le sermon sur la chute de rome

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    Le sermon sur la chute de Rome

    de

    Jrme Ferrari

    mon grand-oncle, Antoine Vesperini

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    Tu es tonn parce que le monde touche sa fin ? tonne-toi plutt de le voirparvenu un ge si avanc. Le monde est comme un homme : il nat, il grandit et ilmeurt. [] Dans sa vieillesse, lhomme est donc rempli de misres, et le monde danssa vieillesse est aussi rempli de calamits. [] Le Christ te dit : Le monde sen va, lemonde est vieux, le monde succombe, le monde est dj haletant de vtust, mais ne

    crains rien : ta jeunesse se renouvellera comme celle de laigle.

    Saint Augustin

    sermon 81, 8, dcembre 410.

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    Peut-tre Rome na-t-elle pas pri si les Romains ne prissent pas

    Comme tmoignage des origines - comme tmoignage de la fin, il y aurait donc

    cette photo, prise pendant lt 1918, que Marcel Antonetti sest obstin regarder envain toute sa vie pour y dchiffrer lnigme de labsence. On y voit ses cinq frres etsurs poser avec sa mre. Autour deux, tout est dun blanc laiteux, on ne distingueni sol ni murs, et ils semblent flotter comme des spectres dans la brume trange quiva bientt les engloutir et les effacer. Elle est assise en robe de deuil, immobile etsans ge, un foulard sombre sur la tte, les mains poses plat sur les genoux, etelle fixe si intensment un point situ bien au-del de lobjectif quon la diraitindiffrente tout ce qui lentoure - le photographe et ses instruments, la lumire delt et ses propres enfants, son fils Jean-Baptiste, coiff dun bret pompon, qui seblottit craintivement contre elle, serr dans un costume marin trop troit, ses trois fillesanes, alignes derrire elle, toutes raides et endimanches, les bras figs le long du

    corps et, seule au premier plan, la plus jeune, Jeanne-Marie, pieds nus et en haillons,qui dissimule son petit visage blme et boudeur derrire les longues mchesdsordonnes de ses cheveux noirs. Et chaque fois quil croise le regard de samre, Marcel a lirrpressible certitude quil lui est destin et quelle cherchait dj,jusque dans les limbes, les yeux du fils encore natre, et quelle ne connat pas. Carsur cette photo, prise pendant une journe caniculaire de lt 1918, dans la cour delcole o un photographe ambulant a tendu un drap blanc entre deux trteaux,Marcel contemple dabord le spectacle de sa propre absence. Tous ceux qui vontbientt lentourer de leurs soins, peut-tre de leur amour, sont l mais, en vrit,aucun deux ne pense lui et il ne manque personne. Ils ont sorti les habits de ftequils ne mettent jamais dun placard truff de naphtaline et il leur a fallu consolerJeanne-Marie, qui na que quatre ans et ne possde encore ni robe neuve nichaussures, avant de monter tous ensemble vers lcole, sans doute heureux quequelque chose se passe enfin qui les arrache un instant la monotonie et la solitudede leurs annes de guerre. La cour de lcole est pleine de monde. Toute la journe,dans la canicule de lt 1918, le photographe a fait le portrait de femmes et denfants,dinfirmes, de vieillards et de prtres, qui dfilaient devant son objectif pour y cherchereux aussi un rpit et la mre de Marcel, et ses frre et surs, ont patiemment attenduleur tour en schant de temps en temps les larmes de Jeanne-Marie qui avait hontede sa robe troue et de ses pieds nus. Au moment de prendre la photo, elle a refusde poser avec les autres et il a fallu tolrer quelle reste debout toute seule, au

    premier rang, labri de ses cheveux bouriffs. Ils sont runis et Marcel nest pas l.Et pourtant, par le sortilge dune incomprhensible symtrie, maintenant quil les aports en terre lun aprs lautre, ils nexistent plus que grce lui et lobstination deson regard fidle, lui auquel ils ne pensaient mme pas en retenant leur respiration aumoment o le photographe dclenchait lobturateur de son appareil, lui qui estmaintenant leur unique et fragile rempart contre le nant, et cest pour cela quil sortencore cette photo du tiroir o il la conserve soigneusement, bien quil la dtestecomme il la, au fond, toujours dteste, parce que sil nglige un jour de le faire, il nerestera plus rien deux, la photo redeviendra un agencement inerte de taches noires etgrises et Jeanne-Marie cessera pour toujours dtre une petite fille de quatre ans. Illes toise parfois avec colre, il a envie de leur reprocher leur manque de clairvoyance,

    leur ingratitude, leur indiffrence, mais il croise les yeux de sa mre et il simaginequelle le voit, jusque dans les limbes qui retiennent captifs les enfants natre, et

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    quelle lattend, mme si, en vrit, Marcel nest pas, et na jamais t, celui quellecherche dsesprment du regard. Car elle cherche, bien au-del de lobjectif, celuiqui devrait se tenir debout prs delle et dont labsence est si aveuglante quonpourrait croire que cette photo na t prise pendant lt 1918 que pour la rendretangible et en conserver la trace. Le pre de Marcel a t fait prisonnier dans les

    Ardennes au cours des premiers combats et il travaille depuis le dbut de la guerredans une mine de sel en Basse-Silsie. Tous les deux mois, il envoie une lettre quilfait crire par lun de ses camarades et que les enfants lisent avant de la traduire haute voix leur mre. Les lettres mettent tant de temps leur parvenir quils onttoujours peur dentendre seulement les chos de la voix dun mort, ports par unecriture inconnue. Mais il nest pas mort et il rentre au village en fvrier 1919 afin queMarcel puisse voir le jour. Ses cils ont brl, les ongles de ses mains sont commerongs par lacide et lon voit sur ses lvres craqueles les traces blanches de peauxmortes dont il ne pourra jamais se dbarrasser. Il a sans doute regard ses enfantssans les reconnatre mais son pouse navait pas chang parce quelle navait jamaist jeune ni frache, et il la serre contre lui bien que Marcel nait jamais compris ce

    qui avait bien pu pousser lun vers lautre leurs deux corps desschs et rompus, cene pouvait tre le dsir, ni mme un instinct animal, peut-tre tait-ce seulementparce que Marcel avait besoin de leur treinte pour quitter les limbes au fond desquelsil guettait depuis si longtemps, attendant de natre, et cest pour rpondre son appelsilencieux quils ont ramp cette nuit-l lun sur lautre dans lobscurit de leurchambre, sans faire de bruit pour ne pas alerter Jean-Baptiste et Jeanne-Marie quifaisaient semblant de dormir, allongs sur leur matelas dans un coin de la pice, lecur battant devant le mystre des craquements et des soupirs rauques quilscomprenaient sans pouvoir le nommer, pris de vertige devant lampleur du mystrequi mlait si prs deux la violence lintimit, tandis que leurs parents spuisaientrageusement frotter leurs corps lun lautre, tordant et explorant la scheresse de

    leurs propres chairs pour en ranimer les sources anciennes taries par la tristesse, ledeuil et le sel et puiser, tout au fond de leurs ventres, ce quil y restait dhumeurs et deglaires, ne serait-ce quune trace dhumidit, un peu du fluide qui sert de rceptacle la vie, une seule goutte, et ils ont fait tant defforts que cette goutte unique a fini parsourdre et se condenser en eux, rendant la vie possible, alors mme quils ntaientplus qu peine vivants. Marcel a toujours imagin - il a toujours craint de navoir past voulu mais seulement impos par une ncessit cosmique impntrable qui luiaurait permis de crotre dans le ventre sec et hostile de sa mre tandis quun ventftide se levait et portait depuis la mer et les plaines insalubres les miasmes dunegrippe mortelle, balayant les villages et jetant par dizaines dans les fosses creuses la hte ceux qui avaient survcu la guerre, sans que rien pt larrter, comme lamouche venimeuse des lgendes anciennes, cette mouche ne de la putrfactiondun crne malfique et qui avait surgi un matin du nant de ses orbites vides pourexhaler son haleine empoisonne et se nourrir de la vie des hommes jusqu devenirsi monstrueusement grosse, son ombre plongeant dans la nuit des valles entires,que seule la lance de lArchange put enfin la terrasser. LArchange avait depuislongtemps regagn son sjour cleste do il restait sourd aux prires et auxprocessions, il stait dtourn de ceux qui mouraient, commencer par les plusfaibles, les enfants, les vieillards, les femmes enceintes, mais la mre de Marcelrestait debout, inbranlable et triste, et le vent qui soufflait sans relche autour dellepargnait son foyer. Il finit par tomber, quelques semaines avant la naissance de

    Marcel, cdant la place au silence qui sabattit sur les champs envahis de ronces etde mauvaises herbes, sur les murs de pierre effondrs, sur les bergeries dsertes etles tombeaux. Quand on lextirpa du ventre de sa mre, Marcel demeura immobile et

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    silencieux pendant de longues secondes avant de pousser brivement un faible cri etil fallait sapprocher de ses lvres pour sentir la chaleur dune respiration minusculequi ne laissait sur les miroirs aucune trace de condensation. Ses parents le firentbaptiser dans lheure. Ils sassirent prs de son berceau en posant sur lui un regardplein de nostalgie, comme sils lavaient dj perdu, et cest ainsi quils le regardrent

    pendant toute son enfance. chaque fivre bnigne, chaque nause, chaquequinte de toux, ils le veillaient comme un mourant, accueillant chaque gurisoncomme un miracle dont il ne fallait pas esprer quil se rpte car rien ne spuise plusvite que limprobable misricorde de Dieu. Mais Marcel ne cessait pas de gurir et ilvivait, dautant plus opinitre quil tait fragile, comme sil avait appris dans lobscuritsche du ventre de sa mre consacrer efficacement toutes ses faibles ressources la tche puisante de survivre jusqu en devenir invulnrable. Un dmon rdait sanscesse autour de lui, dont ses parents redoutaient la victoire, mais Marcel savait quilne vaincrait pas, il aurait beau le jeter sans forces au fond de son lit, lpuiser demigraines et de diarrhes, il ne vaincrait pas, il pouvait mme sinstaller en lui pour yallumer les feux de lulcre et le faire cracher du sang avec une telle violence que

    Marcel dut manquer une anne entire dcole, il ne vaincrait pas, Marcel finiraittoujours par se relever, mme sil sentait toujours dans son estomac la prsencedune main lafft qui attendait den dchirer les parois dlicates du bout de sesdoigts tranchants, car telle devait tre la vie qui lui avait t donne, constammentmenace et constamment triomphante. Il mnageait ses forces, ses affections, sesmerveillements, son cur ne semballait pas quand Jeanne-Marie venait le chercheren criant, Marcel, viens vite, il y a un homme qui vole devant la fontaine, et ses yeuxne cillaient pas en regardant passer le premier cycliste quon et jamais vu au village,qui dvalait la route toute allure, les pans de sa veste flottant derrire lui comme desailes dchassier et il voyait sans motion son pre se lever laube pour aller cultiverdes terres qui ne lui appartenaient pas et soccuper de btes qui ntaient pas les

    siennes, alors que slevaient de toutes parts les monuments aux morts sur lesquelsdes femmes de bronze qui ressemblaient sa mre poussaient devant elles dungeste auguste et dcid lenfant quelles consentaient sacrifier la patrie, aux ctsde soldats qui tombaient la bouche ouverte en brandissant des drapeaux, comme siaprs avoir pay le prix de la chair et du sang, il fallait maintenant offrir un mondedisparu le tribut de symboles quil rclamait pour seffacer dfinitivement et laisserenfin sa place au monde nouveau. Mais rien ne se passait, un monde avait bel et biendisparu sans quaucun monde nouveau ne vienne le remplacer, les hommesabandonns, privs de monde, continuaient la comdie de la gnration et de la mort,les surs anes de Marcel se mariaient, lune aprs lautre, et lon mangeait desbeignets rassis sous un implacable soleil mort, en buvant du mauvais vin et ensastreignant sourire comme si quelque chose allait enfin advenir, comme si lesfemmes devaient finir par engendrer, avec leurs enfants, le monde nouveau lui-mme,mais rien ne se passait, le temps napportait rien de plus que la succession monotonede saisons qui se ressemblaient toutes et ne promettaient que la maldiction de leurpermanence, le ciel, les montagnes et la mer se figeaient dans labme du regard desbtes qui tranaient sans fin leurs carcasses maigres au bord des fleuves, dans lapoussire ou dans la boue et, au fond des maisons, la lueur des bougies, tous lesmiroirs refltaient des regards semblables, les mmes abmes creuss dans desvisages de cire. Quand la nuit tombait, recroquevill au fond de son lit, Marcel sentaitson cur se serrer dune angoisse mortelle parce quil savait que cette nuit profonde

    et silencieuse ntait pas le prolongement naturel et provisoire du jour mais quelquechose de terrifiant, un tat fondamental dans lequel retombait la terre, aprs un effortpuisant de douze heures, et auquel elle nchapperait jamais plus. Laube

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    nannonait quun nouveau sursis et Marcel partait vers lcole, sarrtant parfois enchemin pour vomir du sang en se promettant de ne rien dire sa mre qui lobligerait se coucher et prierait agenouille ses cts en lui appliquant des compressesbrlantes sur le ventre, il ne voulait plus permettre que son dmon larrache auxseules choses qui faisaient sa joie, les leons du matre, les cartes de gographie

    colores et la majest de lhistoire, les inventeurs et les savants, les enfants sauvsde la rage, les dauphins et les rois, tout ce qui lui permettait de croire encore que, delautre ct de la mer, il y avait un monde, un monde palpitant de vie dans lequel leshommes savaient encore faire autre chose que prolonger leur existence dans lasouffrance et le dsarroi, un monde qui pouvait inspirer dautres dsirs que celui de lequitter au plus vite, car de lautre ct de la mer, il en tait sr, on ftait depuis desannes lavnement dun monde nouveau, celui que Jean-Baptiste sen alla rejoindreen 1926, mentant sur son ge pour pouvoir sengager, effacer la mer et dcouvrirenfin, en compagnie des jeunes garons qui fuyaient avec lui par centaines sans queleurs parents rsigns ne trouvent, malgr les dchirements de ladieu, aucune raisonde les retenir, quoi pouvait ressembler un monde. table, prs de Jeanne-Marie,

    Marcel mangeait en fermant les yeux pour rejoindre Jean-Baptiste sur des ocansfabuleux, l o glissaient les jonques des pirates, dans des villes paennes pleines dechants, de fume et de cris, et dans des forts parfumes peuples danimauxsauvages et dindignes redoutables qui regarderaient son frre avec respect etterreur comme sil tait lArchange invincible, le destructeur des flaux, nouveaudvou au salut des hommes, et, au catchisme, il coutait sans rien dire lesmensonges de lvangliste car il savait ce qutait une apocalypse et il savait qu lafin du monde le ciel ne souvrait pas, quil ny avait ni cavaliers ni trompettes ni nombrede la bte, aucun monstre, mais seulement le silence, si bien quon pouvait croire quilne stait rien pass. Non, rien ne stait pass, les annes coulaient comme dusable, et rien ne se passait encore et ce rien tendait sur toute chose la puissance de

    son rgne aveugle, un rgne mortel et sans partage dont nul ne pouvait plus direquand il avait commenc. Car le monde avait dj disparu au moment o fut prisecette photo, pendant lt 1918, afin que quelque chose demeure pour tmoigner desorigines, et aussi de la fin, il avait disparu sans que personne sen aperoive et cestavant tout son absence, la plus nigmatique et la plus redoutable des absences fixesce jour-l sur le papier par le sel dargent, que Marcel a contemple toute sa vie, ensuivant la trace dans la blancheur laiteuse du vignettage, sur les visages de sa mre,de son frre et de ses surs, dans la moue boudeuse de Jeanne-Marie, danslinsignifiance de leurs pauvres prsences humaines alors que le sol se drobait sousleurs pieds ne leur laissant plus dautre choix que de flotter comme des spectres dansun espace abstrait et infini, sans issue ni directions, dont mme lamour qui les liait nepourrait les sauver parce quen labsence du monde, lamour lui-mme est impuissant.Nous ne savons pas, en vrit, ce que sont les mondes ni de quoi dpend leurexistence. Quelque part dans lunivers est peut-tre inscrite la loi mystrieuse quiprside leur gense, leur croissance et leur fin. Mais nous savons ceci : pourquun monde nouveau surgisse, il faut dabord que meure un monde ancien. Et noussavons aussi que lintervalle qui les spare peut tre infiniment court ou au contraire silong que les hommes doivent apprendre pendant des dizaines dannes vivre dansla dsolation pour dcouvrir immanquablement quils en sont incapables et quau boutdu compte, ils nont pas vcu. Peut-tre pouvons-nous mme reconnatre les signespresque imperceptibles qui annoncent quun monde vient de disparatre, non pas le

    sifflement des obus par-dessus les plaines ventres du Nord, mais le dclenchementdun obturateur, qui trouble peine la lumire vibrante de lt, la main fine et abmedune jeune femme qui referme tout doucement, au milieu de la nuit, une porte sur ce

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    qui naurait pas d tre sa vie, ou la voile carre dun navire croisant sur les eauxbleues de la Mditerrane, au large dHippone, portant depuis Rome la nouvelleinconcevable que des hommes existent encore, mais que leur monde nest plus.

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    Nprouvez donc pas de rticences, frres, pour les chtiments deDieu

    Au milieu de la nuit, en prenant bien soin de ne faire aucun bruit quoiquepersonne ne pt lentendre, Hayet referma la porte du petit appartement quelle avaitoccup pendant huit ans au-dessus du bar dans lequel elle travaillait comme serveuseet puis elle disparut. Vers dix heures du matin, les chasseurs rentrrent de battue. Surle plateau des pick-up, les chiens encore enivrs par la course et lodeur du sang sepressaient les uns contre les autres en remuant la queue frntiquement, ilsgmissaient et lanaient des aboiements hystriques auxquels les hommes, presqueaussi joyeux et survolts queux, rpondaient par des injures et des maldictions, et lagrosse carcasse de Virgile Ordioni tait toute secoue de rires touffs tandis que lesautres lui tapaient sur lpaule en le flicitant parce quil avait lui seul tu trois descinq sangliers de la matine, et Virgile rougissait et riait, tandis que Vincent Leandri,

    qui avait piteusement manqu un gros mle moins de trente mtres, se plaignait dentre plus bon rien et disait que la seule raison pour laquelle il sobstinait participer aux battues, ctait lapritif qui suivait et quelquun cria alors que le bar taitferm. Hayet avait toujours t aussi rgulire et fiable que la trajectoire des astres etVincent songea immdiatement quil lui tait arriv malheur. Il monta en courantjusqu lappartement et frappa dabord doucement la porte avant de tambouriner,toujours en vain, en criant,

    - Hayet ! Hayet ! Est-ce que a va ? Rponds, sil te plat ! et il annona quilallait dfoncer la porte. Quelquun suggra Vincent de se calmer, Hayet avait pupartir faire une course urgente, quoiquil ft extrmement difficile, et mme presqueimpossible, dimaginer la moindre course faire au village au dbut de lautomne, desurcrot un dimanche matin, et plus encore une course dont lurgence et t tellequelle aurait justifi la fermeture du bar, mais sait-on jamais ? et Hayet allaitforcment revenir, mais elle ne revenait pas et Vincent rptait que maintenant il allaitdfoncer la porte pour de bon, il devenait de plus en plus difficile de le matriser etfinalement tout le monde convint que la solution raisonnable consistait aller prvenirMarie-Angle Susini que sa serveuse, si invraisemblable que cela puisse paratre,tait absente. Marie-Angle les accueillit avec incrdulit et les souponna mmedtre dj saouls et de lui faire une farce douteuse mais, mis part Virgile qui riaitencore de temps en temps sans savoir pourquoi, ils avaient tous lair puiss defatigue, parfaitement sobres et vaguement inquiets et Vincent Leandri semblait mme

    dvast si bien que Marie-Angle prit les doubles des cls du bar et de lappartementet les suivit, elle aussi de plus en plus inquite, et elle monta ouvrir lappartement deHayet. Le mnage avait t fait avec un soin mticuleux, il ny avait pas un grain depoussire, les faences et la robinetterie luisaient de propret, les placards et lestiroirs taient vides, les draps du lit et les taies doreiller avaient t changs, il nerestait rien de Hayet, aucune boucle doreille qui aurait pu glisser derrire un meuble,aucune barrette oublie dans un coin de la salle de bains, aucun bout de papier, pasmme un cheveu, et Marie-Angle fut surprise de ne sentir aucun autre parfum quecelui des produits dentretien comme si, depuis des annes, aucun tre humain navaitvcu ici. Elle regardait lappartement mort, elle ne comprenait pas pourquoi Hayet taitpartie comme a, sans un mot dadieu, mais elle savait quelle ne reviendrait pas et

    quelle ne la reverrait jamais. Elle entendit une voix qui disait :

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    - On devrait quand mme appeler les flics, mais elle secoua tristement la tte etpersonne ninsista parce quil tait clair que la tragdie silencieuse qui stait joue ici, un moment indtermin de la nuit, ne concernait quune seule personne, garedans les abmes de son cur solitaire auquel la socit des hommes ne pouvait plusrendre justice. Ils se turent un instant et quelquun dit timidement,

    - Puisque tu es l, Marie-Angle, tu pourrais louvrir, le bar, pour quon puissequand mme prendre notre apritif, et Marie-Angle acquiesa silencieusement. Unmurmure de satisfaction traversa le groupe des chasseurs, Virgile se mit rire trs fortet ils se dirigrent vers le bar tandis que les chiens aboyaient et gmissaient sous lesoleil et que Vincent Leandri murmurait :

    - Vous tes une bande divrognes et une bande denculs, et les suivait dans lebar. Marie-Angle, derrire le comptoir, refaisait les gestes quelle connaissait si bienet quelle aurait tant voulu oublier, saffairant avec aisance entre les verres et les bacs glaons, notant mentalement, dans lordre et sans la moindre erreur, lescommandes de tournes lances un rythme infernal par des voix tonitruantes et demoins en moins assures, elle coutait les conversations dcousues, les mmes

    histoires racontes cent fois avec leurs variantes et leurs invraisemblableshyperboles, la manire dont Virgile Ordioni noubliait jamais de dcouper dans lesentrailles fumantes du sanglier mort de fines lamelles de foie quil mangeait commea, toutes chaudes et crues, avec une placidit dhomme prhistorique, malgr les crisde dgot auxquels il rpondait en voquant la mmoire de son pauvre pre qui luiavait toujours enseign quil ny avait rien de meilleur pour la sant, et le barretentissait maintenant des mmes cris de dgot, des poings serrs tapant sur lezinc du comptoir clabouss de pastis, et il y avait encore des rires et on disait queVirgile tait un animal mais un sacr bon tireur et, tout seul dans un coin, VincentLeandri fixait son verre avec des yeux remplis de dsespoir. Plus le temps passait,plus il apparaissait clairement Marie-Angle quelle ntait pas prte reprendre ce

    travail qui lui tait devenu encore plus insupportable quelle ne laurait cru. Pendantdes annes, elle stait repose sur Hayet, lui abandonnant peu peu toute la gestiondu bar, en toute confiance, comme si elle avait fait partie de sa famille et Marie-Anglesentait son cur se serrer en songeant quelle avait pu partir sans mme venirlembrasser ou lui laisser un message dadieu, juste quelques lignes qui lui auraientprouv que quelque chose avait eu lieu ici, quelque chose qui avait compt, maiscela, Marie-Angle le comprenait, ctait prcisment ce que Hayet ne pouvait pasfaire, car il tait clair quelle avait voulu, non seulement disparatre, mais aussi effacertoutes les annes passes ici, nen conservant que ses belles mains prcocementabmes, quelle aurait peut-tre voulu couper et laisser derrire elle si cela avait tpossible, et la faon maniaque et rageuse dont elle avait fait le mnage ntait que lesigne dune volont farouche deffacement et de la croyance qu force de volont, onpouvait effacer de sa propre vie toutes les annes quon aurait voulu ne pas avoirvcues, mme sil fallait pour cela effacer aussi jusquau souvenir de ceux qui nousont aims. Et Marie-Angle, en servant une autre tourne de pastis dans des verres sipleins quil ny restait plus de place pour leau, se prenait esprer que Hayet, oquelle se trouve et quel que soit le lieu vers lequel elle se dirige, se sentait, sinonheureuse, du moins libre et Marie-Angle rassemblait toutes les ressources de sonamour pour la bnir et la laisser sloigner, sans entacher son dpart de rancur.Cest ainsi que Hayet sloignait, indiffrente aux bndictions comme la rancur,sans se douter que sa disparition avait dj boulevers un monde auquel elle ne

    pensait dj plus car Marie-Angle savait maintenant avec certitude quelle nouvriraitplus le bar, elle ne sinfligerait pas une seule fois de plus le spectacle de linfectesoupe jauntre cristallisant dans les verres sales, lodeur des haleines anises, et les

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    clats de voix des joueurs de belote, au cur dhivers interminables dont le souvenirlui donnait la nause, et les disputes incessantes avec leur rituel des menaces jamaismises excution, immanquablement suivies de rconciliations larmoyantes etternelles. Elle savait quelle ne le pourrait pas. Il aurait fallu que sa fille, Virginie,accepte de soccuper du bar sa place, en attendant quelle embauche une nouvelle

    serveuse mais cette solution tait inenvisageable tous points de vue. Virginie navaitjamais rien fait dans sa vie qui pt sapparenter, mme de loin, un travail, elle avaittoujours explor le domaine infini de linaction et de la nonchalance et elle semblaitbien dcide aller jusquau bout de sa vocation mais, quand bien mme elle et tun bourreau de travail, son humeur maussade et ses airs dinfante la rendaienttotalement inapte accomplir une tche qui supposait quon entretnt des contactsrguliers avec dautres tres humains, fussent-ils aussi frustes que les habituelsclients du bar. Marie-Angle finirait bien sr par trouver une serveuse mais elle sesentait incapable de se comporter nouveau en patronne, elle refusait de surveillerles horaires douverture et de refaire la caisse chaque soir pour vrifier la validit descomptes, elle ne voulait plus jouer la comdie de lautorit et du soupon que Hayet

    avait rendue totalement inutile depuis si longtemps et, surtout, elle ne voulait pasadmettre que Hayet tait peut-tre, au bout du compte, remplaable. Elle regardaVirgile Ordioni se diriger en titubant vers les toilettes, elle songea avec fatalisme autriste sort qui attendait labattant impeccablement javellis, sans parler du sol et desmurs, elle se vit passer toute laprs-midi du dimanche lponge la main pestercontre ces sauvages, et elle dcida de passer une annonce pour donner le bar engrance.

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    Ce soir-l, aprs avoir donn son fils Libero des nouvelles dtailles dechacun de ses frres et surs, puis de la cohorte innombrable de ses neveux et luiavoir demand, comme tous les soirs depuis son arrive, sil sacclimatait bien Paris, Gavina Pintus lui annona, juste avant de raccrocher, que la serveuse du baravait mystrieusement quitt le village. Libero le rpta Matthieu Antonetti, qui lui

    rpondit par un grognement distrait, et ils reprirent leur travail en oubliant aussitt cequi venait pourtant de marquer le dbut de leur nouvelle existence. Ils seconnaissaient depuis lenfance, non pas depuis toujours. Matthieu avait huit ansquand sa mre, inquite de son caractre rsolument solitaire et mditatif, dcida quillui fallait un ami pour profiter de ses vacances au village. Elle le prit donc par la mainaprs lavoir asperg deau de Cologne et le trana chez les Pintus dont le plus jeunefils avait son ge. Leur norme maison sagrmentait de diverses excroissances deparpaings quon avait nglig de crpir et elle ressemblait un organisme qui necessait de crotre erratiquement, comme anim par une force vitale et sauvage, desfils lectriques orns de douilles pendantes couraient le long des faades, la cour taitencombre de tuyaux, de brouettes, de tuiles, de chiens dormant au soleil, de sacs de

    ciment et dun nombre considrable dobjets non identifis qui attendaient l de faireun jour la preuve de leur utilit. Gavina Pintus reprisait une veste, son corps dformpar onze grossesses menes terme dbordant dune frle chaise pliante, Liberotait assis sur un muret derrire elle et regardait trois de ses frres entirementtartins de cambouis saffairer autour dune voiture sans ge dont le moteur avait tdmont. Quand il vit sapprocher Matthieu qui rsistait la traction nergique de samre en se faisant de plus en plus lourd au bout de son bras, Libero le fixaattentivement sans bouger et sans sourire et Matthieu se fit si lourd que ClaudieAntonetti fut contrainte de sarrter net et, au bout de quelques secondes, il fondit enlarmes, si bien quelle neut plus dautre choix que de le ramener la maison pour lemoucher et le sermonner. Il alla finalement se rfugier dans les bras de sa grande

    sur, Aurlie, qui sacquitta une fois de plus de sa tche de mre par procurationavec une gravit encore tout enfantine. En fin daprs-midi, Libero vint frapper leurporte et Matthieu accepta de le suivre dans le village et il se laissa guider dans unchaos de chemins secrets, de sources, dinsectes merveilleux et de ruelles quisagenaient peu peu en un espace ordonn jusqu former un monde qui cessabien vite de leffrayer pour devenir son obsession. Plus les annes passaient et plus lafin des vacances donnait lieu des scnes pnibles, si bien que Claudie regrettaitparfois davoir pouss son fils sur la voie dune socialisation dont elle navait pasprvu les consquences. Matthieu ne vivait plus que dans lattente de lt et quand ileut compris, dans sa treizime anne, que ses parents, en vritables monstresdgosme, nenvisageaient pas une seconde de quitter leur emploi parisien pour luipermettre de sinstaller dfinitivement au village, il les harcela pour quils ly envoientau moins pendant les vacances dhiver. Matthieu rpondit leur refus par des crisesde nerfs proprement scandaleuses et des priodes de jene trop courtes pour altrersa sant mais suffisamment longues et thtrales pour exasprer ses parents.Jacques et Claudie Antonetti se disaient tristement quils avaient engendr unpouvantable petit merdeux mais ce constat dsolant ne les aidait en rien rgler leurproblme. Jacques et Claudie taient cousins germains. Aprs que son pouse futmorte en couches, Marcel Antonetti, le pre de Jacques, avait dcrt quil taitincapable de soccuper dun nourrisson et avait cherch secours, comme il lavait faittoute de sa vie, auprs de sa sur Jeanne-Marie qui avait immdiatement recueilli

    Jacques sans faire la moindre rflexion pour llever avec sa fille Claudie. Ils avaientdonc grandi ensemble et la dcouverte de leur relation, bientt suivie par lannoncepublique de leur intention de se marier, fut bien videmment accueillie avec une

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    stupeur indigne par lensemble de la famille. Mais leur obstination tait telle que lemariage eut finalement lieu, en prsence dune maigre assemble pour laquelle cettecrmonie ne reprsentait nullement lmouvant triomphe de lamour mais bien celuidu vice et de la consanguinit. La naissance dAurlie, qui tait, contre toute attente,un bb parfaitement sain, apaisa quelque peu les tensions familiales et celle de

    Matthieu se passa dans une atmosphre apparente de parfaite normalit. Mais ilapparut vite que Marcel, incapable de sen prendre son fils ou sa belle-fille, avaitreport son agressivit sur ses petits-enfants, et sil avait fini par sattacher malgr lui Aurlie au point de se laisser parfois aller des manifestations didoltrie snile, ilpoursuivait encore Matthieu de sa malveillance et mme, si incongru quun telsentiment puisse paratre, de sa haine, comme si le petit garon avait lui-mmeorganis lunion abominable dont il tait n. Tous les ts, Claudie surprenait lesregards hostiles quil lanait son fils, il avait des mouvements de recul tropostensibles pour tre instinctifs chaque fois que Matthieu sapprochait pourlembrasser et il ne perdait jamais une occasion de lui faire des remarques insidieusessur sa faon de se tenir table, sa propension la salet ou la btise, et Jacques

    baissait douloureusement les yeux et Claudie se retenait vingt fois par jour dinsulterce vieil homme pour lequel elle navait plus la moindre affection. Quand Matthieu avaitcommenc frquenter Libero, Marcel stait montr ignoble, il marmonnait entre sesdents :

    - a ne mtonne pas quil se soit entich dun Sarde, et Claudie navait rien dit,- Il pourrait au moins ne pas nous le ramener la maison, et elle navait rien dit,

    pendant des annes, elle navait rien dit. Mais quelques semaines plus tt, Matthieuavait, comme tous les ans, envoy une carte son grand-pre pour son anniversaire,

    Bon anniversaire, je taime, ton petit-fils, Matthieu, une petite carte innocente etrituelle laquelle Marcel avait rpondu par deux lignes :

    Mon garon, bientt treize ans, tu pourrais mpargner la lecture de niaiseries

    qui ne sont pas de mon ge et ne sont plus du tien. cris si tu as quelque chose direet sinon, abstiens-toi.

    Claudie avait intercept la lettre et dcroch son tlphone, en tremblant defureur.

    - Tu es un vieux con, tonton, et tu crveras sans doute comme un vieux conmais, en attendant, ne tavise plus de tadresser comme a mon fils, et Marcel avaitvaguement pleurnich au tlphone avant que Claudie ne lui raccroche au nez enpestant contre linjustice cruelle du destin qui avait jug bon de la priver de sesparents en prenant bien soin de laisser vivre cette insupportable baderne qui seplaignait sans cesse dtre lagonie et tlphonait au beau milieu de la nuit aumoindre rhume, au plus petit symptme de faiblesse, se montrant intarissable sur lesdveloppements ingnieux de lulcre qui aurait d le tuer depuis soixante-dix ans,alors quil tait en vrit dune sant de fer, comme sil tenait par-dessus tout pourrirla vie de son fils adulte aprs lavoir totalement nglig pendant son enfance etClaudie caressait le projet dlicieux de prendre un avion pour aller au village ltouffersous un coussin ou, mieux encore, ltrangler de ses propres mains mais elle devaitrenoncer ses fantasmes vengeurs et constater que dans la ralit, il lui taitimpossible de confier son fils cet homme pour les vacances et galement impossiblede lui annoncer quil devait rester Paris parce que son grand-pre paternel ledtestait. Ce fut un coup de fil de Gavina Pintus qui rsolut le problme : elle annonadans un mlange de corse et de sarde de la Barbaggia quelle serait ravie daccueillir

    Matthieu chez elle chaque fois quil le souhaiterait. Claudie eut bien envie derefuser, ne serait-ce que pour apprendre Matthieu que le chantage affectif ne payaitjamais, dautant quelle le souponnait dtre, via Libero, lorigine de cette offre si

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    opportune, mais elle accepta ds quelle eut compris que ctait maintenant elle quitait dans la position dexercer un chantage sur son fils, ce quelle ne se priva pas defaire, brandissant la menace de supprimer les vacances chaque dfaillance scolaireou tentative de rbellion, et elle se rjouit pendant des annes de constater quenvrit, comme le lui confirmait chaque jour le spectacle dun fils courtois, travailleur et

    docile, rien ntait aussi payant que le chantage.

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    Il y avait deux mondes, peut-tre une infinit dautres, mais pour lui seulementdeux. Deux mondes absolument spars, hirarchiss, sans frontires communes et ilvoulait faire sien celui qui lui tait le plus tranger, comme sil avait dcouvert que lapart essentielle de lui-mme tait prcisment celle qui lui tait le plus trangre etquil lui fallait maintenant la dcouvrir et la rejoindre, parce quelle lui avait t

    arrache, bien avant sa naissance, et on lavait condamn vivre une vie dtranger,sans mme quil pt sen rendre compte, une vie dans laquelle tout ce qui lui taitfamilier tait devenu hassable et qui ntait pas mme une vie, mais une parodiemcanique de la vie, quil voulait oublier, en laissant par exemple le vent froid de lamontagne fouetter son visage tandis quil montait avec Libero larriredun 4x4 cahotant conduit par Sauveur Pintus sur la route dfonce qui menait sabergerie. Matthieu avait seize ans et passait maintenant toutes ses vacances dhiverau village et il voluait dans linextricable fratrie des Pintus avec une aisancedethnologue chevronn. Le frre an de Libero leur avait propos de venir passer lajourne avec lui et, quand ils arrivrent la bergerie, ils trouvrent Virgile Ordionioccup chtrer les jeunes verrats regroups dans un enclos. Il les attirait avec de la

    nourriture tout en poussant diffrents grognements moduls censs sonneragrablement loreille dun porc et quand lun deux, envot par le charme de cettemusique ou, plus prosaquement, aveugl par la voracit, sapprochaitimprudemment, Virgile lui sautait dessus, le balanait par terre comme un sac depatates, le retournait en lattrapant par les pattes arrire avant de sinstaller califourchon sur son ventre, enserrant dans ltau implacable de ses grosses cuissesla bte fourvoye qui poussait maintenant des hurlements abominables, pressentantsans doute quon ne lui voulait rien de bon, et Virgile, couteau en main, incisait lescrotum dun geste sr et plongeait les doigts dans louverture pour en extraire unpremier testicule dont il tranchait le cordon avant de faire subir le mme sort ausecond et de les jeter ensemble dans une grande bassine moiti remplie. Aussitt

    lopration termine, le cochon libr, faisant preuve dun stocisme qui impressionnaMatthieu, se remettait manger comme si rien ne stait pass au milieu de sescongnres indiffrents qui passrent lun aprs lautre entre les mains expertes deVirgile. Matthieu et Libero regardaient le spectacle, accouds une barrire. Sauveursortit de la bergerie et vint les rejoindre.

    - Tu nas jamais vu a, hein, Matthieu ?Matthieu secoua la tte et Sauveur eut un petit rire.- Il est bon, Virgile. Pour a, il sait faire. Il ny a rien dire.Mais Matthieu ne songeait pas dire quoi que ce soit dautant que lenclos tait

    maintenant le thtre dune intressante priptie. Virgile, assis sur un cochon dont ilvenait juste douvrir le scrotum, poussa un juron et se tourna vers Sauveur qui luidemanda ce qui se passait.

    - Il y en a quune ! Une seule ! Lautre est pas descendue !Sauveur haussa les paules.- a arrive !Mais Virgile ne comptait pas savouer vaincu, il coupa lunique testicule et reprit

    lexploration du scrotum vide en criant :- Je la sens ! Je la sens ! Et en continuant jurer parce que le cochon, qui

    payait fort cher le retard de sa pubert, faisait des efforts dsesprs pour chapper ltreinte de son tortionnaire, il se tordait dans tous les sens, la poussire volait, et ilpoussait des cris qui semblaient maintenant presque humains si bien que Virgile finit

    par renoncer. Le cochon se releva et se rfugia dans un coin de lenclos, lairrenfrogn et les pattes tremblantes, ses longues oreilles mouchetes de noirrabattues devant les yeux.

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    - Il va mourir ? demanda Matthieu.Virgile les rejoignait, la bassine sous le bras, il pongeait la sueur de son front

    et riait en disant :- Mais non, il meurt pas, il est un peu secou, cest costaud, le cochon, il meurt

    pas comme a, et il riait encore et demandait :

    - Alors les garons, a va ? On va manger ? et Matthieu dcouvrit que labassine contenait leur repas et il seffora de ne rien laisser paratre de sa surpriseparce que ce monde tait le sien, mme sil ne le connaissait pas encore tout fait, etchaque surprise, si rebutante ft-elle, devait tre nie sur-le-champ et transforme enhabitude, bien que la monotonie de lhabitude ft justement incompatible avec ladlectation que ressentait Matthieu se gaver de couilles de porc grilles au feu debois, tandis quun grand vent poussait les nuages vers la montagne, au-dessus dunepetite chapelle consacre la Vierge, une chapelle toute blanche au pied de laquellebrlaient les bougies carlates que Sauveur et Virgile allumaient parfois pour honorerleur compagne de solitude, et les mains qui avaient bti cette chapelle avaient tdepuis longtemps balayes par le vent, mais elles avaient laiss ici les traces de leur

    existence, et plus haut, le long dune pente abrupte, on apercevait les vestiges demurs crouls, presque invisibles parce quils avaient la mme couleur rouge que laroche granitique do ils avaient surgi avant que la montagne ne les reprenne en lesabsorbant lentement dans son sein recouvert de pierres et de chardons, comme pourmanifester, non pas sa puissance, mais sa tendresse. Sauveur faisait chauffer unecasserole de mauvais caf sur le feu, il parlait avec Virgile et son frre dans unelangue que Matthieu ne comprenait pas mais dont il savait quelle tait la sienne et illes coutait en buvant le caf brlant, rvant quil les comprenait alors que leursparoles navaient pour lui pas dautre sens que celui des grondements du fleuve donton entendait couler les flots invisibles tout au fond du prcipice encaiss qui dchiraitla montagne comme une plaie profonde, un sillon trac par le doigt de Dieu tout au

    dbut du monde. Aprs le repas, ils suivirent Virgile dans une pice o schaient desfromages et il ouvrit une vieille malle, norme, pleine dun pouvantable ramassis devieilleries, des mors, de vieux triers rouills, des paires de chaussures militaires detoutes les tailles au cuir si rigide quelles semblaient tailles dans du bronze, et il ensortit un fusil de guerre envelopp dans des chiffons et diffrents morceaux de ferrailledont Matthieu apprit avec stupeur que ctaient des pistolets-mitrailleurs Sten, quiavaient t parachuts en si grand nombre pendant la guerre quon en trouvait encoredans le maquis o ils attendaient depuis soixante ans dtre ramasss, et Virgile disaiten riant que son pre avait t un grand rsistant, la terreur des Italiens, quandRibeddu et ses hommes foulaient le mme sol et savanaient silencieusement dansla nuit en guettant le bruit du moteur des avions, et Virgile tapait sur lpaule deMatthieu qui lcoutait bouche be en simaginant quil tait lui aussi un hrosredoutable.

    - Allez, venez, on va tirer.Virgile vrifia le fusil, prit des balles et ils allrent sasseoir sur un gros rocher

    qui surplombait le ravin et ils tirrent lun aprs lautre sur le versant oppos de lamontagne, lcho des coups de feu se perdait dans la fort de Vaddi Mali, et de grospaquets de brume remontaient maintenant depuis la mer et la valle, Matthieu avaitfroid, le recul du fusil lui meurtrissait lpaule et son bonheur tait parfait.

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    Le dpart de Hayet marqua contre toute attente le dbut dune srie decalamits qui sabattirent sur le bar du village comme la maldiction divine surlgypte. Tout sannonait pourtant pour le mieux : peine Marie-Angle Susini avait-elle rendu publique son offre de grance quun candidat se manifesta. Ctait unhomme dune trentaine dannes, originaire dune petite ville du littoral o il avait

    longtemps travaill comme serveur et barman dans des tablissements quil nhsitaitpas qualifier de prestigieux. Il dbordait littralement denthousiasme, le potentielcommercial du bar tait sans aucun doute extraordinaire et se rvlerait bientt pourpeu quun habile manager sache en tirer parti ce qui, cela dit sans vouloir offenserMarie-Angle, navait jusquici pas t le cas, personne nest bien entendu tenudavoir de lambition mais lui, il en avait, et mme normment, il ne comptait pas sesatisfaire dune petite gestion ppre, la clientle autochtone ne lui suffisait pas, centait pas avec les joueurs de belote et les poivrots locaux quon faisait du businessdigne de ce nom, il fallait viser la jeunesse, les touristes, proposer un concept, acheterune sono, faire de la petite restauration, il comptait dailleurs amnager une cuisine,faire venir des DJ du continent, il connaissait le milieu de la nuit comme sa poche, et il

    faisait les cent pas dans le bar en dsignant tout ce quil fallait imprativementchanger, commencer par le mobilier qui tait pleurer et, quand Marie-Angle luiannona quelle demandait, en se basant sur le chiffre daffaires, douze mille eurosannuels pour la grance et le loyer, il leva les bras au ciel en criant que ctait donn,Marie-Angle serait vite stupfaite de la mtamorphose laquelle elle allait assister etdont il serait le matre duvre, douze mille euros, ce ntait rien, un cadeau, il en taitgn, il avait limpression de la voler, et il lui expliqua quil comptait dabord investirson capital dans des travaux de premire ncessit, il lui paierait la premire moiti dela grance dans six mois et, six mois plus tard, le solde et une anne davance. Marie-Angle trouva la proposition honnte et refusa dentendre raison quand VincentLeandri vint la prvenir que, daprs son enqute, ce type tait un branleur notoire

    dont les seules expriences professionnelles se rsumaient quelques boulotssaisonniers dans des baraques frites de bord de plage. Il semblait dailleurs queVincent se ft montr injustement mfiant. Les travaux annoncs eurent lieu. Larrire-salle fut transforme en cuisine, le mobilier chang, on livra du matriel hi-fi, unesono, des platines, un magnifique billard franais et, la veille de louverture, uneenseigne lumineuse fut accroche au-dessus de la porte. On y voyait le visageclignotant de Che Guevara do partait une bulle de bande dessine qui annonait enlettres de non bleu :

    El Commandante Bar, sound, food, lounge.

    Le lendemain, pour la soire dinauguration, les habitus du village furentaccueillis par une techno agressive qui les empcha de sentendre hurler pendant leurpartie de belote et ils dcouvrirent avec stupeur que le grant avait dcid de ne pasvendre de pastis, pour une question de standing, et il leur proposa donc des cocktailshors de prix quils consommrent en faisant la grimace et il leur fut impossible de sefaire resservir parce que le grant tait occup festoyer avec une bande damis quidescendaient des mtres de vodka et finirent par danser torse nu sur le comptoir. Lesamis en question devinrent trs vite la seule clientle rgulire du bar dont leshoraires douverture furent rduits au strict minimum. Il restait ferm le matin. Versdix-huit heures, le rythme lancinant de la techno annonait le dbut de lapritif. Des

    voitures trangres se garaient un peu partout, on entendait des rires et des crisjusque vers onze heures du soir, heure laquelle toute la bande, grant compris,descendait en ville. La musique reprenait vers quatre heures du matin, au retour de

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    bote de nuit, et les villageois condamns linsomnie pouvaient voir travers leurspersiennes le grant, entour de filles lallure pouvantable, sengouffrer dans le bardont la porte tait alors ferme cl et le bruit courut que le billard franais navait tachet que pour offrir au nouveau grant la surface plane dont il avait besoin poursatisfaire sa lubricit. Au bout de trois mois, Marie-Angle alla le voir et lui demanda

    comment il comptait payer la grance. Il lui dit de ne pas sinquiter mais elle jugeabon de ritrer sa visite accompagn de Vincent Leandri qui exigea de voir lescomptes et prvint que si sa lgitime curiosit ntait pas satisfaite, il serait contraintde se laisser aller aux pires extrmits. Le grant tenta de louvoyer avant de finir paradmettre quil ny avait aucun livre de compte, quil prlevait tous les soirs dans lacaisse lintgralit de la recette pour la dpenser en ville mais quil ne doutait pas depouvoir se refaire au printemps, quand les premiers touristes dbarqueraient. Vincentsoupira.

    - Tu paies ce que tu dois la semaine prochaine ou je te casse toutes les dents.Le grant eut une raction fataliste qui ntait pas dpourvue dune certaine

    noblesse.

    - Je nai pas un rond. Rien. Je crois que tu vas tre oblig de me casser lesdents.Marie-Angle retint Vincent et tenta de trouver un arrangement ce qui savra

    impossible car, non seulement il ny avait pas un sou pour la grance mais lesfournisseurs navaient pas t pays et les travaux avaient t faits crdit. Vincentserrait les poings tandis que Marie-Angle lentranait dehors en rptant ce nest pasla peine, ce nest pas la peine mais il fit demi-tour, sempara dune carafe et la cassasur la tte du grant qui scroula en gmissant. Vincent haletait de colre.

    - Cest par principe, bordel de merde, par pur principe !Marie-Angle dut donc renoncer son argent et payer des dettes dont elle

    ntait mme pas responsable. Elle dcida de se montrer plus circonspecte dans ses

    choix, ce qui ne lui fut pas dune grande utilit. La grance fut donc confie unadorable jeune couple dont les querelles conjugales transformrent le bar en un nomans land do slevait de jour comme de nuit un fracas de verre bris, de cris etdinsultes dune grossiret inconcevable suivies de rconciliations haletantes et toutaussi gnreuses en dcibels, do il ressortait que les ressources du couple enmatire de grossiret taient inpuisables, dans la fureur comme dans lextase, sibien que les mres de famille scandalises interdirent leur innocente progniture desapprocher de ce lieu de dbauche jusqu ce que le jeune couple ft remplac parune dame dge et dallure fort respectables qui passait ses journes engueuler laclientle et faire subir au prix des consommations de capricieuses variations commesi elle consacrait toute son nergie couler sa propre affaire, ce qui fut fait en untemps record, et Marie-Angle se dsesprait en voyant approcher lt, convaincuequelle allait devoir reprendre les choses en main et rparer elle-mme les dgtsavant quils ne fussent irrversibles. Mais en juin, alors quelle tait dj presquersigne se remettre au travail, on lui fit une offre qui la combla de joie. Ils venaientdu continent. Ils y avaient tenu pendant quinze ans un bar familial dans la banlieue deStrasbourg et recherchaient maintenant des cieux plus clments. Bernard Gratas etson pouse avaient trois enfants, gs de douze dix-huit ans, passablement laidsmais bien levs, et ils taient flanqus dune grand-mre grabataire et snile dont legtisme inspira la plus vive confiance Marie-Angle. Elle avait besoin de stabilit etles Gratas taient lincarnation de la stabilit. Quand elle leur expliqua quayant eu

    subir des dsagrments douloureux sur lesquels elle ne souhaitait pas stendre, elleprfrait tre paye davance, Bernard Gratas lui signa sur-le-champ un chque quisavra miraculeusement provisionn et Marie-Angle leur confia les cls du bar et de

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    lappartement en se retenant de les serrer dans ses bras. La grand-mre fut installeprs de la chemine et les Gratas rouvrirent le bar opportunment rebaptis bar desChasseurs, ce qui, dfaut doriginalit, relevait dun traditionalisme du meilleur aloiet les habitus chauds reprirent leurs anciennes habitudes, le caf du matin, lesparties de cartes lheure de lapritif et les discussions animes dans la douceur des

    nuits dt. Marie-Angle tait ravie mais se reprochait de ne pas avoir compris plustt quelle avait t son erreur. Elle naurait jamais d, aucun prix, confier son bar des compatriotes, si elle avait rflchi une seconde, elle aurait immdiatementcherch des grants sur le continent, le succs des Gratas le lui confirmait de manireclatante, des gens simples et travailleurs dont le solide sens des ralits compensaitlargement labsence manifeste de fantaisie, voil ce quil lui fallait depuis le dbut, etils finiraient par sadapter totalement, elle nen doutait pas, bien que pour linstant leshabitants du village, avec leur conception un peu rugueuse de lhospitalit, ne lesappellent jamais autrement que les Gaulois et ne leur adressent la parole que pourpasser des commandes, tout irait pour le mieux et, dailleurs, plus lt avanait, pluslambiance devenait, sinon amicale, du moins dtendue et Bernard Gratas tait

    maintenant convi aux parties de belote, Vincent Leandri stait mme dcid luiserrer la main, bientt imit par dautres clients du bar, il ne fallait quun peu de tempspour que sinstalle lharmonie durable dont rvait Marie-Angle. Elle ne prit pas garde des signes qui auraient pourtant d linquiter. Gratas ne se contentait plus de servirles tournes, il les buvait de plus en plus souvent, pour faire plaisir aux uns et auxautres, il se mit laisser ouverts deux puis bientt trois boutons des chemises quilchoisissait maintenant coupe cintre, une gourmette en or fit mystrieusement sonapparition autour de son poignet et, pour couronner le tout, il fit vers la fin de lt ladouble acquisition dune veste en cuir vieilli et dune tondeuse barbe ce qui, pour unregard averti, ne pouvait bien entendu signifier que le pire.

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    Quand Matthieu et Libero arrivrent au village, leur licence en poche, au dbutdu mois de juillet, Bernard Gratas navait pas encore entam la mtamorphosephysique qui serait bientt le symptme dun bouleversement intrieur plusconsidrable et irrversible. Il se tenait derrire le comptoir, srieux et droit, un chiffon la main, prs de son pouse qui veillait sur la caisse, et semblait immunis contre

    toute forme envisageable de bouleversement, ce que Libero rsuma dune seuleformule concise :- Il a vraiment lair dun gros con.Mais ni lui ni Matthieu ne comptait nouer la moindre relation damiti avec

    Gratas et ils taient trop heureux dtre en vacances pour sintresser davantage laquestion. Ils se mirent sortir tous les soirs. Ils rencontraient des filles. Ils lesemmenaient prendre des bains de minuit et les remontaient parfois au village. Ils lesraccompagnaient avant laube et en profitaient pour prendre un caf sur le port. Lespaquebots dchargeaient leur monstrueuse cargaison de chair. Il y avait du mondepartout, des shorts, des tongs, on entendait des cris dmerveillement et desremarques stupides. Il y avait de la vie partout, trop de vie. Et ils regardaient cette vie

    grouillante avec un indicible sentiment de supriorit et de soulagement, comme sielle ntait pas de mme nature que la leur, parce quils taient chez eux, mme silsdevaient eux aussi repartir au mois de septembre. Matthieu navait jamais connu queces allers-retours incessants mais ctait la premire fois que Libero revenait dans lleaprs une si longue absence. Ses parents avaient immigr depuis la Barbaggia,comme tant dautres, dans les annes 1960 mais lui-mme navait jamais mis lespieds en Sardaigne. Il ne la connaissait que par les souvenirs de sa mre, une terremisrable, de vieilles femmes au voile nou soigneusement sous la lvre infrieure,des hommes aux gutres de cuir dont des gnrations de criminologues italiensavaient mesur les membres, la cage thoracique et le crne, notant soigneusementles imperfections de lossature pour en dchiffrer le langage secret et y reprer

    linscription indiscutable dune propension naturelle au crime et la sauvagerie. Uneterre disparue. Une terre qui ne le concernait plus. Libero tait le plus jeune de onzefrres et surs dont Sauveur, lan, avait prs de vingt-cinq ans de plus que lui. Ilnavait pas connu les insultes et la haine qui attendaient ici les immigrs sardes, letravail sous-pay, le mpris, le chauffeur du car scolaire, moiti ivre, qui donnait descoups aux enfants quand ils passaient prs de lui,

    - Il ny a plus que des Sardes et des Arabes dans ce pays ! Et qui leur jetaitdes regards meurtriers dans le rtroviseur. Tout passe, les enfants terroriss qui seterraient larrire du car en enfonant la tte dans leurs paules taient devenus deshommes et le chauffeur tait mort sans que personne ne songe faire son tombeaulhommage dun crachat. Libero se sentait chez lui. Il avait fait une scolarit nonseulement complte mais particulirement brillante et, aprs son bac, toutes sesdemandes dadmission en classe prparatoire avaient t acceptes et sa mre avaitfailli stouffer de joie, bien quelle nait pas la moindre ide de ce qutait une classeprparatoire, et touffer Libero du mme coup en le serrant contre son normepoitrine bondissante dmotion et de fiert. Libero avait choisi daller Bastia et,pendant deux ans, tous les lundis matin, lun ou lautre de ses frres et surs staitlev en pleine nuit pour le conduire Porto-Vecchio do il prenait le car. Paris,Matthieu avait demand ses parents de lui permettre de sinscrire lui aussi Bastia.Ils auraient accept mais ses rsultats scolaires ne lui permettaient pas delenvisager, comme il dut le reconnatre lui-mme. Il sinscrivit donc Paris IV en

    licence de philosophie, seule discipline o il ait rencontr un certain succs, et sersigna prendre chaque matin le mtro vers les btiments hideux de la porte deClignancourt. Sa certitude dtre provisoirement reclus dans un monde tranger qui

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    nexistait quentre parenthses ne laida pas se faire des amis. Il lui semblait quilctoyait des fantmes avec lesquels il ne partageait aucune exprience commune etquil jugeait de surcrot dune arrogance insupportable, comme si le fait dtudier laphilosophie leur confrait le privilge de comprendre lessence dun monde danslequel le commun des mortels se contentait btement de vivre. Il se lia quand mme

    avec une de ses condisciples, Judith Haller, avec laquelle il travaillait de temps entemps et quil accompagnait parfois au cinma ou, le soir, boire un verre. Elle tait trsintelligente et gaie et sa mdiocre beaut naurait pas suffi rebuter Matthieu mais iltait incapable de nouer une relation amoureuse avec qui que ce soit, du moins ici, Paris, parce quil ntait pas destin y demeurer et ne voulait mentir personne. Etcest ainsi quau nom dun avenir aussi inconsistant que la brume, il se privait deprsent, comme il arrive si souvent, il est vrai, avec les hommes. Un soir, ils burent etdiscutrent longtemps dans un bar de la Bastille et Matthieu laissa passer lheure dudernier mtro. Judith lui proposa de lhberger et il la suivit pied chez elle, aprsavoir envoy un SMS sa mre. Judith habitait une affreuse chambre de bonne ausixime tage dun immeuble du 12e. Elle laissa la lumire teinte, mit de la musique

    tout doucement et sallongea sur le lit, en T-shirt et culotte, le visage vers la fentre.Quand Matthieu sallongea prs delle, tout habill, elle se tourna vers lui sans dire unmot, il voyait ses yeux briller dans lobscurit, il lui sembla quelle souriait dun sourirefrmissant et il entendait sa respiration lourde et profonde et il en tait mu, il savaitquil lui suffisait de tendre la main et de la frler pour que quelque chose se passe,mais il ne pouvait pas, ctait comme sil lavait dj abandonne et trahie, laculpabilit le paralysait et il ne bougeait pas, se contentant de lui faire face et de laregarder dans les yeux jusqu ce que son sourire ait disparu et quils se soientendormis tous les deux. Il tenait elle comme sa possibilit la plus lointaine. Parfois,quand ils buvaient un caf ensemble, il imaginait quil levait la main pour lui caresserla joue, il pouvait presque voir cette main possible slever sans hte dans lair

    transparent et frler une mche des cheveux de Judith avant de se poser sur sonvisage dont il sentait la chaleur au creux de sa paume tandis quelle se laissait allerdoucement, soudain si lourde et silencieuse, et il savait, si fort que son cur rel semit alors battre, quil ne sauterait pas au-dessus de labme qui le sparait de cemonde possible parce quen le rejoignant, il laurait aussi dtruit. Ce monde-l neperdurait quainsi, mi-chemin de lexistence et du nant, et Matthieu ly maintenaitsoigneusement, dans un rseau complexe dactes inaccomplis, de dsir, de rpulsionet de chair impalpable, sans savoir que, des annes plus tard, la chute du monde quilallait bientt choisir de faire exister le ramnerait vers Judith comme vers un foyerperdu, et quil se reprocherait alors de stre si cruellement tromp de destin. Maispour linstant, Judith ntait pas son destin, et il ne voulait pas quelle le devienne, elledemeurait simplement une occasion de rverie, inoffensive et douce, grce laquellelimperceptible course du temps qui ltouffait et lentranait si lentement se faisaitparfois plus rapide et lgre, et quand deux annes eurent pass et que la questionse posa de savoir o Libero sinscrirait en licence, Matthieu en fut reconnaissant Judith, comme si elle lui avait permis dchapper ltreinte visqueuse de lternit quisans elle laurait retenu prisonnier. Matthieu esprait que Libero viendrait poursuivreses tudes Paris, il lesprait tant quil nenvisageait pas une seconde quil pt enaller autrement car il tait invitable que la ralit dt prendre, au moins de temps entemps, la forme de son esprance. Aussi fut-il terriblement affect dapprendre queLibero irait prparer une licence de lettres Corte, non par choix, mais parce que les

    Pintus navaient pas les moyens de lenvoyer sur le continent. Il ne faisait plus dedoute pour lui quune divinit maligne et perverse rglait le cours du monde demanire transformer sa vie en une longue suite de malheurs et de dceptions

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    immrits et sans doute laurait-il cru longtemps si une initiative de sa mre ne lavaitpas conduit remettre en question cette inquitante hypothse. Claudie tait venuesasseoir prs de lui alors quil broyait du noir au milieu du salon afin que nulnchappe au spectacle de sa misre et elle lavait regard avec une compassionamuse dont il avait t sur le point de se sentir bless. Mais il nen eut pas le temps.

    Elle lui avait dabord souri.- Nous allons proposer Libero de venir sinstaller ici. Dans la chambredAurlie. Quest-ce que tu en penses ?

    Et cet t-l, comme lorsquil avait huit ans, il la suivit nouveau chez lesPintus. Gavina Pintus tait encore assise sur sa chaise pliante au milieu dun nouveaumonceau de gravats. Elle les invita prendre un caf lintrieur et ils se retrouvrentassis autour de limmense table que Matthieu connaissait maintenant si bien. Liberoles avait rejoints. Claudie parlait et Matthieu coutait sa mre parler dans la languequil ne comprenait pas mais dont il savait quelle tait la sienne, elle prit la main deGavina Pintus qui secouait la tte en signe de dngation et Claudie se penchait verselle et continuait parler sans que Matthieu puisse rien faire dautre que dimaginer ce

    quelle disait :- Vous avez accueilli mon fils comme sil tait le vtre, cest maintenant notretour, personne ne vous fait la charit, cest notre tour, et elle parla avec une force deconviction inlassable, jusqu ce que Matthieu comprenne, en voyant le visage deLibero sclairer dun sourire, quelle avait obtenu ce quelle tait venue chercher.

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    Le chemin de croix de Bernard Gratas prit dabord des allures de fte. Matthieuet Libero prparaient leurs mmoires de master Paris quand il commena organiser toutes les semaines des parties de poker dans larrire-salle du bar. Il estfort douteux que Bernard Gratas ait pris seul une telle initiative. Sans doute lui avait-elle t suggre par quelquun qui devait rester anonyme mais avait sans doute

    compris quil tenait l un pigeon dont le dsir le plus cher et le plus urgent tait de sefaire plumer. Ces parties rencontrrent un vif succs ds que le bruit se rpandit dansla rgion que Gratas tait un joueur aussi dplorable quimprudent, persuad, desurcrot, que le poker tait une affaire de chance et que la chance finissait toujours partourner. Il stait mis fumer des cigarillos qui ne lui furent daucun secours, pas plusque les lunettes noires quil portait maintenant de jour comme de nuit. Il perdait delargent en grand seigneur, poussant llgance jusqu offrir une tourne sesbourreaux. Un jour, sans aucun signe avant-coureur, sa femme, ses enfants et lavieille disparurent. Quand Marie-Angle lapprit, elle alla le voir pour le consoler et letrouva au bar, dans un tat dexaltation extraordinaire. Il confirma que sa femme taitpartie en emportant tous les meubles. Il dormait sur un matelas quelle avait consenti,

    non sans mal, lui abandonner. Marie-Angle allait prononcer quelques paroles decirconstance quand il lui dclara que ctait l la meilleure chose qui lui soit jamaisarrive, il tait enfin dbarrass dune mgre et de trois gamins aussi idiotsquingrats, sans parler de la vieille qui, avant de sombrer dans le gtisme etlincontinence, avait dpens des trsors de malignit pour lui pourrir la vie, car elletait dune mchancet inimaginable, si mchante quil la souponnait de se rjouirsecrtement dtre devenue grabataire et davoir ainsi lassurance demmerder lemonde jusqu la fin de ses jours sans que personne puisse lui en faire le reproche, etil ne faisait pas de doute quelle mourrait centenaire, la vieille carne tait coriace, celafaisait des annes quil faisait des rves daccident domestique ou deuthanasie, sansrien dire, en supportant stoquement une vie quil ne souhaitait pas son pire ennemi,

    mais ctait fini et il tait temps de vivre, il navait pas lintention de sen priver, il allaitenfin pouvoir exprimer sa personnalit profonde, celle quil avait toujours maintenueenfouie tout au fond de lui, par fatigue, par dgot, par lchet, cen tait fini de lasoumission, il renaissait et il disait Marie-Angle que ctait grce elle, il se sentaitmaintenant chez lui, entour damis chers, sa femme pouvait bien crever, a ne leconcernait plus, il avait gagn, durement gagn, le droit dtre goste et jamais, non,jamais il ne stait senti aussi heureux, car il tait enfin heureux, il ne cessait de lerpter, avec une sincrit vidente et presque pathologique, en posant sur Marie-Angle un regard si perdu de gratitude quelle craignait quil se jette sur elle pour laserrer dans ses bras, ce quil se retenait manifestement de faire, se contentant de diremerci, sans pouvoir lui avouer quil lui tait avant tout reconnaissant davoir engendrVirginie avec laquelle il entretenait depuis des semaines la liaison qui avait enfin faitde lui un homme heureux. Et jamais bonheur ne fut plus ostentatoire. Bernard Gratasriait sans cesse, trs fort, pour nimporte quoi, il dbordait dnergie, multipliant lesallers-retours entre le comptoir et la salle sans jamais donner le moindre signe defatigue ou divresse, bien quil se ft maintenant mis boire comme un trou, ilaccablait les clients de marques daffection totalement dplaces et perdait de largentavec une dlectation visible, le spectacle de son euphorie avait quelque chose deprofondment gnant, comme si elle ne pouvait tre que le symptme dune abjectemaladie de lme dont il fallait craindre quelle ne ft contagieuse, et plus BernardGratas se montrait prvenant et amical, plus on scartait de lui avec dgot, sans

    quil semblt en prendre conscience, bien dcid quil tait maintenant vivre dans unmonde plac sous la seule autorit de lillusion. Mais peut-tre, pour notre malheur, lergne de lillusion ne peut-il jamais tre parfait et mme un homme comme Bernard

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    Gratas devait sentir confusment que rien de tout cela ntait rel, vacillant sous lepoids dune certitude quil ne pouvait ni dtruire ni formuler mais seulement fuir enmettant son bonheur en scne avec une opinitret grotesque et dsespre et il necomprit pourquoi il se rveillait parfois la nuit le cur battant dangoisse quen ce jourde juin o Virginie, aprs quil lui eut demand de venir vivre avec lui, lui rpondit dans

    un haussement dpaules plein de ddain quil avait perdu la tte et quelle ne voulaitplus le voir, aprs quoi elle alla sasseoir au soleil en terrasse et lui commanda uneboisson frache quil lui servit sans rien dire. Ce quil stait acharn fuir venait de lerattraper et de le briser. Virginie lui jeta un coup dil agac.

    - Ne fais pas cette tte. Tu es ridicule.Il continua faire son travail normalement pendant quelques jours, comme

    port par une absurde force dinertie, et un soir, lheure de lapritif, alors que le bartait plein de clients, il fondit en larmes et fit ltalage de sa misre comme il avait faitcelui de son bonheur, avec la mme candeur impudique, voquant haute voix, entredeux sanglots, la perfection du corps nu de Virginie, la fixit impntrable de sonregard de reine boudeuse tandis quil sacharnait aller et venir en elle de toutes ses

    forces sans jamais russir lui arracher un seul soupir, comme si elle ntait que letmoin dune scne quelle suivait avec une extrme attention mais qui ne laconcernait que vaguement et il se rappelait en pleurant que plus il laimait avecferveur, plus son regard devenait fixe et dur entre les longs cils que nagitait aucunfrmissement et il se sentait la fois humili et fascin par ce regard qui letransformait en animal de laboratoire sans que son excitation faiblisse, bien aucontraire, disait-il en reniflant bruyamment, il tait de plus en plus excit et, dans lebar, les premiers murmures de dsapprobation commencrent slever, quelquunlui cria de se reprendre, et puis de fermer sa gueule, mais il ne pouvait pas se taire, iltait devenu inaccessible la honte, son visage tait luisant de larmes et de morve etil donnait des dtails prcis, rpugnants, il parlait de la faon dont Virginie, sans le

    quitter des yeux, appuyait la paume de sa main sur son dos et faisait lentementdescendre son majeur tendu le long de sa colonne vertbrale en le regardantmaintenant avec une sorte de mpris douloureux quil reconnaissait chaque foisavec terreur, sachant quil lui serait bientt impossible de sempcher de jouir et,tandis que lassistance atterre suivait le priple de ce majeur indcent dont elle nedevinait que trop linexorable destination et se rsignait dj subir la descriptionminutieuse dun orgasme de Bernard Gratas, Vincent Leandri sapprocha de lui, lui mitune paire de gifles et lentrana dehors en le tenant par le bras. Bernard Gratas taitmaintenant genoux sur lasphalte et ne pleurait plus. Il regarda Vincent.

    - Jai tout perdu. Jai foutu ma vie en lair.Vincent ne rpondit rien. Il tentait de mobiliser toutes ses facults de

    compassion mais il avait encore envie de le frapper. Il lui tendit un mouchoir.- Toi aussi, tu couchais avec elle. Je le sais. Comment elle a pu faire a ?Vincent saccroupit prs de lui.- Si tu croyais tre en couple avec Virginie, tu es le dernier des abrutis. Arrte

    demmerder le monde avec ton histoire. Tiens-toi comme il faut.Bernard Gratas secoua la tte.- Jai foutu ma vie en lair.

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    Libero avait fini par trouver ses propres raisons de dtester Paris pourlesquelles il ntait nullement redevable Matthieu. Et cest ainsi que, chaque soir etchaque matin, dans un wagon bond de la ligne 4, ils communiaient cte cte dansune amertume sans remde qui navait pourtant pas pour eux le mme sens. Liberoavait dabord cru quon venait de lintroduire dans le cur battant du savoir, comme

    un initi qui a triomph dpreuves incomprhensibles au commun des mortels, et ilne pouvait pas savancer dans le grand hall de la Sorbonne sans se sentir empli de lafiert craintive qui signale la prsence des dieux. Il emmenait avec lui sa mreillettre, ses frres cultivateurs et bergers, tous ses anctres prisonniers de la nuitpaenne de la Barbaggia qui tressaillaient de joie au fond de leurs tombeaux. Il croyait lternit des choses ternelles, leur noblesse inaltrable, inscrite au fronton dunciel haut et pur. Et il cessa dy croire. Son professeur dthique tait un jeunenormalien extraordinairement prolixe et sympathique qui traitait les textes avec unedsinvolture brillante jusqu la nause, assnant ses tudiants des considrationsdfinitives sur le mal absolu que naurait pas dsavoues un cur de campagne,mme sil les agrmentait dun nombre considrable de rfrences et citations qui ne

    parvenaient pas combler leur vide conceptuel ni dissimuler leur absolue trivialit.Et toute cette dbauche de moralisme tait de surcrot au service dune ambitionparfaitement cynique, il tait absolument manifeste que lUniversit ntait pour luiquune tape ncessaire mais insignifiante sur un chemin qui devait le mener vers laconscration des plateaux de tlvision o il avilirait publiquement, en compagnie deses semblables, le nom de la philosophie, sous lil attendri de journalistes incultes etravis, car le journalisme et le commerce tenaient maintenant lieu de pense, Libero nepouvait plus en douter, et il tait comme un homme qui vient juste de faire fortune,aprs des efforts inous, dans une monnaie qui na plus cours. Bien sr, lattitude dunormalien ntait pas reprsentative de celle des autres enseignants, lesquelssacquittaient de leur tche avec une austre probit qui leur valait le respect de

    Libero. Il vouait une admiration sans bornes au doctorant qui, tous les jeudis de dix-huit vingt heures, vtu dun pantalon en velours ctel beige et dune veste vertbouteille boutons dors qui semblait sortie dun magasin de la Stasi et attestait deson indiffrence aux biens matriels, traduisait et commentait imperturbablement lelivre gamma de la Mtaphysique devant un maigre public dhellnistes obstins etattentifs. Mais lambiance de dvotion qui rgnait dans la salle poussireuse delescalier C o on les avait relgus ne pouvait dissimuler lampleur de leur droute, ilstaient tous des vaincus, des tres inadapts et bientt incomprhensibles, lessurvivants dune apocalypse sournoise qui avait dcim leurs semblables et mis basles temples des divinits quils adoraient, dont la lumire stait jadis rpandue sur lemonde. Pendant longtemps, Libero aima ses camarades dinfortune. Ils taient deshommes honorables. Leur dfaite commune tait leur titre de gloire. Il devait trepossible de faire comme si rien ne stait pass et de continuer mener une viersolument intempestive, tout entire consacre la vnration de reliquesprofanes. Libero croyait encore que son honorabilit tait inscrite au fronton dun cielhaut et pur dont il importait peu que personne nen connt lexistence. Il fallait sedtourner des questions morales et politiques, gangrnes par le poison de lactualit,et se rfugier dans les dserts arides de la mtaphysique, en compagnie dauteursdont il tait exclu quils sattirent un jour la souillure de lintrt journalistique. Il dcidade faire son mmoire de master sur Augustin. Matthieu, dont lamiti inaltrableprenait souvent la forme dune approbation servile, choisit Leibniz et se perdit sans

    conviction dans les labyrinthes vertigineux de lentendement divin, lombre delinconcevable pyramide des mondes possibles o sa main multiplie linfini seposait enfin sur la joue de Judith. Libero lisait les quatre sermons sur la chute de

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    Rome en ayant le sentiment daccomplir un acte de haute rsistance, et il lisait La citde Dieu, mais mesure que les jours raccourcissaient, ses derniers espoirs sedilurent dans la brume pluvieuse qui pesait sur les trottoirs humides. Tout tait tristeet sale, rien ntait crit dans le ciel que des promesses dorages et de crachin, et lesrsistants taient aussi hassables que les vainqueurs, ils ntaient pas des salauds

    mais des pitres et des rats, lui le premier, quon avait forms produire desdissertations et des commentaires aussi inutiles quirrprochables, car le monde avaitpeut-tre encore besoin dAugustin et de Leibniz, mais il navait que faire de leursmisrables exgtes, et Libero tait maintenant plein de mpris pour lui-mme, pourtous ses professeurs, les scribes et les philistins, sans distinction, et pour sescondisciples, commencer par Judith Haller quil reprochait Matthieu de persister frquenter alors quelle oscillait constamment entre la btise et la cuistrerie, riennchappait aux dbordements tumultueux de son mpris, pas mme Augustin quil nepouvait plus supporter maintenant quil tait sr de lavoir compris mieux quil ne lavaitjamais fait. Il ne voyait plus en lui quun barbare inculte, qui se rjouissait de la fin delEmpire parce quelle marquait lavnement du monde des mdiocres et des esclaves

    triomphants dont il faisait partie, ses sermons suintaient dune dlectationrevancharde et perverse, le monde ancien des dieux et des potes disparaissait sousses yeux, submerg par le christianisme avec sa cohorte rpugnante dasctes et demartyrs, et Augustin dissimulait sa jubilation sous des accents hypocrites de sagesseet de compassion, comme il est de mise avec les curs. Libero acheva son mmoiretant bien que mal, dans un tel tat dpuisement moral que la poursuite de ses tudestait devenue impossible. Quand il apprit que Bernard Gratas avait achev avec brioson processus de clochardisation, il sut quune opportunit unique soffrait lui et il dit Matthieu quils devaient absolument reprendre la grance du bar. Matthieu fut bienvidemment enthousiaste. Quand ils arrivrent au village, au dbut de lt, BernardGratas venait dannoncer Marie-Angle que, en raison de pertes immrites mais

    consquentes au poker, il lui serait impossible de payer la grance et les nouvellesgifles quil reut de Vincent Leandri ny purent rien changer. Marie-Angle accueillit lanouvelle avec fatalit. Ayant abandonn tout espoir damliorer la situation, elle allajusqu envisager, plutt que de reprendre le bar elle-mme, de laisser la grance Gratas jusquau mois de septembre pour quil puisse lui payer au moins une partie dece quil lui devait. Libero et Matthieu vinrent la voir pour lui proposer leurs services.Elle reconnut de bonne grce quils pourraient difficilement faire pire que leursprdcesseurs. Mais o trouveraient-ils largent ? Elle avait confiance en eux, elle lesconnaissait depuis leur enfance et savait quils navaient pas lintention de lescroquermais il se trouvait quelle avait besoin de se nourrir et quil lui fallait absolument trepaye davance. Libero parvint runir deux mille euros en allant plaider sa causeauprs de ses frres et surs. Matthieu fit part de son projet un soir de juillet, latable familiale. Claudie et Jacques posrent leurs couverts. Son grand-pre continuait manger mticuleusement sa soupe.

    - Tu crois que nous allons te donner de largent pour que tu puisses arrter testudes et devenir patron de bar ? Tu crois a srieusement ?

    Il tenta de plaider sa cause en exposant des arguments quil jugeait irrfutablesmais sa mre lui coupa brutalement la parole.

    - Tais-toi.La colre la rendait livide.- Quitte la table tout de suite. Je nai plus envie de te voir.

    Il se sentait humili mais il lui obit sans rien dire. Il tlphona sa sur pourqumander son soutien mais il ne parvint pas se faire entendre. Aurlie clata derire.

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    - Cest vraiment nimporte quoi ! Tu pensais que maman allait sauter de joie ?Matthieu tenta nouveau de se dfendre mais elle ne lcouta pas.- Grandis un peu. Tu commences tre fatigant.Il rejoignit Libero pour lui annoncer la mauvaise nouvelle et ils se saoulrent

    tristement. Quand Matthieu se rveilla, le lendemain vers midi, avec une migraine quil

    devait autant au dsespoir qu lalcool, son grand-pre tait assis prs de son lit.Matthieu se redressa pniblement. Marcel le regardait avec une bienveillanceinhabituelle.

    - Tu veux tinstaller ici et toccuper du bar, mon garon ?Matthieu acquiesa dun vague signe de tte.- Voil ce que je vais faire. Je vais payer la grance cette anne et je la paierai

    encore lanne prochaine. Aprs, tu nauras plus rien, rien du tout, plus un centime.En deux ans, tu auras le temps de prouver de quoi tu es capable, mon garon.

    Matthieu lui sauta au cou. La semaine qui suivit fut apocalyptique. Claudie fitune scne pouvantable Marcel. Elle laccusa de malveillance et de sabotage, avecprmditation et circonstances aggravantes, il naidait son petit-fils que parce quil le

    hassait et voulait le voir gcher sa vie, juste pour le plaisir de prouver quil ne staitpas tromp sur son compte, et lautre abruti en tait ravi, il ne comprenait rien, il sejetait dans labme avec enthousiasme, comme le petit con quil tait, et Marcel avaitbeau protester de sa bonne foi, rien ny faisait, elle le vouait aux gmonies, hurlait quilpaierait pour son infamie dune manire ou dune autre, comme Marie-Angle chezqui elle dbarqua limproviste pour faire un scandale, lui demandant si ctait pourse consoler davoir engendr une putain quelle se mettait pervertir les enfants desautres, mais rien ny fit, Claudie finit par se calmer et, au milieu du mois de juillet,Matthieu et Libero prirent possession du bar aprs avoir magnanimement engagGratas pour faire la plonge. Libero passa derrire le comptoir. Il regardait lalignementcolor des bouteilles, les viers, la caisse enregistreuse et il se sentait sa place.

    Cette monnaie-l avait cours. Tout le monde en comprenait le sens et lui accordait foi.Cest ce qui faisait sa valeur et nulle autre valeur chimrique ne pouvait lui treoppose, sur la terre comme au ciel. Libero navait plus envie de rsister. Et tandisque Matthieu ralisait son rve immmorial, tandis quil saccageait avec une joiesauvage les terres de son pass livr aux flammes, effaant aussitt les messages desoutien et de regrets que Judith lui envoyait obstinment, sois heureux, quand tereverrai-je ? ne moublie pas, comme sil pouvait maintenant la chasser de son rve,Libero avait cess de rver depuis longtemps dj. Il reconnaissait sa dfaite etdonnait son assentiment, un assentiment douloureux, total, dsespr, la stupiditdu monde.

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    Toi, vois ce que tu es. Car ncessairement vient le feu

    Mais les montagnes dissimulent le grand large et se dressent de toute leur masse

    inerte contre Marcel et ses rves inlassables. Depuis la cour de lcole primairesuprieure de Sartne, il ne distingue que la pointe du golfe qui senfonce dans lesterres et la mer ressemble un grand lac, paisible et drisoire. Il na pas besoin devoir la mer pour rver, les rves de Marcel ne se nourrissent ni de contemplation ni demtaphore mais de combat, un combat incessant men contre linertie des choses quise ressemblent toutes, comme si, sous lapparente diversit de leurs formes, ellestaient faites de la mme substance lourde, visqueuse et mallable, mme leau desfleuves est trouble et, sur les rivages dserts, le clapotis des vagues exhale uncurant parfum de marais, il faut lutter pour ne pas devenir inerte soi-mme et selaisser lentement engloutir comme par des sables mouvants, et Marcel mne encoreun combat incessant contre les forces dchanes de son propre corps, contre le

    dmon qui sacharne le clouer au lit, la bouche pleine daphtes, la langue ronge parle flux des sucs acides, comme si une vrille avait creus dans sa poitrine et dans sonventre un puits de chair vif, il lutte contre le dsespoir dtre sans cesse clou aufond dun lit humide de sueur et de sang, contre le temps perdu, il lutte contre leregard las de sa mre, contre le silence rsign de son pre en attendant davoirregagn, en mme temps que ses forces, le droit dtre l, dans la cour de lcoleprimaire suprieure de Sartne, la vue bouche par la barricade des montagnes. Il estle premier et le seul de ses frre et surs poursuivre ses tudes au-del ducertificat et ni les dmons de son corps ni linertie des choses ne lempcheront de lespoursuivre jusqu lcole normale et encore au-del, il ne veut pas tre instituteur, ilne veut pas dispenser dinutiles leons des enfants pauvres et sales dont le regardapeur le renverra au dsarroi de sa propre enfance, il ne veut pas quitter son villagepour aller senterrer dans un autre village dsesprment semblable, accrochcomme une tumeur au sol dune le dans laquelle rien ne change car, en vrit, rienne change ni ne changera jamais. Depuis lIndochine, Jean-Baptiste envoie delargent, et il a achet ses parents une maison suffisamment grande pour que tousles membres de la famille puissent sy retrouver lt sans tre obligs de dormirserrs les uns contre les autres comme des btes dans une table, Marcel a sapropre chambre, mais les peaux mortes sont restes accroches aux lvres schesde son pre et le front de sa mre est toujours creus par la ride profonde et rectilignedu deuil, ils ne semblent ni plus jeunes ni plus vieux que quinze ans auparavant, juste

    aprs la fin du monde, et quand il contemple sa propre silhouette dans le miroir,Marcel a le sentiment quil est n ainsi, vacillant et maigre, et que lenfance la marqudun sceau cruel dont rien ne pourra le librer. Sur les photos quil leur faisait parvenir,Jean-Baptiste changeait parce quil vivait dans une partie du monde o le tempslaissait encore des signes tangibles de son passage, il grossissait vue dil puismaigrissait tout aussi brutalement, comme si son corps tait constamment bouleverspar le flux anarchique et puissant de la vie mme, il posait au garde--vous, dans unalignement impeccable duniformes et de chevaux ou moiti dbraill, le kpi placsur larrire du crne, devant des plantes inconnues, en compagnie dautres militaireset de filles vtues de soie, son visage tait dform par la graisse et la suffisance, oucreus par la fatigue, la dbauche, la fivre, mais on y lisait toujours la mme

    expression goguenarde et rjouie, il se donnait des airs de maquereau et Marcel neladmirait plus, il le jalousait de jouir si ostensiblement dun trsor quil ne mritait pas.

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    Tout ce quil voyait de son frre lui tait devenu insupportable, son got manifestepour les putains, sa carrure imposante, sa maigreur et sa graisse, linsolence de sonattitude, sa gnrosit mme, car tout cet argent ne pouvait pas avoir t conomissur sa solde de sergent-chef et devait sans aucun doute provenir de traficsabominables, de piastres, dopium ou de chair humaine. Quand Jean-Baptiste revint

    au village pour le mariage de Jeanne-Marie, sa corpulence tait exactement la mmeque le jour de son dpart et une expression juvnile clairait encore le visage delhomme quil tait devenu l-bas, dans ces contres inimaginables o lcume de lamer tait translucide et luisait sous le soleil comme une gerbe de diamants, il taitentour de sa femme et de ses enfants, lancre dore des troupes coloniales ornaitses manches et son kpi, mais linfluence toxique de sa terre natale le renvoyait nouveau vers ce quil navait jamais cess dtre, un paysan inculte et gauche que ledestin avait propuls dans un monde quil ne mritait pas, et ni les caisses dechampagne quil avait commandes pour le mariage de sa jeune sur ni son projetgrotesque douvrir un htel Saigon quand il aurait pris sa retraite militaire nychangeraient rien. Ils taient tous des paysans misrables issus dun monde qui avait

    cess depuis longtemps den tre un et qui collait leurs semelles comme de la boue,la substance visqueuse et mallable dont ils sont faits eux aussi et quils emportentpartout avec eux, Marseille ou Saigon, et Marcel sait quil est le seul qui pourrarellement schapper. Les beignets taient trop secs et recouverts dune pellicule desucre durcie, la tideur fade du champagne laissait dans la gorge un got de cendreset les hommes transpiraient sous le soleil dt, mais Jeanne-Marie rayonnait dunejoie timide et le voile de satin et de dentelles blanches qui soulignait lovale de sonvisage lui donnait la grce dune antique vierge de Jude. Elle dansait, accroche detoutes ses forces aux paules de son mari qui souriait gravement comme sil savaitdj quil ne devait pas survivre la nouvelle guerre qui les guettait dj tous. Car au-del de la barricade des montagnes, au-del de la mer, il y a un monde en bullition

    et cest l-bas, loin deux, sans eux, que se jouent une fois de plus leur vie et leuravenir, et cest ainsi quil en a toujours t. Mais les rumeurs de ce monde se perdentau large, bien avant de les atteindre, et les chos qui parviennent Marcel sont silointains et confus quil narrive pas les prendre au srieux, et il hausse les paulesavec ddain quand son ami Sbastien Colonna, dans la cour de lcole primairesuprieure de Sartne, tente de lui faire partager ses enthousiasmes maurassiens etlui parle de laube des temps nouveaux, la renaissance de la patrie que les juifs et lesbolcheviks ont livre la ruine, et Marcel lui dit, Mais quest-ce que tu racontes ? Tunas jamais vu un juif ou un bolchevik de ta vie ! en haussant les paules avec ddainparce quil ne croit pas quon puisse senflammer ainsi pour lirralit brumeuse detelles abstractions. Ce qui fait battre le cur de Marcel, cest la pense concrte etdlicieuse de son prochain service militaire, son niveau dtudes lui permettra dtreofficier, il imagine dj la ligne dore de son galon daspirant et quand, pendant lanoce, Jean-Baptiste, la bouche pleine de beignets, sest amus le saluer avec unesolennit comique, avant de lui bouriffer les cheveux en riant, comme sil avait dixans, Marcel na pu sempcher den ressentir une joie indicible que la dclaration deguerre na pas mme ternie. Jeanne-Marie est revenue sinstaller dans la maison duvillage avec la femme et les enfants de Jean-Baptiste. Elles attendaient depuis la ligneMaginot les lettres quotidiennes qui