OGAWA ItoLe Restaurant de l’amour

retrouvéRoman traduit du japonaispar Myriam Dartois-Ako

ÉditionsPhilippe Picquier

© 2008, Ito Ogawa/Poplar publishing Co.

Ltd.

Edition française publiée avecl’autorisation de Poplar publishing, Co.Ltd. par l’intermédiaire du bureau des

Copyrights Français, Tokyo

© 2013, Éditions Philippe Picquier pour latraduction en langue française

Mas de VertB.P. 20150

13631 Arles cedexwww.editions-picquier.fr

Conception graphique : Picquier &Protière

Mise en page : Christiane Canezza —

MarseilleISBN : 978-2-8097-0936-0

Quand je suis rentrée à la maisonaprès ma journée de travail aurestaurant turc où j’ai un petit boulot,l’appartement était vide.Complètement vide. La télévision, lamachine à laver et le frigo, jusqu’auxnéons, aux rideaux et au paillasson,tout avait disparu.

Un instant, j’ai cru que je m’étaistrompée de porte. Mais j’avais beauvérifier et revérifier, c’était bien ici, lenid d’amour où je vivais avec monpetit ami indien. La tache en forme decœur, abandonnée au plafond, en étaitla preuve irréfutable.

On aurait dit le jour où l’agentimmobilier nous avait montrél’appartement pour la première fois.Seulement, à la différence de ce jour-là, il flottait dans la pièce un légerparfum de garam masala et, au beaumilieu du salon désert, luisait la clé demon copain.

Dans cet appartement que nousavions eu du mal à trouver, nouspassions nos nuits dans le même futon,côte à côte, main dans la main. La peaude mon amoureux indien exhalaittoujours un arôme épicé. Les vitresétaient décorées de cartes postales duGange. J’étais parfaitement incapablede déchiffrer les lettres en hindi quiarrivaient de temps à autre d’Inde,

mais il me suffisait de poser le doigtsur les caractères pour avoirl’impression d’être reliée à ma familleindienne, submergée de tendresse.

Un jour, on irait sans doute en Inde,tous les deux.

C’est comment, une cérémonie demariage à l’indienne ?

Je m’abandonnais à de doux rêves,aussi sucrés qu’un lassi à la mangue.

Cet appartement renfermait,condensés, les souvenirs de troisannées de vie commune avec monfiancé et tout ce que nous possédionsde plus précieux.

Chaque soir, je cuisinais enattendant son retour.

L’évier était petit mais nanti d’unepaillasse carrelée, et l’appartement,qui faisait l’angle, avait des fenêtressur trois côtés. Lorsque j’étais deservice du matin au restaurant, la joiede préparer le repas en fin d’après-midi, dans la lumière orangée du soleildéclinant, était un bonheur sans pareil.Il y avait également un four à gaz, pastrès performant mais un four à gazquand même, et comme la cuisine aussiavait une fenêtre, quand je dînaisseule, je pouvais faire griller dupoisson séché sans que l’odeurenvahisse la maison, c’était pratique.

J’avais aussi tous mes ustensiles decuisine préférés.

Le mortier de l’ère Meiji hérité dema grand-mère aujourd’hui disparue,le baquet en bois de cyprès dans lequelje gardais le riz au chaud, la cocotte enfonte Le Creuset enfin achetée avecmon premier salaire, les baguettes decuisine à pointe fine dénichées chez unmarchand spécialisé de Kyôto, lecouteau d’office italien que m’avaitoffert le chef d’un restaurant bio pourmes vingt ans, mon tablier en lin siagréable à porter, les galets rondsindispensables à la confection desaubergines en saumure, sans oublier lapoêle en fonte pour laquelle j’avaisfait tout le trajet jusqu’à Morioka.

La vaisselle, le grille-pain, lepapier sulfurisé, tout, absolument toutavait disparu. Nous n’avions pasbeaucoup de meubles, mais desustensiles de cuisine, si. Tous mescompagnons de cuisine. Je puisaisdans l’argent gagné chaque mois grâceà mon petit job pour me constituer unebatterie d’ustensiles qui me dureraientlongtemps, même s’ils coûtaient un peucher. Et dire qu’ils commençaient toutjuste à être faits à ma main…

À tout hasard, j’ai ouvert lesplacards de la cuisine, les uns aprèsles autres, pour vérifier.

À l’intérieur, ne subsistaient que destraces de ce qu’ils avaient contenu,

j’avais beau chercher à tâtons, mesmains ne rencontraient que le vide.Même les prunes séchées, reliques desheures passées avec ma grand-mère,quelques années auparavant, à les fairesécher et les préparer une à une,s’étaient purement et simplementévaporées.

Pareil pour les ingrédients achetésen prévision des croquettes de semouleet pois chiche à la crème que je mefaisais un plaisir de déguster le soirmême avec mon petit ami végétarien.

C’est là que soudain, au fait !, j’aicouru vers l’entrée et me suisprécipitée dehors, en chaussettes.

Le seul aliment fermenté japonaisque mon fiancé aimait, c’étaient leslégumes en saumure que je préparais.Ça, il en mangeait tous les jours. Sansla saumure de son de riz héritée de magrand-mère, ils n’auraient pas eu lemême goût.

Je rangeais toujours la jarre desaumure dans le réduit du compteur àgaz, à côté de la porte d’entrée, où latempérature et l’humidité étaientidéales. Il y faisait frais même au cœurde l’été, et inversement, en hiver, latempérature était plus élevée que dansle réfrigérateur, c’était parfait pour laconserver.

C’était un précieux souvenir de magrand-mère.

Je vous en prie. Faites que lasaumure soit encore là…

J’ai ouvert la porte en priant : lachère jarre m’attendait patiemmentdans l’obscurité.

J’ai ôté le couvercle et inspectél’intérieur. Pas de doute, la formeimprimée ce matin par la paume de mamain était toujours visible. Desfeuilles de navet vert pâle émergeaientà la surface. Les navets en saumure,épluchés en laissant seulement unepetite touffe de feuilles et incisés encroix à l’extrémité, sont doux et juteux.

Ouf !

Instinctivement, j’ai pris la jarre àdeux mains et l’ai serrée contre mapoitrine. Elle était toute fraîche.C’était mon ultime planche de salut.

J’ai remis le couvercle et, la lourdejarre de saumure sous un bras, je suisretournée à l’intérieur où j’ai ramasséavec les orteils la clé abandonnée,puis, mon panier dans l’autre main, j’aiquitté l’appartement vide.

La porte s’est refermée dans unclaquement sonore, comme pourl’éternité.

J’ai pris les escaliers au lieu del’ascenseur et, en faisant bien attention

à ne pas lâcher la jarre de saumure,j’ai descendu les marches lentement,une par une, et je suis sortie del’immeuble. À l’est, une lune tronquéeflottait dans le ciel.

Je me suis retournée ; le vieilimmeuble, construit trente ans plus tôt,me dominait dans la pénombre, pareilà un monstre tapi là.

Notre nid d’amour, pour lequelj’avais soudoyé notre propriétaire enlui offrant des madeleines faitesmaison pour obtenir un bail sans lacaution d’un garant. Mais je ne pouvaisplus rester ici.

J’ai tourné le dos à l’immeuble et jesuis allée chez le propriétaire pour lui

rendre les clés. C’était la fin du mois,j’avais payé le terme suivant quelquesjours plus tôt. Puisqu’il fallaitnormalement un mois de préavis pourrésilier le bail, je pouvaisimmédiatement quitter l’appartementsans que cela pose de problème. Detoute façon, il ne restait plus rien àl’intérieur, comme après undéménagement.

Dehors, la nuit était tombée. Sansmontre ni téléphone portable, je nesavais même pas quelle heure il était.

D’un pas lourd, j’ai parcouru ladistance entre plusieurs stations pourrejoindre la gare routière, où j’aidépensé presque tout ce qui me restait

dans un billet pour l’autocar longuedistance de nuit.

Le car pour mon village natal, où jen’avais pas remis les pieds depuis queje l’avais quitté au printemps de mesquinze ans.

Il a démarré tout de suite et nous aemportés, ma jarre de saumure, monpanier et moi.

Les lumières de la ville défilaientderrière la vitre.

Adieu !

Dans mon cœur, j’ai agité la main.

J’ai fermé les yeux et tout ce quim’était arrivé depuis ce jour-là s’estbousculé dans ma tête, comme des

feuilles mortes balayées par le ventd’hiver.

Depuis mon départ à l’âge de quinzeans, je n’étais jamais retournée dansmon village natal.

J’ai grandi dans un village paisibleau cœur d’une vallée, en pleine nature,un endroit que j’adorais. Mais le soirde la cérémonie de fin d’études ducollège, je suis partie de chez moi.Comme aujourd’hui, par l’autocarlongue distance de nuit.

Depuis ce jour-là, mes relationsavec ma mère se réduisaient aux vœuxdu Nouvel An. Quelques années aprèsmon départ, la photo en couleurs d’uncochon endimanché, vêtu d’une belle

robe et tendrement serré contre mamère fagotée comme une artiste de rue,avait fait son apparition sur les cartesde vœux.

En ville, j’habitais chez ma grand-mère.

Lorsque je rentrais, j’ouvrais dansun grincement la porte coulissante unpeu branlante en criant « c’est moi ! »et ma grand-mère, affairée à la cuisine,m’accueillait avec un sourirebienveillant.

C’était ma grand-mère maternelle.Elle vivait dans une vieille maison enbordure de la ville, un quotidien dénuéde luxe mais en accord avec lessaisons, qui conférait à chaque jour sa

juste valeur. Elle s’exprimait avecélégance, était avenante mais ferme etportait le kimono à merveille. Jel’adorais pour tout cela.

Quand j’y repensais, mes dix annéesen ville s’étaient écoulées en un clind’œil.

J’ai essuyé la vitre couverte degouttelettes ; mon visage se reflétaitdans la nuit noire. Le bus avaittraversé les quartiers où s’alignent lesgrands immeubles et filait surl’autoroute.

Depuis que j’étais en couple, je nem’étais pas fait couper les cheveux uneseule fois, à part la frange, et mestresses m’arrivaient au milieu du dos.

Parce que mon petit ami disait qu’ilaimait les filles aux cheveux longs.

Les yeux rivés sur mon reflet un peuflou dans l’obscurité, j’ai ouvert labouche, le plus grand possible.Exactement comme le ferait unebaleine en train d’ingurgiter uneénorme quantité de poissons, j’ai avaléle paysage qui défilait en noir et blanc.

Et, à cet instant, mes yeux ont plongédans les yeux de mon moi d’avant. Dumoins, c’est l’impression que j’ai eue.

C’était fugace, mais j’ai cru me voirdix ans plus jeune, le nez collé contrela vitre à rêver des lumières de laville, dans l’autocar qui s’éloignait ensens inverse.

Je me suis vite retournée poursuivre du regard le car qui venait decroiser le mien. Mais la distance quiles séparait augmentait à toute allure,éloignant inexorablement le passé del’avenir, et la vitre s’est de nouveaucouverte de gouttes d’eau.

Quel âge avais-je, au fait ? Lorsquej’avais décidé de faire de la cuisinemon métier.

Cuisiner était, dans mon existence,comme un arc-en-ciel fragile quiflotterait dans la pénombre.

Ensuite, alors que je m’étaisplongée dans l’excitation de la grandeville, que j’arrivais enfin à bavarder età rire comme n’importe qui d’autre, ma

grand-mère avait paisiblement renduson dernier souffle.

Tard un soir, au retour de mon petitboulot dans un restaurant turc, une pilede donuts recouverte d’une serviette enpapier était posée sur la table et, àcôté, ma grand-mère était morte,comme endormie.

J’ai collé mon oreille contre samaigre poitrine, sans rien entendre,j’ai placé la paume de ma main devantsa bouche et son nez, sans sentir lemoindre souffle. Je savais bien qu’ellene ressusciterait pas. Je ne me suis pasdépêchée d’appeler quelqu’un, j’aidécidé de passer cette dernière soiréeen sa compagnie, rien que nous deux.

Peu à peu, son corps s’est refroidi etraidi. À ses côtés, j’ai passé la nuit àmanger les donuts. Elle avait mélangédes graines de pavot à la pâtesaupoudrée de cannelle et decassonade, jamais je n’oublierai cegoût suave.

Avec chaque donut de la taille d’unebouchée, moelleusement frit à l’huilede sésame, que je déposais dans mabouche, les journées baignées de soleilpassées avec ma grand-mère merevenaient à l’esprit, telles des bullesvaporeuses.

Ses mains blanches aux veinesbleues saillantes en train de mélangerla saumure de son de riz. Son frêle dos

arrondi, penché sur le mortier à piler.Son profil charmant lorsqu’ellevérifiait l’assaisonnement, portant à sabouche une minuscule cuilleréedéposée au creux de sa main.

Ces souvenirs, toujours présents àmon esprit, ne m’ont jamais quittée.

C’est au cours de cette périodedifficile que j’ai rencontré mon petitami indien.

Il travaillait dans le restaurantindien voisin du restaurant turc oùj’avais un petit job, il était serveur lasemaine et musicien pour le spectaclede danse du ventre le week-end. Nous

avions fait connaissance en allant jeterles poubelles derrière le restaurant,échangeant quelques mots pendant nospauses ou après notre service, aumoment de rentrer.

C’était un garçon gentil, grand, avecde beaux yeux. Il était un peu plusjeune que moi et parlait quelques motsde japonais. Son sourire et sonjaponais hésitant et comique mefaisaient oublier, un bref instant, ladisparition de ma grand-mère, cesentiment de perte proche du désespoirqui était le mien.

Quand je repense à cette époque,dans mon esprit, l’Inde et la Turquiesont intimement mêlées. Je revois mon

amoureux au visage typique d’Indien,peau basanée et regard clair, mangerun curry aux haricots et aux légumes,avec en toile de fond, allez savoirpourquoi, la Turquie, sa mer bleue etses mosquées aux murs carrelés.

C’est sans doute à cause del’endroit où nous nous sommesrencontrés.

Finalement, mon petit job dans cerestaurant turc aura été le plus long detous. Pendant près de cinq ans, j’y aitravaillé presque tous les jours à tempsplein, les dernières années en cuisine,avec les autres cuistots venus tout droitde Turquie.

À ce moment-là, après uneséparation et une rencontre aussisoudaines qu’un tsunami, le fait desimplement vivre me demandaitchaque jour un terrible effort physiqueet psychologique, mais quand j’yrepense, ces journées me semblentuniques, proches du miracle.

À ce point de mes souvenirs, j’aipoussé un gros soupir. Il fallait que jeprévienne le fameux restaurant turc.

La vitre qui jusqu’alors était voiléepar les gouttes d’eau reflétaitmaintenant l’intérieur de l’autocar,comme la surface de l’eau. Lespassagers, une douzaine à peine,

dormaient tous, le dossier de leur siègeincliné en arrière. Mon visage auxcontours indistincts se détachait surl’obscurité d’un bleu limpide.

Le soleil allait bientôt se lever.

Pour me changer les idées, j’aientrouvert la fenêtre, le cielcommençait à blanchir peu à peu.

Un parfum d’iode se mêlaitdiscrètement au vent.

En m’étirant, j’ai aperçu les palesd’une éolienne en mouvement. Piquéessur une prairie immense, quelquesturbines blanches dominaient lepaysage, leurs pales tournant à unevitesse folle.

Le froid m’a saisie, s’immisçant parles pores de ma peau, et un frisson m’atraversée. Vêtue seulement d’une jupeau-dessus du genou avec deschaussettes hautes et d’un tee-shirt àmanches longues, j’avais lesextrémités engourdies par le froid.

L’autocar arriverait bientôt à la gareroutière, son terminus.

L’air sentait la pluie au loin.

Je suis descendue du car au rond-point devant la gare décrépite.

J’aurais pu croire que mon départdatait d’hier, tellement rien n’avaitchangé. Seules les couleurs s’étaient

fanées, tout avait un peu blanchi,comme un paysage dessiné aux crayonsde couleurs qu’on aurait ensuitegommé.

Il me restait près d’une heure avantle départ du minibus qui assurait lacorrespondance ; je suis entrée dansune supérette toute proche, où j’aidépensé mes derniers sous pour unpaquet de fiches bristol reliées par unanneau et un marqueur noir. Le magasinsentait le neuf, lui, avec son sol bienbriqué et tout brillant.

Sur les fiches, j’ai écrit les mots duquotidien qui me seraient nécessairesdorénavant, un par page, en caractèresbien nets et lisibles.

Bonjour.

Il fait beau, n’est-ce pas ?

Comment allez-vous ?

Je voudrais ceci.

Je vous remercie.

Enchantée.

Au revoir ; bonne journée à vous.

S’il vous plaît.

Pardon, je suis désolée.

Je vous en prie.

C’est combien ?

Je m’étais aperçue d’une chose.

La veille, lorsque j’avais vouluacheter mon billet d’autocar auguichet, ou plutôt, quand j’étais alléerendre les clés au propriétaire, enfinnon, à l’instant même où j’avais ouvertla porte de l’appartement vide…

Ma voix était devenue transparente.

Pour faire simple, il s’agissait peut-être d’une sorte de névrose déclenchéepar le choc psychologique.

Cela ne voulait pas dire que j’étaisdevenue incapable de parler.

Ce n’était pas ça, ma voix avaitpurement et simplement disparu demon organisme. Comme quand on

baisse le volume de la radio à zéro. Lamusique et les voix vibraient en moi,mais rien ne sortait.

J’avais perdu ma voix.

Cela m’avait un peu surprise, maispas attristée. Ça ne me manquait pas.J’avais l’impression que mon corpss’était allégé. Et comme de toute façon,je n’avais envie de parler à personne,ça tombait très bien.

Je voulais prêter l’oreille à la voixqui venait de mon cœur, celle que moiseule pouvais entendre. C’est ce qu’ilfallait faire, j’en étais certaine.

Mais j’avais déjà vingt-cinq ansd’existence derrière moi et je savais

que, dans les faits, il était impossiblede vivre sans communiquer avecautrui.

Sur la dernière fiche, j’ai écrit :

Pour certaines raisons, je n’ai plusde voix en ce moment.

Et je suis montée dans le minibusmiteux.

À la différence de l’autocar longuedistance qui filait dans la nuit, leminibus dans lequel j’étais installéeroulait très lentement. Avec le lever dujour, j’ai soudain eu faim. Je me suisrappelé que j’avais laissé une partie

des onigiri de mon déjeuner de laveille, et j’ai sorti le reste de monpanier. Celui-ci ne contenait plus quemon portefeuille avec quelques piècesdedans, une petite serviette et desmouchoirs en papier.

Pour faire des économies, jepréparais chaque matin de cesboulettes de riz que j’emportais autravail. Au restaurant turc quim’employait, il fallait payer pourmanger sur place.

Avec l’argent mis de côté, nousdevions un jour ouvrir un restaurantensemble, mon petit ami et moi.Fallait-il plutôt dire nous aurions dû,ou nous devions, comme si c’était

encore le cas ? J’ai tenté d’y réfléchir,mais dans ma tête, tout est devenublanc, comme noyé sous un flot depeinture blanche.

Les économies faites pour nousinstaller à notre compte, nous lesgardions non pas à la banque, maischez nous dans un placard. Je faisaisdes liasses de cent mille yens et, quandelles atteignaient un million, je glissaisle tout dans une enveloppe que jefermais avec du scotch et cachais dansun placard, entre deux matelas qui neservaient pas habituellement. Et il n’yen avait pas qu’une seule, de cesenveloppes d’un million de yenséconomisés en rognant sur tout. Quandj’essayais de me souvenir de leur

nombre, un nouveau torrent de peintureblanche déferlait immédiatement dansma tête.

Écartant le papier aluminium toutfroissé, j’ai découvert un onigiri àmoitié écrasé. Je l’ai saisi entre mesdoigts et porté à ma bouche, il avait ungoût saumâtre. C’était vraiment ladernière des prunes séchées préparéesavec ma grand-mère.

Nous les avions veillées la nuit àtour de rôle, pour éviter qu’ellesmoisissent. Pendant la période deséchage où, trois jours durant, ellesoccupaient toute la véranda, ellesdevaient être retournées régulièrement,à quelques heures d’intervalle, et

pétries légèrement du bout des doigtspour les ramollir. Même sans utiliserde feuilles de pérille de Nankin, lesprunes séchées de ma grand-mèreviraient au rose.

La dernière prune dans la bouche, jesuis restée immobile un moment. Sonacidité me pénétrait jusqu’à la moelle.Cette prune dans ma bouche avait pourmoi autant de prix qu’une pierreprécieuse cachée. Les jours passés encompagnie de ma grand-mère merevenaient. Les larmes me sontmontées aux yeux mais j’ai réussi à lesretenir, la gorge nouée.

C’était ma grand-mère qui, endouceur, m’avait fait pénétrer dans

l’univers de la cuisine.

Au début, je m’étais contentée deregarder, mais au fil du temps, j’avaispris place à ses côtés devant lesfourneaux et j’avais appris à cuisiner.

Elle ne me donnait que peud’explications mais elle me faisaitgoûter aux plats à chaque étape de leurpréparation. Peu à peu, mon palais aemmagasiné les consistances, lestextures, les goûts.

À l’époque où je vivais chez mamère, pour moi, faire la cuisine, c’étaitréchauffer quelque chose au four àmicro-ondes ou ouvrir une boîte deconserve. J’étais dans l’erreur la plustotale. Ma grand-mère préparait tout

elle-même, la pâte de miso, la saucede soja, le radis blanc râpé et séché.Le jour où j’ai découvert qu’un simplebol de soupe de miso recelait tout untas de vies – celles des petitessardines et de la bonite séchées, desgraines de soja et du levain de riz –,j’ai été sidérée.

La silhouette de ma grand-mère entrain de s’affairer dans la cuisinem’apparaissait nimbée d’une lumière àla fois divine et sublime, et il mesuffisait de la contempler de loin pourme sentir apaisée. Le simple fait del’aider me donnait l’impression deprendre part, moi aussi, à une tâchesacrée.

Les expressions qu’elle employait,c’est juste bien, c’est relevé comme ilfaut, ne m’évoquaient rien, à moi quine savais pas cuisiner. Mais,progressivement, j’ai fini parcomprendre. Ma grand-mère désignaitla perfection, l’équilibre idéal d’unepréparation par des formules vaguescomme « c’est juste bien » et « c’estrelevé comme il faut ».

À mon insu, la prune séchée avaitgraduellement fondu ; il ne me restaitplus sur la langue qu’un petit noyau etdes souvenirs.

En ville s’épanouissaient lesderniers jours de l’été, mais ici,l’automne était déjà bien installé.

Manger l’onigiri m’avait donné encoreplus froid, au fond du minibus, jetremblais de tous mes membres.J’aurais bien aimé boire quelque chosede chaud, mais j’étais déjà dans le buset, de toute façon, je n’avais plusd’argent pour me payer une boisson.

J’ai couché la jarre de saumure surmes genoux, comme un nourrisson. Ilme semblait qu’ainsi, j’aurais un peuplus chaud.

Le front collé à la vitre, j’ai regardéle paysage.

La topographie de mon village natal,qui s’était presque effacée de mamémoire, me revenait peu à peu,comme une photographie qui se révèle

progressivement. Sur la carte ancienneque j’avais dans la tête, j’ajoutais lesmaisons récemment construites et lesnouveaux magasins.

Le minibus continuait son chemin,quittant la ville pour s’enfoncer dansles montagnes. Je devais être nerveuse,mon cœur cognait dans ma poitrine.

À chaque virage apparaissaient auloin les Mamelons. Deux montagnesverdoyantes, comme serrées l’unecontre l’autre. Elles faisaient à peuprès la même taille et chacune étaitcoiffée d’un rocher au sommet. Deloin, elles rappelaient les seins d’unefemme allongée sur le dos, d’où cenom, les Mamelons, par lequel les

gens du coin les désignent depuistoujours.

C’était là qu’on avait installé l’undes plus hauts sites de saut àl’élastique du Japon, entre lesMamelons, surplombant la vallée quiformait un creux entre les deux seins.Je l’avais vu par hasard auxinformations quelques années plus tôt.Impossible de rater les bannières d’unrose vif pétant qui clamaientBienvenue au village du saut àl’élastique ! de chaque côté del’étroite route de montagne à peineassez large pour une voiture. Il y avaitaussi un grand panneau incongru. Àcoup sûr, Néocon avait quelque choseà voir avec tout ça.

En descendant du bus, j’ai montré lafiche Je vous remercie au chauffeurpour lui dire au revoir. Devant moi, lesmots Bienvenue au village du saut àl’élastique ! dansaient dans le vent.

Le ciel nuageux laissait échapperdes gouttes de pluie éparses. La jarrede saumure sous le bras droit, monpanier fermement serré dans la maingauche, je me suis mise en marche versla maison familiale.

En cours de route, prise d’un besoinpressant, je me suis arrêtée dans lesbuissons. Dans ce village de moins decinq mille habitants, on rencontraitrarement quelqu’un sur les chemins demontagne. Alors que j’urinais

vigoureusement, une petite grenouilleverte a surgi de nulle part et m’aregardée fixement. J’ai tendu la mainvers elle et elle a avancé ses pattesfroides, s’accrochant à ma paume.

J’ai fait mes adieux à la grenouilleet me suis remise en route. Sur lechemin bordé de cèdres, un écureuil,sa queue touffue bien dressée, s’estenfui devant moi.

Petit à petit, les Mamelons se sontrapprochés. Une poussée d’adrénalineest montée du plus profond de moncorps.

La jarre de saumure dans une mainet le panier dans l’autre, je suis restéeun moment immobile devant la maison.

Les gens du village l’avaientsurnommée le Palais Ruriko. Ruriko,c’est le prénom de ma mère. Sur unvaste terrain, outre la maison, il y avaitle bar Amour qu’elle tenait, une remiseet un potager. Les jours vécus ici avecma mère se superposaient en demultiples couches, comme unmillefeuille.

Devant le portail, un grand palmierchanvre, sans doute planté récemment,penchait sur le côté, maussade. Peut-être que l’environnement ne luiconvenait pas, les feuilles les plusbasses, déjà fanées, avaient viré aumarron. Ce terrain isolé, défriché aucœur de la forêt, appartenait au départ

à l’amant de ma mère, mieux connusous le nom de Néocon.

Une espèce de château aux couleursmornes, comme si on l’avaitsoigneusement saupoudré de cendres,pour lequel on avait dépensé del’argent uniquement là où cela sevoyait. Aujourd’hui encore, si j’avaispu raser tout ça, avec un bulldozer parexemple, j’aurais réduit l’ensemble enmiettes avec plaisir.

Néocon était le PDG de NegishiTsuneo Construction, une entreprise àla réputation locale, et son surnom deNéocon lui collait à la peau depuisl’école primaire, semblait-il. Je n’aijamais connu mon père, mais je

n’espère qu’une chose, c’est que cen’est pas lui.

Je suis passée sans faire de bruitdevant la maison et le bar Amour, pouréviter d’éveiller l’attention de mamère, et j’ai filé tout droit vers lepotager à l’arrière.

J’avais parié sur une chose.

Si j’arrivais à mettre la main sur seséconomies, j’irais refaire ma vieailleurs. Ma mère ne faisaitabsolument pas confiance aux banques,elle gardait enfouie dans le potager unebouteille de champagne remplied’argent. Je le savais parce que jel’avais vue faire, une nuit, par hasard.Mais si je ne la trouvais pas…

Je suis entrée dans le potager. Leciel était de plus en plus sombre, desgouttes de pluie clairsemées frappaientle sol comme des grêlons. Il allaitpleuvoir pour de bon.

Ma mère n’avait jamais manifesté lemoindre intérêt pour l’agriculture, etpourtant, des légumes poussaient dansle potager. Peut-être qu’un de sesautres amants que Néocon s’enoccupait. Devant moi se déployaientde larges feuilles de taro. Il y avaitaussi des poireaux et des radis blancs,des carottes. Une subite envie decuisiner s’est emparée de moi. Mais cen’était pas le moment.

J’ai commencé à creuser au pied del’épouvantail qui n’avait pas l’air à saplace ici.

La plupart des gens auraient penséque personne ne pouvait avoir eul’idée d’enterrer quelque chose deprécieux à un endroit aussi évident.Mais ma mère était justement du genreà miser là-dessus, c’était tout elle.

Contre toute attente, ce qui a surgides entrailles de la terre, c’est la boîteà trésors autrefois enfouie par messoins.

Je ne l’ai pas réalisé tout de suite àcause de la boue dessus, mais plus jefrottais la terre qui la recouvrait, plus

cette boîte à biscuits me rappelaitquelque chose.

J’ai soulevé le couvercle d’unemain hésitante.

L’intérieur aussi était tout rouillé.

L’heure des retrouvailles avec delointains souvenirs avait sonné.

Ce pistolet à eau, je l’avais toujourssur moi. J’y mettais du jus de fruit queje faisais gicler vers ma bouche, lebras tendu, et il me servait aussi àdoucher la carapace de tortue achetéeà la kermesse, à arroser les fleurs : jefaisais tout avec. Le yo-yo, j’y jouaissouvent quand je n’avais rien à faire etque je m’ennuyais. Je grimpais sur mon

figuier préféré près de la maison etm’installais sur une brancheconfortable pour jouer au yo-yo,j’aimais bien ça. Un caillou blanc avecmaman écrit dessus. Quand j’étais demauvais poil parce que ma mèrem’avait grondée, je le lançais contre lesol en béton, c’était un accessoireessentiel pour me calmer. Au dos, desyeux, un nez et une bouche dessinés àla craie grasse suggéraient le visage dema génitrice.

Il y avait aussi un panda en peluche,le bel emballage doré du premierchocolat de fabrication étrangère quej’avais goûté, une gomme à l’odeuragréablement sucrée, une aile depapillon trouvée par terre, une mue de

serpent, des coquilles de palourdegardées après les avoir mangées, toutun tas de choses qui n’avaient plusaucune signification aujourd’hui.

J’étais plantée au milieu du potageravec ces objets entre les mains. Enfermant les yeux, ces jours-là merevenaient. L’époque où je faisais tout– goûter, dîner, regarder la télé, fairemes devoirs, prendre mon bain, dormir– absolument tout, toute seule.

Ma mère était continuellement aubar Amour, trop occupée à prendresoin des clients en leur faisant miroiterses charmes.

Et puis, à l’instant où, prise del’envie de jouer au yo-yo pour la

première fois depuis longtemps, je merelevais en enroulant le fil, j’aientendu du raffut du côté de l’entrée dela maison et une masse ronde etblanchâtre a déboulé à toute vitessedans ma direction. C’était un cochon,un vrai, celui que je n’avais jamais vuqu’en photo sur les cartes de vœux. Il achargé droit sur moi, à la manière d’untaureau.

Je n’ai pas eu le temps de dire ouf !qu’il était déjà devant moi. Depuis quej’avais quitté la maison, ma mèrevivait avec lui. Il était bien plus grosque je ne l’avais imaginé d’après lesphotos et, de près, plutôtimpressionnant.

Instinctivement, j’ai couru. Lecochon était plus rapide que je nel’aurais cru. Trébuchant sur leslégumes du potager, manquant detomber à plusieurs reprises, j’ai fui detoutes mes forces.

J’ai perdu une chaussure en cheminmais j’ai continué à courir. Chaquefois que le groin du cochon me frôlaitles fesses, je tressaillais de peur,craignant qu’il me dévore. Le porc estun animal omnivore, il peut très bienmanger de la chair humaine. J’étaiscouverte de boue. Je ne suis pas d’uneconstitution très robuste et le soufflem’a vite manqué, j’étais épuisée.

Mais le pire était encore à venir.Alertée par le vacarme, ma mère estarrivée, hurlant à pleins poumons : «Au voleur ! Au voleur ! » Comme elletravaille tard le soir, elle devait encoreêtre en train de dormir à cette heure-là.En déshabillé de dentelle, des bottesnoires aux pieds et une faucille à lamain, elle fonçait dans ma direction.Elle n’avait pas encore réalisé quec’était moi.

Avec dix ans de plus et sans lamoindre trace de maquillage, sonvisage aux traits saillants semblaitcelui d’un travesti entre deux âges quiserait passé sous le bistouri d’unchirurgien esthétique. Incapable deparler, je me suis défendue en silence.

L’odeur de la terre et le parfum de mamère se mélangeaient, me soulevant lecœur.

J’étais à terre ; à l’instant où elles’apprêtait à abattre la faucille sur monabdomen, ma mère à la vue basse m’areconnue.

J’ai repris mes esprits. Il pleuvaitdes trombes, le vent rugissait, c’étaitune vraie tempête. Nous étionstrempées. Ma mère ne portait pas desoutien-gorge, ses seinstransparaissaient sous le tissu fin deson déshabillé. Elle avait toujours uneaussi forte poitrine, digne desMamelons.

Ayant complètement oubliél’existence de mes fiches, les fessesdans la boue du potager, je lacontemplais, bouche bée. Ses épaulesse soulevaient au rythme de son soufflesaccadé et son haleine s’élevait de sabouche en nuages blancs, telles lesflammes exhalées par un monstre.

Un instant, nous nous sommesregardées, les yeux dans les yeux. Puiselle est repartie vers la maison sans unmot.

C’est arrivé au moment où elleatteignait la porte. Elle s’est retournéeet ses lèvres ont remué. Le cochon lasuivait à petits pas en agitant sa queueen tire-bouchon.

J’étais couverte de boue de la têteaux pieds.

Non seulement je n’avais pas trouvéles économies de ma génitrice commeje l’espérais, mais en plus je m’étaisfait pincer, c’était la cata. Plusquestion de repartir à zéro dans unecontrée lointaine. Eh oui, je n’avaismême pas de quoi payer le minibuspour retourner à la gare routière. Leseul endroit qui me restait, c’était ici.

Je me suis relevée, résignée. J’airemis la boîte à trésors dans le troud’où je l’avais sortie, je suis alléerécupérer ma chaussure et, la jarre desaumure dans une main et mon panierdans l’autre, je suis entrée dans la

maison à contrecœur. Dans ma bouche,le goût de la boue était de plus en plusfort.

Ma maison natale, où je remettaisles pieds pour la première fois en dixans.

Le cochon vivait dans une souegrandiose construite à côté du bâtimentprincipal.

Sur la porte était fixé un panneau,avec en gros caractères HERMÈS.

Après m’être lavée, en buvant àpetites gorgées le café soluble âcre ettiède que ma mère m’avait servi, j’aidialogué avec elle en écrivant au dos

des prospectus livrés avec le journal.Elle m’avait prêté un de ses pyjamas.L’odeur pénétrante de son parfumimprégnait jusqu’aux fibres du tissu.

Pour une raison qui m’échappait, mamère aussi restait muette ; avec desstylos à bille de couleurs différentes,nous avons enchaîné les phrases au dosdes prospectus.

Je l’avais complètement oublié,mais elle avait une belle écriture.Quant à moi, la nervosité et le malaisem’empêchaient de tenir correctementmon stylo et j’étais incapable d’alignerautre chose que des caractèresminuscules et informes, pareils à desvers de terre moribonds.

Assises de part et d’autre d’unetable chauffante, nous écrivions à tourde rôle. Entre ma mère et moi s’élevaitune muraille faite de dix annéesaccumulées, si haute que le sommet enrestait invisible.

Au son de la pluie battante quiclaquait comme des coups de fouet,nous avons continué d’écrire pendantplus d’une heure.

En résumé, je n’avais pas le sou.Par acquit de conscience, je lui aidemandé de me prêter de l’argent,mais, comme je m’y attendais, elle arefusé tout net. Malgré ce, au fondd’elle-même, elle ne semblait pasprête à laisser sa fille à la rue. Elle a

accepté, de mauvaise grâce, que jerevienne à la maison.

À la condition que je m’occuped’Hermès.

Bien entendu, je devais en pluspayer ma nourriture, mes charges et unloyer.

Pour cela, il fallait que je travaille.Mais trouver du travail dans ce trouperdu… Même le poste de responsabledu saut à l’élastique était à coup sûrconvoité par une longue liste decandidats.

Désemparée, je réfléchissais quandsoudain une idée m’est venue. Et sij’utilisais la remise de la maison pour

ouvrir un petit restaurant ? On appelaitça une remise, mais il s’agissait d’uneancienne maison d’exposition installéelà par Néocon, elle était solide etspacieuse. Pour dire la vérité, c’étaitun bâtiment bien trop beau pour servirde remise.

Et puis, chercher du travail,d’accord, mais je ne savais rien faire,à part la cuisine.

Mais cuisiner, ça, oui, c’était dansmes cordes. On pouvait me faireconfiance.

Et si jamais il m’était donné decuisiner dans ce village paisible aucœur des montagnes, j’arriverais peut-être à m’ancrer enfin dans la réalité, à

vivre pleinement. Je le sentais, cettecertitude jaillissait du plus profond demoi, comme du magma en fusion.

Mes meubles, mes ustensiles decuisine, mes économies, tout ce que jepossédais, je l’avais perdu. Mais il merestait mon corps.

Le kimpira de pétasite du Japon auxprunes séchées, la bardane mijotéeavec une bonne dose de vinaigre, lebarazushi de riz vinaigré aux petitslégumes, le flan salé chawan-mushi aubouillon fondant et goûteux, le flan aulait aux blancs en neige, les gâteaux àla poudre de soja grillé cuits à lavapeur et bien d’autres recettes encore,

héritées de ma grand-mère, étaientvivantes en moi.

Salon de thé, bistrot, grill debrochettes, resto bio, café chic,restaurant turc… l’expérienceaccumulée dans tous cesétablissements était imprimée dans machair et mon sang, incrustée sous mesongles, au même titre que les années.

Même si on m’arrachait mesvêtements et qu’on me laissait nuecomme un ver, je serais encorecapable de cuisiner.

La plus grande décision de ma vieune fois prise, j’ai supplié ma mère :

Est-ce que tu veux bien mettre laremise à ma disposition ? jetravaillerai de toutes mes forces. S’ilte plaît.

Après avoir ajouté cette phrase, jelui ai tendu la feuille avec déférence.

Puis j’ai fermement collé lespaumes de mes mains sur les tatamis etje me suis profondément inclinée, leplus sincèrement qui soit.

Va jusqu’au bout, ne baisse pas lesbras.

Lorsque j’ai relevé la tête, ces motstracés de l’écriture fluide de ma mèrem’ont sauté aux yeux.

Elle a attendu que je finisse de lirepuis elle est partie vers sa chambre enbâillant.

Voilà, j’allais devenir chef cuisinierdans ce paisible village de montagne.

Ma mère avait accepté de me prêter,à un taux quasi usuraire, les fonds pourm’installer.

Cela faisait longtemps que je rêvaisd’ouvrir mon propre restaurant.

Tout perdre, y compris mon petitami, avait été un coup terrible, mais,malgré tout, ce serait le point de départ

d’un grand pas en avant dans ma vie.La veille encore, j’étais loin desoupçonner la possibilité d’un telrebondissement.

J’ai gagné ma chambre, pour lapremière fois depuis bien longtemps.Je pensais que ma mère aurait toutbazardé, mais non, la pièce n’avait paschangé. J’ai ouvert un tiroir et y aidécouvert mon survêtement de l’école.Je l’ai enfilé à la place du pyjamaqu’elle m’avait prêté. Le pantalon et laveste rouge vif avec une bande blanchesur les côtés étaient un peu serrés,mais, dix ans plus tard, ils m’allaientencore.

Je suis immédiatement allée rangerdans la cuisine la saumure que j’avaisrapportée, dans un endroit frais et bienaéré.

Comme toujours, la cuisine surlaquelle régnait ma mère était dans unétat déplorable. L’évier pas net, desrestes de nourriture sur l’épongedestinée à la vaisselle. Les détritusn’étaient pas correctement triés nonplus. Sur la table, des paquets denouilles instantanées qu’on ne trouvaitque dans la région traînaient endésordre.

Il y avait une différence criante avecla cuisine soigneusement entretenue dema grand-mère. J’ai entrouvert un

tiroir, de vieilles algues séchéesavaient perdu tout leur brillant,complètement ramollies dans leuremballage transparent. J’ai décidé defaire comme si je n’avais rien vu etj’ai vite refermé le tiroir.

Mais le désagrément causé par cespectacle était supplanté par la joied’avoir retrouvé la jarre de saumureintacte, qui réchauffait ma poitrinecomme de l’eau agréablement tiède.Honnêtement, ma tension avait été tellejusque-là que je n’avais même pas eul’occasion de m’en réjouir.

La saumure héritée de ma grand-mère.

Ce n’était pas rien.

Elle avait réchappé auxtremblements de terre et à la guerre.

Un jour où je regardais le contenude la jarre à ses côtés, ma grand-mèrem’avait fièrement raconté son histoire.Née au début du XXe siècle, ellel’avait elle-même héritée de sa mère,ce qui voulait dire que cette saumureavait été transmise de génération engénération sans doute depuis l’èreMeiji, peut-être même depuis l’époqued’Edo. Impossible de confectionner lamême aujourd’hui, ou de s’en procurer.Il suffisait d’y glisser les légumes pourqu’ils se réjouissent et deviennent unrégal : c’était une jarre magique.

Depuis qu’elle était entre mesmains, j’y ajoutais les copeaux debonite et les petits poissons séchés quim’avaient servi à préparer du bouillonpour la soupe, ou des pelures demandarine, que je mélangeaisconsciencieusement à la saumure.Parfois, je lui donnais de la bière oudu pain de mie pour activer lalactofermentation. Chaque être humainest porteur de lactobacilles différents,et ceux qu’on trouve sur la paume desfemmes, a fortiori des femmes quiviennent de donner naissance à unenfant, sont plus actifs que ceux deshommes, m’avait fièrement expliquéma grand-mère un jour.

J’ai délicatement soulevé lecouvercle de la jarre de saumure ;c’était l’odeur de ma grand-mère.

Dès que la pluie s’est arrêtée, jesuis allée me promener dans lesenvirons, pour la première fois depuislongtemps.

Dans ma tête, les idées pour lerestaurant que j’allais ouvrircommençaient déjà à prendre forme.Ce n’était pas le moment de dormir,mon esprit bouillonnait, je n’avais pasdu tout sommeil. Et puis, il y avait unarbre auquel je voulais avant toutrendre visite.

Me frayant un passage sur la sentederrière la maison, j’ai gravi d’unetraite la côte vers ce lieu de monenfance. C’est une petite colline surlaquelle se dresse un figuier d’unetaille exceptionnelle. En dix ans, jen’avais pas eu une seule fois envie devoir ma mère, mais ce figuier, lui,m’avait manqué, et je l’avais cherchéen rêve à de multiples reprises.

Mes confidentes n’avaient été ni mamère ni mes camarades de classe, maisla nature et la montagne.

À vingt-cinq ans, je pesais pluslourd qu’autrefois, mais je suis quandmême parvenue à grimper à l’arbrecomme avant. Dix années s’étaient

écoulées et son tronc s’était un peuépaissi. Ses branches étaient devenuesplus robustes. J’ai eu l’impression quele figuier aussi se réjouissait de nosretrouvailles.

J’ai approché mon oreille du tronc,il était un peu tiède. Les branches,pareilles à celles d’un sapin de Noëlrichement décoré, étaient chargées defruits vert jade. J’ai tendu la main eteffleuré une figue du bout des doigts,elle était bien ferme, tel le dos d’unenfant roulé en boule, les genouxserrés entre ses bras.

Le ciel était voilé de nuages fins ettranslucides, comme une pelliculed’oignon plaquée contre le firmament.

Les arbres et les végétaux, lavés par lapluie, brillaient de mille feux.

Malgré la construction du site desaut à l’élastique, le paysage n’avaitquasiment pas changé en dix ans.

J’ai sorti de ma poche une paire deciseaux. De la main gauche, j’ai tenuma frange entre mes doigts et, avec lesciseaux serrés dans ma main droite, jel’ai coupée court, d’un geste ferme.Dans un crissement agréable, mescheveux se sont détachés de moncorps.

Je ne me suis pas arrêtée à la frange,j’ai aussi cisaillé à grands coups surles côtés et derrière, les mèchesrassemblées en paquets dans ma main

gauche. Je souhaitais m’alléger, neserait-ce que d’un milligramme. J’ailaissé glisser les cheveux sur la paumede ma main, ils se sont écoulés entremes doigts, emportés par le vent, avantde se disperser au sol.

Pas besoin d’avoir les cheveuxlongs pour faire la cuisine. J’aicontinué à tailler, tout en me coiffantavec les doigts. En un clin d’œil, lachevelure qui m’arrivait au milieu dudos a laissé place à une coupe courte.Je sentais ma tête devenir de plus enplus légère.

Les cheveux bien courts, jecontemplais les Mamelons dressés au

loin en balançant paresseusement lesjambes.

— Salut !

Soudain, une voix d’homme m’estparvenue d’en bas.

J’ai jeté un coup d’œil entre lesénormes feuilles du figuier ; au pied del’arbre, en combinaison de travailbeige, se tenait mon vieil ami Kuma.Avec son visage rugueux comme unroc, il était impressionnant, maisc’était une bonne pâte. On disait queson vrai nom était Kumakichi mais lesgens du coin l’appelaient toutsimplement Kuma.

À mon époque, il était vacataire àl’école primaire et c’était notre héros.Déneiger les chemins qui menaient àl’école, mettre la dernière main auxpréparatifs de la fête sportive annuelle,changer les vitres cassées, tout celarelevait du domaine de Kuma.

— Mais qu’est-ce que je vois ? Cene serait pas la petite Rinco ?

Instantanément, j’ai senti quelquechose tourner à l’aigre dans moncorps.

Je déteste le prénom qui m’a étédonné par ma mère. Rinco, l’enfant del’adultère. Me donner ce nom parceque mon père était un homme marié,c’est vraiment immonde. Encore

heureux qu’avec l’accent des gensd’ici, on entende Ringo (pomme)davantage que Rinco.

Kuma est venu se poster juste sousmes pieds et il m’a dévisagée :

— T’as bien grandi, t’es devenueune sacrée belle plante !

J’ai vite sorti mes fiches cartonnéesde mon panier.

Pour certaines raisons, je n’ai plusde voix en ce moment.

J’ai montré à Kuma, en bas, ladernière fiche du paquet.

Il s’est dépêché de sortir deslunettes de la poche de devant de saveste et s’est attelé à déchiffrer laphrase, mais soit les caractères étaienttrop petits, soit il ne comprenait pas cequi était écrit, car il m’a regardée unenouvelle fois. Et puis, comme si ça luirevenait à l’esprit, il a dit : « Le loir. »

J’ai sauté à bas du figuier et je mesuis assise à côté de lui sur la terrehumide, les bras autour des genoux. Lesoleil d’automne déversait ses rayonstièdes sur nos visages, telles desgouttes d’eau s’échappant d’unarrosoir. Comme si la pluie battante uninstant auparavant n’avait jamaisexisté.

Le loir.

Pourquoi pleurais-je comme uneMadeleine ce jour-là ? Je sanglotais,toute seule dans un des couloirs del’école, lorsque Kuma, qui passait parlà, m’a adressé la parole. Puis il m’aportée sur son dos, m’emmenant sanshésiter dans la loge du gardien où lesélèves n’avaient normalement pas ledroit de pénétrer. Chez moi, il n’yavait pas d’homme, alors, j’ai trouvéle dos de Kuma immense et plein dechaleur.

Dans la loge exiguë et sombre oùrégnait une odeur particulière étaiententassés toutes sortes d’ustensiles que

je n’avais pas l’occasion d’approcheren temps normal. La bouilloire poséesur le poêle laissait s’échapper depetits nuages blancs de vapeur.

— Rinco, tu sais ce que c’est, ça ? ademandé Kuma, alors que je restaisplantée là, impressionnée.

Il a sorti d’un placard une marmite àanses, l’a portée doucement jusqu’àmoi et a soulevé délicatement lecouvercle pour me montrer l’intérieur.Dedans, il y avait une petite bêtemarron.

— C’est un loir.

— Un loir ? ai-je répondu en parlantdu nez.

J’ai dévisagé Kuma, dont le visages’est plissé en un large sourire. Puis,d’une main, il a vivement saisi le loirqui dormait comme un bienheureux etl’a déposé sur ma paume.

Le loir dormait profondément, sansle plus petit tressaillement. À unmoment, je me suis aperçue que je nepleurais plus.

J’avais complètement oublié cetépisode qui me revenait soudain. Jesentais encore le loir au creux de mamain, comme ce jour-là. Depuis, Kumaet moi, nous étions amis.

J’ai pris les fiches qu’il me tendait,j’en ai choisi une et lui ai rendu lepaquet.

Comment allez-vous ?

Il a hoché la tête plusieurs fois ensilence, puis il a entrepris de meraconter ce qui s’était passé au villageet dans sa vie à lui durant monabsence.

Pendant que je vivais en ville,Kuma s’était marié, paraît-il. Safemme, une Argentine, était gentille, etbelle, en plus, m’a-t-il expliqué, lesyeux brillants.

Il l’appelait Siñorita. Je pense qu’ilvoulait sans doute dire Señorita, mais,était-ce son accent ou une erreur de

vocabulaire, à mes oreilles, le motsonnait comme Siñorita.

Siñorita était, semble-t-il, beaucoupplus jeune que Kuma.

Après leur mariage, ils s’étaientinstallés dans la maison familiale avecla mère de Kuma. Et ils avaientimmédiatement eu un enfant. Il m’amontré la photo d’une adorable filletteaux yeux immenses.

Mais la vie de famille idéale n’avaitpas duré longtemps. Les relations entrela belle-mère et la bru s’étaientdégradées et, un beau jour, Siñorita,dont les préférences allaient à la villedepuis toujours, avait quitté le villageavec leur fille.

Kuma était un vrai campagnard, dontles ancêtres avaient toujours vécu ici.Il connaissait les montagnes sur le boutdes doigts, mais, sorti de là, il nesavait pas grand-chose. Il ne se voyaitpas vivre ailleurs que dans son villagenatal.

Et puis, il ne pouvait pasabandonner sa mère âgée. Il avait doncrenoncé à se lancer à la poursuite de saSiñorita bien-aimée et choisi de resterdans son paisible village de montagne.Il vivait maintenant avec sa vieillemère et une « séduisante chèvre d’âgemûr », pour reprendre ses proprestermes, avec qui il partageait lequotidien terne d’une famille

composée de deux humains et unanimal.

Kuma s’est soudain levé et a sortide la poche de devant de sacombinaison de travail des marronsd’Inde, qu’il m’a offerts. Ils étaienttout ronds, bien joufflus et luisants ;j’en ai fait rouler deux au creux de mamain, ils se sont cognés avec un petitclaquement sec, comme descastagnettes.

J’ai vite sorti les fiches de monpanier et, après avoir cherché labonne, je l’ai tendue à Kuma.

Je vous remercie.

Il m’a souri, l’air de dire, ce n’estrien, puis il est reparti par le sentier,son large dos se balançant au rythmelent de ses pas.

Sa démarche, avec la jambe gauchequi traînait un peu, résultait, paraît-il,d’une rencontre musclée avec un oursnoir d’Asie. C’était l’un des hauts faitsde Kuma.

— Les marrons d’Inde, macérésdans de l’eau-de-vie, c’est bon poursoigner les coupures, tu sais !

Au milieu du sentier, il s’est soudainretourné et m’a crié ça. Un sourire

plissait son visage tout rond, comme lejour où il m’avait montré le loir.

Je me suis levée pour aller vers leruisseau qui coulait près du figuier.Tout à l’heure, je m’étais coupé lescheveux sans l’aide d’un miroir et jevoulais voir ce que ça donnait. Je mesuis agenouillée dans les herbes folleset j’ai lancé un coup d’œil timide à lasurface de l’eau ; je me suis vue avecmes cheveux très courts.

Ça me changeait beaucoup, maisc’était quand même bien moi. J’aipassé la main dans mes cheveux. Alorsqu’avant mes doigts se prenaient dansma chevelure, là, ils rencontraient toutde suite le vide.

C’était pas mal, en fin de compte. Jeme sentais toute légère, comme desblancs battus en neige.

J’ai puisé de l’eau dans mes mainsjointes et je l’ai bue, elle était douce etlégère. Après avoir de nouveauarrangé ma coiffure avec mes doigtsmouillés, je me suis relevée. Lesrayons de soleil qui se glissaient entreles feuilles du figuier dansaient sur lelit du ruisseau.

J’ai décidé de me promener auhasard dans le village.

J’ai repris le même chemin qu’à ladescente du bus ; toutes les dix minutes

environ, un hurlement retentissait. Audébut, interloquée, je me suis demandési quelqu’un se faisait agresser, maisj’ai fini par réaliser que c’étaient lescris qui se réverbéraient au fond de lavallée où se trouvait le site de saut àl’élastique.

Les mantes religieuses, les akébiesà cinq feuilles, les grandespimprenelles, rien n’avait changé. Lachambre d’hôtes et le gîte, même sileur façade était un peu plus sale etfatiguée, étaient toujours en activité,comme le prouvaient les serviettesmises à sécher aux fenêtres. La statuedu jizô au bord de la route portait unbavoir propre, des chrysanthèmes auxcouleurs vives, leurs pétales bien

dressés, étaient arrangés dans un verreà saké. La surface des gâteaux déposésen offrande était bien brillante.

Les bains publics en bord derivière. La boîte de striptease toutedécrépite. Les distributeursautomatiques.

Chaque élément du paysage éveillaiten moi des souvenirs émus, mais enmême temps, j’avais envie de toutenvoyer balader d’un revers de main.

J’ai traversé la route, m’engageantdans l’allée commerçante couverteavec ses quelques magasins. Çà et là,la toiture avait rouillé et des plaquess’en étaient détachées, laissantapercevoir le ciel bleu. Autrefois, cet

endroit était une prospère stationthermale. Quelques décennies plus tôt,la vogue des petites sources thermalescachées lui avait valu une notoriétéinattendue, les touristes avaient affluéde tout le pays. Mais, faute detransports en commun etd’établissements pour accueillir leshordes de visiteurs, le village avaitpeiné à répondre à la demande et lesuccès n’avait pas duré.

Bien qu’il fasse encore jour, lerideau de fer de la plupart desmagasins était baissé. Subitement, jeme suis rappelé la poupée en celluloïdque chérissait ma grand-mère. Quandon la couchait, elle vagissait et fermait

les yeux. Mais ses paupières n’étaientjamais parfaitement closes.

Comme les yeux de cette poupée, lebas des rideaux de fer de la ruecommerçante restait entrouvert. Sansdoute les magasins avaient-ils cesséleur activité, mais les propriétaires yvivaient encore. J’ai avancé lentement,en examinant chaque boutique del’extérieur.

Aux abords de l’unique pâtisserieoccidentale du village, des effluveslourds et sucrés s’échappaient de labouche d’aération. Derrière la vitrinelégèrement embuée, les fraisiers et lessavarins s’alignaient comme autrefois,pareils à des échantillons. C’était un

flan aux œufs de cette pâtisserie quema mère, ivre, avait une fois tenté dem’enfourner de force dans la bouchealors que j’étais au lit. Le propriétaireavait peut-être pris sa retraite, laboutique était tenue par une femme queje ne connaissais pas.

À côté de la pâtisserie se trouvait unrestaurant de côtelettes panéestonkatsu. Mais il était fermé. Un avisde décès bordé de noir était accrochéau rideau de fer, avec dans la marge,griffonné au stylo-bille : Ferméjusqu’à nouvel ordre. La dateremontait déjà à l’année dernière.

Comme le restaurant de tonkatsu, lalibrairie et l’opticien avaient été

liquidés. Un vidéoclub avait remplacéla librairie, mais il ne proposait guèrede films ordinaires, près de l’entrée,les vitres étaient couvertes de postersde filles en sous-vêtements.

Seul le distributeur automatique duplanning familial, dressé à côté de laboutique comme une boîte à lettressolitaire, n’avait pas changé.

De l’autre côté de la rue, endiagonale, l’unique supermarché duvillage, où l’on trouvait tous lesproduits du quotidien, était certesdésert mais toujours là.

On aurait dit une ville de provincede jadis, assoupie au fond de l’eau, oùle temps s’était arrêté. Les néons du

supermarché Yorozuya clignotaientcomme des appareils de réanimation.

Malgré tout, à première vue, je nerisquais pas de manquer de victuailles.

Dans les rizières en terrasses, lesplants de riz ployaient sous le poidsdes épis dorés tandis que dans lavallée, on récoltait tellement delégumes qu’il y avait même de quoinourrir les animaux. Nul besoind’acheter un filtre à eau ou de l’eauminérale comme en ville, il suffisaitd’aller à la source la plus proche pourpuiser vingt-quatre heures sur vingt-quatre une délicieuse eau fraîche.

Dans les immenses élevages, il yavait des vaches, des chèvres et des

moutons. Le lait frais ne manquait pas.Je pourrais même essayer de fabriquerdu fromage. Un peu plus loin, il y avaitaussi des élevages porcins et avicolesoù m’approvisionner en viande deporc ou de poulet et en œufs frais.Pour couronner le tout, la saison dugibier allait commencer. Si je faisaisappel à eux, les chasseursaccepteraient sans doute de partagerleurs prises. En plus, même si levillage était entouré de montagnes, lamer était proche et, avec une voiture,je pourrais aller acheter du poisson etdes coquillages frais.

Les coteaux escarpés du versantopposé étaient couverts de vignes et levin local n’était pas à dédaigner, loin

de là ; comme il y avait aussi du riz etde l’eau, on dénombrait une foule debons sakés. La région ne devait pasmanquer non plus de vergers et dechamps d’herbes aromatiques. J’avaisle sentiment qu’ici je trouverais desproducteurs modestes maispersévérants dans leur volonté d’offrirde bons produits. Pour les denréesdifficiles à se procurer à la campagne,comme l’huile d’olive de qualité etautres aliments spéciaux, je n’auraisqu’à passer commande sur Internet.Heureusement, ma mère semblait êtreconnectée comme tout un chacun et, sije le lui demandais, elle consentiraitsans doute à me laisser utiliser son

ordinateur, contre monnaie sonnante ettrébuchante.

Autour de moi, la mer, la montagne,les rivières et les champs.

Une véritable corne d’abondance.Comparé à la ville, c’était unenvironnement de rêve.

Dans ma tête, les idées pour monfutur restaurant dessinaient des motifsmarbrés aux couleurs vives.

Quand j’ai relevé le visage, lesoleil était sur le point de sombrerderrière la chaîne de collines, àl’horizon.

Un soleil orange foncé et lisse,comme un jaune d’œuf frais.

Le soleil s’enfonçant entre lesimmeubles de la ville avait aussi soncharme, mais le coucher de soleil, ici,c’était comme si la nature exhibait sesbiceps. Devant une telle majesté, leshommes devraient renoncer à essayerde faire plier la nature selon leur bonvouloir. Le corps de mon insignifiantepersonne était prolongé par une ombreétirée comme un bâton.

Ici et là, au fond des forêts, la nuitcommençait à s’installer. Pour éviterd’être surprise par l’obscurité, j’aipressé le pas, courant sur le cheminpavé.

À cette heure-là, ma mère devaitdéjà avoir quitté la maison pour le bar

Amour.

C’est arrivé au cœur de la nuit,alors que l’obscurité régnait en maître.

Après plus de vingt-quatre heuresd’affilée passées debout, je dormais,épuisée, quand soudain un hululementm’a réveillée.

Je m’étais apparemment endormiesans fermer les rideaux. Dans le cadrecarré formé par un carreau de lafenêtre, une étoile solitaire scintillaitfaiblement. Sa lueur était si pâle, unéternuement aurait suffi à la fairedisparaître.

Sur le coup, je n’ai pas compris quec’était la voix de Papy hibou.

Après tout, cela faisait plus de dixans que j’avais quitté la maison.

Il ne pouvait pas être vivant, c’étaitimpossible. J’étais persuadée qu’ilétait mort.

J’ai vite regardé la pendule. Saprécision m’a donné la chair de poule.

Non seulement il était encore vivant,mais il hululait toujours à minuit pile.C’était un miracle.

J’ai compté les hululements. Douze,pas d’erreur.

Papy hibou avait toujours vécu dansle grenier du bâtiment principal.

Depuis mon enfance, toutes les nuitssans exception, il hululait précisémentdouze fois aux douze coups de minuit,hou, hou, hou… Ses cris étaient d’unerégularité parfaite, un vrai métronome.Une telle précision, c’était toutsimplement surnaturel. Mon cœurd’enfant s’en émerveillait, les animauxétaient fantastiques ! Je m’en souvenaisencore.

Ma mère était fermementconvaincue que Papy hibou était ladivinité protectrice de la maison, etmoi aussi, j’y croyais dur comme fer.Personne ne l’avait jamais vu, ce quilui conférait une aura encore plussacrée. Mais alors, qu’il soit encore envie !

Moi, il y a dix ans, j’avais quitté lamaison sur un coup de tête etaujourd’hui, malheureuse en amour,j’étais de retour tout aussiinopinément, mais Papy hibou étaitresté là pendant tout ce temps,poursuivant inlassablement sa mission.

Bref, ce n’était pas trop de direqu’il était l’un des êtres au monde quim’inspirait le plus de respect.Bénéficier de sa protection était unpuissant soutien.

Maintenant que j’y repensais, quandj’étais petite, durant ces tristes nuitssolitaires, il me suffisait de penser àPapy hibou dans son grenier pour mesentir rassurée, et je m’endormais.

Un sentiment de grande sérénité m’agagnée. Cette fois, j’ai délibérémentfermé les yeux. Et c’est ainsi que cettelongue journée, qui constituait en elle-même une fin et un commencement etqui, je le découvrirais plus tard, était àmarquer d’une pierre blanche, s’estpaisiblement achevée.

À partir de là, chaque jour est passéà la vitesse des faucons fendant l’airdans la gorge qui sépare lesMamelons. Quand je cumulaisplusieurs petits boulots dans larestauration, mes journées étaient déjàbien remplies, mais là, j’étais occupée

comme jamais je ne l’avais été durantle quart de siècle qu’avait duré ma vie.

Bien entendu, je pensais parfois àmon amoureux et à notre vie commune,mais je n’avais guère le temps dem’appesantir.

Ma journée commençait par lessoins à Hermès. Le carnet decroissance que m’avait remis ma mèreregorgeait de notes détailléesconcernant son alimentation et derecommandations variées. Dans le lot,le plus cocasse était un commentairesur les rations de nourriture : Ne pastrop lui donner à manger, sinon elleva devenir grasse comme un cochon.

Pour ma mère, Hermès était sans douteplus qu’un cochon domestique.

J’étais persuadée que ce nom avaitété choisi par ma mère, qui adorait lesgrandes marques. Mais en fait, ils’agissait d’un néologisme composé duL de Landrace accolé au terme mesuqui désigne une femelle : elmesu,qu’on pouvait aussi transcrire Hermès.

D’après les livres de ma mèrerelatifs à l’élevage porcin, le Landraceétait une race originaire du Danemarkqui avait été améliorée afin de fournirle bacon des œufs au bacon des petits-déjeuners britanniques. Il s’agissaitd’un porc élégant, à la robe claire,avec une petite tête et un corps fin, qui,

comparé au Large White et au MiddleWhite auxquels il ressemblait, sedémarquait par sa figure plus allongéeet ses oreilles pendantes.

Effectivement – peut-être le devait-elle en partie à son nom –, Hermèsétait une truie à la physionomieélégante. On dit que les porcs sontessentiellement des animaux propres etc’est vrai, elle mangeait et faisait sesbesoins à des endroits strictementdéterminés.

D’après son carnet de croissance,elle était arrivée chez ma mère à l’âgede quatre semaines. Une truie possèdeen général quatorze pis et, dès leurnaissance, les porcelets s’en adjugent

un chacun. Les plus forts accaparentles mamelles qui donnent le plus delait, tandis que les plus faibles, moinsbien alimentés, dépérissent.

Le porcelet qui a perdu la bataille etne peut ni téter ni, plus tard, mangersuffisamment, est ce qu’on appelle unavorton ; c’était précisément le casd’Hermès. Elle ne pesait qu’un kilo àla naissance, à peine plus de trois àson arrivée ici, et elle était, semble-t-il, beaucoup plus petite qu’uncochonnet normal. Elle aurait dû finir àl’abattoir, mais ma mère l’avaitrecueillie in extremis.

On ignorait si le fait était lié à lamalnutrition des débuts, mais à quatre

mois, l’âge de la puberté pour unetruie, Hermès n’avait montré aucunsigne de chaleurs. Depuis lors, sansjamais avoir connu la saillie ni avoirmis bas, elle vivait avec ma mère auPalais Ruriko.

Le potager derrière la maison luiétait destiné. L’odeur particulière qui yrégnait était celle de ses excréments, etc’était grâce à ce tas de fumier que leslégumes avaient l’air si appétissants.

Alors qu’elle ne se souciait pas lemoins du monde de ce qu’elle donnaità manger aux humains, ma mèrenourrissait Hermès exclusivement deproduits issus de l’agriculturebiologique. Les légumes du potager

étaient bien entendu cultivés sanspesticides ni engrais chimiques, etpour le reste, elle lui donnait du maïset des tourteaux de soja nontransgéniques. Le pompon, c’était lepain au levain pétri à la main quiconstituait son dessert du matin,commandé tout spécialement à unecélèbre boulangerie de Tokyo.

Était-ce parce qu’elle ne mangeaitque des bonnes choses, Hermès avaitle poil luisant, la queue toujours bientortillée en tire-bouchon et un aircontinuellement réjoui, comme si ellesouriait.

Mais moi, comme je n’avais pasassez d’argent pour acheter du pain de

luxe, il ne me restait plus qu’à lepréparer moi-même. C’était justementla saison des pommes. Kuma m’adonné des fruits acides de son jardin,cultivés sans pesticides, et je m’en suisservie pour préparer du levain.

Le soir, je pétrissais la pâte avantde me coucher et au petit matin, levéeavec le soleil, je façonnais le pain auchant des oiseaux puis je l’enfournais.C’était du travail, mais préparer dupain était une tâche qui me plaisait et,une fois le processus intégré dans majournée, ce n’était pas si pénible queça.

Les premiers temps, comme si elleétait sensible aux nuances de goût, de

forme et d’ingrédients, Hermès adédaigné mon pain maison. Elle avaitbeau n’être qu’un cochon, j’étais déçuequ’elle ne mange pas ce que je luiavais préparé. Du coup, je me suiscreusé la tête pour améliorer marecette. Ayant découvert dans le carnetde croissance tenu par ma mèrequ’Hermès adorait les noix et autresfruits de la forêt, j’ai tenté de mélangerdes glands à la pâte avant de la fairecuire, et c’était peut-être une bonneidée, car elle a enfin mangé le pain queje lui préparais. Depuis, je mêlais à lapâte au levain toutes sortes de fruits àcoque ramassés en forêt, et mon painplaisait à Hermès. Peu à peu, je mesentais plus proche d’elle.

Lorsque je regardais l’énormeHermès, qui pesait au bas mot centkilos, mastiquer voracement etbruyamment mon pain fait maison, celame faisait tout drôle, comme si j’étaisdevant une petite sœur du même sangque moi. J’en voulais à ma mère de lachérir, mais, pour une raison quim’échappait, je n’éprouvais pas dejalousie envers Hermès, objet del’adoration maternelle.

Pendant qu’Hermès engloutissait sapitance, j’enfilais des bottes encaoutchouc et nettoyais la soue.

Comme les cochons adultes onttendance à avoir chaud, le haut de laporcherie était ouvert pour laisser l’air

circuler. L’hiver, les ouvertures étaientobturées par des plaques en plastiquepour lutter contre le froid mais, unefois par jour, il fallait toutes lesenlever pour aérer. Le sol en bétonétait couvert de sciure et de balle deriz, que je balayais chaque matin avecles déjections ; je mettais le tout dansun seau que j’allais vider sur le tas defumier du potager.

Quand j’avais fini, j’avalais unpetit-déjeuner rapide, puis jem’attelais aux préparatifs d’ouverturedu restaurant. Dès le départ, il étaitclair dans ma tête que ce serait unrestaurant. Ni un café ni un bar ni ungrill, mais un restaurant.

Coudre des nappes avec des chutesde tissu, aller en ville chercher deschaises à mon idée, emprunterl’ordinateur de ma mère pourcommander des ustensiles de cuisinesur Internet, chaque jour, j’avais unefoule de choses à faire.

Et pendant tout ce temps, je n’ai pasprononcé pas un seul mot. Jem’exprimais uniquement par écrit, oupar des gestes et des mimiques. J’étaisdébordée, mais c’était une périodeexaltante.

Et puis il y avait Kuma, qui m’aidaitde tout son cœur dans mes préparatifs.Kuma qui vivait ici depuis toujours,connaissait tout le monde et savait tout

sur la nature. Il était pour moi, dans cevillage où je n’avais pas meshabitudes, un véritable conseiller. Sij’avais un problème, je n’avais qu’àlui en parler, il trouvait presquetoujours la solution.

Pour la décoration intérieure durestaurant, nous avons presque tout faità nous deux.

Jouer de la tronçonneuse,transporter du bois, planter des clous,je confiais les travaux de force àKuma, tandis que moi, je m’occupaisde peindre, cirer ou poser ducarrelage. Il nous venait toujours uneidée d’amélioration, et nous avionsbeau travailler tous les deux jusqu’à la

tombée de la nuit, il restait toujoursdes choses à faire.

Dans les montagnes, autour de nous,les feuillages des arbres changeaientde couleur et les jours raccourcissaientde façon palpable.

Mon restaurant, je voulais en faireun endroit à part, comme un lieu déjàcroisé mais jamais exploré.

Comme une grotte secrète où lesgens, rassérénés, renoueraient avecleur vrai moi.

Au bout d’environ un mois d’efforts,le restaurant était prêt, assez proche del’image que j’avais en tête.

J’avais recouvert le sol en cimentde plaques de liège puis de dalles deterre cuite et, en prévision de l’hiver,pour isoler, j’avais disposé par-dessusun joli kilim aux couleurs chaudes.Kuma m’avait donné une solide tableancienne, autrefois fabriquée par sonpère – il avait été menuisier – dans dubois de châtaignier. D’un styleoriginal, ni vraiment occidental nivraiment oriental, elle avait pris unebelle patine châtain clair.

Les chaises, je les avais trouvéeschez un brocanteur du quartier.D’abord utilisées, paraît-il, dans unesalle de concert, elles n’étaient pastrès hautes, avec une assise en paille.J’avais peint les parties en bois en

bleu turquoise, et cela donnait deschaises charmantes.

Le plâtre des murs avait étébadigeonné de plusieurs couches depeinture naturelle couleur coquilled’œuf pâle tirant sur l’orange. Grâce àl’entremise de Kuma, un artisteétranger séjournant au village avaitpeint, d’un trait léger à la manière deCocteau, une déesse Kannon ailéecomme un ange sur tout le mur du fond.Telle une fresque qui aurait été làdepuis des temps immémoriaux, cettepeinture se fondait parfaitement dansl’ensemble.

Kuma avait aussi récupéré, aucollège désaffecté de la ville d’à côté,

un poêle à bois. Mais mon objetpréféré, c’était un lustre à bougies enverre soufflé à la bouche, datant del’ère Taishô, qui dormait dans laremise attenante à la maison de lavoisine de Kuma.

Une seule table me suffisait, mais jetenais absolument à installer, en plus,un canapé-lit. Si, après le repas, unclient avait sommeil, il pourrait s’yallonger et cela permettrait à ceuxvenus en voiture et qui avaient bu del’alcool de se reposer. Et puis, sijamais je me disputais avec ma mère etqu’elle me chassait de la maison,c’était rassurant de savoir que j’avaisun endroit où dormir au restaurant.

Le canapé-lit, je l’avais fabriqué enalignant des caisses à vin. Unsupermarché qui avait ouvert sesportes dans une ville voisine me lesavait gracieusement cédées, et Kumales avait rapportées, empilées sur leplateau de sa camionnette. Je les avaisrecouvertes d’un petit matelas dans unimprimé rustique à fleurs, trouvé sur unsite de vente sur Internet. Dans lemême tissu, j’avais fabriqué deshousses pour les coussins disposés surle matelas. En guise de couverture, untartan australien.

Dans les toilettes aux mursentièrement carrelés, j’avaisreprésenté, avec des carreaux decouleurs différentes, un couple

d’oiseaux. Cela avait un petit côté artprimitif et, pour une créationimprovisée, c’était plutôt réussi. Lerepas pouvait être divin, si les toilettesétaient sales, cela fichait tout en l’air.J’avais économisé sur le reste mais,pour les toilettes, j’avais dépensé sanscompter, investissant dans le modèle leplus récent, équipé d’une douchette.Avec une petite fenêtre ouverte dans lemur, c’était devenu un espace où l’onpouvait vraiment se détendre.

Dans l’allée qui reliait la route aurestaurant, j’avais écrit welcome avecdes petits cailloux de couleurs variéesramassés dans le lit de la rivière et,sur les bas-côtés, j’avais repiqué dejeunes plants de framboises, de

myrtilles et de baies sauvages, mespréférées. Enfin, j’avais demandé aumaçon du village d’enduire la façadeavec un mélange de vieilles tuilesconcassées et de mortier, d’un roseprofond, puis j’y avais incrusté, enguise de décoration, des coquillagesramassés sur la plage la plus proche.

La porte d’entrée, qui détermine engrande partie l’image d’un restaurant,je l’avais achetée aux enchères surInternet. La maison modèle installéepar Néocon disposait évidemmentd’une porte, mais en aluminium, et elledéparait. Celle que j’avais choisieétait marron foncé et en forme de Uinversé, de fabrication française, et j’yavais cloué, comme bouton de porte,

un morceau de métal ramassé dans lamontagne dont la forme rappelait plusou moins celle d’un lézard.

J’étais plutôt contente del’ambiance, même si Kuma et moiavions tout fait en un temps record.Après, une fois que le restaurant auraitouvert, on pourrait toujours parfaire ladécoration petit à petit.

La cuisine, mon lieu de travail, était,grâce à Kuma, encore plus réussie queje ne l’imaginais. Sans plus attendre,j’ai transféré la jarre de saumureemportée avec moi de la cuisinecrasseuse de ma mère à la mienne,immaculée.

Ce que j’attendais avant tout de macuisine, c’était qu’elle soit lumineuse,propre et commode.

Comme j’utilisais le strict minimumd’appareils ménagers, je n’avaisbesoin ni de lave-vaisselle, ni de fourà micro-ondes, ni d’autocuiseur à riz.Le réfrigérateur, l’évier, la gazinière etle four, vraiment indispensables,j’avais pu les racheter à moindre prixà un restaurant chinois du village quivenait de faire faillite.

L’évier, par exemple, brillait commes’il était neuf et, par chance, s’adaptaitexactement à ma taille, bien que je soispetite. La hotte, fabriquée de bric et debroc en recyclant des seaux en fer-

blanc, était rigolote. Et comme nousavions abattu le mur ouest pour leremplacer par une baie vitrée, j’allaispouvoir cuisiner baignée dans unesplendide lumière.

Il suffisait d’ouvrir la porte-fenêtrepour accéder de plain-pied au carréd’herbes aromatiques que j’avaisplanté. Kuma avait fixé au plafond unepoutre venant d’un arbre abattu pouréclaircir la forêt, à laquelle je pourraisaccrocher librement des paniersfabriqués en lianes cueillies dans lesmontagnes, par exemple.

Au fil de mes petits boulots, j’avaisvu un bon nombre de cuisines, maisune aussi parfaite, jamais. Avec

l’argent emprunté à ma mère, j’avaismême pu acheter des couteaux deprofessionnel et me constituer unebatterie d’ustensiles indispensables.

En matière de vaisselle, c’étaitlimité, mais ce que j’avais me plaisait.

D’ailleurs, cette vaisselle me venaitde ma mère, qui m’avait donné ce quiencombrait ses placards. Toutes ceschoses dont elle ne se servait pas,c’était sa propre mère, c’est-à-dire magrand-mère, qui les avait choisies pourelle. Dans le lot, il y avait des verrescolorés de l’ère Taishô et de l’époquevictorienne, des bols vietnamiens enporcelaine peinte de l’Annam, descoupelles en porcelaine d’Imari, des

assiettes creuses toutes blanches deRichard Ginori, et même unecollection de flûtes à champagneBaccarat dont la production avait étéarrêtée. Sous chaque objet, unautocollant comportait desexplications, rédigées par ma grand-mère de son écriture que je connaissaisbien.

Ma mère m’avait, chose rare, offerttout cela pour fêter l’ouverture de monrestaurant. Nos goûts étaientdiamétralement opposés. Cela m’avaittoujours irritée, mais ce jour-là, jem’en suis félicitée. Ce qui n’était quedu bric-à-brac à ses yeux représentaitun trésor pour moi.

C’était une impression que j’avais,mais dans les familles de femmes, lestraits de caractère n’avaient-ils pastendance à sauter une génération ?

Ma mère, en réaction à sa propremère trop sobre, avait pris son contre-pied en choisissant une existencemouvementée ; moi qu’elle avaitélevée, je m’étais juré de ne pas luiressembler et je menais une viefrugale, à son opposé. C’était commeun jeu de Reversi sans fin : la filles’acharnait à badigeonner de noir leszones peintes en blanc par sa mère,que la petite-fille à son tours’appliquait à repeindre en blanc.

La vaisselle, j’avais décidé de laranger dans un vaisselier trouvé àl’abandon dans la remise. Une foislessivé dedans et dehors, il avaitretrouvé toute sa beauté. Je l’avaisinstallé sous la fenêtre par laquelle lesclients pouvaient contempler lesMamelons en dînant.

Le sprint final avant l’ouverture durestaurant avait commencé.

C’était un de ces jours-là, dans ladernière ligne droite. Kuma est arrivéà la maison juché sur un tricycle pouradulte. Un vélo à assistance électrique,qui permettait de transporter delourdes charges sans effort. Ce genre

de tricycle devait bien avoir un nommais je l’ignorais. Il avait deux rouesarrière surmontées d’un grand panier.Il y avait même un rétroviseur poursurveiller la route derrière.

Kuma, les mains sur le guidon, m’alancé d’un ton enjoué :

— Rinco, c’est un cadeau pour toi !Je l’avais offert à Siñorita, mais pluspersonne ne s’en sert. Ça te dirait del’utiliser ?

Et puis, en disant « Je t’emprunte dela peinture, d’accord ? », avec lamême peinture bleu turquoise que pourles chaises, il a entrepris de repeindrele vélo un peu rouillé.

Confuse, j’ai donné des tapes sur ledos de Kuma en lui faisant signe quenon des deux mains. Imaginez, c’étaitun précieux souvenir que lui avaitlaissé sa Siñorita bien-aimée. Moi quin’étais pas de la famille, je ne pouvaispas accepter un tel cadeau.

Voilà ce que je voulais lui fairecomprendre. Mais, malgré mesprotestations, en un clin d’œil, letricycle était paré d’un joli bleuturquoise. Alors, Kuma m’atranquillement demandé :

— Au fait, le nom du restaurant,c’est Amour ?

Je me suis empressée de lui fairefrénétiquement non des deux mains.

Absorbée par les préparatifsd’ouverture, j’avais complètementoublié de décider de ce pointimportant. Mais jamais, au grandjamais, je n’utiliserais le nom Amour.Cela aurait complètement gâchél’ambiance que Kuma et moi avionsmis plus d’un mois à créer.

Tard le soir, de retour à la maison,j’y ai longuement réfléchi au lit. Et, auson du hululement de Papy hibou àminuit pile, soudain, j’ai trouvé.

Et pourquoi pas L’Escargot ?

En quelques secondes à peine, lacertitude m’a envahie : le nom de monfutur restaurant ne pouvait être queL’Escargot.

C’était ça !

Emmitouflée dans ma couettecomme un gâteau roulé, j’ai claqué desdoigts toute seule.

Désormais, avec ce restaurant posésur mon dos, j’avancerais, lentement.Le restaurant et moi, nous neformerions plus qu’un.

Si je me repliais dans ma coquille,j’y trouverais un paisible lieu deretraite.

Le lendemain matin, je me suisdépêchée d’appeler Kuma sur sonportable.

Oui, mais j’étais incapable deparler. Donc, nous avions une règle : sije lui faisais entendre une musiquedont nous avions convenu, cela voulaitdire que je souhaitais qu’il vienne.

La musique choisie par Kuma étaitun tube de Seiko Matsuda, Un balconsur le rivage. D’après ce que j’avaiscompris, Siñorita, qui s’était enfuieavec leur fille, la chantait souvent pourlui au karaoké du bar Amour. Donc, jeglissais la cassette copiée par Kuma,avec mon baladeur, dans mon panierpréféré que j’emportais partout avecmoi.

On arrive toujours à communiquer,même avec des moyens limités.

Maintenant que j’en ai faitl’expérience, je sais : pour moi, garderle silence n’est pas aussi éprouvantque les gens peuvent l’imaginer. Déjà,par nature, je ne suis pas très bavarde,et puis, comme je vis seule, la situationn’a rien de particulièrement anormal.

Ce jour-là aussi, dès qu’il a entendula voix enjôleuse chanter « Attends-moi au balcon sur le rivage… », Kumaest venu au volant de sa camionnette.

Sans perdre de temps, j’ai écrit parterre en gros, à l’aide d’un caillou,L’Escargot. Et puis, avec sur le visageune expression comme tracée aumarqueur transparent qui voulait dire «alors ? », j’ai regardé Kuma. Ces

derniers temps, nous n’avions plusbesoin de recourir aux messages écrits,nous nous comprenionssilencieusement, tous les deux.

— Excellent ! a-t-il répondu.

Et aussitôt, sur la plaque fixée aupanier arrière du tricycle peint en bleuturquoise, il a écrit, cette fois à lapeinture blanche, L’Escargot d’unemain assurée.

L’écriture de Kuma, maladroite maischaleureuse, me plaisait énormément.

J’ai décidé d’appeler le tricycle «l’escargot ».

En guise de tour d’essai, j’aienfourché l’escargot sur-le-champ

pour aller faire le tour de notrepaisible village dans la vallée.

Comme je n’avais pas le permis, enfait, je me demandais comment j’allaisfaire. En ville, on peut se débrouillersans voiture, mais dans un village isoléà la campagne, un véhicule estindispensable. J’étais ennuyée d’avoirà appeler Kuma pour la moindrechose.

Mais avec l’escargot, je pourraisme rendre par mes propres moyensjusqu’au centre du village. À unmoment, il y avait un chemin demontagne qui n’était pas goudronné,mais sûrement rien d’insurmontable en

poussant le tricycle. J’ai décidé deprofiter, pleine de gratitude, de cecadeau offert par Kuma à Siñorita.

Juchée sur l’escargot, quiprogressait lentement mais sûrementsur les sentiers cahoteux, j’admirais leciel bleu d’automne.

De fins nuages, pareils à desméduses, emplissaient le ciel. Unegigantesque méduse sans cœur nisquelette ni os, qui étendait sestentacules. J’ai pris une profondeinspiration. Un milan arrivant de lamer décrivait lentement des cercles au-dessus de ma tête. Il a poussé quelquescris et poursuivi son vol en directiondes Mamelons. Du cœur de la forêt me

parvenaient des bruissementsd’animaux.

En chemin, j’ai trouvé des vignes deCoignet. J’ai goûté un grain de raisin,il était âpre, avec une forte saveuraigre-douce. Ces raisins ne se mangentpas crus, mais ils m’ont donné uneidée.

J’ai décidé d’en cueillir avant deme les faire souffler par un ourssauvage. J’ai fait une belle récolte, unplein sac plastique qui s’est teinté deviolet foncé ; je l’ai déposé dans lepanier de l’escargot. En cours deroute, j’ai trouvé des glands par terre.J’en ai ramassé autant que possible, etun autre sac est allé rejoindre le

premier dans le panier de l’escargot.Je ferais sécher les glands après lesavoir bouillis et je les mettrais de côtépour le pain d’Hermès.

Sous peu, L’Escargot auquel jetenais tant verrait le jour.

Invariablement, je pataugeais unefois par jour dans les déjectionsd’Hermès. Il arrivait aussi qu’unebogue de châtaigne me tombe en pleinsur le crâne, ou que je trébuche sur unepierre au bord du chemin, manquant detomber. Malgré tout, par rapport àl’époque où je vivais en ville, lespetits moments de bonheur étaient bienplus nombreux.

Le simple fait de remettre sur sespattes un cloporte coincé sur le dosétait pour moi une joyeuse rencontre.La chaleur d’un œuf fraîchement ponducontre ma joue, une goutte d’eau plusbelle qu’un diamant sur les feuillesmouillées de rosée, une dame voiléecueillie à l’orée d’un bosquet debambous, son superbe capuchon pareilà un dessous de verre en dentelleflottant dans mon bol de soupe demiso… la moindre petite chose medonnait envie de déposer un baiser surla joue du Bon Dieu.

Dans mon esprit, je voyais trèsclairement ce que serait L’Escargot.

Dans ce restaurant un peuparticulier, on ne servirait qu’une tablepar jour.

Au plus tard la veille du repas, jerencontrerais les convives ou alorsnous communiquerions par fax ou parcourriel et je leur demanderais cequ’ils souhaitaient manger, lacomposition de leur famille, leursespérances ou encore leur budget.

J’établirais le menu sur la base deces informations.

Tard le soir, on entendait le bruit dukaraoké et des conversations du barAmour tout près de là, donc, dans lamesure du possible, le dînercommencerait vers dix-huit heures. En

accord avec le nom du restaurant, jesouhaitais que mes hôtes savourentleur repas en prenant leur temps. Alorsil n’y aurait pas de pendule,j’utiliserais un minuteur de cuisinequand j’en aurais besoin.

Comme l’odeur de la fumée altéraitla saveur des mets, le restaurant seraitentièrement non-fumeur. Et comme jevoulais qu’on entende les bruits de lacuisine et la présence dehors desoiseaux et des animaux sauvages, il n’yaurait pas de musique.

Lorsque je fermais les yeux,L’Escargot semblait prêt à appareillerimmédiatement, en douceur.

Quand je suis revenue de mon tourdu village sur l’escargot, Kuma était entrain de fendre du bois ramassé enforêt pour le poêle.

J’ai sorti mon carnet, j’ai écrit unmessage et attendu que Kuma fasse unepause pour lui demander :

Qu’aimerais-tu manger ? Dis-moice qui te ferait plaisir.

J’étais toute confuse, comme si jefaisais une déclaration d’amour à ungarçon qui me plaisait. Mon écritureétait un peu tremblée, peut-être à causede ma nervosité.

Mais à vrai dire, cela faisait déjà unbon moment que j’avais pris madécision.

Je voulais remercier Kuma pour sonaide dans les préparatifs d’ouverturedu restaurant. Lui offrir de l’argent ouun cadeau était, en toute franchise, horsde ma portée pour le moment. Mais jepouvais cuisiner. Et si c’était pour lui,j’étais sûre à cent pour cent de mettretout mon cœur dans ce repas.

Je crois que ma question a prisKuma complètement au dépourvu. Il afait la moue avec la tête de quelqu’unqui a avalé quelque chose d’amer alorsqu’il s’attendait à du sucré.

— Ce que j’aimerais manger… a-t-il murmuré, puis il a gardé le silence.

Ensuite, comme s’il n’avait pas luma question, il s’est vite remis àfendre du bois.

Mais au bout d’un moment, à voixbasse, il a commencé à parler deSiñorita. C’était comme si le fait depenser à la nourriture lui rappelaitinéluctablement Siñorita et leur enfantchérie.

C’était pareil pour moi. Depuis monretour au village, je goûtais plussouvent aux petits bonheurs, et puissoudain, je repensais à mon amoureux.La blessure, loin de guérir,s’approfondissait de jour en jour.

Quand j’étais en ville, sij’apercevais de dos un homme qui luiressemblait, imaginant que c’était luiqui était venu me chercher, je nepouvais pas m’empêcher de courirpour le dépasser et voir son visage. Ilme suffisait de sentir une odeur prochede celle des épices qui imprégnaient sapeau pour que, comme le chien dePavlov, les larmes me montent auxyeux.

Quand je pensais à la nourriture,c’était encore pire. À chaque incursiondans la cuisine, lorsque je mettais montablier, je revoyais son visage basanéaux dents d’une blancheur éclatante,son regard franc et la ligne nette de sonnez, comme un fantôme. L’Inde et la

Turquie, telle une boule de terre glaisebicolore, formaient un bloc qui mepesait sur la poitrine. Quoi que nousfassions, rien ne peut abolir lesentiment d’impuissance qui nousassaille quand la personne que nousaimons a décidé de partir.

Tout en fendant le bois, Kuma m’aappris que le premier plat que Siñoritalui avait cuisiné était un curry.

— C’est vrai, ça, c’est toujours mamère qui prépare les repas, ça fait unbail que je n’ai pas mangé de curry,tiens, a-t-il murmuré, les yeux dans levague, comme s’il contemplaitl’Argentine au loin.

Quand je l’ai entendu, j’aiintérieurement crié victoire : c’étaitdécidé, j’allais lui préparer un curryexceptionnel.

Pour moi aussi, c’était un plat pleinde souvenirs. J’en avais préparé unnombre incalculable pour monamoureux. Parce que pour lui, né enInde, le curry était un réconfort.

Après avoir déjeuné d’un bol denouilles, des kama-age udon, encompagnie de Kuma qui avait fini decouper du bois, j’ai soigneusementlavé les raisins sauvages cueillis dansla matinée et je les ai mis à cuire pourpréparer du vinaigre balsamique.

Dans douze ans, il serait prêt.Quelle saveur aurait-il ? Les yeux clos,j’ai essayé de l’imaginer.

L’opération pouvait rater en coursde route. Mais j’espérais que dansdouze ans, je serais toujours devant lesfourneaux, avec le mêmeémerveillement. C’est en faisant cettefervente prière que j’ai délicatementversé dans une bouteille stérilisée àl’eau bouillante le moût de raisin quidonnerait du vinaigre balsamique.

Le jour de l’ouverture deL’Escargot.

J’ai quitté la maison, le torsebombé, marchant à grandes enjambéesvers le restaurant. Hermès, avec quij’étais maintenant très copine, a poussédans mon dos un grognementd’encouragement.

Depuis le matin, une pluie finetombait sur le paisible village nichéentre les montagnes, parfaitement enaccord avec le nom de l’établissement.

J’ai levé le visage vers le ciel,appréciant comme un vrai escargot labruine qui m’arrosait.

La pancarte qui nous avait pris laveille toute une après-midi defabrication était trempée de minusculesgouttelettes, fines comme de la brume.

À ma demande, Kuma avait découpédans une souche une rondelle de boisd’une dizaine de centimètresd’épaisseur, qu’il avait taillée à la sciesauteuse en forme d’escargot, et moi,avec de la peinture jaune, j’avais écritL’Escargot de la main malhabile d’unenfant de maternelle. C’était unepancarte faite maison.

J’ai délicatement posé la paume dema main sur la pancarte, puis j’ai sortiles clés que j’étais seule à posséder etj’ai lentement ouvert le verrou. Laporte arrondie, pas encore habituée, aémis un grincement circonspect,comme si elle était animée d’unevolonté propre.

Étant donné que le restaurant neservirait qu’une table par jour, etuniquement sur réservation, je n’avaispas spécialement fait de publicité,mais vers midi, Néocon, sans douteinformé par ma mère, m’a fait livrerune grande couronne de fleurs.

C’était le genre de couronnesmulticolores qu’on voit souventalignées à l’entrée d’un pachinko quivient d’ouvrir. L’attention étaitdélicate, mais je me suis empressée dela remiser à l’arrière du bar Amour.Avec une couronne comme celle-làdevant la porte, l’atmosphère simple etchaleureuse de L’Escargot que j’avaismis tant de soin à créer serait réduite ànéant.

Depuis l’autre jour, je réfléchissaisbeaucoup au curry que j’allaispréparer pour Kuma.

J’y pensais tellement que, pendantplusieurs nuits, cela m’avait empêchéede dormir. J’avais eu beau luidemander quel genre de curry ilvoulait, il se contentait de me répondred’un ton brusque « Un curry, c’est uncurry », et je n’étais pas plus avancée.

Au début, j’avais pensé essayer deretrouver celui que Siñorita luipréparait.

Mais les souvenirs de Kuma étaientflous, et puis, de toute façon, j’auraisbeau faire tout mon possible pourimiter le curry de Siñorita dont il se

régalait autrefois, le mien ne seraitjamais meilleur. Alors, j’avais décidéde préparer un curry bien à moi. Aprèsavoir hésité, j’avais opté pour un curryà la grenade. C’était de saison. Enm’enfonçant dans la forêt, je trouveraisencore des grenadiers chargés defruits.

Le curry à la grenade était unerecette que je tenais d’un cuisinieriranien, employé au même restaurantturc que moi. Du fait de la profusion degrenades utilisées, c’est un plat à labelle couleur rubis et à la saveuraigre-douce qui agace délicieusementle palais.

La première fois que j’en ai mangé,alors que je n’y avais jamais mis lespieds, j’ai eu l’impression de voir sedéployer devant moi les vastes steppesiraniennes couleur sépia. Quand nousouvririons notre restaurant, avec monamoureux, nous avions décidé que ceplat figurerait impérativement à lacarte, nous le ferions découvrir auxJaponais, c’était un curry réellementmémorable.

Les grenades, j’étais allée leschercher seule en forêt la veille,j’avais grimpé aux arbres, cueillantparmi les fruits encore accrochés auxbranches juste la quantité nécessaire.Utiliser, dans la mesure du possible,des produits locaux était pour moi un

principe de base depuis que j’avais eul’idée de L’Escargot.

Les grenades que j’avais goûtées,juchée sur une branche, étaient plusaigres-douces que je ne m’y attendais,assez âpres, d’un goût à réveillertoutes les cellules de l’organisme. Leursaveur était bien entendu sanscomparaison avec celle des grenadesdénaturées, pompeusementenveloppées de papier, vendues dansles supermarchés des grandes villes.C’étaient ces grenades-là quiattendaient tranquillement leur tour surmon plan de travail.

Lorsque j’ai allumé le poêle à bois,un sentiment divin m’a envahie. J’ai

noué d’un geste ferme les cordons demon tablier tout neuf, je me suissoigneusement couvert la tête d’unfichu en coton et récuré les mains ausavon. Mes cheveux étaient presqueaussi courts que ceux d’un moine.

Bien que je les aie coupés moi-même dans les branches du figuier, lejour de mon retour au village, je lestrouvais encore trop longs et ils megênaient, alors, un peu plus tard, j’étaisallée chez un coiffeur à l’autre bout duvillage, qui m’avait coupé les cheveuxtrès court, à la tondeuse. Désormais, jeme rasais moi-même la tête, une foistous les trois jours. Comme ça, jen’avais pas à m’inquiéter de trouver unéventuel cheveu dans les plats, et puis,

de toute façon, je n’avais plus lemoindre désir de me montrer sous unjour avantageux.

Pour éviter de retrouver un corpsétranger dans les mets, j’avais mêmeenvisagé de me raser les sourcils, maislà, j’avais renoncé au dernier moment.Moi, ça ne m’aurait pas gênée, mais jene devais pas effrayer les clients nonplus.

Sur le plan de travail d’une propretééclatante, outre les grenades, desoignons et de la viande de bœufattendaient impatiemment d’êtrecuisinés.

De la paume de mes mainsfraîchement lavées, j’ai délicatement

effleuré les aliments. Puis, comme onberce une vie nouvelle à peine éclose,un par un, je les ai pris entre mesmains, les ai portés jusqu’à mon visageet, les yeux clos, j’ai parlé avec euxpendant quelques secondes.

Ce n’était pas quelque chose quel’on m’avait appris et je ne savaisd’ailleurs pas exactement quandj’avais commencé à le faire, maisavant de cuisiner, je suivais toujours lemême rituel. J’approchais mon visage,mon nez, des aliments, j’écoutais leur« voix ». Je les humais, les soupesais,leur demandais comment ils voulaientêtre cuisinés. Alors, ils m’apprenaienteux-mêmes la meilleure façon de lesaccommoder.

Ce n’était peut-être qu’une illusion,mais j’entendais bel et bien leur voixténue. Ensuite, je m’agenouillais enesprit et priais les divinités de lacuisine.

Je vous en prie, faites en sorte queje cuisine un bon curry.

Accordez-moi de métamorphoserces aliments en un curry délicieuxsans les décevoir, les malmener ni lesgâcher.

Lorsque je sentais que ma prièreavait été entendue, je rouvraislentement les yeux et m’immergeaisdans la sphère culinaire.

C’est arrivé quelques secondesaprès avoir entrepris d’émincer lesoignons, j’avais à peine commencé àles couper.

Soudain, les larmes me sont montéesaux yeux. Instinctivement, j’ai serré lesdents.

Était-ce l’oignon qui me piquait lesyeux ou le souvenir de mon amoureuxqui me pinçait le cœur ? Je n’en savaisrien moi-même. Mais de grosseslarmes, aussi grosses que les œufspondus par les tortues marines sur lesplages, roulaient sur mes joues avantde tomber. Malgré tout, j’ai continué àémincer les oignons.

En fin de compte, j’ai pleuré sansdiscontinuer presque tout le temps qu’aduré la préparation du curry à lagrenade.

Les souvenirs avec mon amoureux,les uns après les autres, débordaientsous forme de larmes du coffre de mamémoire. Lorsque j’avais quitté laville pour revenir au village, j’étaisencore sous le choc, et après, jem’étais immédiatement lancée dans lespréparatifs d’ouverture du restaurant.J’avais soigneusement évité de penserà lui. Et maintenant, tout cela jaillissaitd’un coup, c’était du moins monimpression.

Nos souvenirs à deux, comme lesmouchoirs aux couleurs vives en nylonbon marché d’un prestidigitateur,surgissaient les uns après les autresdevant mes yeux, teignant mon paysageintime aux couleurs de la nostalgie. Ducoup, je discernais mal la nuance desoignons que j’étais en train de fairerevenir.

Malgré tout, quelques dizaines deminutes plus tard, le fumet aigre-douxdu curry à la grenade emplissait lacuisine.

Le soir, juste à l’heure convenue,Kuma est arrivé dans sa camionnette.

Comme je ne l’avais jamais vuqu’en bleu de travail, sur le coup, ilm’a fait peur, j’ai cru qu’un typepatibulaire était venu me menacer.Peut-être une histoire de protection àpayer, ou quelqu’un qui avait une dentcontre ma mère. Dans une grande ville,cela n’aurait pas été impossible.

À l’instant où je songeais à allerchercher dans la cuisine le pilon pourme défendre, j’ai réalisé qu’ils’agissait de Kuma. Parce qu’il m’alancé « C’est moi ! » du ton nonchalantqui m’était familier.

Rassurée, j’ai ouvert la porte deL’Escargot et j’ai accueilli Kuma, monclient du jour. À partir d’aujourd’hui,

j’allais devenir un véritable chefcuisinier.

Kuma, en costume noir agrémentéd’une cravate rouge très voyante, sachevelure de plus en plus clairseméegominée vers l’arrière, était sur sontrente et un. Mais ses pieds, eux,étaient bien ceux du Kuma que jeconnaissais. Ses bottes en caoutchouc,habituellement couvertes de boue et defeuilles d’arbres, étaient briquées,luisantes comme le ventre d’un thonsur les étals du marché aux poissons.

Tout en s’assurant soigneusement aupassage que le lustre installé par sessoins était correctement fixé etqu’aucune dalle de terre cuite ne

s’était soulevée, Kuma est allés’installer à table.

Je lui ai montré la fiche Veuillezpatienter un instant que j’avaisglissée dans la poche de mon tablier etje me suis dépêchée de retourner à lacuisine pour mettre la dernière main aucurry à la grenade. Pendant ce temps,Kuma attendait dans la salle en fumantun énorme cigare. Normalement, lerestaurant était non-fumeur, mais Kumaétait un client spécial et j’ai décidé defermer les yeux pour cette fois. Je luiai vite donné un cendrier.

J’ai bien vérifié que le curry étaitsuffisamment salé, j’en ai versé unecopieuse ration sur le riz pilaf au

beurre qui venait juste de finir decuire, et j’ai immédiatement serviKuma qui attendait. Enaccompagnement, j’avais préparé duradis blanc en saumure. À vrai dire, lemieux aurait été les oignons de Chineconfits préparés durant l’été, mais ilsétaient partis sans laisser d’adresse.

Après avoir posé une cuillère enbois toute neuve à côté de l’assiette, jeme suis profondément inclinée et jesuis retournée à la cuisine sans bruit,fermant délicatement le rideau deséparation avec la salle.

Il ne me restait plus qu’à attendreque Kuma mange mon curry à lagrenade.

À l’exception de mon amoureux, ilm’est impossible de regarder en facequelqu’un manger un plat préparé parmes soins. Pour moi, cet acte estencore plus tétanisant que de me fairelonguement examiner à la loupel’intérieur du sexe ou la pointe desseins.

Mais je mourais d’envie de voircomment réagirait Kuma.

Après avoir dit « Itadakimasu » àvoix basse, il avait déjà entamé moncurry à la grenade. J’ai entrouvert lerideau et, par l’interstice, avec unmiroir à main, j’ai guetté le profil deKuma à la dérobée.

J’ai rectifié l’orientation du miroirpour examiner l’expression de sonvisage. Chaque fois que la lumière sereflétait sur la glace, un papillon blancse déplaçait, voletant à la surface de sapeau.

Mais cela ne préoccupait pas Kuma,qui poursuivait son repas en silence, levisage impénétrable. Bon ou mauvais,il ne laissait rien transparaître, pas lemoindre signe.

Mon agitation était à son comble.

Peut-être des larmes avaient-ellescoulé dans le curry sans que je m’enaperçoive, et qu’elles l’avaientgâché…

L’angoisse me faisait envisager lepire, et j’étais bel et bien en train deperdre confiance en moi, en monavenir de chef cuisinier.

Ah ! Il y avait vraiment un mondeentre un simple cuisinier amateur et unvrai chef ! Je ne souhaitais plus qu’unechose, c’était, et le plus vite possible,d’arracher à Kuma son assiette decurry pour la jeter dans l’évier.

Mais pourquoi n’avais-je pasconcocté un menu plus susceptible delui plaire ? J’aurais dû lui servir uncurry à la japonaise, ou aux côtelettespanées, ou au steak haché, bref uncurry populaire, classique, avec une deces sauces douceâtres qu’on trouve

dans le commerce. Je n’aurais pas dûpleurer toutes les larmes de mon corpsen ressassant mes souvenirs avec monamoureux. Ou alors, peut-être que leradis blanc en saumure n’était pas bon.Le déménagement avait peut-être faittourner la saumure, altéré sonéquilibre. Comment allais-je faire ?J’avais péché par vanité.

J’en étais là de mes reproches àmoi-même, au bord des larmes,lorsque c’est arrivé.

Kuma a murmuré, à point nommé :

— Rinco, c’est la première fois queje mange un curry comme celui-là.

Savait-il que je me cachais justederrière le rideau ? Il a parlé tournévers l’entrée de la cuisine.

J’avais les larmes aux yeux. Uninstant plus tôt, je pleurais dedécouragement, mais maintenant,c’était de joie.

— Qu’est-ce que j’aurais aimé queSiñorita et ma fille en mangent aussi !a-t-il soufflé avec une inflexion pleinede mélancolie.

En regardant bien, le visage souriantde Kuma devant son assiette de curryse reflétait dans mon miroir à main.

Bref, le curry à la grenade avait étéune réussite totale. Complètement

rassurée, je me suis attelée à lapréparation du café allongé que jeservirais en dernier.

J’ai un don, qui fait un peu ma fierté.Il me suffit de voir une personne poursavoir si elle aime le thé ou le café, etdans le cas du café, quelle variété ellepréfère boire. C’est peut-être parceque, pendant mes premières annéespassées en ville, j’ai travaillé à lacaisse d’une grande chaîne de cafés. Àforce de regarder le visage des clientset de prendre leur commande, je savaisplus ou moins ce qu’ils allaientchoisir. En gros, je devine juste quatre-vingt-quinze fois sur cent.

Kuma a vidé sa tasse de caféjusqu’à la dernière goutte. Puis il m’aremerciée plusieurs fois, a fourré deforce, malgré mon refus catégorique,un champignon matsutake dans lapoche de mon tablier pour fêterl’ouverture de mon restaurant, et il estreparti lentement par le chemin demontagne baigné des dernières lueursdu soleil couchant.

C’était un matsutake magnifique, auchapeau pas encore ouvert, que Kumaétait spécialement allé cueillir le matinmême dans la montagne. Son parfumdélicat montait de la poche de montablier. Puisque c’était un cadeau, jeme suis dit que je ferais aussi bien dele manger rapidement ; j’allais le

préparer pour le dîner, en partie cuitdans le riz et en partie au bouillon,dans une théière en terre.

Dans la cuisine, à cause de la buéesur les vitres, je n’avais rien remarqué,mais il avait cessé de pleuvoir et lecoucher de soleil était magnifique.C’était comme si la Terre entière avaitété plongée dans un pot de miel géant.

Entre mes mains reposait l’assiettede curry à la grenade, parfaitementvide.

Le miracle se serait produit lelendemain matin, un peu après dixheures et demie.

Figurez-vous que Siñorita, qui étaitpartie s’installer à la ville avec safille, était revenue à la maison.

Kuma, surexcité, est arrivé chez moien trombe. Il s’était tellement dépêchéqu’il avait enfilé des bottesdépareillées.

En l’écoutant attentivement, il s’estavéré que Siñorita était seulementvenue récupérer quelque chosed’important qu’elle avait oublié. Elleétait immédiatement repartie, sansmême accepter une tasse de thé.Cependant Kuma m’a dit, avec le plusgrand sérieux : « Mais tu sais, si ellen’avait pas de regrets, elle ne seraitrevenue pour rien au monde. » Son

visage rayonnait. Personne n’a le droitde briser les rêves d’autrui, alors jeme suis contentée de l’écouter enhochant obligeamment la tête.

Ensuite, il a conclu d’autorité quec’était mon curry à la grenade qui avaittout déclenché. Pour moi, cela n’avaitrien à voir, il s’agissait d’une simplecoïncidence, mais Kuma insistait, iln’en démordait pas, le curry avait unesaveur tout à fait particulière, il enavait même les larmes aux yeux en meremerciant. Après m’avoir serré lamain plusieurs fois, si fort que j’ai cruqu’il allait me broyer les doigts, il estreparti, toujours dans le même étatd’excitation.

Qu’il dise vrai ou non, la joie deKuma dépassait toutes mes espérances,et pour moi, c’était une grande fierté.

Quelques jours plus tard, Kuma, àqui cet incident semblait avoir donnédes idées, a fait son apparition àL’Escargot en compagnie d’une de sesvoisines, la Favorite. Malgré cesurnom, il ne s’agissait évidemmentpas de la maîtresse de Kuma.

Dans ce paisible village demontagne, tout le monde la connaissait,elle était célèbre. Moi aussi, je laconnaissais depuis que j’étais petite.Mais elle me faisait tellement peur queje ne lui avais pas une seule fois

adressé la parole. Été comme hiver,elle portait le deuil, complètementvêtue en noir.

La Favorite avait été la maîtressed’un notable de la région. Mais sonamant était mort depuis longtemps.D’après ce que j’avais entendu dire,c’est chez elle qu’il avait rendu l’âme.L’épouse était immédiatement venuerécupérer le corps et la Favorite étaitrestée seule dans la maison. Duranttrois jours et trois nuits, disait-on, elleavait ri comme une démente.

Selon ma mère, friande de cancans,et les habitués du bar Amour qui endiscutaient en buvant de l’alcool –c’était donc à prendre avec des

pincettes –, ses rires avaient résonnédans le village tout entier.

Pourquoi des rires, et non des pleurs? Mon expérience limitée mepermettait seulement d’en imaginer laraison. Peut-être avait-elle ri commeon pleurerait.

À compter de ce jour, la Favoriteavait changé du tout au tout, elle étaitdevenue une vieille femme taciturnetoujours vêtue de noir. Autrement dit,depuis le décès de son amant, elleportait son deuil.

Kuma, qui vivait près de chez elle,s’était toujours fait du souci pour elle.C’était au départ une femme gaie, quiavait tiré un trait sur l’enfant qu’elle ne

pourrait jamais avoir, choyant à laplace le petit Kuma comme son proprefils. Donc, cherchant comment luirendre ses bontés, il était venu meconsulter. De mon côté, elle m’avaitdonné le lustre installé à L’Escargot etje tenais à la remercier.

Le jour dit, la Favorite est arrivée àL’Escargot en grand deuil, comme àson habitude.

Elle semblait avoir du mal à sedéplacer, appuyée sur une canne,chancelant à chaque pas. La têtetoujours baissée, elle ne montrait passon visage. À moi, elle me faisait lemême effet que lorsque j’étais enfant et

j’avais, si j’ose dire, l’impressiond’être face à un fantôme. J’avaisbeaucoup de mal à croire que, commeKuma le disait, cette vieille femmesombre avait autrefois été gaie etenjouée.

Quelques jours plus tôt, encompagnie de Kuma, la Favorite étaitdéjà venue à L’Escargot.

C’était pour notre entretien. Maismalgré une tentative de dialogue parécrit, elle était restée muette, commeun reflet de moi-même, et je n’avaisrien pu apprendre sur ce qu’ellesouhaitait manger. Puisqu’elle nem’avait offert aucune piste, il ne me

restait plus qu’à décider moi-même dumenu.

Au début, je penchais pour un menuqui emprunterait aux bienfaits de lanature, doux pour le corps comme pourl’esprit. Par exemple, un kimpira dechampignons matsutake, du tofu ausésame, une soupe de légumes-racines,unchawan-mushi, des recettes apprisesde ma grand-mère. Mais, réflexionfaite, j’en étais arrivée à la conclusionque cela n’avait pas de sens et j’avaisabandonné cette piste.

L’idée qui m’était venue, à force deme creuser la tête, c’était de traduirel’éventail des émotions avec des platstrès sucrés ou très épicés, un menu aux

saveurs contrastées, stimulantes. Quedes plats aux goûts inconnus pour laFavorite.

Je voulais préparer un repas qui,comme la sonnerie d’un réveil,ranimerait ses cellules plongées dansune profonde léthargie, lesgalvaniserait.

Voici le menu composé pour cettefemme en deuil depuis des dizainesd’années :

Cocktail à la liqueur de matatabi

Pomme en saumure

Carpaccio d’huîtres et d’amadai

Samgyetang de poulet de Hinaientier au shôchû

Risotto de riz nouveau à lapoutargue

Selle d’agneau rôtie et champignonssauvages sautés à l’ail

Sorbet de yuzu

Tiramisu au mascarpone avec saboule de glace à la vanille

Expresso serré

Je n’étais pas sûre que ce menu luiplairait, vu son âge. Il était copieux etriche en produits laitiers. Mais ce queje voulais dire à la Favorite, c’est quesa vie recelait encore une infinitéd’univers qui lui étaient inconnus.C’était peut-être présomptueux de mapart, mais c’est ce que je voulais luifaire comprendre par le biais de lanourriture. Faites en sorte que lespaupières à demi closes du cœur de laFavorite se rouvrent en grand sur lemonde. Tel était mon souhait.

Et puis, si elle ne touchait à rien dece que je lui servais, je le mangeraismoi-même, tant pis ! J’avais passéplusieurs jours à tout préparer. Pourl’entrée, le matin même, au point du

jour, Kuma m’avait conduite au portdans sa camionnette, où j’avais choisides huîtres et, comme poisson, unamadai bien frais.

Le poulet de Hinai, vidé etméconnaissable, baignait dans sonbouillon au ginseng et à l’eau-de-vie,au fond du fait-tout. Le tiramisu,préparé avec du lait, de la crèmefraîche et du mascarpone provenant dela même vache, déjà prêt lui aussi,reposait au réfrigérateur.

J’ai tendu à la Favorite, qui s’étaitinstallée lentement, en prenant sontemps, une couverture pour ses genouxet je lui ai montré une de mes fiches :

Je prépare votre repas, veuillezpatienter un instant.

Puis j’ai rempli une belle flûte àchampagne Baccarat d’un cocktailmaison, un mélange de vin blanc et deliqueur de matatabi, que je lui ai servien apéritif.

La liqueur de matatabi de sept ansd’âge, un cadeau de Kuma, avait étéfabriquée avec des fruits grignotés pardes insectes et ramassés dans la forêtvoisine. Ces fruits de la famille dukiwi sont tellement délicieux quemême les insectes les mangent, dit-on.Pour obtenir une saveur plus délicate,je l’avais coupée avec du vin blanc.

Élaboré par un viticulteur desenvirons, ce vin aux arômes frais etfruités se mariait bien avec la liqueurde matatabi à la forte personnalité. Lemélange des deux prenait une couleurd’ambre profond, comme de la poudred’or fondue.

Lorsque je me suis retournée, lalumière du lustre que m’avait donné laFavorite s’est reflétée sur le verre àchampagne, comme un kaléidoscope.

De l’autre côté de la fenêtre, Kuma,qui avait accompagné la Favorite, m’afait un clin d’œil et un petit signe de lamain. Il a attendu que je hoche la tête,puis il est reparti dans sa camionnette.

J’ai posé devant la Favorite lapomme en saumure.

La pomme, coupée en deux avec sapeau et saupoudrée de sel, avait reposédeux jours dans la saumure. Lesaliments en saumure méritent d’êtreretirés de la jarre un peu à l’avancecar, tout comme le vin rouge, leursaveur s’adoucit au contact de l’air ;j’avais donc sorti et préparé la pommeavant l’arrivée de la Favorite. Le selfaisait ressortir son goût sucré, c’étaitune entrée exquise.

Après lui avoir poliment souhaitébon appétit dans mon cœur, je me suisprofondément inclinée, comme uneballerine saluant sur scène, et je suis

retournée en cuisine à pas pressés. J’aimis le fait-tout contenant lesamgyetang sur le gaz à petit feu, toutdoucement, pour réchauffer le bouillonet le poulet bien à cœur.

J’ai soulevé le couvercle du fait-tout, le poulet de Hinai, parfaitementméconnaissable, flottait gentiment danssa soupe qui avait pris une teintecaramel. J’ai revu la scène de sa miseà mort, quelques jours plutôt. Le pouletqui tentait de s’enfuir, maîtrisé deforce et à qui on avait tordu le cou,immobilisé les pattes et arrachéquelques plumes pour trancher lacarotide. Le sang rouge s’écoulaitgoutte à goutte de son cou. Encore

vivant malgré tout, il agitait les patteset les ailes.

À vrai dire, j’ai failli détourner leregard plusieurs fois. Eh oui, voir monpropre sang quand j’ai mes règles oucelui de quelqu’un qui saigne du nezm’effraie, je frôle le malaise tellementje suis peureuse. Mais il fallait que jeregarde, je l’avais décidé, et je mesuis retenue de toutes mes forces decligner des yeux.

Au bout d’un moment, le poulet aarrêté de se débattre et il est mortmodestement entre les mains del’éleveur.

Pour préparer ce plat, un poulet bienvivant avait été sacrifié.

Pour le poulet de Hinai qui y avaitlaissé la vie comme pour la Favorite,il était de mon devoir de donner lemeilleur de moi-même.

J’ai assaisonné la soupe en ajoutantle sel par toutes petites pincées.

C’était du sel d’Hawaï. Du selgemme naturel récolté près deDiamond Head sur l’île d’Oahu, relevéd’un mélange d’herbes aromatiques etde gingembre. Ses gros grains ont laparticularité d’être délicatementparfumés. Dernièrement, Kuma m’avaitdit en passant avoir vu un jour desphotos de la Favorite et de son amantdans la résidence secondaire de celui-

ci à Hawaï. Du coup, j’avais décidéd’utiliser ce sel.

Un plat trop salé, c’estproblématique, mais si on ne sale pasassez, on gâche bêtement lesingrédients. J’ai ajouté le sel avecprudence, en m’arrêtant au momentcrucial.

Par l’entrebâillement du rideau, j’aidiscrètement regardé la Favorite.

Je m’en doutais depuis le début, etj’avais vu juste : elle n’avait encoretouché ni à l’apéritif, ni à l’entrée.

Alors, j’ai décidé d’attendre encoreun peu avant de préparer le

samgyetang et j’ai refermé le rideau,patientant discrètement dans la cuisine.

J’ai remarqué que derrière lesvitres, la nuit était déjà tombée.

À l’entrée du sentier qui menait aufiguier, un oiseau au chant curieuxlançait des trilles aigus, comme s’ilm’encourageait. Ouvrant doucement lafenêtre, j’ai aperçu l’oiseau auplumage bleu de cobalt qui s’envolaitgracieusement en direction de la lune.Un martin-pêcheur, peut-être.

À côté d’un croissant de luneparfait, l’étoile de Vénus brillait,imposante. On aurait dit le drapeauturc. Cela m’a rappelé l’époque où jetravaillais dans un restaurant turc.

Pendant combien de temps ai-jecontemplé le ciel étoilé ?

Au bout d’un moment, un tintementde vaisselle a retenti et j’ai jeté uncoup d’œil dans la salle, derrière lerideau : la Favorite, couteau etfourchette à la main, s’apprêtait àporter lentement à sa bouche unmorceau de pomme en saumure. Enregardant avec attention, j’ai constatéque le niveau de son apéritif avaitlégèrement baissé.

J’ai immédiatement préparé uneassiette pour dresser le carpacciod’huîtres et d’amadai.

J’ai mis des gants de travail et j’aiouvert les coquilles avec le couteau

idoine, révélant de grosses huîtres biencharnues. Je les ai disposées tellesquelles, sans assaisonnement, sur uneassiette blanche. J’ai apprêté lecarpaccio d’amadai à côté. Le poissonavait mariné environ une demi-journéeavec des algues kombu, je l’ai salé etj’ai ajouté un filet d’huile d’olive. Unefois l’assiette servie, je me suis enfinattelée à la préparation du plat suivant,le samgyetang.

J’ai posé le poulet mitonné dans lasoupe sur la planche à découper et,avec un couteau, je l’ai débité en grosmorceaux. La grande bardane et le rizgluant dont j’avais farci la volaillelaissaient échapper le riche fumet d’un

succulent bouillon. Rien que l’odeurme réchauffait le corps.

Lorsque j’ai apporté à table lesamgyetang brûlant, la Favorite avaitpresque vidé son verre d’apéritif etfini la pomme en saumure et leshuîtres. Poussant sur le côté l’assietteavec le reste de carpaccio d’amadai,j’ai doucement posé devant elle le bolde samgyetang avec son couvercle.

Tant que le client ne me le demandepas, je ne débarrasse pas les assiettesqui contiennent encore de la nourriture,même s’il ne reste que quelquesbouchées ; c’est un de mes principesde service. M’inclinant une nouvelle

fois à la façon d’une ballerine quisalue, j’ai disparu à la cuisine.

La Favorite a également fini lerisotto de riz nouveau à la poutargue, àson rythme, mais sans en laisser unemiette.

Pendant ce temps, j’ai mis ladernière main au plat de résistance, laselle d’agneau rôtie.

J’avais choisi une viande maigre,généreusement badigeonnée demoutarde, enrobée de chapelure etpoêlée à l’huile d’amande. Dans lachapelure, j’avais ajouté de l’ail et dela roquette finement ciselés. L’agneau,avec un point de fusion de la graisseassez bas, ne laisse pas un arrière-goût

fort et on peut en manger tout soncontent ; quelques secondes aprèsl’avoir avalée, chaque bouchées’efface, comme emportée par unebrise légère. Même avec l’estomacplein, cette viande se mange aisément.

Pour les champignons servis enaccompagnement, Kuma m’avaitdévoilé, quelques heures plus tôt,l’emplacement de son coin àchampignons secret. Un coin à plantessauvages ou à champignons, c’est unsecret tellement précieux qu’on lecache même à sa famille, dit-on.J’étais ravie que Kuma m’ait misedans la confidence.

J’allais faire sauter les champignonssauvages fraîchement cueillis avecbeaucoup d’ail.

Tout en faisant revenir la selled’agneau à la poêle, j’ai lancé un coupd’œil vers la table : le verre d’apéritifétait maintenant tout à fait vide.Pendant que la viande cuisait, j’aiouvert une bouteille de vin rouge et jesuis allée remplir le verre de laFavorite. Ce vin venait de chez lemême vigneron que le blanc, c’était unvin naturel, élaboré avec le raisin de larégion. Je l’ai goûté ; il avait du corpset un bouquet riche, parfait pouraccompagner de l’agneau rôti.

Peut-être boirait-elle aussi du vinrouge.

Cet espoir, ce souhait ténu avaiteffleuré mon esprit. Et comme jel’espérais, gorgée après gorgée, le vinrouge s’est frayé un chemin dans lecorps de la Favorite.

Où pouvait-elle bien cacher, dans uncorps si fluet, un estomac capabled’autant manger ? Même monamoureux indien, qui avait pourtant unsolide appétit, aurait peut-être peiné àfinir ce menu en entier, mais elle, de sapetite bouche, venait à bout de tout,lentement mais sûrement.

Quelques minutes avant que Papyhibou n’annonce les douze coups de

minuit, la Favorite, qui avait vidé labouteille de vin rouge à elle seule, aentamé le sorbet de yuzu.

À quoi avait-elle pensé pendant toutce temps, en savourant le repas que jelui avais préparé ? Je n’en sais rien.Bien qu’elle ait bu beaucoup d’alcool,cela ne se voyait ni sur son visage nidans son maintien, qui ne laissaittransparaître aucun signe d’ivresse.Jusqu’à la fin, elle était restée unevieille femme taciturne.

Emportant avec moi le tiramisu aumascarpone et les ingrédients pour laglace qui l’accompagnerait, je suissortie du restaurant.

La Favorite avait devant elle, enguise de digestif, un verre de grappa.Le temps qu’elle le boive, j’avaisprévu de profiter de l’air froid àl’extérieur pour confectionner la glace.J’avais à peine mis le pied dehorsqu’il m’a semblé être congelée jusqu’àla moelle. Un air glacial enveloppaitles abords du restaurant.

Sans attendre, j’ai plongé le cul-de-poule en inox contenant les ingrédientsdans de l’eau glacée et je les ai vitebattus au fouet, de toutes mes forces.Dans le ciel au-dessus de ma tête, unemultitude d’étoiles scintillaient ensilence.

J’étais heureuse.

Heureuse à en avoir le soufflecoupé, comme si j’allais mourirétouffée par le bonheur.

Jamais je n’aurais imaginé qu’unjour, sous un ciel étoilé, je prépareraisune glace pour quelqu’un. Ni que monrêve de toute une vie se réaliserait sivite…

Le claquement du fouet résonnaitcomme de la musique dans l’obscurité.La bonne odeur du rhum ajouté encours de route me chatouillait lesnarines. Mon haleine s’échappait dema bouche en une buée blanche qui sedissolvait peu à peu dans la nuitfroide.

J’ai lancé un bref coup d’œil versl’intérieur du restaurant : à travers lesrideaux, la silhouette de la Favorite,son verre de grappa à la main, sedessinait nettement en ombre chinoise.C’était un verre taillé de style Edo-kiriko de l’ère Taishô, offert par magrand-mère à ma mère. Au creux de lamain ridée de la Favorite, il brillaitcomme un bijou.

J’ai attendu le bon moment pourdresser l’assiette de tiramisu aumascarpone et sa glace à la vanille, etje l’ai servie avec un expresso serré.Pour le café, j’utilisais exclusivementdes grains récoltés à Okinawa. J’aiégalement apporté du sucre de cannevenant de la même petite île

d’Okinawa. Devant son assiette, laFavorite a joint les mains et clos lesyeux, l’expression d’une nonne abîméedans une fervente prière peinte sur levisage.

Comme pour Kuma, je l’épiais parl’interstice du rideau, avec mon miroirà main. Ma main tremblait, et l’imagereflétée dans le miroir aussi.

La Favorite. Elle avait vécu plus desoixante-dix années. J’avaisl’impression de regarder un vieux filmétranger en noir et blanc. Par amourpour son défunt amant, sans une seulefois rire pendant des décennies, elleavait porté le deuil. Ce qu’avait été savie, il me suffisait de l’imaginer pour

sentir la folie me guetter. Quant audésespoir de ne plus jamais revoircelui que l’on a tant aimé, comme cesténèbres devaient être profondes…

De ses lèvres minces, elle a bu unegorgée d’expresso, puis, avec unecuillère ancienne en argent un peuterni, elle a prélevé une cuillerée deglace à la vanille fraîchement préparéeet l’a portée à sa bouche.

Dans le miroir, elle restaitimmobile, les yeux clos. La glace tropfroide lui agaçait-elle les dents ?J’étais aux aguets, inquiète, lorsqu’ellea rouvert les yeux et, le regard lointain,a contemplé le lustre accroché auplafond.

Sans doute les petites lumières quipalpitaient dans ce lustre avaient-ellesdélicatement éclairé ses tendresrendez-vous clandestins avec sonamant. Elle a repris une gorgée decafé, puis, cette fois, une cuillerée detiramisu, qu’elle a portée à sa bouche.Et elle a refermé les yeux, levantlentement le visage vers le lustre.

Au bout du compte, elle a mangétout ce que je lui avais préparé, sansrien laisser.

La dernière goutte d’expressoavalée, la Favorite s’est tournée versmon miroir à main et elle a murmuré.D’une voix douce comme un rayon desoleil de printemps.

— C’était délicieux. Merci.

Puis elle s’est profondémentinclinée.

Sa voix, que j’entendais pour lapremière fois, était pleine de charme etdistinguée, comme une surfacesoigneusement polie au papier deverre, délivrée de toutes sesirrégularités et ses impuretés. Je latrouvais enivrante. Un instant, j’ai eul’impression fugace d’effleurer dudoigt la Favorite jeune, nimbée descouleurs de l’arc-en-ciel.

Elle s’est levée et a annoncé qu’ellesouhaitait s’allonger un moment ;comme si je n’avais attendu que cela,

j’ai réarrangé le canapé en caisses àvin et lui ai proposé de s’étendre.

C’était sans doute le samgyetangqui faisait son effet.

Les doigts de la Favorite, quej’avais à peine frôlés, étaient toutchauds. La circulation sanguineactivée, j’espérais qu’elle dormiraitprofondément.

Elle a passé toute la nuit àL’Escargot, sans ouvrir l’œil jusqu’aulendemain matin.

Quelques jours plus tard, aprèsKuma, c’est à la Favorite qu’il estarrivé un miracle.

Elle qui portait si strictement ledeuil avait quitté le noir pour sortir et,en plus, elle marchait sans s’aider desa canne.

J’étais justement en train de fairemes courses au supermarché Yorozuya.

J’ai senti une présence rayonnantederrière moi. Je me suis retournée etj’ai vu passer une femme âgée enmanteau rouge vif. Elle avait sur la têteune luxueuse toque en fourrurevaporeuse, un peu comme celles desRusses.

Sur le coup, je n’ai pas réalisé quec’était la Favorite. J’ai cru qu’ils’agissait d’une riche étrangère quis’était fourvoyée dans notre village et

qui, par curiosité, visitait unsupermarché de la campagnejaponaise.

Mais en l’examinant mieux, c’étaitbien la femme qui, quelques jours plustôt, avait dîné à L’Escargot. Elle avaitmême mis du rouge à lèvres rose pâlesur ses lèvres fines !

La nouvelle était de taille pour notrepaisible village de montagne et, debouche à oreille, elle s’est répanduecomme une traînée de poudre.

D’après ce que Kuma m’a raconté lelendemain, cette nuit-là, après avoirfini son dîner à L’Escargot, pendantqu’elle dormait sur le lit d’appointbricolé avec des caisses à vin, la

Favorite avait fait un rêve. Et dans cerêve lui était apparu son défunt amant.

Elle avait vécu toutes ces années enpriant chaque soir qu’il lui soitaccordé de le rencontrer en rêve. Maisjusqu’alors, son vœu n’avait jamais étéexaucé. Et cette nuit-là, elle avait enfinété réunie avec son grand amour.

Dans son rêve, il l’avait rassurée,nous nous retrouverons bientôt auparadis, alors, en attendant, profite durestant de tes jours sur la terre. C’étaitcomme de la télépathie.

D’après Kuma, la Favoriterayonnait de bonheur. Et ça, c’estparce qu’elle avait mangé àL’Escargot, a-t-il hâtivement conclu.

Voilà comment la folle rumeur – enmangeant à L’Escargot, on voyait sesvœux réalisés et ses amours comblées– s’est peu à peu propagée parmi leshabitants du village et des localitésvoisines.

Pourriez-vous faire en sorte queSatoru m’aime ?

C’est Momo qui, dès qu’elle aentendu parler de la Favorite, m’a faitparvenir un courrier parl’intermédiaire de Kuma. Les autresjeunes prenaient contact par téléphoneportable ou par mail, c’est pourquoi salettre a retenu mon attention.

Par une agréable journée deprintemps, Momo est arrivée àL’Escargot à bicyclette, avec Satorudans son sillage. Elle était lycéenne,elle allait à l’école en ville, et sonvisage portait encore les traces del’enfance.

Quelques jours plus tôt, lorsqu’elleétait venue seule pour l’entretien,c’était une jeune fille gaie et vivantequi m’avait longuement parlé de safamille et de ses camarades. Mais,devant Satoru, elle était réservée etdouce comme un agneau. Peut-êtreavaient-ils le trac car, même aprèss’être installés à table, ils n’ont paséchangé un seul mot. Ils étaientattendrissants.

Je les ai laissés à leur timidité etsuis retournée en cuisine préparer lasoupe. J’ai jeté un coup d’œil dans lasalle, un rayon de soleil entré par lafenêtre palpitait doucement au-dessusde la table, faisant scintiller jusqu’à lapoussière qui flottait dans l’air. J’avaisun peu l’impression d’être devant unbeau tableau.

Pour faire éclore l’histoire d’amourde Momo, j’avais puisé dans monexpérience limitée en la matière et,depuis plusieurs jours, je réfléchissaisbeaucoup à ce que je pourrais cuisiner.Au début, je penchais pour quelquechose de sucré, alors j’ai testé ungâteau aux pommes, un gâteau à labroche, des crêpes. Mais, en y goûtant,

je me suis imaginée avec monamoureux en face de moi : rien qu’àcette idée, mon cœur s’est emballé, jene pouvais plus rien avaler.

C’est vrai, moi aussi à cet âgej’étais assaillie par cette espèce detristesse langoureuse, ce sentimentdoux-amer propre à l’éclosion del’amour, et il me suffisait de penserque j’étais amoureuse pour me sentirrassasiée. Et puis, un plat pour lequelil faut savoir bien manier la fourchetteet le couteau, pour un premier repasavec la personne qu’on aime, c’étaitdécidément à éviter.

Donc, j’avais décidé de préparerune soupe, facile à avaler même quand

on est très nerveux, complètementcrispé et que la moindre acidité vousdonne des brûlures d’estomac. Jen’avais pas vraiment réfléchi auxingrédients, j’attendais de voir le jeunecouple pour décider, à l’inspiration.

J’ai fait mon choix dans les légumesque j’avais à la cuisine, je les ai taillésen julienne et fait revenir dans dubeurre, en commençant par ceux quimettent le plus longtemps à cuire. Dupotiron, pour l’écharpe de Satoru, d’unbeau jaune moutarde vif, car elle étaitjolie. Des carottes aux couleurs dusoleil couchant qui emplissaient le cielde l’autre côté de la fenêtre. Et pourfinir, des pommes, parce que c’est ce

que m’évoquaient les mignonnes jouesrouges de Momo.

Dans la cocotte, un tas d’images sesuperposaient, fusionnaient au fur et àmesure. On aurait dit un peintre quichoisit d’instinct ses couleurs. Jecuisinais sur le vif, en me fiantuniquement à mon intuition.

Après avoir fait cuire les légumesdans du bouillon avec une feuille delaurier, je les ai réduits en purée avecmon mixeur plongeant pour obtenir unesoupe bien épaisse à la couleurdélicate. L’amour n’a pas besoind’artifices, alors j’ai simplementajouté une pincée de sel. Ni lait nicrème fraîche pour la touche finale, ni

condiments ni épices pour faireressortir les saveurs, rien de plus.

J’ai versé la soupe fumante dans unesoupière rouge en forme de cœur etl’ai aussitôt apportée à table. Pendantque les légumes cuisaient, j’avaisdressé le couvert. Tout était organisépour qu’ils puissent manger la soupebien chaude.

Lorsque j’ai soulevé le couvercle,une appétissante fumée s’est élevée.Comme une fée chargée d’éveillerl’amour. Pendant que je remplissaisavec précaution les assiettes en bois,en faisant attention à ne pas enrenverser, je sentais le regard des deuxjeunes sur mes mains. J’ai posé les

assiettes devant eux, avec une cuillèreen bois sur chaque petit set de table enfeutrine. Dans la soupière rouge, ilrestait encore largement de quoi seresservir.

Bon appétit.

Après m’être profondément inclinéeet leur avoir souri, je suis repartie à lacuisine.

Plus tard, quand il a commencé àfaire nuit, je suis allée poser unebougie en cire d’abeille sur la table.Satoru avait changé de place, il s’étaitassis à côté de Momo. Le cœur battant,

j’ai soulevé le couvercle de lasoupière ; elle était vide.

— C’était bon, a soufflé Momod’une toute petite voix.

Elle semblait habitée d’un souhaitardent, celui de ne pas troubler lesvibrations de l’air, mêmeimperceptiblement. Serrés l’un contrel’autre, ils partageaient leur chaleur,comme un couple d’oiseaux.

Vous n’avez pas froid ?

En faisant attention à ne pas gâcherl’ambiance, j’ai griffonné la questionsur mon carnet, que j’ai tendu à Momo.

C’est alors que je me suis aperçuequ’ils se tenaient par la main, sous latable. J’avais contribué à leur bonheur,certes modestement, mais dans moncœur aussi, la flamme de la bougie encire d’abeille a répandu sa lumière.

Je suis retournée à la cuisine sansrien débarrasser, ni les assiettes enbois, ni les cuillères, ni la soupière enforme de cœur. Pour qu’ils puissent sebécoter à leur aise, j’ai fait coulerl’eau dans l’évier le plus bruyammentpossible et j’ai nettoyé les ustensilesdont je m’étais servie. Contente que levœu de Momo se soit réalisé, jefredonnais intérieurement, j’avaisenvie de me mettre à danser.

Le rangement de la cuisine terminé,j’ai décidé de leur offrir, en guise defélicitations, des mini-macarons, quej’ai disposés sur une petite assiette.Pour que même leur estomac soitcoloré en rose, j’ai choisi desmacarons fourrés à la crème auxframboises. Comme ça, ils allaientflotter encore un peu plus sur leur petitnuage rose, rien que d’y penser, unsourire béat m’est monté aux lèvres. Jeme suis dirigée vers la table ensautillant. Mais je me suis arrêtée netsur le seuil de la cuisine.

J’ai doucement écarté le rideau ;Momo et Satoru étaient en traind’échanger un baiser au goût de soupe.Face à face, les yeux fermés fort fort

fort, ils étaient immobiles comme desstatues. J’avais envie de lescontempler jusqu’à la fin des temps.Mais j’ai refermé le rideau sans bruit.

Je suis sortie par la porte dederrière à pas de loup et, pendant unmoment, je me suis appliquée àdésherber le carré d’herbesaromatiques. Les étoiles qui brillaientdans le ciel au-dessus de ma têtesemblaient bénir les prémices de leuramour.

J’avais laissé L’Escargot à ladisposition de Momo et Satoru, ilspouvaient y rester aussi longtempsqu’ils le désiraient. Comme la nuitétait tombée, je me disais bien qu’il

fallait qu’ils rentrent mais, en mêmetemps, je voulais qu’ils profitent leplus longtemps possible de ces douxmoments. Lorsque la lune presquepleine a surgi de derrière lesMamelons, ils se sont enfin levés detable et sont repartis, main dans lamain.

Par la suite, la soupe aux légumesde saison est devenue la spécialité deL’Escargot. Quelqu’un, sur son blog,l’avait baptisée la Soupe d’amour etdepuis, ce nom est devenu célèbre.

Je servais donc la Soupe d’amour àtous les clients qui souhaitaient trouverl’âme sœur ou voir un vœu se réaliser.À chaque fois, les légumes et les

proportions variaient, et chaque soupeavait une saveur différente, qui mesurprenait moi-même.

De ce fait, un changement profonds’est opéré en moi aussi, dans mafaçon de considérer les légumes.Jusque-là, je croyais que c’était moiqui faisais toute la différence encuisine, mais en réalité mon rôle serésume à savoir associer les alimentsentre eux. Je l’ai enfin compris. Avanttoute chose, il y a les agriculteurs quicultivent les légumes et, en poussant leraisonnement plus loin, même s’ilscultivent les légumes, ils n’ont pas lepouvoir de créer les graines.

Il me semble que la Soupe d’amourm’a appris quelque chosed’extrêmement important.

Je ne sais pas si c’est grâce à elle,mais par la suite, plusieurs autres jolispetits couples ont vu le jour àL’Escargot, d’où ils ont pris leurenvol.

Et c’est dans ces circonstances quem’a été confiée la préparation d’unrepas pour une rencontre arrangée.

Le bar Amour comptait parmi sesclients une femme à la réputation bienétablie de marieuse ; elle avait entenduparler de la Soupe d’amour et, parl’intermédiaire de ma mère, elle a

lourdement insisté pour que je m’encharge.

Les candidats au mariage étaienttous les deux dans la seconde moitiéde la trentaine, et la marieuse voulaitabsolument que cette rencontreaboutisse.

Moi, je n’étais pas d’accord pourqu’on les pousse au mariage.Néanmoins, s’ils étaient attirés l’unpar l’autre mais que le courage defaire le premier pas leur manquait, jevoulais bien leur en fournir l’occasion.

D’après la marieuse, l’un commel’autre avaient déjà multiplié lesrencontres, mais ils avaient des idéauxtrès élevés et personne ne leur

convenait. Lui, un fils d’agriculteursqui hériterait de l’exploitationfamiliale, travaillait la semaine à lamairie de la ville voisine et aidait auxchamps seulement le week-end. Maisses parents étaient âgés, il allaitbientôt devoir leur succéder. Pourreprendre les termes de la marieuse, ilétait « affreusement timide ». Quant àla jeune femme, professeur de lettresau lycée, c’était « une beauté svelte ».

Il était plus petit qu’elle, un mètresoixante-huit contre un mètre soixante-quinze pour elle. Mais cela ne lesgênait ni l’un ni l’autre et leurpremière impression, parphotographies interposées, était plutôtbonne.

Le seul problème, c’était leurs goûtsculinaires, diamétralement opposés.

Lui aimait la cuisine occidentaleroborative, poisson ou viande, tandisqu’elle était presque végétarienne.J’avais beau me torturer les méninges,je ne voyais pas comment leur servir lemême menu. En admettant qu’ils seplaisent et se marient, je m’inquiétaismême de les voir se séparer un jourpour cause de divergencesalimentaires.

— Débrouille-toi comme tu veux,Rinco, mais tu dois réussir, m’avaitintimé la marieuse de sa voix suave àla fin de l’entretien, puis, après

m’avoir donné une grande claque dansle dos, elle était repartie.

Le jour dit, mes deux convives,après une première rencontre chez lamarieuse, sont arrivés comme convenuà L’Escargot un peu après midi. Enrobe rose, comme si c’était pour elleque le rendez-vous avait été organisé,la marieuse débordait d’entrain. Lesdeux principaux intéressés sont entrésderrière elle en se faisant tout petits,l’air complètement désemparé.

La marieuse, après avoir débité sonboniment, a lancé :

— Allez, je vous laisse, les jeunes,à vous de jouer !

Puis elle est partie en me décochantun clin d’œil.

Lorsque sa Porsche rouge a démarrésur les chapeaux de roue dans unrugissement de moteur, nous venions àpeine de faire connaissance, mais nousavons tous les trois poussé un soupirde soulagement. Ensuite, je me suisressaisie et j’ai entamé les préparatifspour le repas. Presque aucun bruit deconversation ne me parvenait de lasalle.

Vu les goûts culinaires des deuxconvives, finalement, je n’avais trouvéque cette solution : un repas françaisexclusivement végétarien. On asouvent tendance à penser qu’il est

impossible de cuisiner français sanspoisson ni viande, mais les légumes,s’ils ont une force intrinsèque, peuventjouer un rôle de premier plan dans unmenu. Il y a un secret à cela.

Je me suis remémoré monapprentissage dans un restaurantfrançais : délicatesse des saveurs etaudace dans l’esthétique, des principesque je me suis efforcée de respecter enmettant la dernière main aux plats.

En entrée, salade de fraises. J’avaismis de la roquette, du cresson frais etdes fraises à macérer dans uneréduction de vinaigre balsamique.

Pour le premier plat principal, descarottes frites. Des carottes avec leur

peau, simplement coupées en deuxdans le sens de la longueur et rouléesdans de la chapelure, frites à point àl’huile végétale. Servies avec unegarniture de salade de légumes, onaurait dit, étonnamment, demagnifiques crevettes panées.

En deuxième plat principal, un steakde radis blanc. Du radis blanc,préalablement blanchi et poêlé avecdes shiitakés semi-séchés. Enassaisonnement, sel, sauce de soja ethuile d’olive.

Au début du repas, mes deuxconvives, la tête baissée, avaientdemandé « juste de l’eau ». Mais unpeu plus tard, sans doute ont-ils eu

envie de boire de l’alcool, car ils ontcommandé chacun un verre de vin, durouge et du blanc. La conversation étaittoujours quasi inexistante, maisl’atmosphère n’était pas oppressantepour autant, leur visage le disaitclairement.

Pour continuer, puisqu’il nes’agissait pas de cuisine française ausens strict, j’avais préparé un risotto.J’y ai ajouté des épinards réduits enpurée, de l’orge perlé et des noixfinement concassées pour donner duvolume, des tomates séchées et dupersil.

Enfin, pour la Soupe d’amour,j’avais mixé tous les légumes que

j’avais en stock.

Oignon, poireau, pomme de terre,épinard, potiron, carotte, patate douce,poivron, grande bardane, racine delotus, radis blanc, chou chinois, chou-fleur… Et aussi une poignée decresson cueillie dans le fossé, ducéleri seri et du persilmitsuba. Sansoublier la peau du radis blanc cuit ensteak et les fanes de carottes.

J’ai goûté une seule cuillerée desoupe, et j’ai failli m’évanouir. Il n’yavait même pas besoin de la saler, lasaveur des légumes se suffisait à elle-même.

Pendant que la crème brûlée depatates douces violettes pour le dessert

cuisait au four, le cœur battant, je suisallée jusqu’à la table de mes convives.Là, j’ai écrit sur le carnet que j’avaismis dans la poche de mon tablier et jele leur ai tendu :

Le repas vous a-t-il satisfait ?

— C’est la première fois que je faisun aussi bon repas à base de légumes !

C’est la prof qui a parlé en premier.L’agriculteur a ajouté :

— C’était excellent. Ces légumes,vous les faites venir exprès de quelquepart ?

C’était la question que j’espérais et,intérieurement, j’ai bondi de joie.Alors, je me suis dépêchée d’écriredans mon carnet. Mais j’étais tellementcontente que mes doigts n’écrivaientpas assez vite ce que j’avais à dire.Agacée, j’ai fini par leur expliquer àgrand renfort de signes et de mimiquesque tous les légumes venaient de sonexploitation à lui.

— Hein ?

L’agriculteur était stupéfait. Leregard que la prof posait sur lui abrusquement changé.

En fait, quelques jours plus tôt,j’avais demandé à Kuma de meconduire à l’exploitation du jeune

homme, pour m’y approvisionner enlégumes. Mais le secret avait été biengardé jusqu’à aujourd’hui. D’après lamarieuse, il n’était pas très fier d’êtrel’héritier d’une exploitation agricole.

Le repas d’aujourd’hui luipermettrait peut-être de se débarrasserde ce complexe. Cette possibilité meréjouissait encore plus que l’issue dela rencontre arrangée.

Au même moment, la minuterie dufour a retenti dans la cuisine et j’aiquitté la salle en hâte. J’ai saupoudréla crème de cassonade et l’aicaramélisée au chalumeau de cuisine :bien croustillante à l’extérieur maisfondante à l’intérieur, la crème brûlée

était prête, avec pour seul sucre celuides patates douces violettes. Bienentendu, ces ignames aussi venaientdes champs de mon convive.

J’ai vite servi le dessert avant qu’ilrefroidisse, puis j’ai apporté unepleine théière de thé à la rose audélicat parfum. Au moment du dessert,ils ont enfin commencé à discuter.

Un peu plus tard, ils ont quittéL’Escargot avec la marieuse qui étaitrevenue dans une nouvelle robe. Avantde partir, l’agriculteur a tenu à meserrer la main. Sa main rugueuse apressé fort la mienne.

Dehors, la nuit tombait déjà. Le cielétait couleur de flamant rose. L’image

du visage de mes deux convives, bienplus serein qu’à leur arrivée, alongtemps flotté à la surface de moncœur comme une jolie tache decouleur.

Pour autant, tous les habitants duvillage ne nous voyaient pas d’un bonœil, L’Escargot et moi.

C’est arrivé lorsque la rumeur acommencé à se répandre. Un beau jour,plusieurs agents des servicesd’hygiène et de santé ont débarqué àl’improviste.

Quelqu’un leur avait signalé quedans ce restaurant, on mélangeait du

triton grillé aux plats. Le plus âgé despréposés m’a expliqué que, selon lalégende, en grillant et pilant deuxtritons, un mâle et une femelle, onobtenait un puissant philtre d’amourdont on saupoudrait en cachette lapersonne visée ou qu’on lui faisaitingérer, mélangé à de l’alcool.

Pour ma part, c’était la premièrefois que j’entendais parler de tritongrillé et, si j’aimais bien regarder lestritons vivants agiter leurs pattes aubord de l’eau, il ne m’était jamais venuà l’esprit de les faire griller et de lesréduire en poudre. Les agents se sontmontrés compréhensifs ; ils ontnéanmoins inspecté tous les tiroirs dela cuisine, sans résultat.

Et comme c’était justement l’heuredu déjeuner, nous avons mangé tousensemble un waïwaï-don et ils sontrepartis.

Le waïwaï-don, c’est un bol de rizgarni de spaghettis à la sauce tomate,un plat très nutritif inventé par magrand-mère, sa spécialité quand ellemanquait de temps. Elle le servaitsouvent au représentant quiréapprovisionnait l’armoire àpharmacie ou aux ouvriers dutéléphone venus faire des travaux surla ligne.

L’affaire du triton grillé était plutôtrisible mais, quelques jours plus tard,

s’est produit un incident beaucoup plussérieux.

Un homme, présenté par uneconnaissance de Kuma qui avait jouéles intermédiaires, m’a contactée parmail. Normalement, le mieux aurait étéd’organiser une rencontre au plus tardla veille de sa visite, mais comme ilétait très occupé, nous avons procédépar échange de courriels.

Les messages qu’il m’envoyait,toujours brefs, ne répondaient mêmepas à la moitié de mes questions. Lepersonnage ne semblait pas tellementaimer parler de lui.

Les rumeurs sur L’Escargot luiétaient peut-être arrivées aux oreilles,

lui donnant envie d’aller y manger,pour voir. Rien d’étonnant à ce que cegenre de client fasse son apparition.

Il disait pouvoir se libérer entrequinze et seize heures seulement. Ducoup, dans l’urgence, j’avais décidéd’accepter deux réservations le jour enquestion, je le servirais avant lesclients du soir. Son budget était demille yens au maximum et il voulait unsandwich, c’était le seul souhait quej’avais réussi à lui soutirer.

À peine deux ou trois heures aprèsavoir déjeuné, il ne pourrait manger unsandwich ni trop consistant, ni troplourd. Ce serait justement l’heure du

goûter, alors, j’ai décidé de luipréparer un sandwich aux fruits.

C’était la saison des poires. J’aiimmédiatement enfourché l’escargot etje suis allée dans un verger, à la lisièredu village. Choisissant des poires quiseraient mûres à point le jour où jepréparerais le sandwich aux fruits, jeles ai rapportées au restaurant. Au boutde quatre ou cinq jours dans la cuisinede L’Escargot, les fruits exhalaient unléger parfum sucré.

Le jour J, debout à l’heure oùl’odeur de la nuit persiste encore, j’aicommencé les préparatifs. MêmeHermès dormait encore en émettant desronflements sonores.

J’ai préparé le pain pour lesandwich aux fruits, un pain de mieanglais avec des raisins dans la pâte.Les raisins, mis à tremper la veille ausoir, étaient bien souples. J’ai écraséle pâton à plusieurs reprises sur leplan de travail de la cuisine, lepétrissant bien pour obtenir un pain àla mie serrée et élastique. La farine,qu’un agriculteur du coin avait enfinaccepté de me fournir, était bio, deproduction locale. Je me faisais peut-être des idées, mais j’avaisl’impression qu’avec de la farinejaponaise, au pétrissage, la textureétait différente. Une fois pétrie, j’ailaissé la pâte lever longtemps.

Pour la crème, j’ai mélangé enquantités égales ma crème fraîchehabituelle et une crème de yaourtdébarrassé de son petit-lait. La crèmede yaourt se prépare de la même façonque le shrikhand, un dessert indien quemon amoureux me faisait souvent pourle goûter.

En enveloppant, le soir, du yaourtdans un morceau de gaze suspendu au-dessus de l’évier, le lendemain matin,le yaourt est comme aplati, il ne restedans la gaze que la crème onctueuse.Si on utilise seulement de la crèmefraîche, les sandwichs aux fruits sonttrop lourds, et avec seulement de lacrème de yaourt, ils n’ont pas assez degoût. Mais en mélangeant les deux, on

obtient exactement la bonne saveur etla bonne texture, qui enveloppeparfaitement les fruits juteux. On peutalors glisser des fruits entre deuxtranches de pain sans craindre qu’ilsoit détrempé par leur jus.

Le pain de mie aux raisins a fini decuire peu après midi. Il ne me restaitplus qu’à confectionner le sandwichjuste avant l’arrivée du client ; entre-temps, je préparerais le dîner.

Il s’agissait d’une fête pour neufconvives, ce qui était beaucoup pourL’Escargot. Leur souhait étaitapparemment de sceller lesretrouvailles de deux personnes bienprécises du groupe. Pour qu’ils

puissent manger tous ensemble, defaçon conviviale, j’avais opté pour unebouillabaisse servie dans une grossemarmite en terre. Dans la matinée,Kuma m’avait livré les poissons et lescoquillages dont j’aurais besoin.

Quand j’ai réalisé qu’il était déjàquatorze heures trente passées, je mesuis dépêchée de préparer le sandwichaux fruits. Afin d’éviter que les odeursde poisson ne contaminent le pain, jeme suis soigneusement récuré lesmains, du savon jusqu’aux coudes.Tous les déchets de poisson étaientenfermés dans des sacs en plastiqueentreposés dans le seau réservé à lapréparation de la bouillie pourHermès. Après m’être une nouvelle

fois lavé les mains avec, pour plus desécurité, un mélange de dentifrice et debicarbonate de soude, je me suisconcentrée et j’ai tranché le pain demie avec un couteau à pain. À cause dudentifrice, j’avais les mains transies defroid, à un point presque douloureux.

Pour éviter que le pain ne soitdétrempé et aussi pour rehausser lessaveurs, j’ai tartiné les tranches d’unefine couche de chocolat au lait fonduau bain-marie. Le chocolat au lait semarie mieux que le noir avec la crèmeet les fruits. Quand on croque dans lesandwich, le jus des fruits jaillitd’entre les tranches de pain bienmoelleux, puis, en mastiquant, une

légère saveur de chocolat se déploiedans la bouche.

J’ai mélangé la crème fraîche et lacrème de yaourt, avec un soupçon demiel pour l’adoucir. En insistantbeaucoup, j’avais réussi à acheter dumiel à un employé de bureau desenvirons, également apiculteur à sesheures.

Enfin, à la dernière minute, j’ai peléet détaillé les poires en fines lamelleset je les ai disposées sur le pain tartinéde crème. Le sandwich était prêt.Coupé en morceaux faciles à manger etapprêté sur une assiette, il offrait à lavue une superbe gradation – blanc purdu pain de mie, blanc laiteux de la

crème et blanc aux nuances de jade dela poire –, soulignée par les raisins,comme de jolis pois.

Lorsque l’homme est arrivé, je mesuis profondément inclinée en guise desalutation de bienvenue et j’aicommencé le service.

Il était plus âgé que je ne l’avaissupposé d’après nos échanges demails, coiffé avec la raie sur le côté,les cheveux davantage blancs que gris.Petit mais râblé, il portait une chemiseà rayures bleues et blanches et un gileten laine bleu marine de bonne qualité.Autour de son cou, un foulard rougefoncé, négligemment noué.

Il avait l’air beaucoup plusdistingué que je ne l’imaginais. C’esttoujours difficile de cuisiner pour uninconnu, et j’étais un peu nerveuse.

Instantanément, à son visage et sonmaintien, j’ai décidé quelle variété dethé j’allais lui servir. J’ai mis de l’eauà chauffer et fait infuser le thé, enpréparant tout rapidement afin qu’ilpuisse commencer à manger sanstarder.

J’avais choisi du LapsangSouchong, un thé épicé, à la saveurplutôt marquée. Vu la délicatesse dusandwich aux fruits, ce thé auraitl’avantage d’apporter un contraste. Sila crème paraissait un peu lourde en

bouche, une gorgée de LapsangSouchong reposerait le palais et lagorge. Après avoir disposé sur la tablele sandwich aux fruits et le thé, j’ai faitcomme toujours ma révérence deballerine et j’ai refermé le rideau,patientant discrètement à l’entrée de lacuisine.

La cuisson du pain, le moelleux desraisins, la crème pas trop sucrée, lespoires bien mûres, à mes yeux, toutétait parfait. C’était même peut-être lemeilleur sandwich aux fruits que j’aiejamais confectionné. J’attendais, lecœur gonflé d’espoir. Mais cetteillusion n’a duré qu’un bref instant.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Soudain, le fracas d’un poings’abattant sur la table a retenti. Sous lechoc, les assiettes et la tasse poséessur la table ont tinté.

J’ai surgi de la cuisine, meprécipitant vers l’homme. Que sepassait-il ? Je n’y comprenais rien. Audébut, j’ai même cru que c’était uneblague, qu’il cherchait à me faire peur.Mais ce n’était pas le cas.

— Non mais, dites donc !

Ce qu’il regardait fixement d’un airdégoûté, c’était un cheveu. Plusprécisément, un poil pubien.

— Voilà ce que j’ai trouvé dans monsandwich, qu’est-ce que c’est que ce

restaurant ?

Cette fois, il a heurté la table dubout du pied, par-dessous. Dans unfracas épouvantable, le couvercle dusucrier a dégringolé.

Le poil frisé, couvert de crème parendroits, était coincé entre les deuxtranches de pain que l’homme avaitécartées.

J’avais la tête presque entièrementrasée et, pour plus de prudence,couverte d’une serviette en coton. Jeprenais sans cesse le plus grand soin àéviter qu’un corps étranger ne se mêleaux plats. Et puis, on n’était pas dansun bar à striptease ici, pour cuisiner, jeportais des sous-vêtements et un

pantalon. Et je n’avais pas mauvaisevue non plus. J’avais encore vérifié cesandwich quelques minutes plus tôt. Ilétait impensable de trouver une tellechose à un tel endroit.

L’homme s’est aussitôt levé et aquitté L’Escargot. Au moment desortir, il m’a mis sous le nez un clichépris avec son appareil photonumérique. Sur l’écran, un gros plan dusandwich aux fruits avec le poil pubienà l’intérieur.

Une colère muette a enflé en moi. Jepouvais supporter n’importe quelleinjure, mais mon impuissance à offrirune fin honorable à cet innocentsandwich aux fruits m’affligeait

profondément. Le poil pubien gisait surle pain de mie aux raisins, parfaitementobscène.

Depuis quelque temps, jem’efforçais de réutiliser presque tousles restes de L’Escargot pour nourrirHermès. Mais là, ce sandwich auxfruits, ça me dégoûtait de le lui donner.

Le sandwich confectionné avecamour est entièrement parti à lapoubelle. Je souffrais autant que sij’avais dû noyer mon propre enfant, lefruit de mes entrailles, vivant, enpleine mer.

Comme pour l’accompagner, une demes larmes, une seule, a roulé dans lapoubelle.

J’ai ajouté du lait et une bonne dosede sucre au Lapsang Souchong quiavait refroidi et j’ai vidé ma tasse d’untrait, debout. Le thé n’avait rien fait demal.

Un léger picotement m’estlongtemps resté sur la langue. Unarôme de fumée, comme si l’eau elle-même avait été boucanée, m’emplissaitles narines.

Après avoir vidé la théière, j’aicommencé à retrouver mon calme. J’aipris une profonde inspiration, monagitation est peu à peu retombée.

Il faut de tout pour faire un monde.Ma tête avait beau le savoir, mon cœur

n’arrivait pas complètement àl’admettre.

Ce que j’ai appris plus tard, c’estque cet homme tenait depuis longtempsune boulangerie à l’autre bout duvillage. Ces derniers temps, il avaitmoins de clients et ses affaires nemarchaient pas bien, d’après ce queKuma avait pu savoir.

Il aurait suffi qu’il poste sa photosur Internet et, qu’il dise la vérité ounon, il aurait sans doute pu faire coulerL’Escargot s’il l’avait vraiment voulu.Mais une semaine s’est écoulée, etpuis un mois, et toujours aucunecalomnie susceptible de nuire àL’Escargot ne circulait.

Celui qui a été le plus choqué parcette affaire, c’est Kuma. Il regrettaitde m’avoir présenté cet homme qu’ilne connaissait pas personnellement etn’arrêtait pas de s’excuser. « Rinco,pardon de t’avoir fait subir cetteépreuve. »

Après cette mésaventure, Kuma etmoi, nous nous sommes montrés plusvigilants avant d’accepter uneréservation, et pour ce qui était descorps étrangers dans la nourriture,même si cet incident n’était pas lié àune négligence de ma part, j’airedoublé d’attention.

Peut-être était-ce, alors queL’Escargot commençait à bien

marcher, un mauvais ange envoyé parles divinités de la cuisine pourm’empêcher d’attraper la grosse tête.

C’est durant la deuxième quinzainedu mois de novembre qu’une petitefille coiffée au bol a soudain déboulé àL’Escargot. Le sommet des Mamelonsblanchissait déjà, comme paré d’unsoutien-gorge en dentelle.

Une fin d’après-midi où le ciel avaitcommencé à se couvrir, j’étais en trainde préparer des steaks hachés pour lesclients du soir, une famille de sixpersonnes.

La fillette, l’air affolé, la minegrave, semblait prête à fondre enlarmes, comme les nuages dans le ciel.

— Aidez-moi, s’il vous plaît ! a-t-elle crié d’un ton implorant dès qu’ellem’a vue.

Les mains pleines de viande hachée,je ne pouvais pas sortir mon carnet,alors je l’ai regardée d’un airinterrogateur. Je n’avais jamaisentendu dire qu’un pervers sévissaitdans le quartier, mais, imaginant deschoses déplaisantes, je me suis fait laréflexion que si c’était le cas, ce seraitbien ennuyeux.

Mes élucubrations ont vite pris finlorsque la petite fille a posé soncartable par terre et, avec le plus grandsoin, comme si elle manipulait un objet

dangereux, a tiré une boîte du sac enpapier qu’elle tenait à la main.

Une amulette élimée était accrochéeà son cartable rouge vif assez usé, surlequel son nom était écrit de la maind’une femme adulte. Son prénom étaitKozue.

Kozue s’est approchée de la table,portant la boîte avec précaution, sesmains soutenant le fond, et l’adélicatement posée dessus. Puis elle adoucement ouvert le couvercle et m’amontré son contenu. À l’intérieur, il yavait un lapin.

— Il est tout faible. S’il vous plaît,aidez-moi ! a de nouveau plaidé Kozueen me regardant fixement.

Pour commencer, jugeant que l’étatde la fillette était plus critique quecelui du lapin, je me suis vite lavé lesmains et j’ai décidé de lui préparerquelque chose à boire.

Comme je n’avais pas encoreallumé le poêle, il régnait un froidglacial dans la salle et l’on avait beauêtre à l’intérieur, on voyait son haleines’échapper en petits nuages blancs.J’allais lui préparer un chocolat chaudpour la réchauffer, et la réconforteraussi.

Dans la cuisine, avec un couteau,j’ai détaillé du chocolat au lait encopeaux que j’ai mis à fondre à feudoux dans une casserole émaillée, en

l’allongeant avec du lait. Sur sesgenoux, Kozue serrait fort la boîtecontenant le lapin, ses jambestremblaient.

Pendant que le chocolat chauffait,j’ai tiré vers moi le carnet posé toutprès et, l’ouvrant à une nouvelle page,j’ai écrit en gros caractères enfantins :Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Si monécriture ressemblait à celle d’unenfant, c’est parce que, la main droiteoccupée, je pouvais seulement écrirede la gauche. Pour éviter que lechocolat n’accroche, je devais battresans cesse le fond de la casserole avecle petit fouet que je tenais dans la maindroite.

Quand le chocolat m’a parusuffisamment chaud, j’ai ajouté unebonne dose de miel et, pour réveillerle goût, quelques gouttes d’un excellentcognac. Puis je l’ai délicatement coifféd’un nuage de crème chantilly et d’unefeuille de menthe fraîche. La menthe,avec ses propriétés apaisantes, étaittout indiquée dans l’état actuel deKozue.

Chargée du chocolat fumant et demon carnet, je me suis dirigée vers latable à laquelle la fillette étaitinstallée. Elle tremblait toujours, defroid et d’inquiétude.

Je lui ai tout de suite montré moncarnet ouvert.

Ensuite, j’ai versé le chocolat chauddans deux bols et en ai posé un devantelle.

Je lui ai fait signe de boire etKozue, la boîte du lapin toujours poséesur ses genoux, a timidement tendu lamain vers le bol. Sur ses petits ongles,elle avait dessiné des lapins au feutrede couleur. À travers la vapeur quimontait du bol, une expression fugacede soulagement est passée sur sonvisage, comme si son angoisse avait uninstant reflué.

Elle a bu une gorgée de chocolat etm’a raconté, d’un seul trait, l’histoiredu lapin.

C’était environ une semaine plus tôtque Kozue, en rentrant de l’école, avaittrouvé ce lapin sur le bord de la route.

À ce moment-là, il était dans uncarton plus grand, avec de l’herbesèche et de la nourriture. Il y avaitaussi une lettre, apparemment écritepar le propriétaire de l’animal. Kozuel’a sortie de sa poche et me l’amontrée.

Pour certaines raisons, je ne peuxplus m’occuper de ce lapin.

Sur la feuille blanche, seulement cesquelques mots imprimés.

Kozue a rapporté le lapin chez elle.

Mais sa mère n’aimait pas les bêteset elle n’a pas accepté de le garder à lamaison. Rapporte-le où tu l’as trouvé,s’est-elle fâchée, mais Kozue a eu pitiéde l’animal et n’a pu se résoudre àl’abandonner. Alors, elle s’en estoccupée en cachette, l’enfermant lesoir dans le placard de sa chambre etl’emportant à l’école dans la journée.Mais il a peu à peu cessé des’alimenter et, depuis deux jours, il nemangeait plus rien du tout.

Après m’avoir raconté lesévénements jusqu’à aujourd’hui, Kozuea entouré de ses deux mains le bol qui

avait un peu refroidi et a bu d’un couptout le chocolat qui restait.

Avec le souci qu’elle se faisait pourle lapin, elle n’avait sans doute pasbeaucoup dormi.

Sous l’effet du chocolat chaud aucognac, peut-être, son visage s’est unpeu adouci.

J’ai pris sur les genoux de Kozue lecarton contenant le lapin anorexique et,approchant mon visage, je l’aiexaminé. Un léger parfum champêtrem’a effleuré les narines.

Une belle fourrure gris argenté,comme un évier bien récuré.

L’intérieur des oreilles, d’un délicatrose saumon.

Des yeux tout noirs, brillants commede la gelée au café.

Tous ces signes disaientsilencieusement les bons soins dont,jusqu’à présent, il avait été l’objet.C’était du moins ce qu’il me semblait.

Deviner qu’il n’avait pas étéabandonné par son maître après avoirété maltraité et battu était, pour Kozuecomme pour moi, la seule consolationqui nous était accordée dans cettesituation difficile.

J’ai attrapé mon stylo, cette fois-cide la main droite, et j’ai écrit dans

mon carnet, que j’ai tendu à la fillette :

Est-ce que tu serais d’accord pourme laisser le lapin, une journéeseulement ?

Après avoir lu mon message, elle amordu ses lèvres toutes rouges et arésolument hoché la tête, une seulefois.

Si j’arrivais à faire un miracle,peut-être Kozue accepterait-elle defaire désormais confiance aux adultes.

Mais si je trahissais ses espoirs…

À coup sûr, elle m’en voudrait toutesa vie. Et elle douterait de chaqueparole prononcée par un adulte.

Il ne me restait que vingt-quatreheures. Il fallait que je réussisse.

Kozue m’a promis de revenir lelendemain à la même heure, puis elle aremis son cartable sur son dos et elleest repartie seule dans le vent du nord.

Tout de même, un lapinanorexique…

Restée seule à L’Escargot avec lui,j’ai poussé un gros soupir.

Mon restaurant avait beau être unpeu particulier, je n’avais encore

jamais cuisiné pour un lapinanorexique.

Il était déjà difficile de soigner leshumains atteints de cette maladie,c’était tout juste si un spécialiste, auterme d’une longue thérapie, parvenaitenfin à leur faire avaler une bouchée,alors, un animal… Sanscommunication orale, il n’étaitévidemment pas question de thérapie,et on ne pouvait pas non plus lui fairefaire un dessin qui révélerait son moiprofond. Le lapin dans sa boîte étaittoujours posé sur mes genoux, et j’étaiscomplètement perdue.

Pour éviter de l’effrayer, j’airéchauffé mes mains en soufflant

doucement sur mes doigts et je lui aiprécautionneusement caressé le dos.

J’ai senti ses vertèbres quipointaient.

Effectivement, il était maigre.

Ses oreilles étaient toutes molles,ses fines moustaches d’un blanc laiteuxsans tonus. J’ai pincé entre mes doigtssa queue ronde semblable à une pelotede laine, il est resté de marbre. Mêmesi je le chatouillais un bon coup, il neréagirait sans doute pas du tout, c’étaitclair comme le jour.

J’ai précautionneusement glissé mespaumes sous son ventre et l’ai soulevéà deux mains. Son cœur, comme s’il

était à vif entre mes mains, battaitfollement tout contre ma paume.

C’était la preuve irréfutable qu’àcette minute, il était bien vivant. Maisà part son cœur, tout en lui était moucomme un gâteau de riz gluantfraîchement préparé, il ne bougeait pasd’un cil.

Je l’ai regardé bien en face, il avaitles yeux dans le vague, sans qu’onpuisse déterminer ce qu’il regardait.S’il m’avait fallu mettre des mots surce regard, j’aurais dit que sesprunelles noires comme de la gelée decafé étaient tournées vers un lointainpassé. Il paraissait plonger le regarddans un vieux puits à l’épaisse

obscurité sans fond, et cette vuesemblait l’alarmer.

Lapin léthargique, enfoncé dans sasolitude et désespéré…

Si j’avais été psychologue pouranimaux, voilà la conclusion à laquelleje serais arrivée.

Renonçant à tirer une quelconqueréaction du lapin, je l’ai délicatementreposé dans son carton.

Les convives du soir étaient unefamille de six personnes.

C’était l’épouse, femme au foyer,qui avait effectué la réservation. Son

mari tenait un pressing dans le quartierthermal du village.

Ils voulaient fêter l’anniversaire dugrand-père qui vivait avec eux.

Et toute la famille souhaitait unmenu enfant, m’avait-elle précisé.

— Vous comprenez, il perd un peula boule…

La dame, venue exprès au restaurantquelques jours plus tôt pour l’entretien,m’avait fait la confidence d’un air unpeu embarrassé, la voix sourde,comme si une brume pesait sur cesmots-là.

Le gâteau chiffon au thé matcha etaux haricots rouges confectionné la

veille au soir attendait déjà auréfrigérateur. Nombre de bougies surle gâteau d’anniversaire : quatre-vingt-cinq. Mais comme il étaitmatériellement impossible de planterquatre-vingt-cinq bougies dessus, j’enavais préparé huit grosses et cinq pluspetites.

Il ne me restait plus qu’à fairerevenir le riz à la sauce tomate etmettre les steaks hachés à cuire entemps voulu en attendant l’arrivée dela famille. Dans le poêle à bois alluméun peu plus tôt, la flambée avait bienpris et une douce chaleur régnait àl’intérieur de L’Escargot.

Profitant de quelques minutes deliberté, j’ai mis dans une petite assiettedestinée au lapin quelques carottesglacées – j’en avais trop fait pour lemenu enfant du dîner – que j’aiécrasées avec le dos d’une fourchette.Ses carottes étaient si extraordinairesque je me fournissais maintenantrégulièrement chez le fameuxagriculteur venu dîner un soir. J’en aigoûté une bouchée, elles étaient trèslégèrement sucrées et bien fermes,même après une longue cuisson.

J’ai apporté une caisse à vin, unreste de celles utilisées pour lecanapé-lit, j’ai étalé du papier journalà l’intérieur et posé côte à côte lacoupelle avec la purée de carottes

glacées et un petit bol d’eau. Aprèsavoir installé le tout dans un coin de lacuisine où il ne faisait pas trop chaud,je suis allée chercher la boîte du lapin.

Lorsque je l’ai soulevé, il étaittoujours aussi mou qu’un mochi, et sije n’avais pas posé la main près de soncœur pour vérifier s’il battait, jen’aurais pas pu dire s’il était vivant oumort. Il était complètement léthargique,comme s’il avait renoncé à vivre.

Pour commencer, je l’ai transférédans sa nouvelle maison. La boîteapportée par Kozue me paraissait troppetite et puis, dans cette caisse en boisposée dans un coin de la cuisine, je

pourrais facilement garder un œil surlui, même quand j’étais occupée.

Je me suis accroupie près de lacaisse et, pour voir, avec une cuillère àcafé, je lui ai présenté une bouchée decarottes glacées. S’il ne voulait rienmanger de solide, je pensais qu’ilpourrait au moins boire, alors, j’aiaussi tenté d’approcher de sa boucheune petite cuillère remplie d’eau.Comme je m’y attendais, le regardtoujours dans le vague, tourné vers unlointain passé, il n’a manifesté aucunintérêt, ni pour les légumes ni pourl’eau. Alors, j’ai eu une idée : je lui aichatouillé le bout du nez avec une bottede fanes de carottes, sans plus desuccès.

Ce lapin semblait réellementanorexique.

Il était maintenant temps de mettre ladernière main aux préparatifs du menuenfant du dîner.

Repoussant provisoirement le lapinà l’arrière-plan de mon esprit, je mesuis attelée au dîner. Un lapinanorexique pouvait bien avoirdébarqué chez moi, je pouvais avoirmanqué de temps pour préparer lerepas, rien de tout cela ne concernaitles clients. Un vrai professionnel nelaissait pas ce genre d’incidents influersur sa cuisine.

J’ai mis à contribution tous lesbrûleurs de la gazinière pour faire

cuire en parallèle les steaks hachés, leriz à la sauce tomate, les crevettespanées et le sauté de potiron.

J’ai sorti du vaisselier de grandesassiettes blanches, je leur ai passé uncoup de torchon et les ai alignéestoutes les six sur le plan de travail.Puis j’ai dressé, tour à tour, uneportion de chaque plat sur chacuned’entre elles.

Depuis que je faisais de la cuisine,je n’avais jamais eu l’occasion depréparer un menu spécial enfant.

Celui que j’avais concocté avait descouleurs appétissantes, il était bienéquilibré entre légumes, viande etpoisson, et tant pour l’apparence que

pour le contenu, je le trouvais plutôtréussi.

Nous sommes tous des petitsmangeurs, m’avait dit la dame, j’avaisdonc servi des portions pas tropgrosses, mais tout de même suffisantes,à mon avis, pour qu’un adulte ne restepas sur sa faim.

Jusqu’à la dernière minute, j’aihésité : fallait-il couronner d’un petitdrapeau le dôme de riz à la saucetomate qui trônait au milieu del’assiette ? Finalement, dans le dernierquart d’heure, il m’a semblé que ledrapeau était nécessaire, alors j’en aifabriqué avec des cure-dents et dupapier. Dessus, j’ai dessiné un

escargot avec la craie grasse jaune queje gardais dans un de mes tiroirs.

Quelques minutes plus tard, lafamille arrivait dans le monospaceconduit par la mère.

À ma grande surprise, cette famillene comprenait aucun enfant au senslittéral du terme.

L’aîné, un lycéen en uniforme à colMao, avait déjà des traits d’adulte, etsi sa sœur cadette, qui portait lesurvêtement réglementaire d’un collègedes environs, avait encore le visagepoupin, ce n’était pas au point de sevoir adjuger un menu enfant.

Ensuite venait le grand-père, dont lamère avait dit l’autre jour « il perd unpeu la boule », qui poussait lentement,en trébuchant, le fauteuil roulant de lagrand-mère impotente. Son visage étaitdénué de toute expression, comme s’ilportait un masque de fer.

C’est seulement plus tard, une foischacun installé et le repas commencé,que j’ai réalisé que le grand-père neperdait pas un peu la boule, il étaitcomplètement gâteux. Je comprenais unpeu pourquoi la dame préférait lecacher. Ce n’était ni son fils ni sa fillequi tenaient au menu enfant, maisl’aïeul pour qui la fête était donnée.

Devant son assiette, le grand-père,toujours sans la moindre expression,enfournait sans répit la nourriture danssa bouche, parfois lentement, parfois àune vitesse stupéfiante. Dédaignantfourchette, cuillère et baguettes, ilmangeait avec les doigts. Par moments,la bouche pleine, il marmottait soudainquelques mots, comme desimprécations. Ni moi ni sa famille, quiavait pourtant toujours vécu avec lui,ne comprenions ce qu’il disait.

D’après ce que je pouvais en jugerde l’extérieur, le grand-père étaitpersuadé que son épouse invalide étaitsa mère. Et il traitait son propre fils etsa bru comme de parfaits inconnus. Sespetits-enfants semblaient être, à ses

yeux, « un camarade de guerre et sapetite amie ». Il lui arrivait de débitersubitement des grossièretés quifaisaient rougir les autres membres dela famille.

Néanmoins, quoi qu’il dise, quoiqu’il fasse, personne ne lui faisait deréflexion, toute la famille calquait sonrythme sur le sien et partageait le repasavec lui.

Tous les six ont rapidement fini leurmenu enfant, pas particulièrementcopieux.

J’ai immédiatement desservi latable et changé la nappe, puis j’ai vitepréparé le gâteau d’anniversaire.

La dame m’avait prévenue, ils nedisposaient pas de beaucoup de temps.

Dans la salle de L’Escargot plongéedans l’obscurité, autour du gâteaucouvert de bougies, toute la famille achanté à l’unisson en frappant dans sesmains « Joyeux anniversaire, grand-père », à plusieurs reprises.

Au début, seule la voix de sopranode la mère, qui chantait un peu faux,chevrotait légèrement.

Mais au fur et à mesure, lestrémolos dans sa voix ont gagné cellede sa fille, de son fils, puis de sonmari, et enfin, comme une maladiecontagieuse, jusqu’à celle de la grand-

mère, si bien que pour finir, ils avaienttous des larmes dans la voix.

À la fin de la chanson, après les crisde « Bon anniversaire grand-père ! »,ce ne sont pas des applaudissementsqui ont retenti, mais des sanglots,presque des cris. On aurait dit, mêmesi la comparaison n’est pas trèsheureuse, qu’ils pleuraient sa mort,c’était ce genre d’ambiance.

Malgré tout, le grand-père, sanssourciller, a soufflé ses bougies unepar une, le souffle court, et, un brefinstant, L’Escargot s’est trouvé plongédans un profond silence.

Ils ont mangé le gâteaud’anniversaire sans un mot.

Qu’était-il donc arrivé à cettefamille ?

En effet, le grand-père était sénile.C’était clair. Mais pourquoi tous lesmembres de cette famille affectueusequi avaient fêté son anniversaire en luioffrant son repas préféré, un menuenfant, étaient-ils en larmes ? Il avaitcertes perdu la mémoire et oublié lesprénoms des siens, mais de là àpleurer de concert pendant la fête…

C’est lorsqu’ils se sont levés detable et que la mère est venue àl’entrée de la cuisine régler l’additionque tout s’est éclairci.

— Ce soir, il part en maison deretraite… m’a-t-elle expliqué avec un

pauvre sourire. Nous avons toujoursvécu tous les six ensemble, alors, c’estdur.

Elle m’a remerciée en ajoutant :

— Je ne sais pas pourquoi, maisquand il mange un menu enfant, il dortensuite profondément. Nous allons ledéposer à la maison de retraite tousensemble pendant son sommeil. Ça faitlongtemps que nous avons décidé deprocéder ainsi.

Après m’avoir courageusementdonné cette explication, elle a pousséun long et profond soupir.

Le grand-père avait sans doute étéun homme sérieux et gentil.

Il ne confiait à personne d’autre lesoin de pousser le fauteuil roulant deson épouse impotente, semble-t-il.Jusqu’à la fin, il avait refusé l’aide desautres membres de la famille.

En prenant sa monnaie, la dame aajouté :

— Mais cela ne veut pas dire quenous ne le verrons plus.

Puis elle a continué d’une voixposée :

— Nous reviendrons. Vous luireferez son repas préféré, d’accord ?Votre menu enfant d’aujourd’hui étaitbien meilleur que le mien.

Elle est partie à pas pressés vers lemonospace dans lequel l’attendait safamille. Sur la carrosserie, le nom et lenuméro de téléphone du pressingétaient peints en gros caractères.

Je suis sortie sur le pas de la portepour les regarder partir.

Le visage du grand-père assis àl’arrière s’est, un instant, nettementdétaché sous le clair de lune.

C’était la pleine lune, ce soir-là.

La bouche ouverte, il fixaitpassivement un point inexistant. J’ai eula terrible impression qu’il savaitexactement ce qui l’attendait.

Son visage s’est aussitôt dissous,avec la voiture qui démarrait, dans lafroide nuit de cette fin d’automne.Mais son expression m’avait frappée.Parce qu’il avait le même regard quele lapin anorexique.

Je suis retournée dans la cuisineaprès le départ des convives et je mesuis accroupie à côté du lapin pourl’observer.

Il était toujours complètementléthargique, ni éveillé ni endormi, lespattes inertes, étendu au fond de lacaisse en bois.

Toi, si je ne fais rien, tu vas mourir.

En mon for intérieur, je me suisadressée à lui. Mais cela n’atteignaitpas le lapin enfermé en lui-même.

À tout hasard, j’avais marqué leniveau de l’eau au feutre sur la paroiextérieure du bol, mais il ne semblaitpas avoir baissé ; quant aux carottesglacées, rien n’avait changé depuis queje les avais déposées dans la coupelle.

Malgré tout, même si la situationsemblait désespérée, j’avais entrevuun mince rayon d’espoir.

Cela s’était produit un peu plus tôt,lorsque j’avais sorti du réfrigérateur legâteau d’anniversaire destiné à mesconvives.

Le lapin avait imperceptiblementsoulevé la tête, jetant un bref coupd’œil au gâteau.

Hélas, un gâteau d’anniversairedevait être servi entier, je n’avais doncpas pu lui en donner immédiatement unmorceau, mais son comportementm’avait fourni un indice sur sonmystérieux passé.

À force d’y penser, l’histoire dulapin avait enflé toute seule dans monesprit, comme on forge une légende.

Le rangement fini, j’ai décidé de luiconfectionner des biscuits.

Son poil luisant, le fait qu’on l’aittrouvé bien installé dans un carton, la

lettre à l’intérieur aussi, tout indiquaitqu’il avait été choyé. En somme, iln’avait pas été abandonné par unmaître qui ne l’aimait plus. La lettretapée sur ordinateur pouvait paraîtreun peu froide, mais, inversement,c’était peut-être l’expression desentiments confus et réprimés, quiavaient trouvé leur exutoire en unephrase qui condensait tout.

Et sans doute ce lapin possédait-ilun pedigree en bonne et due forme.

Je n’étais pas spécialement calée enmatière de lapins, mais sa grâce sautaitaux yeux et il n’était pas de la mêmerace que ceux qu’on élèvegénéralement à l’école, par exemple.

Bref, son propriétaire avait sûrementété quelqu’un d’aisé. Il avait étécajolé, soigné avec amour, élevécomme un membre de la famille.

Ça, c’était le premier niveau de monraisonnement. Mais mes suppositionsallaient encore plus loin, au stadesuivant.

Bien qu’il ait été choyé, peut-êtreque sa vieille maîtresse était morte, ouque son maître avait été contraintd’emménager dans un appartementinterdit aux animaux, ou alors qu’unévénement qui outrepassait l’amourfamilial s’était produit. C’était ça, uncas comme celui du grand-père de

cette famille venue dîner d’un menuenfant.

Ils voulaient vivre avec le grand-père, qui lui aussi souhaitait vivreavec eux. Mais lorsque la cohabitationétait devenue impossible, la familleavait dû prendre une décisionextrêmement douloureuse. Ce choixterrible, peut-être le grand-pèrel’avait-il subodoré, comme on flaireune odeur.

De la même façon, peut-être le lapinavait-il lui aussi deviné la situationintolérable du maître dont il partageaitle quotidien. Le grand-père et le lapin :ni l’un ni l’autre ne parlaient, mais la

même expression était peinte sur leurvisage.

Comprendre les sentiments d’autruin’allège en rien la souffrance de lasolitude.

À l’intérieur du carton dans lequel ilavait été abandonné, qu’est-ce que lelapin avait bien pu ressentir ?

J’ai essayé de l’imaginer, mais lecourage m’a manqué. L’obscuritétotale. Un bruit de pas qui approche.Des voix qui s’éloignent. Une faiblelueur. Une tristesse et une solitudeindicibles.

Esseulé, il voulait retrouver sonmaître, il voulait que son maître le

reprenne vite dans ses bras ; dans lapénombre, le lapin n’avait-il paspleuré ? Même sans verser de vraieslarmes, en son for intérieur, il avaitsûrement sangloté en gémissant. Etensuite, épuisé par ses pleurs, peut-être ne lui était-il resté que l’hébétude,tellement il désespérait de la vie. Et cedésespoir l’habitait encore. Alors, ilavait cessé de s’alimenter.

En malaxant des deux mains lesingrédients pour les biscuits – huilevégétale, sucre, noix, farine complèteet eau –, je songeais au passé du lapin.Bien entendu, tout cela n’était quesuppositions de ma part.

J’aurais parié que, dans sa familleriche, il avait souvent mangé desgâteaux. C’est le sentiment que j’avaiseu devant le frigo. Voilà pourquoi, toutà l’heure, il avait fugitivement réagi àl’odeur sucrée du gâteau chiffon.

Alors, si je lui donnais des biscuits,peut-être accepterait-il d’en manger ?

J’ai étalé une fine couche de pâtebien pétrie sur une plaque de cuissonet l’ai saupoudrée de fleurs de lavandeséchées. La lavande a un effet apaisantquand on est déprimé. Avec une cornede cuisine, j’ai coupé la pâte en petitsmorceaux de la bonne taille pour labouche d’un lapin. Après, il ne restait

plus qu’à les mettre à cuire dans lefour préchauffé à deux cents degrés.

Le grand-père était-il déjà arrivé àla maison de retraite ? Si possible,j’espérais qu’il était profondémentendormi, pour lui éviter des adieuxdouloureux.

Ce soir, je passerais la nuit àL’Escargot.

J’ai préparé le lit d’appoint encaisses à vin recyclées, celui où laFavorite avait rêvé de son défuntamant, mais cette fois-ci, pour moi.

Les biscuits étaient cuits, ils avaientmême eu le temps de refroidir.

J’avais également fini de pétrir lapâte à pain pour Hermès.

Aujourd’hui, la journée avaitcommencé avec un animal, et elles’achevait avec un animal.

Enfin, plus exactement, elle n’étaitpas encore terminée.

Tant que le lapin anorexique n’auraitpas ouvert la bouche pour manger, majournée ne serait pas finie.

J’avais beau essayer d’oublier leregard suppliant, débordant deconfiance, de la petite Kozue quim’avait apporté le lapin, il restaitgravé dans mon esprit avec la force de

la première étoile du soir clouée dansle ciel.

Je ne pouvais pas manquer à mapromesse.

Avec en tête le mot « responsabilité», le lapin fermement serré contre mapoitrine, je me suis glissée dans le lit.L’hiver approchait à grands pas. Lepoêle à bois éteint, le froid aimmédiatement envahi l’intérieur deL’Escargot.

Le lapin ne me ferait pas tout desuite confiance, je ne me faisais pasd’illusions. Mais s’il avait été dorlotéet câliné, non seulement par son maîtremais aussi par la famille tout entière,alors il devait avoir besoin de chaleur

humaine. À sa place, moi aussi j’auraisaimé que quelqu’un me prenne dansses bras en silence.

Je me suis allongée sur le canapé-lit, le lapin contre moi. J’ai déposédans la paume de ma main quelques-uns des biscuits que je venais depréparer et, de l’autre main, je l’aicaressé sans arrêt.

Peu à peu, le doux parfum de lalavande et l’arôme sucré des biscuitsse sont répandus sous la couette. J’aiéteint la lumière, seuls les yeux noirscomme de la gelée de café du lapinluisaient à la clarté du dehors. La mainsur son corps, j’ai paisiblement ferméles yeux.

Cette nuit-là, je me suis faite lagardienne de la respiration du lapin.

Je me suis réveillée en sursaut àplusieurs reprises, approchantprécautionneusement ma main dumuseau de l’animal parfaitementimmobile, pour vérifier qu’il respirait.Chaque fois, l’esprit embrumé, jecomptais les biscuits sur la paume dema main restée ouverte. Hélas, il y enavait toujours le même nombre.

J’ai continué à dormir d’un sommeilléger.

Je ne savais plus si j’étais endormieou éveillée.

J’avais l’impression de réfléchirsans cesse.

L’inquiétude m’oppressait, le lapinn’allait-il pas mourir ?

À un moment, j’ai réalisé que jegémissais, désorientée, dans monsommeil troublé.

Nous avions fait connaissanceseulement la veille, mais j’étaisdevenue l’amie inconditionnelle deKozue et du lapin anorexique. Je nevoulais pas faire de peine à mes amis.Je ne voulais pas les perdre.

Enfin, le ciel a commencé à blanchiret les oiseaux se sont mis à pépier.

Lorsque j’ai rouvert les yeux,réveillée par une sensation étrange surla paume de ma main, L’Escargot étaitplongé dans un tourbillon de lumièreéblouissante et pure. À ce moment-là,un voile noir a brièvement occulté monchamp de vision.

Je ne savais pas pourquoi, maisj’avais dormi plus longtemps qued’habitude.

Dehors, le monde bruissait déjà devigueur.

Et puis, surprise !

C’était le fameux lapin anorexiquequi, de sa mignonne langue rose,léchait obstinément la paume de ma

main. Comme la tige d’une plantecoupée qui dans l’eau reprend vie, sesoreilles se dressaient bien droites etses moustaches, contrairement à laveille, débordaient d’énergie.

Mais surtout, les biscuits posés aucreux de ma main avaient disparu,jusqu’au dernier !

Un instant, j’ai cru les avoir faittomber dans mon sommeil. Mais non.Pas de doute, le lapin les avait mangés.

Je l’ai serré dans mes bras, le plustendrement possible. Pas trop fort pourne pas l’écraser, mais fermement, avecamour. Puis j’ai mis plein de biscuitsdans sa caisse en bois, changé son eauet je l’ai installé à l’intérieur.

Sur ses oreilles, les vaisseauxcapillaires bleus et rouges ressortaienten transparence au soleil, dessinantune jolie dentelle.

Ouf ! J’étais fière d’avoir purespecter la promesse faite à Kozue.

Je me suis vite attelée à lapréparation du petit-déjeunerd’Hermès. Au loin, comme pourréclamer son repas, la truie poussaitdes grognements.

Dans l’après-midi, quasiment à lamême heure que la veille, la petiteKozue coiffée au bol est arrivée à

L’Escargot, l’air aussi chiffonnéqu’une prune pas mûre.

Je lui ai tout de suite montré le lapinplein d’allant.

Il était tellement en forme qu’ilcourait partout dans le restaurant,alors, tout en le plaignant un peu, je luiavais fait un collier d’une de mesvieilles montres et, avec unecordelette, je l’avais attaché dehors,dans le carré d’herbes aromatiques.

Contre toute attente, il n’avait pasregimbé quand je l’avais mis en laisse.Bien au contraire, cela semblaitparfaitement lui convenir. C’étaitencore une de mes hypothèses, mais onpouvait imaginer que la laisse lui

apportait au contraire une sorte destabilité psychologique. Davantagequ’une laisse, il sentait peut-être là unlien affectif.

Kozue a soulevé le lapin d’une mainmalhabile et l’a serré dans ses bras.

Il avait l’air tellement fragile qu’enfait, elle ne l’avait encore jamais prisdans ses bras. Son refus de s’alimentern’y était peut-être pas étranger.

Pendant que Kozue jouait avec lelapin, j’ai commencé à préparer legoûter.

Quelques jours plus tôt, j’étais alléeramasser des châtaignes dans la forêttoute proche pour faire des marrons

glacés et, avec les brisures, j’avaisconfectionné des monts-blancs auxmarrons. Je les servirais en dessert àmes convives du soir, mais au cas où,j’en avais fait un peu plus. Dans lathéière infusait un Earl Grey parfaitpour accompagner les monts-blancs unpeu lourds.

Il commençait à faire froid, maisj’ai quand même installé une table etdes chaises dehors et, une couverturesur les genoux, nous avons pris notregoûter ensemble, le lapin, Kozue etmoi. La fillette a posé le lapin sur lacouverture, fermement serré dans sesbras. Elle qui avait l’air si renfermé laveille riait gaiement aujourd’hui.

Les dernières vingt-quatre heuresavaient été physiquement fatigantes,mais émotionnellement riches.

Le lapin grignotait, au creux de lapetite main potelée de Kozue, lesmorceaux de mont-blanc qu’elle luioffrait. J’étais un peu inquiète à causedu beurre et de l’alcool dedans, mais,après avoir tout mangé, il en réclamaitencore en lui léchant la paume de sapetite langue rose pâle. Il adoraitvraiment tout ce qui était sucré. Kozueaussi, avec une frimousse aussimignonne que le lapin, les joues bienrebondies, se régalait de son mont-blanc.

J’étais contente d’avoir ouvertL’Escargot.

C’est ce que je me disais encontemplant la crête des Mamelons,joliment saupoudrée de blanc.

— Ma maman est d’accord, je vaispouvoir le garder à la maison. Mercibeaucoup !

Kozue, le lapin blotti contre sapoitrine, a lancé la nouvelle d’une voixclaire sous le ciel de cette find’automne.

À l’entrée du bar Amour, un daimnous regardait, immobile.

L’hiver était tout proche.

La magie est un spectacleimpromptu.

Un matin de décembre, quand j’aiouvert les rideaux, dehors, tout étaitblanc.

Derrière la vitre, du blanc laiteux àperte de vue. Comme si une montagnede blancs battus en neige était tombéedu ciel. Les épaules de la Favoriteaussi, dans son manteau de couleurvive, étaient sans doute constellées deflocons d’un blanc pur.

À Noël, j’ai cuisiné pour un couplegay qui s’était réfugié au village. Poureux, ce voyage était une lune de mielsecrète. Je ne voulais pas casserl’ambiance romantique, alors j’ai

décidé, avec l’aide de Kuma, de leurlivrer le dîner au bungalow où ilsétaient descendus, au bord du lac.

Sur le chemin du retour, j’avais unpeu l’impression d’avoir joué lespères Noël. Nous n’avions pas bu uneseule goutte d’alcool, mais Kuma etmoi, nous étions tous les deuxsurexcités. La motoneige filait à toutevitesse à travers les flocons dans lanuit.

Je faisais la cuisine, rien de plus,mais c’était assez pour faire entrer entranse chacune de mes cellules.

Pouvoir simplement cuisiner pourquelqu’un me rendait vraimentheureuse, du fond du cœur.

Merci, merci !

Le crier encore et encore vers leciel par une nuit d’hiver ne me suffisaitpas, j’aurais voulu crier si fort que laplanète entière m’entende, crierjusqu’à ce que ma voix intérieures’éraille, que tout le monde sache ceque je ressentais.

Nous avons arrêté la motoneige et,bras dessus bras dessous, nous avonscontemplé le ciel de cette nuit de Noël.

La neige a cessé un bref instant,révélant une multitude de minusculeslueurs, comme des flammesvacillantes.

On aurait dit qu’un sort avait été jetéau ciel étoilé, et si Kuma l’avaitsouhaité, je lui aurais accordé unbaiser. L’air glacial nous transperçaitjusqu’à la moelle.

En fin d’année, j’ai fait le grandménage, récurant la cuisine de fond encomble au bicarbonate de soude, et ledernier jour de l’année, j’ai enfin pucuisiner, même si ce n’était que pour laforme, les plats traditionnels du jourde l’An.

Du vivant de ma grand-mère, tousles ans, nous préparions un magnifiquefestin.

Les plats traditionnels de l’osechi,disposés dans leurs boîtessuperposées, formaient un tableau auxmotifs géométriques. Chaque année, lerésultat me fascinait. Nous dînions denouilles de sarrasin en regardantl’émission musicale Kôhaku sur NHKet, à minuit, nous fêtions le nouvel anen buvant du toso ; les premiers joursde l’année, nous les passions àgrignoter les plats d’osechi en sirotantdu saké. C’était le début de l’année, telque je l’avais toujours passé avec magrand-mère.

Après son décès, lorsque je vivaisavec mon amoureux dans notreappartement, nous faisions une petitefête à l’indienne. En Inde, au jour de

l’An, on s’habille obligatoirement deneuf. Moi, pour ce jour-là, je mettais latenue punjabi portée par les jeunesfilles avant leur mariage. J’enfilais unelarge tunique de magnifique soie fine etun pantalon bouffant, une longueécharpe enroulée autour de mon cou.Et je préparais un gujia ghughra, ungâteau frit aux noix de cajou, à la noixde coco et aux amandes.

Il était sans doute loin du goût deceux qu’on trouve en Inde. Mais j’étaisheureuse de pouvoir passer le jour del’An avec mon amoureux.

Cet hiver-là, autour du jour de l’An,ma mère est allée à Hawaï avec deshabitués du bar Amour, pour un séjour

golf et shopping. La marieuse aussiétait de la partie. J’ai donc passé leréveillon toute seule. Évidemment,Hermès était là. J’ai mis dans desboîtes en plastique mes plats d’osechiqui n’en avaient que le nom, et j’aiaustèrement fêté la nouvelle année entête-à-tête avec Hermès.

Bonne année !

C’est à elle que je m’adressaismais, bien entendu, elle ne m’a pasrépondu.

Pour me changer les idées, je labrossais longuement et soigneusement,et je la laissais quelquefois s’ébrouerlibrement dans la neige. Le temps quime restait, je le passais à nettoyer,

avec une éponge réservée à cet effet,les traces de thé qui culottaient lestasses et auxquelles je ne prêtais plusattention, habituée à les voir.

Mes journées se sont dérouléesainsi, jusqu’à ce que L’Escargotentame réellement son hivernage.

À cause de la neige, les moyens detransport étaient réduits, et les clientsde l’extérieur du village n’auraient paspu venir, même s’ils l’avaient voulu.Le minibus qui jusque-là effectuaitplusieurs allers et retours par jour selimitait désormais à un seul, quittant levillage le matin pour revenir en find’après-midi.

Avec la neige, le site de saut àl’élastique était fermé et la clientèle duminibus pratiquement réduite à zéro.Pour venir à L’Escargot depuis uneautre région, il fallait obligatoirementpasser une nuit au village. Vers lequartier thermal, il y avait bienquelques auberges où descendre, maisc’étaient les moyens de transportjusque là-haut qui manquaient. À pied,le trajet dans la neige aurait bien prisdeux heures.

De mon côté, j’étais toujoursincapable de parler.

Lorsqu’un être vivant n’utilise pasune de ses fonctions, celle-ci régresserapidement, je l’avais entendu dire.

Un jour, quand j’étais petite, alorsque je mangeais un plat de nouillesinstantanées au comptoir du bar Amour,un client ivre avait dit en riant : « Benoui, les travelos, quand ils arrêtentd’utiliser leur zizi, il rétrécit à toutevitesse. » Je m’en souvenais, et j’avaisl’impression que, de la même manière,ma voix s’était ratatinée, et que sijamais on l’attrapait avec des pincetteset qu’on tirait dessus, elle sedétacherait facilement de mon corps,pour ne plus jamais y retrouver saplace.

Mais je trouvais que c’était peut-être aussi bien comme ça. J’avais unpuissant allié, la cuisine. Au mêmetitre que la faim, l’appétit sexuel ou le

sommeil, la cuisine était l’un despiliers de mon existence. Et la paroleétait une fonction inutile pour cuisiner.

Avec ma mère, c’était toujours laguerre froide.

J’étais capable d’amour pourpresque tous les humains et les êtresvivants. Il n’y avait qu’une seulepersonne que je n’arrivais pas à aimersincèrement – ma mère. Mon antipathiepour elle était profonde et massive,presque autant que l’énergie qui mefaisait aimer tout le reste. Voilà quij’étais vraiment.

L’être humain ne peut pas avoir lecœur pur en permanence.

Chacun recèle en lui une eauboueuse, plus ou moins trouble selonles cas.

À mon humble avis, même uneprincesse dans un pays lointain penseparfois à des mots horribles dont ellene peut s’ouvrir à personne, et lecondamné à mort qui croupit dans unegeôle recèle en lui l’éclat d’un trésorqui, même s’il est invisible sous l’œilgrossissant d’un microscope, brilleraitde mille feux à la lumière.

Donc, pour maintenir propre cetteeau fangeuse, j’avais décidé, dans lamesure du possible, de la laisserreposer paisiblement.

Lorsqu’un poisson se débat, l’eau setrouble, mais si je gardais mon cœurserein, la boue finirait par se déposerau fond et l’eau propre affleurerait. Jesouhaitais être cette eau propre.

Ma mésentente avec ma mère étaitprécisément cette boue en moi, mais sije demeurais sereine, elle ne saliraitpas tout mon cœur. Donc, je faisais ensorte d’éviter ma mère le pluspossible. En un sens, je m’appliquais àignorer sa présence. J’étais convaincueque c’était là le seul moyen de garderle cœur pur.

C’était un jour de janvier, une deces journées méditatives.

Kuma, arrivé à l’improviste, m’alancé :

— Rinco, ça te dirait d’aller auvillage des navets rouges ?

Ce jour-là, chose rare, le temps étaitau beau fixe depuis le matin.

Kuma, déjà en combinaison de skipour se protéger du froid, se tenaitdevant moi, fin prêt. Il m’invitait àaller visiter les champs où étaientcultivés les navets que j’avais servisau couple gay à Noël.

Sa proposition de partir sur-le-champ me prenait un peu au dépourvu,mais l’occasion de rencontrer celui quifaisait pousser des navets si

magnifiques ne se représenterait pas desitôt, et comme je voulais le remercierde m’avoir fourni de tels trésors, j’aidécidé d’accompagner Kuma.

J’ai vite enfilé mon anorak rouge etun pantalon de ski bleu marine, mismes bottes en caoutchouc de tous lesjours, et nous sommes partis. Noussommes allés le plus loin possibledans la camionnette de Kuma et après,raquettes aux pieds, nous avons marchélongtemps dans la neige.

Notre objectif était un terrain enpente raide, sur le versant opposé desMamelons. Bien entendu, il était en cemoment complètement recouvert deneige, mais les navets se conservaient,

paraît-il, intacts sous leur manteaublanc.

— Je voulais te montrer la vued’ici, un jour !

Kuma était tout essoufflé. Je nesavais pas ce qu’il y avait dans son sacà dos, mais il paraissait terriblementlourd.

Kuma ouvrait le chemin et je lesuivais. Nous marchions dans unsilence presque total. Gravantfermement l’empreinte de chacun denos pas sur l’étendue poudreuse, nousprogressions un pied après l’autre, etla neige crissait dans un couinementqui rappelait celui du lapin de garenne.

À perte de vue, un univers de neigeet de glace. Il faisait très beau, desnuages voguaient lentement dans leciel.

Nous traversions côte à côte uneprairie en pente douce quand soudainKuma s’est arrêté. Il s’est tourné versmoi et a lancé d’un ton brusque :

— Des perce-neige !

Dans la direction indiquée par sondoigt ganté, j’ai vu, à l’extrémité d’unelongue tige, une clochette blanche à latête penchée. Et il ne s’agissait pasd’une fleur solitaire, mais de bouquetsde perce-neige épanouis.

— Je voulais montrer ces fleurs àSiñorita, alors, il y a quelques années,j’en ai planté. Mais elles n’ont pasfleuri pendant qu’elle était là, elles s’ysont mises une fois qu’elle étaitpartie… C’est joli, hein ?

Nous avons fait une petite pausedevant les perce-neige. On aurait ditdes fées soudain surgies de la neige.Même dans une plaine enneigée etglaciale, la vie éclôt, opiniâtre.

Sur la cime des arbres dénudés, desoiseaux se murmuraient des chantsd’amour. Sentant la sueur couler dansmon dos, j’ai pris une profondeinspiration.

Nous sommes repartis, sur unchemin le long de la rivière. Unebourrasque de vent à l’odeurdélicatement sucrée a balayé endouceur la plaine enneigée.

— On y est !

Lorsque Kuma m’a annoncé quenous étions arrivés, j’étaiscomplètement réchauffée.

Nous sommes entrés dans unecabane construite à mi-pente ; àl’intérieur se trouvait un homme à peuprès du même âge que Kuma. C’étaitlui qui cultivait les navets. À ses côtés,son épouse, une petite femme qui luiressemblait énormément, on aurait ditdes jumeaux. Ce couple avait

sauvegardé des graines de navetsrouges des temps anciens, transmisesde génération en génération.

Je vous remercie du fond du cœurde m’avoir fourni ces merveilleuxnavets.

Tout de suite, j’ai sorti de monpanier mon carnet et un stylo pourécrire un message.

Mais le froid m’avait engourdi lesdoigts et j’avais peine à tenir monstylo. Kuma a dû le deviner, car ils’est fait mon porte-parole, disant

presque tout ce que je souhaitaisexprimer.

Ce qu’il transportait dans son grandsac à dos, c’était un pique-nique pourtout le monde.

— Ben oui, tu me fais toujours àmanger, alors… a-t-il dit en riant.

Il a ouvert les unes après les autresles boîtes en plastique qu’il avaitapportées et les a disposées sur latable.

— C’est la cuisine de ma mère, jene sais pas si ça vous plaira, maisgoûtez-y pour voir.

Sous nos yeux, légumes bouillis,omelette tamagoyaki, bouchées de

poulet frit, onigiri ou encore radisblanc en saumure s’alignaient en rangsserrés. Comme j’avais faim, j’ai toutde suite commencé à manger.

Le pique-nique préparé par la mèrede Kuma différait de la cuisine raffinéede ma grand-mère, peu assaisonnéemais au bouillon goûteux, et aussi decelle de ma mère, qui faisait grandusage de condiments tout prêts. Taros,grande bardane et carottes mijotés àpoint fondaient dans la bouche. Ellepréparait peut-être son bouillonuniquement à base de poisson, lespetites sardines séchées étaient restéestelles quelles dans le plat. Letamagoyaki était bien cuit, avec un fortgoût de sucre et de sauce de soja. Les

onigiri étaient fourrés d’une copieuseportion d’œufs de colin d’Alaskagrillés.

Plus on mastiquait chaque bouchée,plus les saveurs s’épanouissaient. Loindu raffinement du plateau-repas d’unrestaurant de luxe, c’était une cuisineancrée dans le terroir, qui permettaitde renouer avec ses racines.

— Un repas comme ça, c’estréconfortant, a murmuré d’un airsongeur l’épouse du cultivateur denavets rouges en mordant dans unénorme onigiri.

J’étais du même avis. Et puis, j’airéalisé quelque chose.

Cela faisait une éternité que jen’avais pas mangé un repas préparépar quelqu’un d’autre.

Le riz était un peu trop cuit à mongoût, mais cela ne m’a pas empêchéd’avaler autant d’onigiri que jepouvais. L’énergie jaillissait en moi,du fond de mon estomac. C’était parceque la mère de Kuma les avaitpréparés avec soin, en pensant à nous.J’avais l’impression de manger nonpas des grains de riz, mais l’amourd’une mère.

Un souvenir m’est revenu. J’avaisdéjà eu ce sentiment, à une autreoccasion.

Une forte sensation de déjà-vu s’estemparée de moi. En remontant le fil demes souvenirs, j’ai soudain revu magrand-mère. Elle était là, de dos, danssa cuisine impeccable. Le pique-niquede la mère de Kuma et les plats de magrand-mère étaient habités par la mêmeâme. Subitement, en mastiquant lesgrains de riz que j’avais en bouche,j’ai failli fondre en larmes.

Une fois bue la tisane de plantecaméléon que nous avait serviel’épouse du cultivateur, nous sommessortis tous les quatre pour aller voir lechamp de navets rouges. En déblayantla neige, on découvrait des quantitésde navets. Entreposés sous la neige, ilsdevenaient plus doux, paraît-il.

— Tenez, goûtez !

Le cultivateur nous en a tendu unchacun, à Kuma et à moi. J’ai croquédedans, il était vraiment juteux – il m’apresque giclé au visage –, d’unesaveur rafraîchissante et, en effet, à lafois doux et piquant, l’équilibre étaitparfait. Autorisés à en manger autantque nous le voulions, nous ne noussommes pas gênés, Kuma et moi. Alorsque tous les navets avaient poussé dansle même champ, cultivés par la mêmepersonne, chacun avait un goûtdifférent, comme j’ai pu le découvrir.

Sous un ciel radieux, entre lesarbres couronnés de neige, onapercevait la mer. La ligne de

démarcation entre le bleu de l’océan etle bleu du ciel, d’une nuancelégèrement différente, s’étendait biendroite à perte de vue, comme tracée àla règle.

En redescendant, sur le chemin duretour, j’ai dû relâcher mon attention.Dans une pente un peu abrupte, j’aiglissé d’un coup. Le sol recouvert deneige était verglacé.

Je suis tombée sur les fesses.

— Ça va ?

Kuma, qui marchait devant, aimmédiatement fait demi-tour.Décontenancée, j’ai tiré la langue enriant bêtement. En prenant appui sur

son épaule, j’ai tenté de me relever.Mais, à l’instant où je me suisredressée, mes jambes ont refusé deme porter et je me suis de nouveauécroulée sur la neige. Je n’avais riende cassé, mais apparemment je m’étaistordu quelque chose en tombant, macheville gauche semblait foulée. Enserrant les dents et en progressantlentement, j’arriverais sûrement àmarcher.

J’étais prête à réessayer, en faisantporter mon poids sur la jambe droite,lorsque Kuma m’a lancé :

— Rinco, tiens-moi ça !

Puis il a ôté son sac à dos. Commenous avions mangé tout le pique-nique,

il était plus léger. Éberluée, je necomprenais pas ce qu’il voulait, maisil m’a présenté ses épaules et en medisant : « Allez, n’aie pas honte,accroche-toi ! », il m’a chargée sur sondos.

— Je suis encore capable de teporter sur mon dos, va ! a-t-il ajouté enregardant droit devant lui.

Toujours perplexe, je me suisplaquée contre son dos.

— Et hop !

Kuma s’est lentement relevé ens’encourageant de la voix, mon champde vision a brusquement chaviré, et lepaysage familier a pris de la hauteur.

Kuma s’est mis en marche en soufflantfort, en cadence.

Il avait déjà fait pareil ce jour-là.Lorsque je pleurais toute seule dans uncouloir, à l’école. Il m’avait chargéesur son dos puissant et tiède, puis ilm’avait emmenée dans la loge dugardien, qui nous était normalementinterdite. Et il m’avait montré le loirprofondément endormi dans unemarmite.

Depuis, j’avais grandi, j’avais eumes règles, j’étais partie en ville,j’avais eu un amoureux, j’avais vécuune rupture et j’étais devenue le chefcuisinier et la propriétaire deL’Escargot, il m’était arrivé un tas de

choses, mais voilà que je meretrouvais une fois de plus sur le dosde Kuma. Il s’occupait de moi etm’aidait pour tout, mais moi, je nefaisais que lui causer des embêtements.J’y étais tellement habituée que jel’avais oublié, mais Kuma, il boitait.Et pourtant…

Dis-moi, pourquoi es-tu si gentilavec moi ?

Je lui ai posé la question en moi-même.

Et alors, à point nommé, il a lâché :

— Tu comprends, la patronne m’atellement écouté…

La patronne, c’était ma mère.

— Quand Siñorita est partie, j’étaissi malheureux… Je buvais trop, jepassais ma mauvaise humeur sur lapatronne, j’ai fait plein de trucsmoches. Mais ta mère, elle m’atoujours écouté avec le sourire. Je luien ai dit des grossièretés, mais ellem’a tout pardonné…

Puis il m’a appris quelque choseque j’ignorais.

— Et puis un jour, tu vois, elle m’atéléphoné, elle m’a dit : « Ma fille estrevenue, je voudrais que vous l’aidiez.Là, je pense qu’elle est sur unebranche du figuier, vous pourriez allervoir, s’il vous plaît ? » Alors j’y suisallé tout de suite, et tiens ! c’était

exactement comme elle avait dit, j’enrevenais pas ! Je ne pourrai jamaisassez la remercier.

Ballottée sur le dos de Kuma, j’aisoudain eu une drôle d’impression,comme si on m’avait fourré une pruneséchée dans la bouche. Je n’étaisabsolument pas au courant de tout ça.J’étais persuadée que mesretrouvailles avec Kuma, ce jour-là,relevaient du hasard. Ce n’était plusma cheville foulée qui me lançait et mefourmillait, mais mon cœur.

Nous avons rejoint la camionnettecahin-caha et, sur le chemin du retour,Kuma a soudain proposé :

— Rinco, si tu prenais un bain auxsources chaudes, ta cheville guériraitpeut-être plus vite. Je monterai lagarde pour que personne n’entre,d’accord ? On y va ? J’regarderai pas,promis !

Il avait l’air très sérieux. C’est vraique les sources chaudes d’ici sontréputées pour soulager les contusionset les foulures. Et puis j’avais froid.

J’ai tiré mon carnet du panier et j’yai écrit un mot que j’ai montré à Kuma.À cause de mes doigts engourdis, lescaractères étaient à peine appuyés, toutpâles.

Merci. Toi aussi, tu dois avoirfroid, si tu te baignais aussi ?

Après avoir réussi tant bien que malà déchiffrer mon écriture, Kuma atourné à droite pour prendre ladirection des bains publics. Le soleilcommençait déjà à baisser. Avec unpeu de chance, nous ne tomberions pasnez à nez avec les papys du village quivenaient papoter aux bains.

En un clin d’œil, le soleil a disparuderrière les montagnes. Seule la neigeluisait d’un blanc bleuté.

Nous étions à la mi-février.

Ma mère m’a invitée à une fête.

Comme je rentrais à la maison aprèsavoir mis à mariner du kimchi de chouchinois à L’Escargot, une note rédigéede sa belle écriture était coincée dansla porte donnant accès à la soued’Hermès.

La fête se déroulerait au bar Amour.

C’était, paraît-il, le banquet de fuguannuel.

L’organisateur était Néocon. Lesparticipants, sept ou huit personnes encomptant Néocon et ma mère, seraientprincipalement des habitués du bar.Plusieurs d’entre eux étaient partis àHawaï avec elle à la fin de l’année.

Néocon dirigeait une entreprise deconstruction, mais apparemment ildétenait aussi une licence l’autorisant àpréparer du fugu.

À vrai dire, jusqu’au jour J, j’aihésité à me rendre à cette fête.

L’Escargot n’avait aucuneréservation et j’avais envie de passerune soirée tranquille, à lire et tricoter.Et puis, ça ne me disait rien de voir mamère flirter avec son amant.

Mais en fin de compte, j’ai décidéd’y aller. La raison était que moi aussi,j’avais envie de manger du fugu. Bienentendu, j’en avais déjà mangé une oudeux fois en sashimi. Mais les tranchesétaient fines comme du papier et

j’avais eu beau les mastiquer, je neleur avais pas trouvé beaucoup degoût. Depuis quelque temps, on disaitque de grands chefs à la renomméemondiale s’intéressaient au poisson-globe japonais. Moi aussi, mêmetardivement, je souhaitais découvrirl’attrait du fugu, cela titillait macuriosité de professionnelle.

— Alors, comme ça, paraît que leTaj Mahal s’est fait la malle ?

Un peu après dix-sept heures,alertée par le tapage au-dehors, je suissortie voir : Néocon bataillait pourattacher un cheval blanc rétif au troncdu palmier chanvre, en poussant des

cris rauques. Il avait sans doutel’intention de boire tout son soûl cesoir. Quand il savait qu’il allait boire,il ne venait jamais avec sa Mercedeschérie, mais à cheval, et rien de moinsqu’un cheval blanc.

Évidemment, ma mère avait dû luirapporter mon histoire en me tournanten dérision. Alors que je commençaisà oublier un peu, il remuait le couteaudans la plaie, ça m’a énervée.

Je suis retournée au bar Amour où,pour me calmer, j’ai émincé de laciboule de Hakata, pendant queNéocon, entré sur mes talons, sortait unà un les condiments préparés chez luiet les alignait sur le comptoir. Le

torafugu sauvage qu’il avait fait venirspécialement d’Oita pour l’occasionétait imposant, sa chair visiblementbien ferme.

Néocon, l’air suffisant, a tiré d’unsac son couteau à fugu et s’est attelé àla préparation du sashimi. J’ai répartidans des coupelles, une pour chaqueinvité, la sauce au citron maison qu’ilavait apportée.

Enfin, les convives tous réunis, lebanquet a commencé.

Tous étaient des gourmets quiattendaient ce jour avec impatience.Chacun avait apporté de l’alcool –saké, shôchû, bière ou vin – et les

bouteilles étaient débouchées et vidéesles unes après les autres.

Néocon, lui, avait apporté duchampagne, un Cristal Rosé, s’il vousplaît. En vérité, ma mère en raffolait.J’en avais vu une bouteille un jour, àtravers la vitrine d’un marchand deproduits de luxe d’importation. Biensûr, je n’en avais jamais bu, mais jesavais qu’il était hors de prix. Labouteille de Cristal Rosé a été mise àrafraîchir dehors, dans la neige.

Le sashimi de fugu, en trancheslégèrement plus épaisses que dans unrestaurant spécialisé, avait la beautéfragile des flocons de neige. Le fugugrillé – des morceaux avec les arêtes

rapidement passés à la braise – auxsaveurs concentrées par la cuisson, lachair bien ferme, était un vrai délice.Quant aux bouchées frites, saisies àcœur, leur texture était agréablementconsistante.

Tous les convives ont dévoré lesplats en silence, ils en oubliaient mêmede parler. Moi aussi, totalementconcentrée sur mes papilles, j’aimangé dans un état de félicité totale.Ça devait être ça, la béatitude.Vraiment, j’avais le sentiment d’avoirété invitée à un somptueux festin, dansun rêve débordant de bonheur.

Enfin, l’heure de la « rouletteempoisonnée », que tous attendaient

avec impatience, a sonné.

Malgré son nom, rien d’empoisonné,c’était juste une appellation donnée parjeu : le reste du sashimi était serviavec le foie, qui peut être toxique. Enréalité, cette façon de déguster le fuguest interdite en dehors de la préfectured’Oita. Mais les convives à cebanquet, en secret, le savouraient ainsitous les ans. Jusqu’à présent, aucunemort n’était à déplorer.

Le rituel avait, semble-t-il, évoluéainsi : dans les premiers temps dubanquet de fugu, la rouletteempoisonnée était servie avec lepremier plat de sashimi. Mais sijamais quelqu’un mangeait un morceau

empoisonné et en mourait, il aurait leregret de ne pas avoir savouré le restedu menu – fugu grillé, bouchées friteset soupe de riz au fugu ; tous s’étaientdonc mis d’accord pour que soientpréparés deux plats de sashimi, lepremier servi au début du repas et ledeuxième à la fin, cette fois-ci avec lefoie. Ainsi, même s’ils passaient devie à trépas, ce serait sans regret. Uneidée de gloutons, vraiment…

— Champagne ! a crié ma mère,complètement ivre, sous lesapplaudissements de l’assistance.

Néocon s’est levé, est sorti et arapporté la fameuse bouteille deCristal Rosé, parfaitement rafraîchie

par la neige, mais, allez savoirpourquoi, emballée dans un journalsportif, comme pour la dissimuler. Enpremière page du vieux journal àmoitié détrempé, un célèbre joueur debaseball souriait, une main levée.

Néocon s’est glissé derrière lecomptoir du bar Amour, où ma mère etlui ont mis en train une nouvelletournée pour trinquer. À table, lespréparatifs pour la rouletteempoisonnée étaient terminés. Tout lemonde était passablement éméché.

Du coin de l’œil, je surveillais mamère et Néocon derrière le comptoir.Depuis quelques minutes, leurcomportement me semblait étrange, et

pour cause : dans un petit coin à l’abrides regards, ils remplissaient lesverres avec du champagne différentpour eux et pour les autres. Dans leurscoupes, du Cristal Rosé, et dans cellesdes autres, du Pommery rosé. J’avaisencore été témoin d’une scènedéplaisante. Brusquement dégrisée, jeme suis sentie barbouillée.

D’un air innocent, ma mère adistribué les coupes de champagne à laronde.

En regardant bien, la nuance de roseétait légèrement différente, mais, déjàsoûls, les autres n’y voyaient que dufeu. Ou plutôt, pas un seul nesoupçonnait de telles manigances.

Ma mère, qui tendait gracieusementles coupes de champagne, s’estapprochée de moi. Contrariée, j’ai prisle verre qu’elle me tendait. Et puis, envoyant la couleur, j’ai pensé, tiens ?Remarquant mon expression, elle s’estvivement tournée vers moi et m’amurmuré :

— T’en fais pas, bois-en toi aussi.

J’ai voulu lui rendre la coupe, maiselle s’était déjà installée à sa place.Alors Néocon, l’organisateur dubanquet, a porté un toast d’adieu pourplaisanter :

— Rien de meilleur que du fugupour partir en beauté. Merci pour tout,les amis !

Il a trinqué, puis il a déposé unecopieuse portion de foie sur unetranche de sashimi et l’a avalée.Presque exactement à l’instant oùj’espérais qu’il allait s’empoisonner, ila braillé : « Sain et sauf ! » Pff, queldommage ! J’ai poussé un gros soupir.Et pour balayer cette pensée, pour lapremière fois de ma vie, j’ai trempémes lèvres dans du Cristal Rosé.

Ma conscience me tiraillait, maisc’était une occasion unique. Pour êtrefranche, ma curiosité a été la plusforte, et j’ai décidé de boire sanshonte. En demandant intérieurementpardon aux autres, j’ai pris la premièregorgée de ma vie de ce Cristal àl’élégante couleur rose.

Chaque gorgée faisait s’épanouirune prairie fleurie dans mon corps. Jene m’imaginais pas encore très bien cequ’était le paradis, mais si, à sesportes, on m’offrait ne serait-ce qu’unegorgée de ce champagne, j’y resteraissûrement pour l’éternité.

Le banquet continuait, interminable.Encore une marmite de fugu, puis unesoupe au riz préparée avec le reste debouillon, et la beuverie a repris sesdroits.

Ça buvait, ça chantait, c’était unenoce à tout casser. Certainss’essayaient au karaoké, d’autresdormaient, assis par terre. L’undiscourait sur l’état du monde d’une

voix pâteuse tandis qu’un autreregardait la météo à la télévision.Chacun savourait l’après-banquet à safaçon.

Seule derrière le comptoir du barAmour, je remettais de l’ordre. J’étaisincapable de laisser traîner de lavaisselle sale.

Ma mère, qui avait sifflé à elleseule plus de la moitié de la bouteillede Cristal Rosé, s’était effondrée surl’épaule de Néocon. Côte à côte, ilsétaient avachis sur leur chaise commeune glace à deux parfums à moitiéfondue.

M’appliquant à ne pas les regarderse faire des papouilles, je me suis

concentrée sur la vaisselle. Depuis quej’étais petite, j’étais quotidiennementtémoin de ce genre de spectacle, maisl’âge n’y faisait rien, je n’arrivais pasà m’y habituer.

C’est alors que j’ai entendu lesparoles mielleuses que Néoconsoufflait au creux de l’oreille de mamère, dans un murmure.

— Allez, Ruriko, dis-moi oui, rienqu’une fois. Dis donc, le fugu, il étaitbon, non ? Le Cristal Rosé aussi, ilétait bon, hein ? Mmm ?

D’une main, il lui pelotait lesfesses.

— Nan !

Elle a répondu d’un ton enjôleur.

— Allez, quoi, ça s’use pas àl’usage. C’est pas parce que tu l’aurasfait une fois dans ta vie que tu seraspunie. Si tu meurs sans avoir connumon corps, tu le regretteras, c’est moiqui te le dis !

Sur le coup, j’ai cru qu’ils jouaientà se donner la réplique, pour rire.Quand même, déjà dans mon enfance,il était de notoriété publique queNéocon était l’amant de ma mère, avectout l’argent qu’il avait dépensé pourelle, c’était lui qui avait réussi à sehisser à la place d’amant en titre. Et ilsn’auraient jamais consommé ? Jen’allais pas y croire si facilement.

Bouche bée, j’en avais oublié mavaisselle, lorsque Néocon s’estadressé à moi.

— Hé !

Il m’a interpellée d’une voix dure enme dévisageant. Comme je faisaismine de l’ignorer, il a haussé le ton.

— T’es sa fille, alors dis-lui, toi.Dis-lui qu’elle peut bien me faire unpetit plaisir au lit, rien qu’une fois !

Il m’avait énervée, alors je lui airendu son regard avec aplomb. Il agrossièrement claqué de la langue enfaisant « pff ! », puis il a décoché unedernière flèche :

— Vraiment rien à en tirer, ni del’une ni de l’autre, quelles têtes demule ces deux-là ! Telle mère, tellefille, tiens. Tu peux pas écarter lescuisses, un point c’est tout ? C’estparce que t’es entêtée comme ça que tafille a un sale caractère et qu’elleparle même pas !

Là-dessus, un des habitués du barAmour, qui jusque-là s’égosillait àchanter Le col d’Amagi, a ajouté songrain de sel à la conversation. Il criaitdans le micro en faisant vibrer sa voix.

— La patronne, elle a pas l’aircomme ça, mais c’est une pure. Etalors, elle a le droit, non ? Ruriko, elledit qu’elle veut rester vierge, eh bien,

par les temps qui courent, c’est uneespèce protégée. Quand tu penses queles filles d’aujourd’hui, elles font çadès la première fois, avec un typequ’elles connaissaient même pas cinqminutes plus tôt.

L’homme dans son costumed’employé de bureau, comme enivrépar ses propres paroles, est restéplanté là, le micro à la main, mêmeaprès la fin de la chanson.

Mais de quoi parlaient-ils, tous ?

Dans ma tête, il y avait un grandvide.

Ma mère, vierge ?

Alors, je n’étais pas sa fille ?

Ça faisait un bout de temps que jem’en doutais.

Elle et moi, nous avions si peu depoints communs. Donc, en fait, commeje l’avais espéré, elle n’était peut-êtrepas ma vraie mère. En réalité, j’avaisune maman douce et pleine decompassion quelque part sur cetteplanète, qui me cherchait aujourd’huiencore… Une lueur d’espoir aenflammé ma poitrine.

Mais ce doux rêve n’a duré quequelques secondes.

Ma mère a brusquement relevé latête, son visage rose comme du CristalRosé sous l’effet de l’alcool, et m’a

assené, en me regardant droit dans lesyeux :

— Toi, tu as été conçue sans péché.

Elle était complètement ronde.Quand elle avait bu, elle devenaitmythomane, ce n’était pas nouveau.C’est comme ça qu’elle avait réussi àembobiner un tas d’hommes.

J’étais toujours plantée derrière lecomptoir, j’avais même oublié defermer le robinet, lorsque l’habitué quiétait intervenu tout à l’heure s’est denouveau invité dans la conversation.Encore une fois, sa voix a retenti àplein volume.

— Ben ça alors, Rinco, t’étais pasau courant ?

Il écarquillait des yeux ahuris. C’estmoi qui étais stupéfaite ; l’envie m’estmontée de flanquer un grand coup depied dans le comptoir.

Cependant ma mère, certes éméchéemais l’air grave, a repris la parole.

Néocon dormait déjà, en ronflantcomme Hermès.

— Toi, tu vois, tu es un bébé-pistolet à eau !

Un bébé-pistolet à eau…

J’étais incapable de réfléchir,comme si une coulée de plâtre avaitdéferlé dans ma tête. Alors l’habitué

du bar a marmonné, interloqué : «Pourtant, c’est une histoire célèbre ici,non ? », puis il s’est décidé à poser lemicro, est venu s’asseoir en face demoi et m’a expliqué l’affaire en détail.

Tout, absolument tout ce qu’il araconté était nouveau pour moi, je nesavais même pas par où commencerpour mettre ses paroles en doute.Voici, en résumé, ce qu’il m’a appris :

Quand elle était lycéenne, ma mèreavait eu un amoureux d’un an son aîné.Ils s’aimaient, ils voulaient se marier.D’un commun accord, ils ont décidé degarder leur relation platonique jusqu’àce que ma mère quitte le lycée, et ils

s’y sont tenus. Son fiancé, brillantélève, a intégré la faculté de médecined’une université du Kansai. Alors,pendant un temps, leur relation estdevenue épistolaire. Pour le rejoindre,ma mère a étudié d’arrache-pied. Etelle a été brillamment admise à uninstitut universitaire de Kyôto. Maisquand elle s’est rendue à l’appartementdont son fiancé lui avait donnél’adresse, il n’y habitait plus. Ils ne sesont jamais revus.

À ce point du récit, je me suis fait laréflexion que c’était peut-être pourcela que j’appelais ma mère « m’man

», à la façon du Kansai. Mais l’histoiren’était pas finie.

Ma mère s’était laissée aller audésespoir. Et puis, dans l’espoird’oublier son fiancé, elle a décidé detomber enceinte. Elle allait renoncer àlui et vivre sa propre vie. Comme ellen’avait jamais envisagé d’offrir savirginité à quelqu’un d’autre que sonfiancé, si ce n’était pas lui, n’importequi ferait l’affaire. Mais, lorsqu’ils’est agi de passer à l’action, elle n’apas réussi à s’affranchir de sessentiments pour lui ; alors, elle aréfléchi à la possibilité de concevoirun enfant tout en restant vierge, et c’estlà que l’idée d’utiliser un pistolet àeau a germé dans son esprit.

— Parce qu’à l’époque, les banquesde sperme, ça n’existait pas encore,hein ?

Ma mère est intervenue,interrompant le fil du récit, et l’habituéqui relatait les faits avec grand sérieuxlui a répondu, toujours aussisérieusement :

— Même maintenant, au Japon, cen’est pas autorisé, les banques desperme.

Ma mère avait choisi son partenaireau hasard, une rencontre d’un soir. Ellea rempli un pistolet à eau du sperme decet homme, l’a introduit dans son vaginet pschitt ! le tour était joué. L’habitué

m’a expliqué l’affaire, gestes àl’appui.

— Il portait une alliance àl’annulaire de la main gauche, sansdoute qu’il était marié. Alors je mesuis dit, eh bien, cette enfant est le fruitd’un adultère, et du coup, je t’aiappelée Rinco, pas vrai ? C’est biença, hein ?

Ma mère, ivre morte, a soudainsollicité l’avis de l’homme d’uncertain âge qui regardait la météo à latélévision, comme fasciné.

— Ruriko, c’est quelqu’un d’entier.Elle n’a jamais cessé d’aimer sonpremier amour.

Il a répondu sans quitter l’écran desyeux. On était en hiver, mais unetempête de l’envergure d’un typhonsemblait approcher. Ma mère s’estsubitement levée et a déclaré, un brastendu en l’air comme la statue de laLiberté de New York :

— Eh bien oui, moi, je resteraivierge toute ma vie !

Puis elle s’est effondrée sur lecomptoir et s’est endormie aussi sec,en ronflant.

Dans ma tête, une multitude deboomerangs volaient en tous sens. Sitout cela était exact, c’était terrible. Jen’avais jamais entendu dire qu’onpouvait tomber enceinte en remplissant

de sperme un pistolet à eau, mais sic’était vraiment vrai, alors j’étais sansconteste le premier bébé-pistolet à eaudu monde.

Ma mère, la face contre le comptoir,n’arrêtait pas de marmonner dans sonsommeil.

Un profond silence a soudainenveloppé le bar Amour.

Il y avait bien longtemps que l’heureétait passée pour Papy hiboud’annoncer minuit, certains convivesavaient payé leur écot avant de repartirtandis que d’autres, allongés par terre,étaient profondément endormis. En

faisant attention à ne pas réveiller ceuxqui dormaient, j’ai continué à ranger ensilence.

J’ai toujours cru tout ce qu’on meracontait, je suis d’un caractère naïf.Du coup, j’avais des doutes, je medemandais s’ils ne s’étaient pas liguéspour me faire gober cette histoire.

Mais d’un autre côté, j’avaisl’intuition que non.

Au fond, tous ceux qui étaient là cesoir étaient des gens raisonnables etsensibles, je le savais quelque part auplus profond de moi.

Ce soir, j’avais découvert une autreRuriko, qui évoluait dans un monde qui

m’était inconnu. Et cette Ruriko-là, parrapport à la mère que je connaissais,exhalait un parfum un peu plus doux.

Mais la sérénité du bar Amour n’apas duré longtemps.

Rêveuse, je repensais à l’histoired’amour de ma mère que je venais dedécouvrir, lorsque tout à coup Néocons’est péniblement redressé en disant «Faut que je pisse un coup », a ouvert laporte du bar et est sorti.

Il y avait pourtant des toilettes àl’intérieur, quel besoin avait-il d’allerdehors ?

Non mais franchement, aller vidersa vessie dans un jardin qui n’était

même pas à lui !

J’étais encore contrariée quand ilest revenu en tirant énergiquement surla fermeture éclair de son pantalon quis’était coincée, les épaules rentrées àcause du froid. Il s’est tourné vers moiet m’a lancé sèchement :

— Dis donc, t’as jeté les fleurs queje t’ai offertes pour l’ouverture de tonresto ?

Zut ! Le jour de l’ouverture deL’Escargot, Néocon m’avait envoyéune énorme couronne de fleurs, maiselle était de si mauvais goût, du genrede celles qu’on voit devant lespachinkos, que je l’avais remiséederrière le bar Amour, où elle était

restée. Elle était tellement grosse queça m’avait même découragée de lajeter, je l’avais complètement oubliée.

— Je me fends d’une gentillesse ettoi, tu gâches tout !

Son ton était dur. Puis il a ajouté :

— J’ai faim, prépare-moi quelquechose.

Il rêvait, oui.

Je suis quelqu’un d’entier et je nepeux cuisiner que pour les gens quej’aime bien.

Comme je faisais semblant de nepas avoir entendu, Néocon m’a souffléexprès la fumée de sa cigarette dans lenez et, avec des manières de voyou, il

a ajouté sur un ton encore plus mauvais:

— Ah, je vois, tu cuisines pas pourles types que t’aimes pas. Non mais,pour qui tu te prends ?

Et ça prétend être le chef duLimaçon ? Laisse-moi rire, oui !Quelqu’un qui choisit ses clients,j’appelle pas ça un pro, moi. T’esqu’une fifille qui joue à la dînette, unepetite branleuse qui se la joue. Allez,tu vas te secouer ou quoi, je te dis quej’ai la dalle, alors tu me préparesquelque chose et fissa !

Mon restaurant, ce n’est pas LeLimaçon, mais L’Escargot.

Voilà ce que j’aurais aimé luirétorquer. Et puis, j’en avais vu detoutes les couleurs dans ma vie.Qu’est-ce qui lui permettait de metraiter de petite branleuse ? Quant àmon attachement pour la cuisine, ilvalait bien celui des autres chefs,même les plus célèbres. Il m’avaitgrossièrement insultée, si j’avais eu uncouteau de cuisine sous la main, je luiaurais volontiers répondu avec. Sesinsultes ne me touchaient passeulement moi, elles salissaient aussiles divinités de la cuisine qui meprotégeaient.

Au lieu de lui crier ses quatrevérités, j’ai ouvert d’un geste brusquela porte du réfrigérateur du bar Amour.

Mais hélas, à l’intérieur, il n’y avaitqu’un peu de miso au bouillon bourréd’exhausteurs de goût, et pour ainsidire pas la moindre denrée utilisable.

Dans la cuisine de L’Escargot aussi,en cette période d’hivernage, je nestockais que le strict nécessaire. Maisil n’était pas question de reculerdevant Néocon. Avec sang-froid, jesuis partie à grands pas vers lerestaurant. Je ne me faisais pasvraiment d’illusions sur le contenu duréfrigérateur, mais je n’avais pas lechoix, sous peine de perdre la face.

À L’Escargot, j’ai déverrouillé laporte et inspecté tous les placards quime tombaient sous la main. Mais

comme je m’y attendais, il ne restaitrien d’utilisable. Même ma fidèle jarrede saumure, par malchance, était vide.Le kimchi de chou chinois mis àmariner quelques jours plus tôt, il étaitencore trop tôt pour le manger. Et enpleine nuit, le supermarché Yorozuyaétait fermé. Au village, il n’y avaitévidemment pas de supérette ouvertevingt-quatre heures sur vingt-quatre.

J’étais coincée. Comme, résolue àprésenter mes excuses à Néocon,j’ouvrais le tiroir où je range messtylos, soudain, j’ai entraperçu au fondquelque chose de marron, fourré làn’importe comment.

Qu’est-ce que ça pouvait bien être ?J’ai pris la chose, c’était dukatsuobushi, un morceau de boniteséchée passablement racorni, quej’avais longtemps cherché.

Je l’avais rangé dans le tiroir dudessus mais, par accident, il avait dûtomber dans celui du dessous. À cetinstant, une idée m’a traversé l’esprit,crépitant comme un éclair.

Dans l’autocuiseur à riz du bar, ildevait rester du riz blanc qui n’avaitpas été utilisé pour la soupe de riz, unpeu plus tôt. Avec ce morceau dekatsuobushi, je pourrais faire unexcellent bouillon. Du bouillon et duriz : j’allais préparer un ochazuke tout

simple. Je me suis mise à découperavec énergie la bonite séchée encopeaux. En cherchant bien, j’ai mêmeeu la chance de retrouver des algueskombu dans un tiroir.

Tenant des deux mains un saladiercontenant les copeaux de bonite et lesmorceaux d’algue, je suis retournée aupas de course au bar Amour, où j’airempli d’eau une casserole. Néocon, levisage rougi par l’alcool, observait lemoindre de mes mouvements.

D’une voix rauque, il a éructé :

— Écoute-moi bien, ma petitedemoiselle. Moi, j’ai fait le tour depresque tous les meilleurs restaurantsdu monde. Tu parles à l’homme qui est

allé exprès en Tanzanie pour mangerdu ragoût d’hippopotame. Alors,prépare-toi. Si c’est dégueulasse, je tele dirai tout net. Faudra pas venirpleurer, parce que ce sera la vérité.

À vrai dire, j’avais les genoux quis’entrechoquaient tellement j’avaispeur. Mais j’ai fait mine de nel’écouter que d’une oreille et je mesuis concentrée sur mon bouillon.

L’histoire du ragoût d’hippopotame,je l’avais entendue tant de fois depuisque j’étais petite que je la connaissaispar cœur. C’était un mets de choix,comme du bœuf mais en plusgélatineux, il s’en vantait à chacune denos rencontres.

Avant tout, je devais faire le vide enmoi. Cuisiner pour Néocon que jehaïssais cordialement me faisait mal aucœur, mais je ne devais pas y penser.Sinon ce sentiment, la haine, serefléterait obligatoirement dans lessaveurs. Bref, j’ai fait le vide, dansmon cœur comme dans ma tête.

Si tu cuisines en étant triste ouénervée, le goût ou la présentation enpâtissent forcément. Quand tu préparesà manger, pense toujours à quelquechose d’agréable, il faut cuisiner dansla joie et la sérénité.

Ma grand-mère me le disait souvent.

Une nouvelle fois, j’ai pris uneprofonde inspiration, et je me suis

calmée.

J’ai enlevé les algues de lacasserole au bon moment et, après unebrève pause, j’y ai versé une généreuseportion de copeaux de bonitefraîchement râpée. Dès que la bonite acommencé à sentir bon, j’ai éteint legaz et filtré le liquide à la passoire.Jusque-là, tout allait bien, commed’habitude. Un peu de sel pour finir etce serait parfait.

J’en étais là lorsque j’ai réalisé quej’avais le palais brouillé. J’avaisbeaucoup mangé, et pas mal bu aussi,j’étais un peu grise, c’était peut-êtrepour ça. Normalement, je savais dupremier coup si c’était suffisamment

salé, mais là, j’étais incapable dedéterminer le meilleur équilibre.J’avais beau ajouter du sel encore etencore, il me semblait que cela n’avaitaucun effet, mais en même temps,j’avais l’impression que c’était déjàtrop salé. J’étais comme perdue dansune montagne enveloppée d’un épaisbrouillard, où je cherchais mon cheminà l’aveuglette.

Juste devant moi, Néocon attendait,battant nerveusement du pied. Je nepouvais pas me permettre detergiverser davantage. Faisantconfiance à mon palais, j’ai ajouté unedernière pincée de sel, c’est tout. Puisj’ai rempli un grand bol, réchauffé aupréalable, avec du riz pris dans

l’autocuiseur, et j’ai versé par-dessusle bouillon que je venais juste depréparer. C’était prêt. Comme il restaitquelques brins de ciboule de Hakatasur la planche à découper, je les airassemblés et posés sur l’ochazuke.

Des deux mains, j’ai déposé le boldevant Néocon, avec une paire debaguettes en bois. Je l’ai regardé dansles yeux, avec « voilà » marqué engros sur mon visage. Je devais êtreivre, je me sentais plus audacieuse qued’habitude.

Cependant, si, à L’Escargot, jepouvais faire mine de me retirer dansla cuisine et épier mon hôte avec monmiroir à main, ici, il n’en allait pas de

même. Sans nulle part où me réfugier,j’étais obligée de rester plantéederrière le comptoir.

À moins d’un mètre de moi, Néocona plongé ses baguettes dans le bol deriz au bouillon. J’étais nerveuse, maisje ne pouvais qu’attendre le verdict,les yeux fermés. Mon unique certitude,c’était que ça sentait bon le bouillonjaponais.

Le seul bruit qui s’élevait dans lebar Amour était celui de Néocon entrain d’engloutir son bol d’ochazuke.J’avais l’impression de vivre, enconcentré, tous les instants de fébrilitépar lesquels passe un être humain aucours de son existence. Enfin, les

bruits de mastication de Néocon sesont éteints, le claquement desbaguettes posées sur le bol a retenti.

Ma poitrine vibrait sous l’effetd’une agitation extrême.

Mais ce qu’ont découvert mes yeuxlentement ouverts, c’était un bolparfaitement vide, aussi propre ques’il avait été rincé à l’eau chaude.

— C’était bon. Merci.

J’ai timidement tourné le regardvers le visage de Néocon ; je ne saispas pourquoi, ses yeux rougis étaientremplis de larmes.

Il faisait parfois des blagues éculéesou des commentaires racistes que

personne ne trouvait drôles, mais descompliments, jamais.

Une multitude de sentiments confusm’ont prise à la gorge. Je me suisprécipitée aux toilettes. Pas questionde pleurer devant lui.

Mais quand je suis ressortie destoilettes après m’être tamponné lesyeux sur le coin de mon tablier et tantbien que mal calmée, il avait déjàdisparu. Sous son bol, en plus du billetde dix mille yens en règlement dubanquet, il y avait un autre billet de dixmille yens. Visiblement, il ne l’avaitpas laissé par erreur. Parce que lesdeux billets étaient décalés, disposésen éventail.

Dehors, sur le chemin enneigé auxreflets bleu pâle sous le clair de lune,les petites traces laissées par lessabots d’un cheval se dessinaient àintervalles réguliers. Ma mère, restéeseule à l’intérieur, a toussé. J’aidélicatement posé son manteau defourrure sur ses épaules.

L’odeur de son parfum a flotté dansl’air.

Cette odeur que j’avais toujoursdétestée, aujourd’hui, elle meparaissait un tout petit peu moinsdéplaisante. Le profil de ma mèreprofondément endormie m’a paru unpeu amaigri, c’était peut-être une idée,mais je lui ai trouvé mauvaise mine.

La journée avait été riche enévénements de toutes sortes.

— Merci, a murmuré ma mère d’unevoix ensommeillée, comme si elleparlait en dormant, juste au moment oùje m’apprêtais à quitter le bar Amour.

J’ignorais à qui elle s’adressait,mais sa voix est venue se déposer surmes épaules, comme un voile doux etléger.

Le deuxième merci de la nuit.

On aurait vraiment dit que l’hiverétait de retour. Dehors, la neigetombait en rafales. Le vent étaitdéchaîné, telle une sorcière prise d’unaccès de jalousie. Le visage me brûlait

comme si on m’avait étalé du pimenten poudre sur la peau.

Portée par les bourrasques, monhaleine flottait dans le vent commepour poursuivre Néocon à toutevitesse, entraînée vers le lointain.

Si la glace continuait à fondre peu àpeu, le printemps verrait peut-êtreéclore de jolies fleurs. Épanouies,elles embaumeraient l’atmosphère ettout le monde aurait le sourire. Cesjours-là n’étaient peut-être pas si loinqu’il y paraissait.

Voilà comment je me représentaismes relations avec ma mère et Néocon.

Mais la réalité, comme uneguillotine, vient toujours abattre salame froide sur mon cou. Sans pitié,elle cisaille tout net le fil del’espérance.

Ce jour-là, je n’avais pas eutellement le moral de toute la journée.

D’abord, dès mon premier travaildu matin, j’avais fait brûler le paindestiné à Hermès, et ensuite, en cheminvers L’Escargot, j’avais écrasé parerreur un couple de papillons en traind’hiberner sous la neige.

Dans un cas comme dans l’autre, jene l’avais pas fait exprès, mais la

journée avait commencé par unchapelet de soupirs accablés.

Et puis l’après-midi, en préparant leturbot à l’acqua pazza commandé parmes convives du soir, j’avais étéincapable de vider correctement lepoisson. Alors que d’habitude, lorsqueje tirais sur les entrailles en glissantl’index dans le poisson par les ouïes,elles venaient d’un seul bloc telle unebroche décorative, ce jour-là, commepar un fait exprès, elles s’étaientdéchiquetées en petits morceaux. Enplus, j’avais fait tomber la précieusebouteille d’huile d’olive extra-viergeque j’avais spécialement fait venird’Italie, elle s’était fracassée par terreet je m’étais coupé le bout du doigt en

ramassant les éclats de verre, bref,j’avais l’impression que même lesdivinités de la cuisine, mon dernierrempart, m’avaient laissée tomber.

Le comble, ça a été l’aveu que m’afait ma mère.

Un peu après vingt-trois heures, deretour de L’Escargot, j’étais dans monbain lorsque tout à coup la porte de lasalle d’eau s’est ouverte sans préveniret ma mère est entrée, toute nue. Sousle choc, je suis restée pétrifiée. Lesoir, ma mère travaillait au bar Amour,elle n’était jamais à la maison, etmême quand j’étais petite, je n’avaispas tellement souvenir d’avoir prismon bain avec elle.

Interloquée, comme une adolescenteque son père aurait surprise dans sonbain, j’ai vite ramené mes jambesdevant moi et caché ma poitrine demes deux mains.

Sans se soucier le moins du mondede ma réaction, ma mère a engagé laconversation :

— Il faut que je te parle. Tu me faisde la place ?

Puis elle a rempli la bassine d’eauchaude, s’est rincée une fois et estentrée de force dans la baignoire.L’eau a débordé d’un coup, dans ungrand bruit.

Quand j’ai fait mine de sortir envitesse de la baignoire, elle m’afermement retenue par l’épaule,comme pour dire stop.

— En fait…

Elle n’était pas ivre, mais elle acommencé à parler d’un ton animé,comme quand elle a bu.

— J’ai revu Shû, du lycée. On s’estretrouvés par hasard.

Les mains jointes, elle a puisé del’eau dans la baignoire et s’est aspergéle visage.

Shû ? Du lycée ?

Normalement, j’ai toujours moncarnet sur moi, mais je ne l’apporte

tout de même pas jusque dans la salled’eau.

— Tu en as entendu parler aubanquet de fugu. Tu sais bien, monpremier amour, celui avec qui jedevais me marier, m’a-t-elle expliqué,la voix rêveuse.

Ça alors, sa voix, et même sa façonde s’exprimer, différaient ded’habitude.

Horrifiée, je me suis surprise àscruter son profil. Avait-elle fini parperdre la raison ? Mais, comme uneactrice sur scène, elle a repris, enregardant toujours droit devant elle :

— Il n’a pas du tout changé.Évidemment, vu que notre dernièrerencontre remonte à plus de trente ans,nous avons vieilli tous les deux, maisdans le fond, il n’a absolument paschangé.

Je lui ai jeté un coup d’œil, son couétait légèrement teinté de rouge,comme une pêche trop mûre.

Cette histoire était tellementinattendue, tout s’embrouillait dans matête. J’avais déjà passé un longmoment dans l’eau à réfléchir à pleinde choses, mes doigts étaient toutfripés.

Pensant qu’elle avait fini, j’aienjambé le rebord de la baignoire,

prête à sortir.

Du reste, je pouvais très bienécouter son histoire après le bain.C’est à cet instant que la lame de laguillotine s’est abattue sur moi.

Après le bain, je me suis retrouvéedans la cuisine, accroupie devant leréfrigérateur, avec juste une servietteautour du corps.

Mon esprit décortiquait, ressassaitla révélation que venait de me faire mamère. Malgré tout, je n’y comprenaistoujours rien. Elle avait un cancer, ilne lui restait que quelques mois àvivre, son oncologue était un dénommé

Shû, son premier amour, elle trouvaitque c’était « une de ces chances, unvrai bonheur ! » et, davantage que samort probable dans un avenir proche,la joie d’avoir retrouvé son premieramour l’occupait tout entière. Cela medépassait complètement.

Son histoire d’amour était encoreplus étonnante que celle desmélodrames de l’après-midi à latélévision.

Qu’une telle romance soit encorepossible au XXIe siècle étaitincroyable.

Pour moi, ma mère était forte,déterminée, méchante, celle avec quije me disputais toujours. Je ne l’avais

jamais vue pleurer, pas une seule fois,et je la croyais même immortelle. Mamère, c’était un sac de sableincrevable dans lequel je pouvaistaper autant que je voulais. Que cetteforte tête qui ferait reculer même lesmonstres soit vaincue par la maladie,et en plus par cette banale maladie endeux pauvres petites syllabes, jevoulais croire que c’était une blague.Ma mère, entre toutes, étaitirréductible, j’en étais certaine.

J’ai doucement ouvert la porte duréfrigérateur. Peu à peu, la lumièrejaune citron m’a piqué les yeux,comme un collyre.

Le pot de marmelade entamé merappelait quelque chose ; en effet,c’était le même que dix ans plus tôt,quand j’avais quitté la maison. Je l’airegardé de plus près, des moisissurescomme de la neige avaient poussé surla confiture. J’ai soulevé le couvercledu paquet de margarine, comme debien entendu, lui aussi était rempli demoisissures vertes, pareilles à de lamousse. Le cadavre d’une blatte étaitcoincé entre des tubes de ketchup et demayonnaise entamés. Tout ça, c’étaitdes traces de l’existence de ma mère.

Sa mort signifiait-elle donc quetoute empreinte d’elle, y compriscelles-ci, disparaîtrait promptement dela surface de la Terre ?

C’était impossible.

En poussant ce hurlement dans moncœur, j’ai claqué la porte duréfrigérateur de toutes mes forces.

J’entendais ma mère fredonner dansla salle de bains.

Durant la nuit, incapable de fermerl’œil, j’ai passé une doudoune par-dessus mon pyjama et je suis sortie.

Dans le ciel noir et glacé, unemyriade d’étoiles.

Je cherchais quelqu’un à qui meraccrocher, mais je n’avais personne,alors, je suis allée voir Hermès. La

nuit pesait lourd, collait à ma peaucomme une holothurie visqueuse.

J’avais l’impression de m’enfoncerpeu à peu, en commençant par le boutdes doigts, dans une gelée de haricotsrouges poisseuse.

Sur le point d’étouffer, je me suisprécipitée vers Hermès. Je n’arrivaispas encore à croire ce que m’avaitraconté ma mère. Je voulais qu’elle medise que c’était une de ses mauvaisesblagues.

Tu es vraiment trop bête !

Cette petite phrase, entendue unnombre incalculable de fois, j’espéraisqu’elle me la redirait, cette fois-ci.

Hermès avait les yeux entrouverts.Elle non plus ne trouvait pas lesommeil, semblait-il. Peut-être savait-elle déjà ?

Je me suis approchée et, comme unbon chien de garde, elle est venue versmoi. Ses petits yeux rivés sur moi, ellea penché la tête. Au clair de lune,Hermès était beaucoup plus mignonneque d’habitude, à la lumière du jour.Submergée par l’émotion, j’ai entouréde mes bras son dos imposant.

Son corps était tiède, on ne pouvaitpas vraiment dire qu’il sentait bon,même en faisant un effort, mais pourmon nez habitué à cette odeur, c’étaitle parfum entêtant de la prairie.

Hermès, son groin collé à monoreille, respirait bruyamment.Incapable de résister au chatouillis,j’ai failli éclater de rire.

Dans la vie, nous sommesimpuissants face à certaines réalités, jele sais bien. Très peu de chosesdépendent de notre volonté, dans laplupart des cas, les événements nousentraînent comme le courant d’unfleuve, ils s’enchaînent sans rapportavec notre volonté sur l’immensepaume de la main d’une instancesupérieure.

La vie, c’est beaucoup plus dechagrins que de joies, et c’étaitparticulièrement vrai dans mon cas,

mais j’avais quand même vécu enm’appliquant à saisir au vol de petitsbonheurs. Alors pourquoi… ?

Plus j’y pensais, plus j’étais amère,alors j’ai plaqué mon visage contre ledos rêche d’Hermès, en me mordantles lèvres presque jusqu’au sang,impuissante.

Le lendemain matin, pour lapremière fois depuis mon retour à lamaison, Hermès a eu la colique. Saqueue normalement bien dressée entire-bouchon pendait mollement,comme une ficelle. J’ai vite cherchédans son carnet de croissance, il yavait une note, de l’écriture soignée dema mère : En cas de colique, deux à

trois cuillerées à soupe de poudre decharbon mélangées à une quantitééquivalente de nourriture.

J’ai immédiatement appliqué cetterecette.

Hermès aussi, je crois, avait dûsentir qu’il se passait quelque chose.

Tous les soirs, dans mon lit ou àcôté d’Hermès, je passais la nuit lesyeux grands ouverts. J’étaisphysiquement épuisée, mais dès queles pensées se mettaient à tourner dansma tête, le sommeil m’échappait.

Et je sentais que bientôt, l’apathiem’envahirait.

Je n’avais plus envie de rien faire.

Cette pensée me venait souvent àl’esprit. Je veillerais sur ma mère quiirait en s’affaiblissant, je passerais leplus de temps possible avec elle, je mele jurais plusieurs fois par jour.

Mais finalement, L’Escargot estresté ouvert comme d’habitude.

Je sentais que si j’arrêtaismaintenant, je ne m’en remettraisjamais. Et puis, voir des visagesheureux était ma seule consolation.

Il arrivait plein de choses positives,aussi. Avec l’approche du printemps,Kuma recevait chaque jour sur son

téléphone portable plusieurs demandesd’information ou de réservation.

Momo, la lycéenne qui, l’annéeprécédente, avait économisé en faisantdes petits boulots pour venir àL’Escargot déclarer sa flamme augarçon qu’elle aimait, est revenue aveclui « parce que c’était bon »,l’agriculteur et la prof, le premiercouple de jeunes mariés deL’Escargot, sont venus me montrer lesphotos de leurs noces, la Favorite aamené son petit ami plus jeune qu’elle,et la petite Kozue est venue dîner avecsa mère et son lapin pendant que sonpère était en déplacement.

Au début, à l’époque de la rumeurfantaisiste selon laquelle « enmangeant à L’Escargot, on voyait sesvœux réalisés et ses amours comblées», pour tout dire, pas mal de clientsétaient venus par curiosité, maisdepuis quelque temps, lorsqu’aprèsavoir goûté à ma cuisine ils disaientqu’ils reviendraient, c’étaientréellement les saveurs qui leurplaisaient, et ils venaient ici commedans un restaurant normal. Un chefcuisinier ne pouvait espérer mieux,c’était un véritable honneur.

Et puis, les saisons n’attendent pasune seconde.

Si on ne récoltait pas maintenant lesjeunes pousses de pétasite du Japon, ilfaudrait attendre un an pour pouvoir enmanger, et les asperges sauvages quicommençaient à poindre étaientmeilleures crues, quand on venait deles cueillir. Pétasite, mitsuba, aralie,pousses de prêle des champs, armoise,pissenlit, pousses d’angélique duJapon, crosses de grande fougère…Ici, dans ces terres encadrées par lesmontagnes, nous ployons au printempssous les bienfaits de la nature.

Par chance, l’état de santé de mamère ne se dégradait pas trop, et elle,de son côté, fidèle à elle-même,continuait à jouer son rôle de patronnedu bar Amour, debout derrière le

comptoir dans ses vêtements voyants etson maquillage trop appuyé. Ellen’avait parlé de sa maladie à personneet, en public, elle ne laissait pas unseul instant deviner la douleur. C’étaitune vraie professionnelle, bien plusque moi.

Quelques jours s’étaient écoulésdepuis ses aveux.

Sans plus attendre, elle est venue àL’Escargot avec son premier amour etaujourd’hui fiancé. Il s’appelaitShûichi.

Shûichi avait tout du médecind’élite, grand, svelte, une allure de

citadin, mais en même temps quelquechose de l’aura du moine. Il suffisaitd’un coup d’œil, comme avec Néoconmais à l’opposé, pour comprendre quece n’était pas mon père. Sa beauté étaittelle qu’aujourd’hui encore, elletournait la tête à ma mère ; cettesensibilité à la beauté physique étaitpeut-être un point commun entre nousdeux.

Je leur ai servi du thé vietnamienaux feuilles de lotus. J’ai versé l’eauchaude avec amour, en priant pour que,malgré la situation, éclose une aussibelle fleur que celle du lotus quiémerge de la boue. Des deux tassesposées côte à côte s’élevait un fumetdiscrètement sucré.

Shûichi avait longtemps vécu àl’étranger, paraît-il. Il était tellementdifférent de ma mère que je me suismême demandé un instant si elle n’étaitpas en train de se faire avoir, si toutcela n’était pas en réalité uneescroquerie au mariage pours’approprier le patrimoine d’unefemme d’âge mûr, esseulée et quin’avait plus longtemps à vivre.

Mais Shûichi était parfaitementsérieux ; il m’a dépeint avec passionson amour pour ma mère et raconté lesdébuts de leur romance. C’étaitquelqu’un de foncièrement honnête. Et,comme ma mère, il était restécélibataire.

Après leur séparation, Shûichiavait, semble-t-il, fréquenté un certainnombre de femmes. Mais il n’avaitjamais pu se résoudre à se marier.Parce qu’il n’arrivait pas à oublier mamère, disait-il. Au moins, comme ilavouait avoir eu des aventures,pouvait-on penser qu’il n’était pasresté vierge comme elle. À leur âge,c’était sans doute sans importance.

Quand il a eu fini de parler, Shûichis’est redressé et, droit comme un I, sesyeux plantés dans les miens, il m’a dit,en articulant nettement :

— Permettez-moi d’épouser mapetite Ruri, non, plutôt, permettez-moid’épouser Ruriko, je vous en prie. Je

vous promets de rendre votre mèreheureuse !

Ensuite, quelle idée ! il s’estsoudain agenouillé dans la salle deL’Escargot et s’est profondémentincliné, front contre terre.

Je l’ai vite arrêté et lui ai faitrelever le visage.

Il était au bord des larmes. Ma mèreaussi avait visiblement les yeuxhumides.

J’étais bien embêtée.

Admettre la réalité, la maladie quirongeait ma mère, m’occupait toutentière, je n’étais pas en état de penserà autre chose. Et puis, je ne voyais

aucune raison de m’opposer, dans sasituation, à ce qu’elle se marie.

J’ai vite sorti un carnet d’un tiroiret, en très gros, j’ai écrit, le plusproprement possible :

C’est moi qui vous en prie.

À cet instant, à moi aussi les larmesme sont montées aux yeux, allezcomprendre.

Était-ce donc cela que ressentait unpère qui donnait sa fille à marier ?

Tous les trois, nous avons retenu nospleurs, de toutes nos forces.

Après, tout est allé très vite ; mamère, future jeune mariée, a rondementmené les préparatifs.

Sur la table du salon, dessins derobe de mariée et catalogues deproduits de luxe à offrir aux invitésformaient en permanence de hautespiles. Ma mère avait manifestementl’air heureuse.

Shûichi, très pris par son travail àl’hôpital, venait lui rendre visite dèsqu’il le pouvait.

Il lui apportait de la médecinechinoise pour soulager ses douleurs,lui faisait des massages, l’écoutait seplaindre et, quand j’étais occupée, ilinvestissait même la cuisine de la

maison et mettait du riz complet àcuire. Parfois, il prenait un siège aucomptoir du bar Amour et buvait del’alcool de patate douce coupé à l’eauchaude en faisant griller des petitessardines séchées qu’il offrait auxclients.

Durant ces jours-là, lorsque jefinissais tôt mon travail à L’Escargot,j’allais moi aussi donner un coup demain au bar. Ma mère, sans riencacher, avait présenté à tout le mondeShûichi comme son fiancé, et tous lesfélicitaient chaleureusement, en termesbourrus, comme le font les gens de lacampagne. Ils n’avaient pas voulus’installer ensemble avant la noce, etne découchaient pas non plus. L’un

comme l’autre approchaient de lacinquantaine, mais ils entendaientgarder leur relation platoniquejusqu’au mariage. Peut-être bien quema mère était toujours vierge. Au fil dutemps, j’ai commencé à y croire.

Ce jour-là, en raison d’uneannulation la veille, L’Escargot étaitexceptionnellement fermé. Levée plustard que d’habitude, je venais de fairecuire le pain d’Hermès et, commej’avais du temps, j’étais tranquillementen train de prendre un bain, dans lamatinée, lorsque j’ai vu ma mèrederrière la porte vitrée de la salled’eau.

Depuis quelque temps, elle avaitbeaucoup maigri. Sa silhouettebrouillée était aussi filiforme qu’unebranche d’arbre dépouillée de sesfeuilles, l’hiver. Son corps paraissaitprêt à se briser au moindre contact et ilsuffisait d’une bourrasque de vent unpeu violente pour m’inquiéter.

En partie parce que Shûichi étaitspécialisé dans les soins palliatifs, mamère avait refusé toute interventionchirurgicale, chimiothérapie ouradiothérapie, et prenait des remèdesmaison. Malgré tout, même avecl’énergie qui était la sienne, la maladiela minait progressivement.

Elle m’a lancé d’une petite voix :

— Je voudrais te parler de quelquechose.

Rester debout semblait la fatiguer,elle s’est accroupie tout près de laporte vitrée.

— En fait, je voudrais te demanderd’organiser le repas de noces, a-t-elledit.

Le mariage devait être célébrépendant le pont du début du mois demai, dans la chapelle de l’hôpital oùtravaillait Shûichi. Après, il étaitprévu d’inviter une foule d’amis et deconnaissances à un grand repas dansune ferme voisine.

Ce qu’elle voulait dire, c’étaitqu’elle souhaitait que je prépare lerepas pour tout le monde ?

À la réflexion, je n’avais encorejamais vraiment cuisiné pour elle.J’étais décidée à faire pour ma mèretout ce qui était en mon pouvoir et,intérieurement, j’ai accepté avec joie.Alors, elle a poursuivi :

— Je me disais que, pourl’occasion, on pourrait mangerHermès. Elle sera plus heureusecomme ça. Sinon, elle aura de la peinequand je ne serai plus là. Alors, dis-toique c’est la dernière fois que je tedemande quelque chose…

Et en effet, c’est la seule et uniquepreuve d’amour filial que j’ai pu luioffrir.

Un des tout premiers jours duprintemps, nous nous y sommes mis àdeux, Kuma et moi, pour passer uncollier de chien et une laisse au coud’Hermès et la faire sortir de la soue.

Dehors, il faisait si beau, le soleilriait dans le ciel bleu, les oisillonspatauds battaient des ailes vers lesnuages blancs, et pourtant, je devaisaccomplir un acte terriblement triste.

Au rebord des toits, les dernièresstalactites de l’hiver, pendant

mollement comme les seins d’unevieille femme, laissaient s’écouler desgouttes d’eau, scandant un rythmenouveau.

Cela faisait plusieurs jours que je nedormais presque plus.

Chaque fois que j’entendais le bruitdes pas d’Hermès, sentais l’odeurd’Hermès, pétrissais la pâte du painpréféré d’Hermès, le joyeux visagevaillant et comme souriant de celle quiétait quasiment devenue une sœur pourmoi s’imposait à mon esprit.

Ma mère ressentait sans doute lamême chose.

Quand elle m’avait annoncé qu’ellevoulait manger Hermès, il lui arrivaitencore de lancer pour plaisanter – «C’est moi qui lui donnerai le coup degrâce » ou alors « Je suis sûre que sonsang sent la rose, évidemment, puisquec’est mon alter ego » –, mais plus lemoment de passer à l’acte approchait,moins elle avait d’entrain, et d’appétitaussi.

Tu es sûre et certaine ?

Cette question, je l’avais écrite denombreuses fois sur mon carnet, pourm’en assurer. Mais à chaque fois, ma

mère se bornait à me répondre, d’unepetite voix de grand-mère : « Fais-le,je t’en prie. »

En fin de compte, sans prendre laphoto d’elles deux qu’elle avait toutd’abord prévu de commander à unphotographe professionnel, la veille ausoir, alors que tout le monde dormait,ma mère était allée seule voir Hermès,s’était approchée pour l’embrasser surla joue, l’avait prise dans ses bras,enlaçant fermement son dos imposant,lui avait donné une montagne de sonpain aux noix préféré et puis, pendantqu’Hermès mangeait goulûment, elleétait rentrée à la maison.

Je l’avais vue faire, aux aguetsderrière la petite fenêtre de machambre. Et puis ce matin elle étaitrestée au lit, sans se montrer, alors toutcompte fait, cela avait été leursderniers adieux.

Sur l’étroit sentier de montagne oùles plantes commençaient àbourgeonner, les yeux d’Hermès quiavançait lentement, d’un pas malassuré, avaient rétréci, enfoncés dansleurs orbites. On aurait dit qu’elleriait, ou alors, qu’elle luttait contrel’envie de pleurer en faisant semblantde rire.

Moi, je ne savais plus du tout si ceque je m’apprêtais à faire était bien oumal. Lorsque j’arrivais à un semblantde réponse, celle-ci me filait entre lesdoigts et s’envolait.

Si cet étroit chemin pouvait nejamais finir, comme un escalier à vis !

Comme j’aimerais que tout s’achèveainsi, par une simple promenadenonchalante avec Hermès sous cetagréable ciel de printemps ! Nousrentrerions en criant « C’est nous ! » etma mère nous accueillerait avec lesourire, son corps libéré de lamaladie.

Mais nous sommes arrivés àdestination en un clin d’œil.

L’endroit, un corps de ferme àl’abandon, appartenait à un éleveur quiétait à la fois un ancien camaraded’école, un ami intime et uncompagnon de beuverie de Kuma. Àprésent, la famille élevaitprincipalement des vaches à lait etvendait du lait et des yaourts. Maisautrefois l’activité avait été plusdiversifiée, avec notamment unélevage porcin. De nos jours, à partdans certains cas particuliers, il estinterdit d’équarrir des animauxd’élevage ailleurs qu’à l’abattoir.Mais comme cet éleveur, dans sonenfance, avait aidé son grand-père àtuer le cochon pour la maisonnée, ilcontinuait à mettre à profit son savoir-

faire et, plusieurs fois par an,lorsqu’un voisin le lui demandait, il sechargeait de dépecer un cochon ensecret, sans passer par l’abattoir.

Hermès savait. Elle savait, ouplutôt, elle avait tout compris. Sonpropre destin, bien entendu, mais aussila maladie de ma mère, les tensionsentre nous, et tous les sentimentscontraires, impossibles à énoncer, quim’agitaient.

Je me suis accroupie, j’ai cherchéson regard et je l’ai longuementregardée dans les yeux. Plus que d’unevieille femme, son visage était celuid’un vieil homme sage et réfléchi.Sous les rayons du soleil haut dans le

ciel, ses cils blancs luisaient. Seslongs sourcils évoquaient ceux d’unermite.

J’ai déplié mes doigts crispés par lanervosité et, timidement, j’ai caressésa joue. Son visage a pris uneexpression encore plus douce, elle aentrouvert la bouche comme poursourire, puis elle a doucement ferméles yeux.

Merci.

C’était bref, mais je suis heureused’avoir pu passer du temps avec toi.

Je me suis adressée à elle de mavoix transparente, puis je me suisdoucement relevée et éloignée.

Hermès avait-elle reçu monmessage d’adieu ?

Elle s’est avancée d’elle-même versKuma et son ami qui attendaient. Lesdeux hommes l’ont fermementmaintenue par-derrière.

— Rinco, c’est bon ? C’est vraimentla dernière fois, là, m’a gentimentdemandé Kuma d’un ton bienveillant.

Sans rien dire, ou plutôt, sans plusrien pouvoir dire, je suis restée oùj’étais et me suis simplementprofondément inclinée, presquejusqu’à ce que le sommet de mon crânetouche le sol. À mes pieds, desinsectes rampaient et au-dessus de

moi, le soleil rougeoyait comme uneboule de feu.

J’ai dit ma toute dernière prièrepour Hermès.

Je vous en prie, faites en sortequ’elle souffre le moins possible.

Faites en sorte que sa vie decochon s’achève sans douleur.

C’était tout ce que je pouvais faire.

— Oh hisse !

Les hommes synchronisaient leursefforts en criant. Immobilisée, Hermèsa été retournée, ses pattes de devantattachées ensemble avec une corde,puis celles de derrière. Un bâton a été

glissé entre ses pattes et elle a étésoulevée.

Alors qu’elle était restée calmejusque-là, son instinct s’était-ilréveillé, elle poussait des cristerribles. Des pleurs semblables àceux d’un nouveau-né, des sanglotspoignants comme si elle en appelait detout son cœur à sa mère. J’ai fermé lesyeux, mais je ne me suis pas bouchéles oreilles, je me suis ouverte à ellede tout mon être. Sous mes yeux, elle aété emportée par les deux hommes.

Après un rinçage sommaire à l’eau,Hermès a été accrochée à la branched’un gros arbre dans la cour.

Elle était prisonnière mais ellevivait encore. Peut-être était-ellefatiguée de crier, ses grognementsperçants avaient cessé, seule sarespiration saccadée me parvenait auxoreilles.

Ouvrant les yeux, je me suislentement approchée d’Hermès. Àchaque respiration, son corps enflaitcomme un ballon de baudruche. Unseau était posé juste en dessous d’elle,tout était prêt.

Ce jour-là, le responsable dudépeçage d’Hermès, c’était moi. Etc’était au responsable de trancher lacarotide.

L’ami de Kuma est allé chercher uncouteau dans le hangar et me l’a tendu.Kuma, comme pour me dire de couperlà, m’a montré du doigt l’emplacementde la carotide. D’un seul mouvement,en faisant le vide dans mon esprit, j’aiplanté le couteau dans l’artère. Le sanga giclé comme un feu d’artifice,dessinant un motif dentelé sur la jouetannée de Kuma.

Hermès n’a pas souffert.

Ou plutôt, elle a sans doute eu mal,mais elle ne l’a pas montré.

Kuma et son ami n’arrêtaient pas derépéter : « Quel beau cochon ! » Dansles yeux creusés d’Hermès, semblablesà des raisins secs, il me semblait voir

des larmes perler, c’était insoutenable.Hermès a arrêté de bouger et elle estmorte.

Au bout d’un moment, le sang quiirriguait son corps a rempli le seau. Onle remuait sans arrêt avec un bâton, enfaisant mousser la surface. C’était pouréviter qu’il ne se fige. Ce sangservirait à fabriquer du boudin.

Je ne voulais rien laisser perdre ducorps d’Hermès, jusqu’à la dernièregoutte de sang.

Qu’il s’agisse des pelures de grandebardane, des fils des pousses de sojaou des graines de pastèque, tous lesaliments sont vivants, j’en suisconvaincue, et je fais très attention à

n’en rien gaspiller, mais dans le casd’Hermès, ma détermination étaitencore plus grande. À Okinawa, on ditque tout se mange dans le cochon saufles grognements, et moi aussi, à partses yeux et ses ongles, j’avais décidéde tout cuisiner d’Hermès.

Une fois complètement vidée de sonsang, nous avons décroché Hermès del’arbre et, sur une bâche en plastiquerecouvrant le plan de travail toutproche, nous l’avons plongée dans uneeau à cinquante degrés environ, avantde gratter ses poils avec des cuillèreset des pierres effilées. Puis nous avonspassé sa peau au chalumeau pourqu’elle soit bien lisse. Une fois ces

préparatifs achevés, le moment estvenu de la découper.

Kuma et son ami s’y sont mis à deuxpour écarter les pattes arrièred’Hermès et les bloquer avec un bâton,puis ils l’ont accrochée à la mêmebranche d’arbre que tout à l’heure etont immobilisé son corps. Il paraîtqu’il existe maintenant des instrumentsspéciaux, plus modernes, mais ladécoupe peut très bien se faire avecdes outils courants. Il s’agissait desectionner la trachée d’Hermès avecune sorte de grosse scie, de couper endeux sa tête et son torse, puis de fendreson ventre au milieu, bien droit, dehaut en bas, pour extraire les organesinternes.

Ces opérations aussi, c’était à moiqu’il revenait de m’en occuper, en tantque responsable. Mais comme c’étaitun vrai travail de force, l’ami deKuma, debout derrière moi, m’a aidéeen soutenant le couteau. En prenantgarde à ne pas abîmer les viscères, j’aisoigneusement et prudemment découpéHermès.

À l’instant où j’ai entaillé la chair,les entrailles ont jailli. Mais, encoreattachées à l’intérieur du ventre, ellesne sont pas tombées. J’ai mis des gantsbien ajustés, comme ceux qu’utilisentles chirurgiens, et, plongeantdirectement les mains dedans, j’aidécollé les viscères et les ai sortis. Le

ventre d’Hermès, visqueux et doux,était encore tiède.

Par terre était étalée la bâche enplastique utilisée auparavant pourl’épilation. Les organes aux couleursvives ont atterri bruyamment, les unsaprès les autres, sur le plastique bleu.Ils luisaient sous les flots de lumière,tout brillants et encore palpitants.Comme des enfants qu’Hermès auraitportés en son sein, ils tombaient un àun.

Le cœur était tout petit par rapport àson corps imposant. Quand je l’ai missur la balance, pour voir, il pesait àpeine trois cents grammes. Le foie, toutmou. Les rognons, minuscules.

L’estomac, plutôt ferme. L’intestingrêle, de presque deux mètres de long.Et puis le gros intestin.

L’ami de Kuma m’a appris le nomde chaque partie, en me la montrant dudoigt.

En dernier est apparu l’utérusqu’Hermès n’avait pas une seule foiseu l’occasion d’utiliser. La truiepossède un utérus bicorne. Il a laforme d’une plante dont les bourgeonsémergent soudain de terre. Onl’appelle kobukuro. Cette fois, c’estKuma qui m’a appris le terme, il l’aécrit en gros caractères sur le sol avecun bâton en bois.

Maintenant, Hermès allait êtrecoupée en deux dans le sens de lalongueur et sa carcasse débitée enmorceaux avec une sorte detronçonneuse, un travail qui demandaitde la force et que j’avais décidé deconfier aux deux hommes.

J’avais posé les intestins retournéssur le plan de travail et j’étais en trainde les laver lorsque la tête d’Hermèsm’a été apportée.

Elle avait les yeux légèremententrouverts. Ses oreilles étaientmolles, son groin encore humide.C’était le visage d’Hermès qui, uninstant plus tôt, bougeait encore. Peut-être avait-elle souffert quand on l’avait

tuée, le pourtour de ses yeux étaithumide.

Pardon.

Mais puisque nous en sommes là,je vais tirer de toi les meilleurescochonnailles du monde.

C’était le seul moyen à madisposition pour assurer le repos del’âme d’Hermès.

Sans attendre, j’ai plongé la maindans sa bouche et lui ai sectionné lalangue. On m’a aussi apporté sesquatre petits pieds.

Après avoir soigneusement lavé lavessie, je l’ai gonflée comme un ballonet accrochée à une branche d’arbre. Je

m’en servirais plus tard, pour préparerles saucisses.

Les hommes continuaient à découperla carcasse. Côtes, échine, poitrine,jambon, épaule, travers étaientdétaillés puis mis en sacs au fur et àmesure et posés à l’ombre des arbres.Comme la peau gélatineuse serviraitde liant pour la chair à saucisse, ilsl’ont apportée en entier, détachée de lacarcasse, jusqu’au plan de travail où jeme tenais.

Les saucisses sont normalementpréparées avec de la viande hachéeadditionnée entre autres de sel,d’épices et d’œufs, dont on garnit lesintestins, et je pourrais les

confectionner une fois de retour àL’Escargot. Mais le boudin noir, lui,est meilleur quand on le prépare avecdes abats frais, j’ai donc commencépar là.

Après avoir finement émincé et saléle cœur et les rognons, je les aimélangés au sang recueilli dans leseau. Pour l’assaisonnement, j’avaisdécidé d’utiliser du « sel de pleinelune ». Un sel naturel, ramassé lesnuits de pleine lune sur les côtes desenvirons, selon les mêmes techniquestraditionnelles depuis toujours, etauquel on attribue une énergie vitaleparticulière. Je tenais absolument àoffrir ce sel au corps de ma mère.

J’ai ajouté de la peau finementhachée, le lard du dos et quelquesmorceaux de l’épaule découpée par leshommes, et j’ai rempli l’estomac lavéde cette préparation. Il ne restait plusqu’à le fumer puis le laisser reposer, etle boudin serait prêt.

Après avoir fait mes derniers adieuxau visage d’Hermès, j’ai posé sa têteau centre du plan de travail et, avec uncouteau, je lui ai tranché les oreilles.J’avais prévu d’en faire une salademimigâ d’Okinawa. Puis j’ai fendu latête en deux parties égales. Engrinçant, la lame du couteau a découpéle visage d’Hermès. Le cerveau quil’avait animée, bien plus petit que je

l’imaginais, était enveloppé d’unelueur douce, comme une perle.

Une moitié de la tête serait préparéeen terrine, à mon retour à L’Escargot,tandis que l’autre moitié, émincée,servirait à farcir la vessie pourconfectionner un saucisson de tête deporc.

Faisant le vide dans mon cœur, j’aidétaillé la tête d’Hermès.

Je l’ai fait avec beaucoup dedouceur, même les plus petitsmorceaux, je les manipulais trèssoigneusement, avec amour.

Assurément, Hermès n’était plusHermès.

Elle ne grognait plus, ne mangeaitplus, ne réclamait plus de câlins.

Mais Hermès n’était pas morte, loinde là.

Pendant que je hachais la viande,cette certitude m’a empli la poitrine.

Oui, même dans les plus petitsmorceaux d’un millimètre sur unmillimètre, l’âme pure d’Hermèsvivait encore.

Lorsque je l’ai compris, soudain, jene sais pas pourquoi, j’ai eul’impression d’être protégée par unesorte de tendre rayonnement émanantd’Hermès, de flotter agréablement sur

une mer calme et familière auprintemps.

Jusqu’à la tombée de la nuit, j’aicontinué à travailler sur place, chezl’ami de Kuma. Vu de là-bas, le cielbaigné par les dernières lueurs dusoleil couchant était teinté de ce rosebrumeux propre au début du printemps,un beau rose tout à fait de la couleurd’Hermès.

Lorsque je suis arrivée àL’Escargot, me traînant péniblement,recrue de fatigue, la viande d’Hermès,transportée par Kuma dans une voitureà bras, était déjà emballée dans des

sacs en plastique alignés en rangsserrés dans le réfrigérateur.

En tout, il y en avait près de centkilos. Dans la journée, pendant leurspauses cigarette, Kuma et son amiavaient échangé leurs points de vueavertis – « Pour une vieille truie, c’estde la chair fraîche ! » ou encore «C’est peut-être parce qu’elle n’avaitjamais mis bas, non ? » –, et moi aussije trouvais que la viande d’Hermèsétait d’un beau rose pâle, avec ni tropni trop peu de gras, très harmonieuse.Peut-être parce que ma mère luidonnait de la nourriture de qualité. Cen’était qu’une impression, mais il mesemblait que la viande d’Hermèsexhalait une riche senteur de forêt, une

sorte de pot-pourri de noix, d’herbes etde terre.

En poussant un profond soupir, j’aimis de l’eau à chauffer pour me faireun thé.

J’avais travaillé debout toute lajournée, mes pieds étaient gonflés.Chose rare, j’avais même descourbatures dans les épaules. Tout enbuvant à petites gorgées un chai au thévert que j’avais torréfié moi-même, jesongeais vaguement qu’à partir dedemain, je n’aurais plus à faire cuirede pain pour Hermès. Dans leréfrigérateur, il restait du levain pourson pain.

Je n’étais pas spécialement abattue,mais j’avais un peu de vague à l’âme.En feuilletant les livres de recettesalignés sur une étagère dans un coin dela cuisine, j’ai commencé à réfléchirau repas de noces de ma mère. Il merestait encore une montagne de chosesà faire. Ce n’était pas le moment de selaisser aller au sentimentalisme.

Mon idée était d’offrir à ma mère untour du monde gastronomique.

En fait, au début, Shûichi et elledevaient partir en voyage de nocesmais, ces derniers temps, elles’affaiblissait à vue d’œil etl’entreprise paraissait relever del’impossible. Shûichi avait jugé

qu’elle n’aurait même pas la forced’aller jusqu’à l’aéroport, sans parlerde prendre l’avion. J’espérais doncqu’au moins déguster les mets derégions variées lui donneraitl’impression d’être partie en voyage.Le porc, élevé partout dans le monde,pouvait être accommodé de multiplesfaçons. Je le savais, moi qui avaistravaillé dans des tas de restaurantsdifférents à l’époque de monapprentissage en ville. C’était un défimagistral qui titillait mon âme de chefcuisinier. Mais comme toujours,j’avais du mal à décider du menu.

À compter de ce moment, je ne suispresque plus rentrée à la maison. Jedormais à L’Escargot, consacrant

quasiment toutes mes nuits auxpréparatifs. Durant cette période, lerestaurant est resté fermé. Après avoirdécoupé en morceaux faciles à cuisinerla viande fraîche comme le travers, parexemple, que j’utiliserais tel quel, jeles ai emballés dans du filmalimentaire pour les congeler. J’aipréparé des salaisons et du roulé deporc grillé avec le plat de côtes, dulard avec la poitrine et du jambon avecla cuisse. J’ai haché ensemble la tête,les jarrets, les rognures de vianderécupérées sur les autres parties et lesparures, pour confectionner du salami,des boulettes de viande et dessaucisses. Pour les saucisses, lepropriétaire de la ferme où aurait lieu

le repas devait me procurer desboyaux naturels de mouton.

Pour la première fois, je me suislancée dans la préparation du jamboncru. C’était l’un des mets préférés dema mère et elle avait demandéqu’après sa mort on en offre enremerciement à ses amis etconnaissances. Pour faire du jamboncru, j’ai relevé un morceau de filetavec un mélange de sel, de sucre etd’herbes aromatiques, et je l’ai laissésécher peu à peu.

Chaque minute était précieuse.

Cuisiner seule un porc tout entierétait une tâche exténuante tantphysiquement que psychologiquement.

Il y avait aussi plein de choses quej’ignorais. Dans ces cas-là,j’interrogeais par fax la femme del’unique boucher du village, dontl’étalage était installé dans lesupermarché Yorozuya et que Kumam’avait présentée. Elle répondait àtoutes mes questions de néophyte et meprodiguait ses conseils avecsollicitude.

L’épaule et l’échine, qui sont desparties tendres et grasses, pouvaientêtre rôties ou braisées. La viandeépaisse qui recouvre le foie etl’extrémité des côtes, très savoureuse,pouvait être tranchée en fines lamelleset bouillie. Le filet mignon, un petitmorceau situé entre les côtes et la

cuisse, tendre et plutôt maigre,convenait à tous les mets. La cuisse,peu grasse, pouvait être rôtie tellequelle avec l’os. La partie allant dudessous du poitrail jusqu’au ventre,alternant couches de viande et degraisse, aussi appelée lard maigre,était très goûteuse. Le jarret à laviande moins fine se prêtait auxragoûts longuement cuits.

Tout cela m’a été expliqué par lafemme du boucher, avec à l’appui leschéma d’un porc désignant lesdifférentes parties. Grâce à ses leçons,j’ai pu décider les plats que j’allaispréparer, et Kuma et ses amis ontgénéreusement donné de leur temps

pour m’aider à me procurer tous lesingrédients nécessaires.

C’est ainsi que nous sommes arrivésà la veille du repas de noces.

Je suis rentrée à la maison, pour lapremière fois depuis longtemps, etcomme je devais me lever tôt lelendemain matin, je me suis allongéesur mon lit pour faire un somme. Il n’yavait pas à dire, comparé au canapéfabriqué avec des caisses à vin, le vrailit de ma chambre promettait unsommeil plus réparateur.

Je devais être vraiment fatiguée carje n’ai même pas entendu les

hululements de Papy hibou. Mais unpeu après une heure du matin, la portede ma chambre s’est doucementouverte et ma mère, toute maigre, estentrée. Je dormais à moitié.

Elle est venue tout droit jusqu’à monlit, s’est accroupie et a regardé monvisage.

Je le sais à cause de l’odeur de sonparfum. Moi, sans ciller, j’ai faitsemblant de dormir. La haine qu’ellem’inspirait avant m’avait quittée, onaurait pu m’ausculter jusque dans lesmoindres recoins, me secouer la têteen bas, elle avait disparu. Mais moncorps réagissait quand même de lamême façon qu’avant.

— Rinco…

Pour la première fois depuis trèslongtemps, ma mère a prononcé monprénom. J’ai failli lui demander « Quoi? » mais je n’avais pas de voix.

— Je t’en supplie, parle-moi avantque je parte…

Elle a chuchoté de sa voix éraillée,puis elle a délicatement posé les doigtssur ma joue. Ses doigts froids etcaoutchouteux ont maladroitementcaressé ma peau. Mais je n’arrivaistoujours pas à ouvrir les yeux et j’aicontinué à faire semblant de dormir.

En réalité, j’aurais voulu lui diremerci.

Merci de m’avoir mise au monde.

Mais j’étais incapable de parler.

J’étais triste et contrariée et je m’envoulais. Et puis, à la place de ce mercique j’étais incapable de lui dire,j’allais me serrer contre sa poitrine etlui demander pardon pour tout quandelle s’est relevée et a quitté machambre sans faire de bruit.

Rien qu’une fois, j’aurais aiméqu’elle me serre fort dans ses bras.Mais j’avais manqué de courage.

C’était la veille de son mariage.

Sous une pluie de pétales de fleurs,les noces de ma mère et de Shûichi ont

été fêtées en grande pompe, dans uneferme du village pleine de verdure.

J’ai regardé de loin ma mère faireson entrée, souriante, sur le chevalblanc de Néocon. Sa robe de mariée,qu’elle avait passé des heures àdessiner avant de la confier à unecouturière, était de bon goût, à la foisélégante et d’une grande fraîcheur.

Sous son maquillageexceptionnellement léger, son visagepresque nu était d’une blancheur deneige. Derrière elle, Shûichi lasoutenait discrètement. Celui qui tenaitla bride du cheval était évidemmentNéocon mais, de façon surprenante, letrio formé par ma mère, Néocon et

Shûichi semblait couler de source etdégageait une étrange harmonie.

Partout les trèfles blancs en fleursbrillaient comme des perleséparpillées.

Mais la mariée était la plusradieuse.

Désormais, ma mère allait êtreheureuse.

En méditant cette réalité, je me suisattelée aux derniers préparatifs.

Une brise chargée des effluves duprintemps m’a agréablementenveloppée.

Pour moi, cuisiner, c’était prier.

C’était une prière d’amour éternelentre ma mère et Shûichi, une prière degratitude pour Hermès qui avaitsacrifié son corps pour nous, et aussiune prière aux divinités de la cuisine,qui m’avaient accordé le bonheur decuisiner.

Je n’avais jamais ressenti autant dejoie qu’en cet instant.

Devant la profusion de mets alignéssur les nappes fabriquées en cousantensemble des draps, je me suisabandonnée à mon émotion.

Les discours du marié et de lamariée terminés, l’assistance s’estdirigée vers les tables. Lesnombreuses bouteilles de champagne

étaient le cadeau de mariage deNéocon et dans la coupe que chacuntenait à la main flottaient des pétalesde cerisier confits. La mère de Kozue,la fillette qui m’avait apporté son lapinanorexique, avec qui j’étais devenueamie, m’avait gentiment cédé unepartie de ceux qu’elle avait préparésavec des fleurs de cerisier de l’anpassé. Cela remplaçait le thé à la fleurde cerisier des grandes occasions.

Après avoir trinqué, chacun s’estservi comme il l’entendait au buffet,remplissant son assiette des mets quej’avais préparés. Hermès,métamorphosée, faisait ses premierspas sur une nouvelle voie. Elle allaitmaintenant pénétrer le corps humain et,

de l’intérieur, insuffler de l’énergie àceux qui la mangeaient. Son existencese poursuivrait ainsi, dans latendresse.

Les cerisiers plantés un peu partoutdans la ferme, comme s’ils pleuraientde joie, laissaient leurs pétales danserdans le vent et choir sur les tables. Jeme suis mordu les lèvres, luttant à lafois contre le rire et les larmes.

J’avais encore beaucoup de travail.Le chef cuisinier en charge du repas denoces ne pouvait pas se permettre depleurnicher.

Une multitude de plats s’alignaientsur les tables.

La terrine de tête, accompagnée delégumes du terroir en pickles.

Les oreilles, bouillies avec desépluchures de légumes dans duvinaigre puis coupées en tranchesfines, accommodées en salade mimigâà la française avec de l’huile d’oliveet du vinaigre de vin.

La langue, moitié à la chinoise,macérée et mitonnée dans unemarinade à base de sauce de soja, decinq épices et d’autres condiments,moitié revenue avec chou, sel etpoivre.

Le cœur, dans le boudin noir.

Le foie et les cartilages, fumés auxcopeaux de cerisier.

L’estomac, simplement salé et grilléau feu de bois, arrosé de jus de citronscultivés sans pesticides au Japonmême.

L’utérus, cuit avec le reste des tripesdans un bouillon de poulet de Hinai,accompagné de moutarde komatsuna etde boulettes de calmar, en garniture denouilles de riz servies avec un jauned’œuf cru – un plat du Myanmarappelé kyey o.

Les pieds de porc, longuementbouillis et bien gélatineux, en ashitebichi d’Okinawa.

Le jarret, mijoté plusieurs heuresavec des légumes racines entiers, enpot-au-feu à la française.

L’échine, en morceaux de la tailled’une bouchée assaisonnés et roulésdans de la fécule de pomme de terre,rissolés à l’huile d’olive, puisaccommodés à l’italienne avec uneréduction de vinaigre balsamique.

Le plat de côtes mis en salaison,revenu avec du cresson, agrémentaitune soupe au miso. Le roulé de porcgrillé préparé à l’avance était servisoit en tranches, soit en garniture denouilles à l’émincé de poireaux. Lereste du plat de côtes, congelé tel quel,

était sauté avec le kimchi mis àmariner cet hiver.

Le filet avait presque entièrementservi à la confection du jambon cru,mais sur les conseils de la femme duboucher, j’avais rapidementébouillanté le reste, puis l’avais coupéen tranches minces et enveloppé dansde fines galettes de riz avec du crabe,des pousses de soja et de la ciboule deChine, en rouleaux de printemps à lavietnamienne. Pour la sauce, je m’étaisprocuré du vrai nuoc-mâm.

Le jambon préparé par mes soinsavait servi à confectionner lessandwichs et garnir la salade depommes de terre. Le morceau surgelé

cru avait été rôti avec l’os et rehausséde pâte de piment parfumée au yuzu. Lereste, haché, donnait du corps à unmâbôdôfu bien relevé au poivre duSichuan. Les derniers morceauxavaient servi à farcir des poivronsverts avec du riz au bouillon, en dolmaturc. Enfin, les toutes dernières miettesétaient venues enrichir des pirojkirusses.

Avec une partie de la poitrine,j’avais préparé du lard pour faire despetits pains aux lardons et au fromage.Grâce au levain naturel, en quelquesorte le dernier cadeau d’Hermès,c’était du bon pain de campagne, à lamie bien ferme.

Les travers de porc, rissolés avecdes oignons et des tomates puis mijotésavec du cola, étaient accommodés àl’américaine. Les parties avec des osavaient été roulées dans la farine etfrites à très haute température, à lafaçon des bouchées de porc à lachinoise.

Le précieux filet mignon, en toutepetite quantité, avait reposé, salé etpoivré, avant d’être sauté avec despetits oignons et de l’ail et ensuite cuitplusieurs minutes à l’autocuiseur avecdes pommes. En dernier, j’avaisrectifié l’assaisonnement au vin blancet servi avec de la crème aigre.

Pour le dessert, il y avait un gâteaude mariage fait maison.

Il n’était pas très beau, mais j’avaisquand même réussi à lui donner unecertaine allure. Pour la décoration,j’avais utilisé beaucoup de fleurssauvages, pissenlits, violettes et roses.Elles étaient toutes comestibles. Mêmema mère qui n’avait plus d’appétit aréussi à en manger.

Pour le thé, j’avais demandé à desmembres de la famille de Kuma,installés à Kyûshû, de m’envoyer desfleurs de robinier. Avec ces fleursflottant à la surface, j’ai pu préparer unthé à l’acacia à l’arôme frais,

parfaitement approprié au repas denoces de ma mère et de Shûichi.

En guise de cadeau de remerciementaux invités, j’avais préparé des ekubomanju. Au sommet du gâteau en pâted’igname fourré d’une purée deharicots rouges, on trace un minusculepoint rouge avec un pinceau trempédans du colorant alimentaire, qui vientrelever la blancheur de l’ensemble. Lapaire de gâteaux, côte à côte dans leurboîte, évoquait ma mère et Shûichi,tête contre tête, souriants.

Faites qu’ils gardent le sourire leplus longtemps possible !

En priant pour que ce soit le cas, unpar un, j’avais soigneusement décoré

les gâteaux de ce point rouge.

Évidemment, je n’avais pas puaccomplir tout cet énorme travail touteseule. Le repas de noces de ma mère etde Shûichi n’aurait jamais vu le joursans la coopération des habitants duvillage. Je ne m’en étais pas renducompte, mais tant ma mère que le barAmour étaient solidement enracinésdans ce petit village de montagne.

Lorsqu’on voyait ma mère, ellen’avait pas besoin de dire quelle étaitsa maladie, on le devinaitimmédiatement. Tous ceux quisouhaitaient lui faire goûter un dernierbonheur s’étaient portés volontaires et

avaient gracieusement participé à lapréparation de la fête.

Tout le monde était aux anges.

Ma mère aussi, comme Shûichi quine la quittait pas un instant, affichait leplus beau sourire que je lui aie jamaisvu.

En réalité, le simple fait d’être làmobilisait toute son énergie et elle nepouvait presque rien manger. Malgrétout, elle contemplait de loin, d’un airpénétré, la métamorphose d’Hermès.

Hermès n’avait pas disparu, loin delà.

Elle avait simplement changéd’aspect.

Dans l’après-midi, je regardais lesrayons du soleil printanier miroiter surles tables couvertes d’assiettes,presque toutes vides, lorsque je l’aisoudain compris.

Mais si je repense davantage à cettejournée, je vais m’effondrer.

Alors, je m’applique à n’y repenserqu’un tout petit peu.

Mes souvenirs les plus chers, je lesrange bien à l’abri dans mon cœur, etje ferme la porte à clé. Pour quepersonne ne me les vole. Pour lesempêcher de se faner à la lumière dusoleil. Pour éviter que les intempériesne les abîment.

Ensuite, très vite, ma mère estmorte.

Elle avait retrouvé son amour dejeunesse qu’elle n’avait jamais oublié,elle s’était mariée et avait vécuquelques semaines avec lui, peut-êtrela soif de vivre l’avait-ellecomplètement quittée. Peut-être sonâme avait-elle considéré que c’étaitsuffisant.

Jusqu’au tout dernier instant, elle aété une jeune mariée magnifique, etheureuse.

Ne sachant pas quoi lui offrir pourl’accompagner au paradis, j’ai déposé

mon carnet dans son cercueil. Ilcontenait principalement des bribes deconversation avec les convives durestaurant, mais aussi les traces desrares et précieux échanges entre elle etmoi. Si j’étais incapable de parler, jevoulais, au moins, que mes mots lasuivent.

Dans la maison, il ne restait plusque Papy hibou et moi.

Tous les soirs, sans faute, ce quis’était passé cette nuit-là me revenait.La nuit précédant le repas de noces.

Je m’en voulais. Mon regretsurpassait peut-être même le chagrinque me causait la mort de ma mère, ilétait plus lourd et plus profond.

Pourquoi, à ce moment-là, alorsqu’elle m’en suppliait, n’avais-je pasété capable de lui parler ?

Lâche, dégonflée, hypocrite !

La voix de ma consciencem’insultait, me torturait sans cesse.

Je savais qu’il ne servait à rien deregretter le passé, mais je ne pouvaispas m’empêcher d’y repenser. Je nereverrais plus jamais ma mère. Mêmesi, à l’avenir, je retrouvais ma voix,elle ne pourrait pas l’entendre.

La nuit, tant que Papy hibou n’avaitpas annoncé minuit, il m’étaitimpossible de m’endormir.

Depuis la mort de ma mère,L’Escargot était fermé.

Ce jour-là, je suis allée distribuer àses amis et connaissances et aussi àtous ceux qui avaient bénévolementaidé à organiser la fête le fameuxjambon cru confectionné avec le filetd’Hermès.

C’était la dernière volonté de mamère.

Kuma m’a emmenée dans sacamionnette chez ceux qui habitaientloin et je suis allée avec l’escargotchez ceux du voisinage ; j’ai renduvisite à tout le monde dans la journée.

La saison, laissant mon cœur enplan, progressait à toute allure. Lescerisiers en fleurs de la ferme, tousleurs pétales envolés, étaient couvertsde feuilles vivaces, bien vertes. Maismon cœur rempli d’un grand viderestait de marbre même devant lesarbres vigoureux de la forêt, pareils àdes brocolis aux couleurs vibrantesrapidement blanchis à l’eau bouillante.

Pour la première fois depuislongtemps, je suis allée chez Shûichi.Au regard de l’état civil, il étaitmaintenant mon père, mais ma mère etlui m’avaient demandé de continuer àl’appeler comme avant. Cetappartement, proche de l’hôpital quil’employait, il l’avait acheté pour y

vivre avec ma mère. Sans doute enprévision des soins qu’ellenécessiterait, toutes les pièces étaientadaptées aux personnes à mobilitéréduite et, dans le couloir comme dansla salle de bains et la cuisine, desrampes avaient été fixées pour faciliterles déplacements.

Shûichi, sa chevelure devenue touteblanche, vieillissait à vue d’œil. Celane m’étonnait pas. En quelques mois àpeine, il avait goûté à toutes lesvicissitudes de l’existence.

Je me suis profondément inclinéedevant lui et je lui ai tendu le paquetde jambon cru en y mettant tout moncœur.

Sur son insistance, j’ai accepté deprendre une rapide tasse de thé. Laconversation a porté sur ma grand-mère.

Je l’ignorais totalement, mais elleaussi, semblait-il, comme la Favorite,avait été la maîtresse d’un hommepolitique, aujourd’hui décédé. Lorsquema mère était encore toute petite, magrand-mère s’était éprise de cethomme marié et père de famille, et,abandonnant son enfant, elle avaitquitté la maison pour s’enfuir avec lui.De ce fait, ma mère connaissait trèspeu sa propre mère, elle avait passéson enfance baladée entre les membresde la famille et diverses institutions. Etc’était pour éviter à sa fille de subir le

même sort qu’elle avait ouvert le barAmour, qui lui permettait de travaillerprès de chez elle.

Voilà pourquoi ma grand-mèrem’avait tant choyée, reportant sur moil’amour qu’elle n’avait pu donner à sapropre fille. Si je l’avais su plus tôt, jeme serais peut-être mieux entendueavec ma mère.

Ce soir-là, fatiguée d’avoirrencontré tant de gens, j’avais pris monbain plus tôt que d’habitude et j’étaisdéjà au lit.

L’Escargot n’avait pas rouvert, jene l’envisageais même pas. J’allais

peut-être tout simplement le fermer.

Maintenant que ma mère n’était pluslà, je ne voyais plus aucune raison derester au village. Depuis sa mort, jevégétais.

Perdue dans mes réflexions, jem’assoupissais lorsque, commed’habitude, Papy hibou s’est mis àhululer.

Désormais, il était en quelque sortema seule famille.

Entendre sa voix une fois par jour àheure fixe suffisait, comme lorsquej’étais enfant, à m’apaiser un peu et àme préparer à m’endormir pour debon.

Hou, hou, hou, hou… Commetoujours, son rythme était parfaitementrégulier.

Mais alors que je venais de compterle neuvième hululement, soudain, Papyhibou s’est tu.

Et j’ai eu beau attendre, il n’a paspoussé son dixième cri.

Que lui arrivait-il ? S’était-il passéquelque chose au grenier ? Et si c’étaitun serpent qui se serait glissé àl’intérieur, puis autour du cou de Papyhibou…

J’ai scruté le plafond.

Dans mon souvenir, une pareillechose ne s’était jamais produite.

Subitement, l’inquiétude m’aenvahie. Seule au monde. Voilà lesmots qui tombaient du plafond, fondantdroit sur moi.

Un frisson m’a parcouru l’échine etj’ai vraiment cru que mon cœur allaits’arrêter.

Papy hibou était la divinitéprotectrice de cette maison et ma mèrem’avait formellement interditd’essayer de le voir.

Donc, jusqu’à présent, je n’étaisjamais allée au grenier. Mais là, il yavait urgence. Si jamais Papy hibouétait en danger, il était de mon devoirde lui porter secours.

J’ai enfilé par-dessus mon pyjamala robe de chambre à fleurs que mamère aimait tant et j’ai sorti une lampede poche du sac d’urgence toujoursposé à mon chevet. La lampe à la main,je me suis glissée dans le placard etj’ai précautionneusement soulevé latrappe qui menait au grenier.

Et là, j’ai été sidérée.

Car ce qui m’attendait au greniern’était pas un vrai hibou, mais unréveil en forme de hibou.

Timidement, j’ai tendu la main versPapy hibou.

Il avait la texture froide duplastique. Lorsque je l’ai soulevé, sa

légèreté m’a surprise. Pour moi quiavais toujours imaginé un hibou vivant,dont l’image était fermement implantéedans mon esprit, cette découverte étaitaussi irréelle que les images d’un rêve.

En regardant mieux, j’ai vu unelettre posée sous Papy hibou. Soudain,j’ai repris mes esprits. C’étaitsûrement une lettre de ma mère.L’enveloppe portait, d’une écriture queje connaissais bien, les mots PourRinco.

La lettre à la main, je suis sortie duplacard et j’ai vite allumé le néon dema chambre.

J’ai coupé le bord de l’enveloppeavec des ciseaux en faisant bien

attention à ne pas abîmer la lettre, puisje l’ai sortie, l’ai lentement dépliée etj’ai commencé à lire.

Chère Rinco,

Si tu lis cette lettre, c’est que tusais, n’est-ce pas ? Pardon. Jen’avais pas l’intention de te mener enbateau, mais voilà, Papy hibou, enréalité, c’est un réveil. Mais réfléchisun peu : crois-tu vraiment qu’unhibou pourrait hululer avec une tellerégularité, exactement douze fois àminuit, et en plus, tous les soirs sansfaute ? Tu es vraiment trop bête ! Tout

de même, je n’imaginais pas qu’à tonâge, tu croirais encore à l’existencede Papy hibou. Comme c’est moi quil’ai inventé, ça me fait plutôt plaisir,mais bon.

Pour tout t’avouer, autrefois,quand tu étais petite, ça me faisaitmal au cœur de te laisser seule à lamaison, voilà comment l’idée m’estvenue. J’ai toujours changé les piles,mais je ne pourrai plus le faire depuisl’au-delà, même avec l’énergie qui estla mienne, alors j’ai décidé de passeraux aveux.

Mais dis-moi, quand est-ce que çaa mal tourné entre nous ?

Une fois qu’il y a des nœuds,comme ils sont difficiles à défaire !

Moi qui t’aime de tout mon cœur,pourquoi n’ai-je pas réussi à te lemontrer ? Peut-être que, dans unrecoin de mon cœur, la pensée que tun’étais pas l’enfant de celui quej’avais le plus aimé ne m’a jamaisquittée. Je t’en demande pardon.Vraiment.

Mais je ne regrette pas de t’avoirmise au monde. Sans toi, je n’auraispas vécu, et je n’aurais pas retrouvéShû non plus.

Rinco, tu es bien plus mignonne etadorable que tu le crois. Alors, il fautque tu aies davantage confiance en

toi ! Tu t’es fait plaquer par ton petitcopain, la belle affaire ! Tu es madigne fille et tu vas en faire tournerdes têtes, c’est sûr.

Et puis, le repas que tu m’aspréparé, c’était vraiment bon.

Merci beaucoup. C’est sincère, tusais.

Je crois qu’Hermès aussi étaitheureuse. Si elle m’attend aux portesdu paradis, je supporterai mieux dene plus voir ma fille et mon mari.

Tu t’es drôlement donné du mal,hein ? Quel travail ça a dû être !

Telle que je te connais, je suiscertaine que tu n’as pas rouvert

L’Escargot, n’est-ce pas ?

Tu n’as plus tes parents, la maisonest maintenant à toi, alors tu n’asplus besoin de travailler… ne vasurtout pas penser ça. Tu me doisencore une partie de l’argent que jet’ai prêté pour l’ouverture. Rends-le-moi jusqu’au dernier sou, s’il te plaît!

Mets-le dans une bouteille dechampagne vide (si possible, duCristal Rosé) et enterre-la dans lepotager. Parce que j’irai la chercherquand je renaîtrai.

Rouvre immédiatement lerestaurant !

Tu es douée.

Grâce à ta cuisine, tu peux donnerdu bonheur aux autres.

Continue.

Puisque tu as ce don qui ne m’apas été accordé, fais-en bon usagesans gaspiller la moindre minute.

Tu n’as aucune raison de tedévaloriser, Rinco. Tu es jolie,intelligente et excellente cuisinière,tu es faite pour être aimée.

C’est moi qui te le dis, et j’en ai vupasser des gens en plusieurs dizainesd’années, alors crois-moi. Tu ne m’asjamais crue quand je prédisais

l’avenir, mais je voyais souvent juste,tu sais.

Bombe le torse et marche la têtehaute.

Plante fermement tes deux piedssur terre et respire profondément.

Une fille têtue comme toi doitdavantage sortir, connaître l’amour etélargir son horizon.

Le monde est bien plus vaste que tune l’imagines, et si on veut, on peutaller partout. Si tu veux manger del’hippopotame, en Tanzanie ouailleurs, c’est à portée de main !

C’est sans doute le derniermessage qu’il m’est donné d’adresser

à ma fille unique.

Nous ne nous sommes jamais bienentendues et je n’ai pas su m’occuperde toi comme une vraie mère, maispour me racheter, je mettrai toutemon énergie à te protéger de là-haut.Je serai toujours à tes côtés, alors net’en fais pas. Chagrin d’amour n’estpas mortel !

Une dernière chose : l’Amour dubar Amour n’est pas celui auquel tupenses, c’est le fleuve qui coule enRussie.

Tous les deux, on s’était promisd’aller voir le fleuve Amour pournotre voyage de noces. Quand on étaitau lycée. Quand j’y repense, on

faisait de sacrés lycéens, avec desdrôles de goûts, mais à l’époque, on ytenait vraiment. Tu as déjà vu unecarte postale du fleuve Amour ? Cepaysage me fascinait. C’est pourquoij’ai demandé à mon mari d’ydisperser mes cendres, un jour. Tu esd’accord, n’est-ce pas ?

Au bout du compte, nous n’avonspas pu réaliser ce rêve pour notrevoyage de noces, mais comme j’ai faitle tour du monde grâce à ton repas, jesuis to-ta-le-ment satisfaite.

Vraiment, vraiment merci. Je suisheureuse de t’avoir pour fille.

Et il faut que je te dise quelquechose, avant d’oublier.

Dans le réfrigérateur de la cuisine,il y a ton cordon ombilical.

Les choses importantes, il faut lesmettre au frigo. Comme ça, quand onen a besoin, il suffit de les passer aufour à micro-ondes, en général, çafonctionne bien.

Enfin, un cordon ombilical, ça nesert pas à grand-chose, mais bon.

C’est juste la preuve irréfutableque tu es ma fille.

Rinco, tu pensais que je n’étais pasvraiment ta mère, n’est-ce pas ? Denos jours, avec un test ADN, on peuten avoir le cœur net tout de suite.

La façon dont tu as été conçue, ça,tu le sauras quand on se retrouveraici.

On dit qu’il faut partir en laissantplace nette, n’est-ce pas ?

C’est la première et dernière vraielettre que je t’écris.

Pardon d’avoir été une mauvaisemère.

Il y a encore une chose dont je doisabsolument te parler.

Le rin de Rinco, ce n’est pas celuide furin, l’adultère. Tu crois vraimentqu’une mère serait capable d’appelerson enfant comme ça ? Cette histoire,c’était juste pour donner le change.

En réalité, c’est le rin de rinri, lamorale. Je t’ai appelée ainsi parceque je souhaitais du fond du cœur quetu ne mènes pas une vie fantasquecomme moi. Je voulais que tu soissérieuse et appliquée, avec un solidesens moral.

Et c’est ce que tu es devenue, pourma plus grande joie.

Alors, fais honneur à ton prénom etcontinue à avancer fièrement.

Allez, si jamais on se rencontrequelque part un jour, ne fais passemblant de ne pas me voir.

De la part de ta mère qui a menéune vie déréglée, mais qui, à la fin, a

été heureuse,

Ruriko

La lettre froissée dans ma mainserrée, j’ai dévalé l’escalier, courujusqu’à la cuisine plongée dansl’obscurité, et j’ai ouvert la porte dufrigo de toutes mes forces.

Du curry, qui datait d’on ne saitquand. Une banane toute noire. Unepart de gâteau entamée. Il y avait mêmedes crayons gras cachés entre lesdenrées alimentaires.

Au milieu de tout cela, j’ai trouvéquelques photos de moi petite.

Mon visage d’enfant aux couleursfanées, couvert de givre, était, à ma

grande surprise, orné d’un largesourire.

J’avais un jour souri ainsi à mamère, je le réalisais pour la premièrefois de ma vie.

Du plus loin que je me souvienne,mon cœur avait été dominé par l’imageécrasante de la « mauvaise mère ».Avant même de m’en rendre compte,j’étais déjà entrée en rébellion contreelle. Et alors, j’ai enfin compris.Pourquoi, dans mon album de photos,il n’y avait pas un seul cliché où jesouriais. Pourquoi, ici et là, comme sides vers l’avaient rongé, il restait lestraces de photos arrachées.

Une grosse larme a roulé sur majoue d’enfant et est tombée en faisantun petit bruit.

Après avoir littéralement vidé lefrigo, tout au fond, est apparue unepetite boîte qui semblait correspondre.Elle avait viré au marron ; elle neportait aucune indication.

Retenant mon souffle, j’aidoucement soulevé le couvercle.

Dedans, semblable à un moxaconsumé, reposait un cordon desséché.

Maman…

Je l’ai appelée de ma voix éteinte.

M’entendait-elle ?

Maman, tu seras toujours ma mère.

Il y a ce qui a disparu pour toujours.

Mais qui, néanmoins, demeureéternellement.

Et puis il y a aussi, si on chercheavec ténacité, tout ce qu’on peutconquérir, toutes ces choses qui nousattendent.

Je me suis agenouillée sur leplancher froid de la cuisine.

Au creux de ma main, je serraistendrement le cordon ombilical quinous reliait, ma mère et moi.

En principe, on aurait pu croire quetout était résolu, mais le regret, commeune arête coincée au fond de ma gorge,ne voulait pas passer.

Je n’avais plus goût à rien.

Le début de l’été s’annonçait etL’Escargot était toujours fermé, seul letemps s’écoulait vaguement, passantau-dessus de moi, imperturbable.

Et puis, je ne faisais plus de vraisrepas.

Je ne voulais plus voir de sang, nien manger.

Je me nourrissais de préférenced’aliments sans vie.

Mon corps avait bizarrement maigri,ma peau était rugueuse.

Mais je m’en fichais.

La plupart de mes repas secomposaient de plats tout prêts,certains jours, il m’arrivait même demanger des nouilles instantanées matin,midi et soir.

Du coup, j’étais passée experte dansl’art de cuisiner ce genre de plats. Àtel point que j’aurais pu, sans mentir,me présenter comme « spécialiste enplats tout prêts ». Dans les placards dela cuisine de ma mère, il restait encoredes montagnes de paquets de nouillesinstantanées à la date de péremptiondépassée.

Les plats préparés, dénués de toutlien affectif ou émotif, étaient, dansmon état d’hyperémotivité, lameilleure des nourritures.

Ma mère aussi s’était peut-êtrenourrie presque exclusivement de platstout prêts pour ne rien ressentir, ne rienpenser.

Les rares fois où je cuisinais, toutce que je préparais avait toujours mongoût. Comme la pieuvre qui mange sespropres tentacules pour se remplirl’estomac, ou comme le chat qui selèche les parties génitales, laconscience de ce que je mangeaism’échappait totalement. Un repas,c’est parce que quelqu’un d’autre le

prépare pour vous avec amour qu’ilnourrit l’âme et le corps.

C’est arrivé par une de ces journéesfloues, un après-midi ensoleillé.

Soudain, boum ! un coup sourd aretenti contre une des vitres.

Surprise, je me suis retournée : surla vitre sale, la trace d’un impact.

Inquiète, je suis prudemment sortiede la maison. Un pigeon était étendudans les herbes hautes.

Il saignait du cou.

Je me suis approchée, mais lepauvre était déjà mort.

Pensant l’enterrer au pied du figuier,je me suis accroupie pour prendredélicatement son cadavre entre mesmains. Lorsque je trouvais un insecte,un petit animal ou des fleurs fanées, jepriais toujours ainsi pour leur repos.Les yeux et les ongles d’Hermèsreposaient aussi au pied du figuier.

Et alors, portée par la brise tiède, lavoix de ma mère m’a parlé à l’oreille.

Personne ne doit mourir en vain.

C’est vraiment ce que j’ai cruentendre. Sans le moindre doute,c’était la voix de ma mère quand elleétait encore en bonne santé.

Hein ? J’ai vite regardé autour demoi.

Si possible, rien qu’une seule fois,j’aurais aimé que ma mère me serrefort dans ses bras.

Mais ce bref instant devait resterunique, et la voix de maman, comme dela fumée, a disparu au loin dans laforêt.

Tout ce qui me restait, c’était ladépouille du pigeon.

Subitement, il m’a semblé que cepigeon, c’était ma mère.

Les pigeons d’ici, à la différence deceux des villes, n’avalent rien demauvais, ce sont des pigeons sauvages

qui se nourrissent d’insectes et leursaveur est délicieuse, Kuma me l’avaitexpliqué un jour. Cela m’est soudainrevenu à l’esprit.

Le corps du pigeon tendrementpressé contre ma poitrine, je me suisrelevée.

Il était encore chaud.

Ma mère ne pouvait pas être morteen vain.

J’ai vite pris la clé de L’Escargot,je suis allée dans la cuisine et, pour lapremière fois en plusieurs mois, j’airempli d’eau un fait-tout et je l’ai mis àchauffer.

J’ai plongé le pigeon dans l’eaubouillante, l’ai soigneusement plumé.

J’ai incisé l’abdomen et l’ai farciavec les abats et des herbesaromatiques, j’ai salé et poivré puis,après un temps de repos, je l’ai faitrissoler avec de l’ail ; une fois biendoré, il ne restait plus à mon pigeonsauvage qu’à rôtir longuement au four.

Oubliant l’heure, je me suis jetée àcorps perdu dans la cuisine.

Lorsque je suis revenue à moi et quej’ai regardé par la fenêtre, c’était déjàla fin de l’après-midi. Sous les feux dusoleil couchant, un instant, le paysageentier m’est apparu comme recouvertd’une bonne couche de marmelade. Le

palmier chanvre qui poussait près del’entrée, illuminé par les rayons dusoleil déclinant, étirait sa longueombre. Le four laissait s’échapper unfumet délicat.

Dans une dizaine de minutes, lepigeon rôti serait prêt.

J’ai recouvert la table deL’Escargot d’une nappe en lin blanctoute neuve, parfaitement amidonnée.J’ai ouvert une bouteille d’Amarone,un excellent vin rouge préparé avecdes raisins séchés à l’ombre que jepensais servir un jour à des clients, etj’en ai lentement rempli un grand verreà vin rouge au calice très large.

Sa robe d’un vif rouge sang brillaitcomme un rubis à la lumière. Les yeuxfermés, je l’ai respiré, son arôme étaitsomptueux, fruité.

Ma mère avait emprunté le corpsd’un pigeon et avait fait l’impossiblepour me transmettre un message, j’enétais convaincue.

J’ai sorti les couverts, unefourchette et un couteau en argent bienlourds en main.

En attendant que le pigeon sauvagefinisse de cuire, j’ai mouillé d’un peude vin les sucs de cuisson, que j’ai faitréduire, puis j’en ai nappé le pigeonrôti. Je l’ai aussitôt disposé surl’assiette, que j’ai portée à table.

Ma mère m’avait redonné goût à lacuisine.

Après avoir poliment dititadakimasu en silence, j’ai piqué dema fourchette le pigeon sauvage qui, ily a quelques heures encore, volait dansle ciel. Du jus rouge a jailli d’entre lesfibres de la chair. Avec mon couteau,j’ai coupé un morceau, que j’ai porté àma bouche encore fumant. Le jus deviande au puissant goût de nature s’estlentement répandu dans ma bouche.C’est arrivé au moment où j’ai dégluti.

Non, je devais faire erreur…

Après m’être calmée en reprenantune gorgée de vin rouge, j’ai mangéune nouvelle bouchée du pigeon rôti.

Avec un peu de retard, comme quandon appuie sur les touches d’un vieilorgue à moitié cassé, ma voix a obéi.

Mmm…

Enfin, ma voix était de retour dansmon corps !

C’était comme si un filinextricablement enchevêtré dans monestomac se démêlait enfin et sortait demon corps par ma bouche. Comme siun rayon de soleil s’était à l’instantglissé dans une cabane à outils restéefermée pendant des dizaines d’années.

C’est bon !

Ma voix a fait vibrer ma gorge,délicatement frôlé ma langue et, en un

souffle léger, a quitté mon corps pours’envoler vers le monde exquis où setrouvait ma mère.

Merci !

Je l’ai dit à maman, à voix haute. Dema voix qui résonnait à mes oreillespour la première fois depuislongtemps.

J’ai fini le pigeon rôti, sans enlaisser une miette. En mangeant, j’aisoudain eu l’impression que ma mèrepartageait mon repas. Avec les doigts,j’ai grignoté la viande sur les os. J’aiaussi fini la bouteille de vin rouge. Leminuscule cœur du pigeon s’estdissous, lentement mais sûrement, dansmon souffle. Hermès et le pigeon

sauvage se sont unis dans mon corps.J’ai repris goût à la vie.

Je ne devais pas abandonner lacuisine.

Cette certitude m’habitait.

Alors, j’ai décidé de recommencerà cuisiner pour de bon.

De cuisiner pour faire plaisir à ceuxqui m’entourent.

De cuisiner pour apporter la joie.

De continuer à rendre les gensheureux, même un tout petit peu.

Ici, dans cette cuisine unique aumonde, celle de L’Escargot.

Achevé d’imprimer

sur les pressesde l’imprimerie

Novoprint – Espagne

Dépôt légal : septembre 2013