le statut des images d’archive de valse avec bachir...

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1 PIERRE Marie ; N° étudiant : 11029522 ; Master 2 Cinéma ; UFR 03 Paris I ; Premier semestre 2011-2012 Le statut des images d’archive de Valse avec Bachir (2008) Enquête et questionnements Nota Bene : Un repérage d’images intitulé « Archives : Valse avec Bachir » est publié sur la plateforme Ligne de Temps : il accompagne, illustre et complète ce dossier.

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PIERRE Marie ; N° étudiant : 11029522 ; Master 2 Cinéma ; UFR 03 – Paris I ; Premier semestre 2011-2012

Le statut des images d’archive de Valse avec Bachir (2008)

Enquête et questionnements

Nota Bene : Un repérage d’images intitulé « Archives : Valse avec Bachir » est publié sur la plateforme Ligne

de Temps : il accompagne, illustre et complète ce dossier.

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Introduction et problème

Valse avec Bachir, documentaire d’animation de l’Israélien Ari Folman, est présenté à

Cannes en 2008 : s’il quitte le festival bredouille, il n’en soulève pas moins l’intérêt et

l’enthousiasme à sa présentation devant les critiques. Les sujets, les interviews et les articles

qui lui sont par la suite massivement consacrés (dans un premier temps, extrêmement

élogieux) s’intéressent surtout au choix esthétique majeur du film, l’image animée, et à son

thème principal : le traumatisme mémoriel que représentent pour les jeunes Israéliens d’alors

la guerre du Liban, et, plus particulièrement, le massacre de Sabra et Chatila (1982). Plus

rares sont les remarques (guère plus qu’une ligne dans les critiques du Monde, aucune

allusion dans les sujets télévisés, une seule question lors de l’entretien entre Ari Folman et

Elisabeth Tchoungui pour France 24) qui concernent l’autre choix antithétique, et de ce fait

d’autant plus frappant, du film : celui de passer des images d’archives « réelles » à la toute fin

du film. Il n’en reste pas moins que ces rares propos allusifs soulignent toujours la

traumatisante efficacité de cette séquence de fin…

Le grand public, semble-t-il, n’est pas moins sensible au traumatisme que représente la

vision brute, après presque deux heures de « rêve (ou cauchemar) animé », de ces images. Si

nous nous en tenons à notre expérience de spectatrice, en voyant ces images, on pense

probablement (sans recul, sans esprit critique, nous l’assumons) : « ces images montrent

(enfin) la vérité, c’est-à-dire l’horreur dans toute son ampleur et sa vérité ; ces images

renvoient à une esthétique du film de mémoire « à la Resnais » (etc.) ». Mais on pense surtout

(en tout cas pour les générations qui n’était pas « conscientes » en 1982) : je n’ai jamais vu

ces images, c’est à peine si j’ai entendu parler de ce massacre (une petite ligne dans un

manuel de terminal y correspond, guère plus), pourquoi personne ne m’a-t-il dit avant Ari

Folman à quel point ce massacre fut horrible. Choc, et honte, donc. Honte de n’avoir pas su.

Après la première impression, le traumatisme premier, les questions « du chercheur »

viennent enfin : est-ce qu’on a déjà montré ces images ? est-ce qu’on les a montrées

récemment ? qui les a prises ? pourquoi ? de telles horreurs sont-elles passées à la télévision ?

si oui, comment les a-t-on montrées ? comment ont-elles pu s’accommoder de l’esthétique

irrespectueuse et impatiente de la télévision ? comment a-t-on pu éviter le morbide, comment

a-t-on justifié de passer des images « choquantes », comment les a-t-on mises en scène ?

fallait-il les montrer ? Plus largement, la question est donc : que signifie la prise de ces

images ? qu’est-ce qu’on a voulu dire en les diffusant (si on les a diffusées) à la télévision ? et

3

qu’est-ce que veux dire Ari Folman en reprenant ces images ? Par ailleurs, la question de

savoir si on a déjà vu ces images, renvoient à une autre question : les images que reprend Ari

Folman sont-elles iconiques et mythiques (comme la petite fille au foulard blanc de

Westerbork, le petit garçon aux mains levées de Varsovie, ou la petite fille brûlée au Napalm

du Viêt-Nam) ou méconnues ?

Avant de les analyser plus en détail, et pour plus de clarté, nous allons procéder à un

bref descriptif des images d’archive qui apparaissent dans la séquence finale de Valse avec

Bachir1 :

- On reconnaît tout d’abord parmi les dernières images animées, des images d’archive, à

savoir : la procession des femmes et des enfants, et le visage de l’enfant bouclé enseveli.

L’image animée correspond au souvenir que le journaliste Ron Ben Yishai a de ces scènes ;

- La transition entre images animées et images d’archive est assurée par un fondu-son (les

lamentations des femmes) ;

- On compte ensuite les plans d’archive suivants : la procession des pleureuses, la

pleureuse au foulard gris qui en appelle aux arabes (un sous-titrage télévisé traduit son cri par

« où sont les arabes ? », nous comprenons : « nous sommes tous des arabes »), une charrette et

un corps au t-shirt vert, une ruelle où un journaliste enjambe une mare de sang, une petite fille

en rouge, un groupe où l’on retrouve le visage de l’enfant enseveli et le corps de femme2 qui

conclut le film.

1 Se référer au découpage Ligne de Temps disponible sur la plateforme pour plus de précision

2 Qui rappelle fortement ce paragraphe écrit par Jean Genêt dans le témoignage qu’il rédigea après sa visite des

camps de Sabra et Chatila le 19 septembre 1982 : « la femme palestinienne était probablement âgée car elle avait

des cheveux gris. Elle était étendue sur le dos, déposée ou laissée là sur des moellons, des briques, des barres de

fer tordues, sans confort. D’abord j’ai été étonné par une étrange torsade de corde et d’étoffe qui allait d’un

poignet à l’autre, tenant ainsi les deux bras écartés horizontaux, comme crucifiés. Le visage noir et gonflé tourné

vers le ciel, montrait une bouche ouverte, noire de mouches, avec des dents qui me semblèrent très blanches,

visage qui paraissait, sans qu’un muscle ne bougeât, soit grimacer soit sourire ou hurler d’un hurlement

silencieux et ininterrompu. Ses bas étaient en laine noire, la robe à fleurs roses et grises, légèrement retroussée

ou trop courte, je ne sais pas, laissait voir le haut des mollets noirs et gonflés, toujours avec de délicates teintes

mauves auxquelles répondaient un mauve et un violet semblable aux joues. Etaient-ce des ecchymoses ou le

naturel effet du pourrissement au soleil ? »

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I- Prise et première diffusion

A) Brève généalogie de Sabra et Chatila dans les médias français

Contrairement à ce que retient la mémoire collective aujourd’hui, les noms Sabra et

Chatila sont déjà largement présents dans les médias avant 1982, ce qui est modérément

étonnant compte tenu de la présence historique des réfugiés palestiniens au Liban et des

circonstances de la guerre du Liban. Plus intéressant, ces deux mots, ainsi que l’expression

« camp palestinien », sont loin, alors, d’être synonymes de persécution. En 1977, un JT de

TF1 évoque « Sabra-Chatila, une ville dans la ville, un embryon d’Etat dans l’Etat » : cette

expression fait plutôt référence au poids qu’a alors l’OLP dans la vie politique du Liban

(cause, en partie, de quinze années de guerre civile). La Palestine exilée est alors, au début de

la guerre, une nation certes opprimée mais non victime, et surtout : une organisation politique

mobile. A l’époque, s’il est un nom associé à l’idée de violence, de persécution et de massacre,

c’est plutôt celui de Tel el Zâatar, où, le 12 août 1976 eut lieu un premier massacre de

Palestiniens.

B) Le 18 septembre 1982

Après trois jours de massacre, l’information parvient aux yeux et aux oreilles du grand

public le 18 septembre 1982 au soir. Si l’on en croit le témoignage de Ron Ben Yishai dans

Valse avec Bachir, les soldats israéliens laissent pénétrer les premiers journalistes dans le

camp à l’aube du 18 septembre 1982.

Le JT de 20h de TF1 comme celui de France 2 font le choix d’ouvrir le journal sur ce

qu’on appelle immédiatement le « massacre » de Sabra et Chatila, et font débuter leur premier

sujet consacré à cet évènement par de relativement longues images de corps amassés dans les

rues sableuses et brûlantes de Sabra et Chatila. Font suite à cela des plans plus rapides sur les

errances des survivants, sur les secouristes, sur les soldats israéliens, sur les femmes qui se

lamentent ou invectivent. On écoute aussi les survivants : on leur demande qui est responsable.

Dès le 18 septembre, le mécanisme du « retour d’image » est mis en place : certaines

images deviennent rapidement des icônes de l’année 1982. On identifie parmi elles la petite

fille en rouge (d’autant plus symbolique de cette évènement qu’elle est une femme, une enfant

innocente, qu’elle a été assassinée, et vraisemblablement violée), le corps gonflé de la femme

qui clôturera Valse avec Bachir, aux côtés de l’enfant enseveli qui semble dormir sous la

poussière (un travelling mène de l’une à l’autre). On découvre aussi le 18 septembre aux

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journaux du soir et de la nuit d’Antenne 2 deux séries d’images qui deviendront iconiques

(tout au moins dans les JT français) du massacre de Sabra et Chatila (souvent davantage que

les images sélectionnées 26 ans plus tard par Ari Folman), tant par ce qu’elles représentent

que par la façon dont elles le mettent en scène : 1) un gros plan sur des impacts de balles

couleur sang, suivi d’un dé-zoom montrant au pied du mur un groupe de corps, suivi, après

une coupe, d’un plan sur le groupe qui lui fait immédiatement vis-à-vis, situé au pied d’un

rideau de fer 2) le même procédé menant d’impact de balles sans couleur à un groupe gisant

au pied d’une fenêtre grillagée, suivi, après une coupe, d’un plan d’ensemble de ce même

groupe et de ce même mur à la fenêtre. On voit donc que globalement les journalistes

préfèrent aux plans fixes les procédés spectaculaires et qui donnent une idée de l’espace du

camp : le zoom, le dé-zoom, l’alternance d’échelles de plan différentes.

On voit aussi pour la première fois brièvement lors de l’édition de la nuit du JT d’Antenne

2 la charrette au t-shirt vert que reprendra Ari Folman.

C) Le 19 septembre 1982

Dès le 19 septembre 1982, la télévision française ne montre plus rien de neuf : la machine

de reprise des images s’est mise en marche. Pendant environ dix ans, la télévision française

fonctionnera sur un canevas d’une dizaine d’images, qu’elle remontera selon les circonstances

de façon plus ou moins rapide, plus ou moins respectueuse. En ce qui concerne le 19

septembre, les présentateurs annoncent avec honnêteté que « désormais l’armée barre l’accès

des camps aux journalistes », pour justifier le phénomène de reprise d’images. On insistera

désormais sur l’investigation au sein de Beyrouth pour identifier sinon les coupables, du

moins les responsables. Cet élément explique en outre la phrase de Jean Genêt : « Sans doute

j’étais seul, je veux dire seul Européen (avec quelques vieilles femmes palestiniennes

s’accrochant encore à un chiffon blanc déchiré) » puisque Genêt visite Sabra et Chatila

pendant quatre heures le 19 septembre au matin, guidé par Leila Shahid.

Ainsi, les 19 et 20 septembre sur TF1, le 26 octobre sur TF1, le 7 décembre sur TF1, le 8

décembre et le 8 février suivants sur Midi 2, on retrouve grosso modo les mêmes images que

le 18 septembre – la charrette au t-shirt vert (désormais le même procédé de dé-zoom

l’introduit), la petite fille rouge, le groupe au rideau de fer, le groupe à la fenêtre, la femme

gonflée et le petit garçon enseveli – avec peut-être une focalisation toute particulière sur les

trois derniers plans cités, en particulier celui à la fenêtre, qui a quelque chose de pictural (la

fenêtre), de spectaculaire (le dé-zoom) et de composé (le plan de coupe). A part ça, les

journalistes filment désormais le quotidien qui reprend ses droits, les rues vides, les linceuls.

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Au cours de cette période, quelques images font une apparition fugitive (un cheval blanc,

un pneu, des lamentations de femmes toujours différentes). On découvre en revanche au 20h

de Tf1 une image particulièrement expressive, et que reprendra Ari Folman et d’autres par la

suite : l’image de cet homme qui enjambe (ou plutôt bondit) au-dessus d’une mare de sang,

entre deux groupes de cadavres. Cette image est très évocatrice, car elle illustre parfaitement à

la fois les témoignages de Ron Ben Yishai (dans Valse avec Bachir) et de Jean Genêt : « Pour

moi comme pour ce qui restait de la population, la circulation à Chatila et à Sabra ressembla à

un jeu de saute-mouton. »

Le 21 décembre 1982 Midi 2 fait carrément le choix d’évoquer Sabra et Chatila sans

recourir une seule fois à des images d’archives. Le journaliste reconstitue le déroulement

supposé du massacre, à l’aide de maquettes et de témoignages. Il est vrai que ce sujet

correspond à la période (décembre 82-février 83) où une commission enquête sur le massacre

pour essayer d’en établir les responsabilités.

D’une manière générale, si l’évènement reste aussi présent dans les JT jusqu’au début de

l’année 1983, c’est en raison de cette commission d’enquête, mise en place elle-même pour

répondre à l’émoi indigné qu’a déclenché dans l’opinion israélienne la diffusion des images

du massacre. On voit ici que les médias avec ces quelques images ont co-créé l’évènement,

ainsi que son impact à court et long terme.

D) Hypothèses concernant la prise de ces images

Le 08 décembre 1982, Midi 2 rediffuse non seulement les images du massacre que les

téléspectateurs ont découvertes quelques mois plus tôt, mais les met en scène au moyen d’un

paratexte, qui auteurise, voire héroïse leur réalisateur : en substance, le journaliste déclare que

pour nous rappeler les évènements de septembre 1982, il nous propose de « revoir les images

de J. Douai. » Il est vrai que les reportages télévisés sont toujours dotés d’un paratexte oral,

mais celui-ci est rarement intégré au propos même du journaliste, et ressemble généralement à

un générique, à une note de bas de page, une apostille.

Ce premier indice nous permet de reconstituer l’origine d’une partie des images diffusées

à la télévision française depuis le mois de septembre. Pour l’autre partie, le témoignage du

journaliste Ron Ben Yishai (le premier journaliste à être entré dans les camps) dans Valse

avec Bachir, ainsi que le commentaire qu’un journaliste propose en 2001 à un sujet qu’il

consacre à Sabra et Chatila (« hier soir, la BBC rediffusait ces images »), peuvent fournir de

nouvelles hypothèses, que nous synthétisons dans le tableau suivant (les propositions entre

parenthèses sont encore plus douteuses ou discutées que les autres) :

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J Douai L’équipe de Ron Ben Yishai BBC

-Le rideau de fer

-(La fenêtre grillagée)

-(Le t-shirt vert)

-(Le mur criblé de

rouge)

-L’homme qui enjambe des

cadavres

-Les pleureuses

-Le corps gonflé de la femme, et

l’enfant enseveli

-(Le groupe au t-shirt vert qu’on

retrouve dans Valse avec Bachir)

-La petite fille rouge

-(La fenêtre)

-Corps sous un pneu

E) La question de la mise en scène de ces images et de leur objectif

Les rédacteurs en chef des grands journaux télévisés français sont conscients du caractère

morbide et traumatisant de ces images. C’est précisément la raison pour laquelle il est

légitime de se demander s’il était nécessaire de les passer à heure de grande audience (en

1944-45, les Actualités Françaises choisissent soigneusement les images des camps qu’elles

vont diffuser, faisant en sorte d’épargner les plus pénibles aux jeunes publics). C’est

visiblement un débat qui a agité les rédactions. C’est pourquoi ils choisissent unanimement

les 18 et 19 septembre un dispositif de mise en scène sobre et solennel : le journaliste

principal commence par annoncer le caractère particulier des images qui vont suivre, justifie

ensuite le choix de la rédaction de les diffuser, les images défilent enfin, lentement,

silencieuses, sans commentaire qui viendrait y apporter une quelconque distance,

relativisation ou sur-dramatisation. Ce silence se justifie par une volonté de respect. C’est la

minute de silence que peut se permettre le journalisme de masse. Ce silence, c’est le plus

grand effet spectaculaire, le procédé qui fait le plus réagir le spectateur, dont dispose la

télévision. Mais ce silence est également porteur de l’idée pleine d’ambiguïté : les images

parlent d’elles-mêmes.

C’est ainsi que TF1 déclare le 18 septembre à 20 heures : « Découvrez les premières

images, elles vous soulèvent le cœur mais ce sont des pièces à conviction – nous avons ôté

l’insoutenable, mais il fallait que vous soyez prévenu ». Cette phrase dit beaucoup de choses

sur l’enjeu de la diffusion et rediffusion de telles images. L’image d’archive a tout d’abord la

fonction probatoire et symbolique d’incarner l’évènement, de l’attester : sans image, le public

ne peut connaître l’évènement. L’image est également vectrice d’une prise de conscience pour

celui qui la regarde : il va non seulement savoir, mais prendre conscience de ce qu’est cet

évènement. C’est une chose tellement horrible à voir en vrai, qu’il faut que les images tâchent

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de faire percevoir même un centième de cette horreur3. Enfin, l’image est un témoignage, une

« pièce à conviction », une preuve, dans une supposée guerre des images, contre un supposé

négationnisme, dans l’espoir supposé d’un éventuel procès – et si le procès n’a pas lieu, les

images nourriront le procès intérieur qui doit se dérouler en chacun des téléspectateurs-

citoyens de TF1.

Il semble assez évident que si les médias français et européens réagissent avec un tel souci

déontologique, c’est précisément parce que « le monde » a connu auparavant la « solution

finale » : son existence entrevue trop tard, ses images encore plus tard, laissant place au

négationnisme de celle-ci. Désormais, dès qu’on entrevoit quelque chose d’une nature ou

d’une ampleur approchante, on en parle aussitôt, et surtout : on le prouve par l’image la plus

choquante s’il le faut, l’image qui montre le mieux que l’on condamne l’horreur. Il est

également probable que si l’opinion en Israël a réagi aussi violemment au visionnage de ces

images, c’est précisément parce qu’elle a connu, directement ou indirectement, mieux que

quiconque, la « solution finale ».

Ce choix faits par les journaux télévisés de TF1 et Antenne 2, s’il se défend

déontologiquement, pose également problème. Certes l’image prouve l’évènement, mais elle

ne l’analyse pas, ne le situe pas. Ainsi, l’on voit les mêmes groupes de cadavres, les mêmes

images revenir, ce qui fait que les 18 et 19 septembre, on a dû mal à entrevoir l’ampleur exact

du massacre !

La seconde question est la suivante : pourquoi a-t-on donné à ces images une telle

importance à moyen-terme ? De fait, ce massacre n’est pas le seul de la guerre du Liban, loin

de là, et ce ne sont pas les seules images de la meurtrière guerre du Liban. On connaît par

exemple des images de Tal el Zâatar (mais qu’on ne verra plus jamais après Sabra et Chatila)

où l’on voit une voiture roulant sur des cadavres, bien plus éprouvante que tout ce qu’on voit

à Sabra et Chatila.

Une troisième question vient alors naturellement à l’esprit : le massacre de Sabra et

Chatila n’a-t-il pas eu une telle visibilité médiatique en raison de la très récente présence

israélienne à proximité, voire de la responsabilité possible de l’armée israélienne dans ce

massacre. La question est donc, très pragmatiquement, et avant que le commentaire du

journaliste français ne viennent démentir cette lecture : est-ce qu’ils ont été nombreux les

gens à lire ces images exactement comme Jean Genêt interpréta ce qu’il vit à Sabra-Chatila,

3 Mais les images ne diront jamais toute l’horreur nous dit Genêt : « La photographie ne saisit pas les mouches ni

l’odeur blanche et épaisse de la mort. Elle ne dit pas non plus les sauts qu’il faut faire quand on va d’un cadavre

à l’autre. »

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c’est-à-dire à n’y pas voir seulement le scandale humain tout pur, mais à le regarder au travers

des lunettes de l’antisémitisme4 ? Or, les journalistes du monde entier n’ont pas forcément

pris soin d’ôter ces fameuses lunettes avant de commenter ces images. Ces images sont

silencieuses, elles nous montrent un résultat, elles peuvent donc accueillir n’importe quel

commentaire, n’importe quelle interprétation. Ces images sont d’autant plus dangereuses en

raison du statut d’icône que leur utilisation répétée par les médias immédiatement après

l’évènement leur a conféré : une mythologisation est à l’œuvre dans leur traitement

médiatique, qui a pu indirectement nourrir un autre mythe, plus nuisible et plus tenace : celui,

admis presque universellement dans le monde arabe encore aujourd’hui, que les tortionnaires

de Sabra et Chatila parlaient hébreu…

4 « « Il sera très facile à Israël de se dégager de toutes les accusations. Des journalistes dans tous les journaux

européens s’emploient déjà à les innocenter : aucun ne dira que pendant les nuits de jeudi à vendredi et vendredi

à samedi on parla hébreu à Chatila. » C’est ce que me dit un autre Libanais. » - voir également l’analyse par Eric

Marty de ce texte, dans les Temps Modernes.

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II- Logique commémorative et mythification ?

A) 1983

Un an après les évènements, les journaux télévisés français ont à cœur de les commémorer

– ce qui confirme une ébauche de mythification du massacre (au sens des mythologies

contemporaines analysées par Roland Barthes) : ce qui s’est passé à Sabra et Chatila marque

dès 1982 d’une pierre sanglante notre histoire contemporaine. Une forte conscience historique

et mémorielle de l’évènement est présente dès le départ – elle s’estompera peu à peu.

Et de fait, les images que l’on repasse les 15 et 16 septembre 1983 sur Soir 3 puis TF1

sont exactement les mêmes qu’on vit le plus un an auparavant (au premier rang desquelles

viennent le mur criblé de balles sanglantes et le groupe à la fenêtre ; ensuite : la petite fille en

rouge, la charrette au t-shirt vert, la dame gonflée qui conclura Valse avec Bachir).

B) L’oubli ?

De 1985 à 1988 la dite « guerre des camps » vient totalement estomper la mémoire du

massacre. Les noms de Sabra et Chatila sont associés à de nouvelles horreurs, à de nouveaux

évènements de la guerre, à de nouveaux fratricides. En association aux référents Sabra et

Chatila, aucune image du massacre ne ressort du moteur de recherche de l’INA.

Les dix ans du massacre donne lieu à une commémoration modeste, noyée dans la soirée

du 10 octobre 1992 de France 2 consacrée à l’OLP. Géopolis se consacre donc en partie à

Sabra et Chatila, et reprend, pour se faire, deux des trois images les plus reprises en 82-83,

mais également celle de la petite fille en rouge.

Ainsi, globalement, on en parle peu, et surtout, on montre les images d’une manière très

classique. Accompagnées de commentaire, montées avec plus de vivacité, les images ont

moins de force, elles deviennent métonymiques d’un évènement qu’elles ne font que

commémorer. Elles se banalisent, comme certaines icônes de la Shoah.

De 83 à 2001, l’évènement sombre donc globalement dans l’oubli total – du moins en

France. Cet oubli fait échouer le processus de mythification et d’iconisation qui s’est ébauché

jusque septembre 1983.

Ceci n’est pas sans rappeler le relatif oubli/méconnaissance par le grand public jusqu’au

procès Eichmann que connaît ce qui ne s’appelle pas encore la Shoah.

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C) 2001

Et de fait, c’est par un procès, ou plus exactement une tentative de poursuite déposée à

Bruxelles contre Ariel Sharon par un groupe de rescapés, que l’affaire revient sur le tapis

médiatique. France 2 retrouve ses accents solennels lorsque le présentateur du 20 heures du 18

juin 2001 encadre les images rediffusées pour l’occasion du paratexte déjà cité : « hier soir la

BBC a rediffusé des images », et concluant, en substance, que ce fut un grand choc pour le

monde de les revoir. Les images que l’on « découvre » par la suite ne sont pas spécifiques à la

BBC, puisqu’on les a vues, dix-neuf auparavant, sur l’écran d’Antenne 2, et qu’on les reverra

le 08 août toujours sur France 2 : il s’agit, encore et toujours, du mur à la fenêtre, du mur

criblé de balles rouges, du groupe au t-shirt vert, et de la petite fille rouge. Au fur et à mesure

que la poursuite commence à dater, et qu’il apparaît clair qu’elle n’aura pas de suite, le

montage de ces images est plus rapide et plus distancié : on ne s’y appesantit plus. Le temps

d’un été, ces images se sont, semble-t-il, banalisées.

Toujours est-il qu’en 2001, la question de la culpabilité israélienne, soutenue par Souad et

les autres rescapés, revient. L’évènement, même oublié, est donc problématique.

Par ailleurs, à cette occasion, Canal + (Canal+ infos du 28 juillet 2001, 12h30) introduit

des images jamais vues sur les écrans français.

D) La commémoration de 2002 : nouveaux choix de mise en scène de l’archive

Les commémorations télévisées de 2002 débutent avec l’introduction par Canal+infos

(12h43) d’une image que Valse avec Bachir consacrera comme icone de l’évènement : celle

du groupe de pleureuses au foulard blanc.

Canal + sera la seule chaîne non satellite à évoquer l’évènement. On trouve ensuite un

long reportage de 55 minutes, diffusé par la chaîne Planète le 14 septembre. Le documentaire

en question est d’origine difficilement identifiable : le générique est très international, plutôt

anglo-américain, mais pas seulement (très anti-israélien dans son propos), et globalement

imprécis (il ne cite pas l’origine de ses archives par exemple, et ne semble produit par aucune

chaîne particulière). Il est surtout remarquable par un usage de l’image d’archive qui diffère

fortement de ce à quoi les médias français nous avait habitué, mais qui anticipe ce que fera

avec plus de finesse six ans plus tard Ari Folman. Un montage très rapide, en fondu ou en

surimpression, introduit le documentaire et plante le décor : on y voit en particulier le groupe

au t-shirt vert, ainsi que la femme au foulard gris, qui apparaît au ralenti, accompagnée d’une

musique grave et rythmée, qui rappelle le vague battement qui accompagnera la fin de Valse

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avec Bachir. Le documentaire pose d’amblée son ambition de créer l’émotion par des

procédés de montage faciles.

Après cette brève séquence, le documentaire se déroule, rappelant les origines, les tenants

et les aboutissants de l’affaire. Il se conclue pratiquement sur une nouvelle diffusion des

mêmes images d’archives, cette fois-ci complètement silencieuses, auxquelles viennent

s’ajouter 1) un long arrêt sur la petite fille en rouge, permettant au spectateur de détailler sa

position et d’embrasser l’ampleur de sa tragédie probable, 2) puis vient, à la suite d’un fondu

enchaîné, la succession des trois plans de lamentations, selon l’ordre que choisira plus tard

Ari Folman. Outre le fondu, le ralenti et l’arrêt sur image, le documentaire se permet

également ce que se permettra Ari Folman : grossir certaines images, afin de donner l’illusion

qu’une caméra promène son zoom sur les groupes de cadavres – démentant ainsi ce

qu’écrivait Jean Genêt au début de son témoignage : « Une photographie a deux dimensions,

l’écran du téléviseur aussi, ni l’un ni l’autre ne peuvent être parcourus ».

En outre, la séquence d’archive est située au sein du témoignage de Ron Ben Yishai

(comme dans Valse avec Bachir plus tard), que l’on vient de suivre dans le dédale de Chatila,

se rappelant ce qu’il a vu contre tel mur, dans telle ruelle. Ce témoignage donne à la séquence

d’archive un cadre, une crédibilité supplémentaire. D’autant plus qu’immédiatement après la

séquence d’archive, un ancien phalangiste au visage plongé dans l’ombre déclare : « Une

photo ne prouve rien ».

Ces divers procédés de mise en scène de l’archive, de plus ou moins bon goût, annonce la

mythification5 prochaine de ces mêmes images que consacrera Folman un peu plus tard.

A l’inverse, le 23 mai 2005, l’émission Méditerraneo de TV5 fait un choix de mise en

scène radicalement différent dans son sujet « Hiver sur Chatila ». Il s’agit d’une évocation des

inondations dont sont coutumiers les camps de Sabra et Chatila l’hiver. Mais en 2005 on ne

peut plus évoquer Chatila sans évoquer 1982. C’est pourquoi le reportage diffuse les images

du massacre, mais pour souligner leur « ancienneté », les décolore en noir et blanc, ou plutôt

en niveaux de gris. Cet effet met en valeur la distance temporelle qui nous sépare de

l’évènement, mais, en instaurant une distance temporelle et visuelle avec les images, les

désarme de toute leur efficacité et leur actualité. Ce choix ne fonctionne pas. Les autres films

ou reportages font, ont fait et feront le choix d’encadrer les images d’archives d’un processus

de mise en scène qui met en valeur leur qualité à la fois probatoire et émouvante.

5 Le 2 février 2003, Edwy Plenel sur LCI consacre d’ailleurs son « Monde des idées » aux Temps moderne n°622

« Sabra et Chatila, vingt ans après », où Eric Marty déconstruit le « mécanisme mythique à l’œuvre » dans cet

évènement.

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III- 2008 : sortie de Valse avec Bachir

Si les images d’archive qui concluent Valse avec Bachir n’ont pas été invisibles sur les

écrans français de 1982 à 2008, on ne peut pas non plus dire qu’elles aient acquis le statut de

mythe, ni même qu’elles soient entrées bien profondément dans la mémoire collective. La sortie

du film pose plusieurs questions qui concernent l’usage de l’image d’archive à la télévision et au

cinéma :

- Les critiques ont-ils été sensibles à ce choix esthétique d’insérer en toute fin du film des images

d’archive ?

- Les journalistes se sont-ils permis d’insérer à leurs sujets des images d’archive, qui, certes,

donneraient une idée du massacre de Sabra et Chatila, mais ne rappelleraient presque rien à leurs

téléspectateurs ?

- Les images d’archive de Valse avec Bachir ont-elles eu un rôle à jouer dans les présentations

télévisées du film et de son thème ?

- Si oui, peut-on dire que la sortie du film remontre l’évènement, et, sans se contenter d’en

reparler, le commémore ?

A) Présentations télévisées du film

Tout d’abord, globalement, si les critiques-papiers, les interviewers à la rigueur, évoquent

souvent, sur une ligne, le choix que fait Ari Folman de conclure son film sur des images

d’archives, les sujets que les JT consacrent au film lors de sa projection à Cannes ou de sa

sortie en salle l’ignorent totalement.

Ensuite, ils ne sont même pas si nombreux que cela à évoquer le massacre de Sabra et

Chatila, et encore moins images d’archive à l’appui. Ainsi, la présentation d’Arte du 15 mai

2008 ne reprend que des images animées du film. C’est visiblement le choix esthétique du

film qui leur a semblé le plus remarquable, mais également le plus vendeur. C’est,

globalement, le choix que font la plupart des chaînes et des magazines.

Néanmoins, le 19/20 du 15 mai 2008 choisit malgré tout de rappeler les évènements de

Sabra et Chatila, images d’archive à l’appui. Sont donc montées une série d’images inédites

sur les chaînes du service public, dont la procession des femmes-pleureuses que l’on retrouve

dans le film. Visiblement, le journaliste qui a monté ce sujet a été influencé, non par une

mémoire collective ou professionnelle, mais par ce qu’il a vu dans le film d’Ari Folman. Cette

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image, que le montage et le récit d’Ari Folman mettait particulièrement en exergue, est en

passe de devenir une icône du massacre.

Le 27 juin en revanche, France 24 choisit, pour illustrer le film et son sujet, des images

d’archive d’origine françaises (voir première partie), ou qui du moins étaient passées en

boucle sur les chaînes publiques, vingt-six ans auparavant : le mur criblée d’impacts sanglants,

et le groupe qui gît à ses pieds. Dans ce cas précis, on voit que le journaliste qui a monté ce

sujet n’a été influencé ni par une certaine mémoire consciente ou inconsciente, ni par ce qu’a

essayé de montrer Ari Folman. Toutes les images d’archive sont équivalentes pour évoquer le

massacre, on prend celles qui sont passées le plus souvent, on remonte celles qui sont le plus

facile à retrouver. Le choix des images ne s’est fait ni par rapport au film, ni par rapport à son

sens ou son message. On a choisi ces images dans les archives du service public seulement

pour illustrer (et non évoquer, encore moins commémorer) un évènement, ou plutôt : un fait.

Car une image qui ne cherche pas à donner la conscience vivante de ce qu’il s’est passé ne

peut vraiment pas saisir quelque chose d’aussi ample qu’un évènement – elle se contente de

montrer un fait, un simple fait, un modeste point sans grande importance de l’histoire

médiatique contemporaine.

Ainsi, on constate, au fur et à mesure des décennies, et tout particulièrement en cette

année 2008, un affaiblissement et une distanciation de l’image d’archive, tant dans la façon

dont on les choisit que dans la manière de les monter : elle vient illustrer brièvement un

épisode de l’histoire, juste parce que, peut-être, les téléspectateurs l’ont oublié, ou ne le

situent plus. Le temps passant, l’image d’archive, à la télévision, a désormais une fonction

purement informative – ni morale, ni didactique, ni spectaculaire.

B) Le statut des images d’archives dans Valse avec Bachir

a) Accompagnement sonore, mise en scène et montage des images d’archive

Pour commencer, beaucoup d’images animées du film reproduisent presque exactement

des images d’archive qu’on a pu voir ensuite à la télévision. Nous ne les avons pas relevées en

détail car tel n’était pas notre sujet, mais les images de la nuit éclairées par les fusées par

exemple reviennent souvent à la télévision.

Ensuite, les images d’archives, animées ou non, du massacre de Sabra et Chatila, sont

encadrées par le témoignage de Ron Ben Yishai. C’est pourquoi l’on peut penser qu’il s’agit

très exactement des images que celui-ci a tournée (ce ne sont, en général, pas des images que

l’on a beaucoup vu en France). En tout cas, ce qui est intéressant, c’est qu’Ari Folman situe

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ces images dans le cadre d’un témoignage : les images ne sortent pas de nulle part, le

témoignage et l’image se prouvent l’un l’autre.

C’est ce cadre du témoignage de Ron Ben Yishai qui unifie les images d’archive animées

aux « réelles » et assure la transition des unes aux autres. On voit d’abord, telle que Ron Ben

Yishai nous la décrit, une tête d’enfant émergeant des gravats : on l’a vue fréquemment à la

télévision en 1982 – mais jamais d’aussi près.

Puis on suit la procession des femmes en lamentation, et c’est cette image, plus

précisément, qui assure la transition avec les images réelles. Plus exactement, si la dernière

image animée et la première image d’archive sont à peu près redondantes puisqu’elles

montrent la même chose (les femmes-pleureuses), la transition est assurée par le son. Cette

dernière image animée occupe une position intermédiaire dans le film puisqu’elle est

accompagnée d’un mixage de son réel d’archive (cette procession de femmes est d’ailleurs

une des seules images sonores que l’on connaisse de Sabra et Chatila). Mais il ne s’agit pas

d’un fondu-son, car en réalité, on entend deux fois les mêmes lamentations : d’abord sur

image animée, puis sur image réelle. Cette répétition du son donne de l’ampleur à l’arrivée

des images « réelles » dans le film : elles opèrent une gradation dans l’émotion, comme si le

spectateur sentait que le film est en train de sortir de son apparence fictionnelle. Ce son

« réel » sur une image animée aspire le spectateur vers la réalité et l’ampleur de l’horreur – il

le met en condition.

Puis le son direct cesse, et la litanie des images d’archives se poursuit en silence. Ou

plutôt dans une illusion de silence, puisque succède aux pleurs des femmes un vague

battement sourd et effrayant. Un battement de cœur, qui bat de peur ? un tocsin ? le soupir, le

sourire de la mort ? Ce procédé sonore pose, enfonce, ralentit le film, qui avait jusqu’alors été

plutôt porté par des musiques pop ou électro. Ce procédé sonore enfonce le spectateur dans

l’horreur de ce qu’il voit. Il ne peut rien faire d’autre que le voir.

Ari Folman recourt également à un procédé visuel qui contribue à enfoncer le spectateur

dans ce qu’il voit : si l’on compare à la fois le grain et le cadre des images que l’on voit à

l’écran avec celles que l’on a pu voir à la télévision, il semble clair que le réalisateur a, pour

certaines d’entre elles, procédé à un grossissement, afin de nous montrer de plus près, le

visage de cet enfant enseveli, le corps gonflé par le soleil de cette femme, la position

abandonnée et vulnérable de cette petite fille.

Il est vrai qu’il y a, très clairement, un procédé de mise en scène de l’archive, que l’on

pourrait discuter. Mais par rapport à ce qu’on a pu voir ailleurs (sur Planète), le procédé n’est

ni spectaculaire ni baroque. Il veut juste souligner une impression, s’assurer de l’efficace de

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ces images d’archive (au cas où leur brute adjonction lumineuse à un film animé aux couleurs

ocres n’aurait pas suffi) ; il entend mettre au centre d’un film qui s’achève le traumatisme

d’une vision qui a hanté, invisible, toute la durée du film : le traumatisme du réel, dont

l’image d’archive est la métaphore la plus violente et la plus efficace.

b) Rôle et sens de l’image d’archive : bilan

-L’archive ou le retour du refoulé :

Néanmoins, après un tel documentaire, c’est non seulement la mise en scène de ces

images, mais le choix même d’introduire des images d’archive, qu’il s’agit de questionner.

Celui-ci se justifie sur plusieurs niveaux.

Tout d’abord, il se comprend à une échelle relative : celle de la micro-séquence que

constitue le témoignage de Ron Ben Yishai. Tout au long du récit que fait Ron Ben Yishai de

sa découverte, d’abord ouïe, puis vue, du massacre de Sabra et Chatila, une question revient,

posée d’abord par Ron aux différents militaires qui l’ont informé, puis par Ariel Sharon à

Ron : « toi, tu l’as vu ? ». Ainsi donc, personne n’a voulu croire. Personne n’a voulu croire

sans voir. Donc l’image d’archives est là pour jeter à la figure des « coupables » ce que

personne, pendant trois jours, n’a voulu voir.

Ensuite le montage de ces images d’archive se comprend dans l’économie globale du film.

Tout d’abord du point de vue du genre du film : il s’agit, nous dit-on, d’un documentaire

animé. Au cas où nous en ayons eu un doute, les images d’archive (et leur redondance avec

certaines des dernières images animées) est là pour ancrer le documentaire dans le réel. Elles

sont aussi là – cette fois-ci relativement à la forme du récit du film – pour marquer les esprits,

pour marquer un retour à la réalité, un passage au conscient : le retour de ce qu’Ari avait

refoulé.

En outre, on a vu que ces images avaient été trop peu vues pour former véritablement le

socle à une mémoire commune de l’évènement. Donc, le montage de ces images peut être vu

comme un retour d’un refoulé plus général : le documentaire nous montre ce que nous avions

peut-être oublié, tous autant que nous sommes. Le documentaire veut marquer nos mémoires

à tous et y ancrer l’évènement. En ce sens le documentaire fait acte de commémoration, et

même plus : il crée une mémoire de l’évènement autour d’images qu’il érige, dans sa façon

même de les mettre en valeur, au rang d’icônes.

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-L’archive ou la mesure du mythe

Néanmoins, dans la mémoire collective, et tout particulièrement la mémoire israélo-arabe,

si aucune image ne faisait icône, l’évènement lui-même était déjà un mythe – c’est ce

qu’analyse précisément Eric Marty (op. cit.). Le film créé l’icône mais non le mythe. En effet,

la question du film vient précisément du mythe, et le nourrit. De fait, les soldats israéliens

cherchent à se situer dans leur mémoire de l’évènement par rapport à ce point mythique de la

guerre et de l’histoire : où étais-je, quand l’irréparable a eu lieu ? en suis-je coupable ?

Dans ce contexte, l’image d’archive vient d’une part attester que le mythe a vraiment

existé. D’autre part, dans sa façon de mettre en scène les images, dans le choix qu’il en a fait,

le film vient également attester, confirmer l’ampleur du mythe. Il nous dit : oui, c’était bien

aussi horrible qu’on le raconte.

Dans ce contexte, parce que c’est un film de mémoire (non juive mais israélienne), parce

qu’il est question d’un massacre, parce que l’image d’archive vient non seulement comme

preuve et comme illustration, mais également comme icône, comme amplification, on ne peut

s’empêcher d’établir un parallèle avec la Shoah. Valse avec Bachir, c’est la mémoire juive

après la Shoah. Valse avec Bachir, c’est la mémoire israélienne. Le premier film de mémoire

de la mémoire israélienne.

- Questions autour de l’effet de réel

Le procédé d’Ari Folman est très judicieux du point de vue de la prise de conscience et de

la mémoire. Mais, dans le fond, il ne diffère pas vraiment, ni dans sa mise en scène, ni dans sa

signification, ni dans son effet, de ce qu’ont voulu faire les journalistes en 1982 : choquer,

marquer les esprits. Ou plutôt, son usage des images d’archive est synthétique de deux usages

que font les journalistes de l’image d’archive, si bien que l’effet de l’un vient amplifier l’effet

de l’autre : il s’agit d’une part de faire saisir l’horreur qui s’est emparée des témoins et des

journalistes en découvrant la réalité du massacre ou ses images, et d’autre part de

commémorer ce massacre. Les images d’archive d’Ari Folman ne sont-elles donc porteuses

« que » de cela ? Ou sont-elles vectrices d’un renouvellement du message des images

d’archive ?

Si on les situe dans le questionnement que suit Ari tout au long du film, ces images

d’archive n’apportent rien de plus. En effet, elles ne disent pas où était Ari pendant le

massacre. Elles ne disent pas non plus qui est coupable. Qu’ajoutent-elles alors ?

Il s’agit d’images réelles, d’archive, très ancrées dans leur contexte de prise, et c’est cela

qui, comparé aux images animées, fait leur choc. D’un autre côté, précisément parce qu’elles

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succèdent à un film animé, précisément parce qu’elles nous font sortir du témoignage de Ron

Ben Yishai, elles ont quelque chose de dé-référentialisé, de mythologisé, de fictionnalisé. En

somme, elles sont porteuses d’un message beaucoup plus vaste que l’évènement dont elles

parlent.

Ces images, après ce film qui nous parle d’une guerre absurde, de jeunes gens envoyés à

la guerre sans y croire, du chaos d’un pays, nous disent non seulement l’horreur de ce

massacre, mais l’horreur de toute guerre – précisément parce qu’on ne comprend pas les

tenants et les aboutissants du massacre, précisément parce qu’elles ne répondent pas à la

question du début du film. En effet, Ari Folman répond le 16 mai 2008 sur France 24 à

Elisabeth Tchoungui qui l’interrogeait sur la séquence d’archive, que, si, en sortant, les gens

n’auront retenu que « it was a cool animated film », alors, le film et son réalisateur auront

échoué. L’image d’archive balaye cette illusion du « cool animated film ». L’image d’archive

de 1982 vient dire au public de 2008 : non, la guerre, ce n’est pas « cool ».

En fait, tout à fait consciemment, Ari Folman exploite l’illusion de réalité dont l’image

d’archive est vectrice : il exploite l’illusion de la preuve par l’image, à des fins morales – dire

l’horreur de la guerre. Il sait qu’une image d’archive peut être illusoire, truquée, montée, mais

il sait aussi que l’archive, ça marche. Il sait que l’archive est illusion précisément parce qu’il a

passé une heure et demie à chercher la vérité par l’image animée - car si Ari Folman a choisi

l’image d’animation pour dire la vérité, c’est précisément parce qu’il n’est pas victime de son

propre effet de réel. Ce qui ne l’empêche pas d’en exploiter l’efficace. Car plus que la vérité,

ce qui compte, c’est l’impact.

Ainsi, Valse avec Bachir est, d’un certain point de vue, dans sa façon d’exploiter l’image

d’archive en tout cas, un film à thèse. Mais ce n’est pas un film politique : il ne dit rien du

« martyr » palestinien, ni ne bouscule les thèses établies dès septembre 1982 selon laquelle les

israéliens se seraient contentés de « laisser faire » les phalangistes. Ce qu’il nous dit c’est :

l’horreur de la guerre, l’horreur du réel, et le traumatisme de guerre. Ainsi, d’une certaine

manière, les images d’archive répondent à la question du film : si Ari a oublié, c’est que

c’était trop horrible pour qu’on s’en souvienne.

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Conclusion

Suivre la généalogie des images d’archives diffusées à la fin de Valse avec Bachir, c’est-

à-dire tracer un tableau des diverses étapes de leur prise et reprise, nous a tout d’abord permis

d’identifier les procédés de mise en scène de l’image dans le documentaire animé d’Ari

Folman. Cette enquête nous a également permis d’établir des rapprochements entre l’effet

voulu par la diffusion de ces images en 1982 et par leur reprise en 2008 : il s’agit d’avertir, de

choquer, rendre conscient, et commémorer, c’est-à-dire frapper, voire susciter une mémoire.

Identifier le parcours de ces images dans les médias français permet également d’évaluer

l’importance exacte qu’ont les images d’archive de Valse avec Bachir dans la mémoire du

massacre de Sabra et Chatila : on constate alors que ce film joue un grand rôle dans la

constitution d’une mémoire visuelle de Sabra et Chatila, sachant qu’il fait d’images

relativement méconnues, des icônes. Le film, de ce fait, commémore et réactualise

l’évènement en mythe : il était déjà mythe dans les sociétés palestinienne et arabe, mais

celles-ci n’étaient ni propriétaires ni porteuses d’images de cet évènement (ces dernières

appartenant aux médias occidentaux).

Mais le procédé de re-prise de l’archive par Ari Folman vise non seulement à mettre des

images sur cette horreur-là, mais, plus globalement et plus moralement, à dénoncer toutes les

horreurs, l’horreur guerrière en général. Valse avec Bachir n’est pas un film de guerre, mais

un documentaire, et le décrochement esthétique entre les deux niveaux d’image est d’un

efficace sans pareil qui va dans le sens de cette morale générale défendue par Ari Folman.

Cette dimension morale ne va pas sans rappeler un certain didactisme mémoriel que l’on

retrouve dans l’usage qui se fit et se fait des images d’archives rattachées au génocide juif de

la Deuxième guerre mondiale : on montre ces images, pour que cela ne se reproduise jamais.

Le parallèle, parfois troublant, avec la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale peut être

prolongé. Non pas simplement parce que les images de Belsen comme celle de Chatila montre

des cadavres (les uns sont maigres et gisent dans le froid, les autres enflent et se disloquent au

soleil). Ainsi, une image dont nous n’avons pas noté la référence (qu’Ari Folman ne reprend

pas, car il s’est contenté de tableaux fixes et d’images peu problématiques) montre les

bulldozers de la Croix-Rouge qui repoussent et ramassent les corps6 dans la grand’rue qui

6 « Voici les morts que je vis en dernier, le dimanche, vers deux heures de l’après-midi, quand la Croix-Rouge

internationale entrait avec ses bulldozers. » écrit Genêt.

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sépare Sabra et Chatila : comment cette image peut-elle ne pas évoquer les bulldozers anglais

de Belsen ?

En somme, avec Valse avec Bachir, et tout particulièrement à l’aide de ces quelques plans

d’archive qui concluent son film, Ari Folman charge la conscience du jeune état d’Israël d’un

nouveau drame. Si l’ampleur de chacun des drames diffère radicalement, le procédé de mise

en scène des images et de la mémoire, les corps, l’horreur qu’elles nous montrent, le pays

dont elles émanent, tout nous incite à prendre au sérieux ces images, précisément à cause du

parallèle qu’elles amènent à l’esprit – le parallèle tient jusque dans la place fondatrice que

chacun de ces deux drames jouent dans la mémoire collective et la conscience nationale de

ces deux peuples. La différence ? Les victimes ne sont pas les mêmes.

Dans une critique virulente parue dans Ha-Aretz au moment de la cérémonie des Oscars,

Gidéon Lévy déboulonne le film. Parce qu’il a trop de complaisance pour les petits

traumatismes des soldats israéliens ; parce qu’il est un bouclier trop facile pour Israël ; parce

qu’il est un luxe trop beau, trop scintillant pour être vrai, pour être sincère, pour être efficace.

En revanche, il rend longuement hommage aux images d’archive : « Et alors, tout à coup, les

images dessinées laissent la place aux images réelles de femmes hurlant au milieu des ruines

et des cadavres. C’est la première fois dans le film que l’on voit non seulement des images

réelles, mais de vraies victimes. Pas celles qui ont besoin d’un psy ou d’un verre pour se

remettre, mais celles qui se sont retrouvées endeuillées, sans maison, estropiées. Et c’est le

premier (et le dernier) moment de vérité et de douleur dans Valse avec Bachir. » Globalement,

ce que le journalisme critique dans le film, c’est précisément ce qu’Ari Folman voulait

dénoncer dans la guerre. En effet, oui, il montre des chars qui entrent sur une musique de

discothèque dans Beyrouth. Mais précisément Ari Folman savait que son film était trop beau,

trop séduisant, il craignait ce genre de réactions (qu’elles soient négatives ou positives (it was

a cool animated film), ces réactions relèvent de la même lecture : elles prennent l’image

animée, sa séduction, sa musique entraînante au premier degré) : alors il y a adjoint l’archive

et son aveuglant effet de réel, et en sortant on ne peut vraiment plus s’exclamer « Ah Dieu !

que la guerre est jolie »7.

7 Apollinaire, « l’Adieu du Cavalier », Calligrammes, section : « Lueurs des tirs », 1918.

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Sources

A) Sources visuelles :

- bases de donnée de l’INA

B) Sources écrites :

- Jean Genêt, Quatre heures à Chatila, in Revue d’études palestiniennes, 1er

janvier 1983 ;

- Eric Marty, « Jean Genet à Chatila », Les Temps modernes, n°622, décembre 2002-janvier

2003 ;

- Gidéon Lévy, « Valse avec Bachir, médaille du déshonneur », Ha-Aretz, 20 février 2009

(traduction de l’hébreu : Michel Ghys).

Table des matières

Introduction et problème ...................................................................................................... 2 I- Prise et première diffusion ........................................................................................... 4

A) Brève généalogie de Sabra et Chatila dans les médias français ............................... 4 B) Le 18 septembre 1982 .............................................................................................. 4 C) Le 19 septembre 1982 .............................................................................................. 5 D) Hypothèses concernant la prise de ces images......................................................... 6 E) La question de la mise en scène de ces images et de leur objectif ........................... 7

II- Logique commémorative et mythification ? .............................................................. 10 A) 1983 ........................................................................................................................ 10 B) L’oubli ? ................................................................................................................. 10 C) 2001 ........................................................................................................................ 11 D) La commémoration de 2002 : nouveaux choix de mise en scène de l’archive ...... 11

III- 2008 : sortie de Valse avec Bachir ......................................................................... 13 A) Présentations télévisées du film ............................................................................. 13 B) Le statut des images d’archives dans Valse avec Bachir ....................................... 14

a) Accompagnement sonore, mise en scène et montage des images d’archive ..... 14 b) Rôle et sens de l’image d’archive : bilan ........................................................... 16

Conclusion .......................................................................................................................... 19 Sources ............................................................................................................................... 21

A) Sources visuelles : .................................................................................................. 21 B) Sources écrites : ..................................................................................................... 21

Table des matières .............................................................................................................. 21