sûr et deux autres j'Ont été sans doute. Six chapelles de pénitents ont disparu. Un seul monument civil a été frapp é, la salle de concerts. Ces pertes résultent cependant de deux actions très différentes et même contradictoires.

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402 REGIS BERTRAND

La nationalisation des biens du clergé et la fermeture des maisons religieuses a permis dans une ville au tissu serré, comprimée par le relief, de résorber les der­nières portions urbaines encore peu densément construites. La vente des biens du clergé s'est effectuée sur la base d'un tri préalable des édifices du culte, qui a reconverti à l'usage paroissial les chapelles conventuelles vastes ct bien pla­cées et les a parfois dégagées de leur gangue de bâtiments: la modernisation de Marseille a ainsi étéfortemem accélérée.

La démolition des « repaires des sections» semble en revanche caractéristique du « vandalisme révolutionnaire» tcl que l'abbé Grégoire l'a défini, tant leur exécution intégrale visait à défigurer la ville par la destruction de quelques-uns de ses principaux monuments - il est d'ailleurs significatif qu'un élément essentiel du paysage urbain, le clocher des Accoules, ait été finalement préservé. L'arrêté des représentants en mission perturbe ainsi par l'irrationnalité de la vio­lence punitive le quadrillage paroissial mis en place par la réorganisation constitutionnelle mais devenu, il est vrai, inutile en l'an 11 : la disparition

quasi-totale des sanctuaires au sud de la Canebière ne sera compensée que pro­gressivement par le catholicisme concordataire grâce à des constructions nou­velles . Les destructions de 1794 introduisent de surcroît pour plus d'une décennie le spectacle de la ruine au cœur du tissu urbain. Les édifices sectionnaÎres ont été en fait dévastés en l'an II par effondrement de leurs voûtes et de leurs parties hautes mais leur démolition sera progressive ct parfois épisodique; ils constitueront autant de mémoriaux du « vandalisme révolutionnaire }} jusqu'à leur arasement sous le Consulat et l'Empire, lorsque les préfets décideront de faire transformer leur sol en rues et places, pour «l'embellissement ou les besoins de la commune }} et leur gloire personnelle.

Régis BERTRAND