le moi, la fiction et l’histoire (thèse)

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    UNIVERSITƒ DE BOURGOGNEFacultŽ de Dijon

    ƒcole doctorale : Langage IdŽes SociŽtŽ Institutions Territoires

    U.F.R. Lettres et Philosophie

    Le moi, la fiction et lÕhistoire

    dans les Ïuvres de Serge Doubrovsky,

    Georges Perec et Jorge Semprun

    Th•se prŽsentŽe par Catherine PONCHONsous la direction de M. le Professeur Jacques POIRIER

    pour lÕobtention du doctorat de Lettres modernes.

    Membres du jury : M. Bruno BLANCKEMANM. Claude BURGELINM. Jacques POIRIERM. Philippe WEIGEL

    Soutenance : 18 septembre 2014 

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     Je tiens ˆ exprimer toute ma gratitude ˆ

     Monsieur le Professeur Jacques Poirier qui mÕa

     patiemment accompagnŽe tout au long de ce

     parcours de recherche. Sa gŽnŽrositŽ et

    lÕŽrudition dont il mÕa fait bŽnŽficier ont permis ˆ

    cette thse dÕaboutir.

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    UNE PETITE HISTOIRE

     Nous souhaiterions commencer cette recherche en racontant plusieurs Ç petites È

    histoires. La lecture des Ïuvres de Serge Doubrovsky, Georges Perec et Jorge Semprun a fait

    rŽsonner leurs Žchos. ƒcho crescendo que nous n'entendions tout d'abord pas, puis qui nous a

     surpris. Des petites voix se sont faites ainsi plus insistantes, des ombres ont commencŽ ˆ

     prendre corps. Notre lecture est devenue ˆ notre plus grand Žtonnement symphonie, une

     symphonie de petites voix chantŽe par un cortge d'ombres.

     La Wehrmacht franchit le Rhin le 15 juin 1940. L'Alsace est maintenant aux mains des

     Allemands. Le 17 juillet, l'Alsace est ˆ nouveau attachŽe ˆ l'Allemagne. Le soldat Georges

     Ponchon n'aurait pas dž partir sur le front russe en 1943, il n'Žtait pas Alsacien. Il n'aurait

     pas dž tre enr™lŽ dans l'armŽe allemande, incorporŽ de force. Le 24 aožt 1944, le soldat

    Georges Ponchon est mort sur le front russe. Il laisse derrire lui une veuve et deux petits

     gar•ons. Le petit Georges est l'a”nŽ, il a six ans. Il ne comprend pas bien. Il devine la

    tristesse, les silences. L'armŽe allemande a renvoyŽ une bo”te contenant les affaires du soldat

    mort, une bo”te secrte. Il n'a pas le droit d'y toucher. Ë l'intŽrieur se trouve une gourmette

    avec un numŽro et un portefeuille, trouŽ par un Žclat d'obus. Une photo avait ŽtŽ glissŽe dans

    le portefeuille, le petit Georges y est reprŽsentŽ en compagnie de son frre. La photo est, elle

    aussi, trouŽe. Longtemps, le petit Georges attendra le retour de son pre soldat. Certaines

    nuits, il fera mme le guet, croyant entendre ses pas. Il n'y aura pas de retour, pas de corps,

     pas de sŽpulture. En 1962, un nouveau monument aux morts est ŽrigŽ au village, le premier

    datant de la Grande Guerre avec ses inscriptions en fran•ais, avait ŽtŽ dŽtruit par les

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     Allemands. Le nom du soldat Georges Ponchon y est gravŽ.  Beaucoup de noms suivent et

     prŽcdent le sien. Ç Ë nos morts È. La petite fille que j'Žtais alors se souvient : le jour de

    l'armistice, le 8 mai, les enfants de l'Žcole venaient toujours rŽciter un pome. L'instant Žtait

     solennel. Je regardais alors toujours le nom de mon grand-pre, gravŽ dans la pierre

    blanche. Un jour, ce fut mon tour de dŽclamer un pome. Rencontre de deux petites voix.

     Promesse d'une petite fille de toujours tre attentive aux voix du silence.

     DŽjˆ une autre petite voix se faisait entendre. Voix de soprane. Une belle voix. Elle

     faisait Žcho ˆ une voix espagnole, celle de la mre de Jorge Semprun, morte ˆ trente sept ans

    des suites d'une septicŽmie. Duo. Ma grand-mre maternelle est morte ˆ trente-six ans en

    1937 d'une septicŽmie. Ma mre est alors ‰gŽe de quelques mois. Un voile de silence entoure

    cette mort. Sur la portŽe, les notes sont des blanches, suivies de soupirs. Elles racontent le

    blanc, les silences, les secrets des histoires familiales.

     Puis sont venues les voix des cÏurs. Ë l'espagnol de Jorge Semprun, rŽpond

    l'espagnol du pre adoptif de mon pre. Le Yiddish de Serge Doubrovsky fait Žcho ˆ

    l'alsacien. Symphonie. La voix gutturale des Allemands, voix de stentor, leur concert de Ç los,

    los los! È Ç schnell, schnell! È, c'Žtait la voix de l'occupant. L'Alsace Žtait allemande. Il Žtait

    interdit de parler fran•ais. L'Žcole Žtait allemande. Mes parents ont appris ˆ lire et Žcrire en

    allemand. Mme les patronymes devaient avoir une consonance allemande. Ponchon, trop

     fran•ais, Žtait devenu Ponchen. Voix dissonante.

     Finale. Les ombres disparaissent.

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    &

    Sommaire

    Remerciements --------------------------------------------------------------------- page 1

    Une petite histoire ----------------------------------------------------------------- page 2

    AbrŽviations ----------------------------------------------------------------------- page 6

    Introduction ------------------------------------------------------------------------ page 7

    Chapitre 1 - LA PETITE ET LA GRANDE HISTOIRE--------------------- page 28

    Chapitre 2 - Ç BIOGRAPHéMES È--------------------------------------------- page 79

    Chapitre 3 - UNE IMPOSSIBLE HISTOIRE---------------------------------- page 146

    Chapitre 4 - Ç IL SERAIT UNE FOIS È---------------------------------------- page 213

    Chapitre 5 - LÕƒCRITURE ET LA SURVIE----------------------------------- page 313

    Conclusion-------------------------------------------------------------------------- page 372

    Bibliographie ----------------------------------------------------------------------- page 386

    Annexes ----------------------------------------------------------------------------- page 423

    Table des matires ----------------------------------------------------------------- page 429

    RŽsumŽ ------------------------------------------------------------------------------ page 432

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    '

    AbrŽviations

    Les Žditions de rŽfŽrence sont dŽcrites dans la bibliographie.

    Ces abrŽviations, suivies du numŽro de la page, seront mises entre parenthses.

    Serge Doubrovsky

    Ds   La Dispersion

    Fs   Fils 

    LVI   La Vie lÕinstant  

    AS  Un Amour de soi

    LB  Le Livre brisŽ 

    AV   LÕAprs-vivre 

    LPC   LaissŽ pour conte 

    HP  Un homme de passage

    Georges Perec

    LC  Les choses 

    QVC  Quel petit vŽlo ̂ guidon chromŽ au fond de la cour ? 

    HQD  Un homme qui dort  

    Da  La Disparition 

    Ree  Les Revenentes LBO  La Boutique obscure 

    EsEp  Espces dÕespaces

    WSE  W ou le souvenir dÕenfance

    JMS  Je me souviens 

    LVME La vie mode dÕemploi 

    Cdt   Le Condottire

    JSN  Je suis nŽ

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    (

    Elld   RŽcit dÕEllis Island

    P/C   Penser/classer

    E/C1   Entretiens et confŽrences I

    E/C2   Entretiens et confŽrences II  

    IO  LÕInfra-ordinaire

    BO  La Boutique obscure

    VH   Le Voyage dÕHiver

    Jorge Semprun

    GV  Le Grand Voyage 

    Evt  LÕƒvanouissement  

    DRM  La Deuxime mort de Ramon Mercader  

    AFS  Autobiographie de Federico Sanchez  

    QBD Quel beau dimanche !

    Alg  LÕAlgarabie 

    Mb  La Montagne blanche

    NR  Netchaev est de retour  

    FSVS  Federico Sanchez vous salue bien

    EV  LÕƒcriture ou la vie 

    AVC  Adieu vive clartŽÉ

    MQF  Le Mort quÕil faut

    MVC  Montand la vie continue

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    )

    INTRODUCTION

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    *

    1¡ Des MŽmoires du Vicomte ˆ lÕ Ç Autobiographie de Tartempion1 È

     Bient™t nous plongerons dans les froides tŽnbres ;

     Adieu, vive clartŽ de nos ŽtŽs trop courts !! 

    Ç Il est passŽ le temps des fŽlicitŽs individuelles [É]. En vain vous espŽrez Žchapper

    aux calamitŽs de votre sicle par des mÏurs solitaires [É]. Nul ne peut se promettre un

    moment de paix : nous naviguons sur une c™te inconnue, au milieu des tŽnbres et de la

    tempte%  È. En 1794, Chateaubriand, malade, exilŽ ˆ Londres, commence la rŽdaction de

    lÕ Essai historique sur les rŽvolutions anciennes et modernes : Ç On y voit presque partout, dit-

    il, un malheureux qui cause avec lui-mme ; dont l'esprit erre de sujet en sujet, de souvenir en

    souvenir [É] È. Ç Ë sauts et ˆ gambades È, de Montaigne ˆ Rousseau, lÕaristocrate breton,

    1 Ç LÕautobiographie de Tartempion È est le titre dÕun chapitre du Livre brisŽ de Serge Doubrovsky.2 Ç Adieu, vive clartŽ É È : ces trois mots, hŽmistiche de Chant dÕautomne de Charles Baudelaire, ont ŽtŽ choisis

     par Jorge Semprun comme titre pour lÕun de ces rŽcits.3 Fran•ois-RenŽ Chateaubriand,  Essai sur les rŽvolutions, [1797], [1814], GŽnie du christianisme, M. Regard

    (Žd.), Paris, Gallimard, coll. Ç Bibliothque de la PlŽiade È, 1978.

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    Ç dŽsormais isolŽ sur terre&  È, cherchera avec les  MŽmoires de ma vie, futures  MŽmoires

    dÕOutre-Tombe, ˆ inventer une Žcriture pour raconter une vie dans son sicle et dŽcrire deux

    mondes, le nouveau et lÕancien, sŽparŽs par Ç un fleuve de sang' È. Mais comment inscrire ce

    moi dans le rŽcit des Žvnements ? Quelle forme inventer ? Quelle posture Žnonciative trouver

     pour lier petite et grande histoire, lÕhomme et lÕŽcrivain, lÕhomme politique et les ŽvŽnements

    gŽnŽraux ? Ces interrogations poŽtiques, posŽes par cet Ç aristocrate dŽpossŽdŽ( È, seront

    reprises par un autre ancien ministre, Ç revenant È dÕun autre monde et qui Žprouvera le

     besoin dÕŽcrire et dÕinterroger sa traversŽe du sicle :

     Dans mon expŽrience vŽcue, raconte Jorge Semprun,  un peu parce que je lÕai choisie et

    beaucoup du fait des hasards du XX e  sicle, de lÕexil, de la RŽsistance, de la dŽportation,

    toutes choses que je nÕai pas choisies mais qui mÕont ŽtŽ imposŽes par lÕHistoire, il y a une

    matire tellement romanesque que jÕai une tendance inŽvitable, objective ˆ Žlaborer ˆ partir

    de cette matire lˆ" .

    Comment articuler lÕhistoire personnelle et lÕhistoire gŽnŽrale, comment Žcrire le moi et

    narrer lÕHistoire ? LÕindividu doit-il se penser en elle par un retour sur soi ? Ç JÕai voulu

    engager une rŽflexion historique, non pas comme historien qui se penche sur les causes, mais

    simplement en retrouvant les traces de cette expŽrience dans mon histoire* È prŽcisera Serge

    Doubrovsky. Raccrocher ainsi le fil de soi ˆ la trame de lÕHistoire. Qute et enqute.

    4  Les Rveries de Jean-Jacques Rousseau dŽbutent ainsi : Ç Me voici donc seul sur la terre È.5  Fran•ois-RenŽ Chateaubriand, Ç PrŽface testamentaire È,  MŽmoires dÕoutre-tombe, Ždition Žtablie etcommentŽe par J.C. Berchet, Paris, Classique Garnier, 1989, T. 1, p. 844.6 Jacques Lecarme, Ç Ministres autobiographes È, in Chateaubriand mŽmorialiste, colloque du centenaire (1848-1998), textes rŽunis par Jean-Claude Berchet et Philippe Berthier, Genve, Droz, 2000, p. 302.7 Jorge Semprun, Le langage est ma patrie, Entretiens avec Franck ApprŽderis, Paris, Libella, 2013, p. 32.8

     Entretien de Serge Doubrovsky avec Michel Contat, in Les moments littŽraires, n¡10 - 2

    e

     semestre 2003, p. 29.

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    L'Žcriture de soi et l'Žcriture de l'Histoire ont exercŽ un fort attrait sur les Žcrivains de

    la premire moitiŽ du XIXe  sicle, analyse GŽrald Rannaud9. La RŽvolution permet

    simultanŽment au peuple de prendre conscience de son destin et ˆ l'individu de prendre

    conscience de soi. Le Moi s'inscrit ainsi dans l'Histoire. Ç Je suis nŽe l'annŽe du couronnement

    de NapolŽon, l'an XII de la RŽpublique fran•aise (1804)10 È raconte George Sand. Ç Je suis nŽ

    le samedi 7 mars 1936 [...]. Longtemps j'ai cru que c'Žtait le 7 mars 1936 qu'Hitler Žtait entrŽ

    en Pologne È (WSE, p. 35), Žcrira Georges Perec, un peu plus d'un sicle aprs. L'annonce de

    la date de naissance est faite par rapport aux ŽvŽnements historiques, la petite histoire se mle

    ˆ la grande. Mais le Ç H È de Hitler et de la Ç grande È Histoire seront chez Georges Perec, le

    signe dÕun anŽantissement, de la destruction de cette petite histoire.

    La dŽmocratisation de la sociŽtŽ ouvre MŽmoires et tŽmoignages ˆ tous les horizons

    sociaux. La gŽnŽalogie nÕest plus indispensable pour raconter ses MŽmoires : La DŽclaration

    des droits de lÕhomme a Ç fait de la vŽritŽ et de la justice une affaire humaine È. Ç QuÕest-ce

    quÕun nom dans notre monde rŽvolutionnŽ et rŽvolutionnaire11 ? È sÕinterroge George Sand en

     prŽambule ˆ son Histoire de ma vie.

    Ç L'individu moderne se sait double dŽsormais : citoyen quoi qu'il en ait et aussi pure

    intŽrioritŽ. La littŽrature du moi s'en trouve dŽfinitivement transformŽe12 È prŽcise GŽrald

    Rannaud. L'individualisme devient une valeur morale et politique. Les MŽmoires sont le

    vecteur privilŽgiŽ pour se dire et dire l'Histoire. Mais le Ç Moi È, ce moi moralement si

    Ç hassable È doit-il s'affirmer ou se faire discret ? Comment raconter, comment Žviter la

     juxtaposition du rŽcit de sa propre histoire avec le rŽcit du monde ? La prolifŽration de la

    9 GŽrald Rannaud : Ç ƒcrire le moi, Žcrire l'histoire ? È, in  Le moi et l'Histoire, Textes rŽunis par Damien Zanoneavec la collaboration de Chantal Massol, ELLUG, UniversitŽ Stendhal, Grenoble, 2005, p. 11.10  George Sand,  Histoire de ma vie, Îuvres autobiographiques , G. Lublin (Žd.), Paris, Gallimard,Ç Bibliothque de la PlŽiade È, 1970 -1971, 2 tomes, t.1, p. 13.11 George Sand, Histoire de ma vie, Îuvres autobiographiques, op. cit ., p. 140.12

     GŽrald Rannaud, Ç ƒcrire le moi, Žcrire lÕhistoire? È, in Le moi et l'Histoire, op. cit . , p. 13.

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    littŽrature intimiste en Europe va conduire ˆ un Ç nouveau clivage entre ce ÔÕgenreÕÕ des

    MŽmoires et ce quÕon ne va pas tarder ˆ nommer autobiographie13 È. Ce mot Žtranger, prŽcise

    Jean-Claude Berchet, dŽjˆ apparu en Angleterre et en Allemagne, ˆ partir de la fin du XVIII e,

    Ç a connu en France une diffusion tardive, dans un contexte lexical o il ne pouvait tre dŽfini

    que par rapport, et en dŽfinitive que par opposition avec le genre ÔÕnationalÕÕ des

    MŽmoires14  È. LÕautobiographie dŽfinirait ainsi davantage lÕhistoire dÕune personnalitŽ, les

    mŽmorialistes seraient des tŽmoins ou des acteurs dÕŽvnements :

     Il faut se garder de confondre les autobiographies avec les mŽmoires, quoique dans ces

    derniers, les narrateurs se trouvent aussi plus ou moins en scne. L'autobiographie est une

    confession, un dŽveloppement psychologique, un drame intŽrieur mis ˆ nu. L'auteur de

    mŽmoires n'est pas tenu de rendre compte de ce qui se passe au fond de l'‰me ; il n'a promis

    au lecteur que des notes, des explications; il a Žcrit le commentaire de l'histoire;

    l'autobiographie fait le roman du cÏur.

    Chateaubriand avec ses MŽmoires d'outre-tombe a fait de ce clivage Ç un ferment d'invention

     poŽtique15 È souligne Damien Zanone. Dans la constellation des Žcritures du moi, cette

    dŽmarche hybride, sÕinscrivant ˆ la frontire de genres, reste une petite Žtoile solitaire. Les

    espoirs de la rŽvolution s'effondrent avec le fiasco de juin 1848. Le monde est sans avenir.

    Retour ˆ soi. Ç Les Žcritures personnelles ou intimes sont dŽsormais dominantes16 È prŽcise

    SŽbastien Hubier. Ç La littŽrature se dŽtache de l'Histoire (le seul Hugo mis ˆ part) maintenant

    sombre et bient™t tragique et l'abandonne aux travaux d'une science nouvelle pour se recentrerde plus en plus sur l'individu et la sphre de l'intime17 È.

    13 Jean-Claude Berchet, Ç Les MŽmoires dÕoutre-tombe : une Ç Ç autobiographie symboliqueÕÕ È, in  Le moi etl'Histoire, op. cit ., p. 43.14  Ibid. 15 Damien Zanone, LÕautobiographie, Paris, ƒditions Ellipses, 1996, p. 69.16  SŽbastien Hubier,  LittŽratures intimes,  Les expressions du moi,  de lÕautobiographie ˆ lÕautofiction, Paris,Armand Colin, 2003, p. 40.17

    GŽrald Rannaud, Ç ƒcrire le moi, Žcrire lÕhistoire? È, in Le moi et l'Histoire, op. cit ., p. 11.

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    Mais pour Ç Žcrire lÕhistoire de sa vie, il faut avoir vŽcu#* È fait remarquer Alfred de

    Musset, ou tre Ç connu È. Stendhal, fort de son expŽrience de biographe, o il apprit ˆ

    construire lÕhistoire dÕune personne, souhaite Žgalement interroger lÕhistoire de ce Ç Moi È

    inconnu, faire resurgir, au fil de lÕŽcriture, le sens de ce Ç Moi È. Ce dŽsir dÕŽcriture de soi,

    cette Ç volontŽ de vŽritŽ È sÕaccompagne dÕune rŽflexion sur lÕŽcriture de lÕHistoire, o

    lÕauteur cherche ˆ concilier vie individuelle et tableau dÕune Žpoque. LÕhistoire sera vue ˆ

    travers la vie dÕun individu :

     JÕai Žcrit les vies de plusieurs grands hommes : Mozart, Rossini, Michel Ange, LŽonard de

    Vinci. Ce fut le genre de travail qui mÕamusa le plus. Je nÕai plus la patience de chercher des

    matŽriaux, de percer des tŽmoignages contradictoires, etc. ; il me vient lÕidŽe dÕŽcrire une vie

    dont je connais fort bien tous les incidents. Malheureusement, lÕindividu est bien inconnu,

    cÕest moi#$.

    Quel lecteur aurait rŽellement envie de lire Ç lÕautobiographie de Tartempion È se demandera

    Žgalement Serge Doubrovsky, lÕHistoire ne retient-elle pas que Ç les noms de ceux qui lÕont

    faite È ? (LB, p. 329)

     LÕautobiographie nÕest pas un genre dŽmocratique : une chasse gardŽe, un club fermŽ, un

     privilge jaloux. RŽservŽ aux importants de ce monde, grands Žcrivains, capitaines dÕarmŽe,

    dÕindustrie. Pour les chefs, les meneurs, les gŽants, les nababs. Je suis un nabot. [É]

     JÕaimerais tenter dÕesquisser le rŽcit de ma vie. Ce quÕon est convenu dÕappeler une

    autobiographie. Je me rends parfaitement compte quÕun tel rŽcit ne saurait avoir quÕun seultitre : LÕAutobiographie de Tartempion (LB, p. 329-330).

    Pour tenter de comprendre les vicissitudes de la vie, les Žcrivains privilŽgient en ce dŽbut de

    XXe sicle l'intuition ˆ l'intelligence, c'est le dŽbut d'une Žtonnante Ç qute de soi-mme È et

    18 Alfred de Musset, La Confession dÕun enfant du sicle, Paris, coll. Ç Livre de Poche È, 2003, p. 57.19

     Stendhal, Îuvres intimes, Victor Del Litto (Žd), Paris, Gallimard, Ç Bibliothque de la PlŽiade È, t. II, p. 970.

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    de la complexitŽ de la vie intŽrieure. Les dŽcouvertes de la psychanalyse bouleversent encore

    les vellŽitŽs de la connaissance du moi. L'autobiographie classique dans son acception

    traditionnelle devient impossible. Ç Ë la fin du XXe sicle, on ne fait pas [de lÕautobiographie]

    comme on pouvait faire ˆ la fin du XVIIIe$! È souligne Serge Doubrovsky. Narcisse voit son

    image se brouiller dans une eau agitŽe par des remous de plus en plus profonds. L'image

    devient trouble, fragmentŽe, presque inquiŽtante. L'autobiographie entre dans Ç l're du

    soup•on È. La nouvelle autobiographie, Ç indissociable des ŽlŽments novateurs du Nouveau

    Roman$# È prendra lentement forme.

    En publiant  Fils, ˆ la fin des annŽes soixante dix, Serge Doubrovsky se place

    triomphalement sur la Ç case aveugle$$ È du schŽma structural de Philippe Lejeune qui

    thŽorisait autour de la notion de Ç Pacte autobiographique È. Il a fondŽ, lui, dit-il : Ç un pacte

    romanesque par attestation de fictivitŽ$% È. Son livre est sous titrŽ roman, et auteur, narrateur

    et personnage rŽpondent ˆ la mme identitŽ onomastique. Sa personne devient son propre

     personnage. Sa vie est un roman, il fait un roman de sa vie. Il sera le hŽros de son histoire, la petite. Il appelle cela son Ç autofiction$& È, Ç une fiction de faits strictement rŽels È.

    L'autofiction avait un socle. Serge Doubrovsky, au fil de son Ïuvre, l'a progressivement

    taillŽe. Du sur mesure, Ç une Žcriture pour l'inconscient$' È prŽcise-t-il.

    20 Ç Entretien avec Serge Doubrovsky ˆ lÕoccasion de la parution de  LaissŽ pour conte en janvier 1999 È, parAlex Hugues, The University of Birmingham, site internet de la revue French Studies 21  Jeannette M. L. Toonder, ''Qui est je'' L'Žcriture autobiographique des nouveaux romanciers, Peter Lang SAƒditions Scientifiques EuropŽennes, 1999, p. 205.22  Philippe Lejeune,  Le Pacte autobiographique, Seuil PoŽtique, 1975 Ð nouvelle Ždition augmentŽe,Points/essais, 1996.23 Serge Doubrovsky : Ç Autofiction et Žcriture de soi È, ConfŽrence prononcŽe ˆ Dijon en novembre 2000.24 Nous ne mettrons plus de guillemets ˆ ce nŽologisme, entrŽ maintenant dans le langage littŽraire commun. Eneffet, depuis 2003, il se trouve dans lÕŽdition du Petit Larousse et du Robert .25

     Serge Doubrovsky : Ç ƒcrire sa psychanalyse È, in Parcours Critique, GalilŽe, 1980, p. 195.

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    #&

    Aujourd'hui thŽoriciens et Žcrivains veulent apporter leur pierre ˆ l'Ždifice, certains

    retravaillent le socle, que d'aucuns cherchent ˆ Žbranler. LÕautofiction semble tre devenue

    Ç une tendance majeure de la fiction romanesque È$( analyse Jacques Lecarme.

    2¡ Le Ç moi È et lÕHistoire

    O Medjinožn, dis-nous que rien de tout ceci nÕest vrai

     Je ne peux pas, murmurait-il, cÕŽtait comme toujours ce

    dŽchirement

    [É] Il y a des choses que je ne dis ˆ personne Alors Elles ne font de mal ˆ personne Mais

     Le malheur cÕest

    Que moi

     Le malheur le malheur cÕest

    Que moi ces choses je les sais!"  

    L'horreur des deux guerres mondiales, l'univers concentrationnaire, les gŽnocides et

    assassinats massifs au nom d'idŽologies meurtrires, la bombe atomique vont faire exploser le

    Ç Moi È. Ce Ç Moi È disloquŽ, anŽanti, s'empare tout de mme de la parole, habitŽ par un

     besoin fiŽvreux de raconter, de tŽmoigner. Puis silence. Ç Qui aurait ŽtŽ disponible, en ces

    temps-lˆ, ˆ une Žcoute inlassable des voix de la mort È (EV, p. 167) interroge Jorge Semprun.

    La Guerre finie, on voulait revivre Ç comme avant$* È. Puis silence. Silence parce que pour

    26 Jacques Lecarme : Ç Origines et Žvolution de la notion d'autofiction È, in  Le roman fran•ais au tournant du XX e sicle, sous la direction de Bruno Blanckeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004.27 Louis Aragon, Le Fou dÕElsa, Paris, Gallimard, 1963, p. 290.28  Ç Annette Wieviorka prŽcise que ''la diffŽrence majeure entre la production des deux littŽratures [celle de laPremire Guerre mondiale et celle de la Seconde] se trouve du c™tŽ du public. Maurice Rieuneau note que lesŽcrivains traitant de la Grande Guerre Žtaient assurŽs de trouver un public favorable : les millions d'ancienscombattants. Rien de tel pour les survivants de la dŽportation : leur nombre est insuffisant pour crŽer un vŽritable''marchŽ''. Or les Žditeurs ne sont pas des philanthropes : ils souhaitent que leurs livres se vendent. Le succs d'un

    ouvrage entra”ne souvent la parution consŽcutive d'ouvrages sur le mme thme. C'est l'absence de marchŽ,

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    #'

    certains Ç revenants È la parole renvoyait ˆ la mort, silence encore parce que le public ne

    voulait pas ou ne pouvait pas entendre. Silence et gne. Le refoulement est collectif. Ç On

    ennuyait È, raconte Simone Veil. Silence enfin parce qu'on ne pouvait pas laisser la littŽrature

     prendre la parole car la littŽrature rŽpond ˆ une visŽe esthŽtique, elle se dŽploie dans l'univers

    de la fiction. Comment associer la Ç frivolitŽ d'une recherche stylistique È, Ç les broderies de

    l'invention È ˆ Ç l'expŽrience traumatisante des camps$+ È ? Ç Les ŽvŽnements dÕAuschwitz,

    du ghetto de Varsovie, de Buchenwald ne supporteraient certainement pas une description de

    caractre littŽraire. La littŽrature nÕy Žtait pas prŽparŽe et ne sÕest pas donnŽ les moyens dÕen

    rendre compte%!  È faisait remarquer Bertolt Brecht en 1948. Il fallait une forme qui ne fžt

    entachŽe du moindre soup•on :

    Sur la Seconde Guerre mondiale, reconna”t Aharon Appelfeld , presque soixante ans aprs , on

    Žcrivait principalement des tŽmoignages. Eux seuls Žtaient considŽrŽs comme l'expression

    authentique de la rŽalitŽ. La littŽrature, elle apparaissait comme une construction factice%#.

    Pas de fiction donc, il fallait un discours crŽdible, qui fasse autoritŽ, sur lequel b‰tir

    une mŽmoire collective, un discours scientifique, reposant sur des faits pour dire la vŽritŽ.

    Mais lˆ aussi, il fallut attendre. La  Destruction des Juifs d'Europe de Raul Hilberg est publiŽ

    en 1961 dans l'indiffŽrence gŽnŽrale. L'intŽrt du public ne devient manifeste qu'ˆ la fin des

    annŽes soixante dix. L'Histoire avait quasiment dŽsertŽ la scne littŽraire durant trente ans,

    Ç le rŽcit vient au milieu des annŽes 1970 renouveler l'historiographie%$ È. Si l'on constate,

    depuis une vingtaine d'annŽe, un regain pour Ç la littŽrature des camps È et plus gŽnŽralement

    d'acheteurs et de lecteurs, qui explique en partie l'arrt du flux des rŽcits.'' È, citŽ par Catherine Dana,  Fictions pour mŽmoire, Camus, Perec et  l'Žcriture de la shoah, Paris, L'Harmattan, 1998, p. 10.29  Delphine Hautois, Ç Le tŽmoignage ou la littŽrature en question È, in  ƒcrire aprs Auschwitz, MŽmoirescroisŽes  France Ð Allemagne, Textes rŽunis et prŽsentŽs par Karsten Garscha, Bruno Gelas, Jean-Pierre Martin,Presses Universitaires de Lyon, collection Ç Passages È, 2006.30 Bertolt Brecht, ƒcrits sur la politique et la sociŽtŽ, Paris, LÕArche, 1970, p. 244.31 Aharon Appelfeld, Histoire d'une vie (1999), ƒditions de L'Olivier/Seuil, 2004, p. 127 -128.32 Dominique Viart et Bruno Vercier, La littŽrature fran•aise au prŽsent, HŽritage, modernitŽ, mutations, Paris,

    Bordas, 2005, p. 125.

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    #(

    ce que l'on dŽsigne par Ç littŽrature de tŽmoignage È, sa rŽception demeure encore

     problŽmatique. Comment lire un livre tout ˆ la fois tŽmoignage et fiction ? Nous avons ainsi

     pu lire le 10 mai 2002 l'article suivant paru dans Le Monde  signŽ par Patrick KŽchichian:

    Ce qui est gŽnŽralement admis sans discussion prend une tonalitŽ, une gravitŽ particulires

    lorsqu'il s'agit des camps de la mort, de la Shoah. Ici l'on demande, l'on exige la vŽritŽ. C'est

    elle qui fait loi. La justification par l'art est beaucoup plus cožteuse. Des voies sont ˆ priori

     frappŽes d'interdit, comme celle de la fiction. Car le lieu premier, Žvident de cette vŽritŽ n'est

    assurŽment pas le roman.

    En 1963, Georges Perec remarquait dŽjˆ quÕÇ [...] ˆ la limite, l'on dirait qu'il est indŽcent de

    mettre en rapport l'univers des camps et ce qu'on appelle, avec au besoin, une lŽgre pointe de

    mŽpris, la littŽrature%% È. Le moi et l'Histoire reviennent ainsi sur le devant de la scne au

    dŽbut des annŽes quatre-vingts, mais unis et rŽunis par la fiction. Ç Vers la fin, raconte Serge

    Doubrovsky, jÕai senti quÕil fallait rabattre toute lÕhistoire de ma vie sur cette pŽriode-lˆ [É]

    Je nÕaurais pas Žcrit si je nÕavais pas ŽtŽ lÕenfant des annŽes quarante %& È. L'autofiction serait-

    elle une consŽquence de l'impasse dans laquelle l'autobiographie et l'Žcriture de l'Histoire se

    trouveraient aprs Auschwitz ? Ç L'autofiction est une, voire ÔÕlaÕÕ forme post-moderne, c'est-

    ˆ-dire post holocauste, de l'autobiographie%'  È fait remarquer Catherine Viollet. Comment

    raconter, comment se raconter ? Peut-on dŽceler dans les Ïuvres de Serge Doubrovsky,

    Georges Perec et Jorge Semprun les linŽaments dÕune poŽtique commune ?

    33  Georges Perec, Ç Robert Antelme ou La VŽritŽ de la littŽrature È, article paru initialement dans la revue Partisans, repris dans le volume  L.G. Une aventure des annŽes soixante, puis dans le volume  Robert Antelme. Textes inŽdits. Sur  L'Espce humaine, Essais et tŽmoignages, Paris, Gallimard, coll. Ç Blanche È, p. 173 Ð 174.34 Entretien avec Michel Contat, Ç Quand je nÕŽcris pas, je ne suis pas Žcrivain È, in GŽnŽsis, 16, 2001, p. 119-135.35 Catherine Viollet, Ç Troubles dans le genre. PrŽsentation È, in Gense et autofiction, sous la direction de Jean-

    Louis Jeannelle et Catherine Viollet, Belgique, Bruyland-Academia s-a, 2007, p. 8.

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    #)

    3¡ Trois Ç romans È, trois auteurs, trois Ïuvres et leurs entours

     L'ƒcriture ou la vie,  Le Livre brisŽ et W ou le  souvenir d'enfance formaient notre

    corpus initial. Auteur, narrateur et personnage y possdent la mme identitŽ onomastique, une

    triple identitŽ qui est le fondement du Ç pacte romanesque È signŽ par Serge Doubrovsky.

    Mais trs vite, ˆ la lecture de ces trois Ïuvres, nous avons jugŽ indispensable d'Žlargir notre

    corpus ˆ lÕensemble de lÕÏuvre Žcrite des trois auteurs.

    Serge Doubrovsky redŽfinit le concept d'autofiction ˆ chacun de ses romans. Son Ïuvre est

    constituŽe de huit romans, mais Žgalement de nombreux essais thŽoriques et critiques. Racine,Proust et Sartre sont ses figures tutŽlaires qui accompagnent critique et romancier.  Fils 

    (1977), son premier Ç roman È Ç autofictif È, est Žcrit dans l'ombre de Racine. De Racine et de

    sa mre. Chaque roman de cet Ç Žcrivain de sa vie È est Žcrit autour d'une femme. Autour de

    la disparition d'une femme et dans lÕombre dÕun homme. Un amour de soi  (1982) est une

    rŽŽcriture d'Un amour de Swann. De Swann ˆ soi, ˆ la recherche du moi perdu. Le  Livre brisŽ,

     prix MŽdicis 1989, est Žcrit dans le miroir des  Mots. Serge Doubrovsky voulait mettre un

     point final ˆ son Ïuvre romanesque avec LaissŽ pour conte (1999),  prix de l'ƒcrit intime. Il a

    oubliŽ d'apposer le point. Un homme de passage, son dernier opus, a ŽtŽ publiŽ en avril 2011.

     Nous lÕavons intŽgrŽ ˆ ce moment-lˆ ˆ notre corpus, ce qui explique sa prŽsence plus discrte

    dans notre travail de recherche.

    L'Ïuvre de Georges Perec est un puzzle fait de montage, de collage, de dŽcoupage.

     Nous ne pouvions nous contenter d'une seule pice, mme si nous estimions regarder la plus

     bouleversante. Il nous fallait reconstituer ce puzzle gigantesque dont chaque pice, participe ˆ

    une qute autobiographique. Nous avons ajoutŽ en mars 2012, une dernire pice,  Le

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    #*

    Condottire%& , dont le manuscrit avait ŽtŽ refusŽ en 1960 et que Georges Perec perdit par la

    suite. David Bellos le retrouva ˆ lÕoccasion de recherches entreprises pour sa biographie%).

    Quant ˆ l'Ïuvre de Jorge Semprun, c'est une Ïuvre Ç en stŽrŽo%* È, la fiction appelle la

    rŽalitŽ. L'Histoire, la grande, et l'histoire, la petite, rŽsonnent crŽant une harmonique de

    thmes dont seule une lecture exhaustive permet de reconna”tre la mŽlodie, de faire de cette

    rhapsodie une suite. Jorge Semprun a Ç mis sa vie dans les livres È (QBD, p.8), son Žcriture

    est Ç une recherche de soi dans et ˆ travers l'Histoire%+ È. De nationalitŽ espagnole, il a Žcrit

    l'essentiel de son Ïuvre en fran•ais. Cinq rŽcits, Žcrits en fran•ais, la langue de la

    Ç distanciation È, reviennent plus spŽcifiquement sur l'expŽrience de Buchenwald :  Le Grand

    Voyage (1963),  L'ƒvanouissement  (1967), Quel beau dimanche (1980),  L'ƒcriture ou la Vie 

    (1994) et  Le Mort qu'il faut, Prix Jean Monnet 2001.  L'Algarabie, La Montagne  blanche,

     Netchaiev est de retour  et Vingt ans et un jour ont ŽtŽ Žcrits plus directement sous le signe de

    la fiction mme si toute ressemblance avec des personnages ou des ŽvŽnements ayant existŽ

    ne semble pas fortuite. Il nous a donc paru nŽcessaire de les intŽgrer Žgalement ˆ notre corpus. Nous avons encore ajouter ˆ notre corpus  Exercices de survie, un texte inachevŽ, paru en

    2012.

    Ë ce corpus Žlargi, au sein duquel nous serons trs attentive aux Žclats des Ç mois È

    dissŽminŽs et ˆ lÕŽcho de la grande Histoire, nous avons Žgalement ajoutŽ lÕensemble des

    travaux critiques et thŽoriques des auteurs, indispensables ˆ lÕapprŽhension de la gense dÕune

    Žcriture. LÕauteur se donne dans lÕŽcriture et se livre ˆ la lecture, nous dit le critique Serge

    36 Georges Perec, Le Condottire, Paris, Seuil, coll. Ç La librairie du XXIe sicle È, 2012.37 David Bellos, Georges Perec, Une vie dans les mots, [1993], Seuil pour la traduction fran•aise, 1994.38  Guy Mercadier, Ç Federico Sanchez et Jorge Semprun : Une autobiographie en qute de romancier È, in

     LÕautobiographie dans le monde hispanique, UniversitŽ de Provence, ƒtudes hispaniques 1, 1980, pp. 259-279.Guy Mercadier Žvoque au sujet de la lecture des romans de Jorge Semprun la notion de Ç lecturestŽrŽographique È, une lecture faite ˆ la fois sur le plan de la fiction et de l'autobiographie. Nous reprenons saformule.39 Mar’a AngŽlica Semilla Dur‡n, Le Masque et le MasquŽ, Jorge Semprun et les ab”mes de la mŽmoire, Presses

    Universitaires du Mirail, Toulouse, 2005.

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    #+

    Doubrovsky, mais Ç en rŽalitŽ, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi mme È.

    Les lectures critiques faites par Serge Doubrovsky, Jorge Semprun et Georges Perec seront

    ainsi Žgalement analysŽes Ç comme un miroir que lÕon promne È le long dÕune Ïuvre, o

    nous chercherons les reflets dÕun Ç Je È en devenir, les traces dÕune Žpoque, les linŽaments

    dÕune pensŽe. Les multiples entretiens accordŽs par Serge Doubrovsky, Georges Perec et

    Jorge Semprun Žclaireront Žgalement par leur portŽe mŽtadiscursive Ïuvres et parcours.

    Les trois auteurs n'ont jamais ŽtŽ rŽunis ˆ notre connaissance. S'ils sont presque de la

    mme gŽnŽration (Jorge Semprun est nŽ en 1923, Serge Doubrovsky en 1928 et Georges

    Perec en 1936), ils nÕont ni le mme parcours de vie, ni le mme parcours dÕŽcriture. Des

    articles et des thses ont dŽjˆ fait rŽsonner l'Ïuvre de l'un avec celle de l'autre, autour des

    thmes du langage, de l'autofiction. L'Histoire et l'autofiction ont Žgalement ŽtŽ un angle

    d'approche mais ces Žtudes ne portaient pas sur les trois auteurs rŽunis.

    4¡ Ç Le moi, la fiction et l'Histoire È

     Aucune rŽflexion thŽorique n'aura jamais la

    richesse de sens d'une histoire bien racontŽe'(. 

    C'est donc par le prisme de l'Histoire et plus spŽcifiquement de la Seconde Guerre

    mondiale que nous allons repenser le concept d'autofiction. Histoire et fiction : les deux

    substantifs sont polysŽmiques et entrent Žtrangement en rŽsonance. Histoire et histoire, la

     petite et la grande, l'Histoire officielle, objective ; l'histoire personnelle, subjective ; et

    l'histoire racontŽe, contŽe, Ç il serait une fois... È. Une histoire inventŽe, une fiction, pouvant

    40 Roger Marroux rappelle dans  Netchaev est de retour , la phrase de Hannah Arendt : Ç Et puis nÕoubliez laremarque de Hannah Arendt : aucune rŽflexion thŽorique nÕaura jamais la richesse de sens dÕune histoire bien

    racontŽe È (NR, p. 217).

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    $!

    tre tour ˆ tour fictive car ayant recours ˆ l'imaginaire, fictionnelle car Ç constituŽe

    d'assertions feintes È, ou Ç fausse È, non rŽfŽrentielle, irrŽelle, mensongre. La polysŽmie de

    ces termes, notamment celle autour du mot Ç fiction È n'est certainement pas Žtrangre ˆ la

    confusion autour du nŽologisme d'autofiction.

    Histoire et tŽmoignage, Histoire et fiction, fiction et mŽmoires, autobiographie et

    autofiction ont inspirŽ de nombreuses Žtudes et de nombreuses analyses thŽmatiques mais le

    moi, la fiction et l'Histoire, les trois substantifs accolŽs, n'ont pas encore ŽtŽ rŽunis. Il nous

    fallait les regrouper, notre analyse ne pouvait se limiter ˆ la notion de fiction et d'Histoire.

     Nous pensons en effet que les trois auteurs ont cherchŽ ˆ dŽpasser la rŽalitŽ historique, quÕils

    ont b‰ti une Ïuvre ˆ partir d'elle, mais non autour d'elle. L'Histoire est cruciale mais non

    centrale. Jorge Semprun en a ŽtŽ un acteur, Serge Doubrovsky un tŽmoin et Georges Perec un

    tŽmoin aveugle, une victime. Elle a creusŽ dans la vie de ces trois auteurs une brche. Serge

    Doubrovsky et Georges Perec sont deux Ç survivants È de la Shoah, Jorge Semprun, un

    Ç revenant È des camps de concentration.

    La recherche dÕŽcriture de ces trois auteurs est Žgalement une qute identitaire.

    Comment sÕinventer pour se trouver ? Serge Doubrovsky, Georges Perec et Jorge Semprun ne

    sÕaffirment pas comme tŽmoins, mais comme romanciers.

     Nous avons ˆ dessein utilisŽ les termes de Ç fiction È et de Ç moi È et ŽcartŽ le

    nŽologisme polŽmique d'autofiction, lui prŽfŽrant le terme plus gŽnŽrique dÕŽcriture de soi &$.

    41 Jean-Louis Jeannelle, Ç O en est la rŽflexion sur l'autofiction ? È, in Gense et autofiction, op. cit ., p. 29.42  Serge Doubrovsky, ˆ lÕoccasion de la confŽrence de cl™ture du colloque Ç ƒcriture de soi et lecture delÕautre È, le 19 mai 2001 ˆ Dijon, a fait remarquer que lÕexpression Ç Žcriture de soi È Ç semble depuis unedizaine dÕannŽe supplanter lÕÇ autobiographie È. LÕorigine de cette expression remonterait Ç au titre dÕun articlede Foucault (dans Corps Žcrit , 1983), o il distingue les pratiques dÕŽcriture des stociens de la traditionautobiographique chrŽtienne ultŽrieure. Le c™tŽ vague de lÕexpression a sŽduit. Elle sÕest rŽpandue largementdepuis quÕelle a coiffŽ en 1996 le programme des classes prŽparatoires scientifiques, englobant les Confessionsde Rousseau,  Les  Mots de Sartre et Yourcenar pour les  MŽmoires dÕHadrien, non pour ses propres Souvenirs

     pieux. CÕŽtait devenu un moyen commode dÕamalgamer autobiographie et fiction, et peut-tre aussi uneuphŽmisme. Il y a des mots malsonnants, quÕon hŽsite ˆ employer ˆ lÕUniversitŽ et encore plus dans les milieux

    littŽraires. Ç Autobiographie È et Ç tŽmoignage È sont plus ou moins ˆ lÕindex È (cÕest nous qui soulignons), in

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    De plus, seul lÕŽcrivain Serge Doubrovsky dŽfinit son Ïuvre comme autofictionnelle. Dans

    son dernier opus, Un Homme de passage, lÕauteur prend ses distances avec un nŽologisme qui

    depuis longtemps, dit-il, lui a ŽchappŽ :

     Mon autofiction a fait flors. Certains cherchent ˆ me la voler, le terme et le concept, en les

    triturant selon leurs humeurs, sans scrupules. Ma dŽfinition est incomplte ou erronŽe, chacun

     y va de sa petite thŽorie. La thŽorie de lÕautofiction renouvelŽe est trs ˆ la mode. Une nuŽe de

    moustiques sÕest abattue et ˆ qui mieux mieux piquent lÕautofiction quÕils mÕont piquŽe. Ils

    adorent enculer les mouches autofictives. Ainsi soit-il . (HP, p. 442-443)

    Le nŽologisme dÕautofiction est apparu dans les avants-textes&% de Fils, gŽnŽrŽ par lÕŽcriture

    et uni par un trait dÕunion entre Ç auto È et Ç fiction È. Les trois auteurs jouent conjointement

    du Ç moi È, de la fiction et de lÕHistoire, trois ŽlŽments inextricablement mlŽs. C'est de leur

    combinaison, apprŽhendŽe comme une recherche formelle ˆ la frontire des genres, que les

    textes prendront sens.

     Nous voudrions ici remercier M. Daniel Riou qui nous a autorisŽe ˆ reprendre le titre :

    Ç Le moi, la fiction et l'Histoire&& È, titre qu'il avait consacrŽ ˆ un article sur Jorge Semprun.

    5¡ MŽthodologie

     Nos recherches se sont organisŽes autour de deux axes. Le premier axe concernait les

    trois Ïuvres de notre corpus. Comment lire des Ïuvres qui ont fait dÕun Ç dŽsordre concertŽ È

     ƒcriture de soi et lecture de lÕautre, Textes rŽunis et prŽsentŽs par Jacques Poirier avec la participation de GillesErnst et Michel Erman, Dijon, EUD, 2002.43 Feuillet 1637. Cette dŽcouverte a ŽtŽ faite par Isabelle Grell et son Žquipe de lÕITEM. Le manuscrit originel de

     Fils, avec lÕintŽgralitŽ de ses feuillets, para”tra en septembre 2014.44 Daniel Riou, Ç Jorge Semprun, ''Le moi, la fiction et l'Histoire'' È, in  Histoire et fiction dans les littŽratures modernes (France, Europe, Monde arabe), sous la direction de Richard Jacquemond, Paris, L'Harmattan, 2005,

     p.163.

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    (E/V, p. 25) une ligne directrice ? Devions-nous, afin dÕavoir une vision dÕensemble de la vie

    et de lÕÏuvre des auteurs, suivre la simple chronologie du bios ou celle, plus complexe et

    dŽsordonnŽe du  graphein ? Nous souhaitions, bien sžr retracer, ˆ partir des textes, une

    existence, un bios marquŽ par lÕHistoire, mais nous recherchions Žgalement comment cette

    existence se constitue par lÕŽcriture. La dimension testimoniale de lÕŽcriture ne devait pas non

     plus tre occultŽe car elle gagnait ˆ tre apprŽhendŽe dans la circularitŽ des Žpisodes. Il nous

    fallait Žgalement avoir une dŽmarche comparatiste afin de faire dialoguer, dans ce vaste

    espace textuel, lÕensemble des textes ˆ la recherche de possibles Žchos propres ˆ dŽgager les

    linŽaments dÕune poŽtique. Nous avons fait le choix de suivre lÕŽvolution de trois Žcritures

    autour dÕaxes chronologiques communs et de thŽmatiques prŽalablement dŽfinis. Notre

    rŽflexion suivra ainsi lÕinscription de trois vies, de trois petites histoires au travers de trois

     parcours dÕŽcriture. Chaque Žpisode sera analysŽ en tenant compte de son inscription, de ses

    variations, de ses retours narratifs et discursifs dans lÕensemble de chaque Ïuvre et dans

    lÕintŽgralitŽ du corpus. Ces entrelacs textuels, intertextuels et intratextuels dessineront des

    motifs, je(u) de reflets brouillŽs, parmi lesquels nous suivrons, entra”nŽe par un leitmotiv

    obsŽdant, celui du miroir, ŽlŽment indispensable ˆ lÕapparition et la dŽcouverte dÕun Ç je È.

     Notre deuxime axe de recherche touchait dÕune manire plus gŽnŽrale ˆ la poŽtique

    des genres. Nous avancions sur une frontire poreuse, entre autobiographie, fiction et Žcriture

    testimoniale. Les dŽfinitions typologiques se bousculaient et se confrontaient, amplifiant

    encore une confusion gŽnŽrique initiale. Nous avons alors fait le choix de poser certains

    repres afin dÕŽclairer ce parcours thŽorique. Ces premiers repres nous avons dŽcidŽ de les

    chercher auprs de Serge Doubrovsky, Georges Perec et Jorge Semprun dont les rŽflexions

    thŽoriques dialoguent avec leur recherche personnelle dÕŽcriture. LÕanalyse faite par Georges

    Perec sur lÕessai de Robert Antelme,  LÕEspce humaine,  en interrogeant les rapports entre

  • 8/17/2019 Le Moi, La Fiction Et l’Histoire (Thèse)

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    $%

    tŽmoignage et crŽation artistique, fiction et rŽalitŽ, a contribuŽ ˆ faire bouger des

    Ç frontires È rŽputŽes intangibles. Serge Doubrovsky par son travail (auto)critique a crŽŽ une

    vŽritable dynamique autour de lÕautofiction, un Ç mauvais genre È. Si la dŽmarche critique de

    Jorge Semprun para”t plus circonspecte, il a essentiellement dŽlŽguŽ cette fonction thŽorique

    et rŽflexive ˆ certains de ses personnages ou au narrateur lui-mme avant que ce ne soit son

    Ç je È qui finalement sÕexprime. Nous avons ainsi empruntŽ certaines rŽflexions aux

     personnages, doubles masquŽs de lÕauteur. Ces jalons posŽs, nous pouvions alors Žlargir et

    confronter ces apports thŽoriques ˆ lÕensemble de notre corpus critique. LÕobjectif de ce

    deuxime axe de recherche nÕŽtait pas de rŽpondre aux apories dÕune taxinomie ou de fournir

    une nouvelle dŽfinition, mais de confronter la gense de ces deux genres, leur similitude et

    leur Žvolution dans les Ïuvres de Serge Doubrovsky, Georges Perec et Jorge Semprun.

    Il nous faut ici souligner la richesse et la dynamique des questionnements autour des notions

    gŽnŽriques dÕŽcriture de soi, dÕŽcriture de lÕhistoire et plus spŽcifiquement dÕŽcriture

    dÕÇ aprs les camps È. Notre rŽflexion et notre corpus critique se sont ainsi rŽgulirement

    enrichis des publications parues.

    6¡ Structure

     Notre recherche suivra une progression exposŽe selon cinq grandes orientations. Elle

    se dŽveloppera ainsi de la manire suivante.

    Les deux premiers chapitres apporteront des ŽlŽments biographiques, historiques et

    littŽraires indispensables ˆ la comprŽhension dÕun individu et ˆ lÕapprŽhension dÕune Žpoque

    et dÕun paysage littŽraire.

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    $&

    Le premier chapitre intitulŽ Ç La petite et la grande Histoire È reviendra ainsi sur les

    traces de lÕHistoire dans les petites histoires de Serge Doubrovsky, Georges Perec et Jorge

    Semprun et reconstituera trois parcours partiels de vie. Ë partir de trois ŽvŽnements, Ç trois

     points de suspension È, provoquŽs par lÕHistoire, Ç la Grande È, avec sa Ç grande hache È,

    nous ferons une analepse sur les premiers exils, la Grande Guerre, la vague rŽvolutionnaire,

    lÕŽmergence des deux totalitarismes, la dŽb‰cle, lÕExode, la France de Vichy et la RŽsistance.

    Les faits et les ŽvŽnements relatŽs ont ŽtŽ relevŽs dans les Ïuvres de chaque auteur, ŽclairŽs

     par des ŽlŽments biographiques, des entretiens, le corpus historiographique sŽlectionnŽ, ainsi

    que les essais biographiques de David Bellos, Georges Perec, une vie dans les mots et Patrick

    Saveau , Serge Doubrovsky ou lÕŽcriture dÕune survie. Nous Žvoquerons enfin la dŽportation,

    Ç lÕexil des exils È puis la LibŽration.

    Le deuxime chapitre dŽbutera ainsi le 5 aožt 1945, la veille dÕHiroshima. Ce

    chapitre, Ç Biographme(s) È, aussi fidle que possible ˆ Ç lÕesprit barthŽsien È, reviendra sur  

    Ç quelques dŽtails È, Ç quelques inflexions È dÕune Žpoque, celle de lÕaprs-guerre et

    analysera la relation de chaque Žcrivain ˆ cette Žpoque et ˆ son projet dÕŽcriture. LÕŽpoque qui

    sÕouvre, avant un progressif repli politique chez les intellectuels et Ç lÕŽmergence dÕune

    troisime voie È, sera ainsi marquŽe par la notion dÕengagement : engagement dans lÕaction et

    engagement de lÕauteur dans son monde ambiant et dans lÕŽcriture. Entre Ç littŽrature

    engagŽe È et Ç littŽrature dŽgagŽe È, nous serons attentive ˆ lÕŽmergence et ˆ lÕimplication

    dans le paysage littŽraire de deux nouveaux genres, lÕŽcriture de tŽmoignage et lÕautofiction.

    Aprs ce dyptique biographique et terminologique, les trois chapitres suivants seront

    consacrŽs plus spŽcifiquement au parcours dÕŽcriture de Serge Doubrovsky, Jorge Semprun et

    Georges Perec.

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    $'

    Le troisime chapitre intitulŽ Ç Une impossible histoire È, abordera le thme de

    lÕenfance et de son Žcriture. Comment raconter son enfance quand les souvenirs sont

    Žvanescents voire absents ? Choisir un modle, Ç une version È permet-il de contourner les

    difficultŽs ? Doit-on remonter au plus profond, jusquÕˆ la scne primitive ? Serge Doubrovsky

    et Georges Perec ont suivi tous les deux une analyse, le premier en AmŽrique avec Akeret, un

     psychanalyste amŽricain, le second avec, tour ˆ tour, Fran•oise Dolto, Michel de MÕUzan et

    J.-B. Pontalis. Ils joueront ainsi des poncifs, reconstitueront le triangle Ïdipien, investiront

    leur rŽcit dÕenfance de puissances perverses et polymorphes. Ces premires pistes,

    caractŽristiques du rŽcit dÕenfance, seront explorŽes par les trois Žcrivains avant que,

    dŽsemparŽs, ils ne cherchent de possibles Žclats dÕenfance en sÕessayant ˆ retrouver peut-tre

    quelque chose dÕune atmosphre perdue, lÕŽcho assourdi dÕun quotidien dÕautrefois. Ce travail

    du souvenir, entre rŽsonances et correspondances, amnera les auteurs ˆ construire finalement

    leurs recherches dÕune enfance perdue autour dÕun Ç je(u) È de piste : un puzzle aux morceaux

    ŽparpillŽs pour Georges Perec, une trame aux fils inextricablement emmlŽs pour Serge

    Doubrovsky et une carte gŽographique au parcours labyrinthique pour Jorge Semprun.

    Ce premier parcours terminŽ, un parcours Ç obligŽ È avec ses dŽtours incontournables,

    le quatrime chapitre, Ç Il serait une foisÉ È, poursuivra cette qute identitaire autour de la

    rŽalisation de trois (auto)portraits. Au dŽbut des annŽes soixante dix, le mythe glorieux dÕune

    France rŽsistantialiste sÕeffondre. Ce Ç retour du refoulŽ È, nommŽ Ç le miroir brisŽ È par

    Henry Rousso, casse lÕimage dÕune France unie. Dans les bris de ce miroir, o la France se

    regarde et dŽcouvre alors une autre Histoire, trois visages Ç ŽgarŽs È se cherchent. Que reflte

    ce miroir brisŽ ? Ce je(u) de miroitement ne semble rŽflŽchir que le vide, lÕabsence, une

    image insaisissable. Jorge Semprun, Georges Perec et Serge Doubrovsky vont alors esquisser

    trois Žtranges autoportraits o ils joueront, en illusionnistes, avec leur p‰le reflet. Mais

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    $(

    lÕesquisse, trop parcellaire, ne permettra pas vŽritablement lÕidentification. Des retouches

    seront nŽcessaires. Ces retouches seront faites ˆ partir de traits empruntŽs par Ç affinitŽs

    Žlectives È ˆ une famille, une famille reconstituŽe avec des auteurs choisis. Au travers de ce

    deuxime sous chapitre, Ç Reflets dans le miroir et retouche ˆ un autoportrait È nous

    reviendrons sur une (re)naissance autour du verbe, les premiers Žmois textuels de

    lÕadolescence, lÕerrance textuelle et les Ç pres È de papier. (Re)pres. Mais que peut-il y

    avoir Ç de lÕautre c™tŽ du miroir È ? Serge Doubrovsky, Georges Perec et Jorge Semprun

    traverseront le miroir. Comme le Roi de Alice au pays des merveilles, ils sortiront alors Ç un

    carnet È. Ils commenceront leur vŽritable parcours dÕŽcriture, un parcours qui devra permettre

    ˆ ses Ç fils de È de finalement devenir pre. Cette Žcriture, par effet de miroir, avant de

    devenir intratextuelle, sera tour ˆ tour intertextuelle, mŽtatextuelle et hypertextuelle. Elle se

    caractŽrisera par un je(u) dÕŽcritures croisŽes, une singulire Ç trans-fiction È, ˆ la recherche

    de soi, dÕune image textuelle et dÕune nŽcessaire complicitŽ avec le lecteur.

    Pour Serge Doubrovsky, Jorge Semprun et Georges Perec, ce parcours aurait

    ainsi dž tre celui dÕun Ç je È retrouvŽ, dÕun enfin possible Ç rŽcit rŽtrospectif en prose de leur

     propre existence È, voire un tŽmoignage. Mais dÕemblŽe tous les trois buttrent sur des

    dŽcombres. Dans ce cinquime et dernier chapitre, Ç LÕŽcriture de la survie È, nous verrons

    que ces Ç revenants È auront ˆ traverser un champ de ruines, ˆ contourner les multiples

    ab”mes et ˆ conjurer la marque indŽlŽbile de lÕabsence. Destructions et disparitions ont

     jalonnŽ leur parcours de vie, elles hanteront maintenant, comme par contamination, leur

     parcours dÕŽcriture. LÕŽcriture reproduira ainsi ces stigmates dans le corps du texte jusquÕˆ

    menacer les trois auteurs-narrateurs eux-mmes de disparition.

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    LÕenjeu de notre recherche sera de suivre trois parcours dÕŽcriture tracŽs dans le

     prolongement de Ç trois points de suspension È, marque dÕune brche faite par lÕHistoire dans

    trois petites histoires.

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    $*

    Chapitre 1 Ð LA PETITE ET LA GRANDE HISTOIRE

     Pour tout un chacun des gŽnŽrations postnazies, la petite et la grande

    histoire se sont nouŽes dans la poubelle des camps.45 

    45  Anne-Lise Stern,  Le savoir dŽportŽ camps, histoire, psychanalyse, Paris, Seuil, coll. Ç La librairie du XXIe 

    sicle È, 2004, p. 7.

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    $+

    1¡ Trois points de suspension...

    1.1¡ Janvier 1943, Paris. Quartier de Belleville

    CŽcile Perec est arrtŽe par les policiers fran•ais chez elle au numŽro 24, rue Vilin :

    Ç Elle fut prise dans une rafle avec sa sÏur, ma tante. Elle fut internŽe ˆ Drancy le 23 janvier

    1943, puis dŽportŽe le 11 fŽvrier suivant en direction d'Auschwitz È. (WSE, p. 57) Georges

    Perec a six ans. Le train qui doit emmener sa mre porte le n¡ 47, c'est un wagon ˆ bestiaux

     prŽvu pour le chargement de mille juifs. CŽcile Perec porte le n¡ 464. Le train prend la

    destination de la Pologne : Ç Elle revit son pays natal avant de mourir. Elle mourut sans avoir

    compris È. (WSE, p. 53) Ë l'arrivŽe, ˆ Auschwitz, 143 hommes et 53 femmes sont

    Ç sŽlectionnŽs È, les autres meurent gazŽs au Zyklon-B. Georges Perec n'a jamais revu sa

    mre. Le Ç 13 octobre 1958 un dŽcret la dŽclara officiellement dŽcŽdŽe le 11 fŽvrier 1943, ˆ

    Drancy È. (WSE, p. 62)

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    %!

    Ç Mon pre, [lui] Žtait mort d'une mort idiote et lente. C'Žtait le lendemain de

    l'armistice. Il s'Žtait trouvŽ sur le chemin d'un obus perdu È. (WSE, p. 48) Le pre de Georges

    Perec est mort le 16 juin 1940 ˆ l'aube ˆ Nogent-sur-Seine des suites d'une blessure au ventre,

    six jours avant la signature de l'armistice, le 22 juin ˆ Rethondes. Lorsque l'Allemagne avait

    dŽclarŽ la guerre ˆ la France, Izie Perec sÕŽtait s'engagŽ tout naturellement pour dŽfendre son

     pays d'adoption dans la LŽgion Žtrangre : Ç Le jour o la guerre Žclata, il alla au bureau de

    recrutement et s'engagea. On le mit au douzime rŽgiment Žtranger È. (WSE, p. 47) Il se fit

    Žtablir un certificat de rŽsidence ˆ Paris pour pouvoir Ç s'engager volontaire È. Il est Ç mort au

    champ d'honneur È, ˆ trente ans. Ç L'Histoire avec sa grande hache, la guerre, les camps È a

     brisŽ l'histoire du petit Georges Perec. Il a neuf ans ˆ la fin de la guerre. Il est orphelin.

    1.2¡ Septembre 1943, ƒpizy, faubourg de Joigny

    Jorge Semprun est arrtŽ par la Feldgendarmerie d'Auxerre chez Irne Chiot (Irne

    Chiot mourra en dŽportation ˆ Bergen Belsen du typhus). Il a ŽtŽ dŽnoncŽ comme rŽsistant.

    RŽseau Ç Jean-Marie Action È. Un rŽseau Buckmaster 46. Il a dix neuf ans. On l'interroge. On

    le torture. Fin janvier, les prisons fran•aises et le camp de Compigne doivent tre vidŽs. Les

    opŽrations de dŽportation rŽpondent ˆ des Ç noms de code poŽtique È :  Meerschaum  et

     FrŸhlingswind , Ç ƒcume de mer È et Ç Vent de printemps È. Janvier 44, on dŽporte Jorge

    Semprun ˆ Buchenwald. On le douche. On le tatoue. Matricule 44904.  HŠftling

    vierundvierzigtausendneunhundertvier. Un Ç S È sur un triangle d'Žtoffe rouge prŽcise qu'il est

    un Rotspanier . Rouge espagnol. Rouge pour communiste, S pour Espagnol.

    46 Ç Les rŽseaux Buckmaster Žtaient reliŽs au Special Organisation Executive impulsŽ par Churchill et dŽpendantdu ministre de la guerre anglais. CrŽŽs en 1940 pour sauver les pilotes abattus par les Allemands, ilss'impliquent aussi dans le renseignement et la lutte armŽe È, Fran•oise NicoladzŽ,  La deuxime vie de Jorge

    Semprun, Une Žcriture tressŽe aux spirales de lÕHistoire, Castelnau-le-lez, ƒditions Climats, 1997, p. 31.

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    %#

    Le 23 septembre 1936, onze jours aprs l'Žlection de Franco par la junta, tous les

    membres de la famille Semprun rassemblŽs autour du pre avaient quittŽ l'Espagne et leur

    ville, Madrid. DŽbut de l'exil, d'un long exil. Ç Nous ne rev”mes plus jamais l'appartement du

    12 de la calle Alfonso XI. Il fut pillŽ, comme beaucoup d'autres dans le quartier. [... ] Nous ne

    retrouv‰mes plus jamais rien. Tout. Tout a disparu. Ë jamais47 È. Espagnol en exil, survivant

    des camps de la mort, Jorge Semprun a vingt deux ans en 1945. Il doit faire face ˆ Ç la farce

    sanglante de l'Histoire È. (DRM, p. 106)

    1.3¡ Novembre 1943, Paris, le VŽsinet.

    Serge Doubrovsky et toute sa famille auraient dž tre arrtŽs par les policiers fran•ais.

    Il aurait dž, mais

     Ë huit heures du matin, dans la grisaille de novembre, quand la cloche du jardin, au VŽsinet,

    a sonnŽ. En 43. Tocsin ˆ la grille, elle a retenti comme un glas. Coup au cÏur, souffle coupŽ.

     Mon pre est allŽ voir, une ombre, en rasant le bosquet de chnes. Un flic. Mais en pŽkin, en

    vitesse et en vŽlo. Ë ses risques et pŽrils, je dois vous arrter ˆ onze heures. (LB, p. 13-14).

    La famille Doubrovsky quitte la maison de VŽsinet. Ç Nous, on savait o aller È. (LVI, p. 61)

    Ç [...] en une minute faut dŽcider ce qu'on va faire o on va fuir tuyau pour qu'il gaze faut

    qu'on s'Žchappe courants d'air sinon main sur la gorge au collet serre Žtau Žtouffe asphyxie

    seuil de la porte on est passŽ È. (Fs, p. 69) Elle trouve refuge ˆ Villiers-sur-Marne chez le

    frre de la mre de Serge Doubrovsky. Ç Neuf mois terrŽs dans notre trou de Villiers

    ensemble, ˆ quatre, et mme ˆ huit avec nos sauveteurs È. (AV, p. 328) Toute la famille sera

    47 Jorge Semprun citŽ dans GŽrard de Cortanze, Jorge Semprun, l'Žcriture de la vie, Paris, Gallimard 2004, coll.

    Ç Folio È, p. 80.

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    sauvŽe. Serge Doubrovsky a dix-sept ans ˆ la LibŽration. Il dit tre un Ç survivant È.

    Ç L'Histoire, avec un grand H, domine et efface les petites histoires È. (LB, p. 335)

    2¡ D'une guerre ˆ l'autre

    2.1¡ Des rŽpubliques aux totalitarismes

    2.1.1¡ Les premiers exils

    Chut, nous partons pour lÕAmŽrique !

    O est lÕAmŽrique ? Je ne sais pas.

     Je sais seulement que cÕest loin, horriblement loin. Il

     faut voyager et voyager trs longtemps

     pour arriver jusque lˆ-bas. Et, quand on arrive,

    il y a un Ç Kestelgartel È qui vous attend.

    On vous parque dans le Ç Kestelgartel È, on vous met

    tout nu et on vous regarde dans les yeux.

    Si vous avez des yeux sains, •a va bien. Sinon,

    on vous oblige ˆ retourner dÕo vous venez.

     Il me semble que jÕai les yeux sains. [É]

     Par contre, comme dit mon frre Eliohou,

    avec ma mre la chose est moins gaie.

     A qui la faute ? Jour et nuit elle pleure. Depuis que  pre

    est mort, elle nÕa pas cessŽ de pleurer 48.

    Cholem Aleichem

     Motl, Fils du Chantre

    Partir pour la France ou les ƒtats-Unis, c'Žtait fuir Ç la famine ou la misre,

    l'oppression politique, raciale ou religieuse49 È. Le grand-pre de Georges Perec, David

    Peretz, est nŽ ˆ Lurbart—w en 1870. Lurbart—w est une des rŽgions de Pologne annexŽes ˆ la

    48 Georges Perec Ellis Island , Paris, P.O.L., 1995, p. 27.49 Georges Perec avec Robert Bober, RŽcits d'Ellis Island, histoires d'errance et d'espoir , Paris, P.O.L., 1994, p.

    21.

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    Russie. Les juifs sont relativement bien traitŽs par l'armŽe d'occupation, les Russes se mŽfiant

    davantage des Polonais. Mais en 1905, la Pologne se rŽvolte. Les troupes russes se retirent de

    Lurbart—w, la ville est abandonnŽe aux Polonais. Les Juifs ayant collaborŽ avec les Russes

    quittent la ville. David Peretz doit partir. Il est radiŽ de son poste de fonctionnaire. Il a failli

    tre fusillŽ. La famille, ˆ pied, avec sacs et baluchons, part pour Pulawy. Izie Perec y serait

    nŽ50.  ƒtŽ 1914, aprs l'attentat de Sarajevo, la guerre menace. Avec sacs et baluchons,

    nouveau dŽpart, la famille repart. Doit repartir. La population civile est ŽvacuŽe. Nouvelle

    ville, Lublin. Mais dans un ghetto. Les Autrichiens occupent la ville qui passe ainsi sous la

    domination des Habsbourg. Le yiddish reste la langue maternelle, aprs le russe langue de

    culture, la famille apprend le polonais, langue de l'administration. En novembre 1918, le

    gouvernement provisoire de la RŽpublique polonaise Ždicte une de ses premires lois : Ç les

    lycŽes sont interdits aux Juifs È. Il devient Žgalement illŽgal, pour un Juif, de se Ç promener

    dans les jardins publics51 È. En 1922, lÕexercice de la mŽdecine est considŽrŽ comme illŽgal

     pour les Juifs. David Bienenfeld, mari de la sÏur d'Isie Perec et futur tuteur de Georges Perec,

    vient de finir ses Žtudes de mŽdecine. Ç Il a vingt neuf ans et, ˆ cause de la guerre, avait

    attendu prs de dix ans pour passer son dipl™me52 È. Il n'exercera pas la mŽdecine en Pologne.

    Il n'exercera pas la mŽdecine en France. Dix huit ans plus tard, la France prendra des mesures

    similaires. Izie Perec, le pre de Georges Perec, arrivera en France vers la fin de l'annŽe 1926,

    sa sÏur Esther Bienenfeld, arrivŽe quelques annŽes plus t™t avec son mari David, organisera

    son dŽpart et son arrivŽe, ainsi que celle de leurs parents.

    Isra‘l Doubrovsky, le pre de Serge Doubrovsky quitte Tchernigov en 1912 pour la

    France. Mille kilomtres de steppe de neige ˆ pied, puis deux jours enfermŽ, recroquevillŽ

    dans un tonneau, sur un wagon de marchandises. Un Ç quignon de pain È : Ç pour l'Eldorado

    50 David Bellos, Georges Perec, une vie dans les mots, op. cit ., p. 33-34.51 Ibid., p. 35.52

      Ibid., p. 37.

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    Ellis Island ˆ Berlin soupir sortie du tonneau changement de gare nach Paris France È (Ds, p.

    135) :

    le pre arrive ˆ Paris d'Ukraine, de Tchernigov. Il vient d'un shtetl. On lui demande son nom.

     Ë l'aube un matin gris d'automne, au poste frontire, en Lorraine, ˆ vingt ans, Žclair de joie.

     Nom. PrŽnom. Pas de passeport. Pas de papiers. Il aurait pu dire Ivan, Dimitri, Joseph,

     Fedor, n'importe quoi. Il a rŽpondu ÔÕIsra‘lÕÕ. Comme •a, machinalement, sans y penser, sans

     savoir ni quoi ni qu'est-ce. Puisque c'Žtait vrai. Puisqu'il Žtait en France. (Ds, p. 136)

    Le pre de Serge Doubrovsky ne connaissait pas la langue fran•ais, le yiddish et le russe Žtant

    ses deux langues. Ç Lorsqu'il dŽbarque ˆ Paris, c'est crve ou grimpe [...] Pour ne pas mourir

    de faim, mon pre a fait le trottoir, en trimbalant des cageots de fruits, cherchŽs aux Halles È.

    (LB, p. 351)

    Isra‘l Doubrovsky, David Peretz, Esther et David Bienenfeld, Izie Perec auraient

    Žgalement pu passer par Ellis Island, lieu de transit pour le rve amŽricain. Ç [...] ce lieu fait

     pour nous partie d'une mŽmoire potentielle, d'une autobiographie probable. Nos parents ou

    nos grands-parents auraient pu sÕy trouver [...] È53 commente Georges Perec. Ellis Island est

    une petite ”le au large de New York, o seize millions d'immigrants originaires de la vieille

    Europe, candidats ˆ lÕŽmigration et au Ç rve amŽricain È, ont ŽtŽ rigoureusement

    sŽlectionnŽs, entre 1892 et 1924 :

    cinq millions d'Žmigrants en provenance d'Italie

    quatre millions d'Žmigrants en provenance d'Irlandeun million d'Žmigrants en provenance de Sude

     six millions d'Žmigrants en provenance d'Allemagne

    trois millions d'Žmigrants en provenance d'Autriche et de Hongrie.

    trois millions cinq cent mille Žmigrants en provenance de Russie et dÕUkraine

    cinq millions d'Žmigrants en provenance de Grande-Bretagne

    huit cent mille Žmigrants en provenance de Norvge

    53

     Georges Perec avec Robert Bober, RŽcits d'Ellis Island, histoires d'errance et d'espoir , op. cit., p. 55.

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    %'

     six cent mille Žmigrants en provenance de Grce

    quatre cent mille Žmigrants en provenance de Turquie

    quatre cent mille Žmigrants en provenance des Pays-Bas

     six cent mille Žmigrants en provenance de France

    trois cent mille Žmigrants en provenance du Danemark 54 

    Le 14 juillet 1955, sur le LibertŽ, Serge Doubrovsky, jeune agrŽgŽ d'anglais, traverse

    l'Atlantique, Ç vogue vers l'ineffable È, Ç Eldorado, Eldoradollar È. (LPC, p. 15) Il aper•oit le

    glorieux flambeau, la statue de la  LibertŽ. Une jeune femme blonde l'attend, la plus

     prestigieuse universitŽ l'attend, le Nouveau monde lui tend les bras. L'AmŽrique ! Son rve

    rŽalisŽ. Le grand pre maternel de Serge Doubrovsky avait prŽparŽ le grand voyage pour

    Ç l'”le des larmes È depuis Dombrowicz en Pologne vers 1885. Le typhus a brisŽ son rve

    amŽricain. Ç Le bateau a dž se rendre dans le premier port venu, o tous les malades furent

    dŽbarquŽs. Voilˆ la raison pour laquelle mon grand-pre s'est retrouvŽ en France 55 È. Il n'y

    aura pas d'AmŽrique pour lui, Ç l'Eldorado des temps modernes È. Le grand voyage s'est arrtŽ

    en France, la France, Ç mre de toute les rŽvolutions È.

    sur le socle de la statue de la LibertŽ

    on a gravŽ les vers cŽlbres d'Emma Lazarus

    donnez-moi ceux qui sont las, ceux qui sont

     pauvres,

    vos masses entassŽes assoiffŽes d'air pur,

    les rebuts misŽrables de vos terres

     surpeuplŽes

    envoyez-les moi

    ces sans patrie ballotŽs par la tempte

     je lve ma lampe prs de la Porte d'Or 56 

    54 Ibid.55 Serge Doubrovsky : Ç Les points sur les ''i'' È, in Gense et autofiction, op. cit ., p. 53.56

     Georges Perec avec Robert Bober, RŽcits d'Ellis Island, histoires d'errance et d'espoir, op. cit ., p. 65.

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    %(

    Ç Ceux qui ont choisi les ƒtats-Unis ont eu raison, ont eu la vie sauve. Ceux qui sont restŽs en

    Pologne ou en Russie sont restŽs ˆ la merci de l'Histoire. Et ceux qui sont arrivŽs en France

    ont navement cru qu'ils seraient pour toujours ˆ l'abri des persŽcutions57 È.  Ë partir de 1914,

    l'Žmigration vers l'AmŽrique commence ˆ s'arrter, en raison de la guerre.

    En juin 1940, en pleine dŽb‰cle, alors que les bureaux des administrations de l'ƒtat

    fran•ais commen•aient ˆ tre dŽsertŽs, se prŽsente au service des Žtrangers de la prŽfecture de

    la police de Paris, un ancien diplomate de la RŽpublique espagnole, professeur de philosophie

    du droit ˆ l'UniversitŽ de Madrid, exilŽ, JosŽ Mar’a Semprun. Sa requte laisse lefonctionnaire pantois : il demande ˆ acquŽrir la nationalitŽ fran•aise :

     Au moment [disait-il], o votre pays est en danger, o la France, patrie des droits de

    l'homme, est victime de l'assaut des forces du Mal, je demande, en signe de reconnaissance

     pour l'asile qu'elle m'a accordŽ, je demande qu'on me fasse l'honneur d'accepter ma requte

    de naturalisation. Je veux, en tant que Fran•ais, partager le sort de la France meurtrie !

    (AVC, p. 110)

    Le fonctionnaire, ŽtonnŽ Ç par la folie d'une telle exigence È, lui promit que sa demande serait

    examinŽe dans un Ç avenir plus favorable. È JosŽ Mar’a Semprun n'a pas obtenu la nationalitŽ

    fran•aise. Son fils Jorge Semprun n'en fera pas la demande. Retour ˆ la Grande Guerre.

    2.1.2¡ La Grande Guerre

    28 juin 1914, pont de Sarajevo. Gravilo Princip, membre du groupe Ç Jeune Bosnie È,

    assassine l'archiduc Fran•ois-Ferdinand, neveu et hŽritier de l'empereur Fran•ois-Joseph.

    L'arme est fournie par la Ç Main noire serbe È. Pour les Autrichiens, le responsable est le

    57

     Jacques-Denis Bertharion, PoŽtique de Georges Perec, Saint-Genouph, Nizet, 1998, p. 268.

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    %)

    gouvernement serbe et c'est un casus  belli. Le 28 juillet l'Autriche dŽclare la guerre ˆ la

    Serbie. ƒtŽ 1957. Belgrade. Georges Perec brandit le poing, face ˆ lui l' Ç archiduc È, son

    Ç archiduc È. Ce ne sera pas un assassinat, non, Georges Perec est un homme d'honneur, ils se

     battront en duel, Ç pour l'amour de Milka ! Et que le meilleur gagne58 È. Georges Perec a

    accompagnŽ son ami !arko en Yougoslavie par amour pour Milka. Une passion secrte. Son

     premier amour. Un amour fou. !arko refuse le combat et Milka l'amour. Georges Perec,

    amoureux Žconduit, vient de trouver le titre de son premier roman, Ç un roman d'amour plus

    ou moins historique59 È, L'attentat de Sarajevo.

     Perec fit d'abord taper intŽgralement l'histoire d'amour, avant de dicter ˆ sa secrŽtaire le rŽcitde l'attentat en utilisant les minutes du procs de Gavrilo Princip [...] Il dŽcoupa ensuite la

     partie historique et en insŽra des passages dans l'histoire d'amour. Le rŽsultat donne une

    Ïuvre formellement comparable [...] ˆ W ou le souvenir d'enfance60.

    Mais nous ne sommes pas encore aussi loin. Nous sommes ˆ l'ŽtŽ 1914, la guerre

    commence.

    4 aožt 1914, Paris : Ç La France sera hŽroquement dŽfendue par tous ses fils, dont rien

    ne brisera devant l'ennemi l'union sacrŽe È. Le message est du prŽsident fran•ais Raymond

    PoincarŽ.

    4 aožt 1914, Berlin : Ç Ich kenne keine Parteien mehr, ich kenne nur noch Deutsche È

    (Je ne connais plus de partis, je ne connais que les Allemands). Le message est de l'empereur

    Guillaume II. DŽclaration contre dŽclaration, la Grande Guerre vient de commencer. Toute

    l'Europe ou presque va se trouver enr™lŽe dans le conflit. Tous les pays et tous les hommes, la

    58 David Bellos, Georges Perec, une vie dans les mots, op. cit ., p. 196.59 Ibid., p. 196.60

      Ibid., p. 199.

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    %*

    mobilisation est gŽnŽrale et massive. Isra‘l Doubrovsky s'engage rapidement. Il ne Ç lambine

     pas È. Il faut battre l'ennemi, dŽfendre son pays.

     EngagŽ volontaire pour la durŽe de la guerre, au recrutement de Paris. ArrivŽ au corps, le 25

    aožt 1914. DŽp™t du 2e RŽgiment Žtranger, Toulouse, le lieutenant-colonel Ravina,

    commandant le recrutement. Date : 1er octobre 1914. Cachet tampon violet. En rgle.

     Premier octobre : il n'avait pas lambinŽ [...] . (Ds, 137)

    Izie Perec, le pre de Georges Perec s'engagera Žgalement dans la lŽgion Žtrangre lors du

    dŽbut de la Seconde Guerre mondiale. Tout de suite, comme Isra‘l Doubrovsky. Il ne

    Ç lambinera È pas. Lui non plus. LoyautŽ, idŽalisme, reconnaissance ? Izie Perec perdra la vie

    au combat, Isra‘l Doubrovsky la santŽ. Il dut quitter les tranchŽes en 1917 : Ç crachement de

    sang, il avait fait les tranchŽes, •a n'arrtait plus de couler È. (Ds, 138) Ç Un robinet dans les

     bronches. A la lŽgion Žtrangre, pas exactement dorlotŽ È. (Ds, p. 138)

    La France a ŽtŽ Ç hŽroquement dŽfendue par tous ses fils È. Ë la Ç onzime heure du

    onzime jour du onzime mois È, le clairon sonne l'armistice dans la clairire de Rethondes.

    La guerre est finie. Elle aura durŽ plus de quatre ans. L'Allemagne est vaincue et tous les pays

    ravagŽs.

    Le 28 juin 1919, le traitŽ de Versailles est signŽ dans la Galerie des glaces ˆ Versailles.

    2.1.3¡ Une vague rŽvolutionnaire, flux et reflux

     Ë quoi sert la rŽvolution si elle ne doit pas rendre les hommes

    meilleurs ?

    AndrŽ Malraux.

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    Le 2 mars 1917, le tsar Nicolas II abdique. Le 26 octobre, les bolcheviks, sous la

    direction de Trotski, s'emparent du pouvoir. LŽnine prend la prŽsidence du Conseil des

    commissaires du peuple. Le mouvement rŽvolutionnaire se propage et secoue toute l'Europe.

    L'insurrection Žclate ˆ Berlin le 9 novembre 1918. Faut-il rejoindre LŽnine et les bolchŽviks ?

    Les rŽvolutionnaires gagnent du terrain. Guillaume II abdique et passe en Hollande. Fin du IIe 

    Reich. La RŽpublique est proclamŽe, sa Constitution est signŽe le printemps suivant ˆ

    Weimar, ville d'art et de culture. Ç En 1919, aprs la chute des Hohenzollern, c'est mme dans

    cette ville que se rŽunit l'AssemblŽe nationale qui fonda la RŽpublique, prŽcisŽment, de

    Weimar È. (QBD, p. 23) Dans la vallŽe de l'Ilm, aux portes de Weimar, se trouve Ç la petite

    maison de campagne de Goethe È. (EV, p. 107) Vingt ans plus tard, la ville ouvrira les

     premiers camps de concentration ˆ Buchenwald, Ç sur les lieux mmes o se dŽroulrent les

    conversations de Goethe et d'Eckermann, parmi les chnes et les htres de la fort de

    l'Ettersberg [...] È. (EV, p. 130-131)  Ce seront les communistes qui y seront les premiers

    dŽtenus... et les derniers, Buchenwald sera rŽouvert par les autoritŽs d'occupation soviŽtiques.

    Ç Sous le contr™le du K.G.B., Buchenwald [redeviendra] un camp de concentration È (EV, p.

    390). Ç Le 16 juillet 1937, le premier groupe de trois cents dŽtenus sera acheminŽ sur place,

     pour y commencer le dŽboisement nŽcessaire ˆ la construction des baraquements et des

    casernes È. (QBD, p. 27) Himmler donnera au camp le nom de K.L. Buchenwald/Weimar.

    Mais vingt ans plus t™t, l'Allemagne entendait faire sa rŽvolution, changer le monde. Les

    camps n'existaient pas encore. Weimar Žtait une ville d'art.

    Qui va imposer sa conception de l'avenir dans cette rŽpublique naissante : le Sozial-

    demokratische Partei Deutschlands, le SPD et sa rŽforme sociale inspirŽe de Bismark ou le

     Kommunistische Partei  Deutschlands, le KPD  des spartakistes, et sa rŽvolution socialiste

    inspirŽe du modle bolchevique ? RŽforme ou rŽvolution ? Deux tendances s'affrontent.

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    Le 11 janvier 1919, le nouveau gouvernement social-dŽmocrate rŽprime le

    mouvement spartakiste. La perspective d'une rŽvolution ˆ la bolchevique est ŽcartŽe. Le 15

     janvier, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg sont assassinŽs. Rosa Luxemburg est battue ˆ

    mort, son corps jetŽ dans un canal. Fin de la rŽvolution pour l'Allemagne.

    Mars 1919, LŽnine crŽe ˆ Moscou la IIIe Internationale, l'Internationale communiste

    (le Komintern). La rŽvolution mondiale doit tre dirigŽe. L'Žlan ouvrier est encouragŽ dans

    toute l'Europe, mais les mouvements sociaux Žchouent en Italie, en France. L'oncle de Serge

    Doubrovsky se souvient : Ç moi, j'ai vŽcu octobre 1917, j'ai senti na”tre ce fabuleux Žlan en

     plein milieu de la boucherie de 14. [...] j'ai assistŽ au congrs de Tours en 1920, ˆ un moment,

    un des dirigeants, Georges Pioch, s'est levŽ, il s'est frappŽ la poitrine, d'une voix de stentor il a

    criŽ : ÔÕle communisme, c'est l'amour ÕÕ È. (AV, p. 144) DŽsamour. La poussŽe rŽvolutionnaire

    est ŽbranlŽe par la dŽfaite soviŽtique devant Varsovie. TraitŽ de Riga.

    LŽnine meurt en 1924, Trotski veut continuer la rŽvolution mondiale, Staline est

     partisan de la construction du Ç socialisme dans un seul pays È. La rŽvolution se replie sur la

    Russie, Staline est victorieux, Trotski est expulsŽ dÕURSS en 1929. Le 20 aožt 1940, Ram—n

    Mercader del Rio, agent de Staline, assassinera ˆ coups de piolet montagnard LŽon

    Davidovitch Trotski ˆ Coyoac‡n au Mexique. Ç Staline voulait assassiner la mŽmoire de la

    rŽvolution È. (AFS, p. 181) Cinquante ans aprs, Jorge Semprun visite la maison de Trotski :

    Ç J'avais tellement rvŽ de cette maison, je la connaissais si bien dans mon imaginaire que le

     parcours de sa rŽalitŽ quelque peu dŽlabrŽe avait eu un gožt de trouble nostalgie È. (FSVS, p.

    288) Ram—n Mercader est aussi le nom d'un personnage romanesque de Jorge Semprun et le

    titre d'un de ses romans,  La deuxime mort de Ram—n Mercader, Ç Ram—n Mercader, comme

    l'assassin de Trotski È. (DMRM, p. 79)

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    La grande crise Žconomique de 1929, sonne le glas de la RŽpublique de Weimar. Le

    27 mars 1930, le chancelier MŸller remet sa dŽmission. L'Allemagne va conna”tre une

    vŽritable crise de rŽgime.

    Autre pays, autre espoir, autre RŽpublique naissante. Le 14 avril 1931, la dŽfaite des

    candidats monarchistes aux Žlections municipales pousse le roi Alphonse XIII ˆ abdiquer. La

    RŽpublique est proclamŽe en Espagne. La Constitution de Weimar, Ç la plus dŽmocratique en

    Europe È sert de modle :

    [...] la foule des faubourgs ouvriers dŽferla joyeusement vers le centre de Madrid [...] les

    ouvriers de Vallecas traversrent le parc du Retiro [...] Lorsque la foule des travailleurs [...]

    dŽboucha dans l'allŽe des rois Wisigoths, elle s'en prit aux statues. Certaines furent

    renversŽes, d'autres mutilŽes. Acte symbolique, certes, mais de faible teneur idŽologique. Ë la

    diffŽrence de l'Angleterre et de la France, la modernitŽ dŽmocratique ne fut pas introduite en

     Espagne par la dŽcollation d'une auguste tte royale et rŽelle. On se contenta de quelques

    ttes fictives de statues. (AVC, p. 41 Ð 42)

    C'est un des Ç tout premiers souvenirs È de Jorge Semprun, petit gar•on de sept ans. La

    Marseillaise, lÕhymne de la rŽpublique rŽsonne ˆ ses oreilles. Aux balcons de lÕappartement

    du 12 calle Alfonso XI flottent Ç les oriflammes rouges, jaunes et violettes È. Que vive la

    RŽpublique ! Chez les Maura, la branche maternelle, la politique est une tradition. Le grand-

     pre Antonio Maura Montaner, Premier ministre du roi Alphonse XII, Ç est la figure de

    lŽgende politico-morale [...]61  È. Miguel Maura, l'oncle, est Ç un des fondateurs de la IIe

    rŽpublique et son premier ministre de l'intŽrieur 62 È. Le drapeau flotte ce 14 avril 1931 au 12

    calle Alfonso XI, Susana Maura, la maman de Jorge Semprun, lÕaffiche firement. La

    Marseillaise rŽsonne dans la rue, dans le quartier. Un quartier bourgeois et monarchiste. Ç Je

    vois les gens dans les appartements cossus faisant face au n™tre, rue Juan de Mena. J'entends

    61 GŽrard de Cortanze, Jorge Semprun, l'Žcriture de la vie, op. cit ., p. 23.62

     Ibid., p. 23.

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    le bruit de ces fentres et de ces volets claquŽs63 È. Le•on politique. La famille est

    stigmatisŽe, le petit Jorge est Ç mis au ban de la petite sociŽtŽ du quartier È, mais il est Ç fier,

    trs fier È, raconte-t-il ˆ GŽrard de Cortanze. La foule des faubourgs ouvriers dŽferle vers le

    centre de Madrid. Cinq ans plus tard, le putsch franquiste jettera l'Espagne dans la guerre

    civile.

    2.2¡ Les deux totalitarismes : nazisme et communisme

     La singularitŽ de l'Allemagne dans l'histoire de ce sicle est Žvidente : elle est le seul pays

    europŽen qui ait eu ˆ vivre, ˆ souffrir, ˆ assumer critiquement aussi, les effets dŽvastateurs

    des deux entreprises totalitaires du XX e sicle : le nazisme et le bolchevisme. (EV, p. 392)

     L'histoire de ce sicle aura donc ŽtŽ marquŽe ˆ feu et ˆ sang par l'illusion meurtrire de

    l'aventure communiste, qui aura suscitŽ les sentiments les plus purs, les engagements les plus

    dŽsintŽressŽs, les Žlans les plus fraternels, pour aboutir au plus sanglant Žchec, ˆ l'injustice

     sociale la plus abjecte et opaque de l'Histoire. (EV, p. 332)

    Le 30 janvier 1933, Hitler est dŽsignŽ comme chancelier par le vieux prŽsident

    Hindenburg. Il est ˆ la tte d'une coalition NSPD et DNVP. Le 1er   fŽvrier, il obtient la

    dissolution du Reichstag. Le 27 fŽvrier, le Reichstag bržle. Le coupable est tout dŽsignŽ : un

     bulgare communiste. Hermann Goering, prŽsident du Reichstag, y voit l'occasion rvŽe de se

    dŽbarrasser des Ç Rouges È. Une mobilisation internationale se met en place pour dŽfendre les

    communistes menacŽs par Hitler. Le 3 janvier 1934, AndrŽ Gide et AndrŽ Malraux se

    dŽplacent ˆ Berlin pour prendre la dŽfense du Bulgare. Goebbels ne les re•oit pas, en voyage

    ˆ Munich, et Hitler refuse de les rencontrer, tŽmoignera plus tard AndrŽ Malraux dans ses

     AntimŽmoires. Ils s'entretiennent finalement avec un collaborateur de Goebbels auquel ils

    63

     Ibid., p. 24.

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    remettent une lettre. L' HumanitŽ publiera cette lettre le 26 janvier. Dimitrov et ses camarades

     bulgares seront finalement libŽrŽs le 27 fŽvrier. Le 23 mars, Hitler obtient les pleins pouvoirs.

    La purification ethnique s'intensifie. Husserl est chassŽ de l'UniversitŽ allemande parce que

     juif. Heidegger fait dispara”tre la dŽdicace de Sein und Zeit ˆ Husserl, son ma”tre.

    L'exemplaire que Jorge Semprun, le jeune Žtudiant en philosophie, achte ˆ la librairie du

     boulevard Saint-Michel ne comporte dŽjˆ plus la dŽdicace :

    Cette dŽdicace avait disparu ds que le vieux ma”tre de Heidegger Žtait tombŽ en disgr‰ce,

    victime de la purification ethnique de l'UniversitŽ allemande [...] Je ne savais pas que

     Heidegger l'avait dŽlibŽrŽment effacŽ (le nom), comme on efface quelque chose de sa

    mŽmoire : un mauvais souvenir . (EV, p. 124)

    Ç L'Espagne nouvelle, libre, travailleuse et juste È que Manuel Aza"a appelait de ses vÏux,

    n'est plus qu'un mirage. Miguel Maura dŽnonce Ç la RŽpublique dŽfigurŽe64 È. Les conflits

    sociaux se multiplient. Quinze anarchistes sont fusillŽs par la garde d'assaut rŽpublicaine.

    Octobre 1934, Madrid, place de la Cyble, le petit Jorge Semprun est tŽmoin d'une fusillade :

     Le ciel d'automne Žtait d'un bleu indigo, dense, irrŽprochable. L'homme poursuivait sa course

     silencieuse. Soudain, une camionnette de la garde civile est apparue, lui coupant la route. [...]

     Les canons de leurs fusils se sont pointŽs vers le fuyard. L'impact de la dŽcharge a fauchŽ en

     pleine course l'ouvrier en fuite. Il est tombŽ de tout son long, face contre les pavŽs de la place 

    [...]. (FSVS, p. 30) 

    JosŽ Maria Semprun commente l'ŽvŽnement, explique ˆ ses enfants qu'il faut refuser la

    violence et surtout Ç se tenir aux c™tŽs des humiliŽs et des opprimŽs È. Cet Žpisode sera repris

    dans les diffŽrents romans de l'auteur. La coalition de droite est victorieuse aux Žlections

    lŽgislatives de novembre. Le parti de gauche, soutenu par les syndicats, organise des grves

    64

     Pierre Vilar, Histoire de l'Espagne, puf, coll. Ç Que sais-je ? È, 1947, p. 96.

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    insurrectionnelles pour dŽfendre les acquis sociaux brutalement remis en cause. ƒchec de la

    grve gŽnŽrale. Une rŽvolte Žclate en Asturies. Face ˆ face, Francisco Franco, Dolores Ibarrui.

    Fascisme contre communisme. Le jeune gŽnŽral mate l'insurrection, mais Ç La Pasionaria È,

     poing levŽ, continue la lutte : Ç Á No pasaran ! È RŽfugiŽe en U.R.S.S. aprs la guerre civile,

    elle deviendra la secrŽtaire du parti en exil. En avril 1964, c'est elle qui prononcera, dans le

    ch‰teau des Ç rois de bohme È, le verdict d'exclusion du parti ˆ l'encontre du camarade Jorge

    et de Fernando65 :

    vous n'tes rien d'autre que des intellectuels ˆ tte de linotte,

    intellectuels ˆ tte de linotte, intellectuels ˆ TæTE DE LINOTTE,

    INTELLECTUELS Ë TæTE DE LINOTTE... (FSVS, p. 30)

    ƒcho crescendo, antienne lancinante qui bourdonne dans la tte du narrateur. Mais en 1934,

    Jorge Semprun a dix ans. Ce n'est pas un militant mais un enfant. Le peuple se bat cette

    annŽe-lˆ, il ne veut pas d'un Žtat autoritaire et contre-rŽvolutionnaire. L'Espagne n'est pas

    l'Allemagne. Deux ans plus tard, en rŽponse au soulvement militaire, le peuple entamera

    encore une grve gŽnŽrale. L'Espagne aura eu Ç sa Commune È. La gauche revient au pouvoir,

    trois mois avant la victoire du Front populaire en France, les dŽmocrates gagnent les Žlections

    lŽgislatives, mais les gŽnŽraux conspirent...

    Le 7