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le journalde la triennale
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Les images de chaque localité de la terre, des côtes jap-
onaises, des montagnes syriennes et de la Fosse des
Mariannes parviennent au monde entier et au même
moment. Si dramatiques, ou si heureuses soient-elles, elles
agissent différemment de celles rapportées par les explora-
teurs d’autres siècles. Chaque image, poétique, critique
ou politique, s’ajoute à la mémoire et cache la précédente.L’ensemble des calques se superpose sans jamais disparaître
complètement. La proximité du savoir digitalisé et la distance
des faits réels, par la rencontre physique et langagière qui en
traduit le sens commun, réduit aussi les chances d’originalité
des images, et par là même de la « qualité » de l’information
qu’elles véhiculent. Au-delà de la connexion « informatique »,
au signal de plus en plus proche, comment lie-t-on ce qui
se passe ailleurs à l’ici et au maintenant ? Comment ce qui
se passe dans l’appartement voisin ou dans l’atelier d’un
artiste dans l’arrière-cour d’un immeuble, ou encore dans
la chambre de bonne d’un écrivain, est-il partagé, vu et lu
quand les espaces de formulations semblent de plus en plus
formatés, et les espaces de production et d’exposition de
plus en plus privatisés ? Cette question de partage du savoir
est liée à celle de l’apprentissage et de la production, dans
l’espace où ces aspects de la culture coexistent ou du moins
sont expérimentés.
Le contenu de ce Journal, comme celui du projet d’exposition
« Intense Proximité » qu’il accompagne, est fait de contribu-
tions transcontinentales. Il témoigne indirectement du pro-
cessus de recherche et des rencontres effectuées lors de nos
déplacements vers les artistes. Nous proposons de rendre
compte d’un certain nombre de pratiques qui parlent d’elles-
mêmes, à travers plusieurs approches d’écriture autour d’une
œuvre, d’un parcours, mais aussi d’inviter des auteurs et des
artistes à expérimenter des essais visuels. L’édition textuelle
et visuelle de ce Journal propose des formes de citations, des
invitations qui expérimentent un « parler Monde » tel qu’il est
perçu, pensé, représenté.
L’expression artistique parle du monde, invente des lan-
gages et provoque la circulation d’idées. Le travail du curator
s’apparente à celui de l’éditeur dans le sens où il crée l’espace
de lecture et de rencontre des idées. Il s’agit d’un processus
basé sur la recherche qui doit mener de la lecture d’une
production à l’action d’une exposition. L’invention dans
l’exposition consiste en la production d’un savoir et de son
partage dans l’espace d’interaction, des sources et des lim-
ites où les langages nécessitent une traduction, un déplace-
ment de sens.
Parler Monde, c’est transporter des expressions immédiates
dans les formes les plus proches de la relation à l’objet for-mulé, à la question posée. Il s’agit donc de questionner le
support éditorial autant que l’espace d’exposition, tous deux
révélant une expression qui préexiste et s’accommode de
nouvelles conditions d’apparition. Concevoir ces conditions
de mise en forme comme une plate-forme d’observation plus
qu’un montage spectaculaire est un « montage » semblable
à ses architectures, dans la banlieue du Caire ou de Tanger,
dont les toits sont semés d’étranges ossements métalliques
qui en dépassent, prolongement des piliers fondamen-
taux, avec la perspective d’y rattacher un étage à venir. Les
ouvriers constructeurs laissent automatiquement dépasser
ces bouts de ferraille sans l’avis des habitants, encore moins
des architectes.
Le Monde parlé est une langue qui se fonde sur beaucoup
plus que vingt-six lettres et autant d’accents qui naissent
chaque jour de nouvelles rencontres. L’appartenance à une
patrie du monde est relative à l’héritage, dans le sens de
l’éducation et des rencontres, dans la culture entre continuité
et friction. Parler Monde ne s’apprend pas sur les bancs des
écoles des « royaubliques » nationaux, encore moins dans
les livres programmés pour un passage de quelques jours en
étalage, mis en scène au millimètre près sur les présentoirs
des librairies d’aéroports.
Bonne écoute !
A. K.
Paris, mars 2012
Abdellah Karroum
PARLER monde
“Bidoun” (Article 13: “All Citizens Have
Equal Right of Education and Employment”)
2011, outils de maçonnerie, 18 x 38 x 17 cm.
Courtesy de l’artiste et L’appartement 22,
Rabat.Mustapha Akrim
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Anciennes géographies imaginaires
et nouvelles géographies stratégiques
Une conversation entre Zoran Erićet Juan A. Gaitan
Cette conversation part d’un intérêt commun pour les modèles
du passé récent, modèles qui appartiennent à la période de la
guerre froide – même si nous ne les envisageons pas fondamenta-
lement pour leur coïncidence avec elle. Ces modèles, Mouvement
des pays non-alignés et tiers-mondisme, nous offrent aujourd’hui,
en tant que commissaires d’expositions d’art contemporain, des
manières de penser, au sein de l’art, des configurations que l’onpourrait appeler géographies stratégiques, nous permettant de
continuer à explorer le monde et ses configurations actuelles,
globalisées et globalisantes, sans pour autant recourir à des géné-
ralités. Peut-être notre objectif est-il de proposer ces modèles afin
de nous projeter hors des généralités et de produire des thèmes
nouveaux et décalés. C’est une tâche qui dépasse le champ clas-
sique de la pratique curatoriale aujourd’hui et qui, nous l’espé-
rons, offrira un champ intellectuel et tactique dans lequel com-
missaires d’exposition, écrivains et critiques pourront travailler.
Nous aimerions donc revisiter les principes fondamentaux qui
ont sous-tendu le Mouvement des non-alignés, que l’on pourrait
envisager comme un modèle possible d’organisation des subjec-
tivités politiques complexes au niveau supranational. Nous nous
attacherons à comparer deux réalités historiques différentes, à
analyser ce qu’il est advenu du potentiel émancipateur et progres-
siste des Non-alignés issus de la période des luttes anticoloniales
et de la modernisation des années 1950 et 1960. Nous nous
demanderons si ce potentiel est encore pertinent aujourd’hui et
s’il peut être importé dans l’urbanisme, la culture, la politique
et l’art globalisés contemporains. De même, nous nous intéres-
serons à la façon dont le tiers-mondisme a émergé comme un
état d’esprit utopique, dont la dimension esthétique, quoique
jamais pleinement définie, promettait d’offrir une certaine idée de
l’unité intellectuelle et politique, voire idéologique, à un monde
de nations économiquement défavorisées qui détenaient pour-
tant la plus grande partie des ressources naturelles de la planète.
Juan A. Gaitan : Il me semble que le Mouvement des non-
alignés s’inscrit dans un ensemble d’idées émanant de la
guerre froide (parmi lesquelles l’OPEP, par exemple). Ces
idées n’étaient pas toutes émancipatrices, mais étaient néan-
moins porteuses de la notion d’émancipation. Ainsi, dans
mon champ d’intérêts historiographiques, le tiers-mondisme
a eu une force émancipatrice, même s’il est plutôt resté au
stade d’idée ou d’idéal que de mouvement à part entière.
Dans le champ de la culture, le tiers-mondisme (notons qu’il
s’agit là d’un terme rétrospectif) comprenait principalement
le cinéma et la littérature. L’art arriva plus tard avec notam-
ment la Biennale de La Havane, créée au milieu des années
1980 et qui est restée longtemps une sorte d’expérience tar-
dive d’affirmation du soi-disant Tiers-monde.
Aujourd’hui (des années plus tard), on pourrait dire que leMouvement des non-alignés, le tiers-mondisme, le panara-
bisme, etc. servent de modèles pour repenser une situation
globale, de manière elle aussi émancipatrice – mais non
plus comme une émancipation d’un « tiers » vis-à-vis d’un
« deuxième » ou d’un « premier », ce qui rendrait bien sûr
tout cela anachronique et inopérant. La première question
doit donc concerner cette force émancipatrice et les condi-
tions qui la déterminent. Que cherche-t-on en ressuscitant
ces modèles et en les important dans un monde auquel ils
n’appartiennent pas vraiment ? En d’autres termes, quel est
leur intérêt historiographique – en supposant bien sûr que
l’historiographie est désormais un moyen de plonger dans le
passé à la recherche de modèles capables d’influer positive-
ment sur des questions devenues urgentes dans le présent ?
Zoran Erić : Je comprends votre souci de chercher à trouver
de nouveaux potentiels d’émancipation, et comment mettre
en relation les principes historiques et le rôle des Non-alignés
avec ce qui se passe aujourd’hui, dans un ordre mondial
qui n’est plus dualiste. Mais de nouveaux types d’hégémonie
et de colonialisme économique, qui vont de pair avec l’éco-
nomie politique néolibérale de la dette et de la consomma-
tion, émergent partout dans le monde.
Dans la période historique qui a suivi la Seconde Guerre
mondiale, appartenir aux Non-alignés était, pour les pays
sortant des luttes anticoloniales, à la fois émancipateur – car
faisant d’eux des sujets sur la nouvelle carte politique mon-
diale – et source d’autonomie – car o ffrant une plate-forme
plus solide pour agir au sein des Nations unies. La nouvelle
configuration politique mondiale, notamment depuis les
attentats du 11 Septembre sur le World Trade Center et le
Pentagone a, selon Derek Gregory, déclenché une série de
réponses politiques et culturelles de nature profondément
coloniale. Nous sommes aujourd’hui revenus à une période
de construction de « géographies imaginaires » qui remettent
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en cause et menacent de fait la notion fondamentale de sou-
veraineté de plusieurs pays membres des Non-alignés.
Je serais donc tenté de penser qu’il est encore nécessaire de
trouver et revisiter des articulations nouvelles aux raisons
fondamentales qui ont présidé à la formation du Mouvement
des non-alignés. Je le vois moins comme une forme de
lamentation nostalgique sur l’influence mineure de ce mou-
vement dans la politique internationale aujourd’hui que
comme une tentative pour conceptualiser une position poli-
tique universaliste, qui ne s’enracine dans aucune tradition
européenne spécifique et qui mette en lumière le politique
dans les lieux mêmes d’exclusion ou d’abandon des cadres
eurocentristes.
Si l’on s’accorde sur le fait qu’il est aujourd’hui très difficile,
voire impossible, de trouver une force capable de présider
à la formation de configurations supranationales au poten-
tiel émancipateur, je soulignerai, pour cette même raison,
l’urgence qu’il y a à « tirer les leçons de l’histoire » et à nepas perdre de vue les racines de notre propre modernité.
Michel Watts souligne ainsi le danger qu’il y a à ne pas recon-
naître que l’on ne peut situer sans problème la modernité en
Occident, et à ne pas voir le développement et ses alterna-
tives comme des oppositions se contenant l’une l’autre1. Le
problème est que les représentations du passé sont constam-
ment colonisées par les signifiants des discours hégémo-
niques, qui obscurcissent le regard que nous portons sur les
racines de notre propre modernité et le potentiel émancipa-
teur qu’elle a eu.
J. A. G. : Nous sommes donc d’accord sur cette ques-
tion, à savoir si une telle force émancipatrice est possible
aujourd’hui ? Et quelle forme pourrait et devrait-elle prendre,
étant donné, comme vous le dites, que nous ne sommes
plus soumis à la politique dualiste de la guerre froide ? Dans
quelle politique mondiale sommes-nous aujourd’hui ? Lors
d’un magnifique discours qu’il a donné à Athènes, Sarat
Maharaj a parlé de l’Union européenne comme d’un projet
impérialiste, évoquant, je suppose, la question de savoir ce
qu’il se passerait, une fois l’ensemble de l’Europe englobéedans l’Union. Redessinerait-on alors les frontières de l’Eu-
rope ? Les repousserait-on ? C’est là, bien sûr, une question
d’ordre logique – la logique crypto-impérialiste de l’UE en
l’occurrence. Mais il y a bien sûr d’autres éléments, dont
certains sont déjà en déclin, comme le Venezuela de Hugo
Chavez qui, comme vous le savez, a commencé comme
l’enfant bâtard des idées émancipatrices dont nous parlons
(Non-alignés, tiers-mondisme, etc.). Je dis bâtard parce qu’il
s’est constitué sur une rhétorique de l’émancipation, mais
qu’en même temps la méthode était purement capitaliste.
1 M. Watts, « Alternative Modern – Development as Cultural Geography »,
in K. Anderson, M. Domosh, S. Pile et N. Thrift (éds.), Handbook of Cultural
Geography, Londres, Thousand Oaks et New-Delhi, Sage Publications, 2003,
p. 441.
À l’extérieur, Chavez a « géré » le Venezuela comme une
multinationale – investissant dans le monde entier, entre
autres dans le pétrole – tandis qu’à l’intérieur, il était censé
diriger un pays socialiste (un peu comme les Pays-Bas ou la
Norvège). Bien sûr, il n’a pas tenu parole à l’intérieur, quant
au reste ce n’est, pour certains, qu’une question de temps.
Z. E. : Oui, l’Union européenne est un autre exemple de confi-
guration supranationale, dont l’impulsion fondatrice tirait
précisément sa puissance en 1957 des intérêts économiques
communs de six pays européens. Dans la situation actuelle
de crise économique, ses principes fondateurs sont plus que
jamais remis en doute. Je suis d’accord avec Sarat Maharaj et
j’irais jusqu’à dire qu’à ce stade déjà, nous avons une vision
« impérialiste » de l’UE vis-à-vis des régions du Caucase ou
de l’Afrique du Nord, évidente dans les sphères à la fois poli-
tique et culturelle. Le fait de vivre en Serbie aujourd’hui, alors
que le pays a finalement obtenu le feu vert pour l’ouverturedu processus de négociations en vue de l’adhésion à l’UE,
et le fait d’avoir grandi en Yougoslavie, l’un des membres
fondateurs des Non-alignés, me poussent à comparer ces
deux réalités historiques.
Je trouve donc pertinent d’introduire cette autre perspective
sur la période de la guerre froide que l’on peut appréhender
à travers l’ensemble des relations Nord-Sud – et pas seule-
ment selon l’axe politique dualiste Est-Ouest. Car, pour les
pays Non-alignés, l’objectif fondamental n’était pas seule-
ment de démanteler l’ancien système colonial de relations
politiques mondiales, mais d’introduire un changement dans
les relations économiques fondées sur la domination des
pays riches et développés qui, par l’intermédiaire de « l’aide
économique », s’efforçaient d’établir un nouveau type d’hégé-
monie et de colonisation des pays sous-développés nouvel-
lement constitués. Ces pays non-alignés ont, dès les années
1960 et 1970, souligné le fait qu’il y avait des difficultés, voire
des barrières infranchissables, à la coopération entre pays
pauvres et pays développés et opté, grâce au groupe du G77,
pour des relations latérales entre pays membres. La posi-
tion des pays sous-développés n’a à cet égard pas beaucoupchangé aujourd’hui. Peu après la conférence de Lusaka en
1970, quand le Chili a rejoint le mouvement, Salvador Allende
présentait comme un des enjeux majeurs des Non-alignés
la menace émanant des activités des multinationales et la
nécessité de protéger en permanence la souveraineté des
pays sur leurs ressources naturelles. Il considérait ces ques-
tions comme plus économiques que politiques – un fait
symptomatique évident aujourd’hui, et qui répond très pré-
cisément à la question de savoir dans quel type de politique
mondiale nous vivons.
Vous avez raison de dire que la politique de Hugo Chavez
donne un bon argument à tous les détracteurs des « projets
socialistes ». Il rejette haut et fort l’impérialisme américain
et s’efforce d’établir des collaborations latérales Sud-Sud
avec des pays africains pour former un mouvement « anti-
impérialiste ». Pourtant, comme vous le mentionnez, ses
méthodes ne rompent pas avec le système capitaliste. Car,
suite à l’effondrement mondial du socialisme, aucun autre
mode alternatif de production sociale n’était en mesure de
répondre au nouveau capitalisme disjonctif, néolibéral et pré-
dateur d’aujourd’hui, quelque soit le nom que vous voulez
lui donner.
J. A. G. : Ce qui m’amène à la question du Zeitgeist, faute de
meilleur mot. Au cours de la période historique dont nous
parlons (et qui va plus ou moins de 1960 à 1985), plusieurs
réalités ont permis à l’imagination émancipatrice de pénétrer
les secteurs, même les plus officiels, de la société. Comme
vous le savez, ces mouvements n’étaient pas seulement
idéologiques. Une utopie agro-industrielle s’était constituée
(selon laquelle l’élevage industriel assurerait l’avenir de l’hu-manité), tandis qu’émergeait une littérature issue de régions
jusque-là marginales (le cas du boom latino-américain est
central dans ce cadre) qui leur donnèrent aussi une dimen-
sion culturelle. Il y avait également des projets hérités de
l’ancienne période (la route panaméricaine, par exemple) qui
étaient d’autant plus pertinents qu’ils promettaient le resser-
rement des liens économiques entre les nations voisines, ce
à un moment où de nombreux traités internationaux relatifs
au libre-échange se ratifiaient partout dans le monde.
Z. E. : Une histoire tragique a récemment montré combien
le contexte historique (ou Zeitgeist, comme vous le dites) a
changé. Dans la tourmente des événements en Libye, plu-
sieurs citoyens serbes se sont trouvés emprisonnés, accusés
d’être des tireurs d’élite venus dans le pays aider le régime de
Kadhafi. Ils se défendent en affirmant qu’ils travaillent dans
le bâtiment et sont venus aider à la reconstruction du pays
détruit. On ne connaît pas la vérité à ce jour, mais il ne faut
pas oublier l’importance du rôle que la Yougoslavie et des
entreprises comme Energoprojekt (entreprise de construc-
tion de barrages, centrales électriques, complexes architec-turaux, salles de conférence ou parcs d’expositions) ont joué
dans le processus de modernisation de nombreux pays non-
alignés, dont la Libye.
La solidarité, le soutien et la politique d’amitié que la
Yougoslavie a développé parallèlement à différentes luttes
anticoloniales ont créé, entre les non-alignés, une riche
plate-forme de collaboration et d’échange dans les domaines
politique et économique, mais aussi culturel et éducatif.
L’histoire d’Alger est intéressante elle aussi. Là, des experts
yougoslaves ont mis en place une logistique et transmis leurs
savoirs dans le domaine de la production de films d’actualité
et de documentaires. Le service d’information yougoslave a
produit le premier 33 tours avec les chansons et l’hymne des
combattants de la liberté d’Alger et un film documentaire sur
la guerre dans ce pays. Un autre film documentaire sur la
lutte pour la libération au Mozambique a ainsi été produit par
des cinéastes yougoslaves. Il s’intitule Venseremos – « Nous
gagnerons » en portugais – et il a été récemment redécou-
vert et acquis par les autorités du Mozambique auprès des
archives de Belgrade. Les échanges culturels avec les pays
non-alignés ont même concerné les institutions officielles,
puisqu’il existait au Monténégro, dans l’ancienne Titograd
– aujourd’hui Podgorica –, une galerie des pays non-alignés.
J. A. G. : Même si une dizaine d’années sépare La Bataille
d’Alger de La Bataille du Chili, ces deux films ont imposé le
sentiment qu’il existait quelque chose comme un tiers-mon-
disme, un mélange d’esthétique et d’idéologie qui semble
aujourd’hui largement obsolète. Mais ce qui était intéres-
sant, c’est que ces films – comme d’autres, produits dans
des lieux différents à travers le soi-disant Tiers-monde – affir-maient qu’un mouvement d’émancipation devait partir des
conditions dans lesquelles les personnes et les populations
vivaient dans ces régions, du fait des conséquences du colo-
nialisme capitaliste. Maintenant que nous nous sommes
déplacés du côté de l’esthétique, je crois qu’il est important
de trouver le terrain des pratiques curatoriales dans ce champ
d’intérêts. J’ai essentiellement travaillé comme historien de
l’art, écrivain et commissaire d’exposition, en Amérique du
Nord et en Europe – quoique en lien étroit avec l’Amérique
latine, et notamment avec la Colombie, où j’ai grandi. Et il
était important pour moi de trouver des moyens de dissocier
ma nationalité de ma pratique. Je me souviens d’un essai
de Roberto Schwarz, critique littéraire brésilien, intitulé Y
a-t-il une esthétique du Tiers-Monde ? . Bien sûr, la réponse est
non, mais c’est la question qui est importante, la question
ouverte comme une avenue que l’on pourrait prendre et qui,
de manière véritablement utopique, doit rester une possibi-
lité plus qu’un fait.
Je veux dire qu’en tant que modèle, le tiers-mondisme (qui
n’a jamais été un mouvement à part entière) a l’avantage his-
torique de fournir un terrain aux projets esthétiques, intellec-tuels et politiques qui émergent de l’inquiétude et de l’insatis-
faction face à la condition humaine contemporaine dans des
zones et des régions (et non plus simplement des nations)
frappées par la violence, les déplacements de population, la
pauvreté, les mauvaises conditions de travail, l’inégalité, etc.
Z. E. : Quant aux pratiques curatoriales, je suis frappé de voir
combien la géographie politiquement biaisée, alliée aux prio-
rités des organismes de financement, déterminent souvent le
contenu et la structure même des projets. Les commissaires
d’exposition se trouvent souvent pris au piège de cadres géo-
graphiques « imposés », notamment ceux imposés par les
crises ou les guerres qu’ils considèrent être des questions
Une conversation entre Zoran Erić et Juan A. GaitanUne conversation entre Zoran Erić et Juan A. Gaitan Anciennes géographies imaginaires et nouvelles géographies stratégiquesAnciennes géographies imaginaires et nouvelles géographies stratégiques
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urgentes de réflexion et d’action.
Je m’appuie beaucoup sur les métaphores spatiales dans
l’analyse des interactions mondiales contemporaines pour
détecter et définir les interrelations entre l’homogénéisation
et l’hétérogénéisation culturelles dans l’ordre multiforme
et disjonctif d’un nouvel espace de l’art global. Dès lors, je
trouve pertinent d’étudier les exemples historiques de confi-
gurations « géographiques » et la possibilité de nouvelles
constructions pour ces configurations qui n’ont pas d’inté-
rêts économiques ou militaires en dénominateur commun,
mais ont constitué par ailleurs, ou pourraient constituer, un
moteur d’émancipation dans sa fondation.
Enfin, en tant que commissaire installé à Belgrade, je me
suis efforcé, tout au long de ma carrière, d’éviter que l’on
ne m’« enferme » dans le rôle de « commissaire d’exposi-
tion venu des Balkans » et je n’ai presque jamais envisagé
dans mes expositions de projets traitant de représentations
« nationales » ni de thématiques liées à la région des Balkans.Tout en approfondissant mes recherches sur le contexte géo-
politique qui a influencé le cadre sociopolitique dans lequel
je vis, j’ai compris que, contrairement à la réalité xénophobe
de la Serbie d’aujourd’hui, en Yougoslavie, appartenir aux
Non-alignés créait un espace social cosmopolite par nature,
ouvert aux autres cultures, nations et races.
Une conversation entre Zoran Erić et Juan A. GaitanAnciennes géographies imaginaires et nouvelles géographies stratégiques
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Durant les années 1980 et au début des années 1990, ceux
d’entre nous qui avaient vécu dans les townships et autres
colonies de peuplement noires s’étaient habitués à la notion
de zone de non-droit. Il régnait à l’époque une guerre per-
sistante et intermittente. Et nous nous étions également
habitués aux termes associés à cette guerre – « violence
noire intracommunautaire », « guerre de basse intensité »ou « calme précaire ». À cette époque, beaucoup de gens se
trouvaient expulsés de leurs logements, leurs maisons ayant
été détruites ou eux-mêmes ayant été identifiés comme
membres de l’ANC ou de l’IFP dans une zone contrôlée par
la formation politique adverse. L’Inkatha Freedom Party (IFP)
et l’African National Congress (ANC) furent les principaux
protagonistes de ce conflit. Mais d’autres acteurs existaient,
dont le SASCO (South African Student Congress), partisan
de l’ANC, la PASO (Pan-Africanist Students Organisation),
qui était l’aile étudiante de l’organisation anti-apartheid de la
PAC (Pan-Africanist Congress of Azania) et le rassemblement
étudiant de l’organisation anti-apartheid adverse (AZAPO ou
Azanian Peoples’ Organisation, qui prit le nom d’AZASM ou
Azanina Students Movement).
À cette époque, les habitants des townships vivaient dans
la crainte d’attaques des groupes adverses et des triste-
ment célèbres escadrons de la mort, financés et armés par
le régime d’apartheid. Beaucoup de personnes qui, comme
moi, n’étaient pas politiquement engagées durent apprendre
les codes des lieux qu’elles fréquentaient et qui les identi-
fiaient comme appartenant à la communauté. Des groupes
d’hommes patrouillaient dans les rues, groupes d’autodé-
fense également destinés à identifier les étrangers n’appar-
tenant pas à la formation politique amie. Il fallait sinon péné-
trer dans ces zones accompagné de ceux qui connaissaient
et comprenaient ces codes.
Si vous entriez dans une zone contrôlée par un groupe
adverse, les unités qui se déclaraient d’autodéfense (Self
Defence Units ou SDU, et Self Protection Units ou SPU) et
autres types de milices vous faisaient réciter les slogans ou
les chansons de leur camp. À défaut, les conséquences pou-
vaient aller de l’humiliation publique à la bastonnade, ou au
meurtre. En 1986, un de nos voisins qui, vêtu d’un tee-shirt
AZAPO, se rendait chez son amie dans un autre township
connu pour être un bastion de l’IFP, tomba sur une faction de
partisans de l’IFP qui le pourchassèrent, finirent par l’attraper
et le battre à mort.
Dans d’autres quartiers, les divisions n’étaient pas seulement
structurées sur la seule base de l’affiliation politique, mais
aussi sur celle de l’ethnicité, par exemple. Ainsi les hommes
vivant dans les foyers de travailleurs non-mixtes créés par le
régime de l’apartheid pour les mineurs étaient généralementconsidérés comme zoulous et, de ce fait, membres de l’IFP.
Dans les townships de Johannesburg, peu importait que vous
fussiez partisan de l’ANC et d’origine sotho : le simple fait
de parler isiZulu faisait de vous un partisan de fait de l’IFP
et une cible potentielle de violences. Il en allait de même
des habitants des townships qui croisaient par mégarde le
chemin des hommes vivant dans les foyers.
La raison exacte pour laquelle les foyers en vinrent à être
considérés comme des enclaves zouloues et des zones de
non-droit reste peu claire. Avant les violences des années
1980, les foyers étaient des lieux de divertissement du
dimanche pour de nombreux habitants des townships, en
raison des compétitions hebdomadaires de danse qui y
avaient lieu. Les spectateurs pouvaient apprécier divers
types de danses traditionnelles – sotho, pedi, zoulou, xhosa
– et d’autres groupes ethniques. Il existait, en somme, de
multiples interactions pacifiques entre les habitants des
townships et les habitants des foyers.
Entre cette époque et aujourd’hui, une importante popula-
tion noire quitta les zones rurales pour la ville et un nombre
significatif de résidents noirs des townships emménagèrent
dans ce qui, jusque-là, avait été des banlieues exclusivement
blanches. Ainsi de nombreux nouveaux venus dans la ville de
Johannesburg se retrouvèrent dans des squats, également
connus sous le nom politiquement plus correct d’établisse-
ments informels.
Les résidents des townships et les originaires d’autres parties
de l’Afrique du Sud qui pouvaient se le permettre émigrèrent
vers les quartiers jusque-là réservés aux Blancs. Il était
évident à la fin des années 1980 que l’apartheid commençait
à se déliter et certains propriétaires en ville se mirent à louer
des appartements à des Noirs. Ce processus s’accéléra au
début des années 1990. Au moment des premières élections
démocratiques de 1994, certains quartiers anciennement
blancs comme Hillbrow à Johannesburg étaient clairement
Ghettos d’un autre genre
Khwezi Gule
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devenus des quartiers noirs. Durant la seconde partie des
années 1990, les ressortissants étrangers affluèrent à leur
tour.
Ce sont principalement les Nigérians qui furent les fers de
lance de ce mouvement et c’est contre eux que se dirigèrent
les accusations de trafic de drogue et de criminalité en Afrique
du Sud. Les Nigérians et autres immigrés africains furent
d’abord considérés avec suspicion par les Sud-Africains,
puis avec un mépris qui explosa finalement en 2008 sous la
forme des attaques contre les étrangers. Non pas qu’il n’y ait
pas eu d’attaques sur les étrangers avant 2008, ni qu’il n’y
en eût plus après. Il a souvent été rapporté et on rapporte
encore des violences contre les Pakistanais, les Somaliens, les
Zimbabwéens, les Mozambicains et autres personnes dont la
peau est considérée comme trop sombre pour être sud-afri-
caine ou qui parlent shangaan (un groupe ethnique que l’on
trouve et au Mozambique et en Afrique du Sud).
On retrouve cette tendance dans de nombreuses parties del’Afrique du Sud. Mais, suite à ces changements d’occupation
du territoire, beaucoup de résidents blancs, craignant entre
autres la dégradation des bâtiments et l’augmentation de la
criminalité, déménagèrent vers d’autres quartiers et souvent
de nouvelles colonies jaillirent sur les anciennes terres agri-
coles. Ainsi naquit le phénomène des résidences fermées.
De plus en plus, et pour les mêmes raisons de sécurité, les
Noirs emménagèrent à leur tour dans ces résidences souvent
entourées de hauts murs et de clôtures électriques.
De nombreuses zones de la ville de Johannesburg en vinrent
à être considérées par les couches aisées de la société
comme des zones de non-droit en raison du regard porté sur
l’augmentation de la criminalité, la perte de la valeur immo-
bilière, le manque d’entretien des bâtiments. Il ne fallut pas
longtemps pour que la prophétie s’autoréalise. Les proprié-
taires, pressés de louer à tout prix, divisèrent leurs bâtiments
en plus petites unités où, dans une seule pièce, pouvaient
vivre jusqu’à vingt personnes. Les services publics se dégra-
dèrent, les ordures ne furent plus ramassées et les bâtiments
tombèrent en ruine. Les banques se mirent à refuser réguliè-
rement d’accorder des prêts immobiliers à des résidents deHillbrow, de Yeoville ou du centre-ville. Dans certains cas, les
propriétaires arrêtèrent de payer leurs factures d’eau et d’élec-
tricité, qui furent coupées. De beaux bâtiments se transfor-
mèrent en taudis. Certains propriétaires les abandonnèrent
tout simplement.
Il y eut une autre tendance. Certains habitants prirent le
contrôle de leurs bâtiments, payèrent à la municipalité les
énormes intérêts accumulés ainsi que les factures d’électri-
cité et d’eau, ramassèrent les poubelles et s’assurèrent que
les bâtiments étaient peints et maintenus en bon état. Une
fois ces bâtiments réparés par les résidents, les proprié-
taires les mirent en vente, afin de les convertir en apparte-
ments haut de gamme. Les résidents qui les avaient rendus
habitables, incapables de payer les loyers, durent déménager.
Les anciennes banlieues qui voulaient se protéger de la
montée de la criminalité s’enfermèrent dans des quartiers
sécurisés, ces modifications du schéma résidentiel émanant
de toute évidence de motivations raciales. Bon nombre de
résidents des quartiers anciennement blancs ne voulaient
tout simplement pas cohabiter avec les Noirs. Car ce n’est
pas parce que l’apartheid n’était plus en vigueur qu’il avait
complètement disparu des esprits.
Un autre élément entra en ligne de compte : la classe sociale.
Beaucoup de Noirs qui pouvaient se permettre de déménager
vers les quartiers riches le firent. La motivation en était le
statut social lié à certains quartiers prestigieux de la ville et,
souvent, la volonté de se rapprocher de son lieu de travail ou
de bénéficier d’écoles offrant un meilleur enseignement que
les écoles des townships.
Durant la seconde partie des années 2000, la municipalité de
la ville de Johannesburg se lança dans un ambitieux projet deréaménagement urbain. Grâce à divers mécanismes d’allè-
gements fiscaux, elle incita les grosses fortunes qui avaient
fui la ville dans les années 1990 à réhabiliter ou à réinvestir
de vieux bâtiments. Les immeubles de bureaux se transfor-
mèrent en appartements de luxe. Les services publics tels que
les parcs furent réaménagés et des œuvres d’art publiques
commandées.
Au cours de ce processus, beaucoup de gens qui s’étaient
installés dans ces espaces marginaux durent quitter les
bâtiments. Les tristement célèbres « fourmis rouges » expul-
sèrent de force les habitants de ces logements. Employés
en salopettes rouges d’une entreprise privée désignée par
la ville de Johannesburg, les fourmis rouges délogeaient les
squatteurs des bâtiments et établissements informels.
On ne peut nier qu’il existe aujourd’hui des zones de non-
droit bien établies dans les diverses villes d’Afrique du Sud.
Johannesburg, du simple fait de son importance en taille et
en population, offre une illustration frappante de cette redé-
finition des espaces urbains et de l’émergence, partout, de
ghettos économiques, psychiques et sociaux. Cette tendance
à l’éloignement des indésirables et à la « protection » de cer-taines zones, celle à la délimitation des espaces de vie, de
travail et de loisir font fo rtement écho aux méthodes élabo-
rées par l’apartheid. Est ici à l’œuvre ce penchant à toujours
considérer la ville africaine comme sur le déclin plutôt qu’en
expansion et à garder le regard fixé sur ce qui a été perdu
du prestige et des apparences extérieures, en oubliant ce
que les nouvelles influences culturelles ont apporté – qu’il
s’agisse de la cuisine des différents pays africains, des dif-
férentes formes musicales ou de la littérature qui ont laissé
une marque indélébile sur la culture populaire sud-africaine.
Les originaires de pays africains, dont beaucoup ne sont pas
venus comme réfugiés politiques ou économiques, mais
comme commerçants, hommes d’affaires ou intellectuels,
ont nourri la littérature, la recherche universitaire, l’art et les
autres domaines sud-africains.
Il s’agit là, à certains égards, d’une réarticulation de la peur
primaire présente sous l’apartheid de Die swart gevaar , « la
menace noire ». Cette mentalité encourage l’idée que les
Africains n’ont rien à offrir, qu’ils ne font que « prendre » –
nos emplois, nos femmes, nos maisons –, qu’ils sont source
de crimes, vendent de la drogue, falsifient la monnaie, pro-
pagent la corruption, autant de catégo ries de pensée appli-
quées aux Noirs sous l’apartheid. Mais le plus triste est de
voir d’autres Noirs participer à ces formes de discrimination.
Tant qu’existera la discrimination, les zones de non-droit,
qu’elles soient tangibles ou intangibles, persisteront.
Khwezi GuleGhettos d’un autre genre Khwezi GuleGhettos d’un autre genre
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Khwezi GuleGhettos d’un autre genreKhwezi GuleGhettos d’un autre genre
«En Route no5», 2011. Courtesy de l’artisteKutlwano Moagi«China Town», 2011. Courtesy de l’artisteKutlwano Moagi
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Khwezi GuleGhettos d’un autre genre
Kutlwano Moagi «Fifth Floor», 2011. Courtesy de l’artiste
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Christoforos Doulgeris, “METADATA1_1”,
2011 / Archival inkjet print on aluminium /
Courtesy of the artist.
L’annonce d’une crise, d’une apocalypse à durée indé-terminée – sans Messie pour suppléer au manque designification historique – a entraîné des changementsmajeurs dans la psychogéographie athénienne. Avantmême de donner à la crise la forme d’une « crise de ladette » supposée « cibler » le problème, cette « crise »
s’était déjà manifestée dans les relations spatiales.Les soulèvements de décembre 2008 contre le gou-vernement de droite de Kostas Karamanlis avaientinstauré de nouvelles dialectiques spatiales entrerévolte publique et usage quotidien de l’espace.Le soulèvement, déclenché par l’assassinat d’unjeune homme par un policier, s’était rapidementtransformé en vague de rejet massif du régime poli-tique conservateur. Les combats de rue durèrent troissemaines, non sans rappeler les soulèvements desbanlieues parisiennes, quoique l’action se déroulâtcette fois en plein centre-ville. La jeunesse en étaitle protagoniste principal. Le moment le plus specta-culaire en fut sans doute la mise à feu de l’immenseet phallique arbre de Noël au centre de la placede la Constitution (ou place Syntagma) devant leParlement grec. L’analyse la plus commune s’en tintà la fracture entre les émeutiers et les conformistes, àla fracture entre les espaces urbains reconquis par lesgroupes sociaux et l’espace privé du spectateur passifprotégé par l’objectif des médias de masse.
Cette conclusion évacuait bien évidemment toutesles imbrications qui existent entre les deux campsmentionnés. Les médias de masse ont fortementinformé l’espace insurrectionnel en ne cessant desurveiller son activité, d’exprimer leurs inquiétudesquant à la vulnérabilité d’une jeunesse précaire oud’embrasser la colère divine de la jeunesse contre unvieux régime corrompu (qui, ironiquement, englobaitles médias). Par ailleurs, le conformisme, s’exprimantsous la forme d’un ressentiment idéologique contrel’État et son « incapacité » à contrôler, contribuait à– et participait donc inconsciemment de – la colèredes émeutiers. Cette dialectique interne entre émeu-tiers et conformistes était latente, étouffée, réduiteau silence. Contrairement à une opinion commune,
l’espace de l’émeute et l’espace de la normalitésociale restent inséparables.Les réseaux de la société grecque moderne se sontconstruits sur la base d’une légitimation féodalemutuelle des espaces, d’une reconnaissance réci-proque et d’une omerta – cercles concentriques basés
sur des relations de cénacle oscillant entre « accès »et « exclusion », pauvreté et richesse, public et privé.En ce sens, le secteur privé a toujours constitué unprolongement de l’État – à la fois protégé par le sec-teur public et protégeant l’État, en exigeant et obte-nant le monopole. Le moralisme autoritaire, anti-parlementaire et anticorruption du mouvement dedécembre 2008 ou des manifestations plus récentesdes indignés grecs doit être compris à la lumière decet échec à briser le cycle de la répétition et de lareproduction des schémas sociaux enracinés queconstituent le clientélisme traditionnel et le féoda-lisme économique. Cette formation incestueuse (quin’est pas sans rappeler l’esprit syncrétique du capita-lisme tardif) n’a pas été remise en question durantles années de metapolí tefsi (qui ont suivi la chutede la junte militaire en 1974) mais, grâce à la crois-sance économique et à la modernisation ambiguësdes années 1990, a continué à encadrer l’émergenced’une classe moyenne luttant pour la reconnaissancesociale et la prospérité économique. La mise à feu
du luxueux arbre de Noël au cœur de la place de laConstitution marque bien la façon dont le réel faittoujours retour au même endroit en un acte éminem-ment nécessaire de division et de rupture d’avec lerégime de signification sociale : cet artefact, symbolede l’ascension économique et de l’affirmation d’unesociété traditionaliste basée sur la famille, a été brûléen un acte castrateur d’incision de l’espace – uneaction à laquelle aucun mot, aucun slogan protesta-taire ni aucun discours révolutionnaire n’auraient puse substituer. Les indignés grecs de 2011, préférantcontinuer à se lamenter sur un régime qui les nourrit,n’ont pas été en mesure de procéder à un acte aussicastrateur que celui des « Décembristes ».
Kostis Stafylakis
Espace de castration / Espace d’indignationQuelques continuums spatiauxméconnus de l’Athènes d’aujourd’hui
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Karim Rafi
« Agnaw » (Silence)
Dans leur longue marche des steppes africaines jusqu’aux
plaines nord-africaines, les Gnawas ont chanté l’exil, la pri-
vation et l’esclavage. De la marche des chameaux et du cla-
quement des fers, ils ont forgé leur rythme et façonné leur
monde habité d’esprits primitifs.
Déportés depuis leur lointaine forêt jusqu’aux palais des
sultans, depuis leur rencontre avec les confréries soufies
du Nord, ils ont métissé leur croyance aux pratiques mys-tiques islamiques, donnant ainsi naissance à des cérémonies
hybrides où le sacré côtoie le profane.
Toute une économie touristico-culturelle est née de cette lit-
térature musico-anthropologique héritée d’un colonialisme
savant, érigée en vérité absolue. À partir de cette théorie
romantique et douteuse, répondant au cahier des charges du
projet colonial et à sa volonté de remodeler le monde comme
ses frontières physiques et métaphysiques, les académies et
autres institutions ont fait de la subjectivité des pionniers
une objectivité quasi sacrée. La mystification des premiers
théoriciens et la paresse des autres spécialistes « chargés de
livres » ne quittant que rarement leur chaire, régurgitant et
rendant toujours les mêmes formules et synthèses sur les
choses et leurs significations, ont fait d’un malentendu un
« bien entendu mal ».
L’hypothèse mythique sur les origines subsahariennes du
mot gnawa (du fait de leur ressemblance, gnawa provient du
mot « ghana », du royaume du Ghana) est devenue une vérité
historique à sens unique et son contraire est inconcevable,
ce malgré l’emploi de ce mot par les Africains du Nord et sa
correspondance avec les croyances et pratiques mystiques etmagiques dites arabo-berbères.
En l’absence de témoignages probants qui viendraient
remettre en cause la véracité de la théorie des origines
étrangères (subsahariennes) du mot gnawa, ou confirmer
l’idée d’une origine locale (nord-africaine) ou probablement
commune (panafricaine), seuls les documents écrits par
les premiers chercheurs européens constituent des preuves
irréfutables. Les autres formes autochtones de transfert non
consignées par le texte n’ont pas une grande valeur histo-
rique : malgré le progrès et la relative ouverture d’esprit des
sciences dites humaines, l’oralité demeure encore silencieuse
et marginalisée…
Si l’oralité souffre autant de l’exclusion, que dire alors de ce
mode de transfert encore plus complexe qu’est le silence ?
Pourtant, c’est lui qui fait l’homme d’Afrique du Nord, ainsi
que ses projections (culture, langue, croyance et cosmo-
gonie…), et c’est en raison de cette nature silencieuse qu’il
est condamné au mutisme par l’histoire : c’est bien là que
réside le malentendu.
Agnaw / Silence
Le silence, comme espace non foulé ou non-lieu (utopie), se
dit agnaw1 en tamazight2. Il signifie également le « muet » ;
son pluriel, ignawen 3, désigne les sages ainsi que les musi-
ciens qui pratiquent le tagnaouite 4, pratique thérapeutique
et mystique où le sujet erre dans son être en un mouvement
elliptique et circulaire semblable au pèlerin qui chemine dans
un sanctuaire : les sens en sont les chaînes que le voyageur
doit briser pour s’affranchir de la signification et de ses
entraves, remontant ainsi jusqu’au silence qui n’est autre que
l’état primordial de toute chose. C’est ainsi que l’homme est
régénéré.
Dans ce même ordre d’idées, d’autres mots comme iguenna5
ou iguenwane6 évoquent toujours ce même univers mystique
et spirituel que l’homme a construit afin d’échapper au piège
social (global) et à ses chaînes. D’autres mots ayant cette
même racine « gn » évoquent le sommeil, le rêve, le vide…
C’est par le mot agnaw que le champ de l’être est évoqué.
Le silence comme espace métaphysique indéfini est une
métaphore du désert dans lequel le sage chemine vers sa
source (soi), vacua et libera mente (« l’esprit libre et nonencombré »), tel le nomade cheminant vers l’horizon, et c’est
ainsi qu’agnaw se transforme en silence, ce qui signifie qu’il
est pleinement accompli.
L’errance du corps est quête de l’esprit.
Fitra7, silence et mouvement, expérience empirique et rémi-
niscence sont au cœur de la philosophie de la vie et de la
mystique africaine, où gnawa comme ghana ne représentent
qu’une seule et même chose, vue sous des angles distincts
et exprimée dans différentes langues et dialectes : on retrouve
ici l’aspect multiple de cet espace géopsychologique insaisis-
sable qu’est l’Afrique.
De quelques grains de mémoire semés dans un champ de silence
Karim Rafi“Agnaw” (Silence)
Karim Rafi, “Ça / Nit”, photographie, 2012.
Un espace où le climat a façonné les hommes pour en faire
une palette multicolore, formant ainsi un arc-en-ciel de
cultures où la différence est sublimée en territoires méta-
physiques, dans lesquels l’homme, par son mouvement
(amouddou8), transforme le sel en or, faisant du monde
(amadal9) un laboratoire alchimique à ciel ouvert, et de l’être
sa pierre philosophale.
1 Agnaw : signifie en tamazight « le silence, le muet ».
2 Le tamazight ou les langues berbères forment un groupe de langues
chamito-sémitiques. Ces langues sont parlées du Maroc jusqu’en Égypte,
en passant par l’Algérie, la Tunisie, le Niger, le Mali, la Mauritanie, le Burkina
Faso…
Le tamazight possède son propre système d’écriture appelé tifinagh.
3 Ignawen : désigne les sages ainsi que l es musiciens qui pratiquent
le tagnaouite (« la transe »).
4 Tagnaouite : en tamazight signifie « transe ».
5/6 Iguenna, iguenwane : en tamazight signifie « ciel, cieux ».
7 Fitra, terme arabe, « état naturel et originel de l’être humain », « attitude
naturelle par laquelle il chemine vers l’être et vers Dieu ».
8 Amouddou : en tamazight signifie « mouvement ».
9 Amadal : en tamazight signifie « monde, planète, terre ».
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Raqs Media Collective
« Grab the Wind »2011,Essai visuelpour Le Journal de La Triennale.
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JUIN 2011
Barbara Sirieix : Dans tes protocoles de travail, tu utilises des
objets ordinaires et familiers – du lait, de l’encre, du papier,
des récipients (verre, bol), des épingles, des fils. Ils changent
d’état et deviennent des formes minimales achromatiques ou
transparentes, des surfaces réfléchissantes, des marqueurs
d’ombres et des traceurs de lignes. Qu’est-ce qui déterminele choix de ces matériaux et comment les fais-tu travailler
ensemble ?
Ismaïl Bahri : Je ne choisis pas tant les matériaux pour eux-
mêmes que pour les opérations qu’ils permettent et pour
leur qualité à révéler des choses. Parmi les éléments que tu
as cités, certains sont, d’une part, des réceptacles, des sur-
faces d’accueil. Le verre, les pores de la peau, des plaques
de verre ou les murs, ou à plus grande échelle, un paysage
enneigé, deviennent des surfaces d’apparition. Il y a divers
éléments comme l’encre, l’eau, le fil, le lait et autres qui sont
des conducteurs de vibrations, de présences ou d’images.
Le fil me permet, par exemple, de saisir une goutte d’eau
dans sa course (Coulée douce) ou de révéler les gestes de
mes mains, demeurées hors-champ (Dénouement). L’encre
sert à révéler. Elle permet de dévoiler un paysage ou de sou-
ligner les plis de la peau en s’y infusant comme dans Sang
d’encre. Je ne manipule jamais totalement ces matériaux,
mais cherche à amorcer leur devenir. Une fois déposée au
creux des pores, l’encre se diffuse au gré des plis, le dessin
se déploie sous mes yeux (Sang d’encre), lorsque je fais des
nœuds dans Dénouement, c’est le fil tendu vers la caméra qui
révèle et amplifie le mouvement de mes doigts, il joue alors
le rôle d’intercesseur. Ces matériaux sont des intercesseurs
de la même manière que le hasard était l’intercesseur de
Duchamp, son opérateur d’écarts. Les matériaux que j’utilise
amplifient, en général, un geste simple.
B. S. : Qu’entends-tu par “geste simple” ?
Nouer un fil, porter un verre rempli, planter une épingle ou
déposer une goutte d’encre… Je ne développe aucune tech-
nique à proprement dit, mais cherche à explorer des gestes.
Des gestes simples que je m’évertue à préciser. Quand je
parle de précision, je fais référence à un geste clairement
défini, souvent répété, décliné, affiné sur plusieurs semaines.
Je pense aussi à cette formule évoquée par Jean-François
Lyotard à propos de Duchamp, « précis, mais inexact »1,
qui m’intrigue depuis des années. Comment développer
un geste précis mais inexact ? Il faudrait imaginer un geste
abrégé, aiguisé dans l’instant mais qui, aussitôt exécuté,
déjouerait la question de la technique et de la mesure. Ce
serait un geste porteur d’incalculable et amorçant un mou-vement imprévisible. Un peu à l’image de la rumeur, qui
peut être nette, claire, incisive mais infidèle. Et puis, ce qui
est intéressant c’est de voir de quelle manière un geste, ou
une activité spécifique, peut influer sur la posture corporelle
et sur l’inscription du corps dans le champ social. Tenir un
verre d’encre en marchant les yeux rivés sur le récipient est
un geste d’une très grande simplicité ( Orientations). Mais il
m’a fallu plusieurs jours pour apprendre à marcher en me
fiant uniquement aux images révélées par le verre, sans être
tenté de lever les yeux, sans chercher à voir directement la
ruelle traversée ou les personnes croisées. Évidemment, cette
activité un peu incongrue influe sur le rapport aux autres,
aux passants par exemple. Tout cela est très infime, presque
négligeable, mais il y a, ici, une forme de prise de position
physique très ambiguë parce qu’elle attire l’attention par son
désistement même.
B. S. : Tu as réalisé plusieurs expériences itinérantes dans la
ville de Tunis ; je pense d’abord à la Ligne fantôme en 2003 où
tu as tracé une ligne dans la ville à l’aide de l’ombre d’épingles
accrochées sur les murs. En 2010, avec Orientations , tu t’es
promené avec un verre rempli d’encre en captant grâce à unecaméra les reflets de la ville dans ce liquide opaque. Tu parles
d’une rencontre avec l’autre dans un contexte aux paramètres
« géopoétiques » pour Ligne fantôme. Quelles significations
ont ces interventions par rapport au contexte de la ville ?
I. B. : Peut-être faut-il expliquer en quoi consiste la Ligne fan-
tôme. L’intervention consistait à tracer une ligne d’ombre sur
des murs de la ville. Cette ligne était brodée, cousue, dans
le sens où il s’agissait de planter des épingles sur le mur
en fonction de l’ombre portée de celles-ci. Chaque épingle
poursuivait l’ombre portée de la précédente, ainsi de suite,
1 Jean-François Lyotard, Les TRANSformateurs DUchamp, Paris,Edition Galilée, 1977, p. 74.
Ismaïl Bahri interview par Barbara Sirieix
Waiting for Change?
dessinant une ligne ténue sur des dizaines de mètres. Le
dessin se fait donc en fonction de la lumière du soleil. Cette
activité me permettait de parcourir les ruelles à échelle
centimétrique,
accolé au mur, privé d’autre horizon que celui tracé par
l’épingle à venir. La ligne ainsi tracée frôlait l’invisibilité tant
elle était fine alors que, paradoxalement, elle pouvait être
monumentale parce que longue de plusieurs mètres. Ce
paradoxe-là m’intéressait beaucoup à l’époque car il s’agis-
sait de rendre cette ligne, ainsi que ma présence physique,
publiquement imperceptible. Un peu comme s’il s’agissait
de traverser la ville comme une ombre, en me désistant du
regard des passants, en m’insérant dans les plis des murs et
de la lumière. Mais bien sûr, bien qu’inoffensive, cette façon
de parcourir la ville suscitait pas mal de réactions chez les
passants, des réactions d’étonnement et d’évitement pour la
plupart. Les habitants des murs piquetés venaient parfois medemander ce que je faisais là, une jeune fille a même détruit
une partie de la ligne d’un jet d’eau, alors qu’elle nettoyait la
ruelle. Ces contacts étaient toujours brefs et timides. Dans
Orientations, il s’agissait également de parcourir et de filmer
la ville en myope car je traversais la rue l’œil focalisé sur
une surface d’encre. Ici, l’encre sert de boussole obscure. Je
cherchais à deviner la ville dans ce trou noir, par ce trou de
serrure ouvert sur le paysage. Les moments où la caméra
arrive à capter dans le verre un morceau de paysage étaient
captivants parce qu’un horizon sur la ville s’ouvrait. Soudain,
je voyais autre chose de ce je connaissais très bien, ma ville
natale, devenue fragmentée, inversée, fébrile et frôlant parfois
la dilution. Il est question d’apparition car l’encre devenait
une forme de solution photosensible et ce qui m’intéres-
sait beaucoup était de faire du verre un récipient pouvant
contenir des fragments de paysages, permettant de capturer
des images de cette ville et de les emporter avec soi. Les rap-
ports à la ville et au paysage se font par le détour d’images.
B. S. : Décrivant Orientations, tu parles de la marche d’un
myope, or la réaction d’un des passants que tu rencontres
suppose plutôt une forme de décryptage du réel : « Oui…oui… l’encre te montre le pourtour. Tu descends le verre, ça
agrandit et te révèle l’opposé de ce que tu vois d’habitude. ».
S’il s’agit d’un décryptage, qu’est-ce qu’Orientations dévoile-
rait des rues de Tunis ?
I. B. : Il me semble que les deux « visions » ne sont pas
contradictoires. La myopie est déjà une forme de décryptage
du monde, une forme altérée, une façon de voir sans horizon,
comme lorsqu’on navigue à vue. Le passant prononce cette
phrase à un moment où le verre nous a révélé un fragment
d’arbre. Cet homme particulièrement curieux voulait vraiment
comprendre ce qui m’intéressait tant dans ce verre. Et cela l’a
beaucoup étonné de voir autrement cette ruelle dans laquelle
il vivait. Ce moment-là est très important car l’image capturée
par le verre devenait un vecteur d’échanges et, finalement, ça
n’arrive pas souvent de parler d’images avec des inconnus
rencontrés dans la rue. C’est le verre et l’image qu’il contient
qui opèrent le contact. Le rapport avec ce passant s’est fait
par le biais de cet intercesseur optique.
B. S. : Je trouve intéressant la manière dont Nicole Brenez
envisage les enjeux du politique quand elle évoque ton tra-
vail : « … Ce qu’[Ismaïl Bahri] veut faire comprendre […], c’est
que “le naufrage des écritures peut évoquer une extinction
de voix, une extinction des mots, mais également une résis-
tance à la perte” (2). Autrement dit, bien loin de l’intériorité
autotélique du sujet individualiste, c’est à partir de son inti-
mité sensible que le sujet invente des processus illimités de
connexion aux phénomènes, qui passent par toutes sortes de
voies psychiques et matérielles, par la porosité, la capillarité,
la fluidité, et plus seulement par des entités identifiables et
des processus logiques »2
. Comment envisages-tu ces enjeuxdans ton travail ?
I. B. : Ce qui est certain c’est que, dans mon travail, les traces
du politique sont difficilement détectables. D’ailleurs, je ne
cherche pas à entretenir de rapport clair et directement iden-
tifiable au politique. Ces traces resurgissent parfois à rebours,
elles remontent à la surface par bribes, souvent sans que
je l’aie moi-même voulu ou vu. Et la plupart du temps, ce
sont les autres qui font ce genre de lien, souvent parce qu’ils
ont besoin de cerner les artistes et de se repérer dans leurs
œuvres en fonction des événements de l’actualité, de leur
origine ou de je ne sais quoi d’autre, sans toujours prendre
le temps de regarder le travail pour ce qu’il est. On cherche
dans les repères sociaux des grilles de lecture. Et bizarre-
ment, depuis la révolution tunisienne, de plus en plus de
personnes détectent dans mon travail des liens avec le poli-
tique alors que, franchement, ils sont minces… Ceci dit, les
lignes écrites par Nicole Brenez me semblent pertinentes. S’il
y a rapport au politique, il se fait dans l’infime, en filigrane,
à travers des mouvements, des mises en relations souvent
micro-phénoménales, qui semblent à première vue insigni-
fiantes. Le plus délicat consiste à produire des connexions àrésonances multiples, sans jamais tomber dans le discours
ou la tentation de la communication. Je me méfie de ce genre
d’approches. C’est pour ça que j’évoque souvent le murmure
ou la rumeur, c’est-à-dire ces propagations de contiguïtés,
horizontales et imprévisibles, et ce qui m’a tant ému dans ce
qu’on appelle la révolution tunisienne, c’est d’y avoir reconnu
ce type de dissémination. Le soulèvement populaire s’est pro-
pagé par contiguïté, de proche en proche, sans hiérarchie ni
discours. Ce qui m’inquiète maintenant est d’y voir des pos-
tures discursives émerger et des icônes de martyrs célébrés,
au risque de figer le mouvement amorcé. C’est inévitable,
2 Nicole Brenez, « Prima delle Rivoluzioni, Avant-gardes arabes des années
2000 », Art Press 2, Cinémas Contemporains, Trimestriel n°21, Mai-Juin-Juillet 2011.
Barbara SirieixWaiting for Change?
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et peut-être nécessaire, mais je crois que c’est ce dont nous
devons nous méfier.
B. S. : Quel regard as-tu sur la Tunisie ?
I. B. : Mon regard sur la Tunisie est intimement lointain. C’est-
à-dire que je me sens très concerné par ce qui se passe, tout
en étant physiquement éloigné. Ce qui est certain c’est que
ce qui attend la Tunisie est beaucoup plus difficile et délicat
à mener que le soulèvement de décembre-janvier. La révolu-
tion dans la rue a été fulgurante parce qu’elle s’est inventée,
qu’elle s’est découverte en même temps qu’elle se dévelop-
pait. Aujourd’hui, tout reste à inventer et on voit déjà les
discours politiques identifiables affluer de tous bords dans
un contexte où les gens commencent à avoir peur d’une éco-
nomie qui souffre et d’une guerre qui s’étend aux frontières.
Personne ne peut dire ce qui va se passer, pour le coup, nous
sommes tous myopes. Par contre, je vois mal comment une
autre dictature pourrait émerger de sitôt.
B. S. : Que penses-tu de la « révolution de Jasmin » et de sa
mythification par les médias ?
I. B. : Je ne saurais rien dire d’autre là-dessus que ce que l’on
entend déjà. Les médias ont versé dans l’inflation lorsque la
révolution a infusé Tunis mais semblent, comme d’habitude,
se désintéresser de ce qui se déroule maintenant alors que
la révolution, c’est maintenant qu’elle se joue, c’est demain
qu’elle se risque. Par ailleurs, constatation plus générale, ce
dont j’ai peur est que ce mouvement spontané devienne une
marque. On a toujours cherché à voir dans les images et les
films tunisiens les perpétuels clichés post-orientalistes. Les
journalistes, les artistes et les commissaires d’expositions
notamment doivent veiller à ce que ce mouvement populaire
ne devienne pas à son tour une marque facilement identi-
fiable, un vecteur de reconnaissance et de marketing. Et phé-
nomène devenu classique, je remarque que si l’on commence
à s’intéresser aux artistes tunisiens et arabes, c’est rarement
pour les bonnes raisons. Il ne suffit pas de faire référence à
la révolution pour devenir artistiquement recevable. Or, j’ai
l’impression que le traitement de la révolution devient parfoisun passe-partout. Je crois que le meilleur service à rendre à
la création arabe, en général, est d’être exigeant avec elle.
B. S. : Est-ce que tu es retourné en Tunisie depuis décembre
2010 ?
I. B. : Oui, plusieurs fois. Mon dernier séjour s’est fait en
janvier 2011, trois ou quatre jours après le départ de Ben
Ali. J’ai atterri dans un pays totalement transformé. C’est
à ce moment-là que l’on a assisté à l’éclosion des ora-
teurs dans l’avenue Bourguiba. N’importe qui s’arrêtait et
prenait la parole. On assistait à des formations de foules
et de manifestations soudaines, improvisées. C’était fou
quand on sait à quel point la parole était contenue durant
ces dernières décennies. Les voix étaient éteintes et les
pensées refoulées. En voyant tous ces orateurs anonymes,
je me souviens avoir beaucoup pensé au travail de Michel
François Speaker’s Corner (2007), où l’on voit des orateurs
anonymes de Hyde Park prononcer des discours sur de
grands blocs de glace placés par l’artiste, jusqu’à dispari-
tion totale du socle. On imagine l’orateur redescendre au
niveau de ceux qui l’écoutent, au rythme de la fonte de la
glace. L’euphorie générale ainsi que l’inflation de mots et
d’images étaient incroyables. Je me disais que faire, que dire
de plus, quelle image prendre dans cette effervescence géné-
rale ? Maintenant, on assiste à la redescente. Le temps de la
réflexion et des délicatesses du dialogue s’ouvre.
Capture d’écran d’Al Jazeera TV par Barbara Sirieix, juin 2011.
DÉCEMBRE 2011
I.B. : Avant de commencer, je voulais dire que c’est une bonne
idée de faire cette discussion en deux temps parce qu’elle
inscrit cette démarche dans une perspective. Je viens de relire
l’entretien de juin et j’ai l’impression que beaucoup de ce qui
s’y est dit reste « d’actualité » comme on dit, même si je ne
saisis vraiment pas bien ce mot. J’y ai retrouvé la question
du geste simple qui m’anime encore mais aussi la sidération
face à ce qui se passe en ce moment, notamment dans cer-
tains pays arabes. Les événements vont vite et j’y reconnais
toujours ce sentiment de myopie éprouvé face à une actualité
impossible à saisir. Et puis, ces sept derniers mois, il y a eu
le projet Working for Change qui a donné le temps de penser
toutes ces questions et nous a permis aussi d’amorcer un
dialogue à travers divers échanges de mails, d’images et de
vidéos.B.S. : Faire suite à ce premier entretien est aussi une manière
de rendre compte du chemin parcouru. Un premier projet de
travail a été amorcé lors de ton séjour à Venise en juin dans
le cadre de Working for Change. Tu as travaillé dans l’espace
avec les matériaux disponibles sur place. Quel a été ton parti
pris dans cette intervention « in situ » improvisée ?
I.B. : Ce que j’ai fait à Venise était de l’ordre de la petite expé-
rience, de l’esquisse rapide et impressionniste. Ces deux
journées passées là-bas, à travailler ont été des moments
de tâtonnement au cours desquels j’ai essayé d’être attentif
à ce qu’il s’y passait à un niveau purement optique et sen-
soriel. En inspectant les lieux, je suis tombé sur un rouleau
de scotch transparent avec lequel j’ai commencé à travailler.
Assez rapidement, j’ai dévidé ce rouleau en plusieurs bandes
dans l’embrasure d’une porte séparant le lieu d’un jardin. Ce
qui n’était au départ que la répétition d’un geste de dévide-
ment s’est petit à petit transformé en une tentative de créer
une sorte de mirage. Si tu te rappelles, nous avions remarqué
qu’en reflétant le jardin et en vibrant au gré du vent, le scotch
provoquait une confusion entre l’espace intérieur et extérieur.
B.S. : Le passage continu de l’obscurité de l’espace à la clarté
et la luxuriance du jardin à l’extérieur provoquait l’apparition
d’images fantômes derrière les paupières. L’idée du mirage
est devenue de plus en plus limpide. Par la suite je n’ai pu
m’empêcher de faire un rapprochement entre cette image
trouble du jardin et l’écran à l’intérieur de l’espace, diffusant
en continu la chaîne de télévision Al Jazeera. La différence
radicale de contenu entre les versions arabe et anglo-saxonne
était frappante dans le contexte des révolutions comme
expression d’une dichotomie idéologique et comme témoi-
gnage d’une impasse de l’objectivité journalistique. Pour
revenir à la myopie, il n’est pas étonnant de se retrouver avec
un problème de focale… On retrouve cette vision brouillée
et déformée, cette difficulté au décryptage en regardant les
vidéos amateurs très pixelisées des manifestations, utilisées
massivement par la chaîne comme sources d’images.
I.B. : Ton rapprochement entre le mirage et les images télé-
visées m’interpelle. Ce qui est sûr, c’est que le mirage ques-
tionne la notion même d’écran. L’écran est par définition
trouble, il est à la fois ce qui « donne à voir » et ce qui aveugle
et « fait écran ».
B.S. : Avant d’arriver à l’expérience du mirage, tu avais l’idée
de travailler avec l’origami capillaire et le papier journal,
projet qui fut repris quelques mois plus tard lors de ton
séjour à Tunis pendant les élections. Il s’est développé avec
l’actualité, en utilisant les journaux édités à ce moment-là.
Tu l’avais laissé de côté en partie parce que tu avais besoin
de clarifier la place que devaient y prendre le texte et l’image.
Comment cela s’est-il résolu pour toi finalement ?
I.B. : Au moment des élections, j’avais proposé à AbdellahKarroum d’envoyer des images depuis Tunis et c’est à cette
occasion que j’ai développé un travail sur les origamis capil-
laires. Je me suis alors mis à manipuler des journaux que
je découpais, enroulais, puis déposais sur un liquide. Au
contact de l’eau, le rouleau s’ouvre lentement donnant ainsi
lieu à une mise en mouvement mécanique élémentaire du
papier, à une métamorphose très simple. Mes essais ont
abouti à une série de vidéos, d’une ou deux minutes cha-
cune, où l’on voit ces petits rouleaux en train de s’ouvrir.
Située à fleur d’eau, la caméra filme la bobine qui se dévide
dans la profondeur, dans notre direction. La prise de vue
est frontale. Dans ces conditions, le contenu du journal
n’est jamais saisi dans sa totalité, on en reste à la courte
vue propre aux images d’actualité qui expirent aussi vite
qu’elles sont apparues, sans qu’on n’ait eu le temps de les
saisir ou de les déchiffrer. Concernant le statut du texte et
de l’image, l’omniprésence de l’écriture m’a posé problème
car je n’avais pas envie de donner à lire ou à comprendre. Le
rapport au signe linguistique et au signifié a été désamorcé
par des partis pris de cadrage et de profondeur de champ
qui rendent tout déchiffrement impossible. L’accent est missur les fibres du papier, les textures et les couleurs, bref, sur
l’écume de ce rouleau qui arrive vers nous. C’est de l’ordre de
l’indice, autrement dit, du fragment ouvert à l’interprétation.
Les « indices d’actualité » inscrits sur le rouleau de journal
ne cessent de fuir. Ce qui m’importe ici, c’est le mouvement,
la cinématique du papier. Ce déroulement devient une sorte
de mini-cinéma, un mécanisme hydraulique de dévoilement
et de recouvrement d’images et d’indices.
B.S. : Cette mécanique rotative de recouvrements s’apparente
aussi à l’apparition du signe dans l’imprimerie et aux rou-
leaux de leurs machines, avec l’idée que dans ce processus il
y a re-production de sens par cette recomposition en indice.
Quels statuts ont l’indice et l’actualité dans ces « indices
Page précédente:
Ismaïl Bahri, Film, film stills, 2011
Courtesy de l’artiste
& Galerie Les Filles du Calvaire, Paris
Barbara SirieixBarbara Sirieix Waiting for Change?Waiting for Change?
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d’actualité » ?
I.B. : L’utilisation des journaux est la seule référence au
contexte des élections car pour la plupart des vidéos, j’ai uti-
lisé des quotidiens parus à ces dates-là. Mais je me suis servi
de ces éléments d’actualité comme de matériaux à mani-
puler, de la même façon que se transforme n’importe quelle
autre matière. À force d’altérations, ces éléments finissent
par s’autonomiser et par se libérer de leur contexte d’origine.
Je ne m’y connais pas en sémiotique, mais je préfère parler
d’indices que de symboles parce que l’indice active un poten-
tiel. Il renvoie vers un événement hypothétique, et implique
une mise à distance. Dire « indice d’actualité », c’est évacuer
la référence trop immédiate à un fait ou à une actualité pré-
cise. Les images que je travaille sont souvent montrées dans
leur dynamique d’apparition parce que je me sens moins à
l’aise avec les images qui font état de quelque chose, qui
rapportent un fait. Recourir au mouvement est une façon dedéjouer l’autorité d’une telle image. En plus, ce qui m’inté-
resse dans l’apparition est qu’elle introduit toujours une mise
à distance, un temps de latence ou de mise en retard qui
désamorce tout contact immédiat à l’image.
B.S. : Les travaux sur le mirage, l’origami capillaire et
Orientations engagent le mouvement et jouent sur une alté-
ration de la visibilité ou des signes visuels afin de permettre
la vision. Tous ces travaux sont des expérimentations qui ont
lieu dans un contexte, elles sont donc liées à des « histoires ».
Quel rôle jouent pour toi ces histoires ?
I.B. : Oui, le plus souvent, tous ces travaux, toutes ces mani-
pulations, s’inscrivent dans un contexte particulier, que ce
soit celui d’un espace particulier ou d’une actualité, comme
on vient de le voir. Et comme tu le dis, c’est souvent ce
contexte qui active un geste à explorer. Ça peut être celui
d’enrouler des journaux pour observer leur déroulement,
ou comme il y a quelques jours, de l’observation, dans le
contexte d’un déménagement, du dévidement extrêmement
lent d’un rouleau de scotch suspendu dans le vide. Toutes
ces activités sont donc porteuses d’une « histoire », mais
cette « histoire » est parfois reléguée au rang d’anecdote
parce qu’elle ne reste souvent pas dans ce qui peut être pré-
senté au final. À l’exception d’Orientations , qui intègre dans
le dispositif le contexte spatio-temporel de sa création, c’est
souvent le geste simplifié qui survit, au détriment du reste.
Je privilégie alors le phénomène à l’histoire.
B.S. : Au-delà du désamorçage de la fonction du journal, il y a
traitement de l’information. Les « indices d’actualité », parce
qu’ils sont envisagés comme des potentiels et non comme
des données, échappent à la nature éphémère de l’actualité
et ont plutôt à faire avec l’histoire. Les indices me font penser
aux fleurs de l’histoire de Walter Benjamin : « Telles les fleurs
se tournant vers le soleil, les choses révolues se tournent,
mues par cet autre soleil qui est en train de surgir à l’horizon
historique. Rien de moins ostensible que ce changement.
Mais rien de plus important non plus. »3
3 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Écrits français, Paris,
Gallimard, 1991, p. 435.
Barbara SirieixWaiting for Change?
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Pré et protohistoire
« horizons denaturés »ré-alignement du Maroc/Algérie/Libye,lignes frontières des pays par 4 en section croisée.(ardoises gravées au diamant), 2012.
Seamus Farrell
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Natalia ValenciaUltramar
précisément, dépaysé *. Ou dépaysé * une fois de retour dans
sa terre natale après des années passées en métropole.
Dépaysement dans nos propres pays*. D’un point de vue stric-
tement géographique, tout ce qui est au-delà des eaux ter-
ritoriales des DROM-COM représente l’outre-mer pour les
habitants ; c’est leur métropole qui se situe outre-mer.
Drapeaux changeants
Carolina Caycedo, “Cayenne”, impression numérique, 2011.
En 1917, un navire de la marine américaine porte secours à
quinze femmes et enfants sur l’atoll de Clipperton, situé dans
l’océan Pacifique au large de la côte mexicaine, et également
connu sous le nom d’île de la Passion. Trois ans plus tôt,
le gouvernement mexicain les y a envoyés dans l’espoir de
s’approprier l’île. Mais en raison de l’agitation politique et
économique provoquée par la révolution mexicaine sur le
continent, leur pays a fini par les y abandonner à leur propre
sort en un dépaysement total. Au moment de leur sauvetage,
une nouvelle constitution a été mise en place au Mexique et
tous se retrouvent en un sens à vivre dans un espace atem-
porel, un espace géopolitique incertain, avec un sentiment de
citoyenneté flou. L’île est officiellement déclarée DOM-TOM
(rebaptisés par la suite DROM-COM) français en 1931. L’île
de Clipperton possède un code postal officiel, mais reste
inhabitée depuis la Seconde Guerre mondiale.
Antiterra« The image, the imagined, the imaginary - these are all
terms that direct us to something critical and new in global
cultural processes: the imagination as a social practice. No
longer mere fantasy (opium for the masses whose real work
is somewhere else), no longer simple escape (from a world
defined principally by more concrete purposes and struc-
tures), no longer elite pastime (thus not relevant to the lives
of ordinary people), and no longer mere contemplation (irre-
levant for new forms of desire and subjectivity), the imagina-
tion has become an organized field of social practices, a form
of work (in the sense of both labor and culturally organized
practice), and a form of negotiation between sites of agency
(individuals) and globally defined fields of possibility. This
unleashing of the imagination links the play of pastiche (in
some settings) to the terror and coercion of states and their
competitors. The imagination is now central to all forms of
agency, is itself a social fact, and is the key component of the
new global order. »5
Comment « l’absence de continuité territoriale » se résout-elle
dans l’esprit d’un natif d’outre-mer ? Les habitants de la métro-
pole ne devraient-ils pas à leur tour se plier à cette question –
transposée peut-être pour eux en « extension de la continuité
territoriale » ? La condition de dislocation territoriale existe
aussi dans leurs esprits. Un autre problème réside dans le
fait de considérer que la seule continuité à se trouver brisée
(ou étendue) soit de nature territoriale. Cela nous renvoie à
des divergences de vision des réalités migratoires. Qu’est-ce
qui peut maintenir un sentiment d’appartenance à la sym-
bolique changeante d’un territoire national, dans lequel les
réalités temporelles se mêlent, tandis que la route s’allonge
sous nos pieds, devant notre wagon ou notre voiture ? L’étatde dépaysement* et ses diverses répercussions se vivent dans
l’imaginaire et ne se résoudront sans doute que là.
Dans son dernier et inépuisable roman, Ada o u l’Ar deur
(1969), Vladimir Nabokov résout la rupture territoriale entre
anciens colonisateurs et anciennes colonies en une unique
carte du monde, Antiterra, où les territoires actuels du
Canada et du nord des États-Unis forment les pays de Canady
et d’Estotiland. Découverts par des navigateurs africains, le
climat y est subtropical et la langue nationale russe. Dans
ce roman, les personnages d’Ada et de Van, élevés comme
des cousins dans la région hybride de Ladore, auront beau
découvrir qu’ils sont en fait frère et sœur, ils n’en tomberont
pas moins amoureux.
Carolina Caycedo, “Kanakfloat”, impression numérique, carolina caycedo 2011.
Références
Appadurai Arjun, Après le colonialisme, Les conséquences culturelles de la globalisa-
tion, 1995, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2005
Grosfoguel, Ramon, « A Decolonial Approach to Political-Economy,
Transmodernity, Border Thinking and Global Coloniality », in Kult 6, Numéro spé-
cial « Epistemologies of Transformation, The Latin American Decolonial Option
and its Ramifications », Automne 2009, ministère de la Culture et de l’Identité,
Roskilde University, Danemark
Nabokov, Vladimir, Ada ou l’Ardeur, Chronique familiale,1969, Paris, Folio Poche,
2009
5 Arjun Appadurai, Après le colonialisme, Les conséquences culturelles de la
globalisation,1995, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2005.
Dépaysement 1
Il émane de la notion d’outre-mer une sensation d’anachro-
nisme. Espaces maritimes et étendues aquatiques jalonnent
la distance géographique qui sépare la France continen-
tale (ou métropole) de ses DROM-COM (Départements et
régions d’outre-mer – Collectivités d’outre-mer) éparpillés
dans le monde. Socialement, l’imagerie convoquée par leterme d’outre-mer confère un éloignement commode à ces
régions (quand l’on considère, par exemple, que ces terri-
toires ont été le décor à la fois des essais nucléaires et des
colonies pénitentiaires), évoque un exotisme las, à l’image de
la condition actuelle de colonialité2 que l’on y vit. Les notions
d’éloignement et d’inconnu qui y sont liées peuvent aussi
être source d’inspiration. Ce qu’il y a outre-mer est différent,
mais égal ; étrange, et exploitable. C’est un lointain que l’on
peut rapprocher quand nécessaire, mais c’est aussi un f an-
tasme négligeable.
Les maisons de ceux qui habitent les terres des DROM-COM
semblent exister quelque part entre les considérations pré-
cédentes, les espaces maritimes, le continent, les traditions
culturelles hybrides et le véhicule transnational d’identification
qu’est l’Internet. Lorsque l’on tente de coiffer l’hétérogénéité
de la population d’outre-mer d’un concept unique, on trouve la
construction permanente d’une idée plurielle et changeante de
la nation, définie comme rencontre de particularités en mou-
vement, sans cesse projetées en cartographies subjectives.
Domesticité transitoireDans « Foyer d’outre-mer » (titre provisoire), Carolina
Caycedo poursuit une recherche qui interroge les hypothèses
curatoriales emblématiques d’intense proximité, envisagée
comme condition éprouvée dans le paysage politique fran-
çais actuel, où la notion d’espace national excède les limites
1 En français dans le texte
2 « La «colonialité du pouvoir» renvoie au processus de structuration
central au fonctionnement du monde moderne/colonial, qui articule les lieux
périphériques de la division internationale du travail à la hiérarchie raciale/
ethnique mondiale et à l’inscription des migrants du Tiers-Monde dans la
hiérarchie raciale/ethnique des villes globales métropolitaines. » Grosfoguel,
Ramon, « A Decolonial Approach to Political-Economy, Transmodernity, Border
Thinking and Global Coloniality », in Kult 6, Numéro spécial « Epistemologies of
Transformation, The Latin American Decolonial Option and its Ramifications »,
Automne 2009, ministère de la Culture et de l’Identité, Roskilde University,
Danemark.
géographiques et les questions d’identité 3. Caycedo suit le
parcours de résidents d’outre-mer en partant de structures
observables de la colonialité et en interrogeant leurs consé-
quences à partir de points de vue intimes et de récits per-
sonnels. Elle étudie la « reproduction de l’univers », implicite
dans les pratiques domestiques.
L’existence à Paris d’institutions comme le Centre municipald’accueil et d’information pour les Territoires d’outre-mer –
dont la fonction est, entre autres, d’orienter les originaires
afin de « compenser l’absence de continuité territoriale » 4
– est la preuve de la difficulté de la société contemporaine
française à se confronter à la persistance de la colonialité.
Ces conflits marquent le désir d’un fantasme de patrie, où les
citoyens sont égaux, mais divers, et où leur capacité à exercer
leur citoyenneté doit idéalement s’adapter à chaque espace
géopolitique au sein de l’espace national. Dans ce travail,
Caycedo aborde, du point de vue de la créativité, les fluctua-
tions de la force du sentiment d’appartenance que confèrent
la géographie et la citoyenneté, en utilisant la subjectivité
comme cadre du remodelage permanent de ces perceptions.
Îles transitoiresSur une planète technologiquement de plus en plus réfé-
rencée, à quelle distance l’outre-mer se situe-t-elle ? Quand
le commerce ne dépend plus exclusivement des distances
physiques, est-il même pertinent de continuer à utiliser les
termes d’outre-mer et de métropole ? Quelles sont les impli-
cations politiques de ces représentations langagières ? Dans
mon esprit, l’idée de maisons d’outre-mer présentées dans
l’immédiateté du web par l’intermédiaire des réseaux sociaux
et restant malgré tout géographiquement situées... outre-
mer, justement, illustre cette dissociation.
Quels imaginaires un natif de Martinique, un natif de
Nouvelle-Calédonie et un scientifique résidant temporaire-
ment dans les Terres australes antarctiques françaises par-
tagent-ils ? Une fois en métropole , dans sa patrie élargie,
un natif d’outre-mer pourra se sentir désorienté ou, plus
3 La Triennale 2012. Directeur artistique, Okui Enwezor ; commissaires
associés, Mélanie Boutelop, Abdellah Karroum, Émilie Renard, Claire Staebler.
Voir www.latriennale.org
4 Voir www.paris.fr/politiques/citoyennete/delegation-generale-a-l-outre-mer/
centre-municipal-d-accueil-et-d-information-dom-tom/rub_6896_stand_19529_
port_15721
Natalia Valencia
UltramarCarolina Caycedo
7/21/2019 Le Journal de La Triennale 3 Parlermonde Abdellahkarroum 1
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Un essai spéculatifd’Olivier (Moana Paul) Marboeuf
avec Richard Price, Edouard Glissant, MarieVoignier, un vieux Saramaka, un gro upe de mu-sique folklorique francophone, Vincent Mees-
sen, le braconnier Fanon, les esclaves affran-chis Malcom et Marius, Félicien Marboeuf, lesartistes Bouts et Roeskens et d’autres qui appa-raissent sous les traits de fantômes ou commedes voix qui n’appartiennent à aucun corps.
« (…) Bien que le voyage fût organisé de la meilleure des
manières, je passais une nuit épouvantable. Ne parvenant tout
d’abord à trouver le sommeil dans le roulis incessant de notre
véhicule, les rêves les plus obscurs vinrent bientôt à m’envahir.
Ma mère devenait folle et définitivement silencieuse alors que
mon père ne parvenait à guérir d’une étrange maladie qu’il avait
contractée lors de notre séjour outre-mer. Pris d’une violente
crise, il venait frapper en pleine nuit à la porte de ma chambre.
Totalement nu et couvert de sueur, il m’annonçait alors que je
n’étais qu’un bâtard, un métis qu’il avait dû reconnaître à la hâte
pour éviter le scandale de l’adultère. Le plus étonnant est que
la nouvelle me soulagea. Voilà l’étrange fantaisie d’un rêve que
je ne voulais manquer de partager avec vou s, sachant combien
l’imaginaire bouscule parfois avec fracas l’ordre mondain que
nous fuyons tous deux.»
Extrait d’une lettre de Félicien Marboeuf à Marcel Proust, mai 1898.
Résumé :Au moment de partir à la conquête des Nouveaux Mondes,
le narrateur, apprend qu’il n’est plus de monde inconnu.
Alors qu’il est prêt à renoncer à une expédition sans avenir,
il découvre qu’il a un nom secret et emprunte par là les
chemins de la magie. Passant de corps en corps sous le
patronyme d’Océan, il erre dans les marais de l’Histoire àla recherche des départements d’Outre-Tombe, îles perdues
de la Caraïbe. Là, il interroge les morts sur leur science des
voyages et leur subtilise des ouvrages anciens de navigation.
Convaincu qu’il a retrouvé le chemin de sa terre natale, il
s’applique à tracer une nouvelle route maritime. Mais ce qu’il
prend pour une carte des racines s’avère être l’album infini
des sources et le voilà bien incapable de trouver un ordre aux
épisodes erratiques de son aventure. Ne sachant où aller, il
regagne à pied la forêt où il avait laissé le braconnier Fanon et
les anciens esclaves Malcom et Marius en grande discussion.
Mais il ne trouve plus trace de ses compagnons. En déses-
poir de cause, il tente une dernière transformation. Sur les
conseils d’un vieux Saramaka, il jette son nom magique dans
l’eau brûlante d’un cou’bouillon. On l’appellera dorénavant
Autochtone.
Chapitre ILe Journal du narrateur
Voilà comment le narrateur consigne dans son journal ses
sentiments troublés aux premiers jours de son aventure :
Il faut bien reconnaître qu’une activité rigoureuse de commissaire
d’exposition ne saurait se passer aujourd’hui, outre de solides
études universitaires, si possible en langue anglaise, d’une cer-
taine mise à distance de pratiques relatives à la magie, à l’envoû-
tement, à la possession, à la télépathie, à la transformation, à
la lévitation, au maraboutage... Mais avouons aussi qu’il est des
territoires terriblement compliqués à explorer avec les maigres
outils qui nous sont alors autorisés. Point de livre ou de thèse
universitaire sur l’art secret des marécages. Car certains territoires
ne nous deviennent intelligibles qu’à la condition d’y engager
notre corps tout entier. Ils ne supportent guère une quelconque
mise à distance, un regard frigide qui les condamnerait à n’être
que des natures mortes, des paysages inconsistants, peuplés
Olivier (Moana Paul) Marboeuf
Voyages au pays du retour
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répond pas, absorbé qu’il est par la recherche de quelques
patates douces que l’on trouve en quantité de ce côté de l’île.
Fanon jette bientôt dans l’eau du cou’bouillon tout ce qu’il
a trouvé sur son chemin : des épices, de la roussette, des
produits venus de pays lointains dont certains probablement
vénéneux, et enfin, la fameuse psychanalyse qui tourne len-
tement dans une sauce brune au rythme de la cuillère agile
du cuisinier.
Aux côtés de ce chef silencieux, Océan apprend l’art de bra-
conner et d’accommoder les mets. Cela dure des semaines,
peut-être des mois. Il n’a plus de notion du temps. Les deux
hommes traversent d’immenses forêts, des paysages acci-
dentés, des vallées luxuriantes, marchent à l’abri des regards,
toujours à distance des villes. Océan invente à présent ses
propres recettes, chasse à l’affût, cueille et grappille.
Un soir, alors qu’ils traversent un hameau minuscule peuplé
de marrons, ils font la rencontre de Malcom, un Noir à la
peau claire qui a renoncé à une vie dissolue pour s’adonnerà des pratiques pieuses. Malcom explique à Océan qu’il n’a
plus de nom et arbore fièrement le X comme unique état
civil. Océan lui raconte sa rencontre avec l’esclave affranchi
Marius, et comment celui-ci lui expliqua la possession des
noms. D’après Marius, les colons avaient déposé leurs noms
partout pour prendre possession des objets, des rues, des
façades et recouvrir jusqu’au patronyme même des esclaves.
Malcom le coupe : « C’est bien pour cela qu’il faut se débar-
rasser de ces marques, les rayer d’une croix, d’un X. – Attends
un peu que j’en finisse avec l’histoire de Marius », dit alors
Océan. « Selon lui, le nom est partout, à vue, comme un fruit
mûr tombé de l’arbre, il suffit de le ramasser. Avec le nom, on
entre à notre tour en possession de celui qui a eu l’imprudence
de l’exposer au regard de tous. » « Il faut braconner et cuisiner
les noms», conclut gaiement Océan. Fanon, qui se tient à
distance, acquiesce d’un mouvement du front aux paroles
de son jeune disciple sans quitter un instant des yeux le
masque qu’il taille en silence depuis de longs jours. Océan
ventriloque Marius : « Le nom que nous a laissé le colon est un
passage, une clef. C’est par cet orifice que nous allons entrer en
lui, faire notre retour dans sa pensée, le hanter. Ce nom est untrésor. À la place de tous ces X, il faut apposer le mot ‘Trésor’.
À partir d’aujourd’hui c’est ainsi que je veux que l’on m’appelle :
Marius Trésor. »
Voici ce que Malcom apprit ce soir-là d’Océan qui l’avait lui-
même appris de Marius. On ne sait ce que chacun fit de
cette histoire étonnante, si elle traversa le temps ou fut à
jamais oubliée.
La compagnie
Avertissement : Dans Deuxième Vie, un texte écrit à la demande
par Vincent Meessen, en écho à son exposition My last Life,
on trouve d’autres traces de l’aventure du narrateur en pays
magique. Il n’est pas impossible qu’il rapportât le récit de ce
même voyage chaotique vers la Caraïbe même si cela reste pour
le moment une pure spéculation. D’autres experts affirment qu’il
s’agit plutôt d’un épisode relaté par l’un des spectateurs d’une
séance d’envoûtement. Nous choisissons ici de le reproduire à
dessein à la suite de l’épisode des braconniers.
Un quatuor de musique populaire dérive sur un catamaran
au milieu de l’océan Atlantique. L’intrigue se déroule vers la
fin du XXe siècle, au cœur de la maladie d’un roi - François
Mitterrand. Le bateau part bien trop tard dans l’histoire de
l’Occident pour promettre la conquête d’un quelconque
Nouveau Monde. L’histoire dit qu’il part sans la bénédic-
tion d’aucune course et sans ordre de mission. Loin dessilhouettes immenses des caravelles, c’est bien l’ombre
portée du Manureva qui plombe les expéditions maritimes
d’une décennie d’exil fiscal. Aussi flamboyantes soient-elles,
ces années 80 annoncent la chute imminente d’un règne.
Ça sent la fin de l’Europe. On ne s’en va plus en mer à la
recherche de fabuleux trésors mais bien pour les soustraire
à l’impôt national. Même si ce n’est pas le cas dans cet
exemple précis. L’histoire telle qu’elle nous est contée par
le narrateur qui porte le nom d’Océan laisse à penser qu’il
s’agit avant tout d’un voyage initiatique. Et même peut-être
d’un voyage de retour en forme de dérive. Sur le pont en
fibre de carbone dorment ainsi trois hommes et une femme,
tous noirs, habillés dans des tenues de flibustiers - du moins
dans l’idée lointaine qu’on se fait alors de la piraterie. Dans
les nombreuses malles qu’ils transportent, on trouve, en
vrac et en lycra, des vêtements de Superman, Spiderman,
Casanova et Bécassine. Tout laisse à penser que ces quatre-
là pratiquent un art du déguisement sophistiqué qui ne peut
laisser insensibles les plus hauts niveaux de l’État à l’heure
où l’on a relâché, pour des raisons inexplicables, l’étreinte
sur nos lointaines contrées ultra-marines. Avec les consé-quences que l’on sait. L’histoire raconte d’ailleurs les liens
que les quatre musiciens entretiennent avec les forcenés de
la grotte d’Ouvéa - en Nouvelle Calédonie - qui fait l’actualité
en cette année 1988. On déchiffre au cours du voyage – dont
on ignore la durée – le sens caché de chansons populaires
qui ont fait danser la France entière et le reste du monde éga-
lement. Comment expliquer que la musique francophone la
plus populaire de tous les temps fût en même temps celle qui
porta en son sein – et en secret – les voix de la révolte ? C’est
ce que l’histoire ne nous dit pas vraiment. La part laissée
peut-être à dessein dans l’ombre par ce M. Océan n’est pas
le moindre des mystères. Lorsqu’il nous cite enfin sur le
ton de la confidence des passages originaux des chansons
d’êtres sans saveur, de fétiches sans charge, de ceux que l’on
collectionne encore à certains endroits du monde sous le titre
d’objets d’art. Mais j’ai bien l’impression que la nature même
de cet engagement a sensiblement changé à mesure que les
conquêtes des terres inconnues sont devenues exhaustives. Y
a-t-il encore même un quelconque lieu qui puisse décemment
postuler au titre de terre vierge ? Aux anciennes fantaisies des
cartes du monde connu, quelqu’un a substitué une application
informatique du monde visible – que les Anglo-Saxons nomment
« Google Earth » – et que nous serions tentés d’appeler dans
notre langue « la carte mathématique de la Terre vue par des
yeux de satellites ». Rien ne semble pouvoir échapper à cet atlas
algorithmique. Est-ce là la dernière pierre du projet rationnel ?
Indexer la connaissance au régime du visible ? À quoi bon voyager
alors s’il ne s’agit plus alors que d’aller vérifier des images ? Les
îles dont on m’a parlé doivent être à portée de quelques mots-
clefs, des points dans l’océan qu’il me suffira d’agrandir sur mon
écran. Jusqu’à bientôt apercevoir des êtres et leur visage. Et à yreconnaître le mien.
Quelque temps plus tard, il est cependant saisi par le doute :
Ai vu ce soir le film de Marie Voignier, « L’Hypothèse du Mokélé-
Mbembé ». Étrange remarque de Michel Ballot qui m’a accom-
pagné toute la soirée. Eclair de clairvoyance au milieu d’un
voyage dans la plus obscure des obsessions. « Tu penses que je
dois me blinder si je veux voir le Mokélé-Mbembé » demande-t-il
innocemment à un autochtone. Désespéré de ne jamais aperce-
voir la créature mythique, voici que l’explorateur amateur ima-
gine changer de méthode et plus précisément de véhicule, de
forme, de corps. Il pense à devenir la forêt, la rivière, la pluie et
le banc de sable. À être à l’intérieur de ce qu’il cherche. L’objectif
n’est plus la créature mais un nouveau régime sensible.Voilà une
sacrée découverte !
Alors que Ballot court les forê ts et les fleu ves à la recherch e de
l’invisible, les habitants de la brousse ne cessent de lui dire que
tout est là et toujours là. Quand il les interroge sur le panthéon
de dieux anciens qui ont précédé le catholicisme colonial, ces
dieux « locaux» qu’il imagine naturellement en osmose avecleur écosystème, ils ne peuvent que lui rappeler combien ce
sont toujours des hommes qui fabriquent ces figures cousines
les unes des autres. Kumba, le premier dieu, n’est-il pas le père
de Jésus-Christ ?
Ce qui se traduit quelques jours plus tard par deux notes étranges,
les dernières du narrateur dans son journal avant des change-
ments radicaux dont nous ne savons que peu de choses :
Enfant j’étais sujet au somnambulisme. On me retrouvait régu-
lièrement en train de marcher dans la maison comme un zombie
en pyjama. Cette habitude m’a lentement quitté, à mesure que
j’abandonnais toute pratique magique et rite sauvage – dont le
football – pour organiser ma vie selon les standards occidentaux
– études, travail, emprunts, décès. Marcher au milieu des songes
est pourtant le meilleur moyen de trouver le chemin du retour.
S’il s’agit de s’intéresser au voyage, je choisis volontiers de me
consacrer au retour, au retour au pays, au retour du pays.
Dans la banlieue parisienne qui est mon Heimat, on nous a long-
temps demandé indistinctement de retourner dans notre pays.
Certains même nous ont promis des bateaux qui traverseraient la
Méditerranée, jamais l’Atlantique. Et puis ce sont finalement nos
pays qui ont fait leur retour. Sur les maillots de football d’abord
puis dans la langue et parfois même sous la forme d’un catalogue
de prières. Des pays réinventés, des mythes bricolés, flamboyants
et douloureux, car chacun savait que revenir vers des pays dont
nous ignorions presque tout était une chose impossible. Pour
les Domiens, il n’y avait pas de pays. Nous nous sommes alors
contentés de noms. Le nom est l’orifice par lequel nous entrons
en possession des êtres et des choses (...)
Au moment de m’attaquer à ce voyage de ret our, d’approcher
les rivages de ce Nouveau Monde hypothétique dont j’ai fait une
obsédante question – et accessoirement le sujet d’une exposition
-, je ne peux faire l’économie de quelques détours par la magie. Il
faut considérer ces détours comme des moyens de transport, tout
au plus. Ne pas en faire une règle, encore moins une religion.
J’effectue actuelle ment qu elques t rafics su r mon nom. J’en ai
retiré la gangue, mis la charge à nu. Qu’on m’appelle Moana ;
l’océan, l’horizon. Qu’on m’autorise une forme d’utopie où le sol
dans lequel nous sommes plantés serait toujours en mouvement,
le mythe des racines balayé par celui des sources. Qu’on m’ac-
corde une médecine îlienne contre la maladie des continents.
Agrippé aux troncs pourris que charrie le fleuve empoisonné de
l’Histoire, me voilà parti pour un voyage sous le règne du chaos.
Chapitre IIFragments du voyage : mythes oraux
et histoires rapportées de l’Outre-Mer
Braconnage et cou’bouillon
Sur une île volcanique, Océan rencontre un braconnier
nommé Fanon. Métis au port altier, il tient à sa ceinture
nombre de trophées luisants, dont la psychanalyse de Freud.
Océan reste fasciné par cette prise qu’il n’avait jamais vue
d’aussi près. La voir ainsi pendue à la taille d’un jeune Noir
indolent si loin du continent européen - où elle reste une
parure à la mode dans la haute société – ne laisse de le trou-
bler, lui qui croyait ne trouver ici que fruits exotiques et bêtes
inconnues.
Il interroge ledit Fanon qui s’active à ramasser des branches
pour allumer un feu sous sa marmite de fortune. L’autre ne
Voyages au pays du retourVoyages au pays du retour Olivier (Moana Paul) Marboeuf Olivier (Moana Paul) Marboeuf
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Richard Price sera l’un des plus remarquables ambassadeurs de
ce peuple, de la richesse de ses rites et de sa langue. Longtemps
délaissée, la forêt devient progressivement un enjeu pour la jeune
république du Surinam – indépendante depuis 1975 mais rapi-
dement traversée par une guerre civile sanglante qui opposera
le gouvernement militaire aux peuples marrons. Menacés, les
Saramaka déposent dès le milieu des années 90 une plainte
devant la Cour interaméricaine des Droits de l’homme pour pro-
téger leur terre. En novembre 2007, la Cour leur donne raison
devant l’État du Surinam. Ils obtiennent des droits collectifs sur
un territoire où leur ancêtres vivaient depuis le XVIIIe siècle –
ce qui établit un précédent pour tous les Marrons et peuples
indigènes d’Amérique. À cela s’ajoute leur droit de regard sur le
niveau d’exploitation des ressources naturelles de leur périmètre
de vie – or, bois - et des dédommagements pour les dégâts causés
par des entreprises chinoises d’exploitation forestière.
Nous passons rapidement sur les détails de cette histoire que
Richard Price raconte avec talent dans un ouvrage à paraîtreen cette année 2012. Ce qui nous semble remarquable et qui
est sans aucun doute la raison de la présence d’Océan si loin de
la côte, est une histoire de carte. Pour obtenir leurs droits, les
Saramakas doivent produire devant la Cour une carte de leur
pays, objet inédit pour une culture essentiellement orale. C’est au
croisement de plusieurs savoirs qu’elle va se dessiner. Elle associe
l’histoire orale du peuple saramaka – ses lieux de bataille contre
les colons, notamment – à la distribution spatiale de ses pra-
tiques de vie – pêche, agriculture, fabrique de canots... Mais c’est
grâce à l’apport de la photographie aérienne et du GPS que cette
carte si particulière est enfin tracée. Une carte des usages - où
les Saramaka n’indiquent volontairement pas les lieux de rites
– qui offre à ces esclaves fugitifs le statut de peuple autochtone.
Conclusion singulière de multiples voyages sans retour. Les voilà
peuple local.
On dit qu’Océan aurait renoncé au retour en entendant cette
histoire étonnante. On dit qu’il voulut sans délai devenir autoch-
tone mais qu’il garda son nom secret caché quelque part dans sa
mémoire pour, au besoin, reprendre la fuite vers un autre monde.
Voici l’anecdote que consigne le narrateur des années aupara-vant dans son journal à propos d’une autre histoire de carte :
Ai reçu ce jour deu x jeunes artistes qu i souhaitent faire un film
en Seine-Saint-Denis, Bouts et Roeskens. Difficile d’appréhender
pour eux un territoire si complexe qu’ils ne connaissent que par
son mythe.
La densité urbaine atteint ici quelques records. Ils m’avouent
d’ailleurs sans détour avoir dû affronter une forme inédite de
désert, un désert plein. Ils semblent avoir consacré l’essentiel de
leurs repérages à l’errance et à la recherche de passages secrets.
Des lieux sont manifestement présents à plusieurs endroits, des
espaces s’allongent, rétrécissent ou même disparaissent tout bon-
nement. Les voilà tous deux perplexes et excités à la fois devant
tant d’insondables mystères. Les grues qui s’activent depuis
quelques temps à déplacer les paysages ne font qu’ajouter encore
un peu plus de confusion à cette affaire.
Au terme de notre rencontre, ils m’exposent u ne stratégie inat-
tendue. Ils imaginent tracer un itinéraire grâce aux chants des
habitants, trouver leur route à la manière des aborigènes aus-
traliens qui chantent les pistes. Abandonner sans plus attendre,
aux premiers jours d’un nouveau siècle, les cartes IGN, les GPS
et autres Smart Phone pour en appeler à la cultu re orale. À mon
tour, je me trouve troublé par cet étrange transport d’une loin-
taine magie. Est-ce là la nouvelle nature du voyage ?
telles qu’elles avaient été entendues dans la bouche même
des mutins d’Ouvéa, il ne fait aucun doute que nous avons
affaire à une forme de versets sataniques indépendantistes
pour clavier et guitare basse. Océan qui a un don manifeste
pour le théâtre grotesque, entonne alors un Bal masqué qui
nous glace le sang et laisse l’assemblée pétrifiée dans le
silence. Au fil de son récit, le voilà qui fait appel à des effets
de magie, des interventions occultes, sans que personne ne
semble s’en émouvoir. L’audience est entrée dans une forme
de possession. Ainsi nul ne demande à savoir comment une
lettre de menace de Charles Pasqua a pu parvenir entre les
mains des quatre fugitifs, en pleine mer. Elle leur apprend
dans un style télégraphique qu’ils sont les derniers après
que ceux d’Ouvéa eurent rendu leur dernier souffle sous les
balles d’un commando français. À cet instant qui touche au
tragique, personne ne cherche non plus à comprendre par
quel moyen inconnu un catamaran peut-il filer droit vers
la Caraïbe alors qu’aucun des passagers ne sait naviguer,malgré l’artifice rapidement démasqué de leur tenue mari-
time d’un autre temps. Toujours est-il que l’aventure file bon
train en compagnie de tout un panthéon d’esprits farceurs et
terroristes. Nos quatre musiciens – qui dissimulent depuis
toujours leurs noms sous une appellation collective, ce qui
pour certains constituent la preuve de leur proximité avec les
thèses anarchistes - fuient donc leur pays comme les mar-
rons, à l’époque, les plantations de cannes à sucre. Mais ils
ne gagnent pas cette fois-ci l’intérieur des terres, ils fuient
en bateau. C’est un voyage de retour sans carte comme nous
l’apprend Océan. Leur aventure se poursuit bientôt sur une
côte étrangère où ils accostent par miracle et accident. Mais
ceci est une autre histoire. La veille, endormi au milieu de
l’océan, épuisé, l’un d’eux fait un rêve terrifiant. Il rêve qu’ils
ne sont pas français, qu’ils sont un peuple inventé, des créa-
tures créées de toutes pièces, transportées d’un continent
à l’autre, puis mélangées avec du sang espagnol, français,
indien, hollandais... Une forme d’expérience ultime de la
modernité. Son récit provoque, comme à chaque fois, l’hila-
rité de ses compagnons. Mais il prend cependant l’affaire au
sérieux. C’est un rêve récurrent qu’il fait depuis de longuesannées au cours des interminables tournées du groupe sur
les routes de France. Mais il n’a jamais été aussi effrayant que
cette fois-ci. Nous apprenons de la bouche d’Océan qu’il s’est
déjà plongé par le passé dans une science personnelle d’in-
terprétation des rêves. Il se pense envoûté, possédé par une
force dont il ignore l’origine. Sur son épaule, à tout moment
du jour et de la nuit, il porte un gri-gri dissimulé sous un
perroquet en plastique. Océan explique comment, au terme
d’une séance d’auto-hypnose, le musicien dit s’être revu dans
le bureau d’André Fabius, grand antiquaire parisien, père
d’un homme politique proche de Mitterrand. Là il se rap-
pelle maintenant avoir exécuté une danse grotesque avec un
masque guèlèdè du Bénin sur le visage dans le but de faire
rire l’un de ses compagnons, venu comme lui recevoir une
médaille de la main du ministre. Il se rappelle maintenant
douloureusement de cette danse de sauvage improvisée dans
un salon parisien. Il voudrait qu’elle n’ait jamais existé.
Nouvelles cartes des pays
Avertissement : Nous reproduisons ici partiellement l’un des épi-
sodes les plus connus du voyage d’Océan qui existe selon diffé-
rentes variations dans de nombreux récits mythiques de Guyane.
Nous le prolongeons par un extrait du journal du narrateur qui se
rapporte à un sujet voisin. Même si le contexte est fort différent,
il nous paraît pertinent de noter le mouvement complexe dans la
science des cartes dont témoignent ces deux événements.
Océan a laissé Fanon derrière lui. Le chef, jadis volontiers
loquace, s’est retiré dans le silence. Il ne cuisine plus. Il construit
maintenant des pirogues et rêve de rejoindre la terre d’Algérie.
De Marius et Malcom, nous ne savons que peu de choses.Nombreuses sont les fables qui attribuent à des personnages
voisins, parfois homonymes, des aventures extraordinaires en
Europe et dans les Amériques. On perd également de vue la
vie d’Océan pendant de longues années. On le dit étudiant des
cartes, méditant, construisant à son tour un voilier pour traverser
la mer. Là c’est un paysan qui affirme l’avoir aperçu buvant de
l’alcool de palme. Ici un villageois l’aurait vu manger des lianes et
des fleurs de peyotl. Pour tous, il erre au pays des morts. Plusieurs
témoins rapportent qu’il donnait des récitals improvisés, nu dans
la brousse. Il chantait alors des poèmes terrifiants dans u n créole
jusqu’alors inconnu ; spectacle gratuit qu’il accompagnait de pro-
jections de films d’explorations anonymes en 16 mm. Plusieurs
collections privées auraient ainsi porté plainte pour cette spolia-
tion fantasque. Certains enfin sont sûrs de l’avoir connu trafi-
quant de noms aux confins de la jungle. Chacun a son histoire,
sa version des faits. C’est parmi les Saramaka, un peuple marron
du Surinam, qu’il refait surface définitivement. Quinze années se
sont écoulées mais c’est bien lui que l’on devine, portant le pagne,
sur les mauvaises photographies d’un journal local. Qu’est-il venu
chercher sur des terres si reculées ? L’histoire que nous connais-
sons raconte qu’à errer ainsi dans l’épaisse forêt tropicale, il aoublié son nom. Des récits alternatifs affirment au contraire qu’il
l’a volontairement jeté dans une marmite selon un rite autoch-
tone. Personne ne sait vraiment. À ceux qui l’ont approché, il
raconte que le braconnier des noms n’est qu’une figure de contes
populaires. De sa vie antérieure, il semble avoir tout oublié.
Même dans sa manière de parler, il a tout d’un marron de
Guyane. À propos des Saramaka, on nous dit ceci. Près de cent
ans avant l’abolition de l’esclavage et au terme d’une guerre de
libération presque aussi longue, les Samaraka obtiennent définiti-
vement leur liberté en 1762 et signent un traité avec la Couronne
de Hollande. Les voici maîtres d’une vaste région forestière au
cœur du pays. Pendant longtemps, ils vivront en paix entre fleuve
et végétation luxuriante. Un anthropologue américain nommé
Voyages au pays du retour Olivier (Moana Paul) Marboeuf Vo ya ge s a u p ay s d u r et ou r O li vi er ( Mo an a P au l) M ar bo eu f
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Le groupe LMDP (L’autre Moitié Du Paysage) est un atelier
de recherche, émanation de l’Ecole Nationale Supérieure
d’Arts de Paris-Cergy.
Le travail consiste à ne rien ajouter, ni comme idée ni
comme objet, tout en prêtant une attention soutenue à cequi se passe réellement quand on se livre à cette activité
au cours du processus artistique.
Ce groupe propose de manifester la forme qui s’édifie
lors de cette activité, et d’en rendre utilisable ici les
conséquences.
Merci à toutes et à tous, bon voyage dans l’inhérent, à
travers la banlieue de Paris, la Chine, la Suède et
le Maroc,
Claire Roudenko-Bertin et ses associé.e.s et ami.e.s
Virginia Gamna, Maxime Bichon,Paul Bonnet,Julien Laugier,
Dexi Tian, Feriel Boushaki, Théo Vailly, Raphaëlle Cel-
lier, Laëtitia Lheureux, Jean-Joseph Vital, Paul Maheke,
Anne-Marie Cornu, John Sundkvist, Macdara Smith, Lihong
Zheng, Mathilde Villeneuve,Sophie Lapalu, Suzi Ersahin,
Nathalie Harran, Nadjia Belabbas, et d’autres qui sortent
et entrent dans ce groupe à géométrie variable par la seu-
le nécessité de chacun.
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l e s
h y p e r
l i e n s
v o u s
r e n v o i
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s u r
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e n s e m
b l e
d
e s i t e s , p a r t i c
u l i è r e m e n t
s u r
s h a g a ï . n e t , c o n s t r
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p a r t i r
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O . e u v r e s
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N a t h a l i e
H a r r a n
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Abdellah Taïa
Le Corps de Fadwa
À droite :
Fadwa Islah, Pas de titre…, 2011
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Je me suis abstenu de lui dire tout cela. Ce n’était pas le bon
moment.
Quand alors ?
Elle me regardait toujours avec ses grands yeux innocents,
qui se voulaient innocents. Que répondre à ces questions ?
J’ai compris qu’il me fallait faire quelque chose. Réagir tout
de suite. Elle était silencieuse. Mais en aucun cas gênée par
ce silence qu’elle installait. Je devais prendre le pouvoir, l’ini-
tiative. Dépasser mes complexes. Écrire le deuxième acte
entre elle et moi. À l’époque, je séduisais les gens autour de
moi en leur faisant à manger. J’ai usé de la même technique.
J’ai proposé à Fadwa de venir manger un couscous, chez moi.
Quand elle voulait.
Elle a ri, et elle a répondu : « Tu sais faire de la cuisinemarocaine ? »
C’est à ce moment-là que le Maroc, cette frontière, est apparu
entre nous. Il nous divisait et nous ramenait à notre origine
réductrice, à notre place.
La manière avec laquelle Fadwa avait prononcé cette phrase
m’a fait comprendre sa classe sociale au Maroc. La bour-
geoisie. Elle avait sûrement fait ses études au lycée français.
Plus tard, elle me l’a confirmé. Plus tard, j’ai compris qu’elle
n’appartenait pas complètement à cette classe supérieure et
méprisante au Maroc. Elle avait juste appris à parler comme
les bourgeois du Maroc, utiliser cela comme un pouvoir, pour
se défendre, séduire peut-être.
J’ai étouffé une crise de panique qui montait en moi et j’ai
donné à Fadwa mon numéro de téléphone et mon adresse,
rue Oberkampf.
Elle est repartie. Elle a prononçé trop peu de mots : « À la
semaine prochaine alors ! » Et elle a rejoint un homme quil’attendait à un autre stand.
Qui était-il, cet homme ?
La réponse est venue le jour du couscous. « C’est mon frère.
C’est lui qui m’a poussée à aller te voir ce jour-là. Il m’a
encouragée à te poser des questions sur l’écriture… »
Son frère ! Savait-il que j’étais homosexuel ? Cela se voyait-il
sur moi ? J’avais besoin de savoir. Une réponse. Vite. Vite,
s’il te plaît. De la bouche de Fadwa toujours : « Oui. Et non. »
Et elle, savait-elle au début ? Avait-elle deviné ?
Non. Elle me l’a répété plusieurs fois. Et chaque fois j’avais
du mal à la croire. Le jour du couscous, elle avait ramené
avec elle une copine, Jamila, elle aussi marocaine, elle aussi
bourgeoise. C’est cette dernière qui lui avait « ouvert les
yeux ». Mais, au fond, comme pour moi, cette révélation n’a
rien changé entre Fadwa et moi. Dès le départ, dès la pre-
mière seconde de notre rencontre, on débordait, elle et moi,
on sortait de nos cases et on se redécouvrait dans une autre
vérité, une autre vie. En 1999, j’étais un homosexuel maro-
cain qui venait d’arriver en France, un homosexuel qui voulait
s’assumer, entrer sérieusement dans la liberté du corps et
de l’esprit. Fadwa était a priori une fille hétérosexuelle et,
jusque-là, jamais elle n’avait réfléchi sur son identité sexuelle.
Cela a pris plusieurs années pour dépasser tout ce qui nous
séparait. Se moderniser pour de vrai. Se débarrasser des
peaux qui n’avaient jamais été les nôtres. Se perdre dansParis. Avoir faim dans Paris. Froid. Pleurer des nuits. Dormir.
Trop. Éviter les mauvais regards. Faire face à l’administra-
tion française. Tomber beaucoup. Se relever douloureu-
sement. Oublier Fadwa. Oublier Abdellah. Se souvenir de
Fadwa. Se souvenir d’Abdellah. « Allô, Fadwa, tu viens ! »
« Allô, Abdellah, où es-tu ? Dans quel arrondissement
vis-tu maintenant ?»
Et on se retrouvait. On se redécouvrait, corps à corps.
Histoire à histoire. Dans le cri. Et la danse. Les chansons :
Abdelhalim Hafez, Hocine Slaoui, Najat Aatabou, Samira
Saïd. L’un dans l’autre, l’un dans le pas-l’autre, avec une faci-
lité extraordinaire. L’un en même temps que l’autre. Folle et
fou. Déesse et disciple. Drama queen et guérisseur d’un autre
temps.
Elle avait mal, Fadwa. Mal. Mal. Dans tout son corps, des
nœuds. Elle le disait. Elle me le disait. Je l’écoutais. J’ai appris
à l’écouter, sans tout partager avec elle, mais je l’écoutais.
J’entrais dans sa vie, par tous les pores de son corps. Les
couches successives de sa vie, de son âme. Dans sa logor-rhée, ses monologues. Ses folies. Son errance. L’amour. La
vengeance. Les sorts à jeter. L’intensité folle qu’elle mettait
dans chaque histoire qu’elle vivait, dans chaque moment. Sa
vie en dépendait. Son histoire en avait besoin, de cette ten-
sion, de cette parole, de ce désir d’entrer dans l’autre, dans
la main de l’autre. De ma main. Me posséder. Me coloniser.
L’ambiguïté n’a pas cessé d’augmenter entre nous. Nos deux
corps. Elle tombait. Je la ramassais. Elle pleurait. Je pleu-
rais avec elle. Elle revenait à son passé. Je lui apportais un
cheval. Le cheval ailé du prophète Mohammed. Bouraq. C’est
son nom. C’est avec ce cheval mythique que Mohammed a
effectué son Voyage nocturne, qu’il a franchi les 70 000 voiles
Au Maroc, on ne se serait jamais connus.
Au Maroc, tout nous aurait séparés, éloignés l’un de l’autre.
Paris, ville que nous réinventons chaque jour et chaque nuit,
nous a permis de dépasser ces frontières, celles des classes
sociales et de leurs injustices. À Paris, nous avons cessé
d’être aveugles sur nous-mêmes. Nous avons marché l’un
vers l’autre.
Cela s’est passé en 1999, le roi du Maroc, Hassan II, était
encore vivant. Un samedi après-midi. Dans la Maison de jeu-
nesse et des sports du XIe arrondissement. Métro Parmentier,
ligne 3. Derrière un stand, je faisais l’écrivain en signant
quelques exemplaires du recueil collectif Des nouvelles du
Maroc où j’avais été publié pour la première fois de ma vie.
Une jeune fille s’est présentée. Elle a dit : « Je suis Fadwa. »
Et c’est tout.
J’ai levé la tête et j’ai vu. Je n’ai rien dit. J’ai regardé cette fille
qui venait vers moi mais ne se donnait pas complètement,
qui voulait quelque chose de moi mais n’avait pas encore
trouvé le moyen de l’obtenir. Une fille, une petite fille. Mais
surtout un corps. Un corps à part. Comment le décrire sans
le juger, sans le dégrader ? Un corps qui est la vie même. La
vie mélangée, généreuse, complexe, débordante d’énergie,
blanc, noir. Un ballon. Un ice-cream. On a envie de le toucher
tout de suite, ce corps. Oublier son propre genre, et aller vers
ce corps noué et ouvert pour avoir un peu de son goût, son
sel, son miel.
J’ai eu envie de tout cela. Immédiatement. Je suis homo-
sexuel depuis longtemps. Depuis toujours. Et devant le corps
de cette fille, loin de moi et de mon monde, une transfor-
mation avait lieu. Une révélation. Un courage nouveau. Un
désir nouveau. Il fallait que je touche cette fille, que je ballade
mes mains sur son corps, sur ses formes, sur son visage,
ses fesses incroyables, ses cheveux crépus, inexplicables et
fascinants. Il le fallait. Et pour cela, je devais parler. Donnerla réplique. M’engager.
Elle avait dit : « Je suis Fadwa. » Et c’est tout. Plus tard, j’ai
appris que c’était là sa façon d’entrer en contact, donner très
peu, donner juste un mot, juste un signe, mais adopter l’atti-
tude qui allait lui permettre de réussir dans sa mission. Avec
moi, ce samedi-là, elle n’avait pas besoin d’étaler d’autres
techniques de séduction. Son « Je suis Fadwa » m’a suffi. Je
suis tombé. Je me suis accroché. J’ai tendu ma main. J’ai
dit : « Je suis Abdellah. » Elle a répondu, très coquine : « Je
sais. » Elle savait donc. Elle savait ce qui se passait en moi
bien avant moi. Plus tard, j’ai su tout cela, j’ai compris ce
qui s’est passé réellement entre nous à ce moment-là, dans
cet arrondissement de Paris où la vie n’était soudain plus la
vie, où Paris, le Maroc et la France ne signifiaient soudain
plus rien. Ce qui avait un sens, fort, gigantesque, troublant,
envahissant, maladroit, petit, gros, riche, pauvre, c’était le
corps de Fadwa. Une toute jeune fille. Une petite sœur. Une
Marocaine. Comme moi. Pas comme moi. Mais au moment
de la rencontre, cette nationalité importait peu, nous n’en
avions plus besoin. Nous étions ailleurs. Nous n’avions
échangé que nos prénoms pour l’instant et déjà nous étions
sur et dans un ciel autre. Au-delà de nos conditions, de notre
religion musulmane, de notre identité sexuelle.
Elle m’a révélé plusieurs années après : « Je ne savais pas que
tu étais homosexuel quand je t’ai rencontré. » Cela m’a fait
plaisir. Je lui ai répondu : « Je ne savais pas que tu étais maro-
caine. Tu as dit ton prénom qui aurait pu être marocain mais
le reste, ton être, ton corps disaient une autre origine. Tes
cheveux. Surtout tes cheveux viennent d’un autre monde…Tu es blanche comme une femme de Fès. Et tes cheveux sont
ceux d’une femme noire. Une Africaine. » J’avais vu juste. Elle
m’a alors raconté une partie de sa vie. Du côté de son père né
à Marrakech et dont la grand-mère était une Africaine noire,
une esclave de son père.
Cela m’a bien sûr intrigué. Il me fallait en savoir plus. Sur ces
origines. Sur cette femme noire qui modifie le corps de toute
une famille, lui impose sa couleur, ses formes, ses traits, ses
cheveux. Son souffle. Son inspiration. Sa façon de se déplacer
et de danser sur la terre.
Cela a pris beaucoup d’années avant que je ne connaisse
(presque) toute l’histoire de Fadwa, du corps de Fadwa
attaché à un passé douloureux mais tellement magique.
À la Maison de jeunesse et des sports du XIe arrondissement,
la jeune fille Fadwa, qui n’avait que 19 ans, voulait autre
chose de moi. L’écriture. Je venais à peine de commencer à
écrire, à être publié, et déjà il me fallait donner des conseils.
Un encouragement. Une ouverture. J’ai répondu sérieuse-ment, je crois. Trop sérieusement. Et cela l’avait surprise.
On n’en était plus au stade de faire connaissance. On était
passés, en une minute, à une autre étape. Comment écrire ?
Qu’est-ce qu’on doit écrire ? Pourquoi écrire ? Par quoi écrire ?
Et les djinns, nos djinns, nous aident-ils pour cette aventure ?
À sa deuxième question, je voulais répondre par une évi-
dence. Il n’y avait aucun doute en moi. Ce que Fadwa doit
écrire, c’est le corps de Fadwa. Il dit tout, ce corps. Il porte
tout. Le mystère, les douleurs, les histoires, les frontières,
le noir, le blanc, les crises de panique, la sorcellerie, la sen-
sualité débordante, la malice, la sexualité décomplexée, la
spiritualité païenne, libre, de plus en plus libre.
Le Corps de FadwaLe Corps de Fadwa Abdellah TaïaAbdellah Taïa
7/21/2019 Le Journal de La Triennale 3 Parlermonde Abdellahkarroum 1
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du ciel, qu’il a rencontré Dieu et qu’il Lui a parlé.
« Fadwa, viens. On monte. »
Nous montions loin, haut, dans ce ciel autre où ce que nous
avions appris de nous-mêmes, de l’islam, n’avait soudain
plus le même sens, le même goût. Nous étions avec nos
ancêtres. Nous étions dans un laboratoire. Un tribunal. Une
aire de jeu. Un jardin de grenadiers. Nous étions, comme au
début, noirs. Noirs par amour. Noir parce que c’était notre
premier pas dans le monde, l’univers.
Nous étions dans une baignoire. Rue Daguerre. Rue de
Clignancourt. Rue de Belleville. Peu importe. C’était toujours
la même baignoire. On fermait les yeux pour mieux voir. On
se déshabillait. On entrait dans le même bain. La même eau.
La même purification. Et on ne parlait pas. Plus. On dormait
comme ça : dans l’eau, dans la baignoire, l’un dans l’autre,mélangés, morts, vivants, frère et sœur. À Paris. Sans Victor
Hugo. Sans Marcel Proust. Mais avec Choderlos de Laclos
pour elle. Et Arthur Rimbaud, primitif et Africain errant avec
sa caravane, pour moi.
On lisait en nous. Pour nous. On récitait. On créait un
moment où tout pouvait être dépassé. Je n’étais plus un
pauvre Marocain soumis, je n’étais plus un homosexuel
perdu, je n’étais plus un cérébral. Fadwa me guidait. C’était
elle qui avait le noir en elle, le goût noir, les cheveux des
Noirs, la baraka des Noirs. C’était elle qui tombait plus sou-
vent que moi, plus rapidement que moi. C’était elle la mes-
sagère. La voyante. La chawaffa. La sorcière. Elle avait le pou-
voir. Elle était faible. Elle était f orte. Elle était dans l’au-delà.
J’oubliais tout et, heureux, j’entrais en elle. En nous.
L’écriture pouvait alors arriver, se concrétiser. Se matérialiser.
À partir d’une connaissance profonde des rivières sous la
terre. En nous. En écoutant les voix qui nous accompagnent.
En impliquant nos anges à gauche et à droite. Écrire nus.
Écrire à deux. Deux. Un. Continuer, par des transgressionsnécessaires, l’éternité. Mieux : l’arrêter et lui imposer notre
souffle commun, nos sexes mêlés, nos genres fondus, notre
amour de toujours. Notre vision du genre humain. Notre
religion.
Fadwa Islah, Pas de titre…, 2011
Le Corps de Fadwa Abdellah Taïa
7/21/2019 Le Journal de La Triennale 3 Parlermonde Abdellahkarroum 1
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Adelheid Mers, artiste visuelle née en 1960 à Düsseldorf.
Grâce à son approche interprétative unique des événements
et des structures, elle crée des cartographies singulières et
des diagrammes poétiques. Son travail est visible sur le site
http://adelheidmers.org/
Kutlwano Moagi, né à Soweto le 14 avril 1983, vit et travaille
à Johannesburg. Photographe, il aspire à devenir contrebas-
siste de jazz. Il a suivi une formation de photographie au
Market Photo Workshop en 2005 et a participé à de nom-
breuses expositions collectives au niveau local et interna-
tional. Il s’intéresse à la ville de Johannesburg et explore dif-
férents moyens et médiums pour travailler sur la ville.
Kostis Stafylakis est né en 1977 à Athènes. Artiste et théori-
cien d’art, il s’intéresse plus particulièrement à l’articulation
entre le discours politique et les expositions d’art internatio-
nales, ainsi qu’à l’influence de la philosophie politique sur la
théorie et les pratiques. Il a dirigé, avec Yannis Stavrakakis,l’anthologie grecque Le Politique dans l’art contemporain et a
publié des essais sur le collectif slovène NSK, l’art de la sur-
identifiaction et les artistes grecs contemporains.
Karim Rafi, né en 1975, est un artiste pluridisciplinaire. Il vit
et travaille à Casablanca. Philosophe autodidacte et poète.
Son travail questionne l’homme et son environnement, la
relation qu’il entretient avec lui-même ainsi qu’avec ses pro-
longements constitués par ses institutions, ses idées et son
entourage. Il est également cofondateur de protagoniste art_
lab, laboratoire nomade et autonome de recherche artistique
et du (slam&klam fstvl) festival chaotique pour l’exploration
poétique.
Barbara Sirieix est commissaire d’exposition et critique d’art.
Ses recherches évoluent autour de l’image en mouvement.
Elle est cofondatrice de Red Shoes, structure dédiée au
film d’artiste et à l’art vidéo. En 2011, elle organise le projet
Channel en collaboration avec Josefine Wikström (Treize,
Paris ; Old Police Station, Chisenhale Gallery, Londres) et
L’Occasion fugitive (Störck Galerie, Rouen).
Le groupe LMDP (L’autre Moitié Du Paysage) est un atelier
de recherche, émanation de l’École nationale supérieure
d’arts de Paris-Cergy. Le travail consiste à ne rien ajouter, ni
comme idée ni comme objet, tout en prêtant une attention
soutenue à ce qui se passe réellement quand on se livre à
cette activité au cours du processus artistique. Ce groupe
propose de manifester la forme qui s’édifie lors de cette acti-
vité, et d’en rendre utilisables ici les conséquences. Merci
à toutes et à tous, bon voyage dans l’inhérent, à travers la
banlieue de Paris, la Chine, la Suède et le Maroc.
Signé: le groupe LMDP, constitute d’associé.e.s et d’
ami.e.s qui sortent et entrent dans ce groupe à géo-
métrie variable par la seule nécessité de chacun (Claire
Roudenko-Bertin et ses associé.e.s et ami.e.s, Virginia
Gamna, Maxime Bichon,Paul Bonnet, Julien Laugier, Dexi
Tian, Feriel Boushaki, Théo Vailly, Raphaëlle Cellier, Laëtitia
Lheureux, Jean-Joseph Vital, Paul Maheke, Anne-Marie Cornu,
John Sundkvist, Bruno Barlier, Macdara Smith, Lihong Zheng,
Mathilde Villeneuve, Sophie Lapalu, Suzi Ersahin, Nadjia
Belabbas.)
Abdellah Taïa, né en 1973 à Rabat, est écrivain marocain de
langue française. Il est, entre autres, l’auteur de L’Armée du
salut (2006), Une mélancolie arabe (2008), Lettres à un jeune
Marocain (2009) et Le Jour du roi (prix de Flore 2010), tous
publiés aux éditions du Seuil. Il vit à Paris.
Natalia Valencia, née à Bogota en 1984 travaille actuelle-
ment comme commissaire d’exposition adjointe à la Sala
de Arte Público Siqueiros à Mexico et comme commissaire
du programme Artecámara de la Cámara de comercio à
Bogota. Elle a organisé des expositions indépendantes enColombie, en France, au Guatemala et écrit régulièrement
pour Kaléidoscope (Milan) et Taxi Magazine (Mexico). En
2011, elle a dirigé le séminaire « Désapprendre l’avenir » à
l’université de Los Andes à Bogota et reçu une subvention
d’Independent Curators International, New York.
Ismaïl Bahri est né à Tunis en 1978. Il vit et travaille entre
la France et la Tunisie. Ses travaux prennent des formes
diverses, allant du dessin à la vidéo, en passant par la pho-
tographie et l’installation. Chacune de ses œuvres explore
des procédés et des matériaux qui lui sont propres mais
elles ont en commun leur minimalisme et leur forte teneur
graphique. Ses recherches portent sur des épiphénomènes
où se jouent d’infimes mutations. Il est représenté en Francepar la galerie Les Filles du calvaire.
Carolina Caycedo est née en 1978, à Londres. Elle vit à Los
Angeles, aux États-Unis. Son art aborde le concept de limites
entre producteurs et consommateurs, professionnels et
amateurs, favorisés et défavorisés, frontières et territoires,
mondes spirituels et mondes politiques, enfin entre l’art et
la société.
Zoran Erić est historien d’art, conférencier et commissaire
d’exposition au Centre de culture visuelle du Musée d’art
contemporain de Belgrade. Titulaire d’un doctorat de l’uni-
versité du Bauhaus à Weimar. Son champ de recherche
concerne les relations entre la photographie urbaine, le dis-
cours spatio-culturel et la théorie de la démocratie radicale.
Seamus Farrell, né à Londres en 1965, vit et travaille à Paris
(Saint-Ouen) et en Andalousie. Son travail, basé sur la cita-
tion, explore différentes techniques, et remet en question
le vocabulaire de l’histoire de l’art et l’art dans l’histoire
humaine.
Danyel Ferrari est une artiste, écrivaine et commissaire indé-
pendante, travaillant essentiellement sur Brooklyn, à New
York. Elle a exposé à Istanbul, Prague, Chicago, New York…
Juan A. Gaitàn, né en 1973 au Canada, est commissaire
d’exposition à Amsterdam depuis 2009. Il a étudié l’histoire
de l’art et l’esthétique à l’université Columbia de Vancouver.
Ses écrits les plus récents ont été publiés dans Afterall, The
Exhibitionist, et comme contribution à « Ten Fundamental
Questions of Curating » dans le magazine Mousse.
Khwezi Gule, commissaire d’exposition et écrivain, vit à
Johannesburg. Il a occupé le poste de commissaire des col-
lections contemporaines de la Johannesburg Art Gallery, où
il a travaillé sur un certain nombre d’expositions majeures,
dont celle de Tracey Rose, « Waiting for God » (2010/11), et
dirige désormais le Hector Pieterson Memorial and Museum
et le Kliptown Open Air Museum. En marge de ses nom-
breuses conférences, Gule écrit pour diverses publications,
catalogues d’expositions, journaux, revues et magazines, à la
fois locaux et internationaux.
Fadwa Islah est écrivaine et photographe marocaine. Elle est
née en 1979 à Agadir et a été publiée dans les deux recueils
collectifs Lettres à un jeune Marocain (éditions du Seuil, 2009)et Nouvelles du Maroc (éditions Magellan, 2011). Elle vit entre
Paris et Casablanca.
Christoforos Doulgeris est photographe. Il vit à Athènes, en
Grèce, mais a grandi et été élevé en Allemagne.
Pablo Helguera, artiste new-yorkais né en 1971 à Mexico. Son
art, engagé, mêle installation, photo, dessin et performance.
Il s’attache par son travail aussi bien à l’histoire, qu’à la
pédagogie, la socio-linguistique, l’ethnographie, la mémoire
et l’absurde sous des formes diverses (conférences, perfor-
mances musicales…).
Georgia Kotretsos est née à Thessalonique en 1978. Cette
artiste visuelle vit aujourd’hui à Athènes. Son travail se
concentre particulièrement sur la réception de l’art et vient
remettre en cause le conformisme des visions et points de
vue. Parallèlement à son activité en studio, elle a cofondé le
Boots Contemporary Art Space aux États-Unis et écrit régu-
lièrement pour le blog « The Art in the Twenty-First Century »,
dans sa rubrique mensuelle, « Inside the Artist’s Studio ».
Olivier (Moana, Paul) Marboeuf est directeur de l’EspaceKhiasma. Il est commissaire de l’exposition « Les Nouveaux
Mondes et les Anciens », projet en quatre mouvements qui
présente à l’Espace Khiasma du 16 mars au 16 juin 2012 un
choix d’une vingtaine de films d’artistes. Avec des œuvres de :
Sandy Amerio, Marie Bouts & Till Roeskens, Patrick Bernier
& Olive Martin, Vincent Chevillon, François Daireaux, Niklas
Goldbach, Amanda Guitierrez, Jean-Charles Hue, Frédéric
Moser & Philippe Schwinger, Wendelien van Oldenborgh,
Neil Beloufa, Catherine Poncin, Alex Pou, Penny Siopis...
Programme complet sur : www.khiasma.net
Participants
7/21/2019 Le Journal de La Triennale 3 Parlermonde Abdellahkarroum 1
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p. 70 p. 71
Colophon
Pablo Helguera,Artoons Vol. 1, 2, 3, Published by Pinto Books, 2008-2010 / © l’artiste /Courtesy de l’artist / première et dernière de couverture
Adelheid MersOn Old Imaginative and New Strategic Geographies, 2012 / © l’artiste / Courtesyde l’artist / p. 12, 13
Kutlwano Moagi,photographies / p. 18, 19, 20
Christoforos Doulgeris“METADATA1_1”, 2011 / Archival inkjet print on aluminium / Courtesy del’artiste / p. 23
Mustapha Akrim,“Bidoun” (Article 13: All Citizens Have Equal Right of Education andEmployment,) 2011 , outils de maçonnerie, 18 x 38 x 17 cm. Courtesy de l’artisteet L’appartement 22, Rabat. / p. 5
Karim Rafi,“Ça / Nit”, photographie, 2012. Courtesy de l’artiste / p. 25
Raqs Media Collective,Essai visuel pour Le Journal de La Triennale, 2012. / p. 27-35
Barbara Sirieix,capture écran Al-Jazeera TV, 2011 / p. 40
Ismaïl Bahri,Film, captures vidéo, 2011. Courtesy de l’artiste & Galerie Les Filles du Calvaire,Paris / p. 38, 39
Seamus Farrell,Pré & Prohistory “Unnatural Horizons“, 2012. Courtesy de l’artiste / p. 45-49
Carolina Caycedo,“Cayenne”, impression numérique, 2011, “Kanakfloat”, impression numérique,2011 / p. 51
LMDP / Shagai,L’autre Moitié Du Paysage, essai visuel, 2012. / p. 58-63
Fadwa Islah,
«Pas de titre ...», 2012. / p. 65, 68
Le Journal de la Triennale #3
Mars 2012
Direction éditoriale du Journal #3
Abdellah Karroum
Dans le cadre de la Triennale, 2012, Intense Proximité Commissaire général Okwui Enwezor
Commissaires associés
Mélanie Bouteloup, Abdellah Karroum, Émilie Renard,
Claire Staebler
Chef de projet / Coordination générale
Luz Gyalui
Ont contribué à ce numéro
Mustapha Akrim, Ismaïl Bahri, Carolina Caycedo, Zoran Eric, Juan A. Gaitàn,
Seamus Farrell, Khwezi Gule, Pablo Helguera, Fadwa Islah, Christoforos
Doulgeris, Georgia Kotretsos, Olivier Marboeuf, Adelheid Mers, Kutlwano
Moagi, Kostis Stafylakis, Karim Rafi, Raqs Media Collective, Barbara Sirieix,
LMDP/Shagai, Abdellah Taïa, Natalia Valencia.
Traductions du français
Adrienne Cadiot, Emma Chubb, Danyel Ferrari, Sue Ann Doukhan, Aude
Tincelin, Virginia Vogwill
Remerciement spécial à Georgia Kotretsos, éditrice invitée, pour ses précieux
conseils et le dialogue continue avec les contributeurs à ce Journal.
Relectures
Adrienne Cadiot
Éditeur
Centre national des arts plastiques (CNAP)
Direction de la production artistique de la Triennale
Marc Sanchez
Design graphique g.u.i
La Triennale, 2012
Intense Proximité
Palais de Tokyo
et
Bétonsalon
Crédac
Musée Galliera
Grand Palais
Instants Chavirés
Les Laboratoires d’Aubervilliers
Musée du Louvre
du 20 avril au 26 août 2012
La Triennale est une manifestation organisée à l’initiative du ministère
de la Culture et de la Communication / Direction générale de la création
artistique, maître d’ouvrage, par le Centre national des arts plastiques (CNAP),
maître d’ouvrage délégué, et le Palais de Tokyo, producteur.
Crédits