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Fabrice Hurlin LE ROI DE PAILLE Roman historique

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----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Grand format (170x240)] NB Pages : 430 pages

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Le roi de paille

Fabrice Hurlin

32.10 500112

Fabrice Hurlin

LE ROI DE PAILLE

Roman historique

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Aux Tard-venus,

à la Maisnie de Kistreberh et à toutes les Compaignes d’Aventure.

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Chapitre 1 Le testament de Carsi

Au crépuscule de sa longue existence terrestre toute entière vouée au service du Seigneur, frère Jordan, moine d’origine espagnole de l’ordre des ermites de Saint-Augustin, était un vieil homme au physique usé mais dont l’âme pieuse recelait des trésors de patience et de compassion. Pourtant, en ce jour où son office de confesseur particulier l’avait appelé auprès d’une de ses ouailles les plus prestigieuses – la dame de Carsi1, vivait ses dernières semaines –, la charge de la mission qu’elle venait de lui confier semblait une montagne inique qui pesait intolérablement sur ses épaules affaissées. Après ces quelques heures d’un entretien chuchoté dans une chambre déjà plongée dans la pénombre de la mort, il percevait dans sa chair la sensation accablante d’avoir fait un pas définitif de plus vers son propre tombeau.

Il s’interrogeait sur les impénétrables desseins de Dieu qui l’avait fait, lui, si chenu et aspirant au repos éternel pour récompense d’une vie d’abnégation et de dévotion à Son service exclusif, le dépositaire de si dramatiques confidences. Confidences terribles qui pourraient bien, si elles étaient révélées au grand jour, perturber l’ordre si fragile d’un monde belliqueux, toujours prêt à s’embraser.

Ce matin encore, tandis qu’il effectuait le chemin de l’abbaye au châtelet, que savait-il de Marie de Carsi ? Rien qui ne fut connu de tous dans ce bourg où tous ressentaient pour elle une sorte de vénération, un immense respect teinté d’une pointe d’orgueil. Car la dame, dans sa jeunesse, avait été la nourrice de l’enfant royal, ce fils posthume de Louis X qui était né de sa seconde épouse, la reine Clémence de Hongrie !

1 Selon toute vraisemblance, il s’agirait de l’actuel Carsix dans le département de l’Eure. Maurice Druon, dans les Rois maudits, a préféré situer l’action à Cressay (Yvelines) pour la commodité du récit.

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Et c’était comme si cet insigne prestige rejaillissait sur tous, comme si chaque habitant, manant ou simple paysan y avait sa part, en dépit même du fait que le jeune roi avait trépassé au bout de six jours.

Naturellement, en tant que confesseur de la noble dame, il avait eu à connaître de ses doutes, de ses questionnements, de petits errements dont elle s’accusait mais qui n’étaient que péchés véniels dont il l’avait volontiers absoute, et qui devraient rester à jamais enfouis dans les profondeurs de sa conscience, aussi insondable qu’un caveau. Mais ce secret, ce terrible secret dont elle s’était déchargée sur lui, aurait-il la force d’en porter la croix ? Devait-il le révéler au monde, ainsi qu’elle l’en avait supplié pour le repos de son âme, ou devait-il le taire à jamais ? Dans son immense compassion, pouvait-il déroger aux dernières volontés d’une mourante ? N’était-il pas de son devoir de religieux de les exaucer ?

Il lui fallait se rendre dans la moiteur et le silence vénérable de la chapelle de l’abbaye. Là, par le secours et la consolation de la prière, face à l’autel glorieux illuminé de cierges, peut-être pourrait-il trouver une réponse dans un signe du Christ supplicié ; dans une bouffée de lumière évanescente, reconnaître l’expression de la volonté du Seigneur.

Alors, tandis qu’il s’agenouillait et joignait les mains pour une oraison, lui revinrent en mémoire les événements de la journée.

* * *

L’avant-dernière fois qu’il avait visité la dame de Carsi, il avait pu constater qu’elle était encore alerte malgré le mal dont elle souffrait depuis quelque temps déjà et qu’elle paraissait envisager sa propre disparition avec sérénité. Aussi fut-il surpris d’être directement introduit par une servante dans les appartements privés de sa maîtresse. Là, dans une chambre aux persiennes closes, il la trouva allongée sur son modeste lit de noble campagnarde, fiévreuse et haletante. Des chandeliers à la lueur incertaine révélaient dans la pénombre vacillante un visage vieilli prématurément, livide et torturé par de profondes rides, sur lequel planait déjà l’aile diaphane de la mort.

– Mon père vous voici enfin. Je me languissais de votre venue. Frère Jordan s’approcha et saisit la main qu’elle lui tendait. – Vous êtes toute glacée malgré ce beau mois d’août. Voulez-vous que

je commande qu’on vous fasse du feu et qu’on ouvre les fenêtres, mon enfant ?

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– Ce serait bien inutile. C’est le froid qui est en mon âme qui me fait ainsi trembler. Réchauffer le corps n’y serait d’aucune aide. Et je crains que la lumière du dehors ne me blesse les yeux.

– Allons, ma fille. C’est la fièvre qui vous fait ainsi déraisonner. Moi qui suis votre confesseur depuis si longtemps, je ne vois pas que vous soyez si grande pécheresse que vous deviez ainsi vous tourmenter.

– Détrompez-vous, mon père, car un secret me mine depuis bien longtemps que je n’avais pas encore trouvé la force de vous confier en mon grand désarroi. Aujourd’hui que ma pauvre vie s’achève sur cette terre, je sens bien qu’il faut m’en libérer et implorer le pardon du Seigneur pour mes fautes passées.

Frère Jordan prit une mine contrite et l’interrogea du regard. – Vous voudrez bien me pardonner de ne pouvoir me rendre à la

chapelle ainsi qu’il conviendrait pour cette confession, car je ne puis quitter le lit. Approchez une escabelle, je vous prie, et veuillez entendre ce que j’ai à vous dire.

Le moine avisa un siège et l’approcha de la tête du lit. Puis, avant de prendre place, il baissa le front, baisa la croix qu’il portait autour du cou et joignit les deux mains, imité par la dame. Tous deux murmurèrent une prière. Enfin, il leva sur elle un visage bénin.

* * *

Tout avait commencé bien des années auparavant, alors que Marie de Carsi était une damoiselle de dix-sept ans et vivait en ce même château en compagnie de sa mère dame Éliabel. Son père, le sire Picard, chevalier, n’était déjà plus de ce monde et ses deux frères Pierre et Jeannot demeuraient et travaillaient avec elles, car tous faisaient partie de cette humble noblesse campagnarde de petits hobereaux que presque rien ne distinguait de leurs paysans car, indigents comme eux, ils tiraient la queue du diable pour tâcher de survivre.

La famille devait faire face à d’extrêmes difficultés en ces temps de disette chronique liée au climat capricieux et à des récoltes désastreuses qui se succédaient comme autant de calamités du ciel. Car, si elle percevait diverses taxes sur le dos de ses manants, on trouve toujours dans le monde féodal plus grand que soi et il fallait bien reverser les impôts dus au suzerain et aux princes de l’Église dans les sacoches sans fond des prévôts et des baillis.

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Or, survint un jour pour affaires au château de Carsi un jeune homme de dix-huit ans à la belle tournure et aux yeux charmeurs. Il se nommait Guccio di Mino Baglioni et représentait son oncle, le banquier lombard Spinello Tolomei, bailleur de fonds du chevalier Picard, dont la manne providentielle avait plus d’une fois sauvé ce dernier de la ruine totale. Du premier coup d’œil, discret mais velouté, qu’il avait échangé avec Marie, tous deux surent qu’ils se plaisaient. Bien que leurs sentiments étaient tout nouveaux et encore à leur prémices, ils durent faire un violent effort sur eux-mêmes pour n’en rien laisser paraître.

Les jours et les semaines suivants, Guccio revint de nombreuses fois au château sous divers prétextes, désormais accueilli en ami par les sires de Carsi du fait qu’il leur avait rendu, pour les beaux yeux de sa belle, un inestimable service financier. Il apportait des cadeaux, de la nourriture, dînait à leur table, ne rechignant pas au besoin à aider aux travaux des champs, de sorte qu’il parut naturel à tous qu’il vînt aussi souvent car on le considéra bientôt comme faisant quasiment partie de la famille.

Et ce qui devait arriver arriva. Incapables de taire leur passion plus longtemps, Marie et Guccio se virent en secret et tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Leur commerce intime fut grandement facilité par la confiance qu’on portait au jeune Italien.

Au bout d’un certain temps, n’y tenant plus de cette duplicité qu’on le forçait à jouer, Guccio se résolut à demander la main de la jeune Marie. C’est alors que les masques tombèrent. On poussa des cris d’orfraie, levant les bras au ciel et roulant des yeux terribles en déclarant qu’un roturier, fut-il beau et riche, ne saurait épouser une fille de la noblesse, fut-elle désargentée. Toute amitié et tous services rendus oubliés, le jeune Italien fut chassé comme un malpropre avec interdiction de jamais reparaître au château.

Guccio crut alors pouvoir oublier en s’acharnant au travail, mais ces amours contrariées lui furent vite une intolérable torture. N’y tenant plus, il se présenta nuitamment au château de Carsi tandis que tout dormait et enleva Marie comme un voleur de grand chemin. Ivre de bonheur, elle ne protesta pas et se laissa mener auprès d’un curé de village compréhensif que Guccio avait grassement soudoyé et qui les maria sans autre forme de procès en présence de deux improbables témoins.

Les deux amants auraient pu se sauver ensuite, mais pour aller où ? Les parents de Marie auraient lancé la soldatesque à leurs trousses et leurs jeunes vies seraient vite devenues un enfer avec pour perspective d’avenir une fuite sans but et sans fin, l’insécurité permanente. Leur amour n’y aurait pas résisté. Ce n’était pas de cette existence de réprouvés dont il voulait pour elle. Ils choisirent donc de faire comme si de rien n’était,

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Marie une fois devenue son épouse légitime retournant vivre chez ses parents, comptant sur des jours meilleurs et le temps qui finirait bien par arranger les choses…

Marie de Carsi fit une pause dans son récit. Elle se redressa pour mieux caler sa tête sur l’oreiller et frère Jordan crut qu’elle en avait terminé.

– Ainsi, ma fille, vous vous mariâtes sans l’accord de vos parents. Je n’y vois point péché car vous le fîtes par amour et sous le regard miséricordieux du Seigneur qui a béni votre union.

– Oh non mon père, souffla-t-elle, détrompez-vous. Ce n’est certes pas ce mariage à la sauvette que je puis me reprocher car nous nous aimions sincèrement et je ne voulais rien tant que de passer ma vie entière avec Guccio. Mais alors, je ne pouvais savoir que cet hymen inaugurerait pour moi, jusqu’au moment de mon trépas, une longue ère de malheur.

Le moine fronça ses blancs sourcils en broussaille. – Mais permettez-moi de continuer, car après je n’en aurai plus la

force… À quelques mois de là, Marie se trouva enceinte. Si, les premières

semaines, elle parvint à dissimuler son ventre rond sous des robes de plus en plus amples, sa mère dame Éliabel ne fut pas dupe longtemps. Les nausées de plus en plus fréquentes et l’embonpoint de sa fille eurent tôt fait de l’alarmer.

Et, un beau soir, le scandale éclata au château. En pleurs, seule contre tous qui criaient, tapaient à coups de pied dans les meubles, fracassaient de la vaisselle, elle avoua la vérité : elle n’avait pas fauté, elle s’était unie à Guccio qui était le père de son enfant et sa grossesse était intervenue après, le Seigneur en est témoin. Mais c’était peine perdue. On ne voulait pas la croire, préférant imaginer que ce Baglioni, ce roturier qui avait abusé de la confiance des sires de Carsi, l’avait séduite comme un vil aventurier et avait disparu sans demander son reste. On oubliait simplement qu’on l’avait chassé de la plus méchante manière en dépit de l’amitié et de l’aide désintéressée qu’il avait offertes. Mais ce n’était là qu’un point de détail face à l’outrage que tous pensaient avoir subi.

Les deux frères, Pierre et Jeannot, s’armèrent en guerre et partirent sur l’heure à Paris où ils savaient pouvoir trouver Tolomei, l’oncle de Guccio, pour lui demander réparation. Nul doute que s’ils avaient rencontré le jeune homme sur leur route, ils l’eussent occis sur-le-champ. Mais Spinello le banquier, en vieillard avisé et déjà mis au courant de l’affaire par son neveu, lui avait conseillé de retourner sans délai à Sienne, sa ville natale, en attendant que les choses se tassent.

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Quant à Marie, elle fut placée dans un couvent dont la mère supérieure était une parente, jusqu’à ce qu’elle fût délivrée dans le secret ombreux et moite des murs d’une cellule monacale du « fruit de sa honte ».

– Ces événements eurent lieu en l’an 1316, mon père, continua Marie de Carsi. C’est durant cette même période, vous ne l’ignorez pas, que la reine Clémence, récente veuve du feu roi Louis X, se trouva grosse de ses œuvres. Or, à cette époque – et je puis vous le certifier pour en avoir été le témoin à maintes occasions ainsi que je vais vous le conter – un air délétère fait d’intrigues et de suspicion soufflait sur le palais de la Cité. La succession ouverte par le trépas du fils aîné de Philippe le Bel faisait bien des envieux et l’apparition importune de cet héritier à venir, s’il était mâle, ne faisait pas les affaires de tout le monde. À commencer par la comtesse Mahaut d’Artois, belle-mère de Philippe de Poitiers, second fils de Philippe le Bel, déclaré régent à la mort de son frère, qui régna ensuite comme vous le savez sous le nom de Philippe V. Elle eut vu avec orgueil sa fille Jeanne devenir sans différer reine de France. Qu’un nourrisson lui barrât le chemin du trône était un obstacle à ses ambitions qu’elle ne pouvait envisager avec sérénité. D’ailleurs, l’entourage de la reine Clémence de Hongrie était bien conscient de la menace sourde qui rôdait, réelle ou supposée, autour de son ventre rond, objet de toutes les supputations. Aussi, le Conseil décida-t-il de nommer deux hauts barons, parmi les plus loyaux et fidèles à la couronne de France, « curateurs au ventre » et protecteurs de l’enfant royal. Ce furent messeigneurs Hugues de Bouville et Jean, seigneur d’Ancerville, le petit-fils du vénérable Jean de Joinville qui fut en son temps le sénéchal du saint roi Louis. C’est le jour même où la reine donnait la vie à son enfant, le roi Jean Ier, dans la nuit du dimanche au lundi 15 novembre 1316 au palais de la Cité, que j’accouchai de mon fils en ma retraite monacale. Et, sans le savoir, comme le petit roi, je le nommai Jean. Ou plutôt, Giannino, pour l’amour de son père italien. Peu de temps avant ma délivrance, j’avais pris à mon service, pour le temps de recouvrer des forces et d’être en mesure de m’en occuper seule, une nourrice, une jeune et solide paysanne nommée Abelot. Je n’eus guère le loisir de me remettre de mon épreuve car, à peine avais-je enfanté que se présentèrent au couvent les deux grands seigneurs dont j’ai parlé tout à l’heure, Bouville et Ancerville, accompagnés des médecins personnels de la reine. J’ignore comment ils surent que j’existais, moi si petit personnage. Ils savaient où je me trouvais et que je venais de donner le jour à un beau garçon. Ils étaient venus pour m’ordonner de devenir la nourrice royale ! Ils furent dans un premier temps reçus par la mère abbesse qui tout d’abord nia farouchement la présence d’une jeune accouchée dans ses murs. Mais ces seigneurs en avaient ouï dire et, sûrs de leur fait, se mirent à chercher

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partout, n’hésitant pas à visiter les cellules et à troubler la vie des nonnes. Ils finirent par me trouver et, devant moi, ils obligèrent l’abbesse à revenir sur ses déclarations et à certifier que je remplissais bien les conditions requises pour prendre la fonction de nourrice. La mère supérieure, tout en pleurs, avoua que j’étais bien celle que l’on cherchait. Elle tomba alors à genoux, joignant les mains, et supplia qu’on me laissât en son couvent, de peur du scandale qui pourrait rejaillir sur elle-même, sa communauté et sur ma réputation. Je pense, Dieu me pardonne, qu’elle était plus préoccupée de sa propre réputation…

– Ainsi, mon enfant, coupa frère Jordan dans un souffle, on vous força à devenir la nourrice du petit roi. Ce ne fut pas votre libre choix.

– Oui, mon père. Quels choix s’offrent à nous lorsque les grands princes commandent ? Je n’eus pas le choix et les seigneurs, pris par l’urgence de la situation, surent me convaincre de la haute mission, du grand honneur auxquels j’allais accéder. Pour une damoiselle de petite noblesse telle que je suis, de plus entachée aux yeux des autres d’une faute que je n’avais certes pas commise, c’était une promotion inespérée, telle que bien des grandes dames bien plus hautes et plus dignes que moi par la naissance eussent espéré se la voir confier. Mais avant cela, il me restait une épreuve humiliante à subir. Je fus examinée par les médecins de la reine et par des matrones pour s’assurer que j’étais bien apte à remplir ma mission. Ensuite, le jour même, je fus menée au palais de la Cité en compagnie d’Abelot, la nourrice de mon fils qui vivrait avec moi et continuerait à prendre soin de lui. Nous fûmes logés, moi dans la chambre même du jeune roi où je dormais près de son berceau, et Abelot et mon petit Giannino dans une antichambre attenante à la pièce. Mais nous n’eûmes guère le loisir de goûter la vie de château. Quelques jours à peine… Car, dès le 19 novembre on devait présenter aux pairs du royaume, aux seigneurs et aux corps constitués de la ville de Paris, lors d’une cérémonie publique, le nourrisson royal Jean Ier. Les bruits de couloirs et l’agitation qui parcouraient le palais ne m’avaient pas échappés. Car, savez-vous, le château est comme un village. Un village hérissé de tours, clos de murailles épaisses et bien gardées. Un village certes luxueux où l’on ne voit qu’ors et soieries, mais où le sourire le plus franc souvent dissimule un calcul, où chacun est au fait de tout, épie tout et rapporte tout, en fonction de ses intérêts, de la coterie à laquelle il appartient, des gratifications qu’il espère de son maître. Bien que retirée en ma chambre la plupart du temps, je ne pouvais ignorer ce qui se tramait autour de moi, aussi bien chez les amis du régent Philippe que chez ceux de Charles de Valois, de Robert d’Artois et surtout ceux de sa tante, la comtesse Mahaut. Elle ne cessait de faire courir la rumeur que le jeune roi était chétif, qu’il ne pourrait vivre

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longtemps. Or, tout cela était faux. Le roi se portait bien, se nourrissait à mon sein avec un fort appétit et j’en étais la garante. Inutile de vous dire que je le veillais comme s’il était de mon propre sang – pardonnez ce mot présomptueux –, ne ménageant ni mes peines ni ma fatigue, tandis qu’Abelot, avec sa sollicitude toute paysanne, couvait à ma place comme s’il eut été un œuf ce petit de ma chair, sevré de la tendresse maternelle. Mais bientôt, alarmés par l’insistance de Mahaut à prétendre le roi souffreteux et inapte à survivre, les seigneurs de Bouville et d’Ancerville eurent tôt fait de craindre qu’elle n’y mît la main pour aider le destin. Car, en tant que marraine, l’honneur de le présenter aux pairs, aux échevins et aux corps constitués lui revenait de droit.

– Pardonnez-moi de vous interrompre, ma fille. Je ne suis qu’un modeste moine de campagne et de plus, mon entendement est fort troublé par le nombre des ans. Ma question pourra vous sembler bien naïve, mais au cœur de nos monastères, vivant à l’écart de la rumeur du monde, bien que mon grand âge et mon expérience m’aient maintes fois permis de constater la faiblesse de la nature humaine, nous ne sommes point toujours au fait des tenants mystérieux de la politique. Que pouvait-on craindre de la comtesse, qui était pair de France ? La pairie n’est-elle pas en soi une garantie de fidélité à la couronne ? Cet honneur n’est-il pas conféré aux plus probes, aux plus proches de la dynastie, afin qu’ils soient les soutiens indéfectibles de la monarchie, de l’ordre voulu par Dieu ? Quelles motivations aurait-elle eues de faire périr l’héritier légitime du trône ? Qui d’autre y aurait eu intérêt ? Nous savons tous ce que la tradition populaire en a dit, peut-on en faire foi ? Qu’en est-il réellement ?

– Ah ! Mon père… Les motivations de la comtesse Mahaut… Je suis moi-même si peu de choses en comparaison d’une si grande dame et je n’ai pas la prétention de les connaître. Cependant, elles sont bien simples à comprendre. Elle pouvait tout bonnement souhaiter supprimer l’obstacle entre son gendre Philippe de Poitiers et l’épouse de ce prince, sa propre fille Jeanne, et le trône de France. De là à dire qu’elle y mit personnellement la main est un pas que je n’oserais pas franchir. Toujours est-il que les barons l’en crurent capable et prirent les dispositions que je vais maintenant vous conter et qui, par l’enchaînement des circonstances, firent mon grand malheur.

Frère Jordan remua sur son siège pour tenter de caler plus confortablement ses os douloureux qui se rappelaient à lui. Puis il se pencha derechef vers la mourante en appuyant sur le lobe de ses larges oreilles pour les ouvrir en pavillons.

– La veille de la présentation de l’enfant, à une heure tardive, alors que le reste du palais semblait dormir, hormis les pages et les laquais qui

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vaquaient à leur service, Hugues de Bouville et Jean d’Ancerville firent irruption dans la chambre royale avec des mines de conspirateurs. Inutile de vous préciser que cette intrusion m’inspira une grande frayeur car je m’étais moi même assoupie, épuisée par les exigences du royal nourrisson. Avant de refermer la porte, ils s’étaient assurés que personne ne traînait dans le corridor et ne les avait vus entrer. Abelot, alertée par le bruit, était apparue dans l’entrebâillement de l’huis qui communiquait entre les deux chambres. Ils lui firent signe de s’en retourner, ce qu’elle fit de bonne grâce, mais je gage fort qu’elle écouta la suite, l’oreille collée au panneau.

« Ma dame, déclarèrent les seigneurs, êtes-vous fidèle et loyale servante au roi de France ? »

Le ton mystérieux qu’ils employèrent me fit peur, comme si le danger diffus, imprécis que je ressentais depuis mon arrivée se faisait soudain plus réel, plus tangible.

« Mon Dieu, oui ! protestai-je. – Nous allons alors vous demander un immense service pour le royaume

et son légitime héritier. Saurez-vous garder un secret ? – Si vous me l’ordonnez, je serai muette comme une tombe. – C’est bien. Considérez alors dès cet instant que vous êtes tenue au

silence. » Ils m’exposèrent alors un plan qu’ils avaient élaboré dans la journée. Il

s’agissait de substituer mon propre enfant au nourrisson royal durant le temps de la cérémonie. Ils étaient de même taille, de corpulence identique et leurs visages étaient pratiquement semblables, au point qu’on aurait pu les prendre pour deux frères. Croyez bien, mon père, que je n’y mets nul orgueil, car j’eusse préféré hélas ! pour le bonheur de ma vie qu’ils ne se ressemblassent point. Ils demandèrent à voir mon fils et Abelot l’amena aussitôt, ce qui prouve bien que rien de ce qui s’était dit ne lui avait échappé. Mais elle n’en laissa rien paraître, trop heureuse de vivre une existence privilégiée au palais, bien au-dessus de sa condition, et de peur de s’en voir chassée. Les seigneurs comparèrent les deux enfants et semblèrent satisfaits de leur examen.

« Bien, dirent-ils. Cela pourra faire illusion. Durant la présentation, nul ne s’en approchera de si près en dehors de la comtesse d’Artois, mais, le tenant dans ses bras, elle ne regardera pas son visage. Du reste, elle n’aura guère eu l’occasion de le voir auparavant et n’aura nulle raison de douter qu’elle tiendra bien en son giron l’enfant royal. Consentez-vous toujours à ce projet ?

– Je ne suis rien pour refuser un tel service au royaume, messeigneurs. – La nourrice se taira-t-elle ? Il en va de sa tête ! »

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Abelot opina du chef, effrayée, les larmes lui montant aux yeux. « J’en réponds pour elle, déclarai-je, un peu inquiète tout de même. – N’ayez nulle crainte. La cérémonie de présentation terminée, nous

vous rendrons votre enfant. Dès la première heure du jour, veuillez le vêtir de la casaque bleue brodée aux fleurs de lys comme vous le feriez pour le véritable roi et confiez-le à Madame la comtesse Mahaut lorsqu’elle viendra le chercher. Et ne vous tourmentez pas, nous veillerons au moindre de ses gestes. »

Frère Jordan émit un profond soupir, comme s’il pressentait déjà ce qui allait suivre. Marie de Carsi se tut un long moment, le visage entre ses doigts, oppressée par ces pénibles souvenirs qu’il lui fallait exhumer d’un passé qu’elle avait cru enseveli à jamais. Puis elle reprit :

– La présentation eut lieu comme prévu, à laquelle je n’assistai pas, dans la grande salle d’apparat du palais, en présence des pairs de France, hauts barons et ecclésiastiques, et des plus puissants ducs, marquis et comtes, des plus nobles dames du royaume. À la fin de cette éprouvante journée pour mon enfant, durant laquelle je ne cessai de me morfondre, en proie à un mauvais pressentiment, on me le rendit enfin et je pus le coucher et le veiller un peu en compagnie d’Abelot. Mais les exigences du petit roi qui voulait téter ne me laissèrent pas longtemps le loisir de contempler mon petit Giannino. Enfin rassérénées, nous nous couchâmes chacune dans notre pièce, et, rassurées par la respiration tranquille des nourrissons, nous nous endormîmes à notre tour.

Marie de Carsi laissa échapper un sanglot déchirant, avant de reprendre d’une voix entrecoupée :

– Et c’est au beau milieu de la nuit qu’Abelot vint me réveiller avec toutes les précautions pour ne pas troubler le sommeil du petit roi. Elle avait l’air bouleversée.

« Venez, ma dame, me dit-elle. Il s’est passé quelque chose. Je redoute le pire ! L’enfant a été pris de convulsions et je crains fort qu’il n’ait beaucoup de mal à respirer. »

Aussitôt, je rejetai mes draps, enfilai un manteau, car l’intérieur du palais est toujours glacial, et me précipitai à sa suite vers le berceau de mon Giannino. Ô, Dieu ! Nous arrivions trop tard ! L’enfant avait cessé de vivre et sa face était déjà toute bleue, barbouillée de vomi. J’eus beau le prendre dans mes bras, secouer son corps inerte pour tenter d’en faire jaillir une étincelle de vie, rien n’y fit. C’est alors que, folle de douleur, réprimant à grand peine le hurlement qui me montait au ventre, incapable de réfléchir ni même de me rendre compte de ce que je faisais, je commis un acte terrible, un acte de mère blessée dans sa chair, un péché mortel en

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refusant la volonté de Dieu ! Pardonnez-moi mon père, pardonnez moi car j’ai péché au-delà de ce que vous pouvez imaginer, supplia-t-elle en joignant les mains, prise dans les affres de son tourment. J’échangeai à mon tour les deux enfants, plaçant le petit cadavre dans le lit du roi et le bébé endormi dans celui de Giannino. Complètement affolée, Abelot ne cessait de gémir : « Mais que faites-vous ma dame ? Que faites-vous ? » pendant que je déshabillais l’un pour lui mettre les vêtements de l’autre. Sous l’emprise totale de la démence et de la douleur qui m’avaient envahie, j’attrapai plus violemment que je ne l’eusse voulu ma nourrice par le col et lui fit jurer d’enfouir le secret de cet échange au fond de son âme. J’allais jusqu’à la menacer de mort et promis des récompenses, tant et si bien qu’elle finit par consentir à se taire en jurant sur sa vie et s’en retourna pleurer toutes les larmes de son corps en sa chambre. Lorsqu’elle fut enfin calmée, je pris la décision la plus folle qui me soit jamais venue à l’esprit. J’attrapai la dépouille légère et inanimée de mon fils et me précipitai dans les couloirs en huchant2 à tue-tête que le roi était mort ! La ruche tout entière du palais de la Cité ne tarda pas à être réveillée, princes, barons, chevaliers, soldats et valets et, tandis que je courais éperdument, chacun venait à moi pour constater de ses yeux le grand malheur qui venait d’advenir. Ce fut, mon père, le jour le plus horrible de ma vie, car l’énormité de mon mensonge ne laissa en moi qu’un sentiment de dégoût, de honte et de culpabilité qui m’étreint encore maintenant, bien des années après ce terrible événement.

Frère Jordan se leva péniblement et arpenta la chambre, autant pour se délasser que pour assimiler ce qu’il venait d’apprendre. Cependant, dans sa grande bonté, il voulut douter encore de la véracité de ces révélations. La dame était-elle bien saine d’esprit ? N’avait-elle pas, dans son désarroi, se sachant à l’article de la mort, exagéré ses fautes, ne se chargeait-elle pas ainsi pour expier encore plus durement un passé douloureux ? Haletante, elle tournait vers lui son regard perdu, baigné de larmes et de questions dont Dieu seul connaissait la réponse. Il eut pitié. Il revint prendre place auprès d’elle et lui prit la main.

– Ma fille, il y a quelque chose que je ne comprends pas. Je gage que les seigneurs dont vous m’avez parlé, Hugues de Bouville et Jean d’Ancerville, petit-fils du vénérable Joinville, devaient savoir la vérité puisqu’ils avaient organisé eux-mêmes la substitution avant la présentation du jeune roi. N’ont-ils pas découvert la supercherie ?

– Non, mon père. Quelles raisons auraient-ils eu de douter de ma sincérité ? Les deux enfants se ressemblaient tant que même eux se

2 Hurlant.

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laissèrent abuser. Et puis de toute façon, quand bien même ils ne m’auraient pas crue, ils ne pouvaient révéler au grand jour le tour qu’ils avaient joué à la comtesse Mahaut. Ceci devait demeurer dans le plus grand secret. Ils se seraient empêtrés dans leur propre piège.

– Revenons à cet enfant, ma fille. Croyez-vous en votre âme et conscience que la comtesse d’Artois fût responsable de son trépas ?

– Je suis bien peu de chose pour oser l’affirmer, mais que cette mort survienne la nuit même qui suivit la cérémonie, voilà qui put insuffler le doute dans bien des esprits. D’aucuns prétendirent qu’elle lui avait enfoncé une minuscule aiguille d’or dans la tête, ou encore qu’elle lui aurait fortement comprimé les tempes, à l’insu de tous. Mais la cause de la mort de mon enfant aurait aussi bien pu être naturelle. Mais permettez-moi d’en terminer mon père avec cette pénible confession, car vous devez bien vous douter qu’il me reste quelque chose à vous confier… Il me faudra boire la coupe jusqu’à la lie.

Marie de Carsi prit une grande respiration, semblant chercher au fond d’elle-même la force d’extirper les mots.

– Le lendemain de ce jour funeste, Abelot et moi dûmes quitter le palais de la Cité, n’ayant aux yeux des autres plus rien à y faire, emmenant avec nous « Giannino »… Comprenez-vous ? Ce bébé qui était le véritable roi de France ! L’enfant de ma chair, lui, fut inhumé dans le caveau des rois, en l’abbaye de Saint-Denis, et Philippe de Poitiers devint roi de France sous le nom de Philippe V, à la grande satisfaction de la comtesse Mahaut d’Artois et au grand dam de ses ennemis. Il était trop tard pour revenir en arrière. Ensuite, pardonnée par mes parents, je revins m’établir au château de Carsi avec l’enfant, où Abelot passa une partie de son existence avant d’être rappelée par le Seigneur dans sa trentième année. Jamais elle ne révéla à quiconque ce qu’elle savait et je lui en garde encore ce jourd’hui une profonde reconnaissance. Quelques années s’écoulèrent qui virent la disparition de ma mère, dame Éliabel. Ne me restaient plus que mes deux frères, Pierre et Jeannot. Nous vécûmes une vie calme à la campagne et l’enfant, ignorant tout de son auguste naissance, devint vite fort et sain, un magnifique jeune adolescent accoutumé au grand air. Nous étions heureux et j’en avais presque tout oublié de ma faute, folle et présomptueuse que j’étais alors ! Mais me manquait Guccio, mon époux, que je n’avais jamais oublié. Et qui n’avait aucune raison de douter que Jean fût son véritable fils. Or, dans la période où Jean atteignait ses dix ans, mes frères furent mandés au service du roi dans quelque province éloignée pour un temps assez long. Averti par son oncle Spinello Tolomei que la voie était libre – rien n’échappait aux fines oreilles du banquier – Guccio était revenu en France et s’était présenté à Carsi. Il avait beaucoup changé, marqué par

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l’âge et les épreuves et ses cheveux étaient devenus gris. Au cours des années, ses sentiments à mon égard avaient bien changé aussi. Car lorsque mes parents m’avaient fait enfermer en un couvent, il avait cru que c’était mon libre choix, que je ne voulais plus de lui, que je regrettais de m’être unie à lui. Malgré nos retrouvailles tardives et le grand espoir que je mettais en elles, rien ne put faire s’effondrer le mur d’amertume qu’il avait levé entre nous. Il souhaita emmener l’enfant pour quelques jours à Paris afin de le présenter à Tolomei. Il me promit de le faire raccompagner à Carsi par une personne de confiance. Jamais je ne les revis.

Marie de Carsi se tut et planta son regard suppliant dans les yeux du moine.

– Croyez bien, mon père, que je regrette amèrement mes fautes, mais hélas ! je ne puis revenir en arrière et effacer ce qui a été fait. N’ai-je point assez expié ? M’absoudrez-vous, m’accorderez-vous le pardon du Seigneur ?

Frère Jordan soupira : – Ma chère enfant, il ne m’appartient pas d’être votre juge. Vous avez

suffisamment souffert et vous vous êtes repentie de cette tragique erreur de jeunesse. C’est bien volontiers que je vous donne l’absolution. Prions ensemble pour que Dieu étende sur votre front Sa main miséricordieuse.

Tous deux se recueillirent longuement et murmurèrent les paroles rituelles. Enfin pardonnée, la châtelaine de Carsi retrouva un semblant de sérénité. Elle se pencha légèrement sur le côté du lit et saisit un rouleau de parchemin sur sa table de chevet. Alors, elle lui déclara ce qu’il commençait à redouter depuis un moment :

– Mon père, il me reste avant de mourir une tâche à vous confier. Ceci est mon testament. J’y ai fait consigner par mon notaire tout ce que je viens de vous révéler. C’est un homme de confiance qui se taira. Comprenez bien que je ne vous force pas à accepter cette mission. Acceptez-la ou refusez-la, c’est affaire entre vous et votre conscience et je ne saurais vous en blâmer, mais je vous supplie de faire tout votre possible pour retrouver Giannino, ou plutôt Jean Ier, le véritable roi de France, et de lui révéler sa réelle identité. Il est maintenant âgé de vingt-huit ans et doit être devenu un grand jeune homme beau et fort. Je ne saurais vous dire par où commencer mais je gagerais gros qu’il se trouve en Italie. Je ne sais si messire Spinello Tolomei est encore de ce monde. Cela est peu probable. Il y a déjà bien des années qu’il a fait faillite et a quitté Paris pour rentrer au pays de ses origines. Mais peut-être en retrouvant sa famille aurez-vous une chance de retrouver la trace de Jean.

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Frère Jordan ne bronchait pas, son vieux corps usé semblant se recroqueviller plus encore sous le poids du fardeau qu’on lui confiait. Elle eut peur qu’il n’accepte pas et redoubla de suppliques :

– Je vais bientôt mourir, mon père, et je ne connaîtrais jamais la paix si je ne puis réparer ma faute. Je sais bien que vous êtes un vieil homme mais je sais aussi que vous n’êtes que bonté. Je vous en conjure, acceptez cette mission et permettez-moi de quitter ce monde avec la joie de m’être enfin rachetée de mes errements.

Le moine, accablé, opina faiblement du chef. Elle interpréta son mouvement comme un consentement. Rassurée sur ses intentions, elle reprit :

– Merci mon père, je savais que vous étiez un homme de foi et de devoir… Je vais vous confier ce testament qui aura valeur de preuve devant tous ceux que vous serez amené à rencontrer pour que le roi de France puisse enfin retrouver son trône et le destin duquel il n’aurait jamais dû être détourné. Je vous supplie d’aller trouver le pape Clément VI et le Sacré Collège afin de les informer de cette affaire et qu’ils vous dispensent conseils et secours. Il faudra aussi vous rendre auprès de l’actuel roi, Philippe VI, et lui révéler la vérité pour qu’il restitue sa dignité à l’authentique héritier des Capétiens.

* * *

Des mois avaient passé. Marie de Carsi avait rendu l’âme deux semaines seulement après cette entrevue et avait été inhumée dans l’enceinte du couvent de la ville, laissant son souvenir imprégner ces vénérables pierres comme un reproche, et son lourd fardeau à un frère Jordan toujours aussi irrésolu et anéanti sous sa charge. Aiguillonné par sa conscience, il entreprit tout de même quelques démarches sans y mettre beaucoup de conviction. À travers un réseau d’amis qu’il possédait dans la plupart des abbayes de France et de toute l’Europe, et auxquels il avait fait parvenir des courriers, il se mit en quête de Guccio. Il était persuadé que, s’il retrouvait ce dernier, il retrouverait aussi la piste de ce Jean que dame Marie prétendait être le véritable roi de France, ce qu’il croyait volontiers d’après le récit circonstancié qui lui en avait été fait. Jordan finit par obtenir quelques résultats, malheureusement fort décevants. Un moine de Campanie lui avait appris que Guccio di Mino Baglioni était mort il y avait déjà longtemps de cela, en l’an 1340, dans la ville française de Celon.

Découragé par cette mauvaise nouvelle, il se mura dans un long débat avec lui-même et laissa filer le temps. Mais, plus il tergiversait avec ce que

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la morale et le devoir lui commandaient, plus l’extrême vieillesse investissait son corps, annonçant le jour où il lui faudrait mourir.

Il se trouvait confronté à un dilemme dans lequel il ne se résolvait pas à trancher. S’il révélait au monde ce qu’il savait, ne risquait-il pas d’encourir les justes foudres, voire la vengeance terrible de ceux qui gouvernaient actuellement le royaume ? Et, en premier lieu, celle de Philippe de Valois que les grands barons, après la disparition du dernier fils de Philippe le Bel – le terne Charles IV –, avaient placé sur le trône. Frère Jordan n’avait pas la candeur d’imaginer que le « Roi trouvé », issu de la branche cadette des descendants d’Hugues Capet, se laisserait dépouiller de bonne grâce de sa couronne. On ne bouscule pas impunément l’ordre établi… Nul doute que le scandale et l’opprobre qui s’abattraient alors sur lui rejailliraient sur son ordre. Cela, il ne pouvait l’envisager.

Mais devait-il lâchement se taire, passer outre aux dernières volontés d’une mourante et emporter avec lui dans l’au-delà le secret de la naissance de Jean ? Il tenait le destin du jeune homme entre ses mains, et ces mains étaient bien faibles et tremblantes.

Il ne dormait plus guère, en proie à de pénibles insomnies qui l’affaiblissaient de jour en jour. Il trompait le sommeil qui le fuyait en longues oraisons dans la pénombre de son austère cellule.

Dans cette période d’atermoiements il avait tenté une autre démarche, bien timide il est vrai, tant il se sentait entravé par ses craintes et tant il redoutait d’être la cause de la perte de sa communauté. Un groupe de seigneurs s’arrêta un jour à l’abbaye de Carsi. Ils devaient se rendre à Rome pour y célébrer l’année sainte. Frère Jordan se risqua à leur confier une part du lourd secret et eut la surprise de constater que ses révélations furent plutôt bien accueillies.

Certains barons n’avaient pas vu l’accession de Philippe VI au trône de France d’un bon œil car d’autres princes avaient des droits tout autant valables à la succession. Au premier chef, le roi d’Angleterre et duc d’Aquitaine, Edouard III, petit-fils par sa mère Isabelle de Philippe le Bel. On devait compter également avec la légitimité du jeune Charles d’Évreux, fils de la reine Jeanne de Navarre et de Philippe d’Évreux, et petit-fils également par sa mère du roi Louis X le Hutin. Que l’on suscitât un nouveau compétiteur au trône, qui plus est un descendant direct des derniers rois que l’on avait cru mort peu après sa naissance, voici qui pouvait apporter de l’eau au moulin querelleur de certaines coteries qui avaient quelque intérêt à ce que le chaos s’installât durablement dans le royaume. Car l’Occident chrétien était entré dans une longue période de troubles, depuis qu’Édouard d’Angleterre, poussé par de peu scrupuleux personnages en quête de revanche, avait décidé de faire valoir ses droits.

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Portant la guerre au royaume de France, il avait vaincu l’ost de Philippe VI sur mer et sur terre, à l’Écluse et à Crécy, et venait de s’emparer de l’important port de Calais.

Lesdits seigneurs quittèrent Carsi en promettant d’entretenir de « puissants personnages » de cette affaire. Peut-être le firent-ils ; sans doute oublièrent-ils cette promesse. En tous cas, il n’y eut pas de suite et frère Jordan n’entendit plus jamais parler d’eux.

Le religieux crut pourtant que ces dernières démarches seraient suffisantes pour apaiser sa conscience et s’immergea de tout son être dans ses tâches et la sérénité de sa vie monastique. Mais il dut bien vite déchanter car le diable de l’insomnie, après une période de rémission, entreprit à nouveau de le tirer par les pieds.

Lors de ces longues nuits blanches, rythmées par les messes de vêpres, complies, matines, laudes et vigiles, au pied de son châlit et devant un crucifix dépouillé, taillé à la serpe dans un morceau de bois grossier, il s’abîmait en de douloureuses prières. Et alors, sans qu’il sut s’il dormait enfin ou s’il était encore éveillé, commencèrent à lui venir des hallucinations qui avaient la tragique prégnance d’une révélation. Et c’était le jeune Jean qui lui apparaissait dans une intense éclaboussure de lumière et d’ors flamboyants et venait s’agenouiller devant le roi son père, tenant sceptre et main de justice et portant couronne en tête. Il lui disait : « Mon père, donne-moi ta bénédiction car je veux marcher à la conquête du Saint-Sépulcre de Jésus-Christ. » Et, à chaque fois que l’épuisement le faisait sombrer dans une fiévreuse somnolence, lui revenaient cette image et d’autres encore où le jeune roi de France, spolié de sa destinée, se tenait ainsi et réitérait sa supplique.

Puis, une autre fois, ce fut une apparition plus précise encore, d’une réalité dramatique, où Jean se montra à frère Jordan, serrant dans ses poings la hampe d’une bannière aux armes de l’Église et s’adressait à lui avec des mots surnaturels qui ne provenaient pas de sa bouche mais semblaient émaner directement de son âme. Il lui disait ceci : « Je ne m’arrêterai jamais jusqu’à ce que j’aie attaché cette bannière sur les portes de Jérusalem. Il faut que le sépulcre de Jésus-Christ soit délivré et affranchi du joug des Sarrasins, et que tout fidèle chrétien puisse visiter sans danger les saints lieux 3 ». Alors, un frisson vibrait dans le vieux corps de frère Jordan et il ouvrait ses yeux hagards sur la solitude de cette cellule nue qui lui paraissait bien cruelle à présent. Il portait son regard animé d’espoir par l’étroite ouverture de la fenêtre, sur le village de Carsi, sortait de son abbaye et allait parcourir ses rues. Très connu et vénéré de

3 Cité dans une lettre de Frère Jordan à Cola di Rienzo.