le vaisseau apple cherche sa boussole

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60 CHALLENGES N°634 - 12 DÉCEMBRE 2019 En couverture Le vaisseau Apple cherche sa boussole Secret, hypercentralisé, démesuré, le groupe de Cupertino est à l’image de son siège social. Cette année, il a investi 20 milliards dans l’innovation, un record. Ses pistes ? Le véhicule autonome, la santé, la réalité virtuelle… U n pèlerinage dans le saint des saints se mérite : 70 kilomètres d’embou- teillages sur la mythique autoroute 101 depuis San Francisco vers le sud de la Silicon Valley. Presque deux heures de route pour arriver aux portes de l’Apple Park, le siège social du groupe, à Cupertino. L’immense anneau blanc aux allures de soucoupe volante est posé dans un océan de verdure. Il renferme les secrets les mieux gardés de la firme. Quelque 12 000 employés y tra- vaillent au développement des fu- turs produits du groupe de high-tech le plus puissant du monde. Aucun détail n’est laissé au hasard. Rectangles noirs aux coins arrondis, troués d’un œil luminescent vert, les bornes où les salariés activent leur badge ne ressemblent-elles pas à des façades d’iPhone ? Et le hall d’en- trée, des parois de verre sur les- quelles semble flotter un mince toit de métal, n’est-il pas la quintessence de l’esthétique Apple, faite de trans- parence et de simplicité ? Dessiné par l’architecte britannique Norman Foster, le nouveau siège social d’Apple a accueilli ses pre- miers occupants début 2018, six ans après le décès de Steve Jobs, le gou- rou fondateur qui en avait rêvé et conçu les moindres détails. Bâti- ment testament, il en reflète la per- sonnalité et les obsessions : l’ambi- tion démesurée, la passion pour le design, le goût pour le minimalisme, le sens du spectaculaire… Las, les profanes doivent, comme les disciples des antiques cultes à mystères, rester au seuil du temple. Le vaisseau spatial est réservé aux salariés. Le chaland se rabat sur le L’amphithéâtre Steve-Jobs, à Cupertino (Californie), qui peut accueillir 1 000 visiteurs durant les keynotes. L’Apple Park, dans lequel 5 milliards de dollars ont été investis, emploie 12 000 personnes qui travaillent sur les futurs produits du groupe de high-tech le plus puissant du monde. Apple/SP

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60 CHALLENGES N°634 - 12 DÉCEMBRE 2019

En couverture

Le vaisseau Apple cherche sa boussole

Secret, hypercentralisé, démesuré, le groupe de Cupertino est à l’image de son siège social. Cette année, il a investi 20 milliards dans l’innovation, un record. Ses pistes ? Le véhicule autonome, la santé, la réalité virtuelle…

Un pèlerinage dans le saint des saints se mérite : 70 kilomètres d’embou-teillages sur la mythique

autoroute 101 depuis San Francisco vers le sud de la Silicon Valley. Presque deux heures de route pour arriver aux portes de l’Apple Park, le siège social du groupe, à Cupertino. L’immense anneau blanc aux allures de soucoupe volante est posé dans un océan de verdure. Il renferme les secrets les mieux gardés de la fi rme. Quelque 12 000 employés y tra-vaillent au développement des fu-

turs produits du groupe de high-tech le plus puissant du monde.Aucun détail n’est laissé au hasard. Rectangles noirs aux coins arrondis, troués d’un œil luminescent vert, les bornes où les salariés activent leur badge ne ressemblent-elles pas à des façades d’iPhone ? Et le hall d’en-trée, des parois de verre sur les-quelles semble fl otter un mince toit de métal, n’est-il pas la quintessence de l’esthétique Apple, faite de trans-parence et de simplicité ?Dessiné par l’architecte britannique Norman Foster, le nouveau siège

social d’Apple a accueilli ses pre-miers occupants début 2018, six ans après le décès de Steve Jobs, le gou-rou fondateur qui en avait rêvé et conçu les moindres détails. Bâti-ment testament, il en refl ète la per-sonnalité et les obsessions : l’ambi-tion démesurée, la passion pour le design, le goût pour le minimalisme, le sens du spectaculaire…Las, les profanes doivent, comme les disciples des antiques cultes à mystères, rester au seuil du temple. Le vaisseau spatial est réservé aux salariés. Le chaland se rabat sur le

L’amphithéâtre Steve-Jobs, à Cupertino (Californie), qui peut accueillir 1 000 visiteurs durant les keynotes. L’Apple Park, dans lequel 5 milliards de dollars ont été investis, emploie 12 000 personnes qui travaillent sur les futurs produits du groupe de high-tech le plus puissant du monde.

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Visitor Center, un Apple Store qui fait face à l’entrée des employés. Noël approchant, les vendeurs portent des tee-shirts rouges, cou-leur réservée aux fêtes.

Une vision, quelle vision ?Pour adoucir la frustration de ceux qui ont fait le pèlerinage, l’Apple Store de Cupertino abrite un café – ce qui n’est le cas dans aucune autre boutique de la marque. On y sert des boissons chaudes et des jus bio Odwalla, la marque préférée de feu Steve Jobs… La boutique recèle aussi une immense maquette en alu-minium du site. Autour de l’anneau, un cylindre figure l’amphithéâtre Steve-Jobs, un auditorium pouvant accueillir 1 000 visiteurs pour les grandes keynotes. Un parallélo-gramme, le centre de bien-être de 10 000 mètres carrés. Un vendeur, qui parle huit langues dont un fran-çais impeccable, vous propose de regarder sous le capot à l’aide d’un iPad : d’un clic, il soulève le toit du Wellness Center. Des salles de sport, de yoga et de méditation, des pis-cines apparaissent sur la tablette.Mais rien ne vaut un coup d’œil de-puis le toit-terrasse. La lumière du soleil hivernal se réverbère sur les panneaux incurvés de verre formant les murs de l’immense anneau blanc, long d’1,6 kilomètre de circonfé-rence. Autour des 260 000 mètres carrés de bureaux alimentés en énergie solaire, un véritable jardin

d’Eden s’épanouit sur 70 hectares. Pommiers, abricotiers, pêchers… pas moins de 9 000 arbres ont été plantés. Des variétés choisies par Steve Jobs pour leur résistance au changement climatique. Les voitures des salariés sont soustraites aux re-gards grâce aux immenses parkings bâtis au nord du bâtiment.Un siège social à 5 milliards de dol-lars suffit-il à nourrir un rêve et une vision ? A un jet de pierre de l’Apple Park, la réponse cingle. « Sur n’im-porte quel marché technologique, c’est la convergence entre les tech-nologies et les nouveaux besoins qui permet à une entreprise de créer des produits totalement nou-veaux. Tim Cook n’a pas cette vi-sion, il a échoué », rétorque sévère-ment Jimmy Gan. Né dans une famille chinoise des Philippines, cet ancien ingénieur informatique est installé depuis trente ans dans la Silicon Valley. Pour lui, le nouveau

prophète de ce lieu mythique ne s’appelle pas Tim Cook mais Elon Musk. Il y voit le héros de la pro-chaine grande révolution, celle de la voiture autonome.N’empêche, Apple fait prospérer les affaires de Jimmy, qui loue des ap-partements de luxe et des Tesla aux nouveaux arrivants. Car le groupe continue à recruter, tout comme les Foxconn et autres sous-traitants asiatiques installés aux alentours. Résultat, la pression immobilière n’a jamais été aussi forte à Cuperti-no, petite ville sans âme où l’esthé-tisme de Steve Jobs ne s’est pas propagé. Un simple studio s’y loue entre 2 500 et 3 500 dollars.

Embouteillages monstresDeux jeunes ingénieurs sortent d’un des petits immeubles du centre de Cupertino où Apple entasse ses employés, en attendant de pouvoir les loger dans le nouveau bâtiment qui pousse face à l’Apple Park. Ils ne sont nullement pressés de rejoindre le vaisseau amiral : les 12 000 em-ployés qui quittent chaque soir l’Apple Park affrontent des embou-teillages monstres.Avec ses 100 000 salariés, le groupe de 2019 n’a plus rien de commun avec l’Apple des années 1980, ce temps où un tout jeune homme, hip-pie, végétalien, mystique et consom-mateur de LSD, bricolait l’Apple II avec son pote Steve Wozniak dans le garage de ses parents. Plus grand-chose non plus à voir avec l’Apple de la fin des années 1990, l’entreprise qui, après l’iPod, inventait l’iPhone. Une deuxième vie dont fut témoin Marc Verstaen, aujourd’hui direc-teur général d’Anaxi, qui pilota entre 2009 et 2015 le développement de l’iOS. « La renaissance d’Apple est partie d’un clan, l’équipe

Futur opérateur télécoms ?

Les signaux sont apparus en 2017 : Apple a recruté John Fenwick

et Michael Trela, fondateurs de SkyBox, start-up rachetée par Google et cédée à Planet. « Depuis, de nombreux cadres et ingénieurs ont quitté SkyBox pour rejoindre Apple », confie à Challenges un spécialiste du secteur

implanté à San Francisco. Parmi les recrues de poids, Paul Day, un troisième cador issu de SkyBox, vient tout juste de rejoindre l’équipe Apple. Cela n’apparaît pas encore sur son profil LinkedIn mais l’information circule. Apple était le seul des Gafa à ne pas être parti à la

conquête de l’espace. Avec une constellation de satellites de communication, « Apple pourrait devenir opérateur télécoms. Il pourrait aussi développer de nouveaux téléphones directement reliés à des satellites », spécule François Chopard, fondateur de l’accélérateur Starburst.•

L’Apple Park, à Cupertino. Dans ce jardin d’Eden planté de 9 000 arbres, l’anneau blanc d’1,6 km de circonférence abrite 260 000 mètres carrés de bureaux alimentés en énergie solaire.

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« L’époque où les projets étaient portés par de toutes petites équipes est révolue. »Marc Verstaen, responsable du développement de l’iOS entre 2009 et 2015.

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En couverture

Les Gafa priés de renvoyer l’ascenseur immobilier

Il suffit de pousser la porte de l’unique agence immobilière de Cupertino

pour comprendre : un studio se loue 2 700 dollars. Un petit deux-pièces, 3 500 dollars. Le coût exorbitant des loyers oblige les petits revenus à se loger de plus en plus loin de leur lieu de travail et même à quitter la Californie. Une image résume la gravité de la crise : à certains endroits, sur El Camino, la route qui traverse la Silicon Valley, du nord au sud, une file continue de camping-cars stationne sur le côté et sert de dortoirs aux nombreux travailleurs qui ne peuvent plus se payer un lit en ville.Les hommes politiques ont demandé l’aide des grandes entreprises. Après Google et Facebook, qui ont prévu de débloquer 1 milliard chacun, Apple a répondu à l’appel du gouverneur Gavin Newsom.

Le 4 novembre, le groupe a annoncé qu’il investirait 2,5 milliards de dollars pour financer des logements abordables. Une manière de prendre sa part de responsabilité dans une crise à laquelle il a contribué. En embauchant dans la région des milliers de salariés très bien rémunérés, Apple, Google ou Facebook ont fait exploser les prix de l’immobilier. Sur cet investissement, 1 milliard de

dollars sera affecté à l’Etat de Californie sous forme de ligne de crédit pour accélérer la construction de logements sociaux. Une deuxième enveloppe d’1 milliard est destinée à favoriser l’acquisition d’un premier logement, notamment pour les professeurs et les fonctionnaires. Apple consacrera aussi 300 millions au développement de terrains lui appartenant.•

Next créée par Steve Jobs et acquise par Apple. Ce phénomène ne pourra pas se reproduire. L’époque où les projets étaient por-tés par de toutes petites équipes est révolue », estime-t-il.A 43 ans, la firme de Cupertino ne souffre-t-elle pas au fond de l’em-bonpoint et du manque d’agilité liés au vieillissement ? « Le groupe est menacé par le poids de la complexi-té et le cancer de la médiocrité », juge Jean-Louis Gassée, en enchaî-nant les tasses de café filtre, chez Buck’s. L’ex-numéro deux d’Apple donne ses rendez-vous à Woodsite dans ce bar légendaire, bourré d’ob-jets insolites et de fresques colorées, qui a accueilli la plupart des grands entrepreneurs de la Vallée à leurs débuts.En plus, les vices de l’âge n’ont rien enlevé aux défauts de jeunesse, qui irritent les millennials. Apple, c’est le vilain canard. Sa culture du secret et ses technologies propriétaires sont à l’opposé de la culture open source

qui règne ici, tacle un entrepreneur français de San Francisco. Même l’implantation de l’Apple Park et le choix d’un bâtiment géant, centrali-sé, semble peu en phase avec l’époque, qui voit les grands groupes revenir dans les centres-villes.

Le smartphone à saturationApple se trouve à un moment char-nière de son histoire : la fin de la ré-volution du téléphone mobile, dont il fut le champion. Depuis, il tente des diversifications avec des succès mitigés. D’où la critique, récurrente, sur l’incapacité d’innover de son patron. « Tim Cook est solide comme un roc mais ennuyeux comme un roc. Ce n’est pas un créa-tif », fustige Ross Gerber, président du fonds d’investissement Gerber Kawasaki. Lui qui possède des ac-tions Apple depuis son treizième anniversaire est très déçu par l’énorme gâchis d’argent dans les services et ne voit rien de probant dans les produits.

Apple subira-t-il le destin de ces géants qui se croyaient indéboulon-nables, à l’instar de Nokia, le roi dé-chu du mobile ? « Le smartphone, pilier technologique sur lequel Apple a grandi depuis quinze ans, arrive à saturation. La grande question est de savoir s’il va rater le prochain cycle », résume Romain Serman, directeur de Bpifrance pour les Etats-Unis, dans sa cantine, un torréfacteur du quartier branché de Mission, à San Francisco. Pour rele-ver le défi, la marque à la pomme dispose de sérieux atouts : son his-toire et sa culture, faites de cycles et de rebonds spectaculaires, et sur-tout des ressources colossales. « Il suffit de regarder les dépenses de R&D, qui ont fortement accéléré », observe Guillaume Payan, directeur à Orange Silicon Valley. La firme de Cupertino a investi près de 19 mil-liards de dollars en 2019 dans l’inno-vation, un record depuis 2003.

Cap sur la réalité augmentéeApple n’a pas dit son dernier mot dans le véhicule autonome. La santé semble aussi une piste prometteuse. « Après le lancement de ses oreil-lettes AirPods, je le vois bien s’en-gager dans le domaine des aides acoustiques », spécule Jean-Louis Gassée. A moyen terme, la piste la plus solide semble être la réalité augmentée. Selon des informations internes ayant fuité début novembre – preuve que même la culture du secret se fissure… –, le groupe se prépare à lancer un casque combi-nant réalité virtuelle et réalité aug-mentée en 2022 et des lunettes en 2023. Des produits fondés sur un nouveau système de capteurs 3 D, en développement depuis plusieurs années, qui s’intégrerait dès 2020 à de nouveaux modèles d’iPhone. Dans dix ans, les casques de réalité virtuelle auront-ils relégué les iPhone au rang d’antiquités techno-logiques ? Ou faut-il s’attendre à un lent déclin de l’empire, qui, à terme, viderait le rutilant vaisseau de ses spationautes ? Plus vaste que le Pen-tagone, le siège du département de la Défense américain, le bâtiment qui scintille sous la lumière califor-nienne protège jalousement ses pro-jets. Des secrets mieux gardés que Fort Knox. Delphine Déchaux (envoyée spéciale en Californie)

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Quartier résidentiel à San Francisco. Apple a annoncé investir 2,5 milliards de dollars pour financer des logements abordables.

« Tim Cook est solide comme un roc mais ennuyeux comme un roc. Ce n’est pas un créatif. »Ross Gerber, président du fonds d’investissement Gerber Kawasaki.

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