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  • LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

    Automne 1913. A Paris et ailleurs – de Budapest à la Birmanie en passant

    par Venise –, une jeune femme intrépide, Gabrielle Demachy, mène une

    périlleuse enquête d’amour, munie, pour tout indice, d’un sulfureux

    cahier hongrois recelant tous les poisons – des secrets de coeur au secret-

    défense…

    Habité par les passions, les complots, le crime, l’espionnage, et par

    toutes les aventures qu’en ce début du XXe siècle vivent simultanément

    la science, le cinéma ou l’industrie, Dans la main du diable est une

    ample et voluptueuse fresque qui inscrit magistralement les destinées

    sentimentales de ses personnages dans l’histoire d’une société dont la

    modernité est en train de bouleverser les repères.

    Narration au long cours qui rend hommage au genre du roman-feuille-

    ton, Dans la main du diable célèbre les puissances du récit et les séduc-

    tions du personnage romanesque. Porté par la sensuelle jubilation d’une

    écriture généreuse, ce roman bâtisseur d’histoires, capable de raviver en

    chacun toutes les enfances de la lecture, peut, sans conteste, prendre

    place parmi ces grandes fictions dont les protagonistes attisent de leurs

    passions celles des lecteurs eux-mêmes et restent à jamais présents dans

    les intimes mémoires de l’imaginaire.

    En 1913, Gabrielle Demachy s’avance, lumineuse et ardente, dans les

    rues de Paris, sur les chemins du Mesnil ; entre l’envol et la chute, entre

    eaux et sables, la voici qui entre dans le roman de sa vie…

    Gare à la main du diable… !

    “DOMAINE FRANÇAIS”

  • ANNE-MARIE GARAT

    Auteur d’une œuvre littéraire de tout premier plan, Anne-Marie Garat a

    obtenu le prix Femina pour son roman Aden (Le Seuil, 1992) et conquis un

    large public.

    DU MÊME AUTEUR

    L’HOMME DE BLAYE, Flammarion, 1984.VOIE NON CLASSÉE, Flammarion, 1985.

    L’INSOMNIAQUE, Flammarion, 1987 ; Babel n° 440.LE MONARQUE ÉGARÉ, Flammarion, 1989 ; Seuil, 1996.

    CHAMBRE NOIRE, Flammarion, 1990.ADEN, Seuil, 1992.

    PHOTOS DE FAMILLES, Seuil, 1994.MERLE, Seuil, 1996.

    DANS LA PENTE DU TOIT, Seuil, 1998.L’AMOUR DE LOIN, Actes Sud, 1998.

    ISTVAN ARRIVE PAR LE TRAIN DU SOIR, Seuil, 1999.LES MAL FAMÉES, Actes Sud, 2000 ; Babel n° 557.

    NOUS NOUS CONNAISSONS DÉJÀ, Actes Sud, 2003 ; Babel n° 741.LA ROTONDE, Actes Sud, 2004.

    UNE FAIM DE LOUP. LECTURE DU “PETIT CHAPERON ROUGE”, Actes Sud, 2004.

    Edition préparéesous la direction de Marie-Catherine Vacher

    © ACTES SUD, 2011ISBN 978-2-330-00401-9

  • Anne-Marie Garat

    DANS LA MAINDU DIABLE

    roman

    ACTES SUD

  • O tête trop lourde front en feu yeux tristesO pourpres avenirs comme des améthystesTrajectoires de vie que mon cœur va suivantComme un obus lancé qui traverse le vent

    GUILLAUME APOLLINAIRE,Poèmes à Lou.

  • I

    Paris, septembre 1913.

    Qui de nous se souvient d’avoir aperçu, ce jour-là, deux femmessolitaires dans une allée du Luxembourg, indifférentes à lamenace d’averse, immobiles parmi les statues ? Un passantattardé eût pu s’intriguer de leurs étranges silhouettes arrêtéesprès d’un banc, l’une claire et mince penchée vers l’autre, vêtuede sombre, qu’enveloppaient en tourbillon les premières feuillesmortes de cette fin d’été, mais chacun fuyait vers un abri, lais-sant le jardin désert. Là-bas, sous les arbres, une bande depi geons dérangés par la bourrasque passa soudain de la guéritedes marionnettes au toit du kiosque à musique. Un instant dis-traite de sa conversation, la jeune fille les regarda se rengorgerfrileusement dans leurs plumes, puis revint à sa compagne avecun soupir.

    — Tante Agota ! Qu’allez-vous imaginer ? Vous expulser !…On y mettrait moins de façons, je vous assure.

    Tout en maintenant son chapeau que malmenait le vent, elles’efforçait à la patience, mais la vieille femme gémissait, avecl’obstination des vieilles gens.

    — Ah ! Tu es jeune, et insouciante… Tu ignores ce qu’estune vie d’émigrée… Je n’en parle guère, mais songe que, pasun matin, depuis plus de trente ans, je ne me suis réveillée sansredouter qu’on me renvoie là-bas, à Budapest… Et voilà qu’onme réclame ces documents de famille, la preuve de mon iden-tité, des attestations… Cette lettre est pleine de menaces.

    — De menaces ?… Ce sont de banales formules administra-tives.

    — Justement, de ces tournures anodines dont ils ont le se -cret, sournoises, malveillantes. L’Autriche-Hongrie est ennemie.Ses ressortissants sont suspects, partout poursuivis… Ces gens

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  • auront trouvé quelque raison de tracasserie, pour me persécuter.Je suis malade d’y penser.

    — S’il ne s’agissait que de cela…, murmura la jeune fille, aga-cée par ces plaintes.

    Elle perdait ses yeux au loin sous les arbres, comme si elle yvoyait venir un fantôme familier, dont elle aurait voulu épargnerla vue à la vieille femme. Pourtant, entre les massifs dégouttantde la dernière pluie, le jardin n’offrait que la perspective vide deses allées et le grand bassin d’eaux grises, éteint comme un œilmort.

    — Quoi d’autre, selon toi ?— Cette convocation a peut-être un objet plus grave…— Plus grave ! Que sais-tu, Gabrielle ? Que m’as-tu caché ?— Je ne vous cache rien ! Seulement, j’ai le pressentiment…

    Je crois qu’il s’agit d’Endre.— Endre !Au cri d’effroi succéda un silence. Gabrielle s’était redressée,

    décidée à ne plus taire ses pensées.— On ne nous a pas tout dit, alors, vous le savez bien…Et comme la vieille femme secouait la tête, éperdue, elle rai-

    sonna, les lèvres pâles, avec la volubilité du chagrin trop long-temps contenu.

    — Nous n’espérions plus rien, c’est vrai… Pourtant, quandvous avez reçu cette lettre, ma première idée a été qu’on avaitpu retrouver sa trace. Qu’un courrier égaré serait enfin arrivé…Peut-être la nouvelle de son retour prochain ! Ah ma tante, par-donnez-moi ! Vous n’imaginez rien que votre expulsion, et moije prie de tout mon cœur pour qu’il s’agisse de lui… Si ce com-mandant veut vous recevoir en personne, c’est peut-être quenous avons été enfin entendues, qu’une véritable enquête a eulieu ? Peut-être, cette fois, apprendrons-nous enfin quelquechose ?

    — Tu n’as donc pas renoncé ! s’écria la vieille femme aveccolère. Ah ! Pourquoi m’accables-tu, quand je ne veux que lapaix, et l’oubli …

    — Allons, à présent. Il est bientôt l’heure du rendez-vous.Mais Agota, recroquevillée, refusait toujours de bouger.— Que de temps perdu, après son départ, avant d’admettre

    que son silence était un mauvais signe… Et quand nous avonsenfin cherché à savoir, nous n’avons rencontré qu’ignorance,mauvaise volonté, mensonges. On nous a éconduites, comme sinous n’étions pas, moi sa mère, toi sa cousine, les deux seulsêtres au monde qui pensaient encore à lui, espéraient encoreson retour. Où est-il à présent ? Plus personne ne se souvient de

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  • lui, et lui aussi nous a oubliées. Que ne l’as-tu empêché de par-tir, alors !

    — Mille fois, vous m’avez fait ce reproche injuste. A quoi bony revenir ? Venez, tante Agota, sinon nous serons en retard.

    Maintenant, elle avait hâte de mettre fin à cette station inutiledans le jardin, à cette vaine discussion, pressant du geste lavieille femme à quitter le banc humide où elle avait voulu s’ar-rêter, tout à l’heure, en dépit du vent et de la menace de pluie,au prétexte de sa fatigue, en réalité pour différer le rendez-vous. A force de lire et relire la convocation lapidaire, sonangoisse avait grandi, la ramenant à sa seule hantise d’uneexpatriation imminente. Pas une seule fois, elle n’avait songé àl’éventualité que Gabrielle venait de suggérer, dont la logiquela frappait à présent de stupeur, dépassant ses pires craintesnocturnes. Oui, cette tête brûlée, ce fils opiniâtre et insoumispouvait bien être devenu de ces hommes dangereux, de cesaventuriers qui trahissent leur pays d’accueil et desserventses intérêts. Au point de devenir des ennemis, des apatridesque les Etats pourchassent et condamnent à l’exil, eux et touteleur famille, alors tout le malheur, une fois de plus, retomberaitsur elle…

    Pour lui, elle n’avait eu que faiblesse, indulgence sans bornes,voilà où était sa faute. De tout temps, il échappait à sa loi : pré-férait, enfant, la pension à sa famille, choisissait une voie quil’éloignait toujours davantage, une école de chimie à Bruxelles,puis Anvers, et Londres… Une fois ingénieur, loin de se fixercomme elle l’espérait, il avait multiplié les missions qui le spé-cialisaient dans sa discipline, apprenant les langues avec uneinsolente facilité, nouant partout des relations dont elle ignoraitla nature, sans qu’elle osât poser de questions lorsqu’il revenaitsoudain, sans prévenir, pour disparaître de nouveau… Dans leurappartement près du Jardin des plantes, l’atmosphère était tou-jours à l’attente, de ses lettres, de ses nouvelles, de ses brefsretours. A Gabrielle, il réservait alors rires, conciliabules, et facé-ties, dont il était prodigue, par goût de la parade, ou de la pro-vocation, et Agota riait de la voir si engouée de lui, le filsou blieux et ingrat ! Ah comme elle riait et se contentait de lesvoir ensemble, près d’elle, persuadée que la petite fille lui rame-nait, plus sûrement que le devoir filial, ce fils dans le culte dequi elle l’entretenait, avec tant d’aveuglement… Comme s’il fûtle bon ange, vraiment ! Quand Endre avait-il cessé de voir sajeune cousine pour une enfant, quand le jeu dangereux avait-ilcommencé ? Lorsque Agota admit enfin ce qui crevait ses yeux,Gabrielle avait seize ans, le mal était fait : elle vouait à Endre un

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  • amour absolu, idéalisé à proportion de son absence chronique,des rêves absurdes dont il comblait sa solitude d’enfant. Celas’était passé sous son toit, et elle n’avait rien deviné, ni empê-ché… De cela, Agota était coupable, absolument. Ah ce jour, oùil lui avait fallu se rendre à l’évidence ! Dans le petit salon,Gabrielle jouait une pièce légère de Liszt qu’elle aimait. De sachambre voisine, où elle brodait un de ses innombrables motifsfloraux, Agota l’avait soudain entendue s’interrompre et pour-suivre la mélodie a capella, chantant qu’elle suivrait Endre aubout du monde, qu’il serait son amour pour toujours ! Pour tou-jours, toujours ! Plaquant un accord, en conclusion de l’aveutriomphant, elle s’était tue. Dans le silence, sa voix juvénile con -tinuait de se propager en point d’orgue, et rien ne s’était pour-tant écroulé. Le soleil continuait d’entrer, paisible, à travers lesrideaux, de dorer les meubles et la soie de la courtepointe.Agota avait laissé passer un long temps, l’aiguille en l’air, sansbouger, osant à peine respirer, puis avait repris sa couture, lesmains tremblantes.

    Plus tard, ayant retrouvé un peu ses esprits, elle avait longé lecorridor, jeté un œil prudent. Accoudée au balcon, Gabriellecon templait les arbres du Jardin des plantes, encore dépouilléspar l’hiver, la rue ensoleillée, dont montait la rumeur. Elle fredon-nait, dans son insouciante gaieté. Bouleversée par cette scène,Agota, s’était enfuie dans la cuisine. Elle y avait retrouvé Renée,qui plumait un poulet sur ses genoux. Le duvet voletait autourde son tablier et tombait lentement à ses pieds, dans un ralentiétrange. Renée avait été la nourrice de Gabrielle ; elle ne l’avaitjamais quittée. Depuis si longtemps elle partageait leur vie, leursmalheurs et leurs soucis, que se réfugier près d’elle était un sou-lagement, com me de se trouver sous la protection de sa propremère. A son en trée précipitée, Renée avait levé le nez, reposé sesmains sur les ailes du poulet et, se penchant en avant, avait chu-choté :

    — Vous avez donc entendu ce que j’ai entendu ?— Entendu quoi ? balbutiait Agota, plus morte que vive.— Bon… Si vous n’avez rien entendu, moi non plus.— Que fallait-il entendre, enfin ?— Il me semble que Gabrielle est contente, puisqu’elle chante,

    disait Renée, reprenant farouchement son ouvrage, baissant lefront, la bouche pincée.

    — Mon Dieu, qu’allons-nous devenir ? avait gémi Agota, tom-bant sur une chaise.

    — Mais rien, puisque nous n’avons rien entendu, rien vu.Comme d’habitude, avait osé commenter Renée.

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  • Et, d’un grand geste de protestation, elle avait fait voler dansla cuisine toutes les plumes de la volaille.

    Agota marchait au bras de Gabrielle, serrée contre la jeunefille dont la détermination galvanisait son faible courage. Elle setaisait maintenant, résignée à se rendre au rendez-vous. Malgréla brève éclaircie qui avait ensoleillé le jardin, au moment oùelles le quittaient, d’autres nuages d’encre venaient déjà, et commeles deux femmes atteignaient le bâtiment du ministère de laGuerre, boulevard Saint-Germain, l’orage d’été éclata.

    Dès la salle des pas perdus, elles furent prises dans un embar-ras de gens affairés, civils et militaires, qui circulaient en toussens, et tandis que la jeune fille partait chercher un renseigne-ment, Agota resta seule, bousculée par les visiteurs, intimidéepar les hauts plafonds à caisson et les énormes suspensions decuivre. Des éclats de voix attirèrent son attention. Une femmed’âge, entourée de quatre petits enfants tout en deuil avec leurbonne, occupait le passage. Un jeune soldat aux joues rougestentait de refouler tout ce monde, alors que la femme, un peuforte, empaquetée dans sa cape d’été aux plis amples résistait enagitant sa tête, faisant osciller les longues plumes de son cha-peau dans le courant d’air, menaçant d’aller jusqu’à l’Etat-Major,jusqu’au ministre s’il le fallait, pour qu’on sût, enfin, la situationde ces enfants, qu’elle désignait théâtralement, eux effarés,ouvrant des yeux immenses, se réfugiant en grappe autour de lapetite bonne, honteuse de l’esclandre. Le jeune soldat, débordé,ayant appelé du renfort, la situation devint confuse, mais Agotas’oubliait à ce spectacle, fascinée. Pour tant d’autorité, oser untel scandale, cette femme devait avoir un rang, des appuis… Quelleaudace pour faire entendre son droit, en imposer à tous cesmilitaires ! A cela s’ajoutaient le battement de l’averse d’orage surles pavés, les grondements du tonnerre, dehors, comme si leciel fût à l’unisson. Lorsque Gabrielle revint vers elle, tenant unlaissez-passer, elle trouva sa tante toute pâle.

    — Qu’avez-vous ? Vous sentez-vous mal ?— Gabrielle, ne restons pas ici, rentrons chez nous !— Mais on vous attend ! Voyez, j’ai le laissez-passer pour

    votre rendez-vous.— Vas-y seule, Gabrielle. Je t’attendrai ici.— Enfin, ma tante, c’est vous, qui êtes convoquée. Cette foule

    vous a tourné la tête. Allons.Avec énergie, elle empoigna le bras d’Agota et l’entraîna avec

    elle, jetant un coup d’œil inquiet sur son visage froissé, pleine

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  • de compassion et d’agacement mêlés pour ces atermoiements.Brusquement, la vieille femme s’arrêta encore.

    — Parleras-tu pour moi ? Comme Gabrielle restait interdite, elle supplia :— Jamais je ne saurai trouver les mots. Toi, ils t’écouteront.

    Parle à ma place, s’il te plaît.Gabrielle hésita, mais le pauvre visage de sa tante, devenu

    enfantin à force d’indécision et d’effroi, eut raison de son impa-tience. Agota s’en remettait à elle en cette circonstance, commeen tant d’autres, à son courage, à sa résolution, ignorant com-bien elle-même appréhendait cet endroit solennel et hostile. Ellepromit.

    Elles finirent par trouver, au bout d’un long couloir dont letapis assourdissait leurs pas, la porte indiquée, que gardait unhuissier, à qui Gabrielle remit le carton. Il disparut, les priantd’attendre, revint aussitôt, réclama les papiers exigés, disparutde nouveau. Dans ce silence oppressant, elles se taisaient. Auloin, l’averse finissait, les grondements s’éloignaient. Bientôt ellesseraient reçues, mais plus l’instant approchait, plus Gabrielle sesentait gagnée par une sorte de torpeur. Un bourdonnementemplissait sa tête, brouillant toute pensée, tout raisonnement.Dans une sorte d’anesthésie, elle voyait à ses pieds les motifsrouges du tapis s’associer en hiéroglyphes agressifs, dont l’écri-ture énigmatique changeait sans cesse de forme, et tandis qu’ellecherchait absurdement à les déchiffrer, une étreinte glacée ser-rait ses tempes. Soudain, la porte s’ouvrit.

    — Le commandant Feltin va vous recevoir, chuinta l’huissier,s’inclinant avec déférence.

    Elle ne vit d’abord que les immenses tableaux de camps mili-taires et de batailles navales aux ciels ténébreux, emplis detumulte et de canons ; les portraits de généraux, d’amiraux engrande tenue, d’allure menaçante et funeste. Un jeune ordon-nance les dirigea cérémonieusement vers l’imposant bureau quitrônait au fond, derrière lequel un militaire, assis à contre-jourde la haute fenêtre, semblait profondément plongé dans ses dos -siers. A leur approche, il leva la tête, l’œil perdu à travers ellesvers les terribles canonnades navales, ou vers autre chose deplus lointain, puis il se leva avec effort. En même temps que lui,se leva, à un petit bureau adjacent, un jeune homme, à qui sescheveux plaqués et ses lunettes cerclées donnaient plus d’âge qu’iln’avait, et qui se tint comme au garde-à-vous, bien qu’il fût en civil ;un secrétaire sans doute. Celui-là les regardait, sinon avec amitié,du moins d’un air plus affable, peut-être ému de ce couple de lavieille dame et de la jeune fille, et Gabrielle se raccrocha à son

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  • regard comme s’il pût être celui d’un éventuel allié, tandis quele militaire faisait le tour de son bureau d’un pas claudicant. Auxinsignes accrochés à sa veste sanglée, à sa manche, elles suppo-sèrent qu’il s’agissait du commandant Feltin, et il mit tant desolennité à son salut, au geste dont il leur désignait les fauteuils,à son retour silencieux derrière la table, que toute sa personneintimait silence et respect. Il feuilletait les papiers d’Agota,vétilleux, suivant les lignes du doigt, comme s’il les déchiffraitpour la première fois.

    — Vous déclarez bien être Mme Agota Kertész, née à Buda-pest en 1860, rentière, résidant au 25 rue Buffon, à Paris, de puis…Depuis l’année 1880, finit-il par demander.

    Agota acquiesçait, tétanisée. L’homme attendait une réponse,sans impatience, et comme le silence durait, selon sa promesse,Gabrielle intervint.

    — Elle le déclare. Je suis sa nièce, Gabrielle Demachy. J’accom -pagne ma tante.

    L’homme considéra Gabrielle, opinant d’un air ennuyé.— Soit. Madame, nos services vous ont contactée pour une

    affaire extrêmement délicate. Il nous fallait l’assurance de votreidentité. Excusez ces formalités contraignantes, mais, en la cir-constance, elles étaient nécessaires.

    Il soupira profondément, tapota le bord de son bureau de sesdoigts délicats.

    — Vous êtes également la mère du dénommé Endre, PeterLuckácz, né à Paris, en 1880, de Sándor Peter Adam, comte Luckácz.Vous avez interrogé nos services à son sujet en, voyons… Enoctobre 1911, n’est-ce pas ?

    Agota se tourna vers Gabrielle, d’un mouvement de panique.Elle-même, bien qu’elle eût su d’emblée qu’il s’agirait d’Endre,avait pâli affreusement, mais elle gardait son maintien, droitedans le fauteuil, sans ciller.

    — Nous avons le triste devoir de vous annoncer son décès.Agréez nos condoléances.

    Un silence énorme suivit. La lumière avait vieilli. Les deuxfemmes statufiées faisaient face au militaire, aussi rigide que lesportraits des murs. Même le secrétaire semblait s’être figé der-rière son bureau, tel un mannequin de cire. Au moment où lecommandant replongeait dans ses dossiers, commençant un dis-cours préparé, sans doute, Gabrielle se leva brusquement tel unressort, fit deux pas pour s’enfuir, tomba de tout son long, prised’un étourdissement.

    La scène qui s’ensuivit fut assez confuse. Le secrétaire s’étaitprécipité ; agenouillé, il soulevait la jeune fille, qui du reste

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  • revenait déjà à elle, tandis que, le commandant ayant sonné,diverses personnes entraient et sortaient, chuchotant, empres-sées, portant un verre d’eau, tandis qu’Agota, clouée à sonsiège, suivait les allées et venues comme si rien de cela nela concernait. Le malaise de Gabrielle ne dura pas. Elle vitd’abord, penché au-dessus d’elle, le visage de cet inconnu quiinterrogeait anxieusement le sien, ému de son émotion, etqui n’avait que des gestes maladroits pour secours. Aussitôtelle se rappela où elle était, ce qu’elle venait d’apprendre, etune chaleur in tense enflamma ses joues. Elle se releva aussitôt,se dégagea des bras du secrétaire qui reculait lui-même, bal-butiant quelques mots inaudibles. Et très vite, le commandantayant congédié tous ces gens d’un geste, la salle fut à nouveauvidée.

    Avec une mine contrite, il s’assura poliment de l’état deGabrielle, lui tendit lui-même le verre d’eau, qu’elle but, pourgagner du temps, pour retrouver une contenance. D’ailleurs,comme il arrive parfois dans les grandes commotions, elle sesentait envahie du calme insolite dont l’esprit s’arme contre lasouffrance, pour la neutraliser, un temps. Elle reprit sa place,le commandant, le secrétaire reprirent la leur, et tout rentradans l’ordre, comme si cette parenthèse brutale, l’affolementdes quelques secondes n’avaient été qu’un réveil inutile au mi -lieu du cauchemar. Mais Agota restait dans l’hébétude. Ce àquoi elle assistait semblait échapper à son entendement, tandisqu’à ses côtés Gabrielle interrogeait déjà le commandant, d’unevoix blanche.

    — Cette terrible nouvelle nous bouleverse, ma tante et moi.Cependant, vous le comprenez, nous attendons quelques expli-cations.

    L’homme se racla la gorge, eut un geste conciliant.— Bien sûr, bien sûr. Cette personne n’appartient à aucun

    corps de notre armée. Je veux dire : son décès ne concerne pasnotre ministère. Toutefois…

    — Toutefois, coupa-t-elle, c’est ici qu’on nous a adressées,lors de nos dernières démarches. C’est ici qu’elles ont échoué.Ici que nous sommes convoquées, deux ans après avoir reçuune fin de non-recevoir. Où Endre Luckácz est-il mort ? Quand,de quelle manière ?

    — Nous savons peu de chose. C’est assez compliqué, semble-t-il…

    Jetant un bref coup d’œil au secrétaire qui restait, la plume enl’air, figé dans l’expectative, il le désigna, de sa maigre main auxongles soignés.

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  • — M. Terrier répondra de son mieux à toutes vos questions,tout à l’heure.

    — Non, dit Gabrielle, contenant son indignation. Vous allezle faire vous-même, tout de suite.

    Surpris par ce ton, l’homme eut une moue, mais la circon -stance, l’éclat qu’il paraissait redouter le décidèrent à composer.

    — Je ne suis pas en mesure de vous satisfaire, mademoiselle.Mais, par égard pour votre peine, je veux bien éclairer la raisonpour laquelle nous sommes chargés de cette triste mission. Il y atrois mois de cela, un de nos navires, faisant escale à Ran-goon…

    — Rangoon ?— C’est un port de Birmanie. Le consulat de France a confié,

    au capitaine de ce bâtiment, une malle, et le certificat de décèsci-joint, établi au nom de votre parent. Le tout transmis par lesautorités anglaises du protectorat, responsable des affaires dansce pays. Le capitaine nous a remis ce colis, dès son arrivée auHavre, selon la procédure des Affaires étrangères, sous contrôlemilitaire. Le délai du voyage au long cours, que des tempêtesont retardé, explique notre retard à vous prévenir.

    Gabrielle tendit la main. A contrecœur, le commandant fit glis-ser vers elle le document qu’il avait machinalement saisi en par-lant. Rédigé en langue anglaise, le papier aux pliures jauniessemblait avoir été maintes fois consulté. Gabrielle, se penchantsur le bureau, vit seulement la date qu’il portait, avant qu’il ne leretire prestement de sa vue.

    — Décembre 1908… C’est bien la date indiquée ? Mais cedélai est invraisemblable !

    Un peu de rose était monté aux joues du militaire, dont leregard hésitait, cherchant un secours vers le secrétaire, impas-sible. Pas tellement invraisemblable, protestait-il… Parfois desressortissants, engagés dans des pays lointains pour leurs affaires,disparaissaient ou décédaient sans que personne songeât à entransmettre l’avis. Mission délicate, embarrassante, il fallait bienle dire… Bien souvent, les autorités locales s’abstenaient, soit parnégligence, soit par ignorance de la procédure, et des familles àjoindre, plus ou moins dispersées… D’ailleurs, comment s’assu-rer, de si loin, de l’identité exacte d’une personne ? Les coloniesétaient nombreuses, et certaines soumises à des administrationsdéfaillantes, trop mal équipées pour s’occuper de ces choses pri-vées. Surtout lorsqu’il s’agissait de civils, qui ne relevaient pasdirectement des services français, leur étaient même inconnus.Enfin, elles devaient comprendre, il était désolé de ces péniblescirconstances, mais il ne pouvait leur en dire plus. Sa mission

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  • était seulement de les infor mer… Tout le temps qu’il parlait,Gabrielle se sentait gagnée par une rage froide. De ce pays, laBirmanie, des relations internationales, des règlements et des us,elle ignorait tout. Cependant ces propos évasifs étaient uneinsulte jetée à leur détresse. Chaque question lui en découvraitd’autres, soulevant de nouvelles contradictions. Impuissante àposer enfin la bonne, celle qui débusquerait la contrevérité, elleentrevoyait pourtant des raisons obscures, une volonté de leséconduire encore, de se débarrasser d’elles par de bonnes pa -roles, pour couvrir incompétence ou fautes…

    — Comment justifiez-vous, alors, que là-bas, quelqu’uns’avise soudain de confier ces objets à un bâtiment pour leurrapatriement en France…

    — Je ne justifie rien, trancha le commandant, agacé. Commevous, je constate. La malle a pu rester tout ce temps oubliéedans un entrepôt commercial, le grenier d’une administration,que sais-je ? Cela arrive. Un employé l’aura découverte, lors d’unrangement, d’un classement… On peut tout imaginer…

    — Imaginer ! Mais il s’agit de la réalité ! Que dit le capitainedu bateau ? Il doit avoir quelque information, lui qui a été encontact avec ces gens, ces gens du port…

    — Des Anglais, mademoiselle. La Birmanie est sous protecto-rat britannique. Nos rapports ne sont pas faciles, comme vous lesavez…

    — Non, je ne sais rien. Je veux comprendre.— Sans doute. Cependant j’en suis navré : je n’ai plus rien à

    vous dire.Il se levait pour mettre fin à l’entretien, faisant signe au secré-

    taire de raccompagner les visiteuses. Soudain, la voix d’Agotas’éleva, claire, intrépide :

    — Cela ne se passera pas comme ça. Nous irons jusqu’à l’Etat-Major, jusqu’au ministre, s’il le faut !

    Le commandant esquissa un sourire suffisant, ne daigna pasrépondre. Gabrielle, désolée de la sortie incongrue de sa tante,l’apaisa d’un geste, la fit se rasseoir.

    — Vous ne pouvez nous congédier ainsi. Mme Kertész vientd’apprendre la mort de son fils, moi celle de mon cousin, desannées après son décès. Réalisez-vous l’énormité dont il s’agit ?Pourquoi nous communiquer cette nouvelle, dont rien n’assurequ’elle soit exacte, vous l’admettez vous-même ?

    — Nous ne pouvons, en effet, écarter l’hypothèse d’une mal-heureuse erreur sur la personne, je vous le concède. Nous aime-rions nous tromper. Mais, hélas, elle n’a que trop de chancesd’être exacte. Nous ferons porter chez vous cette malle, dans les

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  • plus brefs délais. Vous-mêmes vérifierez qu’il s’agit des biens devotre parent. A présent, je ne peux vous retenir davantage. Ter-rier, raccompagnez ces dames.

    L’entretien était terminé, cette fois. A moins de provoquer unscandale, elles ne pouvaient insister davantage. D’ailleurs, lecommandant, après s’être incliné avec raideur, quittait la piècede son pas instable, et le secrétaire, embarrassé, les escortait jus-qu’à la porte que l’huissier ouvrait devant eux. Cependant, aulieu de les abandonner là, après une hésitation, Terrier passaobligeamment le seuil avec elles, comme pour compenser larigueur militaire du protocole. Ils s’éloignèrent un peu dans lecouloir désert et il les arrêta près d’une banquette, où il fitasseoir Agota, plein d’égards. Gabrielle, encore bouleversée parla fin abrupte de cet entretien, était reconnaissante au jeunehomme de sa prévenance. Elle sentait Agota sous le choc,redoutait la réaction violente qui pouvait suivre son abattement.Le jeune secrétaire, d’un geste gauche, invita Gabrielle à l’écart.

    — Rien ne m’autorise, mademoiselle, à me mêler de toutcela, chuchota-t-il. Cependant je vois votre peine, et votre cou-rage. Je suis désolé que cela se soit passé ainsi. Croyez à toutema sympathie…

    — Vous êtes bien aimable, dit Gabrielle avec effort, déjà im -portunée de tant de sollicitude.

    — Ne désespérez pas trouver réponse à vos questions. Peut-être, sait-on jamais, ajouta-t-il, sur le ton de la confidence,d’autres informations viendront-elles apaiser votre légitime désird’en savoir davantage…

    Gabrielle eut un geste d’impatience. Il fallait maintenant quit-ter au plus vite cet endroit, se débarrasser de cet importunsubalterne, qui voulait seulement se donner de l’importance,malgré ses airs de sincère affliction, et dont l’empressement luiétait à présent insupportable. Qu’avait-elle à faire des condo-léances d’un inconnu ?

    — Je ne vois pas comment. Mais je vous remercie, monsieur.Peut-on faire appeler une voiture, s’il vous plaît ?

    — Je m’en charge. Suivez-moi, dit-il sans insister davantage.Il descendit avec elles, leur procura rapidement un taxi, et les

    y fit monter lui-même. Il tombait une nouvelle averse, dont lesbourrasques emportaient leurs robes. Sous la pluie, se laissanttremper, il retint encore la portière.

    — Je m’occuperai moi-même de vous faire livrer cette malle,dès demain. Au revoir, mesdames.

    — Adieu, monsieur, dit Gabrielle, sans un regard.

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  • Le taxi eut du mal à s’extraire du boulevard Saint-Germain, del’inextricable embarras de voitures et de charrettes que provo-quait l’orage, des tramways immobilisés barrant la chaussée,dont le pavé était jonché de feuilles encore vertes, arrachées parle vent. Et même en longeant la Seine, vers le pont d’Austerlitz,on progressa lentement, comme si leur retour était une proces-sion funèbre. Agota gardait le silence, observant l’eau battant lesvitres, les passants fuyant sous leurs parapluies. Gabrielle elle-même se taisait. Elle ne sentait plus rien de sa grande commo-tion, ni de son exaspération devant les réponses dilatoires de cemilitaire, insensible et pleutre, qui s’était débarrassé de la salecorvée, derrière le rempart de son magnifique bureau. Qui ten-dait à Agota ce papier, l’acte de décès, comme on donne unequittance de loyer… Mort ! Endre est mort. Qu’est-ce que celaveut dire, mort ? Ce mot n’ensevelit rien, n’achève rien. Il sidèreet désespère, sans vaincre le vivant qui se dresse encore. Parceque tout le temps qu’elles font les suppositions les plus extrava-gantes, tandis qu’elles courent en tous sens, harcèlent les admi-nistrations, il est vivant ! Tout à l’heure, dans le jardin, il venaitsur l’allée, vivant. Pas une seule fois l’une ou l’autre n’a évoquél’hypothèse de sa mort. Même si celle-ci les effleure, l’idée en estsi terrible, que jamais elles ne l’expriment. Pourtant, c’est aussiévident que cela : Endre n’écrivait pas parce qu’il n’était plus dece monde. Parce qu’il gisait quelque part, très loin, à l’autre boutde la terre, dans un pays hostile, inconnu… Enseveli dans quel -que cimetière, sous un tumulus anonyme, au fond d’une jungle,ou perdu dans les eaux d’un fleuve, enlisé dans les vases d’unmarécage, ou écrasé sous la chute d’un temple, ou alors… MaisGabrielle s’épuisait à concevoir l’inconcevable. Endre n’était plus,et cela ne prenait aucune forme imaginable. Ni mort, ni noyé, niétendu dans un tombeau. Seulement disparu. Volatilisé. Absentédu monde sans raison, dans aucune circonstance dont le récittromperait la douleur. Aucune tombe à se représenter pour an -crer en un lieu, sous une lumière, en un paysage, la place de samort et, même en imagination, s’y rendre, en cultiver l’image.Dire qu’elle s’était laissé persuader par Agota, par Renée, etmême par Dora, de son abandon, de son oubli, cédant à leur rai-sonnement, selon lequel Endre s’était éloigné d’elles en aventu-rier inconséquent, par lâcheté, par méchanceté !

    Soudain, elle s’aperçut que les larmes inondaient son visage,ses joues et son menton. Que n’avait-elle pleuré quand il le fallait !Ce n’était rien, cette eau tombée des yeux. Une irritation lacry-male stérile. Elle avait autre chose à faire que de se pâmer sur lestapis, et pâlir, et se tordre les mains. Mort, Endre n’est pas mort. Il

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  • réclame, il appelle, elle entend sa voix, il crie ! Il fallait retrouverEndre, se réconcilier avec sa mémoire. Remonter le temps perdu,le temps gaspillé en chimères, et restaurer son image ancienne,trahie par le souvenir dénaturé, l’infidélité du souvenir où elleavait glissé, inconstante, et déloyale. De cela, elle rendait sa tanteresponsable, mais, au fond de son cœur, elle savait bien qu’elle-même avait failli. Et lui revenait l’élan qui l’avait jetée vers lui, ence soir d’automne, la foi promise, arrachée à lui par ses pressantsserments d’enfant. Elle l’avait vaincu, convaincu de son amour,lui qui ne croyait en rien, qui fuyait tout lien féminin, avec tantd’aversion. Qui répugnait tant à l’approcher, à la tenir dans sesbras, maintenant qu’elle avait seize ans. Elle lui jetait sa jeunesseà la tête, par défi, orgueil et folie. J’ai seize ans et je n’aimeraijamais que toi. Je t’attendrai ! Elle éclata en sanglots. La main pai-sible d’Agota se posa sur son épaule :

    — Ne pleure pas tant, ma petite fille. Il n’est plus temps. Lesmorts préfèrent la paix.

    Avec stupeur, Gabrielle considéra le profil de sa tante, dé -tourné vers la vitre.

    — Il n’est plus des nôtres, depuis si longtemps… S’il l’a ja -mais été… Me croiras-tu, Gabrielle ? Je suis soulagée. Oui, sou-lagée de le savoir mort. Mieux que d’apprendre quelque méfait,quelque exaction que, tant de nuits, j’ai passé à redouter de sapart. Cette nouvelle est préférable, si horrible soit-elle. D’unecertaine façon, il était déjà mort pour moi, sans que je le sache.Maintenant, je le sais. Voilà tout.

    Le visage d’Agota était parfaitement serein, attestant la sincé-rité de son cruel aveu. Peut-être, d’avoir si souvent rencontré lamort, avait-elle atteint ce détachement des vieilles gens, pourqui chaque coup du sort affaiblit les ressorts de l’existence,pour qui l’épreuve des douleurs est un luxe qu’elles ne peuventplus s’offrir, par égoïsme, par indifférence, ou par prudence etrésignation, pour durer encore… Gabrielle la crut. Elle séchases larmes. Désormais, elle était seule à garder Endre au fondde son cœur, son amour perdu. A le défendre, de toutes sesforces, contre l’oubli, la trahison, contre le doute et les penséesinfamantes. Lui, dont elle seule avait connu l’âme tourmentée,la générosité, l’insatiable faim de vivre et de conquérir,serait le guide de sa vie, sa raison et sa loi. Ce sentiment ren -forçait sa détermination de s’affranchir enfin de la tutelled’Agota. Le temps était venu. Oui, peut-être ce jour fatal, cesombre jour d’orage et de douleur, était-il moins une fin qu’uncommencement…

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  • Renée accueillit la nouvelle dans les cris et les larmes, hoque-tant dans son tablier, courant le long des couloirs où la poursui-vait Gabrielle, tentant de la calmer, de la raisonner. Elle qui avaitautrefois laissé son enfant à la garde de sa sœur, en Auvergne,pour être sa nourrice ; qui rendait visite une fois l’an à sonpropre fils, comme à un lointain parent de province, s’étaitfurieusement attachée à Gabrielle, et à Endre ensuite, et ellesemblait, ce soir-là, la seule à éprouver une vraie douleur demère. Si bien qu’Agota et Gabrielle durent la consoler, la récon-forter, comme si elle avait été plus blessée, plus désespéréequ’elles deux. Gabrielle finit par préparer un thé, qu’elles prirentensemble, sanglots retenus dans le silence du petit salon dontEndre avait définitivement tiré la porte, un jour d’avril. Là, ellesavaient continué de vivre, avaient attendu, espéré, s’étaientmenti les unes aux autres, et à présent, manquant de mots pourdire chacune ce qui agitait son cœur, si différemment, elles com-muniaient dans cette veillée funèbre.

    Dans ce même salon, Agota se revoyait entrer pour la pre-mière fois, quelque trente ans plus tôt. Trente ans ! Etait-elle uneautre, aujourd’hui, ou la même que cette jeune étrangèredésemparée, effrayée de tout, pourtant exilée volontaire danscette ville, où l’avait accueillie d’abord une vieille tante reli-gieuse, un peu simple, et sourde, qui ne lui avait été d’aucunsecours, sinon, tout en l’accablant de ses reproches, de luiléguer son maigre héritage à sa mort ? Quel enfant jouait à l’ins-tant sous la table, en fredonnant une comptine, Endre, ouGabrielle ? Qui accrochait de ses doigts malhabiles les angelotsde porcelaine au petit arbre de Noël en bois peint, ramené delà-bas ? Etaient-ils déjà ensemble à comploter, étouffant leursrires au fond du couloir, ou silencieux, lisant dans une chambreles livres de poésie hongroise et allemande, qu’ils aimaient tant ?Qui entrait, le bébé dans ses bras, posait sur le lit la toute petiteorpheline empaquetée de dentelles ? Etait-ce Renée, cette vieillefemme qui lui faisait face à présent, abîmée dans son chagrin ?Et cette jeune fille aux lourds cheveux torsadés, si mince etgrande, si forte qu’elle lui faisait peur, telle une ennemie… Oh,non ! Elle ne pouvait être, Gabrielle, l’inconnue qui lui dictaittout à l’heure sa conduite, qui la menait si fermement dans lescouloirs du ministère, qui savait à sa place les mots et les gestesd’autorité… Elle était encore la petite fille adorable, frondeuse,rieuse, elle était encore le nourrisson ravissant qui avait en -chanté sa vie. Où donc était passé tout ce temps des bonheurs,et qu’enfermaient les murs, à présent ? Il ne restait là que lestraces du malheur ; chaque meuble, chaque photo et bibelot

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  • était le fragment, l’épave et le témoin vivant, grandeur nature, sipetit fût-il, d’une vérité implacable, d’une histoire dont elle seulelisait tardivement les épisodes, lui faisait voir quelles erreurs,quels errements l’acculaient à l’échec, à la faute, sans expiationni pardon. Etait-elle donc si mauvaise que tout, dans sa vie,tournât au malheur ?

    Elle avait pourtant connu une enfance choyée dans la bellemaison des Kertész, famille aisée de propriétaires terriens, culti-vés et artistes, une maison pleine de livres, de rires et de mu -sique, mais que la déraison longtemps cachée du père, enragédes tables de jeu, avait brusquement précipitée dans la débâcle.En un été, toute la famille entraînée dans l’avalanche, l’interne-ment de sa mère dans une maison d’aliénés, la dispersion de sessœurs en province, chez des oncles et cousins lointains, la fuitede son jeune frère, la ruine immédiate, les terres vendues, lesbiens dispersés. C’était aussi l’été de son premier amour… De sarencontre à la parade avec le jeune comte Sándor Luckácz, lebeau lieutenant retrouvé en cachette des siens. Mais le bel été sicourt achevait la merveilleuse envolée d’un printemps de fêtes,abîmait l’enchantement des premières étreintes, la bonté dudésir, cet amour romantique aux folles promesses, aux sermentsfiévreux. Sous les tilleuls embaumés d’un parc, le long d’unerivière au crépuscule, Sándor l’avait aimée d’une passion mêléede tourments et de mélancolie, habité par une révolte dont ellene comprenait pas l’objet mais dont elle partageait les élans, etleur liaison s’exaltait de son secret. Sans doute, à sa manière,l’aimait-il sincèrement, mais sa noble famille avait refusé lamésalliance, et il la laissait, lui dont elle avait eu ce fils, seule etloin de tous, sans même de colère ou de rancune envers lui, quine la choisissait pas contre les siens, qui renonçait à vivre avecelle jusqu’au bout leur beau roman d’amour. Pour qui elle quit-tait, dans l’orage et les pleurs, dans la honte, sa famille disperséeet sa maison d’enfance, parents et amis, pour vivre dé sormais àParis, seule, sa condition d’émigrée. Sans vrai souci matériel,cependant, les Luckácz, bons princes et dispendieux, lui assurantà vie une rente décente. Avec pour condition son silence, et sapromesse de ne jamais revoir Sándor. Ce qu’elle avait accepté,devant quoi elle s’était inclinée.

    Sa prime jeunesse s’était enchantée du prestige lointain deParis, de sa culture ; elle s’était vite adaptée à son exil, sachantbien le français, qu’on parlait dans toutes les familles aisées deBudapest. Au début, ses sœurs lui donnaient des nouvelles

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  • de là-bas, puis les lettres s’étaient espacées. Agota n’avait apprisqu’avec retard la disparition de sa mère, puis celle de son père.Quant à Sándor, sa dernière nouvelle avait été la lettre d’unnotaire, impersonnelle et lapidaire, où seule la signature était desa main, par laquelle il reconnaissait Endre comme son fils, etlui donnait le droit de porter son nom. Elle avait donc vécuseule, réprouvée, loin des siens, se sachant sacrifiée par sonamant à l’honneur, à la fatalité du devoir et des convenances, àla vie militaire qui l’accaparait, appelé sur des terrains d’exercicelointains, où il perdait la vie, pour finir, d’une invraisemblablechute de cheval, lui, un cavalier hors pair. Mort dont elle avaitpensé qu’elle était une manière de quitter laconiquement la vie,de la quitter, elle, et de congédier toute sa noble famille avecl’élégance et la cruauté des départs inexpliqués, des suicidessans légendes. De cette pensée, elle se consolait un peu quand,certains soirs où l’étouffaient la nostalgie, les regrets et la peine,elle sortait de leur boîte, pour les contempler et les baigner deses larmes, les photos de là-bas, les lettres et les papiers pré-cieux, la reconnaissance de paternité, tout le pauvre viatique quilui restait de son amour et de sa jeunesse perdus.

    Sa solitude, son inexpérience et sa passion exclusive devaientlivrer Endre à ses démons. Elle n’avait su les reconnaître, quandils s’étaient manifestés : ceux de Sándor, son goût du secret, sesrévoltes muettes et sa mélancolie, exacerbés chez son fils par lesentiment de son origine reniée, le soupçon porté sur son nom,qu’aucun père ne portait avec lui, même après que lui fut révé-lée l’existence réelle de son père, en même temps que sondécès. Elle l’avait pourtant élevé de son mieux, dans l’indépen-dance, la franchise d’esprit, la pensée audacieuse des philo-sophes et la sensibilité romantique qui avaient formé sa jeunesse,dans la foi et la fierté de ses talents. Mais elle y avait mis tropd’orgueil, sans doute, attachée à faire de lui, par revanche,l’homme libre qu’il était devenu, ensuite, si vite, si tôt. Oui, ellepayait tout cela, et tout cela était inscrit dans ces murs. La fauteancienne de son amour de jeune fille, sa fidélité au vœu de tenirjusqu’au bout le pari de sa propre liberté, comme son attache-ment excessif à l’enfant bien-aimé, l’unique enfant qui lui restaitde tout ce passé saccagé.

    Tout cela revenait à présent. Le théâtre du petit appartement,cette accumulation d’objets dont chacun racontait sans fin sonhistoire, emplissait Agota d’effroi. Fallait-il, en cette fin de jour-née d’été, traversée d’orage et de pluie, que tombe encore lasanction, qu’elles se retrouvent, elles trois, à veiller ce mort malmort, cet absent qu’elle maudissait dans son cœur, recevoir la

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  • nouvelle de sa fin misérable, lui qu’elle avait de si longtempsrenié, tenu loin d’elle et de ses pensées, à l’autre bout dumonde où il s’était volontairement exilé. Ce soir, les pleurs deGabrielle, le chagrin de Renée disaient son emprise maléfique,de quel pouvoir il régnait encore sur elles, ici, entre ces murs.

    C’était là, dans ce même petit salon encombré de meubles etde bibelots que, cinq ans auparavant, au printemps 1908, Endreavait annoncé son départ imminent pour l’Orient. Jusque-là, sesvoyages se limitaient à l’Europe, un éloignement dont elles seconsolaient en consultant cartes et livres des pays où il disaitêtre, d’où provenaient ses rares courriers. Cette fois, c’était unemission lointaine, et sans doute pour un long temps. Agota lerevoyait debout, à cette place sous la lampe, tournant en jeu sondépart, le lui annonçant avec son insolence et sa désinvolturecoutumières. Il prétendait ignorer tout encore de son premierlieu d’établissement, promettait, d’en écrire, le plus vite pos-sible… Elle avait eu beau objecter que ces endroits du mondeétaient pleins de dangers, de fièvres tropicales, de bêtes et degens inconnus, Endre éludait, contenant son irritation. Sa déci-sion était prise, il n’était plus temps d’y revenir, si jamais sa mères’était imaginé peser sur ses choix, d’une manière ou d’uneautre. Elle pensa même qu’il avait conçu ce projet contre elle,pour la défier une fois de plus. Mais Gabrielle surtout la déses-péra. Quand celle-ci aurait pu user de tout son pouvoir pour ledissuader, elle affichait le détachement. Son silence, plein detristesse indulgente, exaspérait Agota, qui la pressait de plaiderdans son sens. Mais Gabrielle lui tournait le dos, jouait à sonpiano des heures entières, comme si elle se moquait de cedépart. Si tu l’aimais un peu, l’exhorta-t-elle une fois, dans sacolère, tu l’empêcherais de partir ! Gabrielle avait suspendu sesmains sur le clavier quelques secondes, avant de pivoter lente-ment sur le tabouret, puis plantant dans son regard le sien,d’une voix mesurée qui fit peur à sa tante, elle avait répondu :

    — C’est justement parce que je l’aime qu’il peut partir, tanteAgota…

    Elle qui, quelques semaines plus tôt, proclamait joyeusementson amour pour toujours, dans toute la maison ! Si elle acceptaitsi bien ce voyage, qui l’emportait pour longtemps, et si loind’elles, c’est qu’elle en était déjà prévenue, son alliée, et saconfidente. Son ennemie, à elle. Elle chassa cette pensée mau-vaise. Seules sa jeunesse, son ignorance du monde et des mal-heurs de la vie inspiraient à la jeune fille un tel consentement.

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  • Et pour ne pas lui représenter ce que leur réservaient les jours àvenir, les chagrins de l’attente qu’elle connaissait si bien, pourne pas réveiller Gabrielle de son rêve, elle se fit violence. Elletut son inquiétude, se résigna.

    Vint le jour tant redouté. On avait mis la table ordinaire, pourcomplaire à Endre, hostile à toute cérémonie de séparation. Cejour d’avril, un tendre soleil tombé sur la nappe se réverbéraitdans la pièce, amoindrissant les formes comme sur les photo-graphies qui s’effacent déjà, dont s’amenuisent les silhouettesfantomatiques de ceux qui ne sont plus. Pourtant, le repas avaitété enjoué, par la volonté d’Endre, plein d’attentions et de dou-ceur charmeuse. Malgré l’interdiction, il y avait du champagne,que Renée vint prendre avec eux, et des cerises, un luxe, pourlequel Agota avait traversé Paris. Endre but gaiement, à sonvoyage, à son retour. Puis il se leva. Son bagage l’attendait, gareSaint-Lazare, d’où il rejoignait Le Havre, où il prendrait sonbateau. Il ne voulait personne pour l’accompagner sur aucunquai. La porte se referma sur lui. Lui disparu, elles s’affairèrent,comme si de rien n’était, à ranger les restes du repas, la vais-selle, s’agitant beaucoup pour combler son absence, si subitequ’elle était irréelle. Ensuite de quoi, pour s’épargner les unesaux autres le spectacle de leur peine, chacune se réfugia dans sachambre, jusqu’au soir. Endre les avait quittées comme s’il allaitrevenir le lendemain. Elles ne le revirent, ni n’eurent plusaucune nouvelle de lui.

    Le lendemain, conformément à la promesse de Terrier, uncoursier livra la malle annoncée. En fait de malle, il s’agissaitd’une mauvaise caisse de bois, sanglée d’une attache de cuirnoirci et rongé, encrée d’indications moitié effacées, avec desvignettes décollées aux noms de compagnies ou d’escales, illi-sibles. Elles tirèrent la caisse dans le salon et s’empressèrent del’ouvrir, éperdues d’anxiété et de chagrin à l’idée d’y reconnaîtreles habits ou les accessoires vestimentaires que portait Endre lejour de son départ, dont pourtant elles n’avaient aucun souvenirprécis, comme si, de la caisse, il allait surgir debout, fantômevivant, en son costume d’alors… Elles n’eurent aucun mal àfaire sauter les vieilles vis, mal assujetties au couvercle. Gabrielleeut aussitôt à l’esprit que cette caisse avait été ouverte, visitée etrefermée récemment, pour que les fermetures se libèrent aussifacilement. Elle n’en dit rien. Non plus, ensuite, du désordredes effets, qu’elles sortirent un à un, sans oser s’avouer leurdégoût, leur répugnance à toucher ces habits d’homme froissés

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  • et fanés, bons à jeter. Car il s’agissait de quelques vestes et giletsde drap verdi, dont l’odeur fétide et douceâtre de moisissuredisait le long séjour dans l’humidité ; de chemises, de pantalonsen grosse toile élimée, de linge jauni et taché, déchiré ou troué,aux auréoles douteuses. Et encore une veste de caoutchoucdécolorée, une paire de bottes de cuir, en ruine, et une de san-dales en corde, le tout à moitié pourri. Si pauvre, si misérablevestiaire ! Comment concevoir qu’il eût un jour habillé Endre,toujours élégant et raffiné dans ses choix…

    Au fond de la caisse, elles trouvèrent une boîte de carton ava-chi, déballèrent son contenu sur la table. Quel crève-cœur quecet inventaire… Des objets divers, accessoires anonymes : unmiroir de poche piqueté, un nécessaire à ongles dans un étui decuir boursouflé, de vieux lacets de cuir, et quelques tampons oucales de feutre. Une petite infirmerie de voyage, dont les fiolesbrunies, orangées, violacées, étaient vides, évaporées. Puis deuxcarnets aux pages délavées, vierges. Et un compas, des ciseaux,un assortiment de six couteaux de toutes tailles, du canif aucouteau de chasse, aux lames rongées de rouille. Une troussecontenait l’extrait de quelque Bible anglaise ; le mode d’emploi,en allemand, d’un fusil de chasse au gros gibier. Des munitionsde poudre, crevées ; un bizarre engin ressemblant à une fronded’enfant. Ce qui avait dû être un paquet de cigarettes, dont letabac tombait en poussière. C’était tout, la caisse était vide. Effa-rées, accablées, elles contemplaient le tas de vestiges étrangers,ces répugnants effets et objets sans identité, qui leur était donnépour être les restes d’Endre, son bagage, ou sa malle, selon lemot du commandant Feltin. Avait-il eu connaissance du contenude cette caisse pour leur assurer, et avec quelle certitude, quelleimpudence, qu’elles y trouveraient la preuve de l’identité de leurfils, de leur cousin ?

    Que faire de tout cela, qui ne leur rappelait rien, ne faisaitnaître qu’un sentiment de répulsion, et de peur. Une odeurméphitique, écœurante, avait envahi le salon. Elles durent aérer,laisser entrer l’air du dehors, encore frais en ce lendemain depluies. Le beau temps d’été revenait, après l’intempérie ; lesarbres du Jardin des plantes semblaient revigorés, reverdis parles pluies récentes, et un courant d’air salubre balaya d’abordl’odeur, mais celle-ci revint, insidieuse, infecte. Il fallait se débar-rasser de ce fatras de nippes, d’objets sordides. Au dernier ins-tant, comme elles s’apprêtaient à tout remballer et descendredans la cour pour la poubelle, Gabrielle eut un remords, navréeà l’idée de jeter ainsi ces linges qu’il avait pu porter. Elle repritchaque vêtement, un par un, le soulevant délicatement devant

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  • elle. Ils étaient de la taille, de la stature d’Endre, ils pouvaientl’être… Ce geste convoquait son corps vivant, le souvenir deson corps, mais se dressa soudain devant elle un cadavre, unpitoyable spectre déguisé de ces oripeaux, et ce fut si déchirantqu’elle tomba en sanglots. Furieuse, Agota s’empara du tas dehardes et le jeta dans la caisse.

    — Finissons-en ! S’il portait ces loques, c’est qu’il le méritait.Pas de quoi en pleurer !

    Passant outre ces mots blessants, ravalant ses larmes, Ga -brielle revisita la caisse. Elle cherchait encore une étiquette d’ori-gine, une marque de fabrique, examinait les boutons de corne,semblablement anonymes. Elle fit aussi les poches, méthodique-ment, honteuse de la bassesse qu’il y a à fouiller, réprimant sanausée, chaque fois que sa main s’enfonçait dans le mol ethumide repli des étoffes. C’est ainsi qu’elle trouva les lunettes.D’un fond de poche, elle ramena au jour un mince étui d’argentterni, l’ouvrit ; si fébrilement que la charnière céda. A l’intérieur,une paire de demi-verres à fine monture. Les lunettes d’Endre !Du moins, pour le souvenir qu’elles en avaient, si c’était un sou-venir et non un effet d’autosuggestion, cela pouvait ressembler àcelles qu’il portait, avant de partir… Ne s’était-il pas plaint que salégère myopie s’aggravait, à cause de son travail, disait-il… Leslunettes passèrent de main en main. Elles palpaient ce fragileobjet aux verres ternis, aux branches poisseuses, comme s’ils’agissait d’un fétiche sacré. Dans l’étui, était gravé le nom dufabricant, mais il leur fallut d’abord savonner, frotter dans l’évierl’argent noirci, avant de voir paraître la raison d’un opticien dela rue Réaumur. Endre avait porté ces lunettes devant elles, ellesn’en doutaient plus. Il les portait là-bas. Parmi cet innommablefatras, elles étaient le seul objet tangible qui les reliait à lui. Ason visage. A ses yeux, à son regard. Bouleversée, Gabrielle tenaitles lunettes dans sa paume tremblante, craignant de les briser.Elle les aurait baisées, tant elles lui rendaient présent l’aimé. Ilavait donc fallu que tout cela revînt de si loin pour que la seulepetite paire de lunettes leur parlât de lui…

    Mais passée l’émotion de leur découverte, le reste donnait unvertige. Car, dès lors, il fallait reconsidérer le tas sordide,admettre qu’Endre en avait bien été le propriétaire, au mêmetitre que des lunettes. Quelle silhouette affligeante se dressaitalors, fantôme chancelant habitant cette veste, cette culotte, etces sandales de misère… Quel dénuement avait-il pu connaître,quel retournement de fortune, pour tomber à cette indigence,lui qui avait un état assuré d’ingénieur, des revenus confor-tables, un train de vie aisé, et qui était parti en pleine possession

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  • de ses capacités, de sa force et de sa compétence, avec la certi-tude de sa promotion professionnelle ? Quelle aventure avait pule dépouiller à ce point, l’en faire mourir, peut-être ? Elles déci-dèrent, cette fois d’un commun accord, de tout jeter. Ce rebutsentait la pourriture, la mort ; il n’avait plus rien à leur appren -dre. Il aurait fallu être fou pour conserver pieusement cesaffreuses reliques. Les lunettes suffisaient à leur certitude. Aussi-tôt, Renée et Gabrielle descendirent l’infâme caisse dans la cour,où la ramasserait la voirie.

    Seule dans sa chambre, Gabrielle défit ses cheveux. Une fois,Endre avait fait ce geste, une fois unique, et elle y pensait cha -que soir, en les brossant devant le miroir. Il y avait perdu sabouche, et baisé sa nuque de petits baisers frissonnants, sesoreilles, qu’il disait coquillages où enfouir son amour… Non,elle ne pleurerait, ne s’évanouirait plus. Dans le miroir, à lalumière de la lampe, elle voyait son front bombé, ses pom-mettes un peu hautes. Celles de sa mère, sur la photo où ellesouriait, petite fille. Mais elle n’était pas cette enfant, son visage,ses yeux avaient vieilli. Elle se regarda, droit dans le bleu si clair,y cherchant une réponse, n’apprit rien. Que le bouleversement,l’effroi de ces derniers jours. L’épreuve basse de la mort. Unetelle mutilation, une telle blessure, en guérit-on ? De sa beauté,que vantait tant Endre, qu’Agota flattait comme une victoire per-sonnelle, elle ne voyait que la tristesse des traits, le pli à la com-missure. Ses cheveux répandus sur ses épaules faisaient unecouronne royale, mousseuse et tendre. Elle les tordit rudement,pensa qu’un coup de ciseaux la soulagerait de leur poids, deleur encombrement sensuel et désolant. Elle passa ses doigts surses joues, en toucha ses lèvres, qui y déposèrent sans qu’elley pense un baiser étrange, un baiser d’adieu. Elle se détournade son image dans le miroir.

    Sur la table de chevet, les lunettes brillaient. Les verres, lamonture avaient retrouvé leur éclat ; l’étui son argent soyeux,ses fines rayures décoratives. Elles lui revenaient de si loin ;elles lui appartenaient. C’était miracle de penser qu’un objetanodin, auquel on ne prête aucune attention dans la vie ordi-naire, puisse un jour se charger de tant d’amour, restituer uneprésence avec tant de douloureuse, d’intense précision. Toutesces années où elle le cherchait, elle avait cru Endre vivant, tan-dis qu’il était mort : quelle différence, à présent ? Elle continue-rait de croire en lui, vivant. Penserait à lui, vivant. Le chercheraitdans les replis et les méandres de la vie, parce qu’en effet il

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  • serait là. Appelé vivant et tenu debout par le pouvoir de samémoire. Puisque, mort, il avait pu être aussi présent, quelleabsence l’arracherait à elle, maintenant ? Elle avait été sa femme.Ni sa cousine, ni sa sœur. Une vraie femme, avec lui. Ce n’étaitpas un si bon souvenir ; elle avait eu peur tout le temps. Dene pas savoir, de ne pas combler son attente, dont elle ignorait lanature. Peur de ce qu’elle concédait d’elle-même, qui était toutce qu’elle pouvait donner au monde, elle le croyait alors, et celan’avait été qu’un accouplement, un spasme si bref, et décevant.Elle avait craint de s’amoindrir à ses yeux, qu’en comparaisondes femmes qu’il avait pu connaître, elle lui parût fade, et sinovice qu’il serait déçu d’elle. Et il fut bon, pourtant, délicat,presque maladroit, comme effrayé de son désir. Pour finir trem-blant dans ses bras d’une longue angoisse, dont elle avait dû leconsoler, elle qui n’avait eu ni plaisir, ni peine, seulement unpeu peur. Pourtant, de cette seule fois, où il avait brossé sescheveux, et baisé ses pieds, ses oreilles et sa nuque, elle se sou-venait, comme du seul moment de sa vie où elle avait donnéquelque chose d’elle-même. Donné son corps, c’était si peu.Cela n’assouvit pas. Qui le comprendrait ? Donné sa foi, ouvertune promesse. A elle, mais, elle en avait la certitude, à lui aussi.Quelle que fût son expérience sensuelle, dont elle ignorait tout,cela avait été une première fois. Unique, et neuve. Pour l’un etl’autre, un baptême. Il avait emporté cela avec lui ; ils le savaientensemble.

    L’éclairage de la rue projeté au plafond cernait la haute formede l’armoire à chapeau de gendarme, la commode et le miroir,les rideaux flottant au léger courant d’air de la fenêtre entrou-verte. Sur ce lit étroit, ils s’étaient aimés, les murs s’en souve-naient. La chambre avait été autrefois celle d’Endre. Les mursse souvenaient-ils aussi de l’enfant qu’il avait été, avant qu’ellene prît sa place ? Jamais elle ne l’avait imaginé enfant. Elle venaitau monde, et il était déjà là, un homme. Avant elle, il n’existaitpas. Quelles études faisait-il, qui voyait-il, aimait, recherchait, dequoi était faite sa vraie vie, avant elle, hors d’elle ? Ingénieur ?Elle avait répété le mot, sans savoir ce qu’il désignait, en quoiconsistaient son travail, ses recherches, pour tant voyager. Aveccette insouciance des enfants à qui il suffit que les êtres parais-sent pour exister, elle n’avait posé aucune question sur sa vie,sur ses absences et ses retours, ses missions, dont elle ignoraittout. Où était la Birmanie, dont elle n’avait jamais entendu par-ler, et d’où provenait l’horrible caisse ? Il fallait interroger unecarte, en apprendre l’histoire. Puisque les Anglais dirigeaient cepays, Endre travaillait-il pour eux ? Le fil lui semblait si mince, la

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  • tâche tellement immense, qu’elle en avait le vertige… Car main-tenant les questions informulées, qui s’étaient bousculées dansson esprit en écoutant le commandant, se chassant les unes lesautres, trop nombreuses et d’ordre différent, se représentaient àelle. Par exemple, ce capitaine de marine militaire, qui avait rap-porté la caisse, comment le retrouver, l’interroger ? Il avait forcé-ment appris quelque chose des autorités portuaires, fût-ce undétail. Personne n’avait songé à le lui demander. Etait-il déjàreparti, pour d’autres voyages ? Alors, elle partirait elle-même,embarquerait vers cette destination lointaine de Rangoon, afind’enquêter là-bas. Mieux que quiconque elle saurait questionnerles gens, obtenir les renseignements dont ils ignoraient l’impor-tance… Mais c’était un rêve vain, de ces entreprises impossiblesaux jeunes filles. Au lieu d’imaginer et de rêver, mieux valaits’en tenir aux choses possibles, raisonnables et concrètes. Réflé-chir posément. Par exemple, à revoir ce M. Terrier. Ce secrétaire,qui les avait prises en pitié, si obligeamment accompagnées, etqu’elle avait sottement rabroué, quand il proposait ses services.Par lui, peut-être pouvait-on accéder au dossier, dont le com-mandant tapotait les feuilles, sur son bureau, et qu’il retirait siprestement ? Elle concevait des plans : la nuit, tout est possible.Des stratégies rocambolesques, une escalade des murs, uneeffraction. Elle s’introduisait dans cette forteresse, elle volait ledossier dans le grand bureau solennel, plein de batailles navaleset de militaires rébarbatifs… Elle balaya ces idées absurdes. Leplus simple était de revoir ce jeune homme serviable, sans enparler à Agota, évidemment… Il pouvait être amadoué, sou-doyé… Le guetter, dehors ? Le faire demander ? Mais commentle convaincre de distraire des documents ? Il ne serait pas forcé-ment prêt à en payer le risque de sa place… D’ailleurs, sa poli-tesse était de pure forme, elle se montait la tête… Cet employéavait déjà oublié leur visite. Certes, il avait tenu sa promesse delivrer rapidement la malle. Mais il s’agissait d’une diligenceadministrative, qui ne prouvait en rien une quelconque bonnevolonté…

    Ces pensées l’agitaient, empêchaient son sommeil. Sans bruit,elle se releva, alla pieds nus à la cuisine, boire un verre d’eau.C’était bien l’endroit de la maison où elle se sentait le plus ensécurité. Enfant, elle y courait à tous moments se réfugier dansl’odeur des ragoûts et des soupes, se blottir contre Renée, dansses bonnes jupes chaudes qui sentaient le lait, la pomme ou lalavande, l’essence de térébenthine, l’alcool de menthe dont elle

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  • soignait ses bobos. Les jupes de Renée étaient le réservoir infinides senteurs d’enfance, des maternités miraculeuses. Bien mieuxqu’Agota, sa nourrice offrait le giron des tendresses, de touttemps la mie bourrue qui berce et rudoie, mouche, régale etconsole. Gabrielle n’avait pas eu de mère. Sur les photos, lajeune inconnue qui l’avait mise au monde était une enfant, etelle ne vieillissait pas. Elle ressemblait davantage à une petitesœur, perdue autrefois. Elle ressemblait surtout à l’héroïne duconte où les méchantes fées jettent des sorts, qu’une étourdie unpeu désordre et toujours en retard rattrape, par enchantement…Voilà qu’un beau matin, Milena, rayonnant de sa grâce et de sesdons, débarquait à Paris, adressée à un grand maître de mu -sique. Après les chagrins de l’exil, elle illuminait l’appartementde la rue Buffon de sa gaieté et de sa jeunesse, promise à lagloire, déjà fêtée, attendue partout en Europe ! Puis elle rencon-trait un jeune homme pauvre, très beau, très charmant, facteurde pianos recherché. Alors, malgré l’avis de sa sœur aînée, quis’y opposait, elle l’épousait, lui qui n’avait ni biens, ni famille. Ilsauraient dû se méfier, mais non : ils passaient outre et, untemps, la vie leur donnait raison. Car ils étaient généreux de leurprovidence et de leurs succès, attirant à eux la sympathie, l’es-time et l’admiration, par cette contagion des gens heureux etbons qui abat les résistances et les jalousies, tire les cœurs àsoi… Et puis ils étaient morts. Tout soudain, par une nuit deneige, dans le terrible déraillement du Paris-Berlin, ils mou-raient. Alors Agota prenait l’enfant chez elle, avec sa nourrice, etelle l’adoptait.

    Mais le sort s’acharnait : de n’avoir empêché Milena, ni pré-venu sa mort, Agota sombrait dans la démence, comme sapropre mère dans la débâcle familiale, punie une fois de plusd’une faute très ancienne, enfouie dans l’oubli, qu’il lui fallaitencore et encore payer… Gabrielle trouvait cet épisode intéres-sant, mais exagéré. Enfin, qui prévoit les congères sur les voies,la tempête de neige, un accident pareil ? Quelle Cassandre enavertit, s’oppose au destin ? Dans les contes, personne ne pré-vient personne, ou bien en vain : il faut que l’histoire aille à sonbut ! Alors l’enfant, par ses faibles moyens, mettait fin au sorti-lège : elle tombait malade, gravement malade. Elle refusait de senourrir, de dormir, de marcher et de parler, comme elle avaitcommencé de le faire. Elle dépérissait, de manière si gravequ’Agota se réveillait du mauvais songe. Gabrielle ne se souve-nait de rien, elle avait à peine un an. Elle ne se souvenait derien, mais avait appris la légende, et cette histoire l’enchantait.Toute son enfance, elle l’avait réclamée à Renée, à Agota, qui la

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  • lui répétaient à l’envi : comment, minuscule orpheline, sa résur-rection les vengeait du malheur. C’était si ravissant d’entendre larevanche de la vie, la lumière entrant de nouveau à flots dansla maison, les berceuses, les câlins des nuits entières, son som-meil veillé par les deux femmes éplorées du mauvais sort, et ellequi, de son berceau, leur faisait l’offrande de son enfance ! Alorsils pouvaient bien être morts, les beaux jeunes gens, ensevelissous leur tas de neige, et puis dans leur cimetière, puisqu’elleétait la reine de cette merveilleuse histoire…

    Elle n’avait entrevu que tard la réalité, cette vérité cruelle quisous-tend les contes… Compris qu’en l’adoptant Agota accom-plissait l’acte impie de justifier sa vie en sauvant la sienne, etqu’une fois de plus dressée contre l’adversité, puisant au fondde son être l’énergie des recommencements, elle était trop occu-pée à cette tâche pour être une vraie mère. La vraie était Renée,l’humble servante au grand cœur, qui soignait, torchait et nour-rissait, caressait, aimait, qui la mettait au monde une deuxièmefois, la tirant des limbes, disputant à la mort sa proie. Elle à quila foi, chevillée au corps, à l’âme, inspirait les stratagèmes déri-soires, les ruses séculaires qui nient la douleur, pour transmettreà l’enfançon éperdu de souffrance et d’abandon la promesse detemps meilleurs, le droit et le désir de son existence, ce dond’amour sans contrepartie. Et Gabrielle naissait à elle-mêmedans cette corbeille amoureuse, trop heureuse pour s’étonnerdu cadeau du jeune prince penché sur elle, qui, venant auxvacances, trouvait la demeure transformée en jardin d’enfants,sa mère rajeunie. Déjà indifférente à ses succès, sans doute, àses projets, tout entière vouée à la petite rivale adorable. Oubien lui-même était déjà appelé à des horizons plus largesque l’espace confiné de la rue Buffon, d’autant plus affranchi queGabrielle occupait les pensées d’Agota, détournant de lui l’en-combrante sollicitude maternelle… Si loin que remontait sonsouvenir, Gabrielle le voyait surgir par magie, le prestige et lagrâce d’un ange soudain présent dans les murs, fraternel et pro-tecteur, de qui elle était l’élue. Et le clan d’artistes exilés, depoètes et de musiciens fantasques qui avaient connu ses parentset fréquentaient la maison, inquiets de la petite Gabrielle et deson avenir, lui faisaient une cour d’amour si plaisante ! On luiavait tant répété, alors, qu’elle était le divin enfant, que leur ado-ration à tous allait de soi, vraiment. Elle pouvait bien être cettepetite fille enjouée, puisque son humeur dynamique et résolue,l’harmonie de ses talents et de sa beauté étaient la miraculeuserevanche prise, une fois de plus, sur le diktat du malheur. Commetout cela lui paraissait maintenant amer et désenchanté… Les

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  • merveilles grimacent et révèlent leur farce. Reine d’aucun conte,seulement voleuse d’amour, et si seule, si malheureuse, cesoir… Qui était-elle, rendue à cette solitude, avec pour bagageles reliques fabuleuses de son histoire d’enfance ? Si elle n’enfaisait rien d’autre que pleurer sur elle, que s’apitoyer, elle étaitbien la dernière des ingrates. Si elle ne tirait plus d’orgueil et deforce de tant d’amour, elle méritait bien d’être, à minuit, danscette cuisine déserte, comme une vieille savate abandonnée !

    Par la fenêtre donnant sur la cour, on voyait seulement, entreles hauts murs, un chiffon de ciel azur sombre, piqué d’unemauvaise étoile, petite et toute blanche, dont le clignotement luiserra le cœur. Endre avait-il contemplé le ciel nocturne, et cetteétoile si loin, en pensant à elle, une seule fois ? Même s’il étaitsous d’autres cieux, d’autres constellations, il avait pu s’adresserà l’une d’elles, lui confier le vœu muet de son cœur, dont elledevait écouter l’avertissement, à présent. A lui elle devait se gar-der, pour lui ne conserver, au fond d’elle-même, que la détermi-nation de sa fidélité, la volonté sans faille d’obtenir justice, defaire le jour sur tant d’obscurité. La petite étoile n’était pas unnostalgique rappel de son amour perdu, mais le signe de saconstance. Elle revint, glissant le long des murs silencieux verssa chambre, fortifiée par cette pensée sentimentale, qui valaitbien tous les contes de fées.

    CouvertureLe point de vue des éditeursAnne-Marie GaratDans la main du diableChapitre I