le roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · liang qichao...

54

Upload: others

Post on 05-Jul-2020

4 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer
Page 2: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

É C R I T U R E

Cette collection voudrait être un lieu de rencontre des méthodes cri-

tiques les plus diverses s'exerçant non seulement dans le champ de la litté- rature, mais aussi pour d'autres for- mes d'expression : musique, peinture, cinéma. Les rapports de la littérature et de la société, de la littérature et de la psychanalyse, l'analyse du récit, comme certains genres littéraires, s'y trouvent définis dans des perspectives neuves. Quels liens unissent — ou op- posent — écriture littéraire et écriture musicale, filmique, picturale ? Com- ment des écrivains, des peintres, des musiciens ont-ils dit ou écrit la pein- ture, la musique ?

Chaque volume se propose de dé- gager les aspects essentiels d'une question théorique qui se trouve éclairée par l'analyse d'un certain nombre d'oeuvres. La forme de l'essai, traditionnellement la plus libre qui soit, est bien celle qui convient à ces perspectives.

Page 3: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer
Page 4: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

LE ROMAN CHINOIS MODERNE

1 9 1 8 - 1 9 4 9

Page 5: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

É C R I T U R E

C O L L E C T I O N D I R I G É E P A R

B É A T R I C E D I D I E R

Page 6: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

LE R O M A N

C H I N O I S

M O D E R N E

1918-1949

Yinde Zhang

Presses Universitaires de France

Page 7: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

ISBN 2 13 044626 4

ISSN 0222-1179

Dépôt légal — 1 édition : 1992, décembre

0 Presses Universitaires de France, 1992 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

Page 8: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

Introduction

Le roman chinois moderne est né d'une révolution litté- raire déclenchée au milieu de la deuxième décennie de notre

siècle. Une série d'articles publiés dans la revue Nouvelle Jeu- nesse — avec un sous-titre français, La Jeunesse — en a mar- qué le point de départ. Fondée en 1915 par Chen Duxiu (1879-1942), ancien étudiant au Japon et en France, cette revue consacre dès ses débuts de larges pages à la diffusion des idées nouvelles en sciences sociales comme en littéra-

ture. Mais c'est en 1917 que Hu Shi (1891-1962), alors étu- diant en philosophie à la Cornell University aux Etats-Unis, donne l'impulsion décisive quand il écrit pour la même revue un article intitulé « Premières propositions pour une réforme littéraire » (« Wenxue gailiang chuyi » ) Rappelant l'un de ces manifestes de l'imagisme américain, résumé en huit prescriptions l'article s'en prend au style « sur-orné »

1. Nous mettrons entre parenthèses, pour titres et notions impor- tantes, le nom chinois en transcription noté selon le système pinyin, lequel est par ailleurs utilisé dans l'ensemble de l'essai, sauf le cas où l'on respecte en citation les publications françaises qui ont adopté d'autres systèmes de translittération.

2. Ces huit points sont les suivants : « 1) éliminer les mots dénués de sens ; 2) ne pas imiter les anciens ; 3) respecter les règles grammati- cales ; 4) ne pas gémir sans souffrance ; 5) supprimer clichés et poncifs ; 6) éviter les allusions aux textes classiques ; 7) abandonner les constructions parallèles ; 8) ne pas écarter le langage vernacu- laire » (Hu Shi, Premières propositions pour une réforme littéraire (Wenxue gailiang chuyi), Nouvelle Jeunesse (Xinqingnian), vol. 2, n" 5, 1917, p. 1).

Page 9: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

mais creux de la littérature classique et plaide en faveur d 'un style plutôt substantiel que décoratif. L'idée centrale se tra- duit par les vives attaques qu'il dirige contre l'usage de la langue classique (wenyan) au profit d'une littérature écrite exclusivement en langue parlée (bai hua). Chen Duxiu appuie fortement les propositions avancées par H u Shi en les formulant d'une façon plus radicale dans un article pu- blié dans le numéro suivant de la revue : « Sur la révolution

littéraire » (« Wenxue geming lun »). Le plaidoyer pour la langue parlée prend sous la plume de Chen Duxiu une dimension sociale, voire po l i t i que dans la mesure où il oppose une littérature populaire à une littérature aristocra- tique. L'initiative de Hu Shi et de Chen Duxiu a obtenu le soutien de nombreux intellectuels, du philologue Qian Xuantong (1887-1939), du linguiste Liu Bannong (1891- 1934) et plus tard du frère de Lu Xun, Zhou Zuoren (1885- 1967) qui, no tamment dans « La littérature de l ' H o m m e » (« Ren de wenxue »), r ompt avec la littérature du passé qui « honore empereurs, bandits ou démons au détr iment du peuple, dépositaire de l 'humanité vraie ».

Les programmes de la révolution littéraire dénoncent la dichotomie millénaire qui règne dans la littérature chinoise. On distingue en effet dans la tradition chinoise une « haute » et une « basse » littérature. La première, écrite en langue classique (wenyan), est créée par les lettrés qui seuls y ont accès : comprenant les genres « nobles » (poésie, essais et histoire), remettant à l 'honneur, d'autre part, les vertus

1. L'article de Chen Duxiu se résume en trois points : « En bravant volontiers les pédants de tout le pays, et en soutenant ainsi mes amis, je hisse haut l'étendard de l' "Armée révolutionnaire de la lit- térature", sur lequel se distinguent en gros caractères : renverser la littérature aristocratique, maniérée et flatteuse pour construire une littérature du peuple, simple et expressive ; renverser la littérature classique, désuète et sur-ornée pour construire une littérature réa- liste, fraîche et sincère ; renverser la littérature des "monts et forêts", obscure et hermétique, pour construire une littérature de la société, claire et populaire » (Chen Duxiu, Sur la révolution littéraire (Wenxue geming lun), Nouvelle Jeunesse, vol. 2, n" 6, 1917, p. 1).

Page 10: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

confucéennes, cette littérature, seule, bénéficie d'une reconnaissance officielle. La seconde, fortement marquée

par la langue vernaculaire (baihua), est une littérature de divertissement qui s'adresse aux illettrés ou semi-illettrés. S'y rattachent le roman et le théâtre, genres populaires que leur manque de valeur didactique et même leur caractère purement fictionnel excluent de l 'orthodoxie littéraire. Quand les promoteurs de la révolution littéraire se battent en faveur de la langue parlée que, désormais, ils valorisent comme le seul instrument de la littérature au grand dam de la langue classique, ils visent, ce faisant, un double objectif, aussi bien social que littéraire. Il ne s'agit pas comme en Inde de créer une vulgate nationale, une langue commune panchinoise, puisque celle-ci existe déjà : elle était, depuis des siècles, dans tout le pays, la langue parlée de toute une classe sociale ; il ne s'agit pas non plus de créer une littéra- ture en langue parlée : celle-ci est née depuis plus de mille ans. On tente en réalité d'inverser l 'ordre des choses et

d'élever délibérément la langue parlée au rang de langue lit- téraire reconnue : la littérature écrite en langue parlée sera une littérature appréciée par toutes les couches sociales. Par ce biais d'abord littéraire, on aspire à répandre dans toutes les classes de la population et dans toutes les aires dia- lectales, la connaissance et la pratique d'une langue natio- nale (guoyu) qui effacera les frontières entre les langues écrite et parlée. De tels programmes révolutionnaires ne manquent pas à l'évidence de soulever des controverses, mais l'opposition conservatrice se révèle faible et se trouve dans l'impossibilité d 'empêcher le processus irréversible- ment engagé : les appels théoriques commencent à por ter leurs premiers fruits, avec « Le journal d 'un fou » (« Kuan- gren riji ») de Lu X u n écrit dans la langue parlée. Celle-ci, depuis, non seulement devient le signe distinctif de la litté- rature moderne, mais supplante dès 1920 la langue classique dans les programmes d'enseignement primaire.

Si Lu Xun a le grand mérite, non sans que Qian Xuantong l'y ait invité, d'actualiser les programmes de la révolution littéraire, il faut pourtant reconnaître que

Page 11: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

dès la fin du siècle dernier on voit s'esquisser dans le domaine du roman les tentatives de réformes qui auront influencé l'optique de la génération de cette révolution bien que celle-ci les passe sous silence. Les volontés de changement se manifestent en effet parallèlement au mouvement réformateur de 1898. Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer l'esprit du lecteur et stimuler le processus de modernisation. C'est une mission dont le roman traditionnel est incapable, trop marqué par une thématique de l'histoire et de l'amour. Il lance donc un appel à une « révolution du roman » (xiaoshuojie geming) et préconise un « nouveau roman » (xin xiaoshuo), chargé de promouvoir des réformes politiques. Des cen- taines de romans paraissent au cours de cette période, en réponse à ces nouvelles exigences. Choses étranges vues en vingt ans (Ershinian mudu zhi guaixianzhuang, 1905) de Wu Woyao (1866-1919), La révélation du milieu des mandarins (Guanchang xianxingji, 1903-1905) de Li Boyuan (1867- 1906), Les pérégrinations d'un clochard (Laocan youji, 1903- 1904) de Liu E (1857-1908) et Les fleurs sur l'océan des pé- chés (Niehaihua, 1905) de Zeng Pu (1872-1935) figurent sans doute parmi les œuvres les plus marquantes. Ces romans se caractérisent par une dénonciation directe de la sombre réalité sociale, corruption et dépravation des fonctionnaires notamment. Ce qui leur valut plus tard le nom de « roman de dénonciation ». Mais en insistant

sur leur valeur documentaire, on a trop tendance à oublier que dans plusieurs registres les romans écrits avant la période de la révolution littéraire s'engagent déjà dans un processus de rénovation. Dans le contenu il y eut d'abord un renouvellement thématique : au lieu de reprendre des histoires, l'auteur s'attache à l'actualité sociale et se charge de la description de tous les groupes sociaux, depuis les hauts fonctionnaires jusqu'aux prosti- tuées en passant par les compradores. Il faut souligner que les formes romanesques même commencent à subir des innovations, bien que dans l'ensemble elles restent

Page 12: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

fidèles à la tradition La structure narrative ne respecte plus l'éthique confucéenne traduite souvent en happy- end ; elle laisse place maintenant au dénouement tragi- que. Chaque auteur est marqué par un style particulier, individualisé, privilégiant le point de vue subjectif : cette introduction de la première personne dans la narra- tion est loin d'avoir une signification anodine.

Dans un ordre très différent, il existe après la révolu- tion de 1911 une production romanesque abondante, qui remporte un grand succès auprès d'un public urbain. Ces romans appartiennent à l' « Ecole des canards mandarins et des papillons », appelée ainsi parce que depuis L'âme du poirier en jade (Yu li hun, 1911) de Xu Zhenya (1889-1937), ces romanciers jouent librement mais de façon quelque peu incontrôlée avec le symbole traditionnel des couples de canards mandarins et de papillons pour signifier les amoureux inséparables. A travers les aventures sentimen- tales dont ces romans sont friands, on devine une visée commerciale qui éclipse leur valeur littéraire. Un examen attentif montre pourtant que les meilleurs d'entre eux, Xu Zhenya et Su Manshu (1884-1918) par exemple, ont écrit des œuvres qui révèlent une quête esthétique certaine et qui contribuent au renouvellement du mode narratif. Il est vrai qu'au départ ils écrivent encore en langue classi- que : c'est que la langue classique dans la tradition chi- noise se montre plus apte que la langue vernaculaire à exprimer des sentiments et des émotions. Mais comme ces romans s'attachent au lyrisme, c'est-à-dire à l'expression des passions tourmentées des personnages et parfois

1. Sur les innovations formelles opérées dans le domaine romanesque durant la période de 1902-1927, cf. l'ouvrage de Chen Pingyuan, La transformation du mode narratif dans le roman chinois (Zhongguo xiao- shuo xushi moshi de zhuanbian), Shanghai renmin chubanshe, 1988 ; aussi Milena Dolezelova-Velingerova, ed., The Chinese Novel at the Turn of the Centry, Toronto, Buffalo, London, University of To- ronto Press, 1980.

2. Les romans de Su Manshu sont traduits en français sous le titre de Les larmes rouges du bout du monde, par G. Soufflet et Dong Chun, Gallimard, 1989 (« Connaissance de l'Orient »).

Page 13: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

même du narrateur, les intrigues passent au second plan, au profit du sujet narratif. Contrairement au roman tradi- tionnel où l'affabulation l'emporte sur la psychologie, le récit de cette époque est de plus en plus subjectivé. En accord avec cette dernière tendance, les romans s'écrivent fréquemment à la première personne, introduisant dans l'intrigue poèmes, lettres personnelles et journal intime.

L'oubli de ces aspects d'innovations formelles s'expli- que. On perçoit dans l' « Ecole des canards mandarins et des papillons » une sorte de roman de divertissement et d'évasion, qui ne néglige pas la rentabilité commer- ciale — raison pour laquelle, sans doute, la génération de la révolution littéraire adopte une attitude de rejet à son égard. Mais en revanche, si la même génération passe sous silence aussi les efforts des réformateurs dans le domaine du roman, c'est peut-être davantage pour des motifs politiques : durant la première décennie, après l'effondrement de la dernière dynastie impériale, les anciens réformateurs qui n'abandonnaient pas le confu- cianisme, mais qui tentaient de le réconcilier aux idées modernes, le revendiquent maintenant pour soutenir le régime dictatorial de Yuan Shikai, en faveur de la res- tauration de l'ordre ancien. S'identifier à eux serait de

mauvais augure. Ils préfèrent donc lancer la « révolution littéraire », comme un étendard flambant neuf, que le passé n'a pas entaché.

La nouvelle génération intellectuelle adopte donc une attitude contestataire radicale. Au conformisme et au néo-

traditionalisme elle oppose un iconoclasme, qui remet en cause tout le système socioculturel chinois, dont elle dénonce les effets négatifs dans un contexte historique désastreux. Car, tout le pouvoir politique de la Chine tra- ditionnelle s'appuie sur une organisation bureaucratique particulière. On y accède grâce à un système de concours qui permet de recruter les fonctionnaires sur le critère de leur connaissance des classiques confucéens, écrits exclusi- vement en langue classique et comprenant aussi bien des textes littéraires que des essais historiques et philoso-

Page 14: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

phiques. Ce système de concours est supprimé en 1905, en raison de la corruption de ceux qui en définissent les modalités, en raison aussi de son inadaptation aux nou- veaux besoins socio-économiques du pays. Mais l'ensem- ble du système éducatif reste inchangé, reposant toujours sur ce long apprentissage des classiques, qui constitue dé- sormais un obstacle fondamental à la modernisation du

pays : il coupe les intellectuels du monde concret et les prive d'une évaluation réaliste de la situation intérieure et extérieure. On attribue même à ce système la responsabi- lité de la déchéance dans laquelle s'enlise la Chine — état qui contraste avec celui d'un Occident tout-puissant et d'un Japon modernisé. C'est pour cela que les promoteurs de la nouvelle culture ont choisi comme objectif de se dé- barrasser de la langue classique afin de créer une nouvelle littérature en langue parlée. Il faudra détruire la littérature confucéenne car la langue classique dans laquelle elle s'écrivait est « morte », isolée de la vie sociale. Il faudra construire une nouvelle littérature, écrite dans une langue compréhensible par tous, centrée sur les problèmes actuels de la réalité sociale, permettant à la Chine de capter les idées nouvelles, de s'ouvrir au monde et enfin de s'engager rapidement dans la voie de la modernisation. Un programme littéraire qui se mêle donc à un pro- gramme politique, et qui aura inspiré le Mouvement du 4 mai 1919. A l'origine contestation patriotique contre l'attribution au Japon des anciennes possessions alle- mandes de la province du Shandong en Chine, à l'issue du traité de Versailles, il devient vite un vaste mouvement social et culturel qui, au nom de la démocratie et de la science (synonyme de progrès), tente l'éradication du mal, le confucianisme, avec un slogan iconoclaste : « A bas la boutique Confucius ! » Si la révolution littéraire a annoncé en partie le Mouvement du 4 mai, celui-ci, en revanche, contribue à élargir et à vulgariser ses idées et ses programmes. Par ailleurs c'est seulement à la suite de ce Mouvement qu'on assiste à une véritable éclosion de l'écriture romanesque moderne. Ainsi rien d'étonnant si

Page 15: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

« la génération du 4 Mai » désigne souvent les romanciers chinois modernes

Dans la formulation des idées d'une nouvelle littéra-

ture, la réévaluation critique de la tradition culturelle de la Chine compte parmi les facteurs d'impulsion. Mais l'in- fluence des théories et des modes d'écriture littéraire

étrangers n'en est pas moins décisive. On n'est pas près d'oublier à ce sujet les extraordinaires travaux de traduc- tion réalisés par un Yan F u (1852-1921) ou un Lin Shu (1852-1924). Yan Fu, étudiant formé dans une école navale anglaise, a porté à la connaissance des intellectuels chinois les ouvrages occidentaux de sociologie et de phi- losophie, tandis que Lin Shu, qui ne connaissait aucune langue étrangère, a donné une version chinoise, d'après les traductions orales fournies par ses collaborateurs, de plus de cent soixante-dix romans européens et américains — parmi lesquels La Dame aux Camélias d'Alexandre Dumas qui a connu un succès considérable auprès du pub l i c Malgré le nombre et la qualité de ces travaux, l'impact de l'influence occidentale sur le roman de la der- nière période des Qing reste modeste, car la connaissance des langues étrangères est encore peu répandue : les tra- ductions sont souvent des paraphrases, voire de libres adaptations, écrites dans une belle langue classique, mais peu apte à rendre sensibles de nouvelles possibilités for- melles du roman. Avec la nouvelle intelligentsia chinoise, le contact avec les œuvres étrangères va prendre une tout

1. Cf. le titre d'un ouvrage collectif important réalisé sous la direction de Merle Goldman, Modern Chinese Literature in the May Fourth Era, Cambridge, Massachusetts, London, Havard University Press, 1977.

2. Il a traduit par exemple, Evolution and Ethics de Thomas Henry Huxley (1898), The Wealth of Nations d'Adam Smith (1901- 1902), System of L ogic et On Liberty de John Stuart Mill (1902-1903), Study of Sociology d'Herbert Spencer (1903), L'Esprit des lois de Mon- tesquieu (1904-1909).

3. Parmi les traductions qui ont eu le plus de succès, on peut encore citer Uncle Tom's Cabin d'Harriet Beecher Stowe (1901), David Cop- perfield de Dickens (1908), Ivanhoe de Walter Scott (1905), The Sket- chbook de Washington Irving (1907).

Page 16: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

au t r e d i m e n s i o n — c o n t a c t r e n d u p l u s d i r e c t et p l u s f ruc -

tueux, grâce à la c o n n a i s s a n c e des l angues q u e p o s s è d e n t les intel lectuels o u leurs sé jours à l ' é t ranger . Ils d é c o u -

v ren t et f o n t d é c o u v r i r u n g r a n d n o m b r e d ' œ u v r e s qui

e x p r i m e n t à la fois l eu r a sp i r a t i on e s t h é t i q u e e t l eu r criti-

que de la société. Il n ' e s t pas é t o n n a n t q u e C h e n D u x i u

appl ique au d o m a i n e l i t téraire u n e i n t e r p r é t a t i o n radicale de l ' évo lu t ion de la n a t u r e et de la société , i n sp i r ée e s sen -

t ie l lement p a r les sc ient i f iques et p e n s e u r s f rançais c o m m e

Lamarck , Babeu f , S a i n t - S i m o n e t Four i e r . Ains i conçoi t - i l l ' évo lu t ion li t téraire c o m m e u n e s u c c e s s i o n de c o u r a n t s

c o n t r a d i c t o i r e s — d u c lass ic i sme au n a t u r a l i s m e en pas -

san t p a r le r o m a n t i s m e et le r é a l i s m e — , d a n s s o n a r t i c le

in t i tu l é « S u r l ' h i s t o i r e d e la l i t t é r a t u r e e u r o p é e n n e m o -

d e r n e » (« X i a n d a i o u z h o u w e n v i s h i t a n ») p u b l i é en 1915

dans Nouvelle Jeunesse. V i s i o n s impl i f ica t r ice , vo i r e r é d u c -

tr ice de la l i t t é r a t u r e e u r o p é e n n e , m a i s elle es t « p r o b a b l e -

m e n t la p r e m i è r e m a n i f e s t a t i o n de l ' i n t e n t i o n des n o u - veaux intel lectuels de r é f o r m e r la l i t t é ra ture c h i n o i s e en

h a r m o n i e a v e c les t h é o r i e s o c c i d e n t a l e s » C h e n D u x i u

p a r a i l leurs e x h o r t e « t o u s les h o m m e s a m b i t i e u x d u

mil ieu l i t téraire chinois . . . à d e v e n i r les H u g o , Zo la ,

G o e t h e , H a u p t m a n n , D i c k e n s et W i l d e c h i n o i s » La

revue Nouvelle Jeunesse qu' i l dirige c o n s a c r e à ce t e f fe t de

n o m b r e u s e s pages à la t r a d u c t i o n d e la l i t t é ra ture o c c i d e n -

tale. D e s o n cô té , H u Shi ne cache pas s o n a d m i r a t i o n

p o u r la Rena i s sance e u r o p é e n n e ni p o u r les m o u v e m e n t s littéraires amér ica ins des a n n é e s dix. Plus t a rd l ' i n té rê t

qu'il p o r t e su r I b s e n va susc i te r d a n s le mi l ieu inte l lectuel

u n vér i table e n g o u e m e n t p o u r ce d r a m a t u r g e n o r v é g i e n ,

et N o r a d e v i e n d r a u n e g r a n d e f igure inspi ra t r ice . Ainsi les

œuvres e t les t héo r i e s l i t téraires occ iden ta l e s jou i ron t -e l l es

d ' u n e i m m e n s e p o p u l a r i t é p a r m i la nouve l l e in te l l igents ia

1. Chow Tse-tsung, The May Fourth Movement. Intellectual Révolution in Modem China, Cambridge, Mass., Havard University Press, 1960, p. 273.

2. Chen Duxiu, Sur la révolution littéraire (Wenxue geming lun), Nouvelle Jeunesse (Xinqingnian), vol. 2, n" 6, 1917, p. 2.

Page 17: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

j u s q u ' à la g u e r r e s i n o - j a p o n a i s e d é c l e n c h é e e n 1937. C e t

in té rê t et ce t e n g o u e m e n t n e s e r o n t d é m e n t i s q u e p a r la

r e c h e r c h e d e s « f o r m e s n a t i o n a l e s » e n t r e p r i s e d a n s les

années q u a r a n t e p a r d e s écr iva ins d e g a u c h e o u s y m p a t h i -

sants, a lors q u ' à ce t te m ê m e é p o q u e , à Shangha i , des écri- vains d e m e u r e n t e n é t ro i t c o n t a c t avec la l i t t é ra ture occi -

denta le . C ' e s t de ce t i m p a c t q u e na î t ra u n r o m a n p r o c h e ,

e f f e c t i v e m e n t , d a n s sa c o n c e p t i o n , d u r o m a n o c c i d e n t a l

— et qu i , d a n s le m ê m e t e m p s , s ' é l o i g n e r a d e sa p r o p r e t radi t ion.

Mais si le r o m a n ch ino i s m o d e r n e na î t sous le d o u b l e

signe de l ' i n f luence occ iden ta l e et d ' u n e r u p t u r e avec la

l i t té ra ture classique, il f au t s ' i n t e r r o g e r su r ce t te r u p t u r e

et p o r t e r sur elle u n j u g e m e n t p r u d e n t e t n u a n c é . Les réa-

lités textuel les et con tex tue l l e s n o u s m o n t r e n t q u e le

r o m a n ch ino i s m o d e r n e résul te d ' u n p r o c e s s u s d e syn-

thèse et d e t r a n s f o r m a t i o n a u x s o u r c e s d ' i n s p i r a t i o n va r iées : les m o d è l e s o c c i d e n t a u x , a v e c l eu r s v a l e u r s , l eu r s

idées, leurs f o r m e s , o n t laissé l eu r e m p r e i n t e , mais les l iens avec la l i t t é r a t u r e t r a d i t i o n n e l l e d e t o u t o r d r e —

textes li t téraires c o m m e n o n l i t téraires, e n l angue classi-

q u e c o m m e en l a n g u e v e r n a c u l a i r e — ne s o n t j ama i s v r a i -

m e n t r o m p u s , fû t -ce sous u n e f o r m e la ten te et i n s inuan te . Il existe en t r e le r o m a n m o d e r n e et la l i t t é ra ture t r ad i t ion -

nelle u n e vér i tab le i n t e r a c t i o n qu i mê le l ' i n f luence é t ran-

gère aux t r ad i t ions a p p a r e m m e n t a b a n d o n n é e s . D e là ce t

a spec t r iche et diversif ié de la c r é a t i o n r o m a n e s q u e p e n -

d a n t ces q u e l q u e t r e n t e ans.

C ' e s t de ce t te r i chesse et de ce t te d ivers i té q u e t e n t e r a

de r e n d r e c o m p t e ce t essai, à t ravers u n e o b s e r v a t i o n à la

fois textuel le et con tex tue l l e . D a n s la p r e m i è r e par t ie ,

n o u s essa ie rons de m o n t r e r les d i f f é r en t e s é tapes d ' u n par -

cours . A la d i f f é r e n c e de ce r ta ines lec tures qu i v o i e n t e n

r o m a n ch ino i s m o d e r n e u n g e n r e e s s e n t i e l l e m e n t réaliste

et engagé, n o u s i n s i s t e rons su r la m u l t i t u d e des c o u r a n t s et des t e n d a n c e s , su r l 'act ivi té inven t ive des g r o u p e s d 'écr ivains o u des ind iv idus . A la d i f f é r ence aussi de cer-

ta ines i n t e r p r é t a t i o n s s e l o n lesquel les ce r o m a n est sort i

Page 18: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

d i r e c t e m e n t d u m o u l e o c c i d e n t a l et sans c h a r m e « exo t i -

q u e », n o u s p r é f é r e r o n s s o u l i g n e r q u e , c o n d i t i o n n é s p a r

leur cul ture p r o p r e m e n t ch ino i se e t p a r les p r é o c c u p a -

t ions soc io -h i s to r iques spéc i f iques , les r o m a n c i e r s réuss is - sent à t r a n s f o r m e r les m o d è l e s o c c i d e n t a u x e n u n e créa-

t ion originale, que s o u s - t e n d l ' i n t e rac t ion c o n s t a n t e de la

vo lon t é de m o d e r n i s a t i o n e t de la p e r m a n e n c e de t radi-

tion. La ré f lex ion se p r o l o n g e r a , d a n s la s e c o n d e par t ie ,

pa r u n e é tude fo rmel le et t h é m a t i q u e des œ u v r e s m a j e u r e s

écrites p a r les au t eu r s les p lus m a r q u a n t s de ce t te pé r iode .

N o u s en d é g a g e r o n s u n e lec ture divers i f iée à l ' image de la

réalité plurielle des textes. N o t r e o b j e c t i f ? L i r e et faire lire u n tab leau aux cou leurs et aux m o t i f s variés, d a n s s o n e n s e m b l e c o m m e d a n s ses dé ta i l s — u t i l i s a n t t o u r à t o u r

jumelles et loupes . Mais en r e g a r d a n t aussi à l 'œil n u

1. Le roman chinois moderne connaît aussi un grand développement à Taiwan. Nous avons le regret de n'avoir pu aborder cette produc- tion, dont la richesse et la particularité nécessiteraient une étude en- tière.

Page 19: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer
Page 20: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

P R E M I È R E P A R T I E

Métamorphose et survivance

Page 21: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer
Page 22: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

La formation

1 9 1 8 - 1 9 2 7

Double culture des romanciers

Les programmes littéraires définis par les théoriciens du 4 Mai sont mis en application par une nouvelle géné- ration d'écrivains dont la formation, l'expérience person- nelle et le style de vie diffèrent totalement des longues tra- ditions séculaires chinoises. A vrai dire, l'ampleur de la culture acquise par ces jeunes intellectuels et la double formation que la plupart d'entre eux ont reçue offrent dans une certaine mesure l'image même de la formation du roman chinois moderne.

Les futurs romanciers ont presque le même âge — une vingtaine d'années quand ils apparaissent sur la scène lit- téraire, sauf Lu Xun qui est d'une génération leur aîné —, ils appartiennent au même milieu social, ayant reçu le même type d'éducation. Nés à la charnière des deux siè- cles, ils sont témoins du processus de modernisation qui agite la Chine, témoins aussi de ses contacts avec l'Occi- dent, à la fois bénéfiques et désastreux. Beaucoup d'entre eux sont issus de familles de notables vivant depuis des générations dans les petites villes des provinces du Sud, telles le Zhejiang, le Jiangsu ou le Sichuan. Ces régions sont des centres culturels qui ont vu naître dans l'histoire bon nombre de poètes et de romanciers illustres. Certains d'entre-eux ont même pour père ou grand-père des man-

Page 23: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

darins et des lettrés éminents. Ces familles investissent

beaucoup dans l'éducation de leurs enfants, créant pour eux des conditions favorables à la préparation du concours impérial, afin qu'ils accèdent à une carrière bureaucratique lucrative.

Mais c'est précisément l'apprentissage ardu et « méca- nique » des classiques, souvent accompagné de punitions sévères, qui a détourné l'enfant de la voie espérée. Le sou- venir amer de leur enfance ne sera pas étranger, plus tard, à la condamnation par ces jeunes écrivains, de tout l'héri- tage confucéen et de la tradition classique. Mais malgré un rejet catégorique, ces textes ancrés profondément dans leur mémoire à l'âge de l'apprentissage hanteront tou- jours leur esprit. Quand ils adopteront une nouvelle écri- ture, si moderne soit-elle, ils n'oublieront pas la perfec- tion esthétique atteinte, au cours des siècles, par la littérature classique.

Il faut ajouter que la souffrance ne fut pas pour ces romanciers le seul lot de leur enfance ; ils garderont aussi le souvenir des expériences heureuses que leur offrit la lecture de romans exquis écrits en langue vernaculaire, remplis d'aventures et de scènes érotiques. Ces enfants précoces les dévorent en attendant de les choisir, plus tard, pour objets d'études quand ils deviendront roman- ciers ou critiques. Enfin, il faut noter l'importance de l'impact, sur cette nouvelle génération d'écrivains, des premières traductions de Lin Shu — paraphrases des romans occidentaux, certes, mais qui réécrivent des his- toires suffisamment exotiques, dans une langue classique suffisamment belle et élégante pour enchanter ces jeunes lecteurs.

Après la suppression du système du concours impérial, il devient possible, pour la jeune génération, d'espérer recevoir une éducation plus moderne de type occidental. Elle nourrit le désir de s'initier aux disciplines occiden- tales, mais ne peut les étudier que dans quelques rares uni- versités chinoises ou à l'étranger. Les jeunes quittent donc l'atmosphère asphyxiée des petites villes pour venir dans

Page 24: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

les grandes cités, coupant tout lien avec leur clan conser- vateur. Poussés par des raisons liées à la vie pratique, encouragés par leurs capacités intellectuelles, animés par le rêve patriotique de rendre la Chine plus riche et plus puissante, ceux qui partent pour l'étranger optent pour l'étude des sciences, de la médecine ou de la technologie, tandis que ceux qui restent en Chine s'inscrivent dans les écoles normales pour devenir professeurs ou traducteurs. Mais pour des raisons multiples, certains sont vite déçus par leurs études et s'intéressent davantage à la littérature et notamment à la littérature étrangère. La connaissance de la langue du pays leur ouvre une expérience esthétique toute nouvelle dans la lecture des œuvres occidentales.

Durant cette période, c'est surtout au Japon que les étu- diants chinois découvrent ces œuvres, notamment anglaises, allemandes, françaises et russes. Ils les lisent soit à travers les traductions japonaises, soit directement dans la langue de l'auteur, puisque les meilleures universités japonaises de l'époque exigent la connaissance d'une lan- gue occidentale dans le curriculum vitae des candidats. Ainsi Yu Dafu, qui a une double connaissance du japo- nais et de l'anglais, affirme-t-il avoir lu un millier de romans étrangers pendant son séjour au Japon.

Grâce aux lectures de leur enfance, les jeunes intellec- tuels sont devenus des récepteurs sensibles des œuvres étrangères, si séduisantes. Un assez grand nombre d'entre eux abandonnent leurs études dans les disciplines techno- logiques pour entamer une carrière littéraire. C'est un choix aventureux puisque le métier d'écrivain, peu lucra- tif, n'offre aucune sécurité financière. Leur motivation principale réside dans la volonté d'apporter des lumières à leurs concitoyens dans un pays qui connaît un tel retard. Ils sont convaincus que les mots auront plus de pouvoir que la technologie pour sauver la Chine, malade dans son corps sûrement mais surtout dans son esprit. Leurs nou- velles aspirations coïncident avec le Mouvement du 4 mai qui, par son ampleur — en touchant toutes les couches sociales de la Chine —, leur a offert un espoir réel de

Page 25: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

construire une nouvelle culture chinoise. Ces jeunes intel- lectuels rentrent au pays et prennent une part active dans le déroulement des événements.

Les centres d'attraction se trouvent plutôt sur les côtes, notamment à Shanghai, ville cosmopolite et centre d'échanges culturels avec l'Occident, tandis que Pékin, profondément imprégnée de la culture traditionnelle, reste relativement conservatrice. La nouvelle intelligent- sia, de retour de l'étranger, s'installe donc dans ces grandes cités côtières, où des universités nouvellement créées, des maisons d'édition, de presse, des librairies, des cinémas... leur permettent de poursuivre ces métiers fort attractifs, mais très mal payés, d'écrivains, de journalistes ou de traducteurs. C'est là en effet qu'ils trouveront ces institutions ou ces instruments culturels essentiels à l'épa- nouissement de la vie intellectuelle qui, dans les années vingt, se développera comme un phénomène profondé- ment urbain.

La première décennie qui suit la révolution littéraire est une période de ferveur, d'euphorie et d'espoir. Plus d'une centaine de sociétés littéraires voient le jour dans les grandes cités, autant de revues littéraires, sinon plus. En l'espace d'un peu plus de dix ans la Chine absorbe en toute hâte tous les courants et toutes les théories que l'Europe a mis plus d'un siècle à engendrer : romantisme, réalisme, naturalisme, symbolisme, expressionnisme, dadaïsme et surréalisme. Entre 1917 et 1927, plus de quatre cents titres littéraires étrangers sont traduits en chi- nois. Comme l'a fait remarquer D. Fokkema, la littérature étrangère « sert de levier pour détruire le système culturel existant et réorienter les lecteurs vers un nouveau système culturel »

Le romantisme, le réalisme et dans une moindre mesure le symbolisme ont rencontré un accueil particulièrement

1. D. Fokkema, Lu Xun : The Impact of Russian Literature, in Merle Goldman, éd., Modern Chinese Literature in the May Fourth Era, Cam- bridge, Mass., London, Harvard University Press, 1977, p. 89.

Page 26: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

e n t h o u s i a s t e . Q u e l ' « a v a n t - g a r d e » c h i n o i s e foca l i se s o n

r ega rd su r l ' éc r i tu re e u r o p é e n n e d u X I X siècle et d u d é b u t

d u X X cela p e u t p a r a î t r e r e l e v e r d ' u n g o û t c o n s e r v a t e u r

e t p a r a d o x a l , s u r t o u t si l ' o n s o n g e q u ' à la m ê m e é p o q u e

l ' a v a n t - g a r d e l i t téraire rus se r e g a r d e avec d é d a i n les c o u -

ran t s l i t téraires e u r o p é e n s d u siècle écoulé . P o u r

c o m p r e n d r e ce p h é n o m è n e , il f audra i t p e u t - ê t r e t en i r

c o m p t e des c o n d i t i o n s d a n s lesquel les les g r o u p e s r écep -

t e u r s r é c l a m e n t l ' i n t r o d u c t i o n d e s l i t t é r a t u r e s é t r a n g è r e s :

s o n t r e t e n u s les seuls a spec t s qui s ' h a r m o n i s e n t avec les

ex igences de la n o u v e l l e cul ture . C o n s c i e n t q u e ce c o u r a n t

l i t téraire q u ' e s t le r éa l i sme c o n n a î t u n recul i m p o r t a n t au

d é b u t des a n n é e s vingt , la Soc ié t é de R e c h e r c h e s litté-

raires ins is te n é a n m o i n s p o u r l ' i n t r o d u i r e e n Ch ine . C ' e s t

q u e le d é v e l o p p e m e n t d ' u n e l i t t é ra tu re socia le a b e s o i n

d ' u n e x e m p l e é t r a n g e r ! Le r é a l i s m e e u r o p é e n d u X I X siè-

cle c o n s t i t u e d o n c u n e r é f é r e n c e p o u r les éc r iva ins qui

v e u l e n t i n t e r v e n i r d a n s les p r o b l è m e s soc iaux . D ' u n au t r e

cô té , le r o m a n t i s m e e u r o p é e n auss i g a g n e d u t e r ra in ; il

s e m b l e recuei l l i r m ê m e p lus d e succès a u p r è s de la j eune

g é n é r a t i o n d ' éc r iva ins c o m m e d u pub l ic , d a n s ce t t e

p é r i o d e o ù le s y s t è m e s o c i o c u l t u r e l c o n n a î t de g raves p e r -

t u r b a t i o n s , t and is q u e l ' i nd iv idu r e v e n d i q u e ses dro i t s .

Les révo l t és r o m a n t i q u e s d e v i e n n e n t vi te les ido les des

j eunes qu i s o u s c r i v e n t v o l o n t i e r s à l ' e n t h o u s i a s m e d e l eu r

p a t r i o t i s m e e t s y m p a t h i s e n t avec les pe t i t e s n a t i o n s o p p r i -

mées . Mais i n d i v i d u a l i s m e et sub j ec t i v i sme , cul te d e la

n a t u r e e t a m o u r de la poés i e , r évo l t e et l iber té , t o u t e s ces

va leurs p r o p r e s au r o m a n t i s m e o n t p u d ' a u t a n t p lus faci-

l e m e n t g a g n e r le c œ u r des j eunes qu 'e l les t o u c h e n t cer -

1. Comme l'un des responsables de la Société, Mao Dun, l'affirme dans la « déclaration de réorientation » du futur organe de la Société : « Du point de vue mondial, la littérature réaliste semble montrer un signe de fatigue ; Il convient donc de ne pas trop en parler. Mais compte tenu de la situation de nos milieux littéraires intérieurs, où il n'existe ni un esprit ni une œuvre réalistes, il me paraît nécessaire, aujourd'hui encore, d'en faire une introduction réelle » (Revue mensuelle des Nouvelles (Xiaoshuo yuebao), vol. 12, n" 1, 1921, p. 3).

Page 27: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

taines fibres dans la profondeur de la mentalité chinoise : elles correspondent aux valeurs non conformistes et anti- confucianistes incarnées dans la tradition par l'esprit taoïste et bouddhiste. Dans les deux cas, on voit le code

historique et traditionnel conditionner implicitement l'attitude réceptrice. D 'un côté des romanciers adoptent une écriture réaliste qui s'inscrit dans la vie sociale. Cette conception didactique et moralisatrice d'une littérature, servant le bien public et censée refouler le sentiment per- sonnel de la vie immédiate, traduit, inconsciemment, leur désir de se substituer aux anciens lettrés-fonctionnaires

dans le rôle d ' intervenants sociaux. A l 'opposé surgit la « fantaisie » taoïste, laissant libre cours à l ' imagination et à la création esthétique. Ce conflit, sensible à travers toute l'histoire littéraire chinoise, répond à une polarité constante dans l'âme chinoise. Elle semble à l 'œuvre ici

dans ce qu'on appelle les activités réceptrices.

Eclosion des groupes et des courants

Les groupes littéraires

Le roman chinois moderne naît dans la période qui s'étend de 1918 à 1927. Sa formation doit beaucoup à l'initiative de Lu Xun . E n mai 1918, Lu X u n publie dans Nouvelle Jeunesse, la revue à laquelle il collabore, « Le jour- nal d 'un fou », une nouvelle écrite en langue parlée et qui, par la virulence du thème et par la nouveauté du style, secoue le milieu littéraire. Il écrit dans les années sui-

vantes, avant de se consacrer exclusivement à des essais,

une vingtaine de nouvelles, réunies dans Cris (Nahan, 1923) et Errances (Panghuang, 1926). Parmi elles « K o n g yiji », « Remède » (« Yao »), « Véritable histoire d 'A Q » (« A Q zhengzhuan ») ou « Sacrifice du Nouvel A n »

1. Traduite par Michelle Loi sous le titre de Histoire d'A Q : véridique biographie, Le Livre de poche, 1989 (biblio).

Page 28: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

une structure narrative révélant les échecs successifs du

« héros » et par la mise en scène d ' u n milieu intellectuel encombré de bêtises sociales, le roman accède, par un ton constamment ironique, à une réflexion profonde sur le destin de l 'homme moderne.

Une structure picaresque inversée

Divisé en neuf chapitres, ce roman donnera lieu à un découpage différent selon qu 'on privilégie une lecture de l'histoire ou celle du parcours du personnage. L'his- toire se déroule à quatre temps avec la première partie (chap. 1-4), la deuxième (chap. 5), la troisième (chap. 6-8) et la dernière (chap. 9). La première partie va du re tour d 'Europe du protagoniste jusqu'à son acceptation de l'invitation de l'Université de Sanlü, en passant par son bref séjour dans son pays natal Wuxi et ses aventures à Shanghai. La deuxième partie, qui se limite à un seul cha- pitre, retrace le voyage éprouvant qu'effectuent Fang Hongjian et ses compagnons pour gagner l'Université de province. La troisième partie décrit no tamment la vie hypocrite et la conduite sournoise de ses collègues. La dernière partie se consacre aux disputes et au divorce de notre héros avec sa femme. Chacune des parties est pour ainsi dire un « segment fonctionnel » autonome, mais elles s 'enchaînent toutes dans une contiguïté et se recoupe sous forme de fugue.

La première partie constitue une sorte de condensé, où s 'annoncent toutes les pressions que va subir le protago- niste sous des formes diverses et plus concrètes dans la suite du récit. Les échecs successifs se dessinent déjà ici chez ce personnage qui ne réussit en rien. Le prototype de certains personnages se forme également dans cette partie initiale. Mais la première partie est loin de donner le ton définitif, de fixer le climat qui varie tout au long des quatre parties du roman et s'engage dans une sorte de decrescendo de la bonne humeur : de la légèreté printa-

Page 29: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

nière et du burlesque estival, on passera à la tristesse automnale avant de se rigidifier dans la torpeur de l'hiver. Cette variation climatique nous invite déjà à penser que la structure narrative du roman est en fait liée au sort du

personnage, qui évolue également en quatre temps, mais donnerait un découpage un peu différent de la segmenta- tion précédente.

En effet, le parcours du protagoniste nous est présenté comme une tranche de sa vie recoupant ces quatre étapes : éducation, amour, carrière et mariage (famille). Ces quatre expériences capitales de l'existence humaine, Fang Hong- jian les a vécues allant d'échec en échec, jusqu'à la fin où il sombre dans une déception totale. C'est là qu 'on remarque qu'il s'engage dans la direction opposée à celle que T o m Jones a empruntée, puisque au lieu de l'élever au cours de différentes ascensions les aventures l'enlisent de plus en plus dans les désastres et les désillusions.

Dans les deux premiers chapitres, le retour en Chine et la visite du pays natal suscitent souvent des flash-back sur les études universitaires en Chine et les études en Europe ; la veulerie dont il donne la preuve révèle après coup la défaite logique du système éducatif moderne, puisque non seule- ment il ne forme pas les capacités intellectuelles et morales qui permettent d'affronter les difficultés de la vie, mais ne donne même pas accès aux connaissances nécessaires. Les troisième et quatrième chapitres se passent à Shanghai ; avec la ville comme décor, se déploient les rivalités amou- reuses. Su Wenwan, une demoiselle diplômée de Lyon, qui aime Fang Hongjian est plutôt aimée de Zhao Xinmei, un étudiant revenu des Etats-Unis, tandis que Fang Hongjian n'aime pas l'étudiante de Lyon, mais plutôt sa cousine Tang Xiaofu. Cet entrecroisement de poursuites passionnelles n'est qu'un jeu inutile puisqu'il n'aboutit à aucune conclu- sion. Malgré une certaine attirance mutuelle, Fang Hong- jian et Tang Xiaofu ne parviennent pas à communiquer ; un mur semble bien séparer définitivement ces deux êtres. L'avortement de leur rencontre est dû en fin de compte moins aux contraintes des convenances et de l'argent qu'à

Page 30: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

leur propre nature : le manque de communicat ion et de confiance dresse devant eux une barrière fatale et infran-

chissable. D u cinquième au septième chapitre, la scène se transfère, au terme de pérégrinations dignes d 'un D o n Qui- chotte, à l'Université de Sanlü, isolée dans une province perdue. Fang Hongjian, lui aussi, après l'insuccès de son aventure sentimentale, va se perdre dans l'engrenage de son expérience professionnelle. Les tricheries et les querelles entre les collègues sont devenues autour de lui les activités les plus quotidiennes et les plus professionnelles. Tou t son espoir et son avenir sont enterrés. Après tant de déboires, il ne reste plus, comme moyen de défense contre l'ennui et l'hostilité du métier, que le mariage et la famille. Mais détaché de la grande famille traditionnelle dont il est issu, pourrait-il compter sur le petit foyer qu'il va construire avec Sun Roujia ? Non. Loin d 'être une terre promise et un havre, elle devient un nouveau terrain de disputes, qui conduit irréversiblement à sa désagrégation, parce que l'amour, la fusion des âmes ne sont définitivement que des mensonges et des illusions :

Je pense maintenant que j'étais d'une naïveté sans bornes, avant mon mariage, et que je prenais bien trop à cœur mes his- toires d'amour. A dire vrai, quelle que soit la personne que tu épouses, tu es inéluctablement surpris, après le mariage, qu'elle ne soit pas celle dont tu étais amoureux, mais plutôt une autre. Puisqu'il en est ainsi, mieux vaut de faire l'économie de ces cours et de ces déclarations d'amour : en fait l'on se cache le

vrai visage quand on est amoureux, et l'on se connaît toujours mal arrivant au mariage. Finalement, le système traditionnel est plutôt franc, dans la mesure où l'on ne se connaît pas du tout avant le mariage

Cette réflexion pleine d 'amertume annonce la fin d 'une tétralogie couronnée de défaites. A la différence de T o m

1. Qian Zhongshu, La forteresse assiégée (Wei cheng), Pékin, Renmin wenxue chubanshe, 1985, p. 342 ; le passage se retrouve dans Qian Zhongshu, La forteresse assiégée, trad. par Sylvie Servan-Schreiber et Wang Lou, Paris, Christian Bourgois éd., 1987, p. 400.

Page 31: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

Jones, le chemin parcouru par Fang Hongjian n'est pas un chemin de bonheur, mais de malheur, un chemin

qu'aucun succès ne rejoint, mais jonché de déboires, qui conduit l'individu à une dévalorisation totale.

Un art de la distance

La structure narrative assombrissante se tisse pourtant d'un réseau idiolectal drôle et divertissant. L'une des

caractéristiques esthétiques de ce roman réside précisé- ment dans cet acte de parole ironique, qui suscite un mélange de lucidité, d'équilibre dans le raisonnement et de critique. L'auteur adopte une posture d'énonciation qui le maintient constamment à distance par rapport à l 'énoncé ; par une rhétorique particulière, il véhicule une vision critique des vices et des ridicules de ces individus qui constituent un certain milieu intellectuel de la Chine des années trente.

Comparaisons incongrues

L'auteur recourt à un nombre considérable de compa- raisons, dont le caractère excentrique ne cesse d 'é tonner le lecteur. O n se retrouve le plus souvent devant des compa- raisons où le comparant et le comparé sont choisis à de grandes distances sémantiques. Quand Fang Hongjian veut utiliser la langue étrangère pour tenter de rendre un peu plus intime son rapport avec Mlle Tang, la langue étrangère et un criminel entrent dans la comparaison : « Il aurait préféré écrire en anglais à Miss Tang en toute inti- mité, comme un proscrit qui trouve son refuge dans une concession étrangère » (p. 97). La physionomie du poète moderniste, Cao Yuanlang, inspire plutôt une comparai- son philosophique : « La face du poète qui buvait du petit-lait en écoutant ces louanges s'arrondit encore de béatitude au point de ressembler au cercle du « Taiji »

Page 32: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

dont la rondeur aurait été noyée dans une graisse jaune » (p. 88). Pendant le voyage des invités de l 'Universi té de Sanlü, l ' insalubrité s'associe curieusement à la morali té :

« Les quelques petits pains à la vapeur qui se t rouvaient à côté étaient maculés de points noirs, comme une fille de gynécée d o n t la pureté est souillée. » L'actualité sert sou- vent de référence ; elle concour t à la mise en place de la psychologie du personnage. Ainsi la peur de Hongjian devant la tante de sa femme : « Q u a n t à Hongj ian, chaque fois qu'il se retrouvait face à face avec elle, ses complexes augmenta ient comme les prix en temps de guerre. » L'actualité épouse également la pesanteur traditionnelle ; l'acte patriotique n'ayant pas reçu la récompense qu'il méritait, le père de Fang « se lamentait comme une veuve qui serait restée fidèle à son défunt mari sans que la belle- famille lui en sache le moindre gré » (p. 52).

La virtuosité de l'imagination rejoint une véritable pré- dilection pour les variations de jeux de comparaison. Par- fois, l 'auteur saisit une analogie partielle entre le compa- rant et le comparé pour produire une comparaison prolongée. C'est le cas de cette voix « morveuse » de la chanteuse :

Les minauderies de cette voix suraiguë étaient parsemées d'intonations gluantes comme si elle les avait produites par le nez. C'était à la fois grasseyant, collant, mou et lymphatique, et tout à fait du genre de la principale production du nez : la morve, mais il aurait au moins fallu une trompe d'éléphant pour réussir à moduler un bruit aussi ondulant que persistant ! (p. 146).

Parfois, l 'un des éléments est in absentia, puisque présenté sous forme négative : « N 'é tan t pas taillé dans les bâches dont on fait les cirés, le cœur de Hongjian eut vite fait d'être transpercé par de tels flots de larmes » (p. 346). Dans d'au- tres cas, il inverse indifféremment le comparé et le compa- rant pour inventer une comparaison inopinée : « E t se sou-

1. La traduction, qui est de nous, correspond à l'éd. fr., op. cit., p. 189.

Page 33: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

venant dans le roman des Trois Royaumes de la citation "Une femme ne vaut pas plus qu'un vêtement", il en conclut qu'un vêtement équivalait nécessairement à une femme, et puisqu'il allait maintenant pouvoir s'offrir son pardessus en fourrure, il n'allait quand même pas se lamenter sur la perte d'une épouse ! » (p. 58). L 'au teur va jusqu'à s ' ingénier à transformer des expressions usuelles pour obtenir un résultat inattendu : « L 'autocar était comme une boîte de

sardines : les passagers étaient si serrés qu'ils en étaient aplatis, la différence étant que si chaque sardine garde ses arêtes pour elle, les voyageurs devaient se voir incrustés des coudes et des genoux de leurs voisins. »'

Caricature

Un tel arsenal de comparaisons n'est pas un pur jeu d'esprit ni la démonstration gratuite du savoir ou de la virtuosité verbale ; il recèle une fonctionnalité et une fina-

lité bien précises. Inséré dans des séquences burlesques, des portraits caricaturaux et des conversations parodiées, il réussit à nous montrer un milieu social prétentieux, branché sur le monde occidental et moderne, pourtant imprégné de préjugés et des clichés les plus ridicules.

Les professeurs et le recteur de l'Université de Sanlü constituent un objet de risée très concentré. L'incompé- tence, l'hypocrisie et la manigance imprègnent la conduite de ces hommes de sciences et de lettres. Au recteur sont

réservés les traits les plus satiriques.

Gao Songnian, le recteur de l'Université Sanlü, était un vieil- lard scientifique. L'utilisation du mot vieux est extrêmement délicate en chinois car selon sa position, il peut s'appliquer à l'homme ou à la science. La valeur d'un scientifique diffère mal- heureusement de celle de la science à proprement parler : l'un est comme le bon vin qui s'améliore en vieillissant, l'autre est comme une femme qui perd toute valeur en avançant en âge.

1. La traduction, qui est de nous, correspond à l'éd. fr., op. cit., p. 179.

Page 34: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

La grammaire chinoise permettra peut-être un jour de distin- guer un vieil h o m m e de science d 'un h o m m e de vieille sc ience. . .

U n tel p o r t r a i t n e n o u s f o u r n i t p a s b e a u c o u p d ' i n f o r m a -

t ions s u r la p h y s i o n o m i e de la p e r s o n n a l i t é , mais n o u s

fait s en t i r t o u t e la r é se rve d u n a r r a t e u r , qui se justif ie p a r le c a r ac t è r e ca l cu la t eu r et s o u r n o i s d u rec teur . E n effe t ,

s o u s l ' h ab i t d ' u n h o m m e de sc iences , il ne recule d e v a n t

r ien p o u r p a r v e n i r à u n e bel le carr ière . A p p a r e m m e n t

jus te e t d ' u n e in tégr i té i r r é p r o c h a b l e , c ' e s t lui qu i t r o u b l e

les e aux e t s è m e les d i s c o r d e s e n a g g r a v a n t la s i t ua t i on

dé jà conf l i c tue l l e p a r m i les col lègues . Il uti l ise s ans ve r -

g o g n e F a n g H o n g j i a n sans le p r o m o u v o i r , s a c h a n t q u e

celui-ci n ' o s e r a r i en r é c l a m e r d e p e u r d e c a u s e r u n scan-

da le à c a u s e d u faux d i p l ô m e qu ' i l p o s s è d e . La d o u b l e

face de ce t te p e r s o n n a l i t é se d é m a s q u e e n t i è r e m e n t

q u a n d le r e c t e u r n e f o u r n i t a u c u n s igne à F a n g a lors

qu' i l s ' o p p o s a i t à la p r o m o t i o n d e ce de rn i e r , t o u t e n lui

d i s a n t qu ' i l lui avai t dé jà éc r i t u n e le t t re d ' a v e r t i s s e m e n t .

Q u a n d o n l i t q u e « v i n g t ans a u p a r a v a n t , il ava i t é té

é t u d i e r l ' e n t o m o l o g i e à l ' é t ranger . . . l ' o n aura i t p u c ro i re

v i n g t ans ap rès q u e t ous ces i n sec t e s s ' é t a i en t m u é s e n

p r o f e s s e u r s e t e n é t u d i a n t s , e t qu ' i l avai t é té e n g a g é p o u r

l e u r d o n n e r le b o n e x e m p l e » (p. 224) , o n c o m p r e n d q u e

la f lèche es t d i r igée c o n t r e u n e pa r t i e d e la p o p u l a t i o n

in te l lec tue l le r e v e n u e de l ' é t ranger . E n effe t , dès le d é b u t d u l ivre le t o n es t d o n n é . Le

Vicomte de Bragelonne, nav i re des m e s s a g e r i e s f rança i ses ,

qui t r a n s p o r t e les é t u d i a n t s r e v e n u s d e l ' E u r o p e , f o u r n i t à

ce t éga rd u n é p i s o d e significat if .

Ils (les étudiants à bord) étaient en train de discuter de leur patrie menacée de l 'extérieur et rongée de l 'intérieur et de leur ardent désir d'y re tourner au plus vite se mettre à son service et

de ce bateau qui n'avançait pas... le mal du pays avait saisi cha- cun et l 'obsession les dévorait tous, quand tout à coup, sans

1. Qian Zhongshu, La forteresse assiégée, éd. fr., op. cit., p. 224.

Page 35: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

qu'on sache comment, avaient surgi deux jeux de mah-jong. Le mah-jong comme chacun sait est une institution nationale, il paraît même qu'aux Etats-Unis c'est la grande mode : jouer au mah-jong vous remet donc dans l'atmosphère familiale et en plus, ça fait dans le vent. (...) c'est pourquoi en dehors des moments strictement nécessaires pour manger et dormir, ils jouaient sans arrêt au mah-jong

O n saisit tout de suite les états d 'âme de ces étudiants

don t la présence sur le bateau français s'explique par de multiples raisons : certains faisaient des études en France, mais d'autres, venus des pays voisins de l 'Hexagone, y ont passé quelques jours pour s'enrichir des expériences de la vie nocturne parisienne. C o m m e chez leurs prédé- cesseurs, leur départ pour l 'Europe, ou dans d'autres cas pour le nouveau monde, s'explique en réalité par des motivations plus profondes et s'inscrit dans un contexte tout à fait justifiable. Le cas de Fang Hongjian fournit un exemple particulièrement convaincant.

Le père de Fang Hongjian, un ancien lauréat des concours provinciaux, est un notable dans son village natal. Il se noue d'amitié avec un certain Z h o u du même

canton, qui a fait fortune à Shanghai en mettant sur pied une banque pompeusement nommée la Banque philo- sophale. L'amitié se transforme bientôt en liens fami- liaux, puisque Hongjian est fiancé avec la fille du direc- teur de la banque. Mais la vie de la fiancée s'achève court, enlevée par la typhoïde, ce qui n'afflige nullement Hongjian qui, poursuivant ses études supérieures à Pékin, a au contraire le sentiment de recouvrer la

liberté. Mais il veut quand même faire un geste pour consoler ceux qui survivent dans l'affliction et envoie une longue lettre à son beau-père manqué. Ce dernier, si p rofondément touché par la sincérité et la calligraphie de son ex-futur gendre, décide sur le champ de dégeler la dot de sa défunte fille pour lui permettre de poursuivre ses études à l'étranger. L'histoire semble d'une affabu-

1 Ibid., p. 10.

Page 36: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

la t ion ex t ravagan te , mais n o n sans vra i semblab i l i t é . Il

suff i t d ' é c o u t e r l ' e x p l i c a t i o n u l t é r i e u r e d e H o n g j i a n :

Aller étudier à l 'étranger de nos jours, c'est à peu près comme d'aller passer les examens des fonctionnaires sous les Qing. Peu importe le grade qu 'on obtient, si on n'a pas passé les examens impériaux, il manquera toujours une dimension, disait souvent m o n père. Le même complexe existe toujours ! (...) Aller à l 'étranger est aussi inévitable que d 'at traper la rou- geole ou la varicelle !

P o u r la famille c o m m e p o u r H o n g j i a n l u i - m ê m e , a c q u é r i r

des expé r i ences à l ' é t r ange r es t u n e nécess i t é i m p é r a t i v e ,

car depu i s la s u p p r e s s i o n d u sy s t ème d u c o n c o u r s i m p é -

rial, aller à l ' é t r ange r d e v i e n t e f f e c t i v e m e n t la voie la plus

rap ide et la plus ef f icace d ' u n e a s c e n s i o n sociale. A v o i r

fait u n sé jour s t u d i e u x à l ' é t r ange r p e r m e t d ' a c q u é r i r u n e

c o n s i d é r a t i o n a u t o m a t i q u e d a n s les mi l ieux p r o f e s s i o n n e l s

c o m m e dans les sa lons m é t r o p o l i t a i n s . A tel p o i n t q u e les

é tud ian t s de t o u t e s d isc ip l ines n o u r r i s s e n t u n e a sp i r a t i on

irrésistible à se r e n d r e e n O c c i d e n t p o u r se faire briller.

M ê m e u n é t u d i a n t e n l i t té ra ture ch ino i se , tel F a n g H o n g -

jian, ne p o u r r a i t se r e fu se r à u n e telle t e n t a t i o n , et t r o u v e

à son d é p a r t u n e lég i t ime jus t i f ica t ion :

Aller à l'étranger pour suivre des études poussées en littérature chinoise classique est plutôt ridicule, mais il est inconcevable en fait de ne pas y aller précisément dans ce cas : en effet toutes les autres sciences comme les mathématiques, la physique, la philoso- phie, la psychologie, l 'économie, le droit , etc., nous viennent de l'étranger, et leur sonorité à elle seule est déjà occidentale. La litté-

rature classique est par contre un pur produi t chinois, qui ne peut donc manquer d'être valorisée si on lui ajoute une griffe étrangère. C'est tout à fait comme quand des fonctionnaires ou des commer-

çants chinois envoient à l 'é t ranger des fonds extorqués en Chine : comme par magie l 'argent chinois prend de la va leur .

D a n s cet te in f la t ion d u cul te de l ' O c c i d e n t , lié sans

d o u t e à la pu i s sance occ iden ta l e p r é s e n t e en C h i n e , l 'infil-

1. Ibid., p. 93. 2. Ibid., p. 18.

Page 37: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

t r a t i on d u g o û t é t r a n g e r e t au s n o b i s m e qui e n é m a n e , o n

ne s ' é t o n n e pas q u e la bel le- famil le l 'ait e n v o y é e n

E u r o p e . El le va d 'a i l leurs avec le v ieux F a n g exiger de

l ' h e u r e u x c a n d i d a t élu u n d o c t o r a t é t r a n g e r t o u t s imple-

m e n t p o u r qu' i l pu i s se h o n o r e r ses ancê t res . La p r i se d e

consc i ence de la p r e s s i o n de la famil le l 'a p o u s s é , à la fin

de s o n sé jour d é s œ u v r é , à a c h e t e r p a r l ' i n t e rméd ia i r e d ' u n

I r landais new-yo rka i s u n d o c t o r a t b i d o n , p r é t e n d u m e n t

dél ivré p a r l 'Univers i t é C l a y t o n e n A l l e m a g n e . S o n

a m b i t i o n es t aussi h u m b l e q u e l ' a t t en te de la bel le-famil le

est i m m e n s e . Q u e l q u e t e m p s a v a n t le r e t o u r de F a n g

H o n g j i a n , M . Z h o u a dé jà pr i s so in d e p u b l i e r d a n s u n

q u o t i d i e n d e S h a n g h a i u n avis, avec p h o t o obl igée ,

a n n o n ç a n t le r e t o u r t r i o m p h a l de ce d o c t e u r en p h i l o s o -

phie , e n v o y é e e n E u r o p e n a t u r e l l e m e n t g râce aux f o n d s

de la B a n q u e p h i l o s o p h a l e e t p r o m e t t a n t q u e « les p l u s

h a u t e s f o n c t i o n s l ' a t t e n d e n t et q u ' o n se b a t t r a p o u r

l ' e n g a g e r » (p. 41). E t le p h i l o s o p h e n e t a r d e p a s à d e v e -

nir l ' h o m m e le plus en v u e d a n s s o n c a n t o n natal , invi té

p a r t o u t à pa r le r des affaires in te rna t iona les . Les bêt i ses ne

c o m p t e n t p lus d é s o r m a i s p u i s q u e c h a c u n e de ses p a r o l e s

brille d u savoi r que ga r an t i t le d i p l ô m e . A v e c u n d o c t o r a t

é t r a n g e r d a n s la p o c h e , il se s e n t « i m m u n i s é », c a p a b l e d e

c a c h e r ses incapac i t és au r ega rd ex igean t de la société .

Fang Hongjian réalisa enfin l ' importance d 'un doctorat étranger. Un diplôme de ce genre n'a pour tant guère plus de valeur qu 'une feuille de v igne et la même fonct ion : dissimuler l'incapacité. Un petit bou t de papier comme ça peut masquer la vacuité, l 'ignorance crasse et l'imbécillité d 'un h o m m e

Si F a n g H o n g j i a n n ' e s t q u ' u n v o l e u r h o n n ê t e qu i

é p r o u v e de t e m p s e n t e m p s u n s e n t i m e n t d e h o n t e e t vi t

dans la p e u r d ' ê t r e dévoi lé u n jour, en r e v a n c h e , cer ta ins

de ses h o m o l o g u e s s o n t lo in d ' a v o i r a u t a n t de scrupules .

A v e c o u sans d i p l ô m e , ils m e t t e n t le plus pos s ib l e à p r o -

1. Ibid., p. 19.

Page 38: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

fit leur séjour en Occident pour se livrer à de véritables escroqueries.

Il s'agit notamment de ces snobs qui se réunissent au- tour de Su Wenwan. Partie pour la France justement pour étudier la littérature chinoise, elle a décroché un doctorat — un vrai — à l 'Université de Lyon avec une thèse consacrée aux « Dix-huit poètes chinois contemporains ». Elle se fait passer pour une poétesse en montrant à ses admirateurs un poème qu'elle a composé. Il s'agit en fait d'une œuvre plagiée, venue directement d'une vieille bal- lade allemande. Miss Su recherche donc des flatteries en

échange de son talent poétique. De son côté, M m e Shen, par un maquillage outrancier et des manières artificielles, force les invités à se rappeler qu'elle vient de rentrer de Paris :

Elle émaillait sa conversation de « Tiens ! », « Oh là là ! » et autres expressions françaises et se tortillait autant qu'elle pou- vait pour accentuer ses charmes

Si Miss Su et Mme Sun, dans un style différent, ne sont que des personnages vaniteux et au fond assez niais, faci- lement satisfaits par les flagorneries, les deux autres mon- dains étalent un orgueil inassouvi et presque sadique. Le philosophe Chu Shenming prête à l'auteur des descrip- tions impitoyables. D 'une arrogance insoutenable, il pré- tend se spécialiser dans les études philosophiques qui ne consistent qu'en recherche de vains honneurs. Ainsi, en Chine même, il passait son temps à feuilleter les revues occidentales de philosophie pour y trouver les coordon- nées des philosophes renommés, avant de leur écrire « pour leur témoigner son admiration en reprenant les cri- tiques élogieuses parues dans lesdites revues à leur pro- pos » (p. 100). Cela rien que pour recevoir des réponses courtoises, qu'il transforme en témoignage de fer, lui per- mettant de se faire passer pour « un des fondateurs de la néo-philosophie chinoise ». Séjournant en Europe, cette

1. Ibid., p. 73.

Page 39: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

a r d e u r r e d o u b l e d e plus belle, e t il c h e r c h e à t o u t p r ix à

o b t e n i r des en t revues . R e f u s é p a r B e r g s o n , il se m e t à ha ï r

l ' i n tu i t i onn i sme ; m a i s i n v i t é u n e fois à p r e n d r e le t h é

avec B e r t r a n d Russe l l , il se l a n c e « d a n s d e p r o f o n d e s

é t u d e s d e l o g i q u e m a t h é m a t i q u e » (p. 101). D è s s o n

r e t o u r dans le pays , il m o n o p o l i s e ipso facto le t i tre de

l ' ami i n t ime et d u spécial is te de Russel l , qu ' i l a d 'a i l leurs

l ' h ab i tude de n ' a p p e l e r q u e p a r s o n pe t i t n o m e t à qui il

avait m ê m e d o n n é u n c o u p d e m a i n p o u r r é s o u d r e cer-

tains p r o b l è m e s !

« Qui est Bertie ? — Bertrand Russell, voyons !

(...) — Etes-vous très intime avec Ber t rand Russell ?

— C'est un ami, qui m'es t ime assez p o u r m ' avo i r demandé de l 'aider à répondre à quelques questions.. . »

Le Ciel sait que Chu Shenming ne se vantait pas, car Russell lui avait effectivement demandé, quand il était arrivé en Angle- terre, quels étaient ses projets, combien de morceaux de sucre il prenait dans son thé et autres questions auxquelles il était bien le seul à pouvoir répondre !

« Avez-vous étudié la logique mathémat ique , M. Fang ? reprit-il.

— J e ne m 'y suis pas risqué, je sais bien que c'est t rop diffi- cile, répondit Hongjian.

— Vot re réponse n'est pas logique, voyons ! Puisque vous ne l'avez pas étudié, commen t pouvez-vous savoir si c'est diffi- cile ou non ? Vous voulez dire que vous avez en tendu dire que c'était t rop difficile ! »

A u t a n t C h u S h e n m i n g n ' e x e r c e s o n i n t i m i d a t i o n q u e

p a r des van t a rd i s e s et des f a n f a r o n n a d e s invér i f iables ,

au tan t C a o Y u a n l a n g i m p r e s s i o n n e p a r ses p ièces

poé t i ques inclassables . Cao , ap rès des é t u d e s l i t téraires à

C a m b r i d g e , es t r e n t r é r é c e m m e n t en Ch ine , avec le t i tre

de p o è t e m o d e r n e . P o u r se r e n d r e c o m p t e d u p é d a n -

t isme, d u p s e u d o - m o d e r n i s m e a p p u y é s u r u n a m a l g a m e

1. Ibid., p. 108.

Page 40: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

d'obscurité totale, il suffit de citer quelques vers de son sonnet intitulé « Pingpan pingban », noté en français : « mélange adultère » :

Les étoiles d'hier soir se balancent ce soir

jusqu'à l'orage de demain ce soir (2) Un pâle ventre plein et rond de femme enceinte Se détache en tremblotant sur le ciel (3) Depuis quand cette femme volage A-t-elle trouvé nouvel amant ? (4) Jug ! J ug ! (5) dans la boue — E fago è il mondo (6) Chante le rossignol (7) (...) Soir d'été gorgé et lavé après la pluie Grande terre grasse et fraîche Un dernier brin d'herbe participe Au cri silencieux Wir Sind (30)

Le lecteur peut remarquer que le poème est jalonné de notes. La grande honnêteté du poète et, par-dessus le marché, son véritable génie consistent précisément à fournir les sources, du poète chinois des Tang jusqu'à l'écrivain autrichien Franz Werfel, en passant par Eliot, Tristant Corbière, Leopardi, etc. E t grâce à ces notes, le lecteur comprend que le prétendu ventre de femme enceinte se rapportait à la lune et que le rossignol dans la boue désigne la grenouille. Eu égard à la consternation des auditeurs devant le nombre d'allusions et de langues utilisées, le poète fait preuve d'une tolérance et d 'une générosité inouïes en offrant sans hésitation la clé d 'or afin de favoriser l 'herméneutique de son chef-d 'œuvre :

Le style est un mélange, un fourre-tout pourrait-on dire ! Vous remarquerez d'ailleurs que j'ai utilisé dans mon poème tantôt les expressions des uns, tantôt les expressions des autres, et d'avoir parsemé les caractères chinois de mots étrangers ajoute tout naturellement à cet aspect désordonné. Vous avez bien perçu la complexité de ces mélanges, n'est-ce pas, Miss

1. Ibid., p. 87.

Page 41: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

Tang ? (...) Alors là vous avez vraiment bien maîtrisé l'esprit de ce poème ! Inutile de lui chercher un sens. Pour un poème, avoir une signification, c'est sa perte !

Ces explications lumineuses et ces créations modernes ne manquent pas de nous rappeler ces hommes de lettres des années trente qui, sous prétexte d'introduire le moder- nisme en Chine, ont joué en fait un rôle de terroristes et de pollueurs littéraires, déversant une production qui n'avait aucun ancrage national. Ils contribuent à la propa- gation du snobisme et à un certain processus d'accultu- ration qui s'engage un peu partout dans le pays. Si l 'on ne s'étonne pas en entendant dans le parler d 'un comprador comme Zhang Jiemin un pidgin-english constant, il n'est quand même pas confortable de voir une auberge perdue dans les chemins vicinaux s'appeler « Grand Hôtel euro- asiatique ».

Image et simulacre

Le comportement de ce groupe social est régi par une certaine mentalité qui caractérise cette population citadine vivant en contact avec l'Occident. La connaissance et le

contact de la culture et des mœurs occidentales les placent devant une référence qui n'est pas la leur, et qui en renvoie une image souvent dénaturée. Mais en percevant cette image ils en construisent une autre, celle précisément de leur propre existence.

La génération précédente, celle des parents de Hong- jian ou des Zhou, avait plutôt adopté une attitude de rejet vis-à-vis de tout ce qui vient de l'Occident. Ainsi, la mor t de la fiancée manquée de Hongjian est-elle attribuée aux abus de la médecine occidentale ; au retour de Hongj ian, Mme Zhou se plaint que son gendre n'ait « rien mangé de bon pendant quatre ans à l 'étranger » (p. 45) ; ou encore, pour aider son fils à préparer son discours qu'il devra

1. Ibid., p. 88.

Page 42: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

adresse r aux hab i t an t s d u pays natal , l ' anc ien h o n o r a b l e

lauréat d u c o n c o u r s impér ia l d é n i c h a i t d u f o n d des caisses

les v ieux livres mois i s ; ils lui a p p r e n a i e n t q u e la v é r o l e et

la variole, c ' es t la m ê m e c h o s e , p u i s q u e t o u t e s d e u x v ien-

n e n t de l ' O c c i d e n t ; q u ' i l faut e f f e c t i v e m e n t i n t e r d i r e

l ' o p i u m i m p o r t é d ' O c c i d e n t qui es t t ox ique , t and is qu' i l

n 'y a a u c u n d a n g e r à f u m e r de l ' o p i u m ch ino i s , la t e r re ch ino i se é t a n t i n o f f e n s i v e , etc. Si le re je t d e l ' O c c i d e n t es t

p r euve d ' i g n o r a n c e et d e repli su r soi, u n excès de

louanges et d ' im i t a t i ons est é g a l e m e n t s igne d e bê t i se e t d 'e r reur .

Al ler sans d i s c e r n e m e n t vers t o u t ce qui es t é t r a n g e r

n ' e s t pas n é c e s s a i r e m e n t s y n o n y m e de m o d e r n i s a t i o n e t

de progrès . C o n s t a t a n t u n e l ycéenne de seize ans c o u v e r t e

d ' « u n m a s q u e d e p o u d r e , d e g r a s e t d e r o u g e

m é l a n g é s », H o n g j i a n n e p e u t é v i d e m m e n t s ' e m p ê c h e r d e

p e n s e r q u e cela, « m ê m e à l ' é t r a n g e r , n ' e s t pas si fré-

q u e n t » (p. 72). A v e c u n n i v e a u d ' a n g l a i s c a t a s t r o p h i q u e ,

les é tud ian t s de l 'Un ive r s i t é de Sanlü n ' e n c h o i s i s s e n t pas

m o i n s c h a c u n u n p r é n o m o c c i d e n t a l : A l e x a n d r e , E l i s a b e t h , D i c k o u F lo r r i e . . . et « l ' u n ava i t cho i s i B a c o n

pa rce q u e s o n n o m c h i n o i s é ta i t P e i g e n » (p. 265). Ce q u e

cri t ique l ' au teur d a n s ce t te im i t a t i on aveugle , c ' es t b i e n

sûr la p r o p e n s i o n à ne ten i r c o m p t e q u e d u para î t re , le

g o û t chez les jeunes p o u r le futile e t l ' appa rence . Ce g o û t

vani teux, au fond , ref lète u n m a n q u e d ' e f f o r t in te l lectuel ,

de j u g e m e n t cr i t ique, p u i s q u e l ' image qu'i ls se f o n t de

l ' é t ranger se f o n d e su r les cl ichés e t les a r ché types . N ' e s t -

ce pas q u e les I r l a n d a i s en A m é r i q u e s o n t « i r r e s p o n s a -

bles, fu tés et p a u v r e s » (p. 20) ? q u e les A l l e m a n d s o n t d e s

puces (p. 185) ? q u e les F r a n ç a i s r e s s e m b l e n t à d e s g r e -

nouilles, o n t l ' e spr i t clair et ne t mais u n c o m p o r t e m e n t

sale et d é s o r d o n n é (p. 10) ? q u ' e n f i n les J a p o n a i s o n t

d é c i d é m e n t les j a m b e s c o u r t e s ?

Mais la satire s ' aba t n o t a m m e n t su r ces g e n s qu i utili-

sent l ' O c c i d e n t p o u r s o u t e n i r leurs p ré jugés et leur

conse rva t i sme . Ils se s e n t e n t p lus a r m é s et p lus c o n v a i n -

cants avec les exemple s o c c i d e n t a u x , mais e n n ' a b o u -

Page 43: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

t i ssant q u ' à u n e bê t i se r e d o u b l é e . D a n s l ' une d e ces p e r p é -

tuelles querel les qui o p p o s e n t S u n Rou j i a e t s o n mar i , ce-

lui-ci d é f e n d les idées r é t r o g r a d e s de s o n pè re c o n t r e les

c r i t i ques d e sa f e m m e :

Laisse-moi te dire que les idées de m o n père sont justement à la mode en Occident, mais toi, tu n'as pas étudié à l'étranger, donc tu n'y comprends rien. Quand j'étais en Allemagne, tiens, les féministes étaient en plein m o u v e m e n t des trois K — Kirche, Kueche et Kinder —, c'est-à-dire Chapelle, Cuisine et Crèche...1.

Cet te répl ique fait p e n s e r au m o u v e m e n t N o u v e l l e Vie,

lancé p a r le g o u v e r n e m e n t na t iona l i s t e v i s a n t à r e s t a u r e r

le r igo r i sme mora l . Il a fallu à H o n g j i a n i n v o q u e r le m o u -

v e m e n t marg ina l a l l e m a n d p o u r o s e r d i re qu' i l y souscr i t .

Le r e c o u r s à l ' e x e m p l e occ iden t a l p o u r la d é f e n s e des

idées t radi t ional i s tes i nd ique p l u t ô t u n e f r anch i se d i rec te ,

chez H o n g j i a n , alors q u e c h e z cer ta ins d ' au t r e s , u n tel

r ecour s suit u n r a i s o n n e m e n t p lus subti le. C ' e s t b i e n le cas

de M m e W a n g , f e m m e d e W a n g C h u h o u , p r o f e s s e u r à

l 'Univers i té de Sanlü. D e p e u r d ' a v o i r u n b a g a g e insuff i -

san t et de se v o i r a f fec tée à u n p o s t e de pe t i t e e m p l o y é e ,

elle re fuse la sol l ic i ta t ion d u r e c t e u r de l 'Univers i t é , p r é f é -

r an t payer le pr ix de l ' ennu i à la m a i s o n . Mais p o u r cela,

elle r e c o u r t à u n r a i s o n n e m e n t plus é l o q u e n t , s ' o f f r a n t

u n e i m a g e d e f e m m e i n s o u m i s e au m o n d e d e s h o m m e s :

Même en Angleterre ou aux Etats-Unis, pays où les droits des femmes sont bien représentés, on s'adresse à Dieu en disant « Lui » et non « elle », ce qui est la meilleure preuve ; une

femme qui quitte son foyer pour aller travailler est toujours uti- lisée par les hommes, quelle que soit sa position

Une telle référence « utilitaire », tous les aspects confon- dus, provoque des résultats sociaux et individuels désas- treux. La société multiplie ses tares et l'individu perd son

1. Ibid., p. 375. 2. Ibid., p. 272.

Page 44: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

identité. C ' e s t p r o b a b l e m e n t ce q u e v e u l e n t s ignif ier ces

d e u x r e m a r q u e s m é t a p h o r i q u e s d e l ' a u t e u r :

Ce qu'il détestait le plus au monde, c'étaient les minettes de province toujours en retard d 'une mode mais qui se veulent à la page et dont la vulgarité citadine vient s'ajouter à la vulgarité campagnarde originelle, comme si le premier costume occiden- tal coupé par un tailleur chinois avait été copié sur un vieux costume rapiécé aux coudes et aux genoux, et que notre brave tailleur ait mis des pièces aussi pour donne r la touche finale o c c i d e n t a l e

Il singeait les Américains à la perfection, mais en exagérant les nasillements, ce qui lui donnai t bien plus l ' intonation d 'un C h i n o i s e n r h u m é q u e d ' u n A m é r i c a i n !

Vivant au milieu de telles mœurs, les gens adoptent un comportement qui n'est pas dicté par l'indépendance d'esprit, la sincérité des sentiments ou même la sponta- néité, mais par le désir de la forme, de l'apparence et de la manière. Les relations et les communications intersubjec- tives sont faussées, le sentiment cédant la place à un code formel qui, au fond, n'est qu'un simulacre de sentiments. L'amour est mis à l'épreuve, non plus par des exigences de convenance, mais par le jeu et la comédie. Miss Su a bien besoin de réclamer en français « Embrasse-moi » pour obtenir enfin un baiser de Hongjian ; la séparation se déroule comme une copie conforme de l'eau de rose hollywoodienne :

Il revint sur ses pas et lui demanda ce qu'il y avait. « Rien, dit-elle, je vous regardais simplement mais vous,

vous partez sans même tourner la tête. Je sais bien que je ne suis pas raisonnable de vouloir que vous ayez des yeux dans le dos... allez, à demain et tâchez de venir tôt.

Quant à Fang Hongjian, il transforme la poursuite de Miss Su en une impulsion qui le pousse vers quelqu'un d'autre, vers sa cousine Miss Tang. Il en vient à répondre

1. Ibid., p. 45. 2. Ibid., p. 54. 3. Ibid., p. 71.

Page 45: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

à Miss Su, e n e n v o y a n t u n e cop i e à Miss T a n g . Le seul

regre t qui lui r o n g e le c œ u r , c ' es t q u e la le t t re n e so i t pas

écrite en anglais. L 'anglais aura i t r empl i ici la m ê m e f o n c -

t i o n q u ' u n d i p l ô m e é t r a n g e r : t a n d i s q u e celui -c i p e u t

m a s q u e r la vacu i té d u savoir , celui-là p o u r r a i t f o u r n i r u n

d i scours a m o u r e u x c o n s a c r é , c apab le de c réer l ' i l lusion

des v ib ra t i ons d u cœur . Mais ce d i s cou r s pour ra - t - i l é ten-

dre s o n p o u v o i r m a g i q u e ju squ ' à r ec r ée r la mag ie d u

c œ u r ? L a le t t re , u n p e u p a r o d i é e , q u ' i l a d r e s s e ce t t e fois-

ci u n i q u e m e n t à Miss T a n g , n e révèle- t -el le pas q u e d a n s

ce d o m a i n e seuls le vrai e t le na tu r e l p e u v e n t p e r m e t t r e la

c o m m u n i c a t i o n , alors q u e l ' a f f ec t a t ion et la s i m u l a t i o n n e

s o n t q u e d e la l i t t é r a t u r e , d a n s le p i r e sens d u t e r m e :

Je suis de toute façon complètement envoûté, ligoté, comme un esprit ensorcelé qui vous hantera sans jamais vous laisser en paix... depuis longtemps je pensais à moi — enfin non, à vous ! je me suis trompé, mais après tout cette erreur est logique. Voyez-vous pourquoi ?

Pardon, c'est une phrase toute simple que j'ai répétée des milliers de fois dans m o n cœur. C o m m e je regrette de ne pou-

voir inventer des expressions nouvelles qui voleraient vers vous, que je serais seul à pouvoir vous dire et que vous seriez seule à entendre... C o m m e cela une fois exprimées, mes pensées s'envoleraient, puisqu'elles seraient volantes, et ni dans le passé ni maintenant ni plus tard, aucun autre h o m m e n'aurait jamais dit les mêmes choses à une femme.

Je suis désolé, car je ne peux utiliser pour vous prouver mes sentiments, à vous qui êtes unique au monde, que des termes déjà galvaudés depuis des milliers d'années. Me permettez-vous de dire ces mots ? J e n 'ose les employer inconsidérément , vous

ne pouvez pas savoir comme je redoute votre courroux !

Un pessimisme à peine voilé

Le m é l a n g e de p i c a r e s q u e et d ' i r o n i q u e sera i t t o m b é

dans u n e moda l i t é a n e c d o t i q u e et d a n s u n s imple exer-

1. Ibid., p. 121.

Page 46: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

cice de style s'il ne s ' ident i f ia i t pas à u n e v i s i on d u m o n d e , à u n e ré f lex ion su r la c o n d i t i o n de l ' h o m m e

m o d e r n e . L ' é c h e c réi téré essuyé p a r F a n g H o n g j i a n s ' inscri t b i en d a n s u n m o n d e hé t é roc l i t e e t a b s u r d e ; ce t

échec ne qualifie pas t a n t la r a i s o n h u m a i n e , su f f i s am-

m e n t r a i s o n n e u s e et assurée d ' e l l e - m ê m e p o u r é tabl i r le

c o n s t a t de l ' ab su rde , q u e p r é c i s é m e n t l ' ex i s tence ,

souda in illégitime, p r ivée d ' a n t é c é d e n t s , injust i f iée , s e lon

l 'une des exp re s s ions p ré f é r ée s de Sartre. Les e x p é r i e n c e s

négat ives de F a n g H o n g j i a n , d e m ê m e q u e ses

n o m b r e u x voyages r évè len t d o n c u n e f o n c t i o n initia-

t ique et u n e p o r t é e plus généra le p u i s q u e dès la

p r e m i è r e éd i t i on , l ' a u t e u r p r e n d so in d e p r é c i s e r d a n s la

p ré face : « D a n s ce l ivre , j 'ai l ' i n t e n t i o n de d é c r i r e u n e

cer ta ine ca tégor ie de g e n s e t u n ce r t a in mi l ieu de la

C h i n e c o n t e m p o r a i n e . E n les déc r ivan t , je g a r d e à

l 'espri t qu'il s 'agi t des êtres h u m a i n s , et u n i q u e m e n t ,

c 'est-à-dire, ayant la n a t u r e f o n d a m e n t a l e de l ' e spèce

a n i m a l e à d e u x j a m b e s e t sans poi ls . »' La d é c l a r a t i o n

pré l iminai re de l ' au t eu r t r o u v e des é c h o s textuels

lo rsque vers la fin d u r o m a n , su r u n ba teau , l ' i n d o m p t a -

ble R o u j i a r e p r o c h e à s o n m a r i : « C ' é t a i t b i e n d e p a r l e r

de n o u s deux , mais p o u r q u o i d i s c u t e r de t ous les passa-

gers d u b a t e a u et de l ' h u m a n i t é t o u t en t i è re ? »

Le p r o b l è m e exis tent ie l es t b i en suggéré p a r le t i tre

d u r o m a n , qui p o u r t a n t ne fait q u e r e p r e n d r e l ' une des

conve r sa t ions enreg i s t rées d a n s le sa lon de Miss Su.

« A propos des mariages et des divorces de Bertie, reprit Chu Shenming, nous en avons discuté ensemble et il m'a cité un

dicton anglais : le mariage est c o m m e une cage dorée, les oiseaux qui sont à l'extérieur veulent y entrer et ceux qui sont dedans veulent en sortir. Voilà pourquoi on se marie puis on divorce, on se remarie et on redivorce, que cela ne s'arrête jamais.

— En France aussi cette maxime existe, dit Miss su, mais il

1. Qian Zhongshu, La forteresse assiégée (Wei cheng), Pékin, Renmin wenxue chubanshe, 1985, p. 4.

2. La forteresse assiégée, éd. fr., op. cit., p. 360.

Page 47: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

ne s'agit pas d'une cage, on dit que le mariage ressemble à une forteresse assiégée : ceux qui sont dehors veulent s'y ruer, ceux qui sont dedans en sortiraient volontiers. »'

Voilà le dilemme dans lequel se trouve tout individu confronté au problème du mariage. Mais dans le livre, la forteresse assiégée est une image banalisée, s'appliquant à « tous les problèmes de la vie » (p. 161), posés plus d'une fois par un Hongjian. Que ce soit la cage ou la forteresse assiégée, cette image métaphorise peut-être moins une situation d'impasse, de cul-de-sac, que la futi- lité et la vanité de tout choix dans la vie. Dans la

mesure où le monde est formé de fragments hétéroclites, où l'obscurité et la lumière se confondent, où il n'y a ni balisage ni panneaux d'indication, aucune orientation ne sera possible et aucun choix n'a de sens. Les anciennes valeurs aborigènes effacées, celles importées de l'Occi- dent pourront-elles leur être substituées ? L'éducation, la famille, le mariage, tous ces mots n 'ont certainement plus le même prestige qu'avant, mais la liberté, l 'amour, la carrière sont-ils capables pour autant de venir « à la rescousse » de la crise de la conscience ? A quel saint se vouer ? Les certitudes les plus solides commencent à chanceler et à s'effondrer. Miss Fan, professeur de Sanlü, convaincue que le jour pointe après la nuit pro- fonde, n'est-elle pas attristée de se voir condamnée, non pas à s 'approcher de la mort , mais à vivre une vie qui « n'est pas toujours épanouissante » et où « la mor t n'est pas toujours si facile » (p. 282-283) ? La mor t serait effectivement une solution trop facile, mais qui révéle- rait au moins un sens à la vie ; l 'être humain est pour- tant assigné à vivre cette vie qui n'en est pas une, puisque le monde n'en est pas un. Le monde ressemble à une radio, où l 'on capte « un fragment d 'Opéra de Pékin, un bout de discours, un peu d'une chanson occi- dentale ou des bribes de concert » ; « ce qui, réuni, ne

1. Ibid., p. 109.

Page 48: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

fait jamais qu 'un vaste t intamarre assourdissant et incompréhensible » (p. 360). Dans le monde social frag- menté, disloqué et dissolu, l'individu pourrait-il affirmer sa propre valeur et conférer un sens à sa vie, comme le prétend Hongjian, qui estime que pour cela il suffit d'écouter une seule station au lieu de tous les

programmes ? Dans les reflets de l'obscurité qui persiste, l 'homme res-

sent seulement la solitude et l'angoisse. Les hommes sont séparés par les écrans, les murs et les barrières de toutes sortes. L'abondance des paroles, la fréquence des ren- contres, sans compter le partage d 'un toit, tout cela ne créera pas davantage la communication. Dans la petite ville et dans le milieu restreint de l'Université de Sanlü,

personne n'écoute Hongjian, qui court le risque d'être évincé ; revenu dans la métropole immense, il ressent l'in- différence générale. Dans la promiscuité comme dans l'océan anonyme, on vit sur son île isolée :

Le fait d'être isolé et sans joie dans une atmosphère si grouil- lante et si animée lui donnait l'impression d'être un habitant d'une île perdue, et parfois même que son cœur était déjà une île déserte en s o i

La solitude et l'incommunicabilité persistent dans les sen- timents du personnage qui, à d'autres moments, a l ' impression d' « être un pauvre fantôme esseulé dans les ténèbres, qui voit les réjouissances des hommes sans pou- voir ni se joindre à eux ni jouir du soleil qu'il voit pour- tant luire pour les autres » (p. 129). L'espoir n'est pas totalement exclu, mais il ne réussit qu'à accentuer la déception, les petites lueurs faisant ressentir davantage la profondeur des ténèbres :

Il se sentait au fond du cœur comme un prisonnier qui vient de trouver une allumette dans son cachot et la gratte pour la voir s'éteindre aussitôt, le replongeant dans ses ténèbres, sans lui avoir laissé le temps de discerner nettement ce qui l'entoure ;

1. Ibid., p. 378.

Page 49: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

ou bien encore comme quelqu'un qui apercevrait la nuit en mer, au moment où son bateau le croiserait dans un éclair, la figure de ses rêves à bord d'un autre bateau qui se perdrait aus- sitôt dans la nuit, avant qu'il n'ait pu se manifester

Dans cette obscurité obstinée, le personnage flotte tel une épave, égaré dans un voyage sans projet. D 'où un comportement indécis, timoré et vacillant, proscrivant toute initiative justifiée et se soldant à l'évidence par des échecs continus. D'ailleurs le personnage a conscience de la ruine du moi en considérant sa vie comme une succes- sion de morts :

L'Ego qui avait été amoureux d'elle l'année précédente était mort comme étaient morts l'un après l'autre l'Ego qui avait peur de Su Wenwan et celui qui avait été séduit par Miss Bao...

L 'homme est un anti-héros qui n'agit pas, qui s'aban- donne et qui vit d'échec en échec. Mais il ne suit pas une pente descendante, puisqu'il n'y a pas de dégradation, mais bien l'absence de changement, la stagnation, l'im- possible alternative. L 'homme n'agit pas, mais pense et parle ; il lui reste encore le langage, qui n 'a pas toujours une propriété référentielle, mais qui est peut-être l'ultime issue, permettant de vivre au-dessus de l'état de siège.

1. Ibid., p. 163-164. 2. Ibid., p. 401.

Page 50: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

Bibliographie

CRITIQUES

Nous donnons ici une bibliographie sélective d'ouvrages généraux.

Chen Pingyuan, La transformation du mode narratif dans le roman chinois (Zhongguo xiaoshuo xushi moshi de zhuanbian), Shanghai renmin chu- banshe, 1988.

Dolezelova-Velingerova Milena (ed.), The Chinese Novel at the Turn of the Century, Toronto, Buffalo, London, University of Toronto Press, 1980.

Goldman Merle (ed.), Modern Chinese Literature in the May Fourth Era, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1977.

M Gunn Edward, Unwelcome Muse. Chinese Literature in Shanghai and Peking 1937-1945, New York, Columbia University Press, 1980.

Hsia C. T., A History of Modern Chinese Fiction, New Haven, Yale Uni- versity Press, 1961 ; 2 éd., New Haven - London, Yale University Press, 1971.

La littérature chinoise au temps de la guerre de résistance contre le Japon (de 1937 à 1945), Paris, Editions de la Fondation Singer-Polignac, 1982.

Lee Leo Ou-fan, The Romantic Generation of Modern Chinese Writers, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1973.

Pimpaneau Jacques, Histoire de la littérature chinoise, Arles, Editions Philippe Picquier, 1989 (« La littérature moderne », p. 393-421).

Prusek Jaroslav, The Lyrical and the Epie. Studies of Modern Chinese Lite- rature, Bloomington, Indiana University Press, 1980.

A Selective Guide to Chinese Literature (1900-1949), vol. 1 : The Novel, Milena Dolezelova-Velingerova éd., Leyde, Brill, 1988 ; vol. 2 : The Short Story, Zbigniew Slupski, éd., Leyde, Brill, 1988.

Sima Changfeng, Histoire de la nouvelle littérature chinoise (Zhongguo xinwenxue shi), Hong-kong, Zhaoming chubanshe, 3 vol., 1975.

Page 51: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

Wang Yao, Ebauche de l'histoire de la nouvelle littérature en Chine (Zhongguo xinmnxue shigao), Shanghai, Xinwenyi chubanshe, 2 vol., 1951- 1953.

Yang Yi, Histoire du roman chinois moderne (Zhongguo xiandai xiaoshuo shi), Beijing, Renmin wenxue chubanshe, 3 vol., 1986-1991.

TEXTES EN TRADUCTION FRANÇAISE

Ba Jin (Pa Kin), Famille, traduit par Li Tche-houa et J. Alezaïs, Paris, Livre de poche, 1989.

— Printemps, traduit par E. Simar-Dauverd, Paris, Flammarion, 1982. — Automne, traduit par E. Simar-Dauverd, Paris, Flammarion, 1989. — Nuit glacée, traduit par M.-J. Lalitte, Paris, Gallimard, coll. « Fo-

lio », 1983. — Le jardin du repos, traduit par M.-J. Lalitte, Paris, Gallimard, coll.

« Folio », 1981. — Le brouillard, traduit par NG Yok-Soon, Paris, Ed. Cent fleurs,

1987.

— L'automne dans le printemps, Pékin, Ed. Littérature chinoise, coll. « Panda », 1982.

— Vengeance, nouvelles traduites par P. Bourgeois et B. Lelarge, Paris, Seghers, 1980.

— Le rêve en mer, contes pour enfant à une jeune fille, traduit par NG Yok-Soon, Paris, L'Harmattan, 1986.

— La pagode de longévité, nouvelles traduites par NG Yok-Soon, Paris, Messidor, coll. « Temps actuels », 1984.

— Le secret de Robespierre et autres nouvelles, traduit par D. Colliot et E. Péchenart, Paris, Ed. Mazarine, 1980.

De la révolution littéraire à la littérature révolutionnaire, récits chinois, 1918- 1942, traduits et présentés par Martine Vallette-Hémery, Paris, L'Herne, 1970.

Ding Ling, Le soleil brille sur la rivière Sanggan, Pékin, Ed. en langues étrangères, 1984.

— La grande sœur, nouvelles traduites par Ch. Greissier et Ah Su, Paris, Flammarion, 1980.

— Nouvelles des années trente, Pékin, Ed. Littérature chinoise, coll. « Panda », 1985.

Guo Moruo (Kouo Mo-jo), Autobiographie, mes années d'enfance, traduit par P. Ryckmans, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l'Orient », 1970.

Ici la vie respire aussi et autres textes de littérature de reportage (1926- 1982), traduit et présenté par N. Dutrait, Paris, Alinéa, 1986.

Lao She, Le pousse-pousse, Paris, Livre de poche, 1991. — La cage entrebâillée, traduit par P. Bady et Li Tche-houa, Paris, Gal-

limard, 1986.

Page 52: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer

— L'enfant du nouvel an, traduit par P. Bady, Paris, Gallimard, 1986. — Gens de Pékin, nouvelles traduites par P. Bady, Li Tche-houa,

F. Moreux, A. Peyraube et M. Vallette-Hemery, Paris, Gallimard, 1982.

Li Guangtian, Le fils de la montagne, textes choisis, Pékin, Ed. Littéra- ture chinoise, coll. « Panda », 1984.

Li Jieren (Li Tie-j'en), Rides sur les eaux dormantes, traduit par Wan Chunyee, Paris, Gallimard, 1982.

Lu Xun, Nouvelles choisies, Pékin, Ed. en langues étrangères, 1990. — Histoire d'A Q, véridique biographie, traduit par M. Loi, Paris, Livre

de poche, 1989. — Le journal d'un fou suivi de La véritable histoire d'A h Q Paris, Stock,

coll. « Bibliothèque cosmopolite », 1981. — Contes anciens à notre manière, traduit et présenté par Li Tche-houa,

Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l'Orient », 1988. Mao Dun, Minuit, Pékin, Ed. en langues étrangères, 1984. — L'arc-en-ciel, traduit par B. Rouis et J. Tardif, Paris, Acropole,

1981. — L'épreuve, traduit par Shen Dali et Zhang Shangci, Paris, Acropole,

1985. — Le chemin, traduit par NG Yok-Soon, Paris, Acropole, 1988. — Les vers à soie du printemps et autres nouvelles, Pékin, Ed. en lan-

gues étrangères, 1984. Qian Zhongshu, La forteresse assiégée, traduit par S. Servan-Schreiber et

Lou Wang, Paris, Christian Bourgois, 1987. Rou Shi, Février, traduit par Wang Chun-jian, Arles, Actes Sud, 1986. Shen Congwen, Le passeur de Chadong, traduit par Isabelle Rabut, Paris,

Albin Michel, 1990. — Nouvelles, Pékin, Ed. Littérature chinoise, coll. « Panda », 1982. Treize récits chinois (1918-1949), traduit et présenté par M. Vallette-

Hemery, Arles, Philippe Picquier, 1987. Un cœur d'esclave, choix de nouvelles contemporaines (1920-1960), Paris, Ed.

Centenaire, 1980. Xiao Hong, Terre de vie et de mort, nouvelles, Pékin, Ed. Littérature

chinoise, coll. « Panda », 1987. Yao Xueying, La longue nuit, traduit par Li Tche-houa et J . Alezaïs,

Paris, Flammarion, 1984. Ye Shengtao, Ni Huan-Tche, l'instituteur, Pékin, Ed. en langues étran-

gères, 1978. Yu Dafu, Fleurs d'osmanthe tardives, Pékin, Ed. Littérature chinoise,

coll. « Panda », 1984. Zhao Shuli, Nouvelles choisies, Pékin, Ed. en langues étrangères, 1982.

Page 53: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer
Page 54: Le Roman chinois moderne (1918-1949)excerpts.numilog.com/books/9782130446262.pdf · Liang Qichao (1873- 1929) estime que le roman qui touche la grande masse du peuple doit éclairer