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LE REGARD LIBRE Journal d’opinion Janvier 2017 | N° 23 | www.leregardlibre.com | La rédaction vous souhaite une belle année 2017 Le Regard Libre défend une société libérale, humaniste et républicaine. Son but principal consiste à promouvoir la culture et le débat d’idées. La revue est mensuelle. Pour vous abonner à nos éditions papier (100.- CHF / an), veuillez nous envoyer un courriel à l’adresse [email protected]. 02 L’éditorial : « Westworld » | 03 L’entretien : Rencontre avec Armand Dus- sex | 06 Philosophie : La théorie de la vallée dérangeante | 09 Littérature : « Jours fastes », deuxième épisode | 14 Economie : Le salaire minimal, une fausse bonne idée ? | 18 Forum : Noël redonne confiance dans l’être humain Hubert-Félix Thiéfaine a achevé son gigantesque « VIXI Tour » étalé sur deux ans (Page 16) Suivez votre journal mensuel sur les réseaux sociaux et sur notre site www.leregardlibre.com © ParisNightLife

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LE REGARD LIBREJ o u r n a l d ’ o p i n i o n

Janvier 2017 | N° 23 | www.leregardlibre.com | La rédaction vous souhaite une belle année 2017

Le Regard Libre défend une société libérale, humaniste et républicaine. Son but principal consiste à

promouvoir la culture et le débat d’idées. La revue est mensuelle. Pour vous abonner à nos éditions

papier (100.- CHF / an), veuillez nous envoyer un courriel à l’adresse [email protected].

02 L’éditorial : « Westworld » | 03 L’entretien : Rencontre avec Armand Dus-

sex | 06 Philosophie : La théorie de la vallée dérangeante | 09 Littérature :

« Jours fastes », deuxième épisode | 14 Economie : Le salaire minimal, une

fausse bonne idée ? | 18 Forum : Noël redonne confiance dans l’être humain

Hubert-Félix Thiéfaine a achevé son gigantesque « VIXI Tour » étalé sur deux ans (Page 16)

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02 L’éditoriaL

« Westworld », une série qui pose des questions

Jonas Follonier, rédacteur en chef

Westworld, une série télévisée produite par HBO (auxquels nous devons le succès plané-taire Game of Thrones) et dont la première saison a été diffusée en 2016, n’est pas une série comme les autres. Elle ne se concentre ni sur des histoires de sexe ou d’amourettes, ni sur des intrigues policières qui se ressemblent toutes. Non, elle pose avant tout des questions philosophiques.

Cette série futuriste dérivée du film Mond-west (1973) met en scène un parc d’attraction animé par des androïdes et proposant aux vi-siteurs de s’immerger dans le contexte du far-west. Ce décor permet au téléspectateur de se confronter au futur très présent des robots et de se demander s’ils ont une conscience, s’ils sont vivants, ou encore si leurs émotions sont aussi vraies que les nôtres ou s’il s’agit de pseudo-émotions.

La série va encore plus loin : à travers le per-sonnage de Ford, le directeur du parc, elle nous invite à remettre en question l’idée selon laquelle nous-mêmes, êtres humains, aurions une conscience. De plus, existe-t-il quelque chose comme un esprit, une âme, ou est-ce que tout est physique, comme l’affirment les tenants du physicalisme, une doctrine philo-sophique contemporaine ?

Outre son parfum de théorie des mondes pos-sibles à la David Lewis, Westworld s’inscrit enfin dans une démarche réflexive : les scéna-ristes du parc font écho aux scénaristes de la série et dotent ce genre télévisé majeur d’une dimension bienvenue, celle de l’auto-critique. Pour toutes ces raisons, je ne peux que recom-mander de devenir addict à Westworld.

Ecrire à l’auteur : [email protected]

© HBO Canada

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03 L’entretien

Rencontre avec Armand Dussex

Des propos recueillis par Loris S. Musumeci

Dans votre ouvrage Tendi Sherpa, plus haut que l’Everest, vous écrivez que l’histoire de Tendi Sherpa « n’est pas banale » et que « celle de ses ancêtres est également remarquable ». Pourquoi ?

La famille de Tendi est effectivement parti-culière. Elle a vécu une première étonnante migration dans les années septante, qui ne provoqua pas seulement un changement de localité, mais un véritable nouveau mode de vie. Ils ont abandonné leur terre, marchant cinq jours durant avec tout leur bétail, pour des motifs, en grande partie, religieux. Là où ils vivaient avant, le monastère était aban-donné de tout office car aucun lama (religieux du bouddhisme tibétain) ne s’y trouvait. Moi-même, en 2000, j’ai voulu parcourir ce chemin de migration afin de mieux connaître l’histoire de la famille Sherpa. Aussi, Khamsu, père de Tendi, fut l’acteur d’un second déplacement avec sa femme et ses enfants : celui vers Kath-mandou, dans le but de devenir guide de mon-tagne. Voilà pourquoi l’histoire des Sherpa, et

par là celle de Tendi, est absolument remar-quable.

Tendi, par son éducation et sa percée phénoménale dans le monde de l’alpinisme, est-il porteur d’une évolution sans précédent dans sa famille ?

Tendi fut le premier à lire, à écrire, à s’ouvrir au monde. A ce propos, un autre grand tour-nant bouleversera le mode de vie des Sherpa prochainement, et cela passera par leurs as-siettes. Je me rendrai chez mes amis népalais en mars pour leur enseigner la culture des légumes qui n’est encore que très peu déve-loppée. En effet, leur alimentation en céréales et racines est bien pauvre. Nous y étudierons un système de permaculture et y installerons des serres. Par cela également, Tendi sera pro-tagoniste d’un progrès inédit, qui intéressera graduellement toute la région.

Tendi marque-t-il un tournant dans l’alpinisme népalais ? Suite p. 4

Armand Dussex est alpiniste et passioné de montagne. Il fut longtemps gardien de la cabane des Audannes. Egalement fondateur du Musée valaisan des bisses, à Anzère, il marque là aussi son attachement à la culture. Ce sont en effet son amour de la montagne ainsi que sa soif iné-puisable de découverte qui le poussèrent à partir au Népal, il y a quelques années de cela. Il s’y lia d’amitié avec la famille Sherpa, de l’ethnie du même nom. Armand Dussex raconte, dans cet agréable ouvrage Tendi Sherpa, Plus haut que l’Everest, l’histoire de ses compagnons de l’autre bout du monde, en posant un accent particulier sur son cher Tendi, devenu guide de renom dans la région de l’Himalaya. L’alpiniste écrivain a aussi réalisé d’autres livres, toujours en rapport à la montagne, tels que Des bisses et des hommes. Rencontre à Sion.

« Tendi Sherpa, plus haut que l’Everest »

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04 L’entretien

Ce jeune a toujours témoigné d’un esprit très éveillé. Lorsqu’il était venu en Valais sous mon invitation, il avait découvert des manières to-talement différentes d’envisager la montagne : comme travail mais aussi comme loisir. Par sa curiosité, il n’a pas hésité à s’y intéresser en vue d’importer de telles coutumes chez lui, et devenir un alpiniste d’exception. Tendi s’est aussi attentivement penché sur les techniques de sauvetage, précieuses pour développer chez lui un tourisme de confiance et de qualité. En considération de son ouverture passionnée à la nouveauté, je lui ai même proposé de passer l’examen pour obtenir le brevet international de haute montagne (UIAGM). Ses amis le lui déconseillèrent, jugeant ce papier sans utilité. Tendi a malgré tout suivi les cours de guide et s’en trouve à présent bien ravi. Peu à peu, plu-sieurs de ses collègues désirent aussi se doter d’une formation complète de montagne. Voi-là un des véritables tournants de l’alpinisme népalais. Ce peuple comporte néanmoins déjà l’élite des guides pour les diverses régions de l’Himalaya, à savoir l’Inde, le Tibet et le Né-pal.

Vous qui êtes montagnard depuis une vie, qu’avez-vous en commun, face à la montagne, avec Tendi ?

J’évoquerais plutôt la différence fondamentale que Tendi et moi-même avons face à la mon-

tagne : ce qui nous a poussés à l’aimer. Pour moi, ce fut le sport et le plaisir ; pour mon ami, le travail. En un second temps, j’ai travaillé par la montagne et lui a appris à considérer la montagne comme loisir. Aujourd’hui, Ten-di et ses compagnons partent en course pour la simple et bonne joie de la montagne, chose inconsidérable pour la génération de Khamsu.

Quelle est la place de la religion dans la vie de Tendi ?

La religion des Sherpa est le bouddhisme du courant tibétain. Elle se constitue essentielle-ment de la pratique de rituels par la supersti-tion. Influencée de l’hindouisme, ses divinités sont nombreuses et les fidèles ne connaissent guère de rapports intimes avec ces dernières auxquelles il faut prononcer des prières pré-cises sans s’étaler à la spontanéité. Cela ne signifie pas du tout que la religion n’est pas précieuse à leur cœur, au contraire ! Tendi et sa famille sont de fait très scrupuleux : ils ne tuent aucun animal, ils travaillent beaucoup sur leurs passions en vue d’une belle réincar-nation, la piété les habite du matin au soir et la compassion demeure une règle de vie, à l’image de Bouddha. A la maison de Kath-mandu, Tendi a réservé la pièce la plus grande à une « Gompa » (chapelle) : il y prie et mé-dite durant de longues heures régulièrement. Suite p. 5

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05 L’entretien

Comment raconteriez-vous votre amitié aux Sherpa ?

J’ai rencontré Khamsu Sherpa par son frère. Autant la relation est restée très superficielle avec ce dernier, autant j’ai éprouvé une sym-pathie toute particulière pour Khamsu. Il a toujours été très attachant, nous avons beau-coup partagé au Népal, comme en Suisse, grâce à toutes les fois qu’il est venu chez nous. En conséquent, je n’ai pu qu’aimer son fils Tendi, et nos enfants respectifs sont très liés. Il est question de l’histoire d’une amitié simple mais belle.

Espérez-vous dans une continuité à travers les générations avec la famille Sherpa ?

Oui, je souhaite que les liens perdurent. Cela a bien commencé car ma fille a tissé une belle amitié avec Tendi. D’ailleurs, ma petite-fille, l’aînée de cette dernière, s’appelle Dali, comme la maman de Tendi. Mon fils aussi partage cette sympathie népalaise. Il est journaliste et voudrait se joindre à moi lors de la prochaine expédition pour réaliser un documentaire ra-contant la famille Sherpa, avec leur histoire et leur quotidien.

Voyez-vous une proximité naturelle entre les Valaisans et les Népalais ?

Je ne me sens pas culturellement proche des Népalais globalement, en revanche c’est le cas avec la famille et l’ethnie des Sherpa. Ceux sont des montagnards, ils travaillent la terre dans des conditions difficiles, mais sur-tout, quelle ressemblance de mentalité ! Je retrouve chez eux un certain fatalisme bien connu des anciens, dans les petits villages de notre Valais.

Pour en venir au livre, précisément, pourquoi avez-vous choisi de l’intituler « Plus haut que l’Everest » ?

Tendi vise plus que l’Everest, bien que celui-ci soit le plus haut sommet de la Terre. Ten-di œuvre pour l’amélioration du mode de vie de son peuple, pour sa famille. L’accomplis-sement d’un sommet est donc avant tout un moyen et non une finalité.

Vos liens avec la famille Sherpa ont fécondé une agence de trekking et une association humanitaire, « Audan Trekking » et « Nepalko-sathi » respectivement. Quelle est la fonction de chacune ?

L’agence est née d’une volonté d’indépendance par rapport aux autres compagnies locales. Puisque nous partions souvent en expédition, nous avons pensé que la création de notre propre société était plus cohérente. D’autant plus que nous sommes ainsi garants de notre éthique de travail vis-à-vis des porteurs et autres collaborateurs. Beaucoup d’autres or-ganisations qui se sont développées récem-ment méritent cependant d’être également re-connues comme honnêtes, sûres et de qualité.

L’association, elle, est née de la scolarisa-tion de deux nièces de Khamsu venant d’un milieu défavorisé. Puis, plusieurs personnes que j’ai emmenées sur les lieux, touchées par la gentillesse mais aussi par la pauvreté des Sherpa, ont décidé de participer aux fonds que nous avions mis en place pour les aider. Lorsque le nombre de donateurs actifs s’est élevé à vingt, nous avons financé la recons-truction de l’école dans le village de Khamsu. D’autres projets ont évidemment vu le jour de-puis. Par exemple, tous les enfants de la val-lée sont maintenant scolarisés. C’est une belle réussite ; il n’en reste pas moins que beaucoup de travail nous attend encore.

Merci beaucoup de cet entretien.

Retrouvez toutes nos meilleures entrevues sur notre site www.leregardlibre.com.

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06 PhiLosoPhie

La théorie de la vallée dérangeante

Un article de Léa Farine

La vallée de l’étrange, « uncanny valley » en anglais, est une expérience élaborée et pu-bliée par le roboticien japonais Masahiro Mori dans les années septante. Selon lui, plus un objet animé ou non nous ressemble, plus il est susceptible de déclencher un sentiment de familiarité chez l’observateur humain. Par exemple, des objets tels qu’un animal en peluche, un robot industriel, domestique ou humanoïde, suscitent tous une telle impres-sion à des amplitudes différentes. Cependant, à partir d’un certain degré de similarité, situé juste en deçà de la représentation parfaite, le sentiment d’empathie chute brutalement. Le familier, alors, se fait dérangeant. C’est ce qui se passe, toujours selon Mori, quand nous sommes face à des cadavres, des zombies, des robots très bien imités mais dont nous perce-vons les imperfections ou encore, au premier abord, des êtres humains atteints de difformi-té au visage, ou brûlés, par exemple. Dès lors, une tondeuse électrique automatique, un ours en peluche, ou même une figurine informe sur laquelle on a dessiné deux yeux, nous pa-raissent plus familières qu’un zombie, qu’un cadavre ou qu’une prothèse de main qui, pour-tant, nous ressemblent bien plus.

Une expérience pseudo-scientifique

L’expérience est contestée principalement sur un point. Si l’on peut connaître de façon re-lativement sûre et statistique le sentiment provoqué par tel ou tel objet chez un observa-teur, par exemple, si l’on peut constater que

dans un certain pourcentage des cas étudiés, le cadavre provoque une impression de rejet et l’ours en peluche un sentiment de familia-rité, la similarité avec l’être humain est par contre difficilement quantifiable. Le problème se pose, si l’on regarde le graphique, avec la marionnette buraki. Comment peut-on dé-finir si celle-ci a ou non une apparence plus humaine qu’un cadavre ? Peut-être se trouve-t-elle en-deçà et non au-delà de la vallée de l’étrange. De la même manière, le visage de la statue de Bouddha, que Mori considère comme l’expression artistique de l’idéal hu-main, ne nous ressemble pas forcément plus qu’un robot humanoïde.

Le « familier étrange »

Bien que manifestement pseudo-scienti-fique, l’expérience a néanmoins une portée philosophique sur laquelle il vaut la peine de s’attarder. Pour cela, il nous faut reve-nir au concept de « unheimlich », « das Un-heimliche », théorisé par Freud et souvent traduit en français par « inquiétante étrange-té », ce qui est légèrement incorrect. En effet, le mot « heimlich », dont la traduction litté-rale est « secret », renvoie également au mot « Heim », la maison, le foyer. « Unheimlich », alors, qui signifie « bizarre », « étrange », dé-signe en quelque sorte ce qui dérange parce qu’intime, parce que familier, parce qu’ap-partenant à soi. Dès lors, une meilleure tra-duction qu’« inquiétante étrangeté » pourrait être « le familier étrange » ou « le non familier

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intime ». Plus concrètement, « das Un-heimliche » désigne un sentiment d’étrangeté suscité par des éléments qui, normalement, sont ou devraient être familiers mais qui, pour différentes raisons, deviennent bizarres, ou dérangeants. Reprenons l’exemple des zombies, des cadavres ou des fantômes. Ceux-ci engendrent de l’angoisse précisément parce qu’ils sont assez familiers pour être reconnus comme très proches, voire même comme des doubles, mais à la fois renvoient à une peur intime elle aussi, celle de la mort.Toutefois – et c’est la raison pour laquelle l’ex-périence de la vallée de l’étrange détient une importante dimension subjective qui la déva-lue scientifiquement – chez tous les individus, dans toutes les sociétés et toutes les époques,

le rapport à la mort diffère selon que la crainte de cette dernière est plus ou moins refoulée, parce que c’est le refoulement qui constitue la hantise caractéristique du sentiment d’étran-geté. Or les sociétés occidentales rejettent massivement la mort comme composante de la vie – on l’occulte, on la cache sous le tapis. Il y a déni. Mais elle revient, dans une forme de réalité masquée, par exemple quand face à un cadavre, ou un zombie, nous sommes pris d’une impression d’angoisse, ou d’étrangeté. Pourtant, si la mort est universellement triste, sentiment normal et conscient déclenché par le phénomène, elle n’est pas universellement effrayante – dans beaucoup de rites cultuels, certains rites de passage par exemple, on se livre même à des expériences Suite p. 8

© VieArtificielle.com

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potentiellement mortelles justement afin de s’assurer, et d’assurer à la communauté, qu’on a assez de force pour vivre sa vie d’adulte, avec tous les dangers qu’elle comporte.

Peur et refoulement

De manière générale, toute peur ou expérience refoulée, soit par un individu, soit par une so-ciété toute entière, peut revenir sous forme d’un sentiment d’inquiétante étrangeté. Ainsi, ce qui caractérise le plus sûrement et le plus précisément ce sentiment, c’est justement le retour, une forme de hantise par rapport à un élément qui « rappelle de façon répétitive », jusqu’à ce que la peur originelle soit mise en lumière, donc jusqu’à ce que cesse le refoule-ment. A ce moment-là, elle perd son caractère inquiétant pour redevenir familière, puisque connue, identifiée, intégrée. En général, selon Freud, les craintes donnant lieu à un refou-lement sont liées de près ou de loin à la mort ou à la sexualité. J’ajouterais pour ma part que cette grille de lecture, bien que contes-table sur certains points de détails, semble adéquate puisque comme les autres animaux, nous sommes mus avant tout par le désir de

vivre et de nous reproduire.

L’inconnu en nous-mêmes

Pour en revenir à l’expérience de Mori, à la lumière de ce qui vient d’être dit, je pense que son intérêt réside non pas en ce qu’elle iden-tifie ce qui appartient ou non à la « vallée de l’étrange », parce que rien n’y appartient ou alors de manière non définitive, mais au-de-çà, en ce qu’elle nomme ce lieu hanté qui, individuellement ou pour la société toute en-tière, constitue la sombre fosse où évoluent les spectres situés à la lisière de nos consciences – spectres qui peuvent prendre une infinité de formes différentes. Dès lors, l’angoisse, la peur, ne sont le plus souvent pas liées au monde ex-térieur ou à l’autre, mais, au contraire, à l’in-time, à soi, à l’inconnu en nous-mêmes. C’est pourquoi ces dernières sont irrationnelles et doivent être reconnues comme telles, inté-grées, afin de permettre une progression vers une conscience de plus en plus approfondie. La liberté, réelle, éclairée, ne me semble pas se composer d’autre chose que cela.

Ecrire à l’auteur : [email protected]

Elias Jutzet est des-

sinateur de presse au

Regard Libre depuis

février 2016. Retrou-

vez ses dessins et ceux

de Lucas Haussener

sur notre site internet

leregardlibre.com

dans l’onglet « Le

journal », puis « Des-

sins de presse ».

N’hésitez pas à lais-

ser un commentaire

au bas de la page pour

nous soumettre vos

avis sur les dessins.

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09 Littérature

Un article de Loris S. Musumeci

Fatigue et paix pour un amour particulier

« Bientôt quand d’absurdes événements d’un monde que nous ne voulons pas connaître auront pris fin… nous sentons déjà les batte-ments de notre cœur impatient. »

Corinna Bille et Maurice Chappaz, bien que protégés par les frontières helvétiques, se connaissent dans un contexte guerrier. Ce-lui-ci n’est pas le principal contenu de ces deux premières années de correspondance, et pourtant, discret, il se ressent, surtout chez Maurice qui est plus concerné par l’affaire, mobilisé comme lieutenant dans l’infanterie de montagne. « Nous sentons déjà les batte-ments de notre cœur impatient » fut choisi pour titre de cette première partie : la guerre y est dénoncée, l’amour finement suggéré. En ce début d’échange épistolaire, les deux jeunes

ne se sont effectivement pas encore révélés leur flamme. Il y a alors un mot qui marque toute la séduction masculine : « notre cœur ». Aux yeux de l’amoureux, ils ne sont qu’un. Que leur poitrine commune batte au rythme des bombes, c’est bien l’un de ces « absurdes événements » qu’il vaudrait mieux ne point connaître. Ce qui importe réside néanmoins dans l’unicité même de ce cœur, promise ici par Maurice. Les difficultés toqueront, par-fois violemment, à la porte des éternels vieux amants. Envers et contre tout, ces derniers marcheront cependant, s’avouant leurs res-pectives faiblesses, leurs mutuels espoirs.

Ils chercheront à se comprendre, et le but sera souvent manqué. Heureusement, l’amour ne semble pas incompatible à l’incompréhen-sion : Suite p. 10

Jours fastes | épisode 2 / 6

« Nous sentons déjà lesbattements de notre cœurimpatient », Février 1942 – décembre 1943

Suite à l’entretien de novembre 2016 avec Pierre-François Mettan pour ouvrir la présente série, Jours fastes est présenté ici sous son premier chapitre : « Nous sentons déjà les battements de notre cœur impatient ». Cette partie s’étend du 8 février 1942, treize jours après la rencontre des deux écrivains, au 30 décembre 1943. Corinna Bille et Maurice Chappaz commencent à s’écrire pour la vie, continuellement, se racontant les banalités quotidiennes, les misères du monde, les amertumes de leurs douces amours ainsi que les joies familiales, jusqu’en 1979, année du décès de la conjointe. Cette correspondance a le rare prestige d’être complète car elle recouvre, dans un style délicieux, les questions tant amicales qu’amoureuses, littéraires ou voyageuses du couple. Il est donc moins opportun de relater les faits biographiques que de s’arrêter sur la va-riété du type de propos et d’en apprécier l’écriture soignée. C’est à la découverte des plus beaux et intéressants passages parsemés dans les lettres des deux amants, que cet article est consacré.

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10 Littérature

« Par moments, et c’est quand tu m’aimes, ton visage est celui d’un être qui n’a jamais vécu ici, qui ne connaît ni la civilisation, ni le mal et qui ne parle pas notre langue. »

Corinna peint son bien-aimé en bon sau-vage qui ne parlerait pas même sa langue, et c’est pourtant dans ces instants-là qu’il l’aime. Maurice, par son amour du grand air et des balades est d’ailleurs souvent considéré comme une personne décalée de toute norme, hors de la société. Cela le rendra souvent ab-sent de la vie de couple, puis familiale. Il s’en rend compte ; sa compagne le lui écrit, de ma-nière toujours aussi délicate, dès les débuts de la relation :

« Maurice chéri, je m’ennuie de toi. Tu me sembles si loin maintenant ! J’aime trop ta présence pour apprécier l’absence. Dire qu’au-trefois je vivais surtout pendant l’absence, avec ceux que j’aimais. Je les savourais de loin, je confectionnais mes amours avec la même patience énervée que je mettais à coudre mes pantins, et comme eux je les parais de velours, de plumes, de passementeries et je leur pei-gnais des yeux verts étranges. »

Les longues absences provoquent une pré-sence plus intense, une plénitude. Les deux protagonistes sont concernés par la remarque. Si Maurice est connu comme désireux de soli-tude, il en va de même pour Corinna. Chacun a pu écrire de manière généreuse et abondante justement grâce à cet espace laissé au travail, à la création. Ces écrivains donnent leur vie, ou une partie du moins, à l’art, d’une manière jamais excessive, bien qu’à la limite. Une telle puissance se retrouve également dans leur re-lation, paraissant naître d’un lyrisme sobre et vrai :

« Oui Maurice, je sais que ma vie je pourrai te la donner, je voudrais te la donner ; la mort m’est douce maintenant que tu m’as aimée, il m’arrive même inconsciemment de la désirer

parce que c’est maintenant le plus beau [mo-ment] de ma vie et qu’il est difficile de mainte-nir le bonheur à un degré pareil. »

Dans la douleur ou dans la joie, Corinna a besoin de paix ; vis-à-vis de l’amour qui ne pourrait être plus grand, comme en témoigne la phrase ci-dessus, vis-à-vis du monde aus-si et de toute cette vie épuisante. Elle écrit tout de même en septembre 1942, et la guerre bat son plein. Les élans de misanthropie sont fréquents dans les lettres, surtout chez elle, parce qu’elle est très sensible à ceux face à quoi elle ne peut rien :

« Je suis morte de fatigue. Je n’ai même plus la force de t’aimer. Je voudrais partir, vivre seule. Je hais les hommes, je hais les tyrans. Je ne demande qu’une chose : la paix. »

Maurice, lui, n’exprime pas tant ses senti-ments que ce qu’il voit. Il décrit davantage, dans un style plus simple. Sa manière de ra-conter une autre question touchant à la guerre – précieuse pour l’histoire du Valais durant la Seconde Guerre mondiale – vise le fait en lui même, se permettant évidemment un pe-tit « inimaginables » pour exprimer l’horreur dans le passage suivant :

« Des tas de gens fuient la France, la police, l’emprisonnement, la relève en Allemagne, les inimaginables tortures qui attendent certains d’entre eux : les Juifs, les Polonais et tous ceux qui commettent une faute quelconque. Il y a dans notre compagnie un Valaisan qui s’était engagé en Allemagne croyant gagner 15 000 marks par an et qui en est retourné après trois mois dans un camp de concentration. »

Côté pratique

A l’heure où le téléphone n’avait pas le mo-nopole de la communication, les lettres se chargeaient de remplir la fonction du mot pratique : bref et direct. C’est aussi cela, la correspondance de Corinna Bille et Maurice

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11 Littérature

Chappaz : une messagerie. Sur un plan pro-fessionnel, les deux écrivains échangent pour leurs œuvres :

« Mon Maurice chéri,Je t’aime.Tu m’as donné le bonheur, tu m’as encouragée pour Théoda. »

« Je t’estime beaucoup pour avoir écrit Théoda et je pense parfois avec émotion aux heurs et malheurs de ton cœur pendant que tu repre-nais la tâche. Il faut bien du courage. »

Le roman Théoda est quasiment terminé, il sera publié en 1944, mais Corinna a vécu avant cela la traversée de longs déserts pour son inspiration. Le soutien de Maurice lui a per-mis d’aboutir à un résultat exigeant et réussi.

Il n’y a néanmoins pas que l’écriture. D’autres soucis poussent çà et là sur le champ miné de la correspondance :

« Avertis-moi dès que tu pourras avoir une cer-titude absolue. »

[Note : Corinna Bille est enceinte de son pre-mier enfant.]

« Et ce matin, voici qu’il m’est venu une idée. Je vais te la dire et tu me répondras ce que tu en penses. Pour nous, elle me semble in-téressante et susceptible de simplifier bien des choses, et surtout d’éviter les frais ter-ribles (d’un enfant élevé en dehors de nos fa-milles, de pied-à-terre, de pensions et d’allées et revenues, d’un désarroi dû à la solitude, au manque de soutien, etc.). Ce serait de nous marier et de ne pas vivre ensemble. »

Corinna a une autre vision du couple que Maurice. Si lui voulait presser le divorce de cette première pour l’épouser enfin, vivre avec elle et faire un enfant – alors même qu’il sera angoissé de sa grossesse une fois au cou-rant –, elle préfère une vie d’amants illicites, pour éviter les « frais terribles », dit-elle. En réalité, la place de la liberté est grande pour les deux, elle demeure même le noyau de cet amour. Suite p. 12

© Agenda - Kultur Wallis

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12 Littérature

Liberté, aigre et douce

« Je t’aime et j’aime l’amour avec lequel je t’aime. Il danse éperdument. Il possède main-tenant tout l’espace. Je ne peux aimer que l’être que je laisse libre et qui me laisse libre. Tu peux faire ce que tu veux, je t’aime, je t’em-porte avec moi et tu fais partie de ma solitude. Peut-être même ne souffrirai-je pas, bien qu’il soit impossible de rien dire à l’avance. »

La liberté est écrite ici de la joyeuse plume de Corinna : « tu fais partie de ma solitude ». Elle semble tout à fait à son aise au sein de la rela-tion. Aussi, la force que dégage ce passage té-moigne d’une véritable profondeur de respect de l’autre, parce que cet amour est tout sauf possessif, au contraire d’un rapport qu’on eût

imaginé plus passionnel. « Je ne peux aimer que l’être que je laisse libre et qui me laisse libre » : tout est dit.

Une telle conception de la vie de couple tourne à certains moments au vinaigre :

« De plus en plus, j’ai besoin de vivre indépen-dante de ma famille, de toi aussi. Malgré ton pessimisme à ce sujet, je crois que j’y arrive-rai. Je ne puis pas être heureuse sans cela. Je veux faire ma vie, et non pas la demander aux autres. Je veux gagner de l’argent, vivre seule, vagabonder. Courir les routes, sans lien avec personne, est devenu une passion pour moi. Cela m’enivre. Je ressemble beaucoup plus à René que je ne le croyais. A toi aussi. Peut-être trop : c’est pour cela que nous ne pouvons pas vivre ensemble. »

A ces propos essoufflés de Corinna, le doute flâne sur la possibilité d’une existence à deux. A Maurice, pacificateur, de modérer la fragile situation :

« Il nous faudra avoir beaucoup de courage et très bien nous entendre. Je t’aiderai de toutes mes forces. Je sais bien qu’avec la vie que je mène, la part que je consacrerai toujours à la poësie, qui est grande, il y aura bien des dif-ficultés. Pourrons-nous rester libres, l’un et l’autre par exemple, ce qui est le mieux pour chacun ? Je le pense. »

La solution d’une vie entre l’union et la sépa-ration se profile déjà. Tels seront les jours du couple, pour toujours. Entre voyages et occu-pations diverses, l’un et l’autre sauront respi-rer à distance, sans jamais cesser de s’écrire. Ils laisseront place à l’imagination de l’esprit, durant l’absence du corps.

« J’imagine chaque jour l’émerveillement de ta présence, ton amitié et ta fraîcheur nue près de moi. »

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© LiLeLa

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13 PhotograPhie

Jonas Follonier, « La ville s’endormait... », Sion, décembre 2016

Loris S. Musumeci, « Toits », San Bartolomeo in G., janvier 2017

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14 economie

Le salaire minimal, une fausse bonne idée ?

Un article de Nicolas Jutzet

Pour ceux qui ont suivi les dernières élections aux Etats-Unis, le sujet du jour est familier. Tout au long de la campagne, ce fut une véri-table surenchère. Et surprise ! pour une fois, ce n’est pas l’homme d’affaire, Donald Trump, mais le Sénateur du Vermont, populiste à ses heures perdues, Bernie Sanders, qui en sort vainqueur. Le quarante-cinquième président des Etats-Unis paraît bien sage avec sa pro-position d’un salaire à 10 $ / heure sur le plan fédéral. En face c’est 12 $ pour Hillary Clinton et même 15 $ pour celui qui assume fièrement son statut de socialiste dans un pays qui pour-tant est habituellement hostile à cette doc-trine. C’est avec ce genre de propositions que le sympathique Bernie a un temps fait trem-bler, notamment grâce à sa capacité à rallier la jeunesse derrière lui (beau succès pour le slogan du septuagénaire « Our Revolution, a future to believe in »), son parti qui a craint un court instant voir la candidate de l’Establi-shment mordre la poussière dès la primaire. S’ils avaient su…

En s’attardant sur les statistiques de Google Trends, on s’aperçoit que le mot « populisme » a connu une soudaine explosion de son nombre de recherches, entre le 6 et le 12 novembre 2016. Dates qui coïncident avec l’élection dé-sormais entérinée de Trump. Loin de moi l’idée de défendre aveuglement notre nouveau « chef du monde libre », mais force est de constater que parfois il a su faire preuve de bon sens et que le populisme est une discipline pratiquée

par nombre de ses collègues politiciens à tra-vers le monde. Et le salaire minimal en est un magnifique exemple.

Promettre une augmentation de salaire de-vant venir aider les personnes les plus pré-caires est facile, plein d’altruisme, sans doute même sincère, mais ô combien dangereux. Les exemples sont nombreux, et ils tendent tous dans la même direction : mettre en place un salaire minimal au niveau national, sans prendre en compte les différences en termes d’emplois, de niveau de vie, d’infrastructures, etc., qui séparent les différentes régions d’un pays, constitue une mauvaise idée. La pro-ductivité des différentes zones d’une nation est telle qu’elle permet par exemple à la Cali-fornie de mettre en place un salaire minimal de 22 $/h dès 2022, ce qui serait simplement intenable pour une région moins fructueuse comme l’Alabama. En observant un classe-ment des Etats d’après le revenu médian des ménages, on s’aperçoit que les Etats les moins productifs ont tous, sans exception, voté pour Trump ! Alors même que la candidate en face se targuait de leur offrir une plus grande aide. Etrange ? Non, simplement logique : les élec-teurs ont compris que les cadeaux n’existaient pas. Dans ces Etats, le salaire minimal aurait détruit de l’emploi, tout comme l’initiative po-pulaire « Pour la protection de salaires équi-tables », largement refusée en mai 2014, au-rait supprimé des postes de travail dans l’arc jurassien ou dans les PME de Suisse primitive.

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15 economie

Dans leur passionnant ouvrage Le négation-nisme économique, le duo Pierre Cahuc et An-dré Zylberberg résume parfaitement le pro-blème du salaire minimal. Son introduction crée potentiellement de l’emploi tant qu’il est inférieur à la productivité de l’employé (ce qui laisse une marge à l’entreprise) car il peut mo-tiver des gens au chômage à se donner plus de peine à trouver un travail. A contrario, il devient néfaste dès qu’il la surpasse. Car de fait, il exclut du marché du travail une foule de gens qui, malheureusement, produisent un travail dont la substance est inférieure à ce qu’ils coûtent. C’est à la suite de ce type d’« of-frandes » que des nations se retrouvent avec un chômage structurel, notamment chez les jeunes, où les nombreux chômeurs de longue durée n’ont strictement aucune chance de trou-ver un travail, même avec la meilleure volonté du monde. Nos chers politiciens étant souvent plus habiles en sciences sociales (pour ne pas dire en « science électorale ») qu’en sciences économiques (c’est l’occasion de rappeler que les économistes se servent des sciences so-

ciales pour mener leurs études), leurs jolies promesses finissent par ressembler à des vic-toires à la Pyrrhus.

La meilleure solution afin d’aider les gens à mieux s’en sortir correspond à ce que théo-rise de l’autre coté de la frontière Emmanuel Macron : flexibiliser et fluidifier le marché du travail d’un côté ; sécuriser les individus de l’autre. Il faut donc investir dans le « capital humain », soit dans la formation continue, fa-ciliter son accès et non s’occuper sans cesse des « insiders » en bétonnant leurs droits qui de facto rendent l’accès au marché plus difficile à ceux qui souhaitent y entrer. Les évolutions de salaires doivent idéalement se négocier au sein même des entreprises ou alors via des ac-cords de branche, conventions collectives de travail qui, grâce à leur proximité avec le ter-rain, sont emplies d’un pragmatisme faisant défaut à l’échelle d’une nation. La subsidiarité est notre meilleure arme face au populisme de tout bord.

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16 musique

Thiéfaine est venu, nousl’avons vu et il nous a plu

Un article de Jonas Follonier

La tournée avait débuté le 11 avril 2015, à Reims. Elle s’est achevée le 19 novembre 2016, au Zénith de Paris. Un grand marathon pour le chanteur français Hubert-Félix Thié-faine, qui tient toujours autant à se produire en province et qui apparaît (presque) toujours autant dans les médias, à savoir quasiment jamais. Ce sont cent neuf dates au total que l’auteur-compositeur-interprète natif de Dole, dans le Jura français, a enchaînées dans le cadre de son « VIXI Tour XVII ». Autant d’oc-casions pour ses admirateurs de pouvoir le voir à nouveau après sa dernière et non moins titanesque tournée intitulée « Homo plebis ultimae Tour », qui s’était étendue de 2011 à 2013. Autant d’occasions aussi pour Hu-bert-Félix Thiéfaine de défendre son dernier album, Stratégie de l’inespoir, un opus de très grande qualité dont nous avions parlé dans notre treizième édition en février dernier. Pas moins de huit titres issus de cette oeuvre de 2014 ont été intégrés au répertoire de la tournée, à côté de chansons plus anciennes et souvent cultes telles que 113e cigarette sans dormir, Alligators 427 et bien sûr La fille du coupeur de joint.

Son passage à Morges

Le destin a voulu que Thiéfaine passe en Suisse pour donner l’avant-dernière date de son tour de chant, à Morges. Le Théâtre de Beausobre au très aimable personnel fêtait en 2016 ses trente ans, de quoi ajouter de l’émotion au concert du 17 novembre. Ce jour-là, Thiéfaine

a clairement conquis le public. Celui-ci était principalement composé de sexagénaires, ja-dis soixante-huitards. Il faut dire que le public d’Hubert-Félix Thiéfaine est un public de fidé-lité, qui suit l’artiste depuis ses débuts dans les années septante ou qui est arrivé en cours de route et qui n’a dès lors jamais manqué à l’appel. S’y ajoutent des nouveaux venus qui, comme moi, curieux d’un projet musical ori-ginal et bien construit, apprécient surtout le Thiéfaine des derniers albums, avec leur sono-rité mature et leur noirceur assumée.

Ce jeudi-là, nous avons pu bénéficier des avantages d’une fin de tournée : aucune hési-tation dans la voix ne se fait sentir, chaque as-pect du concert a pu être fignolé, les musiciens jouissent d’une telle aise qu’ils s’aventurent dans des improvisations audacieuses. La soi-rée commence par la chanson En remontant le fleuve, une réflexion très lucide sur la vie et la mort. Seul problème : le son, quelque peu saturé. Les techniciens y remédieront totale-ment après quelques morceaux. La couleur est donnée d’entrée : le concert sera très rock. Le fils d’Hubert-Félix, Lucas, joue d’ailleurs sur scène la guitare électrique. Une belle recon-naissance que lui fait son père pour son talent après lui avoir déjà permis de réaliser les arrangements de l’album de 2014. L’atmos-phère très électrique trouve tout de même son équilibre avec des moments plus acoustiques, comme la ballade amoureuse Je t’en remets au vent, où Thiéfaine est seul à la guitare,

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17 musique

Les albums de la tournée

Stratégie de l’inespoir (2014), son dix-septième album studio

Live à la maison de la poésie (Scène litté-raire) (2015)

Vixi Tour (2016), le classique album live de sa tournée

Concert symphonique Maison de la Radio (2016)

tout comme pour le sublime Pe-tit matin 4.10 heure d’été et le final Des adieux.

Une poésie symboliste

Outre la tonalité musicale, ce sont les mots qui font la renom-mée d’Hubert-Félix Thiéfaine. Ses mots, son ambiance si par-ticulière, son don pour nous faire palper le mystère dans son essence, pour nous faire en-trer dans le spleen suburbain, dans le désespoir le plus lucide qui soit, dans les travers du sexe et des paradis artificiels. Charles Baudelaire se ressent dans toutes ses chansons, mais nous pouvons aussi mentionner Edgar Allan Poe, un autre de ses maîtres en matière de litté-rature, à qui il doit la figure du corbeau. Ce symbole est présent chez Rimbaud également, im-mense figure du symbolisme, un mouvement poétique apparu à la fin du XIXe siècle et établis-sant des correspondances entre l’image et l’idée, jouant beaucoup avec le mélange des sensations et l’expression du mystère. Nous pourrions sans aucun doute qualifier Thiéfaine de rockeur néo-symboliste, tant ses vers sont truffés de synesthésies et tendent vers un certain hermé-tisme. Il est d’ailleurs habituel de dire qu’à chaque écoute d’une de ses chansons, on découvre des mots que l’on ne connaissait pas. L’ancien étudiant en latin-grec

et épris d’antiquité et de litté-rature nous sert des termes tels que : « doryphores », « pétro-glyphes », « rostres » ou encore « lycanthrope ». Et ceux-ci ne sont pas jetés dans une bouil-lie de chanteur bohème voulant épater la galerie. Au contraire, ils sont intégrés avec soin à une poésie réfléchie, humble, fuyant le « moi » et, comme toute oeuvre intelligente, empreinte d’une nostalgie implacable, d’un sens du tragique refusant à la fois l’optimisme béat des « hits de l’été » et la contestation des chanteurs engagés.

A soixante-huit ans, Hubert-Fé-lix Thiéfaine conserve une vita-lité hors du commun, une totale aisance sur scène, une inspira-tion intacte et une voix saine et sauve, encore plus intéressante qu’au début de sa carrière. Cet homme dont l’avant-dernier album, Suppléments de men-songe, a obtenu un disque de platine ainsi qu’une Victoire de la musique, et le dernier album le grand prix 2015 de l’Académie Charles-Cros dans la catégorie « Chanson », cet homme qui a reçu le grand prix de la chanson française de SACEM en 2011 et la Victoire du meilleure inter-prète masculin de 2012, nous ré-serve sans doute encore bien des surprises pour les années qui viennent.

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18 Forum

Noël redonne confiance dans l’être humain

Un article de Sébastien Oreiller

iam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna,iam nova progenies caelo demittitur alto.

Virgile, quatrième églogue

L’année 2016 fut, semble-t-il, délétère. At-tentats, guerres, dernières de nos célébrités mourant avant le 31 décembre. A quoi bon se réjouir ? Dans l’église de Bagnes, à travers une crèche, comme l’évêque dans son prêche de minuit, on fait bien de se rappeler la nais-sance de cet enfant, dans la pauvreté, la fuite et le froid. Peut-être cette image, triste, de la Nativité, est-elle là pour « remettre l’église au milieu du village », couper, abruptement, avec l’image douceâtre d’un Noël aux petits rennes et aux sucres d’orges, un Noël fantasmé par les films américains. Noël, c’est un solstice, c’est la renaissance du soleil, c’est la naissance d’un enfant, et comme toute naissance, celle-ci se fait dans la douleur. Un psychologue valai-san controversé soutenait dernièrement que ce n’était pas la douleur qui conférait de la di-gnité, mais la manière dont on la surmontait. Peut-être est-ce là le vrai message de Noël. Cette naissance dans le froid d’une mangeoire ne préfigure-t-elle pas la montée du calvaire, la crucifixion, cette deuxième naissance pour l’humanité tout entière ? Est-ce donc tout à fait sain de souhaiter à ses proches une bonne année, comme on entendrait une année asep-tisée, sans douleurs, en bref dans la même lé-thargie continuelle que l’on passe les fêtes de fin d’année ? Il serait plus avisé de souhaiter

une année enrichissante, c’est-à-dire une an-née de persévérance et de réussite à travers les épreuves.

Surtout quand la fête est marquée par les épreuves et les douleurs, ici ou ailleurs, Noël est également là pour nous rappeler à quel point tout le mal, toute la haine du monde, en dépit de leur fureur destructrice, se heurtent inexorablement à l’infinie tendresse que l’homme a pour l’homme. On a souvent dia-logué de la prétendue bonté, ou au contraire du fond intrinsèquement mauvais, de l’être humain. Noël est là pour nous rappeler à quel point la cruauté la plus terrible, hier comme aujourd’hui, cohabite avec la douceur la plus grande, fût-elle dissimulée, emmaillotée, et fragile. Surtout, Noël prouve que l’homme ne peut rester insensible aux douleurs de ses congénères ; en bref, Noël redonne confiance dans l’être humain. Laisser la chance aux di-rigeants, et c’est une préoccupation majeure pour l’année qui vient, d’être des messagers de paix, et non des Hérode sanguinaires. Laisser la chance aux tyrans de tendre la deuxième joue et de trouver un consensus de paix. Pour trouver la paix, ne faut-il pas avoir connu la guerre ? Telle est l’idée terrible qui nous cha-grine, malheureusement nécessaire. Suite p. 19

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19 Forum

Sur une note plus mystique, faisons de Noël une fête de l’alpha et de l’oméga. Que des choses, bonnes ou mauvaises, se terminent, et que sur leurs restes poussent de nouvelles fleurs. Que cet enfantement se fasse dans la douleur, pour le meilleur et pour le pire. En fin de compte, personne ne connaît toutes les fins, et les voies du Seigneur demeurent impé-

nétrables. Ne jugeons donc pas le monde, les hommes, et accueillons ce que l’avenir nous réserve avec humilité, et, si l’on n’a pas la confiance, au moins avec sérénité.

Aux lecteurs du Regard Libre, une année qui les fasse grandir.

Ecrire à l’auteur : [email protected]

La nouvelle année vue par notre dessinateur Elias Jutzet

Les nouve l les so r t ies mus ica les à ne pas ra te r

Vianney, Vianney, novembre 2016

Fraissinet, Voyeurs, janvier 2017

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20 citations

Favoriser exclusivement la professio-nalisation des étudiants, c’est perdre de vue la dimension universaliste de la fonction éducative de l’instruction : aucun métier ne saurait être exercé en toute conscience, si les compétences techniques qu’il requiert ne sont pas subordonnées à une formation culturelle plus vaste, seule susceptible d’encoura-ger les étudiants à cultiver librement leur esprit et à laisser libre cours à leur curiositas. Réduire l’être humain à sa profession constituerait donc une très grave erreur : il y a chez tout homme quelque chose d’essentiel qui va bien au-delà de son « métier ».

Nuccio Ordine

L’éternité est une grande aire, d’où tous les siècles, comme de jeunes aiglons, se sont envolés tour à tour pour traverser le ciel et disparaître ; le nôtre est arrivé à son tour au bord du nid ; mais on lui a coupé les ailes, et il attend la mort en regardant l’espace dans lequel il ne peut s’élancer.

Alfred de Musset

En offrant la première guirlande de fleur à sa compagne, l’homme primi-tif a transcendé la brute. Par ce geste qui l’élevait au-dessus des nécessités grossières de la nature, il est devenu humain. En percevant l’usage subtil de l’inutile, il est entré dans le royaume de l’art.

Okakura Kakuzô

Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. – L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines.

Théophile GautierJe n’ai pas de talents particuliers. Je suis juste passionément curieux.

Albert Einstein

Toi, tu essayais de comprendre

Ce que mes chansons voulaient dire.

Agenouillée dans l’existence,

Tu m’encourageais à écrire.

Mais moi, je restais hermétique,

Indifférent à tes envies.

A mettre sa vie en musique,

On en oublie parfois de vivre.

Hubert-Félix Thiéfaine