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N°61 NOVEMBRE 2016 • REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF • 6 EUROS DOSSIER P. 28 LE GRAND ENTRETIEN CONDORCET ET LES SCIENCES Pierre Crépel L’ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE, UN FORT ÉLÉMENT D’ÉMANCIPATION HUMAINE Sylvie Mayer TACTIQUE EN TEMPS DE CRISE RÉVOLUTIONNAIRE Florian Gulli et Aurélien Aramini P. 44 SCIENCES P. 52 DANS LE TEXTE Parti communiste français LE TRAVAIL DANS TOUS SES éTATS

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N°61 NOVEMBRE 2016 • REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF • 6 EUROS

dossIER

P. 28 LE GRAND ENTRETIEN

CONDORCET ET LES SCIENCESPierre Crépel

L’ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE, UN FORT ÉLÉMENT D’ÉMANCIPATION HUMAINESylvie Mayer

TACTIQUE EN TEMPS DECRISE RÉVOLUTIONNAIREFlorian Gulli et Aurélien Aramini

P. 44 SCIENCES P. 52 DANS LE TEXTE

Parti communiste français

LE TRAVAILdAns Tous sEs éTATs

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SOMMAIRE

La Revue du projet - Tél. : 01 40 40 12 34 - Directeur de publication : Patrice BessacDirecteur : Guillaume Roubaud-Quashie • Rédacteurs en chef : Davy Castel, Jean Quétier, Gérard Streiff • Secrétariat de rédaction :Noëlle Mansoux • Comité de rédaction : Aurélien Aramini, Caroline Bardot, Hélène Bidard, Victor Blanc, Vincent Bordas, MickaëlBouali, Étienne Chosson, Séverine Charret, Pierre Crépel, Camille Ducrot, Alexandre Fleuret, Josua Gräbener, Florian Gulli, NadhiaKacel, Corinne Luxembourg, Stéphanie Loncle, Igor Martinache, Michaël Orand, Léo Purguette, Marine Roussillon, Bradley Smith •Direction artistique et illustrations : Frédo Coyère • Mise en page : Sébastien Thomassey • Édité par l’association Paul-Langevin (6, avenueMathurin-Moreau 75 167 Paris Cedex 19) • Imprimerie : Public Imprim (12, rue Pierre-Timbaud BP 553 69 637 Vénissieux Cedex)

Dépôt légal : novembre 2016 - N°61 - ISSN 2265-4585 - N° de commission paritaire : 1019 G 91533.

La rédaction en chef de ce numéro a été assurée par Jean Quétier

La rEvuEdu PrOjEt

NOvEMbrE 2016

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3 ÉditOJean Quétier En finir avec l’anarchie de la production

4 POÉSiESFrancis Combes Lawrence Ferlinghetti

5 rEgardÉtienne Chosson Provoke

6 u26 LE dOSSiErLE travaiL daNS tOuS SES ÉtatSFanny Chartier, Alexandre Fleuret et Aymeric Seassaudonner un avenir au travail !Nadine Khayi, Antoine Duarte L’organisation du travail, la questionpolitique centrale ?Michel Pigenet autour des mutations du travail : une perspectivehistorique (France, XiXe-XXe siècles)Marie Benedetto-Meyer Le travail menacé par sa propre organisationAnne et Bertrand Poete Le travail, facteur de risqueDanièle Linhart Les salariés « modernes » garants d’une deuxième viedu taylorismeCatherine Perret aller vers la sécurité professionnelle, une urgence !Pascale Soulard une stratégie patronale destructriceBernard Thibault des millions d’enfants travaillentRoland Pfefferkorn une égalité réelle encore à gagnerAnne David Pour un engagement politique et institutionnel sur la santéet le travailJosua Gräbener Le partage du travail pénible, un enjeu de justice socialeDenis Durand, Christine Jakse (entretien croisé) L’avenir du travailpasse-t-il par l’emploi ?Véronique Sandoval Le temps de travail, un enjeu politique

27LECtriCES/LECtEurSSociété et entreprise

28u31travaiL dE SECtEurSLE graNd ENtrEtiENSylvie Mayer L’économie sociale et solidaire, un fort élémentd’émancipation humainePubLiCatiONS dES SECtEurSLuc Foulquier Notre bataille pour la biodiversité

32 COMbat d’idÉESGérard Streiff droite : demandez le programme

34 CritiquE dES MÉdiaAcrimed L’art délicat de l’interview

36 FÉMINISMESuzy Rojtman Les droits des femmes contre les extrêmes droites

38 PHILOSOPHIQUESSaliha Boussedra Marx et la question de la prostitution

40 hiStOirEValérie Vignaux Léon Moussinac ou une pensée du cinéma

42 PrOduCtiON dE tErritOirESStéphane Leroux Eau et « jardins d’Éden » au Maroc

44 SCiENCESPierre Crépel Condorcet et les sciences

46 SONdagESGérard Streiff Le rêve d’une autre entreprise

47 StatiStiquESFanny Chartier Combien de familles homoparentales en France ?

48 LirEPierre Crépel alfred ancel et les communistes

50 CritiquES• Yvon Quiniou Misère de la philosophie contemporaine,au regard du matérialisme. Heidegger, Husserl, Foucault, Deleuze• Kurt Busiek, Benjamin Dewey, Jordie Bellairevon The Autumnnlands • Amar Bellal Environnement et énergie. Comprendre pour débattre et agir

52daNS LE tEXtE (LÉNiNE)Florian Gulli et Aurélien Aramini tactique en temps de criserévolutionnaire

54Organisez des débats

Encore un livre sur Marx ? Jean Quétier : [...] L’objectif que nous noussommes fixé est de rendre Marx populaire,notamment en nous adressant à des militantsqui n’ont pas forcément fait des études supé-rieures. Nous avons cherché à faire un ouvragecourt et accessible. Nous avons puisé dans desœuvres variées afin de donner au lecteur unaperçu d’ensemble sur Marx. On y trouvera destextes philosophiques, économiques, histo-riques… Certains sont de grands classiques,comme le début du Manifeste du parti commu-niste dans lequel il est dit que « l’histoire de toutesociété jusqu’à nos jours est l’histoire de luttesde classes », d’autres sont moins connus. [...]

Il est donc toujours utile de lire Marxaujourd’hui ? Florian Gulli : La société dans laquelle nousvivons est très différente de celle dans laquellevivait Marx. Mais cela ne veut pas dire que lesoutils théoriques qu’il propose sont caducs.Sans théorie propre, les communistes sontcondamnés à penser dans les mots de leursadversaires. On pourrait prendre l’exemple duprétendu « coût du travail », ce poncif de la rhé-torique libérale et des prétendus « experts »médiatiques. Marx nous montre que le travailest au contraire l’unique source de la richessesociale et du profit du capitaliste, tout lecontraire d’un coût. [...]

Extrait de l’interview des auteurs de Découvrir Marx, Jean Quétier et Florian Gulli,parue dans le Patriote Côte d’Azur (octobre 2016).

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ÉDITOEn finir avec l’anarchiede la production

Pierre gattaz n’aime pas les«  commandes électoralistes  »et «  artificielles  » de locomo-tives que le gouvernement a

passées auprès d’alstom pour tenterde calmer la colère des salariés et deshabitants de belfort. de manière géné-rale, le patron des patrons n’aime pasque l’État se mêle de ce qu’il juge êtreses propres affaires – sauf bien sûrquand il s’agit de lui faire des cadeauxfiscaux comme le Crédit d’impôt pourla compétitivité et l’emploi (CiCE) ouencore le Crédit d’impôt recherche(Cir). Le président du Mouvement desentreprises de France (MEdEF) a d’ail-leurs eu l’occasion de préciser savision des choses lors d’une interviewà rtL : « Les entreprises sont des êtresvivants qui s’adaptent dans un mondeen mutation permanente. donc, soit ily a des vraies commandes qui arrivent,et bravo, ce site de belfort pourra êtresauvé, soit il n’y a pas de commande, iln’y a pas de marché, et alors il fautadapter ce site.  » Cette rhétorique,condamnant par avance toute formede volontarisme politique et mêmetoute stratégie industrielle pour notrepays, a pour elle l’apparence du bonsens, mais l’apparence seulement. Ellerepose au fond sur l’idée qu’on ne peutrien imposer aux entreprises, maisqu’en contrepartie on peut imposer àpeu près tout aux salariés. C’est bien lesens de la loi El Khomri. C’est aussicelui de la répression qui s’abatchaque jour plus durement contre lessyndicalistes, à air France, goodyearet ailleurs.dans le chapitre Xii du livre i du Capital,Marx affirmait déjà que l’anarchie de l’or-ganisation sociale de la production et ledespotisme patronal sur le lieu de tra-vail étaient « la condition l’un de l’autredans la société du mode de productioncapitaliste ». il est vrai que le patronatne s’embarrasse guère de contradic-tions, mais il est toujours bon de rappe-ler, comme le fait Marx, que celui quicélèbre « la soumission inconditionnelledu travailleur [...] dénonce tout aussi for-tement le moindre contrôle social

conscient et la moindre régulation duprocès social de production comme uneatteinte aux inviolables droits de la pro-priété, de la liberté et du “génie” auto-dispensé des capitalistes individuels ».Cette combinaison de despotisme etd’anarchie n’est pas simplement lamanière, pour la classe capitaliste, d’im-poser sa domination à l’ensemble de lasociété. Elle est aussi ce qui mène lasociété dans son ensemble, et à termeles capitalistes avec, droit dans le mur.Le mode de production capitaliste porteen lui la crise comme la nuée portel’orage, pourrait-on dire en paraphra-sant jaurès.Nous pouvons faire quotidiennementl’expérience de la justesse de ces ana-lyses formulées il y a déjà cent cinquanteans. Chaque emploi détruit, chaque fer-meture de site – 887 usines ont ferméen France depuis 2009 selon une étudedu cabinet trendeo – en apporte lapreuve douloureuse. Malheureusement,rares sont aujourd’hui les responsablespolitiques français qui, comme les com-munistes, ont la lucidité d’en tirer lesconséquences. On ne s’étonnera pasque les représentants de la droite libé-rale et réactionnaire hurlent avec lesloups du MEdEF et soient vent deboutcontre toute forme de nationalisation –voyez par exemple alain juppé récem-ment sur le dossier alstom. On ne s’éton-nera plus non plus des gesticulationsgouvernementales qui ont consisté, àquelques mois d’échéances électoralesdécisives, à commander des locomo-tives supplémentaires au site de belfortsans vision de long terme. Les salariésqui, par leur lutte, ont réussi à arracherce premier recul ne sont pas dupes : ils’agit d’un cautère sur une jambe de bois.On est très loin du « contrôle socialconscient » évoqué par Marx !alors que nous manquons cruellementd’une politique industrielle digne de cenom, l’État français choisit de se sabor-der lui-même. il laisse dépérir une entre-prise dont il est actionnaire à hauteur de20 %. il sabote la filière ferroviaire qui enconstitue le débouché naturel, en lais-sant fermer des lignes, en autorisant la

concurrence du transport par autocar(polluant et inconfortable), en cessantd’investir dans des projets d’avenir…L’anarchie de la production n’est passeulement le résultat d’une action patro-nale à courte vue, rivée sur le taux deprofit, elle est aussi le produit des choixd’un gouvernement soumis aux intérêtsdu capital. qu’on se le dise : Françoishollande et ses ministres ne sont pasles spectateurs impuissants du naufrageindustriel français, ils en sont les com-plices actifs.Mais si la débâcle à laquelle nous assis-tons a bien été instituée, elle peut aussiêtre défaite. Nous n’y sommes pascondamnés, pas plus qu’à subir indéfi-niment les méfaits du capitalisme. unepartie de la population commence – ourecommence – à en prendre conscienceet peut-être dans une proportion plusgrande qu’on ne le croit parfois. Les résul-tats de la grande enquête «  quedemande le peuple ? » menée par le PCFauprès de 65 000 personnes pendantces derniers mois révèlent que 71 % despersonnes interrogées considèrent qu’iln’y a pas de fatalité au fait de vivre deplus en plus mal, et qu’il est possible defaire autrement. dans le cas d’alstom,les communistes portent des proposi-tions concrètes, notamment la nationa-lisation du groupe. À nous de faire gran-dir l’espoir dans les semaines et les moisqui viennent pour que ces solutions nerestent pas lettre morte. n

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JEAN QUÉTIERRédacteur en chef

de La Revue du projet

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POÉS

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Lawrence Ferlinghetti

ils dressaient la statuede Saint François

devant l’égliseSaint François

dans la ville de San Franciscodans une petite rue adjacente

à deux pas de l’avenueoù les oiseaux ne chantaient pas

et le soleil se levait à l’heureselon son habitude

et commençait juste à brillersur la statue de Saint François

où les oiseaux ne chantaient pasEt un tas de vieux italiens

étaient rassemblés tout autourdans la petite rue adjacente

à deux pas de l’avenueà regarder les ouvriers habiles

qui hissaient la statueavec une chaîne et une grue

et d’autres appareilsEt un tas de jeunes reporters

bien boutonnés de haut en basrecueillaient les paroles

d’un jeune prêtrequi étayait la statue

avec tous ses arguments

Et pendant ce tempscomme aucun oiseau ne chantaitla Passion selon Saint François

et comme les badauds regardaientSaint François

les bras grands ouvertssans nul oiseau perché dessusune jeune viergetrès grande et très purement nue

avec des cheveux très longs très lissesblond paille

qui ne portait qu’un tout petit nid d’oiseau

à un endroit très existentielsillonnait la fouletout ce temps-là

montant et descendant les marchesdevant Saint François

les yeux obstinément baisséset chantant pour elle-même

Lawrence Ferlinghetti, A Coney Island of the Mind et autrespoèmes, traduit par Marianne Costa, éditions Maelström,bruxelles, 2008.

beaubourg vient d’accueillir une grande exposition consacréeà la Beat Generation. un peu décevante en vérité. Ce mouve-ment qui a transformé la poésie, aux États-unis mais pas seu-lement, n’y est sans doute pas suffisamment montré dansson contexte. un certain esprit mondain l’emporte sur l’effortpour faire connaître. des textes ne sont même pas traduits,tout le monde étant censé parler l’anglais, et très bien ! resteque le coup de projecteur mis sur ce groupe d’écrivains tur-bulents est tout à fait justifié. Parmi les figures majeures, onpeut citer des romanciers comme Kerouac (plus connu pourSur la route que pour ses vers), ou burroughs (l’auteur du Festinnu). Mais la Beat Generation a surtout été le fait de poètes.Les personnalités qui se sont retrouvées dans ce groupe plu-tôt informel et fait de liens d’amitié sont très différentes. Ellesont en commun d’avoir apporté beaucoup de liberté dans lapoésie de langue anglaise, en achevant de rompre avec lesmodèles européens, en introduisant le langage parlé, les imagesde la ville moderne, l’odyssée des autoroutes, une conscienceaiguë de leur époque. Mouvement profondément américain,il est en même temps celui du rejet d’un certain AmericanWay of Life, avec la quête d’autres horizons, que l’on cherchedu côté de la vie en communauté, du sexe, de l’Orient, de ladrogue ou du bouddhisme… La figure majeure est celle d’allenginsberg, l’auteur de Howl, un grand poème épique, dans lalignée de Whitman ou de W. C. Williams, mais qui en est l’in-verse dans la mesure où c’est l’épopée d’une jeunesse en rup-ture de ban avec le rêve américain. Poème qui lui a valu d’êtrearrêté et jugé pour obscénité, en 1956, ce qui a fortementcontribué à son succès. dans cette veine épique, on peut citerun autre grand livre dont le titre en dit assez long : La Chute del’Amérique. Mais il y a aussi chez ginsberg une autre veine,intime, d’une audace et d’une franchise dans la confessionlyrique qui n’ont guère d’équivalent.il faudrait citer de nombreux autres poètes. Notammentgregory Corso, le plus fou et surréalisant de la bande, dansses textes comme dans son comportement. Ou gary Snyder,qui s’est installé dans les montagnes du nord de la Californieet pratique une poésie d’inspiration écologique et zen. Ouamiri baraka (qui se nommait à l’époque Leroi jones), récem-ment disparu, qui fut un grand poète noir, engagé et révolu-tionnaire.Lawrence Ferlinghetti, pour qui j’ai une affection particulière,est aussi l’une des figures majeures. il fut le fondateur de lalibrairie City Lights, l’éditeur de la Beat Generation et l’un desacteurs de ce que l’on a nommé la renaissance de San Francisco.Chez lui, pas de bouddhisme ni de substances hallucinogènes,mais un esprit de révolte, une simplicité et un humour toujoursintacts, à 97 ans, comme en témoigne l’un de ses dernierspoèmes qu’il m’a été donné de traduire, « Les oiseaux du tiersmonde ». Sa poésie s’ancre à la fois dans la tradition anarchisteaméricaine et dans le surréalisme européen. quand il était étu-diant, il a d’ailleurs traduit Paroles de Prévert. Sa poésie est à lafois réaliste et fortement marquée par son goût pour l’irréalité,ce sens de la folie douce et contrôlée sans quoi il n’y a guèrede poésie. dans un petit livre, régulièrement remis sur le chan-tier, il énonce des aphorismes par lesquels il définit la poésiecomme un art de l’insurrection. Par exemple : « invente un nou-veau langage que chacun puisse comprendre » ; « Escalade laStatue de la Liberté » ; « Écris un poème sans fin à propos dela vie sur terre ou ailleurs » ; « résiste plus, obéis moins » ;« donne des ailes à tes poèmes et vole au sommet des arbres » ;« aie l’esprit ouvert mais pas au point que ton cerveau se mette

à couler » ; « Sors de ton placard. il fait noir là-dedans » ;« implique-toi dans quelque chose d’extérieur à toi-même.Sois militant pour ça. Ou extatique » ; « réveille-toi et pisse, lemonde est en feu » ; « Passe une bonne journée » !

FRANCIS COMBES

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REGARD

u n groupe de paysans se réunit pour déterminer une stra-tégie face à l’attaque de la police, ils construisent plu-

sieurs forteresses de bois pour défendre un terrain vague etaffrontent pendant plusieurs jours les forces de l’ordre avectout les moyens à leurs dispositions.Cela pourrait être une vidéo en couleur tourné à Notre-dame-des-Landes mais il s’agit d’un film de Shinsuke Ogawa réalisé

pendant la lutte contre la construction de l’aéroport de Naritaen 1971. visible à l’exposition Provoke au bal à Paris, cette vidéoet les oeuvres qui l’accompagnent permettent de découvrirles expérimentations visuelles et politiques de photographesjaponais méconnus en France.

Entre contestation et performance. La photographie au japon 1960-1975

anonyme, Contestation autourde la construction de l’aéroportde Narita, c. 1969Collection art institute of Chicago.

Exposition ProvokeLe Bal6, impasse de la défense75018 Parisdu 14 septembre au 11 décembre

Provoke

ÉTIENNE CHOSSON

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Y a-t-il question plus centrale pour les communistes que celle dutravail ? alors que certains en prédisent la fin et ne voient d’éman-cipation qu’en dehors de lui, nous affirmons que le travail – aujourd’hui précarisé et maltraité – a encore un avenir à condi-tion d’être libéré des entraves que le capital lui impose.

LE TRAVAIL dAns Tous sEs éTATsDOSS

IER

PRÉSENTATION

donner un avenir au travail !la « valeur travail ». On constateracependant que pour les conservateursl’exaltation du travail se fait sur unebase absolutiste : c’est le travail en lui-même, désincarné et total qu’il fautvénérer.À l’inverse, la perspective de gauche(ou progressiste) pour le travail estplus complexe mais plus riche : le tra-vail, pour qu’il ait de la valeur doit êtrelimité et partagé. En outre, et parceque les richesses produites par le tra-vail doivent revenir aux travailleurs,

la question de la valorisation et de lafinalité du travail est posée. À l’heureoù certains à droite ne proposent riende moins que le travail gratuit, ces dis-tinctions sont essentielles. In fine,dans le projet communiste, le travailn’a de valeur que par le fait de sesacteurs et de ce qu’il produit.Ainsi, pour que le travail soit de nou-

veau perçu comme une de nosvaleurs, il faudra mener et gagner,comme pour bien d’autres sujets, labataille culturelle. Cette tâche estcependant rendue d’autant plusardue que de nouveaux enjeux etdébats émergent à ce propos. Ilsouvrent certes des potentialités etrebattent ainsi des cartes que d’au-cuns auraient pu croire distribuéesad vitam æternam. Mais ces nou-veaux débats sont aussi une occasionpour nos adversaires de conforter leurmainmise idéologique.

Il en va ainsi du débat sur la roboti-sation et de la place du travail dans lecadre de la révolution numérique. Leslibéraux se sont engouffrés dans cedébat pour détricoter, avec plusmoins de réussite, les conquis de lasociété salariale. Aux tenants duretour au XIXe siècle s’ajoutent les thu-riféraires du simple progrès tech-

PAR FANNY CHARTIER, ALEXANDREFLEURET ET AYMERIC SEASSAU*

L e travail occupe une place cen-trale dans notre société. Il défi-nit en partie notre identité per-

sonnelle et son organisation structureles différentes classes sociales et leursrelations. Sa place, tout aussi impor-tante sur la scène politique et intel-lectuelle, n’est pas récente. Elle est eneffet consubstantiellement liée àl’émergence progressive des sociétésindustrielles. Les sociologues et leséconomistes s’en sont saisis, que cesoit de manière critique et subversiveou dans une logique de prescriptionsociale.

Le travail est une notion chargée sym-boliquement sur le plan politique. Sonimportance est bien sûr forte àgauche. Le travail a d’abord été unevaleur du mouvement ouvrier. Ellepassait par la mise en valeur du tra-vailleur et par la dignité que procurele travail.Mais force est de constater que ladroite, surtout depuis la « révolutionnéoconservatrice », a su s’approprier

« dans le projet communiste, le travail n’a de valeur que par le fait de ses acteurs

et de ce qu’il produit. »

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nique. Ils expliquent, doctement, quele travail va disparaître avec l’avène-ment de l’ère robotique et que poseraujourd’hui la question de son accèset donc de son partage relève d’unegageure archaïque.

ConTRAdICTIons ET PIsTEsdE RéFLExIonPoser ainsi le débat peut paraître minémais en réalité il existe une voie pourmener la bataille culturelle : s’engouf-frer dans les contradictions que cedébat engendre. C’est le sens du dos-sier de ce numéro : proposer résolu-ment un projet pour libérer le travail,mais également mettre en lumière les

apories du débat actuel et proposerdes pistes de réflexion pour en sortir.

La première de ces contradictions sesitue dans l’accès au travail. En effet,depuis maintenant plusieurs décen-nies, des millions d’actifs en sont pri-vés : on compte aujourd’hui près desix millions de personnes inscrites àPôle emploi toutes catégories confon-dues. À l’inverse ceux qui ont lachance de disposer d’un travail ensouffrent de manière de plus en plusintense. Cette contradiction n’est pasneuve certes, mais elle prend uneplace singulière dans les sociétésdepuis les années 1970. Elle pose sansnul doute la question de la réparti-tion des gains de productivité et dupartage du travail dans nos sociétés.Comme le rappelle VéroniqueSandoval, ce partage peut se faire dansle sens du progrès social (une dimi-nution du temps de travail encadréepar la loi avec maintien du pouvoird’achat des travailleurs) ou aucontraire dans un sens défavorableaux travailleurs (inversion de la hié-rarchie des normes, négociation dutemps de travail au niveau de l’entre-prise entre l’employeur et les salariés,comme le propose pour partie la loiEl Khomri).

La seconde contradiction repose surle travail comme facteur de produc-tion. En effet, la demande et – du faitdu statut salarial de l’immense majo-rité des travailleurs – le salaire demeu-rent les moteurs des économies ditesdéveloppées. Cette contradiction est,actuellement, d’autant plus visibleque l’Europe, du fait de l’austérité et

de la politique d’offre exclusive, s’en-fonce dans la stagnation voire ladépression économique. Dans lesentreprises, la répartition de la valeurajoutée en faveur du travail a reculédans les années 1970. À l’inverse, lapart des versements aux actionnairesa nettement progressé (via versementde dividendes, rachats d’actions, etc.).Le capitalisme financiarisé a ouvert(de la manière la plus abondante del’histoire) les vannes du crédit, maisses effets sont inopérants : il est assezévident qu’un nouveau compromiscapital/travail est nécessaire, mais laquestion de son horizon reste entière.

La troisième contradiction consisteen ceci que l’entreprise capitalistepromeut la liberté du travail alors quel’organisation de celui-ci n’a jamaisété aussi contrainte et intense. Le casdes autoentrepreneurs travaillantpour des plates-formes qui les met-tent en relation avec des clients l’il-lustre parfaitement : ils sont à la foisthéoriquement libres d’aménager leur

temps de travail comme bon leursemble, de choisir une complémen-taire santé et de cotiser par capitali-sation pour la retraite en plaçant leurargent librement ; et en même tempsils sont mis en concurrence avec d’au-tres travailleurs de manière très vio-lente, subissent des contraintes nonencadrées par un contrat de travail,mais qui s’apparentent en fait à descontraintes salariales (commissionprise par la plate-forme, location duvéhicule, essence, forfait mobile, etc.qui sont obligatoires pour travailler).Ces sujets seront abordés égalementau travers des nouvelles formes d’or-ganisation du travail (lean manage-ment, entreprise libérée) et nous ver-rons combien ce « nouvel esprit ducapitalisme » menace les corps et lesesprits. Trois articles de notre dossiery sont consacrés et permettront devoir, de manière théorique à l’occa-sion d’une illustration par un cas réel,combien le sens du travail peut êtredévoyé par les organisations qui pré-

tendent le libérer. Si le travail estsource d’aliénation dans le salariat,mais aussi dans ses formes contem-poraines hybrides et anciennescomme le servage, on peut donc sedemander quelle voie est réellementenvisageable pour émanciper le tra-vail ? Cette question est au cœur desperspectives marxistes et se posedepuis le XIXe siècle. Elle demeureplus que jamais au cœur du projetcommuniste du XXIe siècle et desdébats qui nous animent.

La quatrième contradiction consis-terait à constater que le travail ne serésume pas à l’emploi, mais quetoutes les activités humaines ne sontpas considérées comme du travail, ouen tout cas qu’elles ne peuvent pasou ne doivent pas être reconnuescomme telles. On peut alors sedemander dans quelle mesure lesactivités humaines peuvent et doi-vent être reconnues comme du tra-vail. C’est souvent à l’aune de ques-tionnements féministes que cettecontradiction est apparue : alors queles femmes ont toujours travaillé, letravail des aides familiales – cesfemmes qui travaillaient hors du salariat dans l’exploitation agricolefamiliale ou dans le commerce duconjoint – a longtemps été ignoré parles statistiques publiques, mais aussipar la société. Certaines activités du

quotidien comme le jardinage, le bri-colage ou l’entraide familiale sontégalement à la frontière du travail. Letravail est donc avant tout une affairede convention politique et sociale oùdes activités humaines sont recon-nues comme du travail et d’autresnon.

Comment dépasser le salariat dans lesens du progrès social ? L’ensemblede ces contradictions nous obligentainsi à penser le projet communistedu XXIe siècle : les perspectives poli-tiques que nous devons proposermais aussi les moyens d’action et lesbatailles à mener pour émanciper letravail. n

��*Fanny Chartier est responsable dela rubrique Statistiques. AlexandreFleuret est responsable de larubrique Lectrices/Lecteurs. Ils ontcoordonné ce dossier.Aymeric Seassau est responsable dusecteur Travail, emploi, entreprisesdu Conseil national du PCF.

« L’entreprise capitaliste promeut la liberté du travail

alors que l’organisation de celui-ci n’a jamais été aussi contrainte et intense. »

« Le sens du travail peut être dévoyé parles organisations qui prétendent le libérer. »

LE TRA

VAIL DAN

S TO

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irruption dans le débat politique, et,aujourd’hui, le temps semble venu defaire du travail, et surtout de l’orga-nisation du travail, une question poli-tique centrale et irréductible. Il esturgent d’être au clair sur le fait quenous ne pouvons penser l’émancipa-tion dans la Cité sans la penserd’abord dans le travail. Toute Cité est

d’abord une Cité du travail, n’endéplaise aux défenseurs des thèsesprônant sa fin (Dominique Méda, LeTravail, une valeur en voie de dispa-rition ; Jérémy Rifkin, La Fin du tra-vail).Désormais, l’enjeu est de penser à nou-veau le travail comme un acte fonda-teur. Pour Marx, il est l’acte fondateurde l’homme lui-même : « Le travail estla vie générique. C’est la vie engendrantla vie. » (Manuscrits de 1844). Travaillerrevêt donc une importance anthropo-logique fondamentale, car c’est uneactivité de production qui transformele monde et qui peut par voie de con -séquence le rendre plus habitable.Assurément, l’avenir de la Terre commelieu de vie de l’espèce humaine dépendde la manière dont les êtres humainstravaillent (cf. Christophe Dejours,Travail vivant, tome II : Travail et éman-cipation ). Mais le travail est égalementle lieu où se matérialise l’intelligencehumaine. Sans fabrication, sans pro-duction, c’est-à-dire sans travail, l’in-géniosité et la créativité humaines ne

seraient que des hypothèses. C’estpourquoi, travailler n’est pas seulementfabriquer ou produire, c’est aussi trans-former le monde et dans le mêmetemps faire l’expérience de se transfor-mer soi-même.Le travail est donc l’activité privilégiéependant laquelle le sujet humain ren-contre la nature ou le réel ; de cette

rencontre résulte « l’œuvre », d’unepart (correspondant plus ou moins àce qui était prévu), et une mutationde l’individu, d’autre part. Plus concrè-tement, c’est dans l’expérience faitede la résistance du réel – à savoir cequi résiste à la maîtrise par les moyensconventionnels – à son action que letravailleur est enrichi par la consciencede sa capacité à surmonter les diffi-cultés qui se présentent à lui dansl’exercice de son travail. C’est par laconfrontation à la résistance de lamatière qu’il travaille que le sujetprend conscience de sa capacité à ladominer. Par conséquent, nous affir-mons que le lieu de la conquête de soi,de son identité et en définitive de l’ac-complissement de soi, c’est le travail !

RésIsTER à LA CAssE dEs soLIdARITés ET dEsCooPéRATIons Au TRAVAILCependant, les malheurs du travail,les souffrances vécues, le drame duchômage et les suicides sur les lieuxdu travail nous ont poussés à congé-

PAR NADINE KHAYIET ANTOINE DUARTE*

PEnsER à nouVEAuLE TRAVAIL CoMME un ACTE FondATEuRLorsqu’il s’agit de traiter de la ques-tion du travail, bien souvent lesréponses données s’articulent autourde deux thèmes : l’emploi et le revenu.Les projets de société de la gauchepolitique et syndicale issus de cettemanière d’appréhender le travail fon-dent des revendications qui s’érigentautour de trois éléments principaux :la lutte contre le chômage, la réduc-tion du temps de travail et la haussedes salaires. Ainsi, le contenu mêmedu travail et son organisation sont sys-tématiquement relégués en arrière-plan dans l’élaboration des théoriespolitiques et syndicales, au profitd’une demande d’une plus juste redis-tribution des richesses et d’une réa-lisation de soi dans le champ hors tra-vail. Ces revendications, légitimes àbien des égards, font tout de mêmel’impasse sur la nature du travail, safinalité et plus largement sa portéeanthropologique.

PouVoIR sE RéALIsER dAns LE TRAVAILL’expérience vécue des travailleursn’est que très peu interrogée, et d’au-cuns réduisent le travail à un simplerapport salarial ou marchand, excluantde leur réflexion toute autre forme detravail. Or les nouvelles formes de tra-vail, même si elles sont déstructurées,récupérées par les forces dominantespour en extraire un profit maximum,constituent une activité dans laquelleles travailleurs peuvent vouloir se réa-liser. Même si la désillusion les guette,cette situation mérite sûrement d’êtreexaminée.Les nouvelles modalités de travail font

« Le travail est le lieu où se matérialisel’intelligence humaine.[...] travailler n’est

pas seulement fabriquer ou produire, c’estaussi transformer le monde et dans

le même temps faire l’expérience de se transformer soi-même. »

L’oRGAnIsATIon du TRAVAIL, LA QuEsTIon PoLITIQuE CEnTRALE ?« C’est là le véritable problème, le problème le plus grave qui se pose à la classeouvrière : trouver une méthode d’organisation du travail qui soit acceptable àla fois pour la production, pour le travail et pour la consommation. Ce pro-blème, on n’a même pas commencé à le résoudre, puisqu’il n’a pas été posé ;de sorte que si demain nous nous emparions des usines, nous ne saurionsquoi en faire et nous serions forcés de les organiser comme elles le sont actuel-lement » (Simone Weil, La Condition ouvrière, éditions gallimard, 1951).

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dier, un peu trop vite, l’idée mêmed’une émancipation par le travail. Lacasse organisée des solidarités et descoopérations au travail, par l’instau-ration des nouvelles formes d’orga-nisation du travail (cf. ChristopheDejours, Souffrance en France – Labanalisation de l’injustice sociale), arendu difficile la possibilité de consi-dérer l’organisation du travail comme

un problème politique à part entière.Il faut tout de même préciser ce qu’onentend par « organisation du travail ».Elle ne relève pas de ce qu’on appellecommunément les conditions de tra-vail (le temps de travail et les horaires,l’environnement biochimique, lecontrat de travail, la distribution desbureaux, etc.).Non, l’organisation du travail estcaractérisée, d’une part, par la divi-sion technique du travail qui définitla division des tâches entre les travail-leurs, les modes opératoires et, d’au-tre part, la division humaine du tra-vail, mise en place pour contrôler labonne exécution des tâches pres-crites, c’est-à-dire la surveillance, ladiscipline, la hiérarchie, bref, lesmodalités de direction des entre-

prises. Nous pouvons aussi intégrerla division géographiquedu travail quise manifeste par des délocalisationsainsi que par le recours à la sous-trai-tance de certaines activités permet-tant l’externalisation des risques. Cestrois dimensions articulées en unensemble cohérent représentent, defacto, un modèle de la dominationdans lequel est pris chaque travail-

leur. Partant, nous pensons que lasubversion de la domination par lestravailleurs eux-mêmes n’est pas envi-sageable si l’on escamote la questionde l’organisation du travail.Dès lors, si les problématiques liéesau travail et à son organisation ne sontpas élaborées, l’action proposée selimite, assez classiquement, à inter-venir sur les conditions de travail.Cette optique conduit naturellementà revendiquer une réduction dutemps de travail dans le but de le par-tager. Nous assistons généralement àune demande de « libération du far-deau du travail » terminant d’ache-ver toutes les potentialités émanci-patrices du travail. Dans cetteperspective, la liberté et l’épanouis-sement ne peuvent se concevoir

qu’en dehors du travail. De notrepoint de vue, cette conception réduc-trice du travail empêche de penser lapuissance réelle d’émancipation dece dernier pour les individus. Elle sté-rilise toute possibilité de travailler surle travail afin d’aboutir à sa transfor-mation. À nous détourner du travailen le confinant à un lieu de supplice,nous avons renoncé à prendre à bras-le-corps le problème de l’organisa-tion du travail.Or, pour la gauche politique et syn-dicale, l’urgence semble être de réha-biliter et de tenir l’organisation dutravail comme le véritable problème(Simone Weil, La Condition ouvrière).Chercher les voies de l’action ration-nelle pour la transformer semble êtreune des priorités pour offrir unereconstitution des liens de civilitédans la Cité. Sans ces liens reconsti-tués comment susciter à nouveau desrésistances collectives ? L’histoire desluttes ouvrières n’est-elle pas fondéed’abord sur l’expérience des solida-rités sur les lieux mêmes du travail ?Résister à ce qui casse la coopérationet la fraternité dans notre société,c’est, avant toute chose, instruire poli-tiquement la question du travail et deson organisation. n

*Nadine Khayi est médecin dutravail. Elle est membre de lacommission Santé du Conseilnational du PCF.Antoine Duarte estpsychodynamicien du travail.

« À nous détourner du travail en leconfinant à un lieu de supplice, nous avons

renoncé à prendre à bras-le-corps leproblème de l’organisation du travail. »

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envers les employeurs. Le bascule-ment s’opère au cours des années1920-1930, dans le sillage d’un secondmouvement d’industrialisation. Il s’enfaut que la mutation éradique lesrégimes antérieurs d’emploi, à l’exem-ple de l’intermittence, du travail àdomicile ou du tâcheronnage.Si l’industrialisation grossit les rangsdes actifs du secteur secondaire, enpremier lieu des ouvriers – 41 % desactifs en 1962 et 8,6 millions en 1975 –avec des transferts de l’agriculturevers les usines, l’immigration yconcourt, ainsi que les femmes quiinvestissent en plus grand nombreencore les emplois du tertiaire. Dans les années 1970, un nouvel âgedu travail s’esquisse cependant,concomitant, sur fond de crise socialeet économique, de l’épuisement desmodes précédents d’organisation, dudéveloppement des temps volontairesde non-travail – scolarité, loisirs,retraites –, et d’une mondialisation

accélérée. Face à la conjonction duralentissement de la croissance et dela désindustrialisation, l’envol du ter-tiaire – plus de 76,2 % des actifs en2013, contre 13,5 % dans l’industrie –ne suffit pas à contenir l’installationdans une période de chômage demasse. Les ouvriers, moins nombreux– près de 6 millions et 20 % desactifs –, dispersés dans de petits éta-blissements – en majorité dans desentreprises de moins de 50 salariés –,affectés aux activités de maintenance,d’entretien ou de logistique d’entre-prises de services, perdent la visibi-lité qui assurait la centralité de la

classe. Des distinctions autrefoisessentielles s’estompent au fur et àmesure que les ouvriers travaillentsur ordinateur, tandis que l’informa-tique soumet les activités de bureauaux impératifs de la rationalisation età l’organisation scientifique du tra-vail. Déstabilisé et sur la défensive, lemonde du travail peine à préserverles équilibres et compromis qui fon-daient l’État social républicain, stadesuprême de l’État-nation. Derrière lesstatistiques, une mutation décisiveaffecte le salariat.

RETouR suR L’éMERGEnCEdu sALARIAT dE LA sECondEIndusTRIALIsATIonL’efficacité dans la gestion de la main-d’œuvre concentrée au sein des usinesgéantes de la seconde industrialisa-tion entamée dès la fin du XIXe siècleconditionne la rentabilisation desimmenses capitaux investis. Le ren-forcement de la discipline accompagne

le recul de l’autonomie des travailleurssous les effets conjugués de la ratio-nalisation et de l’organisation scien-tifique du travail. L’idéal d’une produc-tion continue ne tolère pas les à-coupset les fluctuations pour cause d’absen-téisme. Si de larges fractions de travailleurs, cantonnés dans des opé-rations élémentaires, paraissent inter-changeables, le temps des em bauchesau jour le jour est révolu. Les sanctionsne constituent qu’une partie de laréponse patronale. Il s’agit aussi defidéliser au moyen d’avantages diverset à travers la banalisation des contratsde travail à durée indéterminée. La sta-

PAR MICHEL PIGENET*

LA TARdIVEREConnAIssAnCE dE LA VALEuR TRAVAILUn détour par l’étymologie renvoieau latin tripalium, instrument de tor-ture à trois pieux. On ne saurait mieuxsouligner le lien établi entre travail,souffrance et pénitence. Tel est lepoint de vue des élites des sociétésantiques et médiévales, qui tiennentpour vile toute activité manuelle. Lareconnaissance explicite de son uti-lité sociale et économique commenceà la faveur des bouleversements qui,à la suite des grandes découvertes,impulsent l’essor du commerce et desproductions.La Révolution précipite l’entrée dansl’ère de la société de classes et la dis-parition des entraves juridiques d’an-tan, créant les conditions d’une indus-trialisation qui érige le travail enréférence centrale. Au terme des évé-nements révolutionnaires, le com-promis sociopolitique au fondementde l’acceptation des principes nou-veaux repose sur la protection de lapetite propriété, gage d’indépendanceet de citoyenneté. Il en résulte un pro-cessus singulier d’industrialisationqui, moins brutal que celui observéoutre-Manche ou, plus tard, enAllemagne, s’accommode du main-tien d’une importante populationrurale. De là découle la fréquence delongue durée des statuts mixtes d’ou-vriers-paysans, la polyvalence desactivités et les emplois saisonniers.

L’éVoLuTIon dEs RéGIMEsdE TRAVAIL ET dEs EMPLoIs à L’èRE dE LA soCIéTésALARIALEPartie prenante de la première indus-trialisation étirée jusqu’au derniertiers du XIXe siècle, la France se méta-morphose lentement en société sala-riale, définie par le poids des salariés– 7 millions et 53 % des actifs en 1900 ;13 millions et 89 % en 2007 – et lesprotections dont ils jouissent encontrepartie de leur subordination

« Le retour en force des formes les plusprécaires d’emplois et le regain du vieux

contrat de louage d’ouvrage sous couvertd’auto-entrepreneuriat brouillent les

frontières et les normes, sans ébranlerl’arrière-plan des subordinations et de

l’exploitation. »

AuTouR dEs MuTATIons du TRAVAIL : unE PERsPECTIVE hIsToRIQuE (FRAnCE, xIxe-xxIe sIèCLEs)

Le sociologue alain Cottereau a dénombré jusqu’à quatorze significationsdifférentes du terme « travail ». Mot-valise gros d’enjeux majeurs, ce qu’ildésigne relève à la fois du vocabulaire de l’activité, des relations sociales etdes valeurs.

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bilisation des embau ches va de pairavec la fluidité croissante du marchédu travail, évolution que continue decontrarier la permanence des segmen-tations sur critères de qualification,d’âge, de sexe, d’origine, de structura-tion territoriale, etc. Ceci posé, les rela-tions de travail sont irréductibles àleurs dimensions économiques et juri-diques.

CE QuI sE JouE Au TRAVAILLes ethnologues ont observé commentles acteurs s’impliquent au travail ets’approprient son espace, en bref cequi s’y joue. À la Société nationaled’étude et de construction de moteursd’aviation (SNECMA) de Gennevilliersdes années 1970, la « forge », vétuste,sale, mais haut lieu de solidarité virile,s’oppose à la « fonderie », caparaçon-née, ou à la « grosse mécanique », plussouriante. Les surnoms évocateursfixent des ambiances : la « chapelle »,austère, le « sénat », peuplé d’ouvriersâgés, le « triangle des Bermudes », dés-ordonné… Le cadre, les produits et lestechniques pèsent également sur lesconduites. C’est l’évidence dans les

mines où la dureté des tâches, lemanque d’air et de lumière, l’exposi-tion aux risques du grisou, des ébou-lements ou d’inhalation de particulesminérales secrètent des coopérationsvitales.Si le recul de l’autonomie ouvrière estallé de pair avec la contraction destemps et des espaces de non-activitéau travail, ni l’une ni les autres ne dis-paraissent jamais complètement. Ensens inverse, les rites, les valeurs, leshiérarchies et les solidarités forgées autravail débordent du strict cadre pro-fessionnel et participent d’une socia-lisation assez profonde pour impré-gner les quartiers, cités et faubourgsvoisins des ateliers. Là s’enracinent lespratiques et les organisations de tra-vailleurs qui échappent à l’emprisepatronale, voire la combattent. Lesemployeurs ne sont pas en reste ainsique le rappellent les ambitions hégé-moniques du paternalisme.Qu’en est-il aujourd’hui du travailcomme facteur de socialisation etd’identification collective ? L’immaté -rialité et l’intellectualité croissantes deson exercice malmènent les repères et

les garanties adossées aux savoir-faire.La dimension relationnelle de l’acti-vité fait la part belle à des savoir-êtrequi défient l’objectivation convention-nelle et élargissent comme jamais lesressources mobilisables des travail-leurs. Le statut salarial lui-même, telqu’il était issu des compromis de laseconde industrialisation, vacille. Leretour en force des formes les plus pré-caires d’emplois et le regain du vieuxcontrat de louage d’ouvrage sous cou-vert d’auto-entrepreneuriat brouillentles frontières et les normes, sans ébran-ler l’arrière-plan des subordinationset de l’exploitation. La révolution infor-mationnelle et les aspirations laissentcertes entrevoir des alternatives éman-cipatrices. Leur exploration relève tou-tefois moins des historiens que descitoyens. n

*Michel Pigenet est historien. Il est professeur émérite d’histoirecontemporaine à l’université Paris-1Panthéon-Sorbonne et président del’Association française pour l’histoiredes mondes du travail.

LE TRAVAIL, MEnACé PAR sA PRoPRE oRGAnIsATIon ?une analyse des nouvelles pratiques de manage-ment et de la rhétorique qui les accompagnemontre que loin d’être en rupture avec les pra-tiques antérieures, elles instituent de nouvellesformes d’intensification du travail et de contrôledes salariés.

PAR MARIE BENEDETTO-MEYER*

Les modèles semblent évoluer enpermanence dans les grandesentreprises : depuis les années

1990-2000, dans les industries commedans les services, ont été mis en placesuccessivement le management parprojet, par les processus, par la qua-lité, le lean management, l’améliora-tion continue, etc. Ces modes mana-gériales semblent se renouveler sanscesse et donnent à ceux qui les subis-sent le sentiment d’une instabilitépermanente. Le changement estdevenu finalement lui-même unenorme.

dEs « ModEsMAnAGéRIALEs » Il s’agit là de « modes managériales »portées par les gourous, diffusées parles grands cabinets de conseil, adop-tées par les plus grandes entreprises,parfois déclinées dans les plus petites,et érigées comme modèles dans lesecteur public. Les discours managé-riaux se fondent souvent sur l’exis-tence d’une menace ou d’évolutions« inéluctables » (l’arrivée des nou-velles technologies, la pressionconcurrentielle…) face auxquelles lesentreprises ignorantes ou immobilesseraient perdues. Pour y faire face, lesdirections transforment les proces-sus, les outils, les environnements

physiques de travail, et par là mêmel’activité des travailleurs, leur capa-cité d’action ou la forme des collec-tifs, en promettant performance,avantages concurrentiels et moder-nité.Mais à y regarder de plus près, mal-gré leur renouvellement, ces modèlesse ressemblent : ils reposent tous surle même principe de rationalisationet d’intensification du travail. Ils pren-nent appui sur des dispositifs tech-niques extrêmement structurants(systèmes d’information, procédures,grilles, méthodes…) qui normalisentl’activité de travail et réduisent lesmarges de manœuvre des travailleurs.

dEs éVoLuTIonsTRoMPEusEsRappelons les grandes évolutions queconnaît le travail. Les études conver-gent sur plusieurs constats.Les travailleurs connaissent descontraintes de rythme de plus en plusfortes (objectifs de production ou,dans les services, « la pression duclient »), des sollicitations qui aug-mentent en nombre et pour lesquellesles délais de réponse se réduisent. Àtitre d’illustration, le pourcentage desalariés contraints par des normes deproduction à satisfaire en une heureest passé de 5 % en 1984 à 27 % en

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2013. L’intensification du travail, aprèsavoir connu une légère diminution,connaît ainsi une reprise forte enFrance (DARESAnalyses, 2014, n° 49).Depuis l’arrivée des outils numé-riques (mails, Web, logiciels de ges-tion…) dans le début des années 2000,les salariés se déclarent de plus enplus autonomes (notamment parcequ’ils ont accès à de multiples don-nées et informations ou qu’ils réali-sent eux-mêmes certaines tâches sansl’aide ou l’aval de leur supérieur). Maisdans le même temps, ils se perçoiventde plus en plus contrôlés. En effet, laproportion de salariés qui ressententdes contraintes ou une surveillancepermanente exercée par la hiérarchieest passée de 17 % en 1984 à 31 % en2013 (ibid.). Ce constat peut semblerparadoxal. Il amène à penser que lessalariés vivent dans un nouveaurégime, celui de l’« autonomie sous

contrôle », c’est-à-dire qu’ils subis-sent dans le même temps une injonc-tion à la responsabilisation, à la prised’initiative, à l’autonomie, tout ensubissant de nouvelles formes decontrôle : par les normes, les procé-dures, la surveillance à distance… etsurtout par la multiplication desdemandes de reporting et de résul-tats chiffrés à l’issue du travail. Laquantification vire à la frénésie duchiffre (que Vincent de Gaulejac a

qualifiée de « quantophrénie »), quecelui-ci soit fourni par le travailleurou mesuré à son insu.Une autre tendance porte sur lestransformations des collectifs. Làencore une sorte de paradoxe peutêtre mise en avant : les études mon-trent que les formes de coopérationchangent au travail (Nathalie Greenan,Sylvie Hamon-Cholet, FrédéricMoatty, Jérémie Rosanvallon, « TIC etconditions de travail. Les enseigne-ments de l’enquête COI », Rapport derecherche du CEE, 2012). Le nombrede personnes avec lesquelles les sala-riés ont des contacts au cours de l’ac-tivité a tendance à s’élargir : les tech-nologies de l’information et de lacommunication (TIC) permettentnotamment d’échanger avec des col-lègues plus éloignés géographique-ment et dans l’organisation. Mais l’intensification des échanges d’infor -

mations ne signifie pas pour autantcoopérations ou collaborations fortes.Des études qualitatives mettent d’ail-leurs en évidence la multiplication,dans les entreprises, de collectifs noninstitués qui permettent des microré-gulations mais ne créent pas pourautant des collectifs stables. « L’En -quête conditions de travail 2013 »montre à cet égard que les indices desoutien et d’entraide augmentent sen-siblement par rapport à 2005… alors

que, dans le même temps, de plus enplus de salariés indiquent vivre dessituations de tensions et d’isolement.

Depuis quelques années, les nou-veaux slogans managériaux semblentavoir changé de registre. On parle de« transversalité », de « collaboratif »,de « bienveillance », voire de « libéra-tion » des entreprises. Sous des dehorsplus séduisants, ces nouvelles rhéto-riques managériales sont-elles vrai-ment en rupture avec les logiques denormalisation et de supervision dutravail ? Si le discours évolue, lalogique reste la même : l’injonctionau bien-être, voire au bonheur, à lacoopération et à l’initiative ne serait-elle pas une manière de favoriser l’en-gagement, la responsabilisation et,partant, de renforcer l’intensificationdu travail ? Le contrôle, s’il prend uneforme parfois ludique (challenges,défis…) ne devient-il pas de plus enplus une sorte d’autocontrôle,puisque les travailleurs sont respon-sabilisés dans la surveillance de leurspropres performances chiffrées ? Cesnouveaux modèles managériaux nesemblent pas plus que les précédentspermettre la reconnaissance dessavoirs des travailleurs et augmenterleur capacité d’action. Il est doncnécessaire de rester vigilant face auxdiscours affirmant que les nouveauxmodes d’organisation du travail et de management sont davantage« humains ». Assurons-nous surtoutqu’ils mettent le travail, les travail-leurs et les travailleuses au cœur del’entreprise. n

*Marie Benedetto-Meyer estsociologue. Elle est maître deconférences associée à l’université deVersailles Saint-Quentin-en-Yvelines.

« Ces nouveaux modèles managériaux ne semblent pas plus que les précédentspermettre la reconnaissance des savoirs

des travailleurs et augmenterleur capacité d’action. »

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LE TRAVAIL, FACTEuR dE RIsQuELes nouvelles formes d’organisation du travail remettent en cause lesmarges de manœuvre des salariés et constituent des facteurs de risquespour leur santé. C’est ce que montre l’exemple d’une entreprise françaiseproduisant des chewing-gums.

PAR ANNE ET BERTRAND POETE*

d ans notre métier, nous ren-controns des salariés quiprennent des risques pour

assurer un travail de qualité. La qua-lité est ainsi corrélée au niveau del’engagement de celui qui le réalise.Remédier aux dysfonctionnementsdes organisations du travail, aux aléasdes productions est souvent le quo-tidien des salariés. Ainsi pour faire du« beau travail », le salarié prend sursoi, prend de la peine souvent, maismobilise par ailleurs son intelligenceet sa créativité. C’est dans le judicieuxéquilibre entre les contraintes et lesmarges de manœuvre de son activitéque le travailleur gère (ou pas) sa santéau travail. Cependant, force est deconstater que ces marges de manœu-vre sont de plus en plus remises encause par les nouvelles formes d’or-ganisation du travail. En prenantappui sur une intervention menéedans le cadre d’une réorganisation ausein d’une entreprise, nous verronsen quoi ces types d’organisation peu-vent conduire à augmenter les risquespour la santé des salariés.

ModERnIsATIon ET AdAPTATIonoRGAnIsATIonnELLE dE L’ouTIL IndusTRIELL’intervention dont il est questiondans cet article concerne une entre-prise française qui produit des che-wing-gums. Acquise en 2008 par ungroupe international de l’agroalimen-taire, ses activités connaissent unebaisse constante associée à l’augmen-tation des coûts de production. C’estdans ce contexte tendu sur le plan éco-nomique que l’équipe de directionprésente un plan d’action basé sur« une modernisation de l’outil indus-triel et une adaptation organisation-nelle ». Ce projet précise que l’adap-tation organisationnelle passera parune « optimisation et simplificationde la production et par la créationd’unités autonomes de productionplus performantes, réactives et flexi-bles ». Le groupe a par ailleurs mis enplace sur l’ensemble de ses sociétésun système de management opéra-

tionnel décliné selon les grands prin-cipes du total productive maintenance(TPM) – un système global de main-tenance industrielle fondé sur le res-pect des facultés humaines et la

volonté participative de l’ensembledu personnel pour rentabiliser aumaximum les installations. Appliquéesà cette entreprise, ces mesures enten-dent améliorer sa compétitivité.Ainsi, ce projet traduit l’orientationdu groupe vers une homogénéisationde l’organisation de ses entreprisesau travers de standards et de normestels que des systèmes de contrôle, desrègles de bonnes pratiques de fabri-cation ou des principes d’hygièneindustrielle… Dans cette démarche,chaque acteur à son niveau devra lui-même traquer les gaspillages qui,selon la direction, « alourdissent sontravail et pénalisent ses perfor-mances ». Nous étudierons dans lecadre des deux axes centraux du pro-jet (à savoir « la mise en place d’uni-tés autonomes de production et l’ac-célération du développement descompétences des opérateurs ») com-bien ce dernier est source de para-doxes et de risques pour les salariés.

1er AxE du PRoJET : LEs unITés AuTonoMEs dE PRoduCTIonCes unités sont créées dans l’objec-tif d’homogénéiser la production deschewing-gums et les moyens tech-niques qui y sont alloués. Pour ladirection, cela permettra aux opé-rateurs de développer leur autono-mie. La dimension informationnelle

constitue un axe fort du projet. Celle-ci doit être simple, standardisée,compréhensible par tous. On peutaffirmer qu’il y a dans ces manièresde faire une idée forte : « Comment

déléguer du pouvoir sans perdre lecontrôle ». Dès lors, les indicateurset critères de performance devien-nent centraux. Le premier paradoxedans le travail d’organisation setrouve dans l’utilisation de ces indi-cateurs de performance. Ils partici-pent de la panoplie gestionnaire etont pour objectifs de vérifier en per-manence que les processus sedéroulent d’une manière maîtriséepour chercher à les améliorer. Ilsdevraient donc a priori faciliter lerepérage des inefficacités et l’ana-lyse causale des problèmes. Or lesindicateurs transcrits dans les« tableaux de suivi » traduisent certesles résultats du travail, mais ne tra-duisent en rien « les efforts et les dif-ficultés » que rencontrent les opéra-teurs dans leur quotidien. Cesindicateurs ne prennent donc encompte ni les stratégies développéespar les opérateurs pour faire que leproduit sorte en quantité et en qua-lité, ni les accélérations de rythmequ’ils mobilisent pour regagner dutemps après une panne, au risquede leur santé et de leur sécurité. Lamaîtrise de l’outil de production parles opérateurs n’est-elle pas pour-tant un gage de performance ? Et lamaîtrise du geste « professionnel »et de métier n’est-elle pas égalementle signe d’une réelle efficacité dansle travail ?

« Ces indicateurs ne prennent donc encompte ni les stratégies développées par

les opérateurs pour faire que le produitsorte en quantité et en qualité, ni les

accélérations de rythme qu’ils mobilisentpour regagner du temps après une panne,

au risque de leur santé et de leur sécurité. »

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(tendinites et pathologies du dos). Lafaiblesse des plans de préventiontémoigne d’une réelle insuffisance deréflexion sur les gestes mobilisés dansle travail (les efforts et les postures défa-vorables, par exemple). Les différentesréunions instaurées sur l’îlot sontautant de lieux permettant l’écoute dela parole des opérateurs, mais la parolen’y est autorisée que pour rendrecompte des difficultés avec le standard.Or la valeur du travail ne se limite pasà� l’exécution du standard, ni seulementà� alerter en cas de difficultés. Travailler,c’est très concrètement prendre en

charge ce que l’organisation n’a pas puou su prévoir.Les représentants du personnel et lesspécialistes de la santé au travail sontnombreux à interroger les nouvellesorganisations lean et leurs effets. Lecontraste est important entre leursconstats et le pari que le leanpropose.À partir de l’exemple de cette entre-

prise, la direction met en avant lesconnaissances, l’autonomie et la par-ticipation… pour proposer un modèleidéalisé « gagnant/gagnant »: gagnantpour l’entreprise dans sa quête de ren-tabilité et gagnant pour le salarié dansl’amélioration des conditions de réa-lisation de son travail. Or la capacitéd’agir des opérateurs sur les événe-ments est parallèlement considéréecomme une faute. Ces paradoxesconstituent la faiblesse du lean quin’opère pas finalement de transfor-mation face aux anciens modes d’or-ganisations tayloriennes. Alors que

faire ? Rejeter en bloc ces nouveauxmodes de gestion et de managementde la production ou créer les condi-tions pour que le travail réel puisseavoir un droit de cité et de débat ? n

*Anne et Bertrand Poete sont ergonomes.

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IER 2e AxE du PRoJET :

LA PRIsE En CoMPTE dEs ConnAIssAnCEs ET LE déVELoPPEMEnT dEs CoMPéTEnCEsLe deuxième paradoxe dans le travaild’organisation se trouve dans l’idéeque l’on se fait à l’avance des savoirset des connaissances nécessaires auxsalariés pour réaliser leurs tâches.L’organisation cherche à favoriser laprise d’information de l’opérateur surun tableau chiffré, encourageant ainsile management visuel. « Cela devraitpermettre aux opérateurs d’être acteursà part entière », écrit la direction. Ladirection présente ici une vision étroitede ce qui motive les salariés pour réa-liser leurs tâches au quotidien. Ainsi,que fait-on de leur connaissance liéeau métier et de leur expérience face àla variabilité? À partir des analyses depostes de travail et des entretiens avecles salariés, ceux-ci nous diront parexemple que « la gomme est vivante,que l’humidité joue sur elle, commeelle joue également sur le réglage desmachines… » Pour autant ces paramè-tres n’apparaissent nullement dans lestableaux, les salariés les ont intégrésdans leur travail quotidien. Cetteabsence de prise en compte du pointde vue des travailleurs cause notam-ment un niveau élevé de troublesmusculo squelettiques dans l’entreprise

« Cette absence de prise en compte du point de vue des travailleurs cause

notamment un niveau élevé de troublesmusculosquelettiques dans l’entreprise. »

LEs sALARIés « ModERnEs », GARAnTs d’unE dEuxIèME VIE du TAyLoRIsMELes nouvelles méthodes de management mises en place depuis mainte-nant plusieurs décennies reposent sur des injonctions perpétuelles à l’au-tonomie et à la mobilité. Loin d’être émancipatrices, elles constituent unenouvelle forme de contrôle des salariés qui passe par leur déstabilisation.

PAR DANIÈLE LINHART*

A près la contestation ouvrièrede l’ordre social taylorien dansla fin des années 1970, et avec

la transformation du monde écono-mique (globalisation, diffusion desnouvelles technologies de l’informa-tion et de la communication (NTIC),développement massif du tertiaire),les employeurs ont compris qu’il leurfallait inventer un nouveau mode demise au travail. Celui-ci se constitueprogressivement sur la base d’uneindividualisation de la gestion dessalariés pour contrecarrer la capacité

de contestation des ouvriers liée à lavitalité de leurs collectifs de travail. Ilse caractérise par une délégation auxsalariés de certains aspects de l’orga-nisation du travail. Le managementmoderne décide de miser sur la capa-cité d’initiative, d’inventivité, sur lesens de l’autonomie et des responsa-bilités des salariés.

APPLICATIon dEs PRInCIPEsd’éConoMIE dE CoûTs ET dE TEMPsL’objectif est que chaque salariéaccepte de se transformer en petitbureau des Temps et des Méthodes

pour s’appliquer à lui-même en per-manence les principes d’économiedes coûts et du temps, qui sont aucœur de la philosophie taylorienne.Cette démarche sera rebaptisée leanmanagement. Le lean management,d’inspiration toyotiste a pour objec-tif de chercher à diminuer en perma-nence les effectifs, budgets, délais,erreurs, stocks, etc. : faire plus avecmoins. Lean voulant dire maigre, sansgras, certains disent anorexique… Ilrevient au salarié de veiller à faire enpermanence l’usage le plus efficacede lui-même selon les critères de ren-tabilité voulus par sa direction. Le

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salarié est ainsi responsable de l’or-ganisation de son travail mais, pourassumer cette responsabilité, il doitrecourir aux méthodes, procédures,processus, protocoles, bonnes pra-tiques imposés par sa direction et leplus souvent mis au point par des

experts de grands cabinets de consul-ting internationaux à distance desmétiers engagés.Les salariés ont ainsi à se mobiliserdans des limites très étroitement défi-nies par les outils modernes de ges-tion qui permettent par ailleurs uncontrôle d’une efficacité inégalée. Lessalariés ont à mobiliser leur intelli-gence en la soumettant à la logiqueextrêmement codifiée de méthodesconçues en négation de leur intelli-gence, pour trouver sans cesse dessolutions organisationnelles à un tra-vail de plus en plus complexe.

REChERChE dE L’AdhésIondEs sALARIésPour obtenir que les salariés accep-tent de tenir ce rôle en toute loyautédans le cadre des marges d’autono-mie qui leur sont concédées, il fautalors les séduire, les convaincre, lesfaire adhérer, ce qui représente pourle management une démarche delongue haleine, en attendant qu’arri-vent massivement les générations Yet Z beaucoup moins portées, pense-t-il, sur la contestation et enclines àse mouler dans cette nouvelle formede mise au travail plus individuali-sante où chacun œuvre en concur-rence avec les autres, au rythme desévaluations permanentes de ses qua-lités, même s’il s’agit d’un cadre res-trictif et contraignant.Pour les autres il aura fallu chercherà opérer une sorte de métamorphoseidentitaire : d’abord une phase parti-cipative, dans les années 1980, où, àtravers toutes sortes de cerclesd’échange, de groupes ad hoc, demobilisations autour de la culture del’entreprise, de son identité, de sesmissions, le management a cherchéà les convaincre de la légitimité et del’efficacité du nouveau modèle, endistillant une philosophie du consen-

sus. Il aura ensuite fallu une phase deproduction de « valeurs morales »dans les années 1990 (avec les charteséthiques, codes déontologiques,règles de vie), destinées à définir lesalarié vertueux, celui qui a sa placedans l’entreprise : c’est-à-dire le sala-

rié flexible, disponible, mobile, loyalenvers sa direction et sa hiérarchie,qui vise l’excellence, s’engage à fonddans son travail et accepte de seremettre en question, de prendre desrisques ; celle enfin, dans les années2000, d’une sollicitation plus narcis-sique qui invite les salariés à décou-vrir qui ils sont vraiment, ce qu’ilsdésirent vraiment, en relevant lesmultiples défis fixés par le nouveaumanagementPour les aider face à ces exigences éle-vées, les directions des ressourceshumaines seront présentes pouraccompagner les salariés et les assis-ter dans tous les domaines de leur vieprivée, afin qu’ils puissent arriver l’es-prit libre à leur travail pour s’y adon-ner dans les meilleures conditions.

désTAbILIsATIon dEs sALARIésMais le management ne peut se satis-faire des germes qu’il sème dans lesesprits pour asseoir l’emprise qu’ilestime indispensable, il lui faut s’as-surer hic et nuncque les salariés, quelque soit leur état d’esprit, se mobili-sent pour travailler selon les modali-tés, les méthodes et les procéduresrequises car elles les façonneront àleur tour et accéléreront leur méta-morphose identitaire. Un processusde précarisation subjective prendalors la relève pour assurer le consen-tement des salariés.La précarisation subjective aboutit,comme la précarisation objective, àdéstabiliser les salariés de sorte qu’ilsse sentent en permanence sur le fildu rasoir et sont contraints de se rabat-tre sur les procédures, les méthodesstandards, les bonnes pratiques vou-lues par leur direction comme sur unebouée de sauvetage. La précarité objective est un moyencoercitif efficace. On le sait. Ceux qui

sont en emploi précaire ne sontenclins ni à critiquer, ni à chercher àimposer leurs aspirations, valeurs etconvictions. Ils espèrent, en majorité,une stabilisation dans l’emploi, etcomprennent vite qu’il vaut mieux seconformer strictement à ce que l’onattend d’eux, apprendre même àdevancer les attentes de leur hiérar-chie. Les salariés précaires sont paressence plus faciles à manœuvrer,contraindre et convaincre.Mais si le nombre de salariés précairesaugmente régulièrement, (il avoisineles 15 %), 80 % des salariés sont enContrat à durée indéterminée (CDI)ou bénéficient d’un statut de fonc-tionnaire. Il est moins aisé d’exercersur eux l’emprise qui les obligera àappliquer les procédures, les bonnespratiques décidées pour lui.La politique de changement perma-nent a pour fonction de déstabiliserles salariés stables, et de les rappro-cher des précaires. Le changementperpétuel leur fait perdre une partiede leurs repères, ainsi que la confiancequ’ils ont dans leur savoir-faire. Il metà mal leur professionnalité, leur expé-rience. Le changement permanentprend la forme de restructurationsincessantes, de réorganisations sys-tématiques de services, de recompo-sitions continues des métiers, defusions de départements, d’externa-lisations, de redéfinitions de missions,de changements accélérés de logi-ciels, de mobilités systématiquesimposées, de déménagements, enbref la forme d’un flot constant debouleversements qui ont toujourspour raison officielle d’adapter lesentreprises à leur environnement. Perdus dans la tourmente de ces bou-leversements multiples, déboussoléset débordés, les salariés voient leurexpérience invalidée, leurs compé-tences, leurs savoirs frappés d’obso-lescence. Ils ont, tels des apprentis,en permanence à s’adapter, à décou-vrir les modalités nécessaires pourmaîtriser leur activité, et dès qu’ils yparviennent, tout est à recommen-cer, ce qui crée des situations de réelépuisement professionnel On assiste à un paradoxe dérangeantqui veut qu’au moment où on endemande de plus en plus aux salariés(excellence, engagement total et prisede risque), face à un travail de plus enplus complexe, on les plonge artificiel-lement dans un état de fébrilité, dequasi-incompétence qui rend leur acti-vité bien plus difficile et angoissante. n

*Danièle Linhart est sociologue.Elle est directrice de recherchesémérite au CNRS.

« Les salariés ont à mobiliser leurintelligence en la soumettant à la logique

extrêmement codifiée de méthodesconçues en négation de leur intelligence,

pour trouver sans cesse des solutionsorganisationnelles à un travail de plus

en plus complexe. »

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famille, leurs enfants. Car aujourd’hui,aucun contrat de travail ne protègevéritablement les salariés.Quand, par exemple, un travailleurde la métallurgie ou du commercechange d’entreprise, de secteur pro-fessionnel, en cas de licenciement, demobilité choisie, ou de reconversion,il court le risque que son diplôme, sesqualifications reconnues dans sa

branche (contrat de qualification pro-fessionnelle…), son ancienneté, sonsavoir-faire – acquis dans son entre-prise ou attestés par une validationdes acquis de l’expérience (VAE) – nesoient pas pris dans son nouvelemploi. Il repart de zéro, c’est-à-direle plus souvent au salaire minimuminterprofessionnel de croissance(SMIC), sans qualification reconnue,sans prise en compte de son expé-rience professionnelle, sans évolu-tion et promotion professionnelles.

LE CoMPTE PERsonnELd’ACTIVITé Le compte personnel d’activité pour-rait constituer le support de la recon-naissance de ce nouveau droit indi-viduel, portable, transférable etopposable à l’employeur, garanti col-lectivement. Pour cela il doit être lapropriété exclusive de la personne,complété par lui et validé par l’em-ployeur qui reconnaîtra ainsi les qua-lifications acquises à la fois en milieuprofessionnel et en formation profes-

sionnelle continue. Cela constitueraun acquis transférable dans labranche, puis au-delà, quel que soitle secteur professionnel. Cette pro-position donne du contenu à l’entre-tien professionnel désormais renduobligatoire par la loi du 5 mars 2014.Cela facilitera aussi une gestion pré-visionnelle des emplois favorisant ledéveloppement de l’activité et nonles plans de licenciements des entre-prises, une construction partagée duplan de formation des entreprisesavec les représentants élus des sala-riés, un effort de solidarité des grandesentreprises en matière d’offres decontrats d’apprentissage ou de pro-fessionnalisation. Cela ouvrira desdébouchés pour ces jeunes formés,notamment au bénéfice des pluspetites entreprises, une meilleureprise en compte de la responsabilitésociale des grandes entreprises « don-neurs d’ordre » envers les salariés dela sous-traitance, une véritable priseen compte de la transmission dessavoirs professionnels au sein desentreprises, des branches…L’attractivité de la formation tout aulong de la vie, son accès au plus grandnombre et en particulier aux actifsqui en bénéficient le moins (ouvriers,employés des grandes comme despetites entreprises, cadres des petiteset moyennes entreprises, salariés enprécarité, femmes à temps partiel…)seront renforcés par l’assurance de lareconnaissance des qualificationsacquises. Cette proposition constitueune étape vers une véritable obliga-tion de former incombant auxemployeurs, une mutualisation desmoyens financiers des grandes entre-prises vers les plus petites et un déve-loppement harmonieux de tous lesterritoires. Le travail est notre richesse,il doit permettre le progrès social etl’émancipation de tous les travail-leurs. n

*Catherine Perret est membre dubureau confédéral de la CGT.

PAR CATHERINE PERRET*

L a reconnaissance du parcoursprofessionnel de chacun estnécessaire, quelle que soit la

nature du contrat de travail. En effet,la CGT constate qu’il est urgent d’al-ler vers une sécurisation de la per-sonne tout au long de son parcoursprofessionnel, ce qui est fondamen-talement différent de la sécurisationdes parcours conduisant à l’optimi-sation de l’employabilité des per-sonnes, projet porté par le patronatet mettant à mal droits sociaux etgaranties collectives. On ne peut quefaire le constat qu’aujourd’hui le par-cours professionnel de nombreuxactifs est jalonné de périodes alter-nant emploi, formation, chômage,reconversion, mobilité… Il peut êtrechaotique. Sécuriser devient uneabsolue nécessité en prenant encompte les besoins et les attentesindividuels. Ce n’est possible qu’enopposant la responsabilité collectivedes pouvoirs publics et du patronat.

LA REConnAIssAnCE dEs QuALIFICATIonsLa CGT propose une « sécurité socialeprofessionnelle » qui, sur le modèle dela sécurité sociale instituée voilàsoixante-dix ans, protège les salariéstout au long de leur parcours profes-sionnel, de la formation initiale jusqu’àla retraite. Cela passe par l’identifica-tion des acquis et des qualifications,leur reconnaissance, en particulierdans la progression du salaire, dansles grilles de classifications, dans l’évo-lution du poste de travail. Il faut doncobtenir que la reconnaissance des qua-lifications soit transférable d’un métierà l’autre, au niveau d’une branche puisplus largement dans tous les secteursprofessionnels. Il faut mettre fin à l’in-stabilité liée au contrat de travail quià tout moment peut être rompu et ainsipermettre aux jeunes et, plus large-ment, à tous les salariés de construiredes perspectives de vie pour eux, leur

ALLER VERs LA séCuRITé soCIALEPRoFEssIonnELLE, unE uRGEnCE !alors que la loi dite « travail » a été promulguée sans vote cet été, laConfédération générale du travail (Cgt) se mobilise pour son abrogation etempêcher sa mise en œuvre dans les entreprises. Elle propose au contrairede gagner des droits nouveaux pour tous les travailleurs au-delà du salariat.

« Le travail estnotre richesse,

il doit permettre le progrès social

et l’émancipationde tous les

travailleurs. »

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des salariés, des tensions, des collec-tifs et des solidarités qui disparaissent.

L’AnALysE du TRAVAIL RéELConcernant le travail lui-même, il sedégrade également car les collectifs demétier, l’entraide et la coopération,indispensables pour faire face auximpondérables et aux difficultés dutravail réel, ne fonctionnent plus.L’analyse du travail réel montre que,dans les équipes, l’encadrement aperdu toute crédibilité. Lorsqu’uncadre est nommé avec un nouveauprojet, les salariés ne sont pas dupes,ils savent très bien que deux ou trois

ans plus tard, un autre cadre seranommé avec ses priorités et son pro-jet. En conséquence, ils n’accordentplus aucune légitimité aux encadrantsqui se succèdent. Ceux-ci ne bénéfi-cient pas du soutien de leur hiérarchieet ne peuvent compter sur la recon-naissance souhaitée en retour de leurengagement dans le travail.Ces politiques sont également géné-ratrices d’une charge de travail « sansintérêt ni valeur ajoutée », faire etdéfaire en permanence conduit à uneperte de sens et à une démotivationà tous les niveaux. Paradoxalement,

les réorganisations constantes s’ins-crivent souvent dans un objectif glo-bal de suppressions de postes au pré-texte qu’une meilleure organisationpermettrait d’optimiser les moyenset donc de supprimer des emplois.On aboutit alors à des situations d’in-tensification du travail avec des objec-tifs de réduction d’effectifs qui sontégalement source de dégradation del’état de santé des salariés. Dans cecontexte, certaines entreprises vontjusqu’à prôner la coopération commeune injonction, culpabilisant les sala-riés victimes de ces pratiques et ren-forçant encore les situations de mal-être au travail.

dE nouVEAux dRoITs PouR LEs sALARIésCes stratégies patronales – au servicedes intérêts financiers – doivent êtredénoncées et contrées. Partir du tra-vail réel, tel qu’il est vécu par les sala-riés eux-mêmes, permet de démontrerles effets destructeurs de ces pratiques.Pour y répondre, il est indispensabled’accorder de nouveaux droits aux sala-riés leur permettant d’agir, non seule-ment sur les orientations économiquesde leurs entreprises, mais aussi sur ladéfinition des priorités, sur la conduitedes projets, sur les stratégies managé-riales, sur la façon de travailler. Au-delà,il s’agit d’instaurer une nouvelle formede gouvernement dans les entreprises,fondée sur la concertation, où chacundoit pouvoir participer à la définitiondes objectifs, à l’organisation et auxconditions de réalisation du travail.n

*Pascale Soulard est ergonome. Elleest membre du secteur Travail du PCF.

PAR PASCALE SOULARD*

L a précarité dans le travail au quo-tidien est le résultat d’une stra-tégie qui se traduit par des réor-

ganisations constantes, des politiquesde mobilité imposée, des révisions depriorités constantes, des déménage-ments… ce que Danièle Linhart appellela « précarité subjective ». Véritable stra-tégie patronale, ces pratiques visent àdétruire les collectifs de travail, à faireobstacle aux mobilisations collectives.Elles s’inscrivent dans une logique d’in-dividualisation qui touche toutes les

classes de la société. Ainsi, le recoursau référendum instauré dans la loi ElKhomri relève de cette logique oùchaque travailleur est contraint de don-ner son avis individuellement, pourdéfendre ses intérêts particuliers aumépris de l’intérêt collectif. Il s’agitd’une stratégie politique qui engendrede graves régressions sociales, quidétourne le dialogue social sur desquestions qui, au mieux, relèvent de ladéfense des acquis, et empêche touterevendication de progrès. Sur les lieuxde travail, ces stratégies se traduisentpar une dégradation de l’état de santé

« Le recours au référendum instauré dans la loi El Khomri relève de cette logique

où chaque travailleur est contraint de donner son avis individuellement, pour

défendre ses intérêts particuliers au mépris de l’intérêt collectif. »

unE sTRATéGIE PATRonALE dEsTRuCTRICEau-delà de la précarité de l’emploi, reposant sur un fort taux de chômage et setraduisant par des stages à répétition, des contrats à durée déterminée, dutemps partiel subi, etc., la précarité s’instaure dans le travail au quotidien.

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auquel cesse la scolarité obligatoire, nien tout cas à quinze ans. Cependant,la majorité des États tarde encore à ali-gner ces deux curseurs.Dans les pays les plus touchés, la luttecontre le travail des enfants repose surdeux conditions essentielles : l’amélio-

ration des revenus et des conditions devie des travailleurs adultes et le déve-loppement des systèmes éducatifs.Sans ces deux piliers – et l’OIT parled’expérience –, l’éradication semblebien hypothétique.Au-delà des obligations qui reviennentaux États qui doivent se mettre enconformité avec les conventions surleur territoire, une partie de la solutionrepose aussi sur un accompagnementdes pays concernés.

AIdE Au déVELoPPEMEnT,PRoJETs dE CooPéRATIonET dE soLIdARITéSi l’éducation et la formation sont àl’évidence des moteurs essentiels dudéveloppement social et économique,elles exigent des investissements. Dansde nombreux pays, les systèmes édu-catifs sont exsangues. Pour beaucouptrop d’enfants, les possibilités d’accèsà l’éducation s’arrêtent au niveau duprimaire. Dans les faits, l’école pourtous n’existe pas et les populations lesplus pauvres, notamment dans leszones rurales, n’y accèdent pas. Dansce domaine, comme dans tant d’au-tres, l’aide au développement, les pro-jets de coopération et de solidarité serévèlent indispensables.Au nom des différences de situation,l’OIT a, en plus de la convention 138,adopté en 1999 la convention 182 surles pires formes de travail de l’enfant.Il est sans doute juste de prôner en lamatière une démarche progressive, tant

les mesures abruptes peuvent s’avérercontre-productives ou tout simplementimpossibles à mettre en œuvre. On aainsi vu par le passé des campagnes deboycott de tel pays sur telle productiondéplacer le phénomène de l’exploita-tion au lieu d’y apporter une solution.

En Ouzbékistan, par exemple, unecampagne de boycott du coton lancéeil y a quelques années à l’initiative demultinationales américaines du textilen’a pas empêché d’autres multinatio-nales concurrentes de reprendre lesfournisseurs. Pire : de telles mesuresdéplacent l’exploitation des enfantslors des récoltes vers d’autres secteurs,non moins dangereux ou inadmissi-bles comme l’exploitation sexuelle. Lasolution passe donc par un accompa-gnement des pays concernés et par uneaide effective et conséquente au déve-loppement, ainsi que par l’améliora-tion du revenu des familles, donc parle respect d’un ensemble de droits sou-vent à construire.Les pays les plus affectés ne peuventrésoudre seuls le problème, mêmelorsqu’ils sont accompagnés par leBureau international du travail. Dansce domaine comme dans tant d’autres,l’aide au développement, les projetsde coopération et de solidarité se révè-lent indispensables, mais sont trop sou-vent insuffisants ou mal déployés. Lespays développés doivent prendre touteleur part dans cet effort de financementet de mise en œuvre car l’objectifdemeure : le travail des enfants doitêtre éradiqué. n

*Bernard Thibault est membre duconseil d’administration del’Organisation internationale du tra-vail et ancien secrétaire général de laConfédération générale du travail.

PAR BERNARD THIBAULT*

Il y a près de cent ans, en mettantsur pied l’Organisation internatio-nale du travail (OIT), les États

convenaient qu’ « une paix universelleet durable ne peut être fondée que surla base de la justice sociale ». Plus tard,en 1944, ils affirmaient « la primautédes aspects humains et sociaux sur lesconsidérations économiques et finan-cières ».Plus de cent quatre-vingtsconventions internationales du travailsont censées contribuer à promouvoirle progrès social à l’échelle du monde.Leur mise en œuvre se heurte tant àl’absence de volonté politique des Étatsde les mettre réellement en applica-tion sur leur territoire qu’à l’insuffi-sance des moyens confiés à l’OIT pourremplir son mandat.

un déFI à RELEVER : LE CoMbAT ConTRE LE TRAVAIL dEs EnFAnTsLa situation du travail des enfantsillustre l’ampleur du défi qui reste àrelever. À l’occasion de la Journée mon-diale contre le travail des enfants, le12 juin 2015, l’OIT déclarait : « Le nom-bre global d’enfants en situation de tra-vail s’élève à 168 millions. Plus de lamoitié, c’est-à-dire 85 millions, effec-tuent des travaux dangereux. Cette per-sistance du travail des enfants prendses racines dans la pauvreté et lemanque de travail décent pour lesadultes, le manque de protectionsociale et une incapacité à s’assurerque tous les enfants fréquentent l’écolejusqu’à l’âge minimum d’admission àl’emploi ou au travail. »Deux conventions fondamentales del’OIT portent sur le travail des enfantset les pires formes de travail des enfants.L’organisation s’est en effet donné trèstôt l’objectif d’éradiquer cette pratique.Le travail des enfants a ainsi reculé deprès d’un tiers depuis les années 2000mais demeure un fléau à combattre.La convention 138 met l’accent sur larelation étroite entre l’éducation et l’âgeminimum d’admission à l’emploi ouau travail. Elle déclare que l’âge mini-mum ne devra pas être inférieur à l’âge

« On a ainsi vu par le passé des campagnes de boycott de tel pays

sur telle production déplacer lephénomène de l’exploitation

au lieu d’y apporter une solution. »

dEs MILLIons d’EnFAnTs TRAVAILLEnTLes modalités actuelles qui régissent le commerce international mécon-naissent largement les droits sociaux au point d’accroître la précarité et lechômage partout dans le monde. La mise en concurrence généralisée destravailleurs par le moins-disant social entraîne parfois la négation desdroits de l’homme les plus élémentaires, dont ceux des enfants.

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direction de), Atlas mondial desfemmes. Les paradoxes de l’émancipa-tion, coédition Autrement/INED,2015). Le taux d’activité des femmesest très variable selon les pays, lesrégions ou les catégories sociales, sanscompter les freins, voire les ventscontraires, qui ne manquent pas dese manifester. [...]

Depuis plus de trois décennies lesfemmes font les frais du tournant néo-libéral, et surtout de la remise encause des services publics et de l’État

social, à trois titres. D’abord commetravailleuses de ces secteurs, toutcomme leurs collègues masculins,elles font face à une dégradation deleurs conditions de travail, voire à ladisparition pure et simple de leuremploi sous l’effet de la privatisationou des mouvements de compressionde personnel. Ensuite, comme béné-ficiaires de certains programmessociaux en voie de détérioration oude disparition : disparition de certains

services de « garde » des enfants dansles pays de l’Est européen, remplace-ment du welfare par le workfare dansplusieurs pays, etc. Enfin, commesubstituts aux services publics défail-lants, les femmes doivent assumerune part croissante de la prise en

charge des personnes dépendantes(enfants, personnes âgées, personneshandicapées, personnes malades).

Les femmes qui sont affectées à cestravaux sont en outre de plus en plussouvent des migrantes venues de payspauvres. Il faut donc prendre encompte, dans l’analyse des change-ments intervenus, cette « chaîne inter-nationale du care », qui se traduit parl’arrivée massive de femmes venant,selon les pays de destination, duMaghreb, d’Afrique subsaharienne,de Turquie, des pays de l’Est euro-péen, d’Amérique latine ou d’Asie duSud-Est, notamment des Philippines.Dans les pays « riches », ces femmesprennent en charge une part crois-sante des travaux liés aux soins, à lasollicitude et, plus largement, à l’en-tretien des personnes et des locaux.Elles travaillent au domicile desménages des catégories supérieures,voire moyennes, comme femmes deménage, baby-sitters, aides auprès depersonnes âgées ou travailleuses sala-riées, presque toujours mal rémuné-rées, mais aussi dans les hôpitaux,maisons de retraite ou hôtels, sanscompter celles qui vendent des ser-vices sexuels (Jules Falquet, HelenaHirata, Danièle Kergoat, BrahimLabari, Nicky Le Feuvre, Fatou Sow(sous la direction de), Le Sexe de lamondialisation. Genre, classe, race et

nouvelle division du travail, Pressesde Sciences Po, 2010).Les freins et les vents contraires vien-nent d’une part de ceux qui cherchentà brider la liberté reproductive et l’au-tonomie personnelle des femmescomme à encadrer leur accès à l’édu-

PAR ROLAND PFEFFERKORN*

A u regard de la loi, en Francecomme dans nombre d’autrespays, les femmes semblent à

présent être les égales des hommes,ce qui était loin d’être le cas pendanttrès longtemps. Le droit de vote n’aété obtenu qu’en 1944, en France,quelques décennies après les cam-pagnes menées par les féministes dela fin du XIXe et du début du XXe siè-cle, alors qualifiées de « suffragettes ».

Au cours des années 1970-1976, laseconde vague du mouvement desfemmes a rendu possibles des avan-cées quant au droit des femmes à dis-poser de leur propre corps : elle anotamment permis de rendre effectifle droit à la contraception voté enFrance en 1967 et d’arracher la dépé-nalisation de l’interruption volontairede grossesse, votée une première foisen 1975, sous conditions et à titre pro-visoire pour cinq ans, définitivementfin 1979. Le mouvement des femmesa, de même, contribué à la modifica-tion des régimes matrimoniaux etparentaux. La scolarisation massive desfilles, le développement de l’activitéprofessionnelle des femmes et la maî-trise de la fécondité ont participé struc-turellement à la transformation des rap-ports entre les femmes et les hommesau cours des dernières décennies.

Cependant, des inégalités persistentdans de très nombreux domaines,dans la sphère privée comme dansl’espace public ou l’activité profes-sionnelle (pour la France, un bilansynthétique est proposé par Alain Bihr,Roland Pfefferkorn, Hommes-Femmes,quelle égalité ?, Éditions de l’Atelier,2002 ; pour une synthèse internatio-nale, voir Isabelle Attané, CaroleBrugeilles et Wilfried Rault (sous la

« depuis plus de trois décennies les femmes font les frais du tournant

néolibéral, et surtout de la remise en causedes services publics et de l’État social. »

« Certains milieux libéraux, qui se présentent parfois comme

“postféministes“ et qui s’appuient sur l’idéeque l’égalité serait d’ores et déjà advenue,

se dressent plus particulièrement contre l’émancipation des femmes

du monde populaire. »

unE éGALITé RéELLE EnCoRE à GAGnERC’est au cours de la seconde moitié du XXe siècle que la lente marche versl’égalité entre les hommes et les femmes a commencé à modifier la situa-tion de ces dernières à l’intérieur des formations sociales capitalistes« développées ».

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IER cation, à la formation et à l’emploi.

D’autre part, certains milieux libé-raux, qui se présentent parfois comme« postféministes » et qui s’appuientsur l’idée que l’égalité serait d’ores etdéjà advenue, se dressent plus parti-culièrement contre l’émancipationdes femmes du monde populaire. Àles entendre, les luttes féministesauraient porté leurs fruits et les iné-galités statistiques que l’on peutencore constater entre les hommeset les femmes seraient appelées à dis-paraître sous l’effet de l’évolution« naturelle » des sociétés occidentales.Ce présupposé leur permet de reje-ter l’idée d’une lutte toujours néces-saire pour avancer vers l’égalité.De tels points de vue sont exprimésdans les magazines ou sur les plateauxde télévision, parfois avec une rhéto-rique explicitement sexiste, le plussouvent de manière insidieuse. Lesinégalités résiduelles ne seraient plusqu’anecdotiques ou alors ne concer-neraient que le monde populaire etplus précisément les populations ori-ginaires de pays à tradition musul-mane, un ailleurs globalement consi-déré comme rétrograde ou barbare.

Cette racisation du sexisme s’effec-tue principalement en considérantles violences sexistes comme spéci-fiques aux groupes stigmatisés etcomme relevant du culturel. Cetteforme d’antiféminisme larvé s’accom-pagne en outre, depuis quelquesannées, de la montée de prises deposition clairement racistes. Le« débat » politico-médiatique sur levoile conduit à réduire le sexisme ordi-naire des Français « sans origine » àpeu de chose, seuls les migrants ori-ginaires de contrées musulmanes, ouleurs descendants, étant, aux yeux decertains, concernés par des pratiquespatriarcales insupportables (voirNilüfer Göle, Musulmans au quoti-dien. Une enquête européenne surles controverses autour de l’islam, LaDécouverte, 2015 ; l’enquête de ter-rain conduite de 2009 à 2013 dansvingt et une villes européennes par lasociologue Nilüfer Göle propose unemise en perspective remarquable quibouscule les idées reçues, elle sou-ligne la diversité et la complexité despratiques ; voir aussi JacquelineHeinen, Shara Razavi, « Religion etpolitique. Les femmes prises au

piège », Cahiers du genre, hors-série,L’Harmattan, 2012).

Le mouvement vers une égalité réelleentre hommes et femmes apparaîtbien comme partiel et contradictoire,les avancées en droit et en fait étantcontrebalancées par des stagnations,voire des reculs. Il suffit de penser àl’activité professionnelle des femmesau regard de celle des hommes, à laquestion dite de la « conciliation »entre vie professionnelle et vie fami-liale, à la situation des femmes dansl’espace public, dans la vie politiqueou à celle des violences faites auxfemmes. n

*Roland Pfefferkorn est sociologue.Il est professeur de sociologie à l’uni-versité de Strasbourg.

Texte extrait de Genre et rapportssociaux de sexe, postface deCatherine Vidal, 3e édition revue etaugmentée, coédition Page deux,Lausanne, Syllepse, Paris, octobre2016, 148 pages [1re éd. 2012], repro-duit avec l’aimable autorisation del’auteur.

s’impliquent sincèrement dans leurtravail. Cela explique la forte produc-tivité observée en France, mais exigeen retour la reconnaissance du tra-vail accompli, rarement satisfaisante.

Et, par ricochet, les difficultés nées dece manque de reconnaissance et dela perte de sens au travail ont des

conséquences économiques, socialeset politiques.Sur le plan économique d’abord, ondécompte un coût direct lié aux mala-dies professionnelles et aux accidentsdu travail. Ainsi, les accidents du tra-vail seuls conduisent à ce que laSécurité sociale finance 37,5 millionsde jours en équivalents temps plein(ETP). Surtout, le mal-être et les mau-vaises organisations du travail créentbon nombre des atteintes à la santé :accidents corporels, infarctus, dépres-sions et autres maux qu’il est difficilede faire reconnaître en tant que mala-dies professionnelles. Au-delà du coûtsur la santé et sur notre système deprotection sociale, un autre coût éco-nomique est à faire valoir, celui lié àl’activité de l’entreprise. Dans l’éco-nomie actuelle, l’implication des sala-riés et leur motivation sont des fac-teurs primordiaux de compétitivité

PAR ANNIE DAVID*

d epuis des décennies, nous necessons de parler de l’emploi,ce qui est justifié du fait de la

tragédie du chômage, mais ce faisant,nous négligeons le travail. Nous nionsce qu’il apporte aux femmes et auxhommes qui l’exercent. Le travail peutet doit être facteur de santé. Une santéentendue comme la capacité des indi-vidus à agir, tant sur le plan écono-mique en produisant que sur le plansocial ou sociétal en s’affirmant dansla société. Or, en individualisant lesrelations dans l’entreprise et en limi-tant le sens du travail, lu au traversdu seul prisme de la production éco-nomique court-termiste, on a laissése développer mal-être et souffranceau travail. Et ce d’autant plus que nosconcitoyennes et nos concitoyens

PouR un EnGAGEMEnT PoLITIQuE ETInsTITuTIonnEL suR LA sAnTé ET LE TRAVAILL’organisation du travail joue un rôle décisif dans la préservation de lasanté des salariés. Le législateur doit s’emparer de cette question et créerles conditions d’un travail émancipateur.

« Lareconnaissance

du syndromed’épuisement

professionnel seraitune avancée

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et d’innovation. Or, si l’on néglige laressource principale de l’entreprise,à savoir les salariés, c’est la santé éco-nomique de l’entreprise et du paysqui est mise à mal.

REPEnsER L’InTERVEnTIondEs PouVoIRs PubLICs dAns L’EnTREPRIsEDans un contexte où nous combat-tons le chômage et cherchons à créerde la croissance, nous ne pouvonsnégliger le travail et la manière dontil est organisé dans les entreprises.D’autant que les tensions nées du tra-vail ne disparaissent pas sitôt passé laporte de l’entreprise et ont des consé-quences sociales et politiques, contri-buant à la distension du lien social, àl’isolement, aux incivilités. Aussi, lesenjeux liés à la reconnaissance du tra-vail dépassent largement le cadre del’entreprise. Ils invitent à repenser lamanière dont les pouvoirs publicsinterviennent sur ces questions, ils lesinvitent à ouvrir plus largement laporte des entreprises. D’abord, l’in-tervention des préventeurs doit êtrerevue pour prendre en compte lesmaladies d’ordre psychique ; à ce jour,sur 50 000 maladies professionnellesreconnues par an, seules 300 le sontau titre de maladies psychiques. Lareconnaissance du syndrome d’épui-sement professionnel serait en celaune avancée intéressante, car ce quemontre le développement des mala-dies psychosociales ou des atteintesmusculosquelettiques, c’est bien quel’organisation du travail, plus que sanature, peut être à l’origine de souf-frances.Au-delà des préventeurs et des inter-venants traditionnels (syndicats,médecins du travail, employeurs), ilconvient d’impliquer les pouvoirspublics sur ces questions. Il s’agit deréfléchir à la manière de reconnaîtrele travail réel, y compris au niveaulégislatif, de le faire entrer dans ledébat politique et de le reconnaîtrecomme un enjeu de performance col-lective et un enjeu social. Prenons

l’exemple de la mise en place de latarification à l’activité (T2A), décisionhautement politique, et de ses effetssur le travail des infirmières et desinfirmiers. En ne prenant en compteque la valeur économique de l’actemédical, on omet les nécessairestemps de transmission, les coopéra-tions entre collègues, la prise encharge relationnelle des patients.Outre les contraintes de temps, lesinfirmières et les infirmiers sont sou-mis à une perte de sens de leur tra-vail, car elles et ils n’ont plus la pos-sibilité de l’effectuer correctement etfinalement, comme tant d’autres sala-

riés du secteur privé qui ont le senti-ment d’un travail « ni fait, ni à faire »,elles et ils y laissent leur santé ! C’estbien pour cela qu’il est temps de s’em-parer de la question du travail : lesdécisions politiques ne doivent pasaboutir à dégrader les conditions devie de nos concitoyennes et de nosconcitoyens, ni la cohésion sociale,ni même la santé publique ! L’effet surla collectivité justifie bien que nousnous mobilisions pour replacer laquestion du travail au centre despréoccupations politiques.Par ailleurs, avec l’essor du numé-rique, il me semble nécessaire égale-ment de remettre du collectif dans lesorganisations de travail et de lesrepenser, notamment les techniquesde management actuelles qui ne s’in-téressent qu’à l’atteinte d’objectifs,guidés par les gains financiers sou-haités et sans considération de l’étatdans lequel elles laissent les res-sources, qu’elles soient humaines ounaturelles. Si les femmes et leshommes politiques interviennent sur

l’influence du travail dans le dévelop-pement durable, comment ne pasintervenir sur son effet sur la santédes salariés ?Pour conclure, je dirais qu’il est impé-ratif aujourd’hui de reconnaître le tra-vail comme un levier potentiel desanté, de lui reconnaître son rôleémancipateur, garant du lien socialet créateur de valeur, tant sur le planéconomique que social ! Il nousrevient de manière impérative ausside comprendre ce qu’est et ce quepeut être le travail, comprendre ledécalage entre le travail réel et le tra-vail prescrit. Comprendre la différence

entre qualité, quantité, performanceprofessionnelle, sans la confondreavec la performance économique, ledéni du travail bien fait, la précarisa-tion subjective, au-delà de la préca-risation réelle, qui déstabilise et mal-mène les salariés. Il est temps enfinde s’interroger sur la dévalorisationdu travail par la financiarisation denotre économie, sur le travail humainqui doit être au centre du développe-ment social, alors qu’il est devenu lavariable d’ajustement ! L’engagementpolitique et institutionnel doit être aurendez-vous des questions d’organi-sation du travail, qui est en cause dansles souffrances au travail subies partant de femmes et d’hommes chaquejour ; ces souffrances doivent êtrerésolues en mettant autour de la tableune grande variété d’acteurs, y com-pris politiques. n

*Annie David est sénatrice (PCF) de l’Isère. Elle est membre de la commission des affairessociales.

« Si l’on néglige la ressource principale de l’entreprise, à savoir les salariés, c’est

la santé économique de l’entreprise et du pays qui est mise à mal. »

La culture dansl’entreprise :quel dialoguepossible ? parjean-MichelLeterrier. Àretrouver dansle n°20 de votrerevue (octobre2012).

Le travail, un sujetabordé dans cenuméro consacréaux ateliers defabrication numérique. (n°40,octobre 2014).

À télécharger sur :http://projet.pcf.fr

retrouvez aussi chaque trimestre dans Progressistesde pertinents articles surl’organisation du travail.http://progressistes.pcf.fr

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menter et naturaliser des injonctionspolitiques, quelles sont les pistes dis-ponibles ?

dEs CoMPRoMIs TACTIQuEsAux EFFETs duRAbLEsSur le plan tactique, on hérite de plu-sieurs accommodements pragma-tiques historiquement situés, dont ladéfense apparaît comme un moindremal au moment de leur remise encause brutale. Le plus caractéristiqueest le « compromis fordiste » : enéchange de la paix sociale, les organi-sations syndicales ont obtenu desgaranties collectives, notamment enmatière de rémunération. Il s’agissait

en particulier de faire correspondre« le titre et le poste ». Mais le prix àpayer est très élevé : la question pour-tant centrale de l’organisation du tra-vail a ainsi été largement évacuée. Cepoint a été souligné avec force il y avingt ans par Bruno Trentin, syndica-liste et chercheur italien. La loi de 1971sur la formation professionnelle en estsymptomatique : certes, de nouveauxdroits sont instaurés, et ils sont accom-pagnés de cotisations sociales nou-velles ; mais l’entreprise est égalementconsacrée comme le lieu le plus légi-time pour décider des modalités et desobjectifs (donc des publics) de la for-mation. Les organisations syndicalesproches du projet communiste ontproduit d’abondantes analyses sur cesquestions de formation, dont on auraittort de se priver.

D’autres compromis conduisent ànégliger l’enjeu de la qualité du travailau profit de l’emploi. Le compromismacroéconomique d’abord. De façontout à fait remarquable, la demande,largement partagée à gauche, de poli-tiques de relance keynésienne reflète

le succès de « l’impératif » de crois-sance du sacro-saint produit intérieurbrut. Parfois même, on peut s’égarerdans « l’impératif » de la compétitivité,dérivant de « l’impératif » de la mon-dialisation. S’ensuit le compromis surl’agenda d’ « investissement social ».Qui saurait en effet résister aux sirènesde « l’économie de la connaissance »,dans laquelle la « formation tout aulong de la vie » est appelée à jouer unrôle fondamental ? Enfin, dans lecontexte français en particulier, nousavons pu nous engluer dans un com-promis « républicain ». Ce dernier estle plus difficile, car le plus incons-cient… il nous conduit à alimenter l’il-

lusion méritocratique, pilier de la« République ». Celle-ci contribuegrandement à légitimer un ordre socialviolent, marqué par un déclassementmassif et la répartition de positionssociales dès le plus jeune âge.Croissance, compétitivité, mérite :cette trinité semble harmonieuse.

Ces tactiques ont durablement mar-qué les priorités politiques, et nousont cantonnés dans des posturesdéfensives des conquis sociaux. Laquestion de la qualité du travail pourtoutes et tous reste donc entière, ellele sera encore plus le grand soir à l’is-sue duquel aura été obtenue la réduc-tion massive du temps de travail per-mettant d’atteindre le plein-emploi.Or la construction collective d’unecontre-hégémonie est encore unimmense chantier. Heureusement,les pistes sont nombreuses, notam-ment parmi les sociologues du travailet les économistes hétérodoxes. Onretiendra deux perspectives particu-lièrement prometteuses, correspon-dant aux trois ordres de qualificationsi souvent confondus.

PAR JOSUA GRÄBENER*

LE ChôMAGE (dEs JEunEs),CET AssoMMAnT REFRAIn« Répondre au chômage des jeunes » :un mot d’ordre qui fait consensus surla scène politique française, par-delàles clivages gauche/droite, y comprissouvent dans nos rangs. Mais atten-tion ! D’abord, « les jeunes » ne sont pasplus au chômage que les autres. Ce sontles jeunes actifs qui sont surexposés auchômage, à près de 24 %. Mais rapportéà l’ensemble de la tranche d’âge (si l’ontient compte de ceux qui sont enétudes), ce taux descend à 9 %. Ensuite,ce chiffre agrégé est traversé par de pro-fondes inégalités, notamment quant àla nature des emplois occupés, et sur-tout à la qualité des contrats de travail.Selon leur sexe, leur diplôme et doncleur origine sociale, mais aussi selonleur couleur de peau ou leur patro-nyme, « les jeunes » n’ont pas lesmêmes chances d’accéder à un contratà durée indéterminée (CDI) correcte-ment rémunéré, sanctionnant un tra-vail qualifié. Bref, « la jeunesse n’estqu’un mot ». Or, enfin, et surtout, cettequestion de la qualification du travailest largement éclipsée du fait mêmede la focalisation sur les seules ques-tions de l’emploi – ou plutôt de sonabsence. La conséquence est directeet saute aux yeux : la confusion entrequalification du travail, du poste et despersonnes est fréquente… alors mêmequ’elles ont fait l’objet de définitionssystématiques il y a soixante ans déjà,par exemple par Pierre Naville. Cela nedoit donc pas nous conduire à repren-dre en chœur avec les autres la doxadu marché du travail : « Il faut mieuxformer les travailleurs », notammentles chômeurs, et de surcroît lesjeunes…

Comment en est-on arrivé là ?Pourquoi la qualité du travail est-ellesi souvent absente des débats, mêmedans les organisations politiques pré-tendant à la représentation des tra-vailleurs ? Et surtout, après des décen-nies de tactiques politiques ayant,souvent malgré elles, contribué à sédi-

« une perspective communiste consisteau contraire à envisager une détermination

de la qualification des personnes par des collectifs de travailleurs. »

LE PARTAGE du TRAVAIL PénIbLE,un EnJEu dE JusTICE soCIALEavoir les yeux rivés sur la question du chômage et revendiquer le plein-emploi conduit parfois à oublier l’enjeu de la qualité du travail, au point delégitimer inconsciemment les effets pervers de la division sociale du travail.

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CoMMEnT ConsTRuIRE un ConTRE-PRoJETPRoGREssIsTE dAns unE soCIéTé VIoLEnTE ?Un premier axe de réflexion peutconsister à questionner le fétichismedu diplôme. Bien que ce levier d’ac-tion publique semble intuitif (« lesdiplômés sont moins au chômage queles autres ») et soit une solution defacilité, il est voué à l’échec en matièrede qualification de l’emploi car « cer-tifier n’est pas qualifier », comme lesoulignent les meilleurs spécialistesde la question, tels que FabienneMaillard. Autrement dit, il y a desconditions institutionnelles et poli-tiques à la reconnaissance des savoir-faire. Sans les prendre en compte, lafocalisation sur la formation ne faitqu’entretenir des inégalités sociales,qui affectent essentiellement les pro-létaires et les « racisés ». On leurréserve, quand il y en a, les emploisles plus pénibles, réputés « inévita-bles ». On invoque de belles et creusesformules magiques, à l’image de la« lutte contre l’exclusion » dont l’ef-ficacité ponctuelle est proportion-nelle aux effets idéologiques délétèresde long terme… on se résigne ainsi àchanger régulièrement, à la marge,l’ordre dans la file d’attente, selon lespriorités du moment.

Un deuxième axe de réflexion concerneles modalités de reconnaissance dessavoir-faire. Ici, les développementsdes chercheurs du Réseau salariat se

révèlent extrêmement féconds. Ils s’ap-puient sur un postulat de départ lucide :la création et la répartition de valeursdans un monde fini induisent des arbi-trages structurellement violents. Ce quidistingue le capitalisme du commu-nisme de ce point de vue, c’est la placeinégale accordée à la délibération col-lective, et donc aux stratagèmes quisont éventuellement nécessaires pourfaire oublier son absence. Sur le mar-ché du travail en effet, la violence dujugement de valeur est euphémisée : iln’y a qu’à acquérir des « compétences »et de l’« expérience ». Une perspectivecommuniste consiste au contraire àenvisager une détermination de la qua-lification des personnespar des collec-tifs de travailleurs. Parce qu’elles sontémancipées de la planification autori-taire des « besoins de formation » (selonles employeurs ou l’État stratège), cesdécisions collectives peuvent être dis-cutées par les premiers concernés, plu-tôt que par des élites.

déMoCRATIsERL’EnTREPRIsE ET, Au-dELà,déMoCRATIsER LE TRAVAILRendre le travail plus épanouissantpour toutes et tous implique donc detravailler deux nœuds essentiels. Lepremier nœud est la démocratie enentreprise et des leviers actuels per-mettant d’encourager l’autogestion.Le deuxième est celui de la divisiondu travail, dans le sillage d’AndréGorz. De ce point de vue, on a toutintérêt à se nourrir des réflexions

générées hors du cercle habituel desintellectuels organiques, voire horsd’un marxisme trop général. Parexemple, lors d’une intervention àNuit debout à Lyon au printemps2016, Baptiste Mylondo appelait expli-citement à un « grand programme dedestruction des emplois »… pénibles.Par sa provocation, il a mis en lumièreun impensé majeur à gauche, lié auxhéritages précédemment analysés.Cet impensé fait mal : c’est le postu-lat selon lequel il est juste que cer-taines personnes ne fassent que desactivités agréables, passionnantes,valorisées, tandis que d’autres fontdes activités pénibles, répétitives,dangereuses, sales, dévalorisées. Parcynisme, par lâcheté, mais surtoutpar habitude et routine, cet impenséest souvent refoulé à gauche. Or cetordre social, à l’efficience économiquepourtant largement contestée et ce,depuis longtemps (on renvoie à l’ex-cellent article de Stephen Marglin en1974 : « What do bosses do ? » [Quefont les patrons ?]), inhibe la démo-cratie dans l’enceinte de l’entreprise,et au-delà. Des millions de travail-leurs en souffrent au quotidien. Unequestion cruciale se pose alors à toutcommuniste voulant être cohérent :« Sommes-nous toutes et tous prêtspour le partage du travail pénible ? » n

*Josua Gräbener est politiste. Il estdoctorant en sciences politiques àl’université de Grenoble Alpes.

L’AVEnIR du TRAVAIL PAssE-T-IL PAR L’EMPLoI ?

La place de l’emploi dans l’organisation du travail suscite de nombreuxdébats. un projet communiste a-t-il pour vocation de sécuriser l’emploi oude le remplacer par une autre forme de reconnaissance sociale du travail ?

ENTRETIEN CROISÉ AVECDENIS DURAND ET CHRISTINE JAKSE*

Comment définir, conjointement, lesnotions d’emploi et de travail  ?Comment sont-elles ou sont-ellesdevenues liées ?denis durand :Le travail est l’activitéque les êtres humains sont contraintsde déployer pour transformer la natureet obtenir ainsi des produits qui sont

leurs moyens d’existence. Dans l’éco-nomie capitaliste contemporaine, letravail s’exerce très majoritairementdans le cadre économique et juridiqued’un emploi salarié : en contrepartiedu versement d’un salaire en argent,le salarié vend sa force de travail en seplaçant, pour une durée donnée, etpar un contrat essentiellement pré-caire, dans la subordination envers lecapitaliste, baptisé « donneur d’em-

ploi », qui fait l’avance (avec ses pro-pres fonds, avec des crédits bancairesou avec des fonds publics) de l’argentnécessaire au paiement des salaires etdes moyens matériels de production.L’émancipation des travailleurs nepasse donc pas par l’exaltation du tra-vail et de ses vertus mais par les luttespour le dépassement du salariat et durègne de l’argent jusqu’à leur aboli-tion. s

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muniste propose de lutter tout de suitepour la construction d’un système desécurisation de l’emploi et de la for-mation (cf. la proposition communistepour une loi de sécurisation de l’em-ploi et de la formation et aussi, dansle numéro 744-745 d’Économie et poli-tique, le dossier « Revenu de base ?Mauvaise réponse à de vraies ques-tions ») permettant à chacun d’alter-ner tout au long de la vie active entrel’exercice d’un travail salarié, une for-mation ou d’autres activités. Une alter-nance des rôles permettant pour cha-cun une trajectoire assurant unesécurité de droits et de revenus et ren-

dant concrètement possible une éra-dication progressive du chômage.Christine Jakse : À l’échelle macro -économique, le travail (certainementpas le capital) est, jusqu’à nouvel ordre,le seul moyen de produire des valeursd’usage, directement ou indirectement(il faut bien concevoir et fabriquer lesmachines qui elles-mêmes produi-sent) : le travail est donc simplementindispensable pour notre survie. Marxl’a rappelé en son temps dans une let-tre à Kugelmann du 11 juillet 1868 :« N’importe quel enfant sait que toutenation crèverait qui cesserait le travail,je ne veux pas dire pour un an, maisne fût-ce que pour quelques semai -nes. » À l’échelle individuelle, en lienavec sa dimension anthropologique,le travail doit être repensé dans soncontenu, les conditions de sa mise enœuvre, son sens : d’un côté, combiende personnes disent aimer leur travailmais souffrir dans leur emploi ? Del’autre, combien de retraités (ou dechômeurs ou de salariés en congé),quand ils gèrent une association, s’oc-cupent de leurs petits-enfants, jardi-nent, etc., disent découvrir le travaillibéré des contraintes du marché dutravail ? Autant d’« activités » recon-nues comme du travail quand ellessont réalisées dans l’emploi par lecomptable, l’assistante maternelle, lejardinier municipal par exemple, maisniées comme travail quand elles sontréalisées par un retraité ! Pourtant, laretraitée bibliothécaire dans son quar-tier produit un service bien plus utileque le trader de Goldman Sachs ! Ceci

doit nous inciter à redéfinir le travail,en s’extrayant de sa conception capi-taliste dans le marché du travail.

doit-on politiquement ouvrir la recon-naissance du travail à d’autres tâches ?ne serait-ce pas ouvrir une boîte dePandore potentiellement dangereuse(dans le cas de la prostitution par exem-ple) ? où s’arrête « le travail », et doncle monde du travail ?�Christine Jakse  : La conventioncomptable du PIB reconnaît ou nonles productions. Drogue et prostitu-tion sont dans le PIB en Grande-Bretagne ou en Italie. En France, non ;

le travail domestique par exemple nonplus. Les intégrer ou non dans le PIBne change rien à leur réalité mais poseles questions de leur validation socialeet donc de la définition du travail.Autrement dit, au-delà de la définitiondu travail et de la convention comp-table du PIB, c’est la production de larichesse qui se joue : la productioncapitaliste de valeurs d’échange visela plus-value grâce au marché du tra-vail et au crédit lucratif ; la productionde gauche serait celle des valeursd’usage par les producteurs (nous)dotés d’un statut politique leur assu-rant la maîtrise de l’investissement, lapropriété de l’outil de travail et unsalaire à vie. Si tel était le cas, nouspourrions faire des choix décisifs sur

Christine Jakse : Le capital assimiletravail et emploi : pour lui, la produc-tion hors de l’emploi subordonné nevaut rien, voire est coûteuse.Pourquoi ? Parce que l’enjeu du capi-tal n’est pas de produire des valeursd’usage (des productions utiles) maisdes marchandises permettant l’accu-mulation financière. La distinction tra-vail/emploi est politique : peut-on tra-vailler sans marché du travail ? C’estle cas du non marchand ou des indé-pendants pour n’en rester qu’au tra-vail compté dans le produit intérieurbrut (PIB) aujourd’hui. Pour autant,l’idéologie dominante s’acharne à ledisqualifier en répétant que les fonc-tionnaires sont une dépense publiqueet en ubérisant le travail indépendant.Réduire la dépense publique (sauf lacommande publique !), c’est l’enjeudu Traité de libre-échange transatlan-tique (TAFTA) ; ubériser, c’est l’enjeudes lois Macron et El Khomri.

Quelle place devons-nous faire au tra-vail dans notre société ? �denis durand : La crise que rencon-tre le mode de production capitalistedepuis une quarantaine d’années estliée à des bouleversements qui appel-lent une transformation profonde dela civilisation. La gestion capitaliste del’économie conduit à rejeter les tra-vailleurs sur le « marché du travail »,c’est-à-dire dans le chômage, en lesremplaçant par des machines pouraccumuler toujours plus de capitauxréclamant toujours plus de rentabilité.Avec la révolution informationnelle,elle devient folle. Le chômage explosealors qu’il y aurait des millions d’em-plois à créer, dans de nouveauxmétiers, pour réussir la transition éco-logique, développer de nouveaux ser-vices publics… Cela met concrètementà l’ordre du jour un dépassement du

capitalisme jusqu’à son abolition, etdonc jusqu’à l’abolition du travail sala-rié. Mais cela ne se fait pas en appli-quant un schéma conçu a priori : c’estune transformation historique gra-duelle, faite de luttes et d’avancées ins-titutionnelles concrètes. Le Parti com-

« Le chômage explose alors qu’il y auraitdes millions d’emplois à créer, dans de

nouveaux métiers, pour réussir la transitionécologique, développer de nouveaux

services publics. »

« Le travail doitêtre repensé dans

son contenu, lesconditions de samise en œuvre,

son sens. »

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l’énergie, le bio, etc., car, enfin débar-rassés de l’enjeu de survaleur, nouscentrerions nos décisions sur la valeurd’usage et les conditions de sa produc-tion.denis durand : L’enjeu actuel, pourl’écrasante majorité de la population,est de développer la lutte pour dépas-ser progressivement le salariat capita-liste jusqu’à son abolition et se libérerde la dictature financière et du règnede l’argent dans tous les aspects de lacivilisation.

La réduction du temps de travail estau centre de la question du partage desrichesses, mais comment devons-nousrepenser l’emploi dans ce cadre ? denis durand :Comme le disait Marx,le « règne de la liberté » commence làoù finit le « règne de la nécessité »,c’est-à-dire celui du travail, tout ens’appuyant sur lui. Cela commenceévidemment par réduire le temps pen-dant lequel chacun est obligé de tra-vailler. Les formidables gains de pro-ductivité apportés par la révolutioninformationnelle le permettraient, àcondition d’arracher au patronat etaux marchés financiers le pouvoird’orienter les productions, les inves-tissements et leur financement, selondes critères d’efficacité sociale. �Christine Jakse : Revendiquer unebaisse du temps d’emploi légitime lemarché du travail ; revendiquer ledéplacement du curseur entre salaireet profit légitime le régime capitaliste.Tant qu’on ne se bat pas pour la maî-trise de la valeur produite, on subit leyo-yo travail-capital, dans lequel lecapital sera toujours gagnant.Pourtant, les travailleurs ont su sortirdu marché du travail et de la propriétécapitaliste. Les communistes et le cou-

rant révolutionnaire de la CGT ont ins-tallé en un an et demi de pouvoir –entre fin 1945 et mi-1947 – le statutgénéralde la fonction publique d’État,sur le métier depuis plus de cent ans(grâce au cégétiste Jacques Pruja, àMaurice Thorez avec l’aide de MaxAmiot), le statut des électriciens-gaziers (Marcel Paul), le régime géné-ral de la Sécurité sociale, (AmbroiseCroizat et les centaines de militants

CGT). Autrement dit, ils ont inventé laqualification personnelle du fonction-naire qui le débarrasse du marché dutravail, permet une progression conti-nue de son traitement par l’ancien-neté, une mobilité fonctionnelle etgéographique comme aucun salariédu secteur privé ne peut le faire, avecl’implication centrale (insuffisante)des organisations syndicales dans desinstances ; avec le régime général dela sécurité sociale, les syndicats ontmaîtrisé de 1946 à 1967 la productionde la santé, le salaire des soignants etdes malades ainsi que l’investissementpar subvention (les centres hospita-liers universitaires), grâce à la cotisa-tion sociale ; ils ont inventé le salairecontinué des retraités, des parents, deschômeurs.

nous avons construit, dans l’ensem-ble des pays développés, des systèmesde protection sociale. Ces derniers,derrière leur diversité, ont des apportsplus ou moins forts à l’emploi et com-prennent des dispositifs divers en leursein. Quels sont aujourd’hui les défisauxquels ils sont confrontés  ? desréformes pour amplifier la protectionsociale ou devons-nous inventer unnouveau modèle ?Christine Jakse : Le modèle alterna-tif existe déjà, je viens de le décrire briè-vement : salaire à vie par extension dusalaire socialisé et subvention sans cré-dit sur le modèle du régime généralavant 1967, qualification personnellepour tous. La cotisation sociale n’estpas prise sur le salaire, c’est un mor-ceau du PIB dans sa répartition pri-maire, comme le salaire net et le pro-fit. On n’a pas besoin de cotiser pouravoir un salaire socialisé (exige-t-ondu capital qu’il cotise pour capter son

profit ?) ; on peut donc en étendre leprincipe à tout le PIB. Dans l’immé-diat, il faut cesser de revendiquer unemodulation des taux de cotisationssociales qui place, au cœur de l’accèsau droit, l’emploi (pérenne et qualifiécertes) et le capital, deux institutionscentrales du capitalisme. Et il fautreprendre le pouvoir dans les caissespour décider des investissements au-delà de la santé, exiger une hausse des

cotisations patronales, étendre lesalaire socialisé aux jeunes pour com-mencer. Face à l’attaque frontale durevenu de base et de la sécurisationdes parcours dans le compte person-nel d’activité, la CGT et le PCF – lagauche – doivent remettre au cœur deleur projet le statut du salarié et seréapproprier leur histoire : la classeouvrière a réussi à se constituercomme sujet révolutionnaire en inven-tant des institutions alternatives aucapitalisme, dans un contexte hostileet au sortir de la guerre. À nous de pro-longer cette belle entreprise.denis durand :La sécurité sociale, enparticulier telle qu’elle a été mise enplace en France sous l’influence duPCF, est une avancée révolutionnaire :une partie de la richesse créée par lestravailleurs leur revient, non pas entant que rémunération de leur forcede travail sous forme de salaire, maisau contraire selon le principe commu-niste « de chacun selon ses capacitésà chacun selon ses besoins ». En mêmetemps, cette prise en charge collectived’une partie de la reconstitution de laforce de travail a fait partie des trans-formations qui ont permis au capita-lisme de surmonter sa crise après laDeuxième Guerre mondiale. Depuisque ce capitalisme monopoliste d’Étatsocial est, à son tour, entré en crise aumilieu des années 1960, il devient demoins en moins capable de financerles systèmes de protection sociale. Parexemple, la part du PIB consacrée aufinancement des retraites a pu dou-bler entre 1960 et 1980 maisaujourd’hui le système n’a plus lesmoyens de l’augmenter de moitié, cequi suffirait à répondre aux revendi-cations syndicales (retraite à 60 ansavec 37,5 ans de cotisation, etc.). C’estdonc un tout autre fonctionnementde l’économie qu’il faut imposer pourrépondre aux causes profondes de lacrise. Réorienter le crédit bancaire enfaveur des projets qui contribuent àsécuriser l’emploi et la formation, celaveut dire davantage de richessescréées, sur lesquelles il sera possiblede prélever de quoi financer la protec-tion sociale. C’est aussi la base d’undéveloppement radicalement nouveaudes services publics, moyens concretsde permettre à chacun de consacrermoins de temps au travail contraint etdavantage à des activités choisies, dontla formation tout au long de la vie faitbien sûr partie. n

*Christine Jakse est docteure ensociologie et membre de l’associa-tion Réseau salariat.Denis Durand est responsable de lacommission économique du Conseilnational du PCF.

« Face à l’attaque frontale du revenu debase et de la sécurisation des parcours

dans le compte personnel d’activité, la Cgtet le PCF – la gauche – doivent remettre aucœur de leur projet le statut du salarié et se

réapproprier leur histoire. »

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sités entre la sphère du travail et lesautres sphères de la vie ?Pourtant la régulation du temps detravail reste un enjeu politiquemajeur. Un enjeu de santé publique d’abord,quand se multiplient les cas de burn-out ou d’épuisement professionnel,et le harcèlement des cadres jusquechez eux à toute heure du jour ou dela nuit, faute d’un droit reconnu à ladéconnexion – pour lequel se battentles organisations syndicales.

Un enjeu de redistribution des richesses(enjeu de classe) aussi, quand les gainsde productivité liés au perfectionne-ment des techniques, à l’élévation dela qualification et à la réorganisationdu travail, ne sont plus utilisés pourréduire le temps individuel de travailet améliorer la qualité de vie des tra-vailleurs, mais seulement pour accroî-tre les dividendes des actionnaires.Alors que durant les Trente glorieusesla réduction du temps de travail s’estaccompagnée d’un accroissement dupouvoir d’achat des salariés, à partirdes années 1980 elle est associée à unblocage des salaires, et au cours desannées 2000 on assiste à un recul del’âge de la retraite, à un recul des salairesdans la valeur ajoutée, et à un accrois-sement de la durée effective de travail. Un enjeu de partage du temps de tra-vail également, pour remplacer lacombinaison contradictoire d’unedurée du travail effective en crois-sance pour les salariés à temps pleinet d’une extension du chômage et despetits boulots pour les autres, par unpartage du travail donnant droit autravail pour tous et un véritable « droitau temps » pour chacun. Enfin un enjeu d’émancipation par letravail dans le cadre de l’émergenced’un nouveau mode de développe-ment humain durable, qui ne serapossible que si des temps sociaux sontlibérés pour le débat démocratique.

REPEnsER L’oRGAnIsATIondu TRAVAIL ET son ConTEnu Pour répondre à ces enjeux, la dimi-nution du temps de travail supposenon seulement le maintien du pou-voir d’achat des travailleurs lors de laréduction de la durée légale hebdo-madaire ou de l’accroissement dunombre de jours de congé payés, maisde repenser l’organisation du travailet son contenu – et donc la conquêtede nouveaux droits pour les salariésau sein de l’entreprise ou de l’insti-tution. C’est ce que montre notam-ment la lutte que mènent depuis desmois les personnels soignants del’Assistance publique-Hôpitaux deParis (AP-HP), notamment ceux quirefusent la réorganisation des horairesde travail qui prévoit la suppressionde neuf jours et demi de RTT au pro-fit d’une réduction de la durée quo-tidienne d’une vingtaine de minutes.Le conflit porte tout autant sur lecontenu et la finalité de leur travail(la qualité des soins prodigués auxmalades contre l’intensification dutravail et la rentabilité des actes effec-tués dans un temps donné), que surles modalités de récupération de leurforce de travail et le droit d’organiserson temps pour préserver un équili-bre entre vie professionnelle et viepersonnelle.Mais cette nécessaire conquête denouveaux droits pour les salariés ausein de l’entreprise doit être encadréepar la loi. Elle ne saurait être assimi-lée à la bataille que mène le Mouve -ment des entreprises de France(MEDEF) depuis des années pour lais-ser la maîtrise du temps de travail aupatronat, au nom de la « compétiti-vité ». Accorder aux entreprises laliberté de négocier le temps de tra-vail, tout en supprimant la hiérarchiedes normes, c’est laisser les travail-leurs (et non plus l’entreprise) assu-mer seuls la responsabilité de leur tra-vail, et faire du temps de travail uneaffaire individuelle, alors que « letemps, ses usages, mais aussi sa“métrologie” sont résolument uneaffaire collective et politique » (MichelLallement). n

*Véronique Sandoval est membre dusecteur Travail du Conseil nationaldu PCF.

PAR VÉRONIQUE SANDOVAL*

L es trajectoires linéaires avec undécoupage des temps de vie enune période de formation, sui-

vie d’une période de vie active consa-crée au travail, pour enfin atteindrela période de temps libre, la retraite,sont remises en cause. D’une part parla formation tout au long de la vienécessaire pour suivre l’évolution dessciences et des techniques, mais aussipour aborder des ruptures de trajec-toires professionnelles ; d’autre partpar la précarisation des emplois, l’al-ternance chômage-emploi et doncdes temps de non-travail au sein dela période de vie active ; enfin par lescumuls emploi-retraite liés à l’insuf-fisance du montant de nombreusespensions.Le découpage de la semaine entrecinq jours de sept heures de travail etdeux jours de repos consacrés auxautres activités est lui aussi de moinsen moins répandu. On assiste notam-ment à l’extension du travail dusamedi et du dimanche, liée à l’ou-verture des magasins sept jours sursept, au développement des servicesà la personne, mais aussi à la préca-risation des étudiants, dont beaucoupd’entre eux doivent conjuguer emploiet poursuite de leurs études. En outre,face à l’intensification du travail et àla souffrance au travail qu’occasion-nent les nouvelles méthodes demanagement, le choix d’une réduc-tion de la durée du travail, sous formede jours de réduction du temps detravail (RTT), interrompt souvent lasuccession de cinq journées de septheures de travail.

TRAVAIL ET VIE PERsonnELLEEnfin, comment quantifier le tempsde travail et donc le distinguer dutemps « hors travail », quand, au nomde la plus grande « autonomie » lais-sée au travailleur dans la réalisationdes objectifs qui lui sont fixés (cf. lestravaux de Danièle Linhart), le « tra-vail au forfait » (ne fixant aucunelimite à la durée quotidienne de tra-vail) s’étend et s’accompagne d’unusage croissant des nouvelles tech-nologies de l’information et de lacommunication, multipliant les poro-

« Préserver unéquilibre entre vieprofessionnelle etvie personnelle. »

LE TEMPs dE TRAVAIL, un EnJEu PoLITIQuEdepuis une quarantaine d’années, notre rapport au travail et au temps achangé, les frontières entre travail et hors travail s’enchevêtrent. Pourtantla régulation du temps de travail reste un enjeu politique majeur et ne peutêtre laissée à la négociation d’entreprise.

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dans le numéro de septembre, l’équipede la revue pose la question du « com-mun et du communisme », c’est-à-direen un mot comme en cent, le lien entrel’individu et le collectif.

Sans paraphraser le dossier, on se rendcompte que les « communs » renvoientde manière certaine à un projet poli-tique à son organisation. La questiondes communs est donc indubitable-ment liée à l’état de « l’idéologie domi-nante » et aux luttes/batailles culturellessous-jacentes.

Si un sujet permet d’illus-trer la question des com-muns, c’est bien celui dela distinction entre unesociété au sens juridiqueet une entreprise au senséconomique. La premièrerenvoie à une construc-tion légale qui repose surla possession de titres, laseconde renvoie quant àelle à un substrat écono-mique qui évolue dans letemps, mais qui en elle-même pose la question dudépassement de la propriété des titres.En effet, l’entreprise renvoie à une notionsociale et comprend l’ensemble desparties prenantes (salariés, créanciers,détenteurs du capital). Elle est par défi-nition malléable au rapport de force(rémunération des facteurs de produc-tion). Elle ouvre donc, potentiellement,la porte « au commun » là ou la sociétéjuridique la ferme résolument (seul lesdétenteurs des titres sont in fine lesréelles parties prenantes).

aujourd’hui, et c’est toute l’ambiguïtéde la période, la justice reconnaît partiellement cette notion, complexe,d’entreprise. tantôt elle juxtapose l’en-treprise et la société, tantôt elle subor-donne la société juridique à l’entreprise.Elle reconnaît cependant dans de(rares) occasions le primat de l’écono-mie sur le juridique : c’est le cas dans lecadre des prérogatives économiquesdes comités d’entreprise (dont le nommême porte justement à confusion).En effet celui-ci peut se faire assister

d’un expert-comptable qui, disposantdes mêmes prérogatives qu’un audi-teur, peut définir pour mener ses inves-tigations l’échelle économique perti-nente de l’entreprise, qui dépasse doncbien souvent le cadre d’une société juri-dique en tant que telle. dans certainscas, le comité d’entreprise se trans-forme en comité central d’entrepriseou en « unité économique et socialepour que la représentation des salariéss’affranchissent des statuts juridiques

et s’exerce à un niveau économiqueplus pertinent. de manière paradoxale(parce qu’elles sont bien souvent jugéestrès orientées vers l’intérêt des action-naires) les normes comptables inter-nationales ouvrent aussi des perspec-tives plus complexes que la simpleexpression juridique des sociétés. Lesgroupes cotés doivent en effet testerleur perspective économique à deséchelons pertinents (unité génératricede trésoreries, ugt) qui ne recoupentque partiellement leurs organisations

juridiques (bien souvent par-ticulièrement complexes) :plusieurs sociétés peuventcomposer une même « ugt »et à l’inverse une mêmesociété pourrait être « divisée »en plusieurs ugt en fonctiondes activités qui y sont logées.

Cependant, en l’état actuel dudroit, le rapport de force estplus favorable à la société qu’àl’entreprise, et donc plus auxactionnaires qu’aux autresacteurs, au premier rang des-quels les salariés. Le droitconforte ainsi plus le « capita-

lisme » que « les communs » et/ou lecommunisme en tant que question d’or-ganisation collective de la société. La« tragédie (des communs) » d’Ecoplaen est une illustration récente. Maismême dans les interstices des arcanesjuridiques, des potentialités existent…à condition que l’on se soucie de menerla bataille politique nécessaire. n

Paul, militant syndical.

Société et entreprise

« En l’état actuel du droit, le rapport de force est plusfavorable à la société qu’àl’entreprise, et donc plus

aux actionnaires qu’aux autresacteurs, au premier rangdesquels les salariés. »

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PROPOS RECUEILLIS PAR LÉO PURGUETTE

LE GRAnd EnTRETIEn

Le mois de novembre est dédié à l’éco-nomie sociale et solidaire (Ess). Quellesinitiatives sont programmées par lePCF ?Nous publierons un bulletin Cooper actifspécial mois de l’ESS, nous allons entre-prendre la rédaction d’un guide pratiqueFaire vivre l’ESS au quotidien dans notreparti, et préparer une fiche action pourpermettre à nos fédérations et à nos sec-tions de s’impliquer dans le mois de l’ESS,soit en participant à un événement initiélocalement par une structure de l’ESS,soit en organisant (ou coorganisant) unévénement en lien avec l’un des axes denotre projet, Le temps du commun, etl’inscrire sur le site du mois de l’ESS.de nombreux acteurs de l’ESS sontconscients du travail déjà effectué parle parti et aussi par L’Humanité, et sou-haitent inviter des membres de notregroupe de travail à leurs initiatives.j’encourage nos militants à fréquenterles initiatives organisées dans ce cadre,ils y puiseront des idées, des pratiquesutiles au militantisme de notre temps.

Par-delà cet événement, nous voulonscommencer à donner aux sociétairesdes banques de l’ESS (Crédit mutuel,Crédit agricole, bPCE, Crédit coopéra-tif) des outils leur permettant d’être actifsdans leurs assemblées générales qui ontlieu généralement entre février et avril.Cela les aidera à poser les bonnes ques-tions et à exiger que leur argent soit uti-lisé localement pour des investissements

écologiquement et socialement utiles.trop d’entreprises, petites et moyennes,trop de commerces et d’associations netrouvent pas de prêts lorsqu’ils en ontbesoin.

Quel est le bilan de ce quinquennat enmatière d’économie sociale et soli-daire ?un secrétariat d’État, une déléguée inter-ministérielle et une loi sur l’économiesociale et solidaire qui a pour mérite defaire mieux connaître et reconnaîtrel’économie sociale. Cette loi a desaspects positifs, comme la révision coo-pérative ou la définition de la subvention

qui redonne une nouvelle vie à la capa-cité d’initiative des associations (16 mil-lions de bénévoles et 1,8 million de sala-riés), représentant 80 % des organismesde l’économie sociale et solidaire et peut

L’économie sociale etsolidaire, un fort élémentd’émancipation humaineÀ l’occasion du mois de l’économie sociale et solidaire, sylvie Mayer, res-ponsable nationale du PCF, évoque les enjeux d’actualité pour ce secteur enexpansion et souligne son importance pour contribuer au dépassement ducapitalisme.

« j’encourage nos militants à fréquenter les initiatives organisées dans ce cadre, ils y puiseront des idées, des pratiques utiles

au militantisme de notre temps. »

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sentent 60 % des dépôts bancaires et,en principe, sont gérées selon le prin-cipe une personne = une voix. Les salairesdans les entreprises de l’ESS respectentdes écarts faibles, 1 à 5, 1 à 10. C’est loind’être le cas pour les salaires desPrésidents directeurs généraux (Pdg)et administrateurs de ces banques ! Etne parlons pas des pratiques très éloi-gnées de la démocratie dans les assem-blées générales des agences locales,durant lesquelles aucun débat n’est pos-sible, que ce soit sur les bilans, l’utilisa-tion des fonds et les grands enjeux degouvernement. Les sociétaires n’y ontpratiquement pas la parole.

La crise de la démocratie politique(abstention, désintérêt pour la chosepublique) se reflète-t-elle dans l’éco-nomie sociale et solidaire (participa-tion des adhérents aux prises de déci-sion des mutuelles, fonctionnementdes banques coopératives…) ?La démocratie n’est jamais simple à gérer !Les dirigeants des SCOP se plaignent par-

fois de la difficulté à réunir une assem-blée générale et à faire participer les socié-taires. Le dirigeant d’une très grande SCOPindustrielle nous disait qu’avant l’assem-blée générale se tenait le samedi toute lajournée, alors qu’aujourd’hui elle se réu-nit le vendredi en fin d’après-midi. Mais,par ailleurs, je peux vous citer des exem-ples magnifiques. je pense à l’entrepriseMacoretz dans laquelle la démocratie estau cœur du management  : plusieursassemblées générales par an, précédéesd’ateliers où l’ensemble des salariés étu-dient chacune des questions de l’ordredu jour. je pense aussi aux pratiques decertaines coopératives d’activité et d’em-ploi, comme Coopaname, où la démo-cratie est un véritable objet de recherche.je veux citer ici Stéphane veyer, chevilleouvrière de « bigre ! », mutuelle de travailassocié : « il n’existe qu’un seul antidoteà une possible dérive dans les coopéra-tives : le renforcement et l’affinementcontinu de la démocratie économique etsociale que constitue une coopérative.On ne peut pas penser de rapports nou-

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mettre fin à l’insécurité juridique et frei-ner la hausse inquiétante des marchéspublics (+73 % entre 2006 et 2012). Maisce n’est pas la grande loi émancipatriceque nous attendions. Elle ouvre la porteau mouvement des entrepreneurssociaux qui ne s’engagent pas à respec-ter le statut des entreprises de l’ESS,notamment la démocratie et la lucrati-vité limitée. Notre proposition de droitde préemption (à partir du projet de pro-position de loi coconstruit avec ap2E-agir pour une économie équitable ) pourles salariés souhaitant transformer leurentreprise en Société coopérative et par-ticipative (SCOP), lorsqu’elle est vendueou menacée de fermeture a été balayéepar le gouvernement, selon les exigencesdu Mouvement des entreprises deFrance (MEdEF) et de la Confédérationgénérale des petites et moyennes entre-prises (CgPME) qui ne supportent pasl’idée que des salariés puissent gérer leurentreprise.autre défaut de la loi, elle ne s’intéressepas aux banques coopératives qui repré-

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veaux au travail sans questionner les rap-ports à la propriété et au pouvoir. »il faut constater que la loi ESS n’a paspoussé la réflexion et les pratiques ence sens.un de ses articles confie mêmeles décisions concernant les tarifs desprestations et des cotisations desmutuelles au conseil d’administration,voire à son président par délégation, alorsque c’était auparavant une prérogativede l’assemblée générale.

La grande consultation citoyenne anotamment relevé la volonté de don-ner plus de poids aux salariés dans lesentreprises. diriez-vous que le modèlede l’économie sociale et solidaire estde plus en plus attractif dans le mondedu travail ?Nous constatons qu’il y a de plus en plusde salariés d’entreprises saines, surtoutles petites et moyennes entreprises/industries (PME/PMi) mises en difficul-tés par leurs dirigeants, qui souhaitentreprendre leur entreprise en coopéra-tive. Nombreux sont ceux qui franchis-sent le pas, au prix quelquefois de rudesbatailles avec les tribunaux de com-merce. Chacun connaît les exemples de

SCOPti, ex-Fralib, et de La belle aude,ex-Pilpa, mais on peut aussi citer la librai-rie Les volcans reprise avec succès il ya deux ans déjà, ou encore l’imprimeriehélio Corbeil. Les salariés d’Ecopla – ladernière usine française de productionde barquettes en aluminium, après avoirété successivement pillée par un fondsd’investissement, une banque d’affaireset un actionnaire sino-australien – sebattent pour être choisis comme ache-teurs de leur usine avec un projet sérieuxet d’ores et déjà financé. Le nombre decréations de sociétés coopératives d’in-térêt collectif (SCiC), statut créé au débutdes années 2000, est en augmentation.il y avait en juin de cette année 557 SCiCen activité. des coopératives agissantdans de nombreux domaines, santé, cul-ture, agriculture, services, artisanat... etdans lesquelles sont associés  : les usa-gers, fournisseurs, collectivités territo-riales. quant aux SCOP, on en compteaujourd’hui près de 3 000.j’ai récemment participé aux séancesde travail des salariées d’une très grosseassociation réunissant près de vingtstructures sociales (établissements pourpersonnes âgées, pour handicapés…).

Ces salariées, écœurées par un mana-gement imbécile qui les harcèle et nieleur expertise, cherchent à transformerl’association en SCiC. Ce qui serait d’au-tant plus légitime que les collectivitésterritoriales financent largement cetteassociation.

Quel serait l’apport du PCF, dans ledomaine, à un pacte d’engagementscommuns à gauche ?Parmi les « grands chantiers prioritaires »proposés dans notre document LaFrance en commun, celui qui vise à chan-ger les entreprises et à revaloriser le tra-vail. Pour ce faire, nous proposons trèsconcrètement :

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« il y a aujourd’huiprès de

3 000 SCOP et 557 SCiC en activité ».

il a fallu deux ans de débats pour que la loi de reconquêtede la biodiversité, de la nature et des paysages voie le jour.rien d’étonnant à cela ! Les discussions ont été vives lorsde la Conférence mondiale sur la biodiversité de Nagoya(japon) pour signer l’accord de cent quatre-vingt-treizepays en octobre 2010, autour de vingt objectifs pour frei-ner l’érosion de la biodiversité. il fallait obtenir le droit desÉtats sur leurs ressources naturelles et le partage des avan-tages tirés de leur exploitation. Lors du grenelle de l’envi-ronnement ( juillet 2010), le titre iv du texte de loi traitantde la biodiversité visait à réduire la consommation d’es-paces, à garantir la qualité des écosystèmes, à réduire lespollutions et à assurer une cohérence écologique qui per-mette d’enrayer la perte de biodiversité.

un CoMbAT dE CLAssEaujourd’hui, les problèmes demeurent et les enjeux sontimmenses. C’est un combat de classe qui est engagé car lanécessité de rapports harmonieux entre les hommes et lanature ne pourra s’établir sans la même harmonie des rap-ports des hommes entre eux. Le sujet de la biodiversité est

vaste et comporte plusieurs facettes si on regarde sa défi-nition qui est « la diversité des organismes vivants qui s’ap-précie en considérant la diversité des espèces, celle desgènes au sein de chaque espèce, ainsi que l’organisation etla répartition des écosystèmes » (Journal officiel du 12 avril2009).disons d’emblée que ce domaine implique un gros travaild’inventaire des espèces et d’écologie scientifique. il y abesoin pour cela de chercheurs, de moyens financiers etde budgets plus importants pour la recherche biologiqueen général et le Muséum d’histoire naturelle en particulier.Nous souhaitons que la création de l’agence française pourla biodiversité aille dans ce sens !

MARChAndIsER LA nATuRE ?Face au désir du capital de tout marchandiser au nom de« l’économie verte », la bataille est rude pour que nul nepuisse s’approprier le vivant et privatiser les ressources bio-logiques. C’est tout le problème de la brevetabilité du vivant,des « réserves d’actifs » gérées par des banques qui per-mettraient de compenser les dégâts du système. C’est la

PUBLICATION DES SECTEURS

noTRE bATAILLE PouR LA bIodIVERsITé

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• de créer un nouveau statut juridiquede l’entreprise incluant le rôle qu’yjouent les salariés, et ses liens avec leterritoire ;

• d’instituer un droit de reprise des entre-prises par les salariés ;

• d’étendre le pouvoir d’intervention dessalariés dans l’entreprise ;

• d’aider à la création et au développe-ment des sociétés coopératives et par-ticipatives (SCOP).

Nous proposons également de releverle défi écologique, en particulier en allantvers le 100 % bio et les circuits courtsdans les structures de restauration col-lectives.il me semble que ces propositions demoyen terme sont intrinsèquement par-tie prenante d’une évolution vers unesociété alternative fortement adosséeà l’économie sociale et solidaire.

En quoi, plus largement, la promotionde l’économie sociale et solidaire est-elle pour vous un levier de transforma-tion sociale ?je voudrais, là encore, emprunter auxacteurs de l’ESS une part de ma réponse.vous savez que le groupe de la la gauche

unitaire européenne (guE) au Parlementeuropéen a organisé le 28 janvier de cetteannée un forum de l’ESS. Notre groupede travail ESS du PCF a contribué à ceforum en invitant des acteurs françaisde l’ESS à y participer et en déterminantavec eux des thèmes politiques de débat

sur l’ESS. josette Combes y représen-tait le riPESS-Europe, réseau interna-tional pour la promotion de l’ESS. Elle adéclaré : « Le riPESS-Europe a souhaitéinsister sur le caractère alternatif de l’ESSet sur la nécessité de changer de modèlepolitique en établissant de réels espacesde dialogue entre mandatés et citoyens.La citoyenneté économique, la vigilanceécologique et la justice sociale étant lespiliers de l’ESS et la base de reconstruc-

tion d’un monde pacifié, il s’agit de met-tre fin à l’iniquité d’un monde où uneminorité de nantis possèdent et détour-nent la richesse à leur seul profiten dévastant les ressources de la pla-nète et en réduisant à la misère des mil-liards de personnes. »

j’adhère totalement à cette affirmation,d’autant qu’elle élargit le propos au niveaueuropéen. Si l’économie sociale a encorebien des progrès à faire en matière dedémocratie pour devenir ce levier detransformation sociale, elle est cepen-dant – alliée à d’autres formes de réap-propriation sociale – un fort élémentd’émancipation humaine et de dépas-sement du capitalisme. n

« Nous proposons de relever le défiécologique, en particulier en allant vers le 100 % bio et circuits courts dans les

structures de restauration collectives. »

question des services écosysté-miques d’ordre matériel ou imma-tériel que nous retirons des éco-systèmes et qui sont de plus enplus évalués afin de leur donnerune valeur marchande. La ques-tion des pollutions est égalementau centre de la biodiversité. quel’on songe par exemple à l’utilisa-tion des nicotinoïdes (insecticides)qui provoque des régressions depopulation des abeilles qui sontindispensables à la pollinisationdes espèces végétales. Le modede production agricole (utilisationd’OgM), comme la qualité des solset de l’eau, l’aménagement du ter-ritoire, la déforestation pour lesbiocarburants ou l’huile de palme, la santé, l’influence deschangements climatiques sont au cœur de débats et deluttes concrètes.

dE nouVEAux ModEs dE PRoduCTIon ET dE ConsoMMATIoninsistons sur l’importance des zones marines détenues par

la France et la protection desrécifs coralliens. Notre pays dis-pose de beaucoup de zonesprioritaires pour la biodiversité,de 40 % des espèces végétaleset de 58 % des espèces d’oiseauxd’Europe. À tous ces problèmesdes solutions existent. il y a destechniques nouvelles à mettreen service, par exemple cellesdu biocontrôle qui utilisent pourproduire la connaissance desrelations des organismes entreeux et avec les substances natu-relles. Mais il reste à prendreconscience que des solutionsdurables impliquent d’autresmodes de production et de

consommation qui soient contraignants pour le capital, des-tructeur et des hommes et de la nature. C’est un choix decivilisation. n

Luc Foulquier est membre de la commission Écologie du Conseil national du PCF.

« C’est un combat de classe qui est engagé

car la nécessité derapports harmonieux entre

les hommes et la nature ne pourra s’établir

sans la même harmonie des rapports

des hommes entre eux. »

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La droite travaille son projet. En

tout cas elle fait comme si.depuis mars 2015, elle a multi-plié les conventions théma-tiques, dix-huit au total, sur desenjeux comme le logement,

l’immigration, l’économie, la culture, etc.,pour structurer son programme. À l’oc-casion de ces réunions, les militants,assure-t-on, pouvaient répondre àquelques questions précises et le partise prévaut de sondages mobilisant plu-sieurs dizaines de milliers de membres,entre 10 000 et 50 000 militants selonles conventions. C’est ce que dit le site dece parti. info ? intox ? difficile de vérifier.de manière générale, l’orientation desquestions posées et surtout les taux deréponse permettent de légitimer une droi-tisation du programme de la droite. Parexemple, lors de la convention sécurité,on demandait aux sondés si les policesmunicipales des villes de plus de 10 000habitants devaient être armées, ce queles sondés approuvèrent à 86 %.Outre ces conventions, une douzainede « rendez-vous », également théma-tiques, sur les PME, la santé numériqueou les entreprises, auraient été organi-sés. Ce travail d’élaboration a été pilotépar Éric Woerth, nouvel idéologue de ladroite après en avoir été un trésorierincertain, factotum de Sarkozy, et parune députée filloniste de Nantes.

droite : demandez le programmeLe parti « Les républicains » a un projet qui devrait s’imposer, peu ou prou, aucandidat qui gagnera la primaire de ce mois de novembre. quelquesremarques sur une plate-forme droitisée, sécuritaire, ultralibérale. Et mar-quée par un européisme honteux.

L’ensemble de ces textes constitue donc« Le projet d’alternance des républicainspour 2017 », lequel a été adopté par ladirection du parti de droite début juillet.des présidentiables (juppé, Le Maire)polémiquent un peu, parlent de « pro-gramme Sarkozy » et assurent ne pas sesentir tout à fait engagés. Eux-mêmesn’ont pas pris part au vote. reste que ceplan de travail sera de fait la référencedu vainqueur des primaires de la droitede novembre.

Certes, l’importance d’une plate-formeélectorale est relative. tout le monde aen tête l’énergie mise par hollande, en2012, dans son programme du bourget,pour dénoncer la finance, qu’il s’estensuite empressé de servir une fois élu.Les promesses n’engagent que ceux quiles écoutent, disait déjà il y a bien long-temps, le président du Conseil henriqueuille. On connaît la musique, on estdonc sur nos gardes. N’empêche, « Lesrépublicains » font ici passer un mes-sage. Essayons de le décrypter.

PAR GÉRARD STREIFF

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unE bATAILLE suR LEs VALEuRsLe texte, volumineux – 374 pages – dis-ponible sur le Web, est agencé selon lachronologie des conventions, ce qui faitqu’il s’ouvre sur le logement et se ter-mine, vingt chapitres plus tard, sur lesinstitutions. il est accompagné d’unesynthèse, très politique, d’une quaran-taine de pages. Cette postface dit ensubstance : « Non, ça ne va pas mieux,les Français sont inquiets, ils veulent queça change, ils attendent un projet sérieux,nous sommes prêts. » La synthèse estarticulée en «  cinq priorités  » :« revendiquer nos valeurs », « restaurerl’autorité », « repenser l’économie etnotre modèle de protection sociale »,« Maîtriser notre destin » et « retisser lepacte national ».traduction : la droite entend d’abordbatailler sur les « valeurs » plutôt qued’argumenter sur des thématiques plus« classiques » comme l’emploi, par exem-ple, ou le «  travailler plus  » de 2012.Pourquoi ? Parce ce qu’elle sait bien quesa plate-forme économique et socialeest très proche de celle du social-libé-ralisme hollandais. Ce n’est pas sur cesthèmes qu’elle fera la différence. alorselle va brandir la nation, avec des accentsnationalistes ; elle va se gargariser desmots d’éthique, d’autorité, de respon-sabilité ; elle va ergoter sur la famille, hori-zon indépassable (sans toutefois oserreprendre les slogans de la Manif pourtous) ; elle va agiter le bâton pour lesméchants, et ils sont nombreux, à com-mencer par les étrangers ; elle va ser-monner l’islam ; elle va saluer sans ver-

« La différenceavec le programmehollandais n’est pastant une différence

de nature qued’intensité. »

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gogne l’enrichissement légitime, face àtoutes les paresses ambiantes (voir lafonction publique ou l’assistanat…).quitte à surenchérir sur la droitisationdu PS et la dérive du FN.La thématique sécuritaire, surfant surl’actualité, est omniprésente. Le pro-gramme des « républicains » est un

manifeste de gendarmes : police, pri-sons, peines, répression, punition en sontles mots clés.au plan économique, c’est un pro-gramme plus libéral que jamais : toutpour l’entreprise, rien ou peu pour le sala-rié. « tout devra partir de l’entreprise »proclame sans vergogne ce parti, quicalque les prétentions du MEdEF, moinsd’impôts, moins de charges. Casseaccentuée du Code du travail et fisca-lité douce pour les riches. On connaît lamusique, valls nous y a habitués. La dif-férence avec le programme hollandais,on l’a dit, n’est pas tant une différencede nature que d’intensité.La droitisation au plan sécuritaire et éco-nomique l’est aussi au plan démocra-tique : le programme verrouille les expres-sions citoyennes, montre du doigt dansun élan poujadiste les élus. Et se contor-sionne pour aboutir à cette propositionincongrue : profiter du second tour desélections législatives de 2017 pour orga-niser un référendum… demandant la sup-pression d’un tiers des postes de parle-mentaires !

LE MALAIsE EuRoPéEnSur le dossier européen, la droite n’est pastrès à l’aise. Le choix des « républicains »d’un intégrisme libéral, donc austéritaire,est conforme à la doxa de l’union euro-péenne. Or cette orientation passe maldans l’opinion, y compris dans l’opinion dedroite. La pression du FN sur cet électo-

rat est forte. alors? La droite tourne autourde la question européenne, elle manœu-vre, chicane, hésite. On retiendra quel’Europe n’est qu’à la onzième place surles quinze propositions officielles du parti.Et le mot Europe ne figure même pas dansl’énoncé officiel des cinq priorités. dans le préambule du chapitre Europe,

on parle des « racines notamment chré-tiennes de l’Europe ». apprécions ce« notamment », formulation particuliè-rement faux cul. dans tout ce chapitre,la rhétorique des « républicains » frôlele néonationalisme. Le parti n’ose pas,et pour cause, remettre en cause la

nature libérale des traités mais reven-dique « la maîtrise du destin national »,met en avant les questions de ferme-ture des frontières, de peur des migra-tions, du terrorisme, de la turquie mena-çante. Le programme se drape alors depropositions étonnantes, prenanthollande sur sa gauche (!) si l’on peutdire, en fustigeant la pratique des tra-vailleurs détachés, en réclamant le prin-cipe « À travail égal, salaire égal » (!), enrefusant les accords du taFta (refusplébiscité par 88 % des militants Lr !).autant de propositions que la droite qua-lifie ordinairement de populistes… Etdans le même temps, en loucedé, encatimini, sur un mode mineur, elle plaidepour une intégration économique ren-forcée, pour un gouvernement euro-péen. En somme, elle veut tout à la fois« maîtriser le destin national » (Père, gar-dez-vous à droite) et accentuer l’inté-gration européiste ultralibérale (Père,gardez-vous à gauche). tout et soncontraire. une posture bien difficile àtenir longtemps. Et des formules passe-partout comme : « il faut un nouveautraité de refondation pour combler ledéficit démocratique dont souffre l’unioneuropéenne. » Comme dit l’expression,ça ne mange pas de pain. n

« Le parti [“Les républicains”] n’ose pas, et pour cause, remettre en cause la nature

libérale des traités mais revendique “la maîtrise du destin national”, met en avant les questions de fermeture

des frontières, de peur des migrations, du terrorisme, de la turquie menaçante. »

LE BEST OF dE LA dRoITE

• Rétablissement des contrôles aux frontières• Création de centres de rétention hors de l’Europe• Code du travail : discussions au niveau de l’entreprise• Fin du monopole syndical pour les candidatures• Assouplissement du licenciement économique• Armement des polices municipales• Construction de 20 000 places de prison• non-renouvellement d’un départ à la retraite sur deux dans la fonction publique• Employés publics recrutés par contrat• suppression des régimes spéciaux de retraite• 100 milliards d’économies de dépenses publiques• suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (IsF)• Autonomie des écoles, des hôpitaux• service militaire obligatoire pour les « décrocheurs »• Références aux racines « notamment » chrétiennes de l’Europe

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L’art délicatde l’interview

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PAR ACRIMED

Les interviews occupent

aujourd’hui une place centraledans les programmes d’infor-mation des grands média.dans les matinales des radiosgénéralistes, dans les journaux

télévisés des principales chaînes, et natu-rellement dans les média d’informationen continu, elles font figure de produitd’appel annoncé en ouverture des jour-naux, elles en constituent souvent unepièce de choix. Capables de « doper »l’audience d’un programme, elles sontà ce titre l’objet d’une concurrencefarouche – surtout quand il s’agit d’une

célébrité, ou d’une personnalité dont onattend un scoop ou des révélations en« exclusivité ». Souvent conçues, pré-sentées et interprétées comme des

affrontements, ou des performances– d’acteurs ? –, elles participent à la per-sonnalisation de la politique, et à la spec-tacularisation de l’information. Omni -présentes, les interviews semblent mêmese substituer de plus en plus à d’autresproductions journalistiques, notammentle reportage ou l’enquête.

L’InTERVIEw, un obJETMédIATIQuE non IdEnTIFIéL’objectif premier de l’interview, en toutcas tel qu’il est enseigné dans les écolesde journalisme, est de recueillir et de trans-mettre la parole originale d’un individu donton estime que les propos peuvent avoirune valeur informative pour les lecteurs,auditeurs et/ou téléspectateurs. À la dif-

férence de l’interview conduite par un cher-cheur en sciences sociales, l’interview« médiatique » est par définition publique,et doit en quelque sorte se suffire à elle-

même  ; les propos recueillis par l’intervie-weur ne sont pas destinés à ce dernier afinqu’il produise dans un second temps uneinformation. une interview peut faire l’ob-jet, par la suite, de commentaires, d’ana-lyses, de reprises partielles, etc. Cela nechange toutefois rien au fait que le rôle del’intervieweur n’est pas de se comporteren simple récepteur passif de la parole del’interviewé, mais d’être un acteur dans unexercice qui est, en dernière analyse, undialogue. un dialogue asymétrique dansla mesure où l’information est la parole del’interviewé tandis que celle de l’intervie-weur n’a pas de valeur informative, maisun dialogue tout de même.L’intervieweur est donc pris dans une ten-sion entre, d’une part, un effacement devantles propos de l’interviewé, qui seront la seule« valeur ajoutée » de l’exercice et, d’autrepart, un interventionnisme destiné à« peser » sur le contenu de l’interview. End’autres termes, si un interviewer « omni-présent » empêche, par définition, la pro-duction d’un réel contenu informatif, uninterviewer « absent » s’interdit de construireun objet médiatique original, et donc uneinformation digne de ce nom. 

dEs InTERVIEws à GéoMéTRIE VARIAbLEC’est ici, si l’on peut dire, que les problèmescommencent. Et ils sont de plusieursordres. En premier lieu, on constate quel’équilibre entre l’absence et l’omnipré-

Chaque mois, La Revue du projet donne carte blanche à l’association ACRIMEd(Action-CRItique-Médias) qui, par sa veille attentive et sa critique indépendante,est l’incontournable observatoire des média.

« Souvent conçues, présentées etinterprétées comme des affrontements,

ou des performances – d’acteurs ? –, les interviews participent à la

personnalisation de la politique, et à la spectacularisation de l’information. »

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sence est rarement trouvé, du moins chezles intervieweurs « vedettes » des grandsmédia, et que le curseur se déplace davan-tage en fonction du statut de l’interviewéque de la personnalité de l’intervieweur.En d’autres termes, même si les intervie-weurs ne sont pas interchangeables (nousy reviendrons), on constate chez la plu-part d’entre eux une propension à être,comme le rappelle la double « une » duno 21 de Médiacritique(s), « dur avec lesfaibles » et « faible avec les puissants ».Précisons ici que les qualificatifs « faibles »et « puissants  » ne traduisent pas un juge-ment subjectif porté sur la personnalitéou les opinions des invités eux-mêmes,mais font référence à leur position dansles rapports de forces politiques, écono-miques, sociaux, idéologiques. Et cetteposition joue un rôle déterminant, pourles interviewés, dans leur rapport aux médiaet dans leur capacité à y trouver leur placeet y tenir un discours. Mais ceux qui font

profession de les recueillir et de les faireentendre ne se soucient guère de favori-ser et de faciliter la parole des « faibles »ou des voix discordantes.dans notre contribution au numéro d’oc-tobre de La Revue du projet, nous souli-gnions ainsi les différences de traitement,de la part d’un interviewer de bFM-tv, entreun sociologue hostile à la loi travail et unreprésentant d’un syndicat policier, et cesur le même plateau à seulement quelquesminutes d’intervalle. Les exemples ne man-quent pas, comme ces interviews à géo-métrie variable de Patrick Cohen sur Franceinter qui, s’il n’hésite pas à malmener cer-tains de ses invités, est à l’inverse particu-lièrement conciliant avec d’autres. ainsi,le 27 juin dernier, Patrick Cohen, assisté dethomas Legrand, harcelait littéralementCécile duflot au sujet de la consultationsur l’aéroport de Notre-dame-des-Landes« Le peuple a parlé, vous avez perdu » ;« vous auriez préféré que le périmètre [dela consultation] soit taillé pour le non ? »« votre truc, là, c’est “pile je gagne, face tuperds” » (sic) ; etc. au point que la respon-sable écologiste a fini par faire la remarquesuivante à l’intervieweur de France inter :

« je vous écoute tous les matins et, c’estbizarre, vous n’utilisez pas tout le tempsle même ton. » vérification faite le lende-main, avec l’accueil réservé à alain juppéqui, alors qu’il refusait de répondre à unequestion concernant Patrick balkany, n’apas subi les assauts de Patrick Cohen, cedernier se contentant de… changer de sujeten donnant la parole à un auditeur. alainjuppé n’en demandait pas tant.

VALoRIsER L’InFoRMATIonou L’InTERVIEwEuR ?Logique de concurrence aidant, les grandsmédia, à l’image des radios généralistes,diffusent leurs interviews politiques à peuprès aux mêmes heures et reçoivent, àtour de rôle, les mêmes invités. dès lors,la personnalité de l’intervieweur, que d’au-cuns appelleront son « style », de mêmeque sa « popularité », sont de plus en plusdes « arguments de vente », au détrimentdu contenu informatif lui-même.

On louera ainsi « l’impertinence » de X, le« sérieux » de Y ou encore la « précision »de Z, et l’on décernera chaque année leprix du « meilleur interviewer politique ».Les intervieweurs sont peu à peu devenusde véritables vedettes que les grands médias’arrachent à prix d’or sur le marché destransferts, troquant leur identité éditorialecontre la valorisation de journalistes-marques et abolissant, entre autres, lesfrontières entre média privés et servicepublic de l’information.La rentrée 2016 aura été l’occasion de levérifier une fois de plus, avec une activitéparticulièrement intense sur le marchédes transferts, et le passage remarqué dejean-Michel aphatie d’Europe 1 à Franceinfo, la nouvelle chaîne publique d’infor-mation en continu. jean-Michel aphatie,transféré en 2015 de rtL à Europe 1, connunotamment pour ces célèbres diatribes àpropos de l’argent public, toujours trop— et mal — dépensé : on s’étonne de sasoudaine passion pour le service public,mais aussi de la soudaine passion du ser-vice public pour jean-Michel aphatie. unétonnement naïf si l’on observe attentive-ment, d’une année sur l’autre, le mercato

des médiacrates (qui ne concerne pas queles intervieweurs). À chaque rentrée, c’està un véritable ballet que l’on assiste, à lafois source et symptôme d’une tendancegénérale à l’homogénéisation des formatset des contenus médiatiques. L’inter -vieweur-vedette, qu’il s’appelle Nicolasdemorand, Yves Calvi ou Léa Salamé, peutpasser sans encombre d’une station deradio à l’autre, du privé au public (ou l’in-verse), sans que cela influe sur leur façonde conduire leurs interviews. d’ailleurs, cesintervieweurs-vedettes sont aussi biensouvent des présentateurs-vedettes,comme si ce qui importait était d’abord lanotoriété de l’intervieweur, avant son savoir-faire, et, dans un jeu de miroir délétère pourl’information, sa capacité à se faire valoirplutôt qu’à s’effacer derrière son invité.

L’InTERVIEwEuR-édIToRIALIsTEEnfin, le troisième problème majeur, quidécoule des deux premiers, est le statutde plus en plus ambigu des intervieweursqui, tout en prétendant être là pour « faireparler » leurs invités, se comportent enréalité comme des éditorialistes. uneambiguïté malsaine dans la mesure oùelle n’est pas assumée ; et, sous couvertde questions empreintes d’une fausseneutralité ou de « bon sens », nombre d’in-tervieweurs contribuent à diffuser et/oureproduire les clichés et les idées domi-nantes. La façon dont le responsable dela Cgt Philippe Martinez a été (mal)traitélors de nombreuses interviews durant lemouvement contre la loi travail en a fourniune éclatante et déplorable illustration.Mais ces exemples récents ne sont mal-heureusement ni nouveaux ni isolés. qu’ilsaccompagnent docilement leurs invitésou qu’ils se confrontent parfois violem-ment à eux, les intervieweurs sont ainsidevenus de véritables acteurs du débatpublic, tout en jouant de leur statut dejournaliste alors qu’ils ont renoncé à lavocation principale de l’interview : contri-buer à la formulation d’une parole origi-nale et donc à la production d’un contenuinformatif. C’est ainsi que l’intervieweur-éditorialiste s’est imposé comme unefigure centrale dans les média, alors quel’exercice auquel il s’adonne s’avère êtrede plus en plus éloigné du journalisme. n

*Ce texte est une reprise, légèrementmodifiée, de l’introduction dudossier « L’art délicat de l’interview »,publié dans le no 21 deMédiacritique(s) (oct.-déc. 2016).

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« À chaque rentrée, c’est à un véritableballet que l’on assiste, à la fois source

et symptôme d’une tendance générale àl’homogénéisation des formats et des contenus médiatiques. »

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PAR SUZY ROJTMAN*

Nonna Meyer, directricede recherche émérite auCNrS, analyse l’électo-rat du Front National. Onretrouve son argumen-tation notamment dans

un article du Monde de décem-bre 2015. Elle constate que pendanttrès longtemps les femmes ont votémoins que les hommes pour le partid’extrême droite. Et cela se retrouvepour ses homologues européens.

Nonna Meyer en analyse les raisons :les femmes, qui occupent moins sou-vent que les hommes des emploismanuels, sont moins confrontées à laconcurrence internationale ; ellesseraient moins tolérantes à la théma-tique xénophobe. Le facteur religieuxjoue pour les plus anciennes «  impré-gnées de valeurs chrétiennes univer-salistes  », le féminisme pour les plusjeunes qui rejettent la vision tradition-nelle des femmes véhiculée par lesextrêmes droites. de plus l’usage deviolences physiques dont font preuveles extrêmes droites, déplairait parti-culièrement aux femmes. Puis elle citeles chiffres : en 1988, le vote desfemmes en faveur du FN était de 7points inférieur à celui des hommes, 6en 1995 ; en 2002, l’écart était encorede 6 points ; en 2007, de 3 points. ils’est encore réduit depuis : il n’était

Les droits des femmescontre les extrêmesdroites

plus que de 2 points en 2012, année où,pour sa première candidature prési-dentielle, Marine Le Pen a augmentéd’un point le score record de son pèreen 2002, avec 17,9 %. Mais tout cecin’est pas encore stabilisé : de nouveaude 5 à 8 points d’écart entre le vote desfemmes et celui des hommes pour leFN aux européennes de 2014 et 4points au 1er tour des régionales de2015. voilà où est l’enjeu : le vote desfemmes sera décisif. Car on l’a bien vuaux dernières régionales : si le FN faitde très bons scores au premier tour, ilachoppe au second car il ne peutnouer aucune alliance électorale. Lasolution pour lui est donc d’élargir sonélectorat.

Le fait de capter l’électorat féminin faitpartie de l’enjeu plus général de ladédiabolisation, depuis que Marine Le

Pen a accédé à la présidence du FrontNational au congrès de tours en 2011 :on n’entend plus le FN proférer d’in-sultes antisémites, il condamne lamondialisation néolibérale, « défend »les ouvriers, les oubliés, les femmes. ilva jusqu’à draguer les jeunes de ban-lieue. il prétend respecter les institu-tions démocratiques, accueillir norma-

lement les journalistes, etc. Mais, tousles analystes politiques le disent et laréalité le montre : le fond est resté lemême : anti-immigration par le biaisnotamment de l’instrumentalisationde la laïcité, de la préférence ou prio-rité nationale, xénophobe, anti-social,antiféministe, lesbophobe, homo-phobe.

un dIsCouRs AMbIGu, à GéoMéTRIE VARIAbLEMarine Le Pen a bien perçu que si elleveut accéder au pouvoir, elle ne peutplus servir la même « soupe » que sonpère, tout du moins à première vue.Notamment sur les femmes. Marine LePen s’appuie sur son image de femmemoderne, qui travaille, divorcée. Elle sedit presque féministe. Mais, en dehorsdes déclarations de façade citantSimone de beauvoir et Olympe de

gouges, quand on y regarde de plusprès, le discours est ambigu et à géo-métrie variable.En 1996, jean Marie le Pen déclaraitque le corps des femmes ne leurappartenait pas, qu’il appartenaitautant à la nature qu’à la nation.inaudible dans la France actuelle où75 % de la population est pour l’avor-

Les droits des femmes sont à l’heure actuelle un enjeu particulier pour lesextrêmes droites, notamment le Front National. Pourquoi ?

FÉMINISME

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« Les obstacles que dresse le FN contrel’application de la loi sur l’avortement ren-

draient ce dernier impossible à pratiquer. »

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« Je n’ai jamais réussi à définir le féminisme. Tout ce que je sais, c’est que les gens me traitent de fémi-niste chaque fois que mon comportement ne permet plus de me confondre avec un paillasson. »

Rebecca west écrivaine et essayiste féministe anglo-irlandaise

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tement (sondage iFOP de 2014).Marine le Pen adapte donc son dis-cours. Elle ne serait pas contrel’avortement mais…Le 15 février 2011, lors d’une interview àLa Croix, elle prône le dérembourse-ment de l’avortement.dans le programme présidentiel de 2012elle réclame la « liberté de ne pas avor-ter », comme si on obligeait quiconque àle faire. Elle préconise aussi l’adoptionprénatale, ce qui paraît stupéfiant pourquelqu’un qui prétend combattre fer-mement la gestation pour autrui. Elledéclare le 5 avril 2012 à Sciences Po « jesuis attachée à cette loi alors que beau-coup de personnalités et d’adhérents ysont opposés ». Mais elle parle « d’avor-tement de confort », considérant quedes femmes emploient l’avortementcomme moyen de contraception. Elleavance un argument financier aussidisant que certaines personnes renon-cent à se soigner faute de rembourse-ment alors que l’on rembourse l’avorte-ment. bref les obstacles que dresse leFN contre l’application de la loi sur l’avor-tement rendraient ce dernier impossibleà pratiquer.

En ce qui concerne l’emploi, on assisteaussi à des déclarations démagogiquescontre le temps partiel contraint,contre le fait que les femmes seraientune variable d’ajustement pour lesmultinationales, contre la grande dis-tribution qui malmène ses salariés.Mais au chapitre des solutions, desmesures concrètes, on est renvoyésans plus de précision au programmede 2012 (interview sur bFM le 16 octo-bre 2016). Celui-ci, dans un chapitreintitulé « Soutien aux familles et poli-tique nataliste » préconise un revenuparental, payé 80 % du SMiC, qui pour-rait donner un statut, un droit à laretraite aux femmes qui sont malme-nées par les multinationales. Ce statutserait un rempart contre la précarité.C’est la seule mesure préconisée. Le FN nous ressort ici une vieillerecette : toutes les études montrentque ce sont les femmes qui pren-draient ce revenu parental qui risquede les écarter durablement du marchédu travail, et donc de brider leur auto-nomie financière.

Le FN s’exprime aussi sur les violencesfaites aux femmes. voilà ce que ditMarine Le Pen dans L’Opinion du 13 jan-vier 2016, peu après les agressions deCologne, en parlant des migrants :« [...] En revanche, qu’ils agissentcomme des criminels (viol et tentativede viol sont des crimes, ne l’oublionspas), qu’ils s’affranchissent des règlesessentielles de nos sociétés occiden-tales, et qu’ils méprisent ouvertement

les droits des femmes, me préoccu-pent grandement. »Et plus loin : « Le droit à l’intégrité cor-porelle, de quelque sexe que l’on soit,est un droit parmi les plus essentiels.Ce droit est aujourd’hui attaqué pournombre de femmes. que la barbariepuisse s’exercer de nouveau à l’encon-tre des femmes, du fait d’une politiquemigratoire insensée, me remplit d’ef-froi. » Ces paroles laissent largementsupposer que les auteurs de violencessont exclusivement les immigrés. Ceciest déclaré au mépris des résultats del’Enquête nationale sur les violences àl’encontre des Femmes en France de2000 qui montre bien que les vio-lences ont lieu dans toutes les classesde la société.

L’impasse totale est faite sur la famillequi est le premier lieu des violences. Évi-demment, ceci est difficile quand le pro-gramme de 2012 proclame : « institutionirremplaçable, la famille est la cellule debase de la société ». d’ailleurs Marie-Christine arnautu, vice-Présidente (sus-

pendue pour son soutien à jean Marie LePen) mais toujours députée euro-péenne, n’a pas hésité à affirmer dans uncommuniqué de presse le 25 novembre2014, à l’occasion de la journée interna-tionale de lutte contre les violencesfaites aux femmes : « Les gouverne-ments de François hollande, commeceux de Nicolas Sarkozy précédem-ment, n’ont eu de cesse de disloquertoujours plus la cellule familiale, alorsque la crise des familles est la premièrecause de ces violences. »

Enfin, les déclarations homophobes etlesbophobes qui existaient antérieure-ment de la part du FN ne sont plus demise. Le discours du FN semble s’êtremodernisé. En outre Marine Le Pens’est bien gardée de participer auxmanifs anti mariage pour tous. Elleestime qu’elle n’a pas à « battre lepavé » pour revendiquer (interview du16 octobre à bFM). Mais sa nièce,Marion Maréchal Le Pen et brunogolnish ne sont visiblement pas de cetavis. Cependant, le programme prési-dentiel de 2012 est clair : la famille c’estexclusivement l’union d’un homme etd’une femme en vue d’accueillir desenfants. Nés d’un père et d’une mèreprécise le site. Le FN est opposé à toutmariage entre lesbiennes ou gays et àl’adoption. au-delà du changement deton, les positions de fond sont restéesles mêmes.

Si l’on regarde du côté du parlementeuropéen ce que votent les député-e-s FN, le tableau est édifiant : elles et ilsont voté contre le rapport Estrela (déc.2013) qui était une proposition derésolution du parlement européen surla santé et les droits sexuels et géné-siques provenant de la Commissiondes droits de la femme et de l’égalitédes genres, contre le rapport Zuber(mars 2014) et contre le rapporttarabella, émanant de la mêmeCommission (mars 2015). tous cesrapports étaient plutôt assez progres-sistes sur les droits des femmes.

On ne peut faire un article sur lesextrêmes droites et les droits desfemmes sans évoquer brièvement la« Manif pour tous » qui s’est manifes-tée à nouveau le 16 octobre. Celle-civeut peser sur les candidats à la prési-dentielle. Son credo actuel est dedénoncer les « offensives contre lafamille ». Elle dénonce la Procréationmédicalement assistée (PMa), « PMasans père » c’est-à-dire pour les

femmes célibataires et les couples delesbiennes. découvrir que vivre sanspère est très handicapant fera sansdoute très plaisir au 1,28 million defamilles monoparentales dont leparent est la mère ! (chiffre iNSEE2011).La « Manif pour tous » dénonce aussi lagestation pour autrui en utilisant(comme le fait le FN) les mêmes argu-ments que les féministes : dénoncia-tion de la marchandisation des corpsdes femmes, de leur instrumentalisa-tion. Mais elle ne le fait pas avec unevision émancipatrice. Elle le fait avecpour but de rétablir la famille tradition-nelle : une famille nucléaire bien sûrhétérosexuelle, sans violences en sonsein, sans divorce, pas recomposée,pas monoparentale. avec chacun etchacune à sa place : madame au foyerà élever les enfants et monsieur gagne-pain dehors. un rêve réactionnairehors du temps…En vue de la prochaine présidentielle, ilest crucial de dénoncer ce grand bluff :malgré le changement de discours, mal-gré la captation des arguments fémi-nistes, les extrêmes droites ne défen-dent pas les droits des femmes. n

*Suzy Rojtman est porte-parole duCollectif national pour le droit desfemmes (CNDF).

FÉMINISME

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« L’impasse totale est faite sur la famillequi est le premier lieu des violences. »

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Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler.nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résul-tent des prémisses actuellement existantes. » Karl Marx, Friedrich Engels - L’Idéologie allemande.

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PAR SALIHA BOUSSEDRA*

Les « réglementaristes » esti-ment que l’activité exercéepar la prostituée doit fairel’objet d’une reconnaissanceofficielle pour être intégréedans le régime général des

activités relevant du travail, que ce tra-vail soit celui d’un salarié ou d’un indé-pendant. une partie de ces courantsreconnaît que la prostitution ne relèvepas d’une activité épanouissante, touten pensant qu’elle n’est pas pire quel’activité d’une ouvrière. Le raisonne-ment des réglementaristes conduit àdire que la seule différence qui per-siste entre ces deux activités est quel’une est une activité légale quand l’au-tre ne l’est pas. ils font égalementappel à l’analyse marxienne du travail-leur salarié pour dire que la prostitu-tion doit être légalement reconnuepour que les prostituées puissentaméliorer les conditions d’exercice deleurs activités.

TRAVAIL ConCRET, TRAVAIL AbsTRAITattribuer à Marx une position réglemen-tariste repose, en réalité, sur un certainnombre de confusions concernant laconception marxienne du travail. toutd’abord, les courants réglementaristesratent non seulement la dimension his-toriquement déterminée du mode deproduction capitaliste, mais aussi le

Marx et la question de la prostitution

caractère double du travail qui s’y révèle.Lorsque Marx envisage le travail d’unpoint de vue anthropologique, celaimplique qu’on ne puisse pas séparerl’activité productive humaine à la foisdes individus qui l’accomplissent, desmoyens de travail (outils de travail etmatériaux) et des produits de cette acti-vité. Cette dimension qui définit le « tra-vail concret » est vraie pour toutes lessociétés et de tout temps. En revanche,Marx met en évidence une deuxièmedimension qui est spécifique au modede production capitaliste, le « travail abs-trait ». Cette dimension réduit le travailà la seule production de valeurd’échange, indépendamment de l’acti-vité, des moyens de production et desproduits concrets. Comme le réglemen-tarisme ne tient pas compte de ces dis-tinctions, ce n’est qu’en reprenant à soncompte la notion de « travail abstrait »qu’il peut considérer la prostitutioncomme un travail.imprégné d’un regard déterminé parnotre mode de production, le réglemen-tarisme projette sur un certain nombrede rapports sociaux et humains le pointde vue du capital lui-même. ainsi, le régle-mentarisme se trouve conduit, à traversle concept marxien de « travail abstrait »dont il fait usage sans le nommer, à fairela promotion de la marchandisation devastes pans d’activités productiveshumaines non encore accaparées parle capital. En revendiquant une exten-sion légale de la forme abstraite du tra-vail pour inclure l’activité prostitution-nelle, le réglementarisme ne promeut niplus ni moins qu’une prise en charge etune régulation de l’activité sexuelle par

le marché. dans cette bataille l’enjeu dudroit et de la légalité constitue pour lecapital une étape importante en vue deparvenir à une exploitation réussie.

ACTIVITé sExuELLE VénALE ET TRAVAIL AbsTRAITEn définissant le travail abstrait, Marxécrit : « Si l’on fait abstraction du carac-tère déterminé de l’activité productiveet donc du caractère utile du travail, ilreste que celui-ci est une dépense deforce de travail humaine. La confectionet le tissage, bien qu’étant des activitésproductives qualitativement distinctes,sont l’une et l’autre une dépense pro-ductive de matière cérébrale, de mus-cle, de nerf, de main, etc., et sont donc,en ce sens, l’une et l’autre du travailhumain » (Le Capital, livre i). C’est danscet « etc. » que les réglementaristes pen-sent pouvoir inclure le sexe dans laconception marxienne du travail abs-trait. Or cette inclusion est pour le moinscavalière. Si ce grand penseur du travailqu’est Marx avait dû intégrer l’usage mar-chand des parties intimes du corps, il nel’aurait certainement pas laissé dans l’im-plicite d’un « etc. ».Si nous abordons spécifiquement laquestion de la prostitution, nous consta-tons que l’activité prostitutionnelle – detous les « travaux humains » dont parleMarx – est la seule et unique activité oùce qui est vendu est justement ce quin’est vendu nulle part ailleurs, dans aucunautre travail. Si le travailleur « loue » bien« son corps » au capitaliste (avec sesmuscles, ses nerfs, son cerveau, etc.), laprostituée, en revanche, est la seule quiautorise un accès à des parties du corps

Contrairement aux courants « réglementaristes » qui défendent la prosti-tution comme travail légal compatible avec la pensée de Marx, l’analyse deses écrits montre que pour lui il n’y a pas d’émancipation dans l’activitéprostitutionnelle.

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privées, jamais incluses dans la vente dela force de travail pour l’ensemble destravailleurs dont parle Marx. La prostitu-tion est par conséquent l’unique activitéoù la location du corps de l’individu inclutune (ou des) partie(s) du corps dont l’ac-cès reste partout ailleurs formellementinterdit. Nous voyons ici comment laprostitution se détache radicalement etde façon tout à fait spécifique de l’en-semble des « travaux humains » dontparle Marx dans le livre i du Capital.

PRosTITuTIon ETLUMPENPROLETARIATde plus, les réglementaristes omettentde mentionner que Marx a explicitementparlé de la prostitution. Si, dans lesManuscrits économico-philosophiquesde 1844, la position de Marx sur la ques-tion de la prostitution semble encore sechercher, par la suite et jusqu’au livre idu Capital au moins, nous pouvons déga-ger une position constante de Marx rela-tivement à cette question. que ce soitdans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte,dans Les Luttes de classes en France oudans le livre i du Capital, on constate quela prostitution est systématiquementrangée du côté de ce que Marx appellele lumpenproletariat.Ce dernier, selon Marx, est constitué duprolétariat ruiné et des déclassés qui ontabandonné la lutte des classes et cesséde résister. d’après Marx, il s’est consti-tué historiquement comme l’ennemi duprolétariat, bien qu’il en émane en par-tie. Le lumpenproletariat est générale-ment composé d’« une masse nettementdistincte du prolétariat industriel, pépi-nière de voleurs et de criminels de touteespèce, vivant des déchets de la société,individus sans métier avoué, rôdeurs,gens sans aveu et sans feu, différentsselon le degré de culture de la nation àlaquelle ils appartiennent, ne démentantjamais le caractère de lazzaroni » (LesLuttes de classe en France). Si les pros-tituées font partie de cette catégorie d’in-dividus, ce que nous pouvons retenir iciest que, d’une part, la prostitution n’ap-partient pas au registre d’une définition« positive » du travail, c’est-à-dire qu’ellene constitue pas un accomplissementpour les humains ; et que, d’autre part,elle apparaît comme « distincte » du pro-létariat. dans ces conditions, elle n’ap-partient même pas à la définition « néga-tive » du travail tel qu’il existe sous l’égidedu capital (autrement dit le travail payépar du capital). Cela veut dire que, mêmesi Marx a connaissance de formes deprostitution rémunérées par du capitalet relevant donc du « travail productif »– comme c’est le cas dans les « bordels »que Marx évoque à titre d’exemple dansles Théories sur la plus-value –, il ne l’in-tègre pas pour autant dans le domainedu travail.

En effet, même lorsque Marx décrit dansle livre i du Capital les franges de travail-leurs et des travailleuses les plus domi-nées, il parle à cet égard du « précipitéle plus bas », il n’y inclut pas la catégoriede « prostituée ». Sans doute ici est-ilutile de lire attentivement cet extrait desLuttes de classes en France : « [d]epuisla cour jusqu’au café borgne se repro-duisait la même prostitution, la mêmetromperie éhontée, la même soif de s’en-richir, non point par la production, maispar l’escamotage de la richesse d’autruidéjà existante. » Marx invoque ici unesoif de s’enrichir qui ne passe pas par laproduction mais par le vol, la tromperie,etc., et qui est propre à la haute bour-

geoisie comme au lumpenproletariat.Pourtant, on ne peut pas dire que la pros-tituée « vole » le client, ni non plus quele client « vole » la prostituée. dans cecas qu’est-ce qui motive cette classifi-cation par Marx ?il y a plusieurs pistes possibles à ce sujet.Nous n’en proposerons qu’une ici : laprostitution est une question qui aoccupé Marx tout au long de son œuvre,quoique de façon relativement margi-nale. il est possible de considérer que laprostituée, tout comme le criminel, soit,pour Marx, le degré ultime auquel le capi-tal réduit la vie humaine. Si la prostitu-tion peut être envisagée d’un point devue capitaliste tout comme l’activité ducriminel (dont Marx – dans les Théoriessur la plus-value – dit qu’il est un « pro-ducteur » au sens où il donne du travailau juge, au serrurier, au criminologue,aux scientifiques, etc.), ces activités sontdes activités où l’individu a finalementaccepté ce à quoi le capital veut le réduireen le dépossédant non pas seulementdes conditions objectives permettantl’effectuation de son activité, commec’est le cas pour le prolétaire, mais éga-lement de tous les éléments qui fondent,

en quelque sorte, son « humanité ».L’individu du lumpenproletariat est enquelque sorte celui qui a « cédé » sur sapart d’humanité, celui qui a lâché la lutteet la résistance que constitue, pour Marx,l’activité productrice, « cette rude, maisfortifiante école du travail » (La SainteFamille). il est celui qui, prêt à vendretout de lui-même, se trouve dans « lasituation du seul prolétariat ruiné, le der-nier degré où tombe le prolétaire qui acessé de résister à la pression de la bour-geoisie » (L’Idéologie allemande). d’oùnous pouvons comprendre qu’il n’y apas, selon Marx, de perspective d’éman-cipation dans l’activité prostitutionnelleet qu’elle constitue davantage une sortede perte radicale du lien qui rattache cet« organisme vivant » à sa part de résis-tance et d’« humanité ».

Marx a parfaitement connaissance de laviolence des rapports de domination quis’exerce sur les femmes prostituées. ilécrit : « La prostitution est un rapportdans lequel tombe non pas seulementla prostituée mais aussi le prostituantdont l’ignominie est encore plus grande »(Manuscrits économico-philosophiquesde 1844). Si, pour Marx, l’activité prosti-tutionnelle relève du lumpenproletariatet non pas du prolétariat, il ne s’agit enaucun cas pour lui de condamner lesprostituées mais au contraire decondamner les travaux nuisibles auxfemmes et de les émanciper de la situa-tion à laquelle elles sont réduites. Cetteémancipation des femmes devra pas-ser notamment par l’abolition mondialede la prostitution, qui s’accompagne demesures sociales, tout autant que parune pleine reconnaissance des femmesdans le monde social du travail.

Si les enfants faisaient bien partie de lacatégorie du monde des travailleurs auXiXe siècle, certaines sociétés ont su fairele choix de ne pas attendre que ces der-niers obtiennent plus de droits : elles ontchoisi, au contraire, de retirer les enfantspurement et simplement du marché dutravail. interdiction du travail des enfantset des « travaux nuisibles aux femmes »,c’est bien ce que Marx a défendu dans lecadre d’une interview accordée au jour-nal le Chicago Tribune de décembre 1878.Si nous sommes parvenus à abolir le tra-vail des enfants sans passer par un déve-loppement du « droit syndical », il esttemps plus que jamais que nos sociétéset nos luttes aboutissent aux mêmesrésultats pour la prostitution. n

*Saliha Boussedra est philosophe.Elle est doctorante en philosophie àl’université de Strasbourg.

« attribuer à Marxune position

réglementaristerepose, en réalité,

sur un certainnombre deconfusions

concernant laconceptionmarxienne du travail. »

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« L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais ellejustifie l’invincible espoir. » jean jaurès

PAR VALÉRIE VIGNAUX*

Iil est peu aisé d’imaginer ce quefut l’invention du cinéma pourcette génération qui assista à lafois à son émergence foraine puisà son expansion industrielle etartistique. génération d’artistes

ou d’intellectuels qui, dans la France del’entre-deux-guerres, se sont interro-gés sur la vocation du cinéma et leursréflexions ont assurément accompa-gné la légitimation de l’art naissant.Léon Moussinac qui fut journaliste,auteur de théâtre, de récits roma-nesques, est très certainement unedes personnalités les plus agissantesde la période. Né le 19  janvier 1890 àLaroche-Migennes, il poursuit desétudes de droit avant de se consacreraux lettres.

Ses premiers textes consacrés au cinémaparaissent en 1919 dans Le Film, revuedirigée par Louis delluc, son ami d’en-fance. devenu secrétaire général deComœdia illustré (1919-1921), il crée lapremière rubrique cinématographiquedans une revue littéraire, en l’occurrencele Mercure de France (1920-1925). Lareconnaissance du cinéma qui s’opère

Léon Moussinac ouune pensée du cinéma journaliste, auteur de théâtre, de récits romanesques, Léon Moussinac a beau-coup œuvré à une critique indépendante, contribué à la reconnaissance dufilm comme œuvre de l’esprit et non plus comme simple marchandise.

alors procède de clubs ou de groupe-ments associatifs qui, sur le mode d’uneconvivialité « choisie », réunissent despersonnalités intéressées au 7e art. Cesassociations tout d’abord marginalesvont chercher à attirer un plus large publicen s’appuyant sur des revues ou grâceau soutien de salles spécialisées quiaccueillent des programmations exi-geantes, accompagnées de conférences

savantes. Léon Moussinac est de toutesles initiatives de ces années 1920. il écritsur le cinéma dans La Gazette des septarts, Cinéa, Le Crapouillot, Paris-Midi ouCinémagazine. il est également mem-bre du Club des amis du septième art(CaSa) créé en avril 1921 par ricciottoCanudo et il appartient au Ciné-Club de

France initié par delluc. deux clubs quifusionnent en 1924 suite aux décès deleurs dirigeants en un Ciné-Club deFrance dont il est le vice-président. LeCiné-Club de France programme les filmsfrançais ou étrangers majeurs (delluc,gance, renoir, Cavalcanti, Esptein,Eisenstein) dans plusieurs salles spécia-lisées de Paris (le Colisée, l’artistic et auxursulines) et organise des conférences.Moussinac est encore à l’origine de lapremière exposition consacrée au 7e artqui se déroule au musée galliera enmars 1924. il tente au même momentd’intéresser la puissance publique aucinéma, en demandant à son ami Paulvaillant-Couturier d’intervenir à la Cham -bre des députés. En décembre 1925, ledéputé communiste se fait alors le porte-parole d’un projet dont Moussinac estl’auteur et qu’il a exposé dans sonouvrage Naissance du cinéma afin quesoit créé un musée, une bibliothèqued’ouvrages spécialisés et une cinéma-thèque.

un InTELLECTuEL EnGAGéaux côtés de Paul vaillant-Couturier etde henri barbusse, Léon Moussinac par-ticipe activement à la politique culturelledu Parti communiste. il abandonne lapresse corporative pour publier sur lecinéma dans Clarté et Monde et quittele Mercure de Francepour créer la rubriquecinématographique de L’Humanité (1922-

« Moussinac estencore à l’origine

de la premièreexposition

consacrée au 7e artqui se déroule au

musée galliera enmars 1924. »

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1932). il espère en effet qu’en formant lepublic populaire aux nuances du langagecinématographique, celui-ci réclameraun cinéma exigeant c’est-à-dire affran-chi de la vulgarité à laquelle il est condamnépar l’industrie et le commerce. il s’inté-resse alors, comme la plupart de sescontemporains, à l’emploi du cinéma àdes fins éducatives et, en février 1925, ilest chargé de concevoir le programmed’une projection itinérante baptisée leCinéma du peuple. il pense ainsi déjouerl’emprise des intérêts économiquescar les élites « ont laissé s’établir une puis-sance financière hostile à l’art et une forcemercantile qu’il s’agit maintenant de ren-verser ». il a en effet été attaqué en jus-tice en 1926 par jean Sapène, le direc-

teur des Cinéromans, qui, mécontentd’un de ses articles, lui reproche un « pré-judice matériel ». Le procès gagné enappel, en faisant jurisprudence, créerales conditions légales d’une critique indé-pendante et contribuera à la reconnais-sance du film comme œuvre de l’espritet non plus comme simple marchandise.Moussinac a par ailleurs fondé en 1928Les amis de Spartacus – le premier ciné-club populaire – où sont montrés les filmsreprésentatifs de l’art cinématographique– dont les films soviétiques majeurs –et qui en raison de son succès est rapi-dement interdit par le préfet de policejean Chiappe pour troubles à l’ordrepublic. Le critique ouvre alors ses colonnesde L’Humanité aux lecteurs afin qu’ilss’exercent à la critique et leur demandede manifester dans les salles en sifflantou applaudissant les films. Prémices d’uneréflexion sur la démocratisation cultu-relle qui conduiront à la création en 1932d’une Fédération ciné-photo, un grou-pement initié par Moussinac, qui, s’il estd’abord porté par des militants cinéastesamateurs, bénéficiera, à la suite des évé-nements du 6 février 1934, du soutien deprofessionnels du cinéma, tels jean renoir,jacques becker ou georges Sadoul. Promuau rang de « section cinéma » de

l’association des écrivains et artistesrévolutionnaires, le groupement œuvreà l’éducation des militants au moyende séances cinéphiliques. il aide à la réa-lisation de films destinés aux meetings àpartir d’images enregistrées par les mili-tants eux-mêmes et entreprend la pro-duction de films « sociaux » pensés pourl’exploitation classique, dont les plusfameux sont La Vie est à nous ou LaMarseillaise réalisés par jean renoir.devenu directeur des Éditions socialesinternationales en 1934, Moussinac n’écritplus qu’occasionnellement sur le cinéma.il confie alors la rubrique cinématogra-phique de Regards à georges Sadoul,l’encourageant par ailleurs à entrepren-dre son histoire du cinéma, et collabore

ponctuellement à Ce soir, journal dirigépar Louis aragon. arrêté en raison de sesopinions politiques en avril 1940, Moussinacest libéré en 1941 et entre en résistance.aux lendemains de la Seconde guerre,ses compétences intellectuelles et satrès grande rigueur morale font qu’on

lui confie la direction de l’institut deshautes études cinématographiques (1947-1949) alors en difficulté avec sa tutelleadministrative, et celle de l’École natio-nale supérieure des arts décoratifs (1946-

1959). il soutient encore la création del’institut de filmologie à la Sorbonne, unorganisme qui accueillera entre autresles réflexions dr’Edgar Morin sur le cinéma.Les articles qu’il publie dans le courantdes années 1950 dans Les Lettres fran-çaises sont essentiellement mémoriaux,– il y relate ses actions de l’entre-deux-guerres –, ne revenant sur l’actualité qu’en1959 pour une ultime critique dédiée à laNouvelle vague. il décède le 10 mars 1964alors qu’il travaillait à un ouvrage consa-cré à Louis delluc.

Moussinac aura donc contribué à défi-nir le rôle des spectateurs dans le dis-positif cinématographique, élaborantune « politique du public » à laquelle suc-cédera dans les années 1960 la fameuse« politique des auteurs ». Pensée singu-lière qui perdura néanmoins, à traversgeorges Sadoul qui le considéraitcomme son père spirituel, puisque celui-ci poursuivait depuis sa tribune desLettres françaises ses engagementscontre la censure, en faveur d’une cri-tique indépendante et pour un cinémapopulaire. n

*Valérie Vignaux est historienne. Elleest maître de conférences en étudescinématographiques à l’universitéFrançois-Rabelais de Tours.

« il aide à la réalisation de films destinésaux meetings à partir d’images enregistréespar les militants eux-mêmes et entreprend

la production de films “sociaux” penséspour l’exploitation classique. »

« Moussinac auracontribué à définir

le rôle desspectateurs dans

le dispositifcinématographique,

élaborant une “politique

du public“ »

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Le paysage que laissent à voir les

aménagements touristiques enconstruction au Maroc, notam-ment sur son littoral, interrogel’observateur sensible à proposdu milieu naturel sur lequel ils

s’implantent. La politique de développe-ment par le tourisme dans laquelle le Marocs’est lancé depuis 2001 – et qui s’est fixél’objectif d’accueillir vingt millions de tou-ristes en 2020 – permet de comprendrele développement massif de ces struc-tures.Néanmoins, au-delà de la multiplicationdes chantiers, c’est la taille de ces res-

sorts, associée au déploiement paysa-ger accompagnant ces aménagements,qui est particulièrement étonnante. Eneffet, ces mégastructures, consomma-trices d’espace, offrent et/ou promet-tent à voir – dans leurs dispositifs decommunication et à travers leur déploie-ment sur le terrain – des hectares de pay-sages verts, d’une verdure grasse aux

La communication des promoteurs d’installations touristiques au Marocs’ingénie à légitimer l’élaboration d’un environnement idyllique, consom-mateur excessif d’eau, en contradiction complète avec ce que peut four-nir le milieu naturel local.

formes luxuriantes. Le contraste est sai-sissant avec le paysage extérieur des-séché, brûlé, aux teintes jaunes, auxformes rachitiques et qui appartiennentau milieu naturel local semi-aride où l’eauest une ressource rare.

un PARAdoxE :déVELoPPEMEnTTouRIsTIQuE ETdéVELoPPEMEnT duRAbLEPourtant, la littérature scientifique quirend compte des dégradations de la res-source en eau et du milieu naturel auMaroc est abondante et déjà ancienne.de son côté, le royaume chérifien s’estengagé dès 1992 dans le développementdurable, la protection de l’environne-ment et la question de l’économie del’eau. L’étude du contexte institutionnelet juridique du pays montre un certain

décalage dans la mise en place desréformes. Celles liées à la protection del’environnement se déploient relative-ment lentement comparativement àcelles afférentes à l’attrait des investis-seurs économiques. dans ce contextede priorité donnée au développementéconomique, les acteurs du monde del’entreprise, qui interviennent dans le

déploiement de l’activité touristique,obtiennent la responsabilité d’agir (ounon) selon les préceptes du développe-ment durable puisqu’ils disposent d’unemarge de manœuvre inhérente à lavacuité des textes et des moyens d’ap-plication de la loi se rapportant à la pro-tection de l’environnement.Force est de constater l’inefficacité desmises en garde et des engagements offi-ciels pour diminuer la pression sur la res-source en eau.Le maintien de ce paradoxe amène à secentrer sur les promoteurs de cesmégastructures, à s’enquérir des repré-sentations qu’ils ont du milieu naturel etde celles qu’ils véhiculent pour attirerles usagers. Pour ce faire, la communi-cation destinée à promouvoir les grandsprojets immobiliers, touristiques et deloisirs qui fleurissent un peu partout auMaroc, a été étudiée. Les sites internet,les plaquettes de communication et lesarticles de presse qui les accompagnentont fait l’objet d’une analyse du contenuiconographique et textuel.

L’IMAGE dEs AMénAGEMEnTsVéhICuLéE PAR LEsPRoMoTEuRs IMMobILIERsLes premiers résultats permettent de serendre compte que le paysage de ver-dure forme un élément particulièrementimportant puisqu’il représente plus de80 % des paysages iconographiques enextérieur. En même temps, le milieu natu-rel régional n’est pas pour autant absentdes discours mais il est présenté dansune relation égocentrée au monde, à tra-vers les avantages stratégiques exposésà partir de ces complexes : les points de

PAR STÉPHANIE LEROUX*

Eau et « jardins d’éden »au Maroc

« Le contraste est saisissant avec le paysage extérieur desséché, brûlé, aux

teintes jaunes, aux formes rachitiques et quiappartiennent au milieu naturel local semi-

aride où l’eau est une ressource rare. »

Les territoires sont des produits sociaux et le processus de production se poursuit. du global au local les rapportsde l’homme à son milieu sont déterminants pour l’organisation de l’espace, murs, frontières, coopération, habi-ter, rapports de domination, urbanité... La compréhension des dynamiques socio-spatiales participe de la consti-tution d’un savoir populaire émancipateur.

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vue qu’ils offrent ou encore leur proxi-mité avec des paysages et des lieux pres-tigieux (patrimoine).Les expressions relatives au « dévelop-

pement durable » ou encore à la « pro-tection de l’environnement » sont bienprésentes. Néan moins, leur utilisationne correspond pas à la conception cou-ramment employée. Elle révèle un rap-port au monde autocentré où la durabi-lité concerne la vie de ces structures,alors que le respect de l’environnementse rapporte à celui développé à l’inté-rieur de celles-ci, selon des critèresesthétiques et un imaginaire édénique.Cette représentation idyllique de l’envi-ronnement naturel ne concerne pas les

jardins arabo-islamiques adaptés aumilieu naturel local et dont l’agrémentparadisiaque est pourtant universelle-ment reconnu.

Pourtant la thématique du bien-être etd’un idéal de vie est centrale dans lesdiscours déployés. Cela se manifeste àtravers l’utilisation récurrente de plu-sieurs registres lexicaux qui dialoguentensemble. ainsi l’esthétique luxueuse,architecturale et paysagère, est le regis-tre le plus employé et se décline autourdes thématiques de la splendeur fan-tastique qu’exprimerait la « perfection »des lieux. Cette dernière serait servie parune rationalité technologique minutieusevenant servir le registre du confort. Le

professionnalisme des promoteurs-ges-tionnaires tient une place importantetandis que ces mégastructures sont pré-sentées comme étant le résultat de per-formances technologiques. Les concep-teurs des lieux sont présentés commede véritables artistes, conférant ainsi auxlieux, et à ceux à qui ils sont destinés, desqualités supérieures. Et c’est bien le regis-tre du privilège et de l’exception qui estainsi déployé. La rhétorique des discoursénonce de manière implicite une sortede propagation du caractère extraordi-naire des concepteurs vers les lieux quiélèvent ensuite le statut des usagers. Leregistre de l’exception légitime, avec lediscours concurrentiel, le déploiementd’une surenchère servant le confort etl’esthétique luxueux et luxuriant dontces lieux se réclament. tout cela justifieainsi l’élaboration de cet environnementidyllique qui consomme l’eau de manièreexcessive, en décalage avec ce que peutfournir le milieu naturel local.L’analyse du discours de ces ressortstouristiques permet ainsi d’avoir quelqueséléments de réponse pour comprendrele maintien de ce paradoxe où les dyna-miques de construction de ces aména-gements non viables écologiquementse maintiennent alors que la prise deconscience concernant la rareté de laressource en eau – et des catastropheshumanitaires et écologiques que pro-voque sa consommation irrationnelle –semble avancer dans les esprits.Or cette prise de conscience sembleaussi faire son chemin chez les touristestrop souvent stigmatisés. une enquêtemenée à Marrakech dans les années2000 a révélé que 38 % des touristes enhôtels club trouvent la piscine inutile àla réussite de leur séjour. Ce chiffres’élève à 91 % chez les personnes héber-gées dans les riads (maisons d’hôtes) età 95 % chez ceux qui fréquentent leshôtels non classés. La majorité d’entreeux reconnaissent que la vue de ces mul-tiples paysages de verdure n’aide pas àprendre conscience qu’au Maroc l’eauest une ressource rare et précieuse. n

*Stéphanie Leroux est géographe.Elle est maître de conférences à lafaculté libre des lettres et scienceshumaines de l’université catholiquede Lille.

« des réformes liées à la protection de l’environnement se déploient

relativement lentement comparativementà celles afférentes à l’attrait des

investisseurs économiques.»

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PROJET OASIS DE NORIA - MARRAKECH (PIERRE ET VACANCES)

EN 2012 LE MAROC COMPTE 38 GOLFS. SIX AUTRES SONT À VENIR.

Ces nouveaux quartiers touristiques, gigantesques,proposent de plus en plus de parcs aquatiquesdisposant de piscines gigantesques et de lagonsdédiés à la promenade aquatique.

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La culture scientifique est un enjeu de société. L’appropriation citoyenne de celle-ci participe de la construc-tion du projet communiste. Chaque mois un article éclaire une question scientifique et technique. Et nous pen-sons avec Rabelais que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » et conscience sans science n’estsouvent qu’une impasse.

PAR PIERRE CRÉPEL*

Marie jean antoine Nicolas de Caritat,marquis de Condorcet est né en Picardie,il n’a pas connu son père, militaire, tuéquelques semaines après sa naissance.Élevé par sa mère, plutôt bigote, et lefrère de celle-ci, subdélégué à ribemontde l’intendant de Soissons, il voit passerchez lui toutes sortes d’affaires locales(y compris celles des petites gens). Lafamille de son père n’est pas absente deson univers, notamment pour l’héritage.Elle dominait au Xviie siècle le village deCondorcet en dauphiné, près de Nyons ;en partie protestante, elle a été déchi-rée par les dragonnades au moment dela révocation de l’Édit de Nantes (1685).Certains ont abjuré, un oncle de notreauteur, devenu évêque, a même faitpreuve d’un zèle presque fanatique pourles jésuites et contre les jansénistes.

CondoRCET MAThéMATICIEnCondorcet fait ses études chez lesjésuites à reims, puis au collège deNavarre à Paris. il ne commence pas sacarrière comme philosophe, juriste ouhomme politique, mais comme mathé-maticien. À l’époque, la science de pointe,c’est, après Newton et Leibniz, le calculdifférentiel et intégral, appliqué en par-ticulier au mouvement des astres, de laterre, des machines, des fluides. grâceaux équations différentielles, Clairaut etd’alembert, les bernoulli et Euler mon-trent que la gravitation universelle per-met d’expliquer aussi bien la forme de laterre que les éclipses, les perturbationsde jupiter et de Saturne, les mouvements

Condorcet et les sciences

un peu erratiques de la Lune ou ceux del’axe de la terre. Ces savants partent duproblème physique, le mettent en équa-tions et résolvent celles-ci au moins defaçon approchée. Condorcet n’adoptepas cette attitude  : comme alexisFontaine des bertins, savant aujourd’huiun peu oublié, au lieu de partir du concret,il préfère considérer des équations dif-férentielles dans toute leur généralité,en développer la théorie et, ensuite seu-lement, voir à quoi cela peut s’appliquer.C’est un point de vue moderne (trop pourl’époque ?), ce qui va le conduire à desrésultats (mal rédigés) qui passent plusou moins inaperçus et seront redécou-verts un demi-siècle plus tard. Condorcetest élu à l’académie des sciences en1769, à 26 ans, et continue ses travauxmathématiques jusque dans la décen-nie 1780.

CondoRCET ETL’oRGAnIsATIon dEs sCIEnCEsau milieu du Xviiie siècle, l’académie dessciences de Paris joue un rôle centraldans la science européenne. Les univer-sités ne s’occupent que de droit, de théo-logie et de médecine, il n’existe pas defacultés des sciences ni d’instituts derecherche publics ou privés. Seulesquelques écoles militaires (artillerie,génie, marine) dispensent des cours demathématiques de niveau supérieur.L’académie nomme un contingent res-treint de membres, souvent jeunes, maisseuls les « pensionnaires », plus expéri-mentés, reçoivent une rétribution de1000 ou 2000 livres par an (alors qu’uncourtisan en touche facilement 20 000).

Les savants doivent donc souvent dis-poser de revenus par ailleurs, beaucoupsont médecins ou enseignants. En plusdes disciplines mathématisées – lamécanique, l’acoustique, l’optique –, ilexiste des sciences d’observations oud’expériences, comme l’anatomie, la chi-mie, l’histoire naturelle. Elles se dévelop-pent sur tout le territoire, au sein de col-lèges de médecine et de chirurgie,d’observatoires, d’académies, puis desociétés d’agriculture qui sont souventle fait d’ «  amateurs éclairés  ».L’organisation reste locale, elle ne dépenden général ni d’une centralisation pari-sienne, ni d’un fonctionnement enréseau. Les liens entre astronomes pas-sent par les personnes selon leurs affi-nités ou au gré de leurs connaissances(entre jésuites, anciens élèves), et nonpar les structures. Les académies, tantcelle de Paris que celles des diversesprovinces, ont des membres « associés »ou « correspondants » qui assurent unecertaine liaison. Les sociétés d’agricul-ture, créées autour de 1761, à l’initiativedu contrôleur général des finances bertin,ont quelques liens entre elles, maisessentiellement sur le même mode. ilexiste aussi une académie royale de chi-rurgie, qui deviendra plus tard la Sociétéroyale de médecine…En 1769, d’alembert, tout auréolé de sesdécouvertes, de son rôle dansl’Encyclopédie, de son amitié avecvoltaire, mais qui n’a pas de rôle institu-tionnel particulier dans la compagnie,rêve (en vain) de la réformer, d’instau-rer une égalité entre ses membres. il par-vient cependant, non sans mal, à fairenommer Condorcet secrétaire perpé-

Condorcet (1743-1794) a fait au XXe siècle l’objet de toutes les récupéra-tions : premier des radicaux, premier des socialistes, ultime rempart contrele bolchevisme, inspirateur du totalitarisme, apôtre des droits de l’hommesoudainement mis en avant lors du bicentenaire de la révolution française…au-delà des opérations politiciennes, ces interprétations sont aussi uncontresens sur les projets scientifiques du savant, de l’encyclopédiste et durévolutionnaire.

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SCIENCES

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tuel et à promouvoir ses idées. En 1774,suite à l’avènement de Louis Xvi, turgot,le ministre des « Philosophes », souhaitemoderniser la société dans un sensrationnel et en faveur des forces mon-tantes, celles de la bourgeoisie, quiréclame la liberté du commerce et la findes entraves de l’ancien régime. il veutmettre en route une réforme des poids,mesures et monnaies, organiser la navi-gation intérieure par un système decanaux, asseoir la justice sur des basesscientifiques. Pour cela, il s’appuie surun entourage de savants dont Condorcetest une figure de proue. Celui-ci, avectrop de fougue, s’investit tous azimuts,cherche à associer les académies pro-vinciales sous le joug de celle de Paris,mais ses projets ne tiennent pas tou-jours assez compte de l’existant et desaspirations des acteurs. bien des pro-jets échouent ou restent dans les car-tons et, à la chute de turgot en mai 1776,Condorcet doit se replier sur la seuleorganisation des activités de l’académiedes sciences de Paris ; il se lance égale-ment dans la diffusion de ses idées parla presse périodique.

CondoRCET, LA PoLITIQuEET LA REChERChEsCIEnTIFIQuEEn 1766 a lieu l’exécution du chevalierde La barre, prétendument pour blas-phème ; au même moment paraît en tra-duction le Traité des délits et des peinesde Cesare beccaria, premier ouvragecontre la peine de mort, premier ouvrageabordant le droit pénal de façon scien-tifique, voire mathématique. C’est ledébut des réflexions juridiques deCondorcet et aussi de son intérêt pourle calcul des probabilités : en vue d’éva-luer l’exactitude des témoignages ou leserreurs judiciaires, plus généralementen vue de traiter des situations en infor-mation incomplète ou incertaine. Peu àpeu, mûrit dans sa tête un projet beau-coup plus vaste, celui de donner desbases scientifiques et philosophiquessolides à l’étude des phénomènessociaux et humains, ce qui débouchedans les années 1780 et 1790 sur ce qu’ilappelle la « mathématique sociale ». Pourlui, la politique (au sens noble du terme)n’est pas une lutte ou une conciliationd’intérêts, encore moins un ensemblede ruses pour arriver, mais un proces-sus de même nature que la recherchescientifique. d’où une profondeur et unepertinence sur les grandes questions dulong terme et, en revanche, une faibleinfluence sur l’événement, sur la poli-tique immédiate, d’autant plus que

Condorcet n’a aucune éloquence et croiten outre à l’harmonie des classessociales. bien que relativement informésur l’état de l’angleterre, il ne voit guèrevenir la révolution industrielle et en toutcas ne l’apprécie pas lucidement.

CondoRCET ETL’EnsEIGnEMEnT dEs sCIEnCEsau début des années 1770, sans doutetraumatisé par l’enseignement qu’il areçu chez les jésuites, il pense surtout àla formation des jeunes notables et seprononce pour une éducation « parti-culière » et privée, et non collective etpublique. Les jésuites, qui assuraient lestrois quarts de l’enseignement, ont étéchassés des collèges en 1762, puis duroyaume en 1764. tout est désorganiséet les projets de réorganisation fleuris-sent. Petit à petit, une soif de connais-sance touche des couches plus largesde la société, elle rencontre des besoinscroissants en agriculture, voire dans lesmanufactures et les métiers, elle se poli-tise aussi. Le point de vue de Condorcetévolue et, lorsque la révolution arrive,

prend une tout autre ampleur. dans sesMémoires sur l’instruction publique(1790), le but premier de l’instruction estde permettre à chaque individu de deve-nir citoyen en connaissance de cause,de ne plus être dépendant de ceux qui« savent » ou prétendent savoir. La for-mation générale et professionnelle n’estpas à négliger, mais ne vient qu’ensuite.Condorcet propose alors une instruc-tion publique laïque, gratuite, mais nonobligatoire, de haut niveau pour l’époque,largement désintéressée, programmeque ses successeurs (y compris julesFerry, un siècle plus tard) réviseront à labaisse.

CondoRCET ET LE PRoGRèsProscrit en juillet 1793, Condorcet secache et rédige son Tableau historiquedes progrès de l’esprit humain. il n’aurale temps de terminer qu’une version

ramassée, l’Esquisse, mais subsistentdans ses papiers de nombreux frag-ments, récemment publiés, de ce quidevait constituer une œuvre très vaste.On a souvent présenté cet ouvragecomme un hymne optimiste un peu béatau « progrès ». attention, il ne s’agit pas« du » progrès, encore moins du seul pro-grès technique, mais « des » progrès « del’esprit humain » ; d’autre part, Condorcetne présente pas ces progrès commelinéaires et inéluctables dans une ver-sion « optimiste », il montre les obsta-cles, il appelle à l’action de la raison contreles préjugés, contre les retours obscu-rantistes, pour une amélioration simul-tanée des progrès tant des connais-sances que des mœurs, des institutions,des rapports entre les gens.

Condorcet et robespierre se sont affron-tés, ils n’eurent pas la même apprécia-tion sur le peuple, les classes sociales,la religion, l’enthousiasme, mais ils eurentaussi beaucoup de points communs :adversaires précoces de la peine demort, partisans d’une république de pro-priétaires qui limite la grande propriété,

combattant la dictature de l’argent etl’ignorance. Plutôt que de les opposer,comme d’opposer voltaire et rousseau,ne vaut-il pas mieux faire son profit desactes et des intuitions de l’un et de l’au-tre pour les dépasser intelligemment ?Comme Marx et jaurès... Les historiensde la révolution française débattent poursavoir si Condorcet doit être considérécomme girondin, comme montagnardou comme inclassable. En fait, celadépend des questions examinées et onne peut répondre à cette question qu’enconsidérant aussi son projet scientifiquedans toute son ampleur. n

*Pierre Crépel est historien dessciences. Ancien chargé de recherchesau CNRS, il est président del'Académie des sciences, belles-lettreset arts de Lyon.

« Condorcet appelle à l’action de la raisoncontre les préjugés, contre les retoursobscurantistes, pour une amélioration

simultanée des progrès tant des connaissances que des mœurs, des

institutions, des rapports entre les gens. »

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PAR GÉRARD STREIFFSO

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Le rêve d’une autre entrepriseL’opinion rêve d’un autre type d’entreprise. C’est le MEdEFqui nous le montre, bien involontairement sans doute. Le syn-dicat patronal en effet a commandé à l’institut viavoice uneenquête sur l’entreprise. S’attendait-il à un satisfecit pour sonsystème, à une empathie pour l’entreprise libérale ? Fataleerreur. Les sondés ont massivement une image critique del’entreprise actuelle – et donc du capitalisme – et une visionde l’entreprise – et de l’économie – de demain assez précise.L’enquête, réalisée au printemps dernier, s’intitulait« L’économie et des entreprises de demain ». d’emblée, elletraduit ce que le président de viavoice, François Miquet-Marty,appelle prudemment une « dualité d’image. […] L’image domi-nante des entreprises demeure très binaire en France.»En clair, si l’opinion a une vision positive du progrès techno-logique (66%) ou des créateurs d’entreprises (64%), elle appré-cie très modérément les patrons (35%) et ne voit pas d’unbon œil le profit (26 %) ni le management. Et surtout, elle semontre très critique de la finance (9 % de bonnes opinions!),un discrédit que l’on retrouve à propos du fonctionnement

du capitalisme (8 % de bonnes opinions).La critique de la dérive financière des entreprises vient trèsfortement dans l’enquête. « Si l’objectif de performance finan-cière des entreprises est bien connu, note François Miquet-Marty, celui-ci est souvent décrié dès lors qu’il est perçu commela principale raison d’être des entreprises ». La financiarisa-tion de l’économie est en fait massivement rejetée. 84 % dessondés, chiffre record, estiment que les entreprises devraientdavantage montrer que leur stratégie n’est pas uniquementfinancière mais comprend une vision à plus long terme. Pour80 %, la finance doit être au service du projet d’entreprise etnon l’inverse. Critique de la finance, donc, critique du systèmeéconomique également et de ses finalités. 38 % des sondésestiment que les dérives du système économique sont déclen-chées par l’obsession de la performance au détriment de l’uti-lité et pour 37 %, c’est « le manque de prise en compte de l’hu-main dans les préoccupations de l’entreprise » qui expliqueces dérives. n

LEs EnTREPRIsEs dEVRAIEnT dAVAnTAGE MonTRER QuE LEuR sTRATéGIEn’EsT PAs unIQuEMEnT FInAnCIèRE MAIs CoMPREnd unE VIsIon à PLus LonG TERME :

OUI 84%NON 6%NSP 10%

LA FInAnCE doIT êTRE Au sERVICE du PRoJET d’EnTREPRIsE ET non L’InVERsE :

OUI 80%NON 8%NSP 12%

dIRIEz-Vous QuE LEs déRIVEs du sysTèME éConoMIQuE sonT déCLEnChéés PAR :

L’obsession de la performance au détriment de l’utilité : 38%Le manque de prise en compte de l’humain dans les préoccupations de l’entreprise : 37%

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PAR FANNY CHARTIER

STAT

ISTIQUES

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Selon l’iNSEE, en 2011 environ 200 000 Français déclarentêtre en couple avec une personne de même sexe, soit 100 000couples, soit 0,6 % du total des personnes qui vivent à deux.Environ 10 % déclarent vivre au moins une partie du tempsavec un enfant. La faiblesse de ces effectifs et la multiplicitédes situations familiales posent des problèmes de mesureaux statisticiens et aux chercheurs en sciences sociales.

une famille homoparentale réunit un parent ou un couple deparents dont l’orientation homosexuelle est clairement recon-nue et un ou plusieurs enfants légalement liés à l’un des parentsau moins. L’homoparentalité recouvre de multiples situations.Certaines configurations homoparentales sont issues d’unionshétérosexuelles et résultent de recompositions familiales.d’autres sont issues du projet d’un couple de même sexe oud’une personne homosexuelle d’avoir des enfants. Ce projetpasse alors par l’adoption (nécessairement sur une base indi-viduelle dans la loi française), par l’insémination avec un don-neur ou par gestation pour autrui (illégal en France). Enfin, lacoparentalité correspond au projet de plusieurs personnes(dont une au moins est homosexuelle) s’accordant pour avoirun enfant ensemble et l’élever conjointement (un couplehomosexuel et une tierce personne par exemple). Commentalors saisir statistiquement toutes ces situations ?deux types d’instruments statistiques permettent de dénom-brer les configurations homoparentales : le recensement etles grandes enquêtes quantitatives en population générale(échantillon représentatif). Le balayage systématique de lapopulation par le recensement devrait permettre en théorie

de dénombrer les familles homoparentales. En 2005, on estimele nombre d’enfants résidant avec un couple de même sexedans une fourchette de 24 000 à 40 000, la grande majoritévivant avec un couple de femmes. En revanche, les couplesnon-cohabitant et les enfants qui vivent ailleurs ne sont pasrecensés. dans les grandes enquêtes, les questionnaires sontplus développés et recueillent des éléments utiles pour saisirles divers visages de l’homoparentalité. Mais, des faibles effec-tifs de ces situations, l’échantillon de ce type d’enquête, quidépasse pourtant les 10 000 personnes, comporte peu desituations d’homoparentalité. Par conséquent, on ne parvientpas à bien représenter et décrire la diversité des situations.Les effectifs ne permettent pas d’isoler les familles homopa-rentales, qui ne représentent qu’une minorité d’une minoritéde couples, c’est-à-dire quelques personnes tout au plus.

Si des estimations existent, les statistiques publiques ne per-mettent pas encore de saisir et de décrire de manière satis-faisante toutes les différentes configurations des familleshomoparentales. depuis 2011, l’iNSEE a introduit les élémentssuivants dans son enquête Famille et logement (enquêteadossée au recensement) : le sexe du conjoint/ami de la per-sonne enquêtée, des informations précises sur leurs enfantsrespectifs, le recours éventuel au pacte civil de solidarité(PaCS), l’existence de couples non-cohabitants, et l’usage deplusieurs logements entre lesquels circulent les enfants.L’exploitation statistique de ces nouvelles données devraitprochainement permettre de disposer d’estimations plus pré-cises et de mieux saisir statistiquement l’homoparentalité. n

Combien de familleshomoparentales en France ?

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PAR PIERRE CRÉPEL

Lire, rendre compte et critiquer, pour dialoguer avec les penseurs d’hier et d’aujourd’hui, faire connaître leurs idées et construire, dans la confrontation avec d’autres, les analyses et le projet des communistes.

Alfred Ancel et les communistes

L’Association des prêtres du Prado a été fondée en 1860par le père Antoine Chevrier (1826-1879), prêtre du dio-cèse de Lyon, en vue de l’évangélisation « des pauvres,des ignorants et des pécheurs », car Dieu s’est fait pau-vre en Jésus-Christ né dans une étable, Jésus-Christ estresté pauvre jusqu’à la mort sur la croix, il s’agit de levivre vraiment. Si le Prado a Lyon pour origine, ses prê-tres officient aujourd’hui dans de nombreux pays dumonde.

En 1946, Alfred Ancel a 48 ans. Des chrétiens et des com-munistes ont été unis dans la Résistance ; le PCF a ungrand prestige ; il participe au gouvernement et met enplace des mesures appréciées, comme la Sécurité sociale,le statut du fermage et du métayage. Des chrétiens, ycompris des paysans, se posent donc souvent la ques-tion d’un rapprochement avec les communistes, d’ac-tions communes, voire de plus. C’est alors qu’Alfred Ancelpublie la petite brochure Le Communisme et les paysans.Parmi les conclusions, p. 83, on lit :« Par conséquent, les communistes ne doivent pas s’éton-ner quand l’Église dit :1) Il est interdit à un chrétien d’être communiste.2) Il est interdit à un chrétien d’appartenir au Parti com-muniste.3) Il est interdit à un chrétien de voter pour les commu-nistes.Alors, elle ne fait pas de politique ; elle ne s’occupe pasde doctrines économiques. Elle fait de la religion. »Quant à la possibilité de collaborer ponctuellement avecles communistes, il admet sur « un cas précis » une« alliance temporaire », mais « encore faut-il bien faireattention ». Il ajoute tout de même qu’« il ne faut pas faire

un front anticommuniste » (p. 88-89). Il rappelle qu’ilfaut aimer ses ennemis (p. 7) et écrit aussi : « Si les com-munistes nous secouent et nous obligent à sortir de laroutine tant mieux ! » (p. 87).

Pourquoi et comment celui qui fut considéré dans lesannées 1970 comme l’apôtre du dialogue communistes-chrétiens peut-il s’exprimer ainsi au lendemain de laLibération ? A-t-il basculé ensuite à 180 degrés ? Pourcela, voyons d’abord la nature des reproches qu’il adresseaux communistes (en France et dans le monde) en 1946.« D’après la doctrine communiste, il n’y a pas de justice,pas de bonheur possible pour les travailleurs tant quedurera le régime capitaliste. [...] Par conséquent, uneseule chose compte : il faut renverser le capitalisme. Lereste ne compte pas » (p. 21). Les communistes sont sin-cères et désintéressés, mais à leur façon, la fin justifie lesmoyens, ils peuvent mentir, tuer, etc. : « ça dépend » sicela aide à détruire le capitalisme, « ils ne croient pasnon plus à la conscience humaine ». Le communismeathée combat les religions, le « succès du communismeaboutirait à une persécution terrible contre [elle] » (p. 83).Les communistes veulent tout nationaliser, leurs alliéstemporaires (en particulier les petits paysans) doiventle savoir. Les communistes nient l’individu et ne veulentvoir que le collectif. Alfred Ancel prend des exemplesdans l’URSS à l’appui de son analyse.Avec le recul du temps, on appréhende mieux cette réa-lité contradictoire : le PCF a tendu la main aux travail-leurs catholiques en 1936, il a fait preuve d’ouverturedans la Résistance, il n’a pas touché aux libertés (mêmereligieuses), mais il est totalement inséré dans la doc-trine stalinienne. En d’autres termes, les objectionsd’Alfred Ancel sonnent en partie juste ; en partie seule-ment, parce que la vie est plus forte que les doctrines etqu’Alfred Ancel reste prisonnier de ses origines, du pré-sent, et ne prévoit pas que la vie va faire évoluer les com-munistes, comme les chrétiens !

alfred ancel (1898-1984), né à Lyon, issu de la bourgeoisie du textile, engagévolontaire en 1915, ordonné prêtre en 1923, supérieur général du Prado(1942-1971), évêque auxiliaire de Lyon (1947-1973), évêque au travail maisnon prêtre ouvrier (1954-1959), personnalité active et écoutée au concilevatican ii (1962-1965), a beaucoup écrit. il fut un des personnages clés dudialogue entre communistes et chrétiens au XXe siècle.

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LEs PRêTREs ouVRIERsLa vie alors, c’est d’abord la classe ouvrière et la lutte desclasses. Alfred Ancel n’a pas attendu les lendemains dela guerre pour partager la condition des pauvres et desouvriers, c’est la vocation même du Prado. Mais unematuration se fait et, en son sein, l’expérience des prê-tres ouvriers et des prêtres au travail. Le mouvementinformel des prêtres ouvriers naît à peu près à laLibération. En 1949, ils ne sont qu’une cinquantaine. Lesmotivations sont diverses, selon les individus : mise auservice de la classe ouvrière, évangélisation ou/et…concurrence face aux communistes. À partir des grandesgrèves de 1947, la conscience ouvrière se durcit dans lalutte et plusieurs prêtres ouvriers s’investissent dans desresponsabilités syndicales. C’est alors la découverte desréalités ouvrières par les prêtres, avec une osmose pro-gressive sur le terrain, qui fait peur à la hiérarchie.L’interdiction des prêtres ouvriers à partir du 1er mars1954, par Pie XII, puis l’interdiction totale du travail desprêtres, même à temps partiel et hors usine en 1959, mar-quent profondément les esprits. Alfred Ancel, qui a effec-tué des petits boulots avec les prolétaires entre 1954et 1959 dont il rendra compte en 1963 dans Cinq ans avecles ouvriers, a eu l’occasion de réfléchir dans son cadrethéorique mais aussi dans la pratique. On suivra ce mou-vement et ses crises dans le chapitre 10 du livre d’Olivierde Berranger (p. 159-200). En deux mots ? La lutte desclasses est d’abord un fait. C’est aussi un combat pourla justice (même Pie XII le dit) ; quelle souffrance estacceptable ? Sans quitter sa vision évangélique, AlfredAncel essaie de vivre les choses de l’intérieur, lui qui estissu du monde bourgeois. En dehors du monde ouvrier,l’expression « lutte des classes» est toujours prise dansun sens « marxiste » et désigne une action violente menée« dans un esprit de haine ». Dans le monde ouvrier, enrevanche, c’est le refus de l’injustice, une libération etune promotion collective. Alfred Ancel veut dépassercette incompréhension : apprendre de l’autre, c’estconnaître son langage pour pouvoir dialoguer. Mais iln’a rien d’un communiste caché à l’intérieur de l’Église,il reste d’une obéissance sans faille vis-à-vis de la hiérar-chie et défend la Doctrine sociale de l’Église, avec sesprincipes : du bien commun, de la destination univer-selle des biens, de subsidiarité, de participation, de soli-

darité. Il la comprend dans le sens du Concile, dont il aété un acteur essentiel : « Dieu a destiné la terre et toutce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et detous les peuples, en sorte que les biens de la création doi-vent équitablement affluer entre les mains de tous, selonla règle de la justice, inséparable de la charité »(Constitution pastorale Gaudium et Spes « sur l’Églisedans le monde de ce temps » 1965).

Le meilleur agent du dialogue chrétiens-communistesau XXe siècle, ce fut en fait le rayonnement de la classeouvrière dans la vie politique française. Et retournonsune phrase d’Alfred Ancel: « Si les chrétiens nous secouentet nous obligent à sortir de la routine tant mieux ! » n

UNE BIOGRAPHIEOlivier de Berranger, Alfred Ancel. Un homme pourl’Évangile, Le Centurion, 1988.

Le stock d’une bonne partie de ces ouvrages se trouvedans les caves du Prado, 13, rue du Père-Chevrier àLyon. Le lecteur de la revue peut entrer directement encontact avec eux.

quELquES OuvragES d’aLFrEd aNCEL,ParMi LES 56 rECENSÉS Par LabibLiOthèquE MuNiCiPaLE dE LYON :

• Le Communisme et les paysans, Providence duPrado, Lyon, 1946

• Cinq ans avec les ouvriers. Témoignage etréflexions, Le Centurion, 1963

• Dialogue en vérité. Chrétiens et communistes dansla France d’aujourd’hui, Éditions sociales, 1979

• Un militant ouvrier dialogue avec un évêque (avecJoseph Jacquet), Éditions ouvrières et Éditionssociales, 1982

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CRITIQUES

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Environnementet énergie.Comprendre pourdébattre et agirPréface de Jean-Pierre Kahane, Le Temps desCerises, 2016

AMAR BELLAL

PAR PIERRE CRÉPEL

Quand on parle des différentes sources d’énergie (char-bon, pétrole, vent, soleil, nucléaire, etc.), l’émotion l’em-porte souvent sur les analyses méticuleuses. Et la causedes tourments des uns et des autres est en général liéeaux relations avec l’environnement : risques de catas-trophes immédiates, pollutions plus sournoises, réchauf-fement climatique...Le livre dont nous rendons compte se compose essen-tiellement de treize « clés » et d’une petite partie appe-lée « débats et confusions ». Il ne se focalise pas sur unseul type d’énergie, ni sur un point particulier, ni sur laseule situation française. Il traite des aspects techniques,économiques et sociaux ; le terme environnement estdonc à prendre au sens large : risque et sûreté, climat,mais aussi santé, déchets, conditions de vie.L’ouvrage, de dimensions agréables, est clair et pédago-gique, il donne beaucoup d’informations (souvent incon-nues ou mal connues du public) et précise ses sources.Chaque « clé » se compose de deux parties : 1) « Ce qu’ilfaut retenir », 2) « Pour faire avancer le débat », où l’au-teur répond à des questions ou affirmations qu’on entendfréquemment.Il ne cache pas ses prises de position, on ne pourra luireprocher d’avancer masqué... Divers courants écolo-gistes estiment que le premier devoir des hommes pourrésoudre les problèmes environnementaux liés à l’éner-gie consiste à fermer les centrales nucléaires. L’auteurdéveloppe un raisonnement pour prouver qu’il est per-mis d’en douter et examine la question dans sa globa-lité. Il serait à souhaiter que ceux qui ne partagent passes idées s’expriment de façon aussi bien documentée,avec diversité, et non en picorant les seuls argumentsqui vont à l’appui de leur vision. Car, malheureusement,dans les débats sur l’énergie (notamment nucléaire), onassiste souvent à des combats de type « boum-boum, unpartout, la balle au centre », dont l’auditeur ressort bienperplexe, voire convaincu par celui qui parle le mieux etnon par le fond.En conclusion, toute personne non spécialiste qui sou-haite pouvoir se prononcer en connaissance de cause etdépasser le stade du « sentiment » aura intérêt à lire cetouvrage avec attention. Ce qui ne lui interdit pas, bienentendu, d’étudier et d’approfondir d’autres interven-tions, qu’elles soient voisines de celle-ci ou qu’elles déve-loppent des points de vue différents. n

TheAutumnlandsUrban Comics, 2016

KURT BUSIEK,BENJAMIN DEWEY,JORDIE BELLAIRE

PAR CAMILLE DUCROT

Signalons la sortie enFrance, chez UrbanComics du premier tomed’une série à suivre : The

Autumnlands, écrite par Kurt Busiek, dessinée parBenjamin Dewey et colorisée par Jordie Bellaire.Les amoureux d’heroic fantasy découvriront un mondeimprégné de magie, avec des personnages animauxanthropomorphes, divisé entre des élites vivant dans descités volantes et les tribus du sol, les « moindres », quiles fournissent en matériaux divers. L’histoire débute àune période où la magie s’affaiblit. Les « nuageux » comp-tent sur le retour du Champion pour les sauver et per-mettre au système de perdurer. Dunstan, un jeune chiot,fils d’un commerçant « nuageux », est le personnage prin-cipal au milieu d’une galerie très variée.Mais cette bande dessinée ne se réduit pas à cela. Lesprécisions apportées sur le système politique qui régitle monde de la magie lui donnent une profondeur inat-tendue. Les « moindres » sont soumis et dominés car tropfaibles pour résister à la magie. Ils sont sous le joug desmagiciens envers qui ils développent rancune et colère ;et contre qui ils finissent par se révolter. La magie qui setransporte via des bijoux ou des gemmes est d’ailleursutilisée comme monnaie d’échange tout au long de l’his-toire : sa possession entérine les dominations. La luttedes classes n’est pas bien loin. Les échanges politiquesau sein des magiciens sont aussi finement analysés, enparticulier dans leurs reconstructions après la catas-trophe qui ouvre l’histoire : alliance, trahisons, influence,jeux de pouvoir ont la part belle dans cette BD. LeChampion, dont l’arrivée entraîne à la fois la chute de lacité et l’espoir de la renaissance de la magie, est une sorted’homme providentiel. Si ce n’est que ce rôle de hérosest en fait très nuancé : lui-même ne comprend pas cequ’il fait là et a un comportement parfois fort peuhéroïque. Ce personnage permet d’ailleurs quelquestouches d’humour bienvenues. Enfin cette magie, quiest en voie de disparition, semble faire écho à l’épuise-ment des ressources fossiles chez nous. Comment fairesans ? Faut-il essayer de la faire réapparaître ? Ce pre-mier tome n’apporte pas de réponses à ces questions.L’histoire est servie par des dessins dynamiques avec debeaux décors et des personnages expressifs. Elle est divi-sée en chapitres ouverts à la fois par des doubles pagessuperbement dessinées et par des textes qui font réfé-rence à des histoires passées de ce monde. Les couleursrendent les ambiances plus palpables et accentuent laplace de la magie dans l’histoire. n

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CRITIQUES

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réel justifiée par la puissance pratique des résultatsscientifiques, l’absence de liberté, définie comme libre-arbitre, etc.Cette philosophie appuyée sur la science, dont nousvenons d’exposer certaines thèses fondamentales, aun nom : le matérialisme. Il définit une ontologie géné-rale à partir des résultats et des méthodes scientifiques,mais sans prétendre à la moindre connaissance directedu réel, tâche réservée à l’activité scientifique elle-même. L’ontologie matérialiste se caractérise par samodestie. Elle a des bornes indépassables, qu’elleassume. Elle ne peut se prononcer sur la totalité de cequi est, mais seulement sur le réel exploré par la science,c’est-à-dire sur une partie du monde matériel. Ce quin’est pas sans conséquence. Premier exemple. Le maté-rialisme est un athéisme au sens où il se passe de laréférence à un Dieu pour comprendre le réel. Mais ils’agit d’un « athéisme privatif », qui ne peut se trans-former en « athéisme positif » affirmant qu’il n’existepas de Dieu. Le matérialisme fondé sur la science nepeut se prononcer sur Dieu, puisque ce dernier, pardéfinition, ne peut être l’objet d’une approche scien-tifique. Deuxième exemple. Le matérialisme ne peutque condamner le créationnisme, lequel entre encontradiction avec la théorie de l’évolution. Enrevanche, on peut toujours croire, ayant reconnu lathéorie, que cette évolution est guidée par Dieu. Lematérialisme n’a rien à objecter à cette croyance, dèslors qu’elle se présente pour ce qu’elle est, une croyance,et ne prétend pas au statut de science.Il est donc possible de croire en l’existence de Dieu, del’âme et du libre-arbitre, objets traditionnels de la méta-physique. Il s’agit d’ « additions interprétatives » quipeuvent s’ajouter en « surimpression au texte de lascience », à condition de se donner pour ce qu’ellessont : des croyances non nécessaires. Le matérialisme,comme « philosophie scientifique », est donc loin d’unmatérialisme dogmatique. Le dogmatisme est le symp-tôme d’une philosophie qui n’assume pas son lien auxsavoirs scientifiques, d’une philosophie qui n’a pasrenoncé à son ambition originaire de se prononcer surle tout.S’ensuit une critique des philosophies contemporainesles plus connues, qui ne répondent pas à ce réquisitmatérialiste : celles de Heidegger, Husserl, Foucault etDeleuze. Je laisse le soin aux lecteurs de la découvriret de l’apprécier. n

Misère de la philosophie contempo-raine, au regard du matérialisme.Heidegger, Husserl, Foucault, Deleuze

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YVON QUINIOU

PAR FLORIAN GULLI

Beaucoup de philoso-phie, mais peu deréflexion sur la philoso-phie, tel est le point dedépart de ce livre d’YvonQuiniou. Ce qui pose unvéritable problème : quelstatut pour la philoso-phie à une époque où lessciences fournissent l’es-sentiel de nos connais-

sances sur le monde ? Y a-t-il d’ailleurs encore uneplace pour la philosophie ?La thèse de l’auteur est la suivante : la philosophie nepeut, de façon directe, produire de savoirs positifs, « ellene peut s’affirmer qu’en se confrontant à la science,voire à travers la médiation de celle-ci, donc indirec-tement ». Cette articulation entre science et philoso-phie n’est pas sans rappeler les analyses de Marx. Soitla fameuse 11e Thèse sur Feuerbach : « Les philosophesn’ont fait qu’interpréter le monde de différentesmanières, ce qui importe, c’est de le transformer. »Contre une lecture anti-intellectualiste, congédianttout effort théorique au nom de l’action, Yvon Quiniouexplicite ainsi la formule : « Les philosophes n’ont faitqu’interpréter le monde de différentes manières, il s’agitdésormais de l’expliquer scientifiquement pour le trans-former. » On est loin, on le voit, des nombreux courantsphilosophiques, y compris contemporains, qui seconstituent en faisant le procès de la science et de larationalité.S’agit-il de dénier à la philosophie tout espace qui luisoit propre ? Non. Sa principale fonction désormais estde révéler l’implicite philosophique des sciences, d’enproduire une synthèse, explicitant leur significationquant au monde et quant à l’homme. La philosophiedoit donc être fondée sur la science. Ce qui impliqued’abandonner l’ambition de produire des systèmesspéculatifs, achevés et clos. La philosophie devra dés-ormais être fondamentalement ouverte aux évolutionscontinues du savoir scientifique.Mais cette ouverture ne signifie pas absence de prin-cipe et laxisme théorique. Pour Yvon Quiniou, une phi-losophie fondée sur la science, c’est-à-dire qui expli-cite la conception globale de l’homme et du mondequ’elle contient, doit adopter un certain nombre depositions théoriques, thèses immanentes au dévelop-pement scientifique lui-même : la matérialité dumonde, l’immanence de la pensée à la matière, la pro-ductivité de la matière, la possibilité de connaître le

Réagissez aux articles,exposez votre point de vue. Écrivez à [email protected]

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La révolution qui embrase la Russie en 1905 est pour Lénine une «révolution bourgeoise».Quelle tactique adopter à partir de cette analyse ? La révolution sera-t-elle conduite parla seule bourgeoisie ? Quel rôle doit tenir le prolétariat ? Doit-il rester en dehors des com-bats au motif qu’il vise une révolution, non pas bourgeoise, mais socialiste ? Ou doit-ilcombattre l’autocratie en soutenant la révolution bourgeoise? Pour Lénine, la révolutionbourgeoise doit être un objectif du Parti social-démocrate. Mais, écrit-il, il faut cesser depenser, en ce début de XXe siècle, que la bourgeoisie est encore une force révolution-naire. La république démocratique n’a de chance de voir le jour que si elle est portée parune « révolution populaire », une insurrection du prolétariat allié à la paysannerie.

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Le projet communiste de demain ne saurait se passer des élaborations théoriques que Marx et d’autres avec luinous ont transmises. Sans dogme mais de manière constructive, La Revue du projet propose des éclairages contem-porains sur ces textes en en présentant l’histoire et l’actualité.

PAR FLORIAN GULLI ET AURÉLIEN ARAMINI

UNE RÉVOLUTION POPULAIREÉlaborer une tactique, c’est d’abord identifierles différentes forces sociales en présence ainsique leurs intérêts objectifs, afin d’essayer deprévoir, autant que faire se peut, leur compor-tement au cours de la révolution. Quelles sontles forces opposées à l’autocratie féodale dutsar ? Le prolétariat, la bourgeoisie et lesmassespaysannes. Lénine propose, comme tactiquede la social-démocratie, l’alliance des ouvrierset des paysans. Et s’oppose vigoureusement àune seconde tactique proposée dans le partipar les mencheviks1 qui, en raison d’uneméfiance à l’égard de la paysannerie, préco-nisent l’alliance du prolétariat avec «les maî-tres économiques du monde», la bourgeoisiecapitaliste.Lénine justifie sa tactique en s’appuyant surl’analyse des intérêts objectifs des différentesforces sociales. La bourgeoisie ne veut pas lafin du tsarisme mais seulement des réformes,en vue d’une Constitution libérale et monar-chiste. À aucun moment, elle ne propose d’enfinir avec le tsarisme pour établir la républiquedémocratique. Pourquoi ? Parce que la bour-geoisie craint la montée en puissance du pro-létariat au cours de la révolution. « Il est avan-tageux pour la bourgeoisie, écrit Lénine, des’appuyer sur certains vestiges du passé contrele prolétariat, par exemple sur la monarchie,l’armée permanente, etc. ». Pas question doncde supprimer intégralement le tsarisme, defaire la révolution jusqu’au bout. L’armée dutsar pourrait être utile à la bourgeoisie pourécraser une révolution menaçant ses intérêts.La révolutionbourgeoise aura quelque chancede succès qu’en tant que « révolution popu-

La révolution démocratique est bourgeoise. Le mot d’ordre departage égalitaire, ou de terre et liberté, mot d’ordre le plusrépandu dans les « masses paysannes » ignorantes et asservies,mais qui cherchent passionnément la lumière et le bonheur,est bourgeois. Mais nous, marxistes, nous devons savoir qu’iln’y a pas et qu’il ne peut y avoir pour le prolétariat et pour lapaysannerie d’autre chemin vers la liberté véritable que celuide la liberté bourgeoise et du progrès bourgeois. Nous nedevons pas oublier que pour rendre le socialisme plus proche,il n’y a pas et il ne peut pas y avoir aujourd’hui d’autre moyenqu’une entière liberté politique, qu’une république démocra-tique, que la dictature démocratique révolutionnaire du pro-létariat et de la paysannerie. En notre qualité de représentantde la classe d’avant-garde, de la seule classe révolutionnaire,révolutionnaire sans réserve, sans hésitation, sans coup d’œilen arrière, nous devons poser devant le peuple entier les pro-blèmes de la révolution démocratique, avec le plus d’ampleur,de hardiesse et d’initiative possible. Les amoindrir, c’est enmatière de théorie faire du marxisme une caricature, le déna-turer à la manière des philistins1 ; dans la politique pratique,c’est abandonner la cause de la révolution entre les mains dela bourgeoisie qui se détournera inévitablement de l’accom-plissement conséquent de la révolution.

1. Philistins, ici « ignorants ».

Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie

dans la révolution démocratique (1905)

Œuvres complètes, tome 9, Éditions sociales, Paris,

Éditions du progrès, Moscou, 1966, pages 110-111.

Tactique en temps de criserévolutionnaire

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masse des citoyens paisibles et sansarmes ? » (Deux tactiques… op. cit.). Lasituation ne laisse pas le choix desmoyens d’action. Rester désarmé, c’ests’offrir, impuissant, à la violence del’autocratie, c’est faire triompher le tsar.L’état d’exception est précisément celuioù il n’est plus possible d’échapper àla violence. Refuser la violence révolu-tionnaire, c’est permettre la violencede la réaction féodale.Ce qui distingue cette dictature de cellede Nicolas II, c’est qu’elle est « une dic-tature démocratique ». Expressionparadoxale. Une dictature est démo-cratique lorsqu’elle est exercée par lamajorité contre la minorité, ici par lesouvriers et les paysans contre le sys-tème tsariste. Le mot « dictature »désigne un mode d’exercice du pou-voir et non le nombre de ceux quil’exercent.Le « manifeste d’octobre » signé par letsar et la formation des premiers sovietsà la fin de l’automne 1905 pouvaientlaisser présager une victoire prochainedu prolétariat et de la paysannerie. Iln’en sera rien, car la révolution de 1905va être suivie d’une réaction particu-lièrement violente sous l’égide deStolypine (1862-1911), Premier minis-tre du tsar, que Lénine qualifiera de« pendeur en chef ». n

1. Les « menchéviks » constituent unefraction du Parti ouvrier social-démo-crate de Russie qui s’est divisé en1903 en « menchéviks » (« minori-taires ») et en « bolchéviks » (« majo-ritaires »).

Notes de La Revue du projet

mieux le développement le plus large,le plus libre et le plus rapide du capi-talisme » (Deux tactiques…, op. cit.).Mais la révolution bourgeoise neconstitue qu’une étape nécessaire versla révolution socialiste qui est une luttecontre la domination du capital.Lénine insiste sur le fait que « celui quin’a que ses bras sera toujours l’esclavedu capital, même dans une républiquedémocratique, même si la terre appar-tient au peuple entier. L’idée de ’’so-cialiser’’ sans socialiser le capital, d’éga-liser la jouissance du sol en régimecapitaliste, en régime de productionmarchande, n’est qu’une illusion » (LeProlétariat et la paysannerie, op. cit.,p. 34). L’horizon qui commande la tac-tique défendue par Lénine est doncbien la lutte « contre la domination ducapital » ; mais, pour abolir la domi-nation du capital, il faut qu’ait eu lieupréalablement la révolution bour-geoise abolissant la domination féo-dale et l’autocratie. Au cours de cetteétape nécessaire de l’émancipationdes classes opprimées, le prolétariatallié aux masses paysannes doit jouerun rôle décisif pour que cette révolu-tion soit portée à son terme, ce que labourgeoisie libérale russe ne fera jus-tement pas.

LA DICTATUREDÉMOCRATIQUEUne fois identifiées les forces suscepti-bles de renverser le tsarisme : les ouvrierset les paysans, une fois défini l’objectifpolitique : la république démocratique,il reste encore à déterminer les moyensà mettre en œuvre pour parvenir à cettefin. Pour Lénine, il s’agit de « la dicta-ture démocratique du prolétariat et dela paysannerie ». Il complète la formule«dictature du prolétariat», aboutisse-ment de la lutte des classes pour Marx,pour l’adapter au contexte de la Russiede 1905, largement paysanne.Qu’est-ce que la dictature ? La notionvient des Romains. Le dictateur étaitun magistrat auquel on accordait lespleins pouvoirs, pour un temps limité,afin de mettre un terme à une situa-tion d’urgence menaçant la république.La dictature désigne donc un pouvoirillimité fondé sur la violence. L’exercicede ce pouvoir n’était légitime que dansune situation exceptionnelle, lorsquela république était menacée.Pourquoi choisir un tel moyen d’ac-tion ? Ne vaudrait-il pas mieux suivrela voie pacifique du dialogue et de l’ac-tion parlementaire ? Cette alternative– dictature ou discussion –est abstraite.Lénine écrit en pleine guerre civile etnon dans une société en paix. Il necesse de le répéter : « Le gouvernementn’a-t-il pas déjà commencé lui-mêmela guerre civile en fusillant partout en

laire », alliancedesouvriers etdespay-sans. Bien sûr, il existe toutes sortes depaysansaux intérêts divers ; des riches,des pauvres, des petits-bourgeois, desexploitants, des salariés. Mais Léninepense que les intérêts de toutes cescatégories sont identiques, à ce mo -ment, et convergent avec ceux du pro-létariat. Et il est évident que « l’unitéde volonté » d’aujourd’hui est vouée àse dissoudre, dès après la chute du tsa-risme. Mais peu importe, la tâcheactuelle est de mettre un terme à l’au-tocratie. La bonne tactique est celle quisaisit le moment précis où les intérêtsdes grandes masses se mettent àconverger dans une direction émanci-patrice.

UNE RÉVOLUTIONDÉMOCRATIQUE ETBOURGEOISELes mots d’ordre de la révolution quifait vaciller le pouvoir tsariste durantl’année 1905 sont « bourgeois ». Ainsien est-il de la revendication majeuredes «masses paysannes ignorantes etasservies» : « la liberté et la terre ». Lemot d’ordre « La terre » vise à la des-truction du régime féodal de la pro-priété, « cela veut dire compter nonsur un accord des paysans avec les sei-gneurs terriens, mais sur l’abolition dela grande propriété foncière » (Lénine,Le Prolétariat et la paysannerie, inŒuvres complètes, t. X, p. 33). Le motd’ordre « La liberté » est lui aussi bour-geois, c’est-à-dire antiféodal et démo-cratique car il « signifie l’élection desfonctionnaires et des administrateursdirigeant les affaires de l’État et de lasociété […] la suppression complètede tout pouvoir d’État qui ne dépen-drait pas entièrement et exclusivementdu peuple, qui ne serait pas élu par cedernier, qui ne serait pas responsabledevant lui, qui ne serait pas révocableau gré du peuple » (ibid.).Cependant, ce n’est pas parce qu’elleest « bourgeoise » que la révolution de1905 s’oppose aux intérêts des classesopprimées : elles ont en effet tout àgagner de la liquidation du pouvoirtsariste. En premier lieu, les libertéspolitiques et le parlementarisme, sanslesquels la diffusion des idées du Partisocial-démocrate est entravée. Pourcette raison, le prolétariat doit non seu-lement prendre part à cette révolutionmais il doit être à son avant-garde afinqu’elle s’accomplisse pleinement,c’est-à-dire qu’elle détruise intégrale-ment le régime féodal et instaure ladémocratie : « La révolution bour-geoise est précisément une révolutionqui balaye de la façon la plus décidéeles vestiges du servage (qui compren-nent non seulement l’autocratie, maisencore la monarchie), et assure au

La brochure Deux tactiques de lasocial-démocratie dans la révo-lution démocratique est contem-poraine des événements révolu-tionnaires de 1905. Tout commencepar la fusillade du 9 janvier, le«dimanche rouge », où Nicolas II faittirer sur la foule venue présenterquelques doléances au Palais d’Hiver.S’ensuit une année d’agitation poli-tique : la mutinerie des marins ducuirassé Potemkine, des grèves demasse d’une ampleur inconnue dansle pays, l’apparition partout desoviets, etc. Lénine défend les réso-lutions tactiques du IIIeCongrès duParti ouvrier social-démocrate deRussie contre celles adoptées parles menchéviks qui considèrent quele prolétariat doit se rapprocher dela bourgeoisie libérale pour quetriomphe la révolution démocra-tique.

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