le serpent du péché originel - france loisirs · 2020. 9. 28. · tout ce qui est chair, tu feras...
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Le serpent du péché originel
(Genèse 3, 1-15)
La Bible met en scène de nombreux animaux, soit pour leur faire jouer un rôle plus ou moins impor-tant dans un récit, une description ou une énumé-ration, soit pour en parler sous forme d’images ou de comparaisons. Parmi ceux qui y occupent une place de premier plan, il faut citer : le serpent de la Chute, le corbeau et la colombe de l’Arche, le bélier sacrifié à la place d’Isaac, le veau d’or et le serpent d’airain, l’ânesse de Balaam, le lion terrassé par Sanson, les renards que ce dernier lâche dans les champs de blé des Philistins, l’ours et le lion vaincus par le jeune David pour protéger ses brebis, le poisson et le chien de Tobie, les corbeaux d’Élie, l’ourse d’Élisée, les lions de Daniel, la baleine de Jonas. À cette liste qui ne concerne que l’Ancien Testament – et qui pourrait être multipliée par deux ou par trois – s’ajoutent les animaux du Nouveau Testament : l'agneau du Sauveur, la colombe de l’Esprit Saint, l’âne et le bœuf de la Nativité, l’âne de la fuite en Égypte, l’ânesse de l’entrée du Christ à Jérusalem, le poisson dérobé par Judas, le coq du reniement, le Tétramorphe, les quatre chevaux, le dragon et les bêtes monstrueuses de l’Apocalypse. Plusieurs de ces animaux font l’objet d’un chapitre
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dans le présent ouvrage. Commençons par le serpent, le premier animal dont parle la Bible et celui qui est cause de la Chute et du péché originel.
Après la Création, Dieu installe Adam et Ève au Paradis terrestre et les autorise à y faire tout ce qui leur plaira, sauf à cueillir le fruit de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal. Il ne leur en donne pas la raison ni n’explique quelle est la véritable nature de cet arbre, mais il les menace des peines les plus sévères en cas de désobéissance. Malgré cet avertissement, Ève succombe à la tentation et trans-gresse l’interdiction : elle cueille le fruit défendu et l’offre à Adam, qui succombe à son tour. Le texte de la Genèse précise que, pour agir ainsi et enfreindre les ordres du Créateur, Ève n’a pas suivi son seul désir : elle a été séduite par la ruse de Satan, qui pour l’occasion a revêtu l’apparence d’un serpent. Mais, pour les théologiens du Moyen Âge, forte-ment misogynes, c’est elle la principale coupable ; Adam est plus ou moins innocenté, ou du moins n’est coupable que de faiblesse. L’iconographie n’est pas en reste qui montre Ève cueillant le fruit défendu – une figue ou une grappe de raisin dans les traditions orientales ; une pomme dans les tradi-tions chrétiennes en raison d’un jeu de mots latin – malum désigne à la fois la pomme et le Mal –, puis y mordant la première avant de le tendre à Adam. Celui-ci en croque à son tour une bouchée mais celle-ci reste coincée dans sa gorge (c’est là l’origine populaire de la « pomme d’Adam »), comme s’il ne parvenait pas à absorber totalement la délicieuse nourriture interdite.
Pour la Bible, le serpent tentateur n’est que
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l’instrument du Diable, chef des anges rebelles, ennemi de Dieu, inférieur à lui mais doté néan-moins de pouvoirs considérables et redoutables pour les hommes. Cependant, pour l’exégèse et la théologie chrétiennes, le serpent et le démon ne font souvent qu’un et incarnent l’ensemble des forces du Mal. Il est d’ailleurs rare avant la Renais-sance que les images montrent à la fois le serpent se faisant séducteur et encourageant Ève à pécher, et le Diable, caché derrière l’arbre, observant la scène. Au contraire, le serpent tentateur est fréquemment seul et doté d’un corps reptilien avec une tête plus ou moins monstrueuse, évoquant un faune ou un démon, voire une tête de femme, comme s’il y avait attraction ou osmose entre Ève et son suborneur.
Ayant désobéi, Adam et Ève sont vertement admonestés par le Seigneur puis expulsés du Paradis. Dieu leur donne de quoi cacher leur nudité (l’in-vention du vêtement est ainsi liée à la Chute), puis condamne Adam à travailler et Ève à enfanter dans la douleur. Travail et douleur deviennent le lot ordi-naire de l’humanité pécheresse. Quant au serpent, il est maudit par Dieu et condamné à « ramper sur son ventre et à manger de la terre » (Gn 3, 14).
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Dans de nombreuses cultures le serpent est associé à tous les mythes fondateurs et constitue un animal à part, le pire ennemi de l’homme, auquel il s’oppose sans cesse, et de tous les autres animaux, qui le redoutent et le fuient. Il est souvent ambiva-lent, incarnant d’un côté tous les vices et toutes les
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forces mauvaises, notamment la ruse, la perfidie, la sexualité et le désir charnel, et de l’autre l’intelli-gence, la science, la prudence. Il est à la fois créa-teur et destructeur. Rien d’étonnant donc si la Bible lui accorde la première place, du moins chronolo-gique, et lui fasse jouer un rôle négatif : celui du tentateur, cause du malheur de l’humanité. Dans les textes bibliques, le serpent est toujours pris en mauvaise part, à une exception près, le serpent d’ai-rain, façonné par Moïse sur recommandation de Yahvé : il suffit à ceux qui ont été mordus ou piqués par un serpent ou un animal venimeux de le regarder pour rester en vie (Nb 21, 6-9).
À la suite de Pline et de son abréviateur Solin, qui au IIIe siècle compila un « digest » de l’Histoire naturelle fortement influencé par les traditions orientales, les auteurs du Moyen Âge ont fait du dragon le plus grand et le roi de tous les serpents. Cela leur permit d’établir un lien « typologique » entre le serpent de la Genèse et le dragon de l’Apocalypse, et de rapprocher le début de l’Ancien Testament et la fin du Nouveau. Cela leur permit également de présenter la victoire sur le Mal par un serpent ou un dragon foulé au pied, et d’en faire l’attribut de nombreux saints et prélats qui ont vaincu le péché, terrassé l’hérésie, triomphé du Diable et de ses créatures.
L’Antiquité païenne était plus nuancée vis-à-vis des serpents, qu’elle connaissait relativement bien parce qu’Aristote et plusieurs médecins grecs les avaient observés, étudiés et disséqués. On savait comment ils s’accouplaient, comment ils chan-geaient de peau et, surtout, on était capable, depuis
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des temps très anciens, d’extraire de ces animaux les différents venins afin de s’en servir comme remèdes. Par la même, le serpent était autant un symbole de mort qu’un symbole de vie. Enroulé autour d’un arbre, il symbolisait l’accouplement d’une figure masculine, phallique et créatrice, et d’une figure féminine, fertile et fécondée. C’est ce thème proche-oriental très ancien que le texte de la Genèse a transformé pour mettre en scène la femme, le serpent tentateur et l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal.
Bibl. : Blankenburg (Wera. von), Heilige und dämonische
Tiere, Berlin, 1943. – Guaita (Stanislas de), Le Serpent de la Genèse, Paris, 1987. – Kelly (H. A.), « The Metamorphoses of the Eden Serpent during the Middle Age and Renais-sance », dans Viator, vol. 2, 1971, pp. 301-327. – Leisegang (Heinz), « Das Mysterium der Schlange », dans Eranos Jahrbuch, 1939, pp. 151-250.
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Les animaux de l’arche
(Genèse 6, 9 – 9, 17)
Le texte de la Genèse ne mentionne aucun nom d’espèce parmi les animaux qui viennent prendre place dans l’arche. Il reproduit simplement l’ordre donné par Dieu à Noé : « De tout ce qui est vie, de tout ce qui est chair, tu feras entrer dans l’arche deux de chaque espèce pour les garder en vie avec toi ; qu’il y ait un mâle et une femelle. De chaque espèce de grosses bêtes, de chaque espèce d’oiseaux, de chaque espèce de petits animaux rampant sur le sol un couple viendra avec toi pour que tu le gardes en vie » (Gn 6, 19-21).
Au fil des siècles, les artistes qui illustrent ce passage biblique – comme du reste les auteurs qui le commentent – sont donc libres de choisir les animaux qu’ils vont placer dans l’arche ; et même condamnés à choisir car, qu’ils soient peintres, sculpteurs, graveurs, dessinateurs ou maîtres verriers, l’espace dont ils disposent pour représenter l’arche et ses habitants n’est jamais infini et donc limite nécessairement le nombre de ceux-ci. Il leur faut faire un choix, opérer une sélection. Or ce choix est pour l’historien un remarquable document d’histoire car il est moins l’expression de goûts ou de sentiments individuels que le reflet de systèmes
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de valeurs, de modes de pensée et de sensibilité, de savoirs et de classements zoologiques qui diffèrent selon les époques, les régions et les sociétés. Il vaudrait la peine d’être étudié en détail pour chaque période de l’histoire, pour chaque religion et culture, peut-être pour chaque milieu artistique.
Au Moyen Âge, par exemple, les représentations de l’arche flottant sur les eaux du déluge ne montrent pas systématiquement des animaux. Mais quand ils sont présents – c’est-à-dire quatre fois sur cinq – le lion est toujours du nombre. C’est, au fil du temps et des images, le seul animal qui soit systé-matiquement présent dans l’arche. Il est en général accompagné d’autres gros « quadrupèdes » (pour employer un concept médiéval) dont la liste est variable. Les plus fréquents sont l’ours, le sanglier et le cerf. Un animal, c’est donc au Moyen Âge d’abord un quadrupède ; et les quadrupèdes sauvages semblent plus « animaux » que les autres.
Les espèces domestiques, parfois difficiles à iden-tifier avec précision, ne viennent que loin derrière en termes de fréquence. Quant aux oiseaux, ils sont plus rares (présents dans à peine un tiers des images), mis à part le corbeau et la colombe, éléments essentiels dans l’histoire du déluge dont il sera parlé plus loin. Plus rares encore les bestelettes (petits rongeurs), les serpens et les vers ; jamais d’in-sectes (au sens moderne) ni de poissons ; ces derniers sont figurés sous l’arche, au milieu des eaux. Près d’une fois sur trois, il n’y a pas un couple de chaque espèce mais un seul représentant, sexuel-lement indifférencié.
Même dans les images de grande taille, il est rare
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L’Arche de Noé Bois gravé anonyme dans une impression
de La Mer des Histoires, Paris, 1488.
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que l’arche abrite plus d’une dizaine d’espèces diffé-rentes ; souvent le nombre se limite à quatre ou cinq, parfois moins. En revanche, les images repré-sentant l’entrée des animaux dans l’arche (ou leur sortie) mettent en scène un bestiaire plus riche et plus varié. Elles permettent également d’étudier les hiérarchies au sein du monde animal : en tête l’ours ou le lion, suivi du gros gibier (cerf, sanglier) puis des animaux domestiques ; en fin de cortège, les animaux de petite taille, les rats et les serpents.
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Ces hiérarchies sont instructives à de nombreux titres. D’autant qu’elles évoluent au fil du temps. Pour l’iconographie du haut Moyen Âge, il y a encore deux rois des animaux : l’ours et le lion, comme c’était le cas dans les traditions antiques. L’ours était le roi des animaux pour les sociétés germaniques et celtiques, le lion pour les cultures biblique et gréco-romaine. À l’époque féodale, l’ours cède définitivement le pas devant le lion et recule d’une place (voire de plusieurs) dans le cortège des animaux. À la fin du Moyen Âge, il est même de moins en moins présent dans l’arche ; non seule-ment il n’y tient plus la vedette mais il en est souvent absent. D’autres animaux, au contraire, font leur apparition ou deviennent plus récurrents : l’éléphant, le chameau, la licorne, le dragon. Le bestiaire se fait plus exotique, mais la frontière reste floue entre animaux véritables et animaux chimé-riques (elle le restera jusqu’au XVIIe siècle). Par ailleurs, un animal longtemps absent de l’arche y
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fait une entrée remarquée : le cheval. Pour la sensi-bilité de l’époque féodale, celui-ci était plus qu’un animal. C’est pourquoi textes et images hésitaient souvent à l’inclure dans un bestiaire : sa place n’était pas parmi les animaux mais auprès des hommes. À la fin du Moyen Âge, ce regard parti-culier porté sur le cheval se fait plus discret ; celui-ci semble redevenir un animal comme les autres et trouve par là même sa place dans l’arche, entre le lion, le cerf et le sanglier. Il n’en sortira plus.
À l’époque moderne, le bestiaire de l’arche continue de se diversifier. Progressivement d’autres animaux exotiques y font leur entrée : panthères, girafes, crocodiles, grands singes et même hippopo-tames ; tandis que les monstres (dragons, licornes) et les créatures hybrides chères à la culture médié-vale disparaissent peu à peu.
À l’époque contemporaine ce bestiaire s’enrichit encore : les animaux de la ferme cèdent désormais presque toute la place aux animaux sauvages, et les espèces européennes reculent au profit des espèces africaines, américaines, asiatiques et même océa-niennes.
Dans les arches de Noé illustrant les livres pour enfants, il n’est désormais plus rare de rencontrer non seulement des tigres, des rhinocéros ou des crocodiles, mais aussi des kangourous et des orni-thorinques. Il vaudrait du reste la peine d’étudier en détail ce bestiaire de l’arche destiné au jeune public européen. Sa composition n’est pas indifférente, les imagiers d’aujourd’hui faisant, comme leurs prédé-cesseurs du Moyen Âge, des choix qui sont toujours idéologiques. Réduire les animaux de la ferme à la
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portion congrue, valoriser le tigre ou le jaguar, faire entrer dans l’arche la baleine ou le dauphin, donner priorité à la faune de tel ou tel continent, tout cela contribue à forger une certaine image pédagogique et culturelle du monde animal et de ses relations économiques, oniriques ou symboliques avec l’homme.
Dans l’histoire de Noé et de son arche, deux animaux jouent un rôle plus important que les autres : le corbeau et la colombe. Ce sont du reste les deux seules espèces dont le texte de la Genèse précise ici le nom.
Lorsque les eaux du déluge commencèrent à se retirer, Noé lâcha un des deux corbeaux qui avaient embarqué avec tous les autres animaux et lui demanda d’aller voir dans combien de temps il serait possible de sortir de l’arche. Mais le corbeau ne revint pas : au lieu de rapporter la nouvelle du reflux des eaux, il préféra se nourrir des charognes qui flottaient à leur surface. Noé lâcha alors par deux fois une colombe qui revint porteuse dans son bec d’un rameau d’olivier. À ce signe Noé comprit que les eaux s’étaient retirées et qu’il était possible de prendre pied sur la terre ferme. Lorsque l’arche se fut échouée sur le mont Ararat, les animaux retrouvèrent leur liberté, sortirent de l’arche deux par deux et commencèrent à se multiplier. Le corbeau, qui avait préféré dévorer la chair des cadavres plutôt que de venir annoncer la bonne nouvelle, fut maudit et devint pour les Hébreux un oiseau impur et mortifère (ce qu’il n’était nullement ni chez les Grecs, ni chez les Romains, et encore moins chez les Celtes et les Germains). La colombe,
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au contraire, fut louée et sanctifiée. Plus tard, pour l’exégèse chrétienne, son retour dans l’arche préfi-gura la descente de la colombe de l’Esprit Saint sur les apôtres le jour de la Pentecôte.
Bibl. : Allen (D. C.), The Legend of Noah, Urbana, 1949.
– Parrot (André), Bible et archéologie. Déluge et arche de Noé, Paris, 1970. – Besseyre (Marianne), « L’Iconographie de l’arche de Noé du IIIe au XVe siècle », dans École nationale des chartes, Positions des thèses, Paris, 1997, pp. 52-58. – Pastoureau (Michel), « Nouveaux regards sur le monde animal à la fin du Moyen Âge », dans A. Paravicini, éd., Il teatro della natura. The Theatre of Nature, Louvain, 1996, pp. 41-54.
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