le jeu de la vérité

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L e j e u d e l a v é r i t é

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Patrick Sabatier et Richard Cannavo

L e j e u d e l a v é r i t é Les rapports secrets des Français

avec leurs vedettes

Éditions J'ai lu

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@ TFI, 1985, pour l'émission télévisée. Une licence FMI. @ Éditions Robert Laffont, S.A., 1987, pour l'ouvrage.

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PREMIÈRE PARTIE

« LE JEU DE LA VÉRITÉ, C'ÉTAIT LE JEU DE LA LIBERTÉ »

Le Jeu de la Vérité n'était pas une idée révolu- tionnaire, mais ce type de contact entre les artistes et le public ne s'était encore jamais établi à la télévision française. Moi je tenais beaucoup à ce que les gens puissent se trouver en relation directe avec les invités, soit physiquement, soit au travers du téléphone. Le risque était que ceux qui détestaient l'invité du jour viennent déborder les fans et supporters et en profitent pour déver- ser à l 'antenne leurs flots de bile ou de venin ; que nous soyons « piratés » par des énergumènes n'ayant à répandre que leur grossièreté. J'en ai moi-même été surpris : il n'y a eu aucun incident de ce genre en une quarantaine d'émissions.

Il fallait aussi garder la confiance à la fois du public et des artistes. Ça n 'a pas toujours été facile, d 'autant que certains invités — rares, il est vrai — ou des téléspectateurs intervenant ont pu alléguer une fois ou deux que l'émission était truquée ! Ce sont Coluche et Guy Bedos, en particulier, qui m'ont permis de démontrer la régularité des opérations.

A vingt heures, je proposais toujours à mes invités de leur communiquer le thème des ques-

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tions — et non pas les questions, puisque moi- même je ne les connaissais pas. Simplement SVP me téléphonait une demi-heure avant le début de l'émission en me disant quels étaient les sujets de la majorité des questions, mais je ne demandais pas l 'intitulé de ces questions. Par la suite cela a évolué puisque certains invités m'ont demandé spécifiquement qu'on leur pose, dès le départ, des questions « dures ».

C'est Alain Delon qui a ouvert le Jeu. Il n'a exprimé aucune réserve, posé aucune condition. Beau joueur. La veille de cette « première », le 10 janvier 1984 en fin d'après-midi, je suis allé le chercher à l 'aéroport, à son arrivée de Genève. Nous avons passé une heure ensemble, durant laquelle nous avons beaucoup parlé de l'émis- sion. Il était fort, très sûr de lui, répétant : « On ne peut pas rater. »

Le lendemain 11 janvier, jour de l'émission, nous avons déjeuné ensemble. Et là je l'ai trouvé angoissé. Et le soir, à vingt heures vingt-huit, lorsque les publicités ont commencé, je crois que Delon ressemblait à un lavabo tellement il était blanc! Et moi j 'étais vert... On était complète- ment « traqués » tous les deux... L'impression de vivre une situation périlleuse, de manipuler une arme nouvelle, d ' inaugurer un prototype. Là je dois dire qu'il n 'a pas démérité. Il a été à la hauteur. On l'aime ou pas mais c'est quand même Delon, ce n'est pas pour rien qu'il est un personnage au rayonnement mondial et une star... Alors, au moment d'entrer en scène, lors- que le générique a commencé, il m'a pris par le cou d'une poigne de fer, il m'a regardé et il m'a dit : « Tu sais, on ne peut pas se tromper mainte-

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nant ! On ne peut pas... » Tout d'un coup j'ai senti Delon comme peu de gens l'ont vu, c'est-à-dire avec cette faiblesse qui le rend fort... Parce que cette faiblesse le rend... a t taquant !

En faisant intervenir le téléspectateur en direct, nous courions le risque d'avoir des hauts et des bas, des diversions, des temps morts, des incidents qui masquent les vrais problèmes et empêchent de poser les bonnes questions. C'est vrai qu'il y a eu des crêtes et des creux mais c'est une télévision qui a ressemblé à son public. Si l'émission était mauvaise de temps en temps — elle n'a pas toujours été bonne — c'est que celui qui en était l'invité ne suscitait pas de bonnes questions : ou le public n'avait pas envie, ou il n 'étai t pas à même de lui poser de bonnes questions. En tout cas cela voulait dire quelque chose, c'était, aussi, significatif. C'est vrai qu'on ne pose pas le même genre de questions à Michel Sardou et à Rika Zaraï... Lorsqu'on demande à Serge Gainsbourg : « Alors, mon petit baiseur, comment ça va ? » ce n'est pas par hasard. Le fait de lui parler comme ça signifie quelque chose. C'est, aussi, une forme de provocation que lui- même pratique assez couramment. Et la réponse de Gainsbourg, très sensible, très tendre, beau- coup moins provocatrice que ce qu'il voulait bien montrer signifie aussi quelque chose.

C'est-à-dire que les questions, qu'elles soient bonnes ou mauvaises, étaient des détonateurs. Et c'est pourquoi je dis que s'il fallait le refaire, je referais la même chose, je ne passerais pas par un intermédiaire.

Dans l'ensemble, les invités du Jeu de la Vérité ont eu la volonté de jouer le jeu. La plupart ont

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au moins essayé sincèrement de se montrer « au naturel », plutôt que de poursuivre leur numéro d'artiste. Même si certains ont été repris par cette habitude. Mais je suis sûr que tous ont eu peur avant. Tous. Même Coluche à sa première émis- sion 1.

En fait, la peur de chacun est différente. Celle de Coluche, elle s'est traduite dans la mise en scène. Ça a été le petit panonceau : « Menteur professionnel » ; ça a été : « Vous allez voir ce que vous allez voir ! Vous en voulez ? vous allez en avoir!... » Mais surtout, Coluche a eu peur parce que cela faisait longtemps qu'il ne s'était pas trouvé en face du public. C'est d'ailleurs pour ça qu'il faisait cette émission : pour retrouver le public. Je ne dévoile pas un secret, il en avait envie, il me l'a dit.

Et il a eu peur, donc. Juste avant l'émission on était sur la terrasse du palais des Festivals, à Cannes, et de vingt heures à vingt heures trente on est restés ensemble. Il y avait Paul Lederman, son imprésario, dans un coin, et Coluche ne voulait même pas le voir d'ailleurs. Il y avait sa compagne aussi, et quelques personnes. Mais lui qui était très branché copains, très blagueur, il ne disait rien. Il restait avec moi et, de temps en temps, d'une voix forte, il disait : « Faites pas chier, les mecs ! » Il riait, mais en réalité il se remonta i t lui-même le moral... Il se disait : « C'est moi Coluche... Ça va faire mal... » Il voulait le croire.

On avait décidé avec lui de faire dès le départ le

1. Coluche est venu deux fois, et au lendemain de sa mort, la première émission a été rediffusée sur TF 1.

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coup des jokers. D'un commun accord. Et une fois qu'il a fait ça, une fois qu'il s'est rendu compte que les gens l'aimaient bien, il s'est d'un coup libéré... Parce que Coluche faisait partie de ces gens, comme Gainsbourg et quelques autres, qui provoquent parce qu'ils créent ainsi leur personnalité, mais aussi parce qu'ils ont envie qu'on les aime. Ils ont envie de savoir au moins qui ne les aime pas. Et dans cette émission, dans ce public, Coluche ne savait pas qui l'aimait et qui ne l'aimait pas. Et très vite il s'est aperçu que les gens l'aimaient.

Il faut bien replacer cela dans son contexte : à la fin de sa première émission, Coluche a tout gagné. Moi il m'a complètement étonné, stupéfié même. Lorsque quelqu'un, par exemple, lui a parlé d'homosexualité, moi j'étais à mille lieues de penser que Coluche avait eu des aventures homosexuelles ! Quand il a levé la main, je pensais qu'il allait faire un gag... et pas du tout, il a dit : « Ouais, ça m'est arrivé... »

Gainsbourg aussi m'a déconcerté à plusieurs reprises. C'est en faisant cette émission que j'ai appris à le connaître. D'abord parce que j'ai passé un après-midi chez lui, et que là j'ai découvert un homme qui n'a rien de provocateur, un homme qui est vraiment d'une infinie ten- dresse, d'une grande intelligence, et surtout, un homme à la sensibilité d 'écorché. C'est quelqu'un qu'on a plus envie de protéger que de critiquer.

Tous les deux, nous avons parlé un peu de l'émission et beaucoup de sa vie. C'est tout noir chez lui, et à un moment il s'est arrêté devant une photographie et il m'a fait : « Regarde ! » J'ai regardé. C'était un cliché de Marilyn Monroe

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amenée à la morgue. Je ne saisissais pas. Il m'a dit : « C'est la plus belle photo de Marilyn... » Je l'ai regardé : « Comment ça, la plus belle photo de Marilyn ?... » Et lui : « Parce que là, moi je l'ai devant moi, et elle n'est pas morte... » Ce n'était pas un numéro, il n'y avait pas de micro ni de caméra, il me parlait, c'est tout. Et c'est ça, Gainsbourg...

Ensuite, on a continué à bavarder. Chez lui, il y a des petites poupées, offertes notamment par celle qu'il adore, Jane Birkin. Moi aussi j'aime beaucoup les poupées, alors on a parlé de ces petits personnages de chiffon, des marionnettes des xviie et XVIIIe siècles, et tout d'un coup j'ai dit : « Bon, moi je vais aller en acheter une... » et Serge Gainsbourg est venu avec moi. On a visité différentes boutiques, et il commentait : « Non, c'est cradingue... c'est " scrassieux ". » Et je me laissais conseiller par lui. On a fini par laisser tomber, et il m'a emmené boire un « 102 » — enfin, lui a bu le 102... Et puis il m'a dit : « Viens ! » Il est monté chez lui, il a pris une poupée, et il me l'a donnée.

Je raconte cette anecdote parce qu'il a été comme ça, dans l'émission, Gainsbourg : il a donné. Les gens lui ont pris, et lui il a donné. Alors que, sous sa carapace de provocateur, parfois il ne donne pas, il asticote pour voir jusqu'où on peut aller, là il a donné... Complète- ment... Je savais qu'il allait faire quelque chose à l 'antenne, mais je ne savais pas quoi. Avant l'émission il m'avait dit : « Tu me laisseras faire n' importe quoi, hein ? » J'ai dit : « Mais bien sûr, tu fais ce que tu veux... — Je peux faire ce que je veux ? N'importe quoi ? — N'importe quoi ! Si tu

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as envie de rebrûler un billet de cinq cents francs et que ça signifie quelque chose, fais-le !... » Moi je m'attendais à tout ! Et il a fait ce chèque au profit de Médecins sans frontières.

Et lorsqu'il a parlé de sa mère, ce n'était pas de la sensiblerie, ce n'était pas non plus pour expli- quer son chèque : il a parlé de sa mère pour remettre les choses un peu à leur place. Dans un monde où on a tendance à se laisser envahir les uns par les autres, et par des causes plus ou moins nobles, dans ce monde où l'on se trouve un peu comme dans une manifestation, à la fois près et loin des autres, il suffit que quelqu'un bran- disse la banderole d'une cause juste, et l'on vient se placer derrière. Être derrière, c'est formidable, mais il faut savoir qui on tient par la main !... Et en faisant ce geste, Gainsbourg nous en a appris un petit peu, sur lui bien sûr, mais aussi sur nous- mêmes. Alors cet homme, on peut en dire ce qu'on veut, mais moi j'ai du respect pour ce qu'il est, et je l'aime.

Je vais souvent en province, un peu partout, pour discuter avec les gens de ce que je fais, pour avoir des réactions et des critiques, et bien souvent on me parle de Gainsbourg. Parce que c'est vrai qu'il étonne, et qu'il choque parfois. Alors j'ai trouvé la formule, je dis : « Oui, il est probablement alcoolique, comme d'autres fument des cigares ou comme d'autres mangent trop. Oui, comme d'autres ne se sont pas trouvés dans la vie, lui il est alcoolique ; mais il n'est pas perdu ! Il y a des gens qui ne sont pas alcooliques ' et qui sont complètement perdus, qui sont ivres d'autre chose... Lui, il n'est pas ivre ! »

Il m'avait invité à fêter ses cinquante ans, il y a

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sept ans. A l'époque je n'étais pas connu du tout. Il m'avait invité parce qu'on s'était pris de sympathie. C'était dans une boîte antillaise à Montparnasse. Et moi je lui disais : « T'as cin- quante ans, Serge, mais arrête de boire ! Tu vas crever ! Et tu n'as pas le droit, parce que mainte- nant tu as des responsabilités... » Je croyais en effet, à l'époque, qu'il avait des responsabilités musicales : il était tellement l'avant-garde ! Il faut dire aussi que j'étais fana de Gainsbourg depuis le départ : j'aimais bien tout ce qu'il faisait. Et lui, ce soir-là, il me répondait : « Mais mon p'tit gars, tu déconnes ! Parce que moi, ce qui m'intéresse, c'est pas de mourir, c'est de vivre ! Et je veux vivre comme ça... »

Et tout compte fait je me suis aperçu que les gens s'occupaient tous de la mort de Gainsbourg, et qu'il était le seul à s'occuper de sa vie!... Et lorsque, dans l'émission, il a dit : « Mais moi, les cardiologues, j'en ai enterré trois! », c'était for- midable au regard de tous ces gens qui s'éver- tuaient à ne lui donner que quelques mois à vivre. Lui s'occupera toujours de sa vie et, en disant cela, il montrait que c'était lui le vain- queur. Je crois que c'est un des types de ce métier qui aime le plus fort la vie...

Bien sûr, à côté de ça il laisse deviner un désespoir profond. Mais il a connu des malheurs aussi, notamment la mort de ses parents, avec lesquels il s'entendait très bien. Et puis il y a eu son physique. Il en parle désormais. Aujourd'hui il l'a accepté. Mais ce physique lui a posé long- temps des problèmes énormes. Et son public aussi, à un moment donné, l'a accepté. C'est comme les gros : arrive un moment où ils affi-

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chent leur physique, l'air de dire : « Vous avez vu, je suis comme ça... » Et tout d'un coup ils ne sont plus gros, et les gens disent qu'ils sont « ronds ». De Gainsbourg, on dit aujourd'hui qu'il a « une gueule ». Et ça, il ne le doit qu'à lui- même...

La plus grande réussite de Gainsbourg, c'est que lorsqu'il a décidé de dire qu'il était Gains- barre, les gens l'ont suivi. Désormais il est devenu un leader, alors qu'auparavant il était à la traîne. Il était dans l'ombre... Après son émis- sion j'ai eu des réactions de gens beaucoup plus âgés que lui, dans des milieux ruraux, qui l'avaient trouvé absolument extraordinaire. Ce qui est fou avec Gainsbourg, c'est que c'est le chaud et le froid, c'est la nuit et le jour, c'est-à- dire qu'il est capable de tout faire et de tout dire, ou presque.

Après l'émission, il a pleuré comme un fou en sortant du plateau. Dans sa loge, il a craqué en me disant : « C'est dur, c'est dur... Mais je les ai eus, hein?... » Et quand il m'a dit ça, en réalité, c'était plus un appel qu'une provocation. C'était : « Est-ce qu'ils m'ont compris ? » Mais oui ! je crois que ce soir-là, les gens l'ont compris. Le chaud et le froid, oui : le même Gainsbourg est capable de dire quelques semaines plus tard, dans l'émission de Drucker, à une starlette amé- ricaine : « Viens, je vais t'enculer... » Et d'ailleurs ça ne bouleverse que ceux qui comprennent parfaitement l'anglais, c'est-à-dire peu de gens...

A propos de la vérité, moi je dis que la vérité n'est pas de tout dire, il suffit que ce que l'on dise soit vrai. Ce n'est pas du tout la même chose! Ainsi, je n'ai jamais demandé à quelqu'un de se

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déculotter : les jokers étaient là pour l'éviter justement. Ils ont été rarement utilisés : une fois seulement, pa r Gainsbourg. C'était devenu : « Non, moi non plus je ne les prendrai pas!... » C'était une att i tude un peu curieuse. Je disais à mes invités : « Vous savez, prendre un joker, ce n'est pas une honte ! Quelquefois même, prendre un joker ça peut être la meilleure façon de répondre d'une façon très forte... »

C'est interpellé au sujet de Jane Birkin que Gainsbourg l'a pris : « Joker! » Il a répondu de cette manière. Quand la lumière s'est allumée, c'était pour éclairer tout l 'amour qu'il lui por- tait ! Avec cette espèce de réaction violente : « Ça ne vous regarde pas ! Je vous interdis !... » Et moi je trouve que l'interdiction, c'est également la vérité. C'est même une vérité très forte.

C'est pour cela que je disais aux invités qui s ' inquiétaient de savoir quelles questions on allait bien pouvoir leur poser (car il y en a eu qui n 'ont pas voulu venir parce qu'ils avaient peur que les questions abordent certains thèmes) : « La vérité, ce n'est pas de tout dévoiler. » Il y en a eu un notamment qui me disait : « Je ne veux pas venir à ton émission parce que j'ai peur de la question sur l'homosexualité. » C'était une peur panique, alors qu'en tant qu'individu il l'assume parfai tement, son homosexualité. En fait, sa peur, c'était la peur de franchir la frontière qui sépare l 'individu en privé et l'individu devant la caméra.

Même n'étant pas concernés, certains ont peur de répondre sans détour. A la question : « Que pensez-vous de la drogue ? » par exemple. Pre- nons Gilbert Bécaud. Bécaud n'avait aucune idée

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sur la drogue. Il a répondu : « Ah, c'est mal... » Pourquoi ne pas répondre : « Écoutez, ça ne me concerne pas. Je sais que ça existe, je sais qu'il y a des gens qui meurent, mais je ne me sens pas concerné. C'est mal, hein, mais c'est vrai !... »

Moi je veux cette vérité ! C'est cette vérité-là qui m'intéresse. On est des hommes après tout ! On n'est pas censés avoir une idée sur tout ! Et on n'est pas comme ces technocrates qui apprennent à faire des discours sur n' importe quel sujet... Non ! Il faut quand même songer que 80 % des Français savent où est l 'Ethiopie depuis qu'il y a eu la chanson de Renaud ! Ça veut dire aussi quelque chose !...

Mais pourquoi des questions d'actualité si éloignées de la carrière des invités ? Certains artistes se sont cru, à tort ou à raison, le devoir de prendre position sur tel ou tel événement. C'est une mode nouvelle et très médiatique. Je dois dire que le Jeu de la Vérité n'y a pas échappé. Ce qui fait qu'aujourd'hui, pour un oui ou pour un non, on a tendance à demander ce qu'ils pensent de certaines affaires graves à des gens qui y sont totalement étrangers ! Moi, VSD m'a appelé un jour pour me demander si je pensais que Chris- tine Villemin était coupable ou non ! Je refuse de répondre à ce genre de questions ! Et la deuxième question, qui était tout aussi insensée de la part du même journaliste, était : « Ne trouvez-vous pas que les médias en font trop à propos de l'affaire Grégory ?... » J'ai demandé à ce journa- liste si ces questions venaient de lui, et il m'a répondu que non, qu'elles venaient de son rédac- teur en chef. Je lui ai alors répondu — et pour tout dire, ça m'a « coûté » une couverture... — :

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« Vous pourrez dire à votre rédacteur en chef que c'est un imbécile, parce qu'on ne peut pas poser à la fois ces deux questions ! »

Il est vrai que le nom de Christine Villemin avait été prononcé pour l'émission. On me l'a proposé, et je dois dire que j'y ai réfléchi, parce que c'eût été un scoop extraordinaire ! Mais après réflexion je me suis dit : de deux choses l'une, ou elle est coupable, ou elle ne l'est pas. Si elle l'est, je ne tiens pas à passer quatre-vingt-dix minutes à côté de l'une des plus abominables meurtrières que l'on puisse imaginer. Et si elle est coupable, elle l'est, pour le restant de ses jours, à l'intérieur d'elle-même, et c'est dramatique pour elle : pas la peine de la jeter, en plus, en pâture au public.

A l'inverse, si elle n'est pas coupable, je vais, moi, donner la possibilité de faire le procès de quelqu'un à un tribunal populaire dont les mem- bres ne connaissent le dossier qu'à travers la lecture des journaux ? Ça n'est pas normal ; laissons aux avocats et à la justice, même si elle est imparfaite, le soin d'instruire cette affaire.

Et j'ai donc refusé d'inviter Christine Villemin au Jeu de la Vérité.

Revenons à la « peur » des questions. Certains de mes invités ont parfaitement assumé la peur de se livrer au public en direct et l'ont suffisam- ment maîtrisée pour être eux-mêmes, et d'autres ont été un peu envahis et n'ont pas réussi à s'en sortir... Régine était partie une semaine en vacances avant son Jeu de la Vérité et elle avait appris des mouvements respiratoires. Son méde- cin lui avait expliqué que pour se décontracter il fallait s'appuyer sur le plexus, et souvent, au cours de l'émission, si une question l'embarras-

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sait, elle faisait discrètement ce geste. Elle me l'a dit après, je ne le savais pas... Linda de Suza est partie se détendre dix jours à l'île Maurice. D'autres ont « répété » devant leur glace, ou avec leur entourage, etc. C'est dire que ce n'était pas une émission comme les autres : ils se prépa- raient, psychologiquement, à l'aborder. A atta- quer...

Chantal Goya ne s'y est probablement pas préparée, ou mal. Moi j'avais beaucoup de res- pect pour Chantal Goya, et je dois même dire que certaines de ses chansons m'enchantaient. Un jour je suis allé voir son spectacle au palais des Congrès. Je me suis retrouvé avec deux ou trois cents adultes, au milieu de trois mille enfants, et j'ai vu la joie de ces enfants, leur joie réelle, profonde. J'étais épaté, je me suis dit que Chantal Goya faisait partie, vraiment, des contes et légendes... Je suis allé la voir dans sa loge et, ce jour-là, sincèrement, elle me plaisait, elle et toute l'équipe de Jean-Jacques Debout, son mari et auteur.

Lorsque je lui ai proposé de faire le Jeu de la Vérité, au mois de décembre — parce que je pensais qu'en décembre les enfants allaient beau- coup appeler — elle a immédiatement pensé qu'il n'y aurait que des appels d'enfants. Moi je lui ai dit : « Non, tout le monde va appeler. Beaucoup d'enfants peut-être, mais pas seulement... » En fait j'ai moi-même été surpris de voir qu'elle n'intéressait pas que les enfants, au contraire, et que les parents, qu'on prend toujours pour des « billes », se sentaient également responsables. Ils appelaient donc Chantal Goya...

J'ai vu et revu l'émission, et je dois dire que

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jusqu'à vingt et une heures, ça ne se passait pas mal du tout. Là où elle a commencé à commettre une erreur, ce n'est pas au moment où elle a exprimé son désaccord avec l'institutrice : ce que disait celle-ci — que ses chansons étaient « abê- tissantes » — était tout à fait contestable, et il suffisait de le lui dire simplement. Non, son erreur a été de se sentir tout d'un coup agressée en tant que Chantal Goya, celle que certains médias s'amusent, c'est vrai, à dénigrer parfois. Alors elle a dit : « Comment, moi, abêtissante ? » et elle n'a pas répondu. Elle a dit : « Est-ce que moi vous me trouvez abêtissante ? Est-ce que les enfants me trouvent abêtissante ?... » Oui, au lieu de se défendre calmement, de dire : « Vous avez peut-être raison », mais de laisser juge le public, elle a pris le public à partie ! Or, on doit toujours laisser juge le public, c'est une règle absolue. Une autre règle, c'est que lorsqu'on prend à partie un public, une foule, il y a la partie qui vous suit — qui est d'abord majoritaire, et puis un peu moins, et puis encore moins, et puis minoritaire... c'est toujours ainsi — et il y a la partie qui juge. Dans une manifestation il y a le type qui crie « Untel au poteau ! » ; vous en avez cent qui crient der- rière lui « Untel au poteau ! » et vous en avez dix mille qui écoutent et qui jugent si Untel doit aller au poteau ou pas !

Chantai, elle, a dit : « Les enfants, avec moi!... » A sa décharge il faut dire que nous étions au palais des Sports de Lyon, avec beau- coup plus de monde que d'habitude, et un public qui lui était complètement acquis, ce qui l'a prise à contre-pied. Et dans un premier temps, le public a pris parti pour elle. Mais très vite il s'est

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rendu compte que l'émission dérapait. Et là, elle- même s'en est rendu compte. Elle n'a pas pu l'ignorer puisque je le lui ai dit, moi, pendant l'émission. Je lui ai dit : « Attention ! Je te pro- pose de reprendre les choses en main... » Je lui ai même proposé d'interrompre l'émission, de met- tre trois ou quatre variétés et de voir ensuite deux questions. Elle a refusé. Ce qui devait arriver est arrivé : la majorité est devenue minorité, et réciproquement.

Et d'un seul coup c'est devenu le tribunal populaire. Alors je suis mécontent de cette émis- sion pour deux raisons : d'abord parce que je n'aime pas qu'on détruise la légende du Père Noël, et Chantal Goya était un peu le Père Noël ; ensuite, parce que l'émission ne doit pas être un tribunal populaire. Alors ce qui ne me satisfait pas ce n'est pas seulement son attitude, mais ce sont aussi les réactions excessives du public.

En un soir, elle a abîmé une image ! C'est terrible parce que c'est aussi une responsabilité énorme qu'elle a prise, elle, pas moi ! Combien y a-t-il eu « d'accidents » ? Un cas sur une quaran- taine d'invités ! L'émission était une lourde res- ponsabilité, je suis d'accord, je ne vais pas dire le contraire. Toutes les personnes qui l'ont faite ont pris leurs responsabilités, et la plupart du temps d'ailleurs elles en étaient très satisfaites. Moi j'ai toujours essayé d'être juste. Et juste avec Chantal Goya aussi ! Lorsque certains journalistes essayaient de m'opposer à elle, je disais : « Pour- quoi ? J'ai proposé à Chantal" Goya de partager ma table, elle savait quel allait être le menu. » Même si, après coup, sa mère a dit, dans France- Dimanche, que l'émission était truquée, etc. On

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m'a tout mis sous les yeux ensuite, on m'a même proposé de l'attaquer en justice ! Donc, elle savait à quelle sauce elle allait être mangée, si j'ose dire : elle avait tous les ingrédients.

Certes, je suis d'accord avec elle : la fatigue, ça existe ; la pression, ça existe ; on est énervé, quelqu'un vous asticote un peu... et on craque. Tout à fait d'accord.

Mais ce qu'elle a montré ce soir-là, c'est quand même une partie, une facette d'elle-même. C'est un fait : on n'est pas que ce que l'on montre, mais on est aussi ce que l'on montre. Moi quand je ne souris pas dans la rue et que les gens me disent : « Ah, vous n'êtes pas comme à la télé!... » je m'arrête et je leur réponds : « Vous savez, quand je dors, je ne souris pas non plus ! Non, je ne suis pas comme à la télé ! » Je le leur dis. On n'est pas qu'un, on est mille! Et dans les mille, Chantal Goya nous a montré une part d'elle-même que les gens ignoraient puisqu'elle ne parlait jamais : c'était toujours Marie-Rose...

Chantal Goya ne peut pas dire aujourd'hui qu'elle n'avait pas toutes les cartes dans son jeu. Nous avons accepté de faire son Jeu de la Vérité à Lyon, dans ses décors, devant son public. La partie n'a pourtant pas été gagnante. Je ne l'ai pas abandonnée. Le lendemain je l'ai invitée à venir à n'importe quelle autre émission que j'anime. Ce que je regrette, c'est qu'elle ait choisi d'autres tribunes pour s'expliquer. Là, à mon avis, elle a commis une erreur : moi je serais venu m'expliquer la semaine suivante, dans mon émis- sion. Juste pour une intervention du style : « Voilà, il m'est arrivé cela... Je ne peux pas vous dire que je l'ai fait exprès... Ça m'est arrivé, c'est

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tout, et depuis huit jours je ne dors plus, je ne mange plus, je suis malade... » Je le lui ai pro- posé. Je n'ai pas eu de réponse.

Mes étonnements, mes déceptions, je ne les ai pas manifestés. On m'a, du reste, presque reproché de rester très en retrait au cours de l'émission. J'ai tenu en fait la ligne de conduite que je m'étais assignée dès le départ : être avant tout le premier témoin de ce qui se passait. Et un témoin physique. Neutre mais très présent. Il y avait le public dans la salle bien sûr, qui était assez proche, il y avait aussi les millions de gens devant leur petit écran, mais moi j'étais là physiquement. J'étais à leurs côtés. Car lorsque quelqu'un parle, ses genoux parlent, ses mains parlent, son visage, ses yeux parlent, sa façon de bouger, de se tenir, tout en lui parle. Et là, près d'eux, je sentais toujours quand il se passait quelque chose ! C'est aussi pourquoi j'ai toujours dit aux invités que je n'étais là que pour les mettre le plus possible à l'aise. Pour essayer d'être, au maximum, le coordinateur de ce qui se passait. A la limite, dans les cas difficiles — il n'y en a pas eu trop, mais quelques-uns tout de même — pour essayer d'être le négociateur. Mais pas le tribunal ! Je soulignais simplement, quel- quefois, certaines insuffisances. Lorsque je pen- sais, sincèrement, que la réponse n'était pas satisfaisante — c'est-à-dire pas suffisante —, je disais, d'une manière que j'espère adroite : « Etes-vous satisfait de la réponse qui vient de vous être apportée ? »

Quatre-vingt-dix minutes pour un tel « quitte ou double », c'est une gageure. Mais j'aime mieux que les émissions soient trop courtes : plus elles

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le sont, plus on a envie de les regarder la fois suivante... C'est une règle absolue.

Cela dit, certaines émissions auraient peut-être effectivement mérité davantage, et d'autres auraient mérité moins. Toutes n'ont pas été égales, loin s'en faut ! Delon aurait pu aller plus loin. Sardou était excellent. Pour Sophie Mar- ceau, je regrette de l'avoir invitée. Tout le monde dans mon équipe était contre : « Elle n'a que dix- huit ans... Elle n'a rien à dire... Elle n'a pas vécu... Elle n'intéresse personne, etc. » Moi je leur répondais : « Ça ne va pas ? Elle a fait cinquante couvertures de magazine depuis deux ans, et des milliers de Françaises s'identifient à elle... » Ce qui m'intéressait, moi, c'était la question : « Lorsqu'on est presque star à dix-huit ans, ne rate-t-on pas sa vie d'adolescente ? »

C'était donc là mon thème, que j'ai proposé à Sophie qui, sans réfléchir, a dit oui. Je pense qu'elle n'a pas préparé l'émission. Elle est arri- vée, très sympa, comme elle est dans la vie, un peu naïve aussi, et tout d'un coup il y a eu les attaques à propos de ses cachets. On peut, en France, coucher avec beaucoup de gens, on n'at- tire pas l 'aigreur, mais gagner beaucoup d'argent, alors là, rien ne va plus !... A la limite il y a des gens qui préféreraient être cocus, je crois, que gagner moins que celui qui les rend cocus par exemple !

Aussi quand elle a dit ce qu'elle gagnait, ça a provoqué un choc psychologique. On peut tout dire, mais il y a la façon de le dire. Dire « je gagne mille francs par jour », c'est autre chose que de dire « je gagne trois millions de francs par mois ». En fait, c'était un manque de préparation

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de sa part. Elle ne pensait pas être attaquée de cette manière. Parce qu'il y a eu très peu de questions comme ça. Mais avec elle, il y en a eu deux ou trois vraiment méchantes. Je suis même intervenu une fois pour lui dire : « Je vous inter- dis de répondre à cette question ! Vous n'avez pas à répondre à ces insultes... » Parce que, dans l'anonymat du téléphone, c'est trop facile d'atta- quer quelqu'un !

Sophie, j'ai regretté donc de l'avoir invitée, parce que ça ne lui a pas rendu service. Je suis heureux, aujourd'hui, de savoir que ça ne lui a pas porté préjudice. Elle s'est expliquée en disant qu'elle regrettait, elle aussi, d'être venue, mais j'espère que cette aventure ne ternira pas nos relations...

En tout cas, son Jeu de la Vérité a montré que réussir est une chose, mais que réussir jeune, c'est dramatique. C'est très mal perçu! Il a surtout montré que le langage qu'il faut employer devant une caméra de télévision doit être extrêmement prudent. La dimension des caméras implique qu'il faut peser chacun de ses mots.

Le choix des invités m'a placé devant tous les cas de figure : ceux que je pressentais ne se sont pas toujours décidés sans que j'insiste. Un certain nombre ont accepté d'emblée ou, après avoir décliné, ont cédé à mon argumentation. C'était mon rôle de producteur de les amener et non de me contenter de leur dire « au revoir ». D'autres ont voulu se faire inviter. Même des hommes politiques. Moi je m'étais dit qu'aucun homme politique n'y passerait avant mars 86 — avant les élections législatives. Non pas parce que je

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n'aime pas les hommes politiques ou la politique. Parce que c'est un spectacle aussi ! Il faut penser à l'audience, c'est important tout de même, il ne faut pas en avoir honte... Mais j'estimais que la tribune politique ne devait pas entrer dans cette émission jusqu'aux élections. A l'époque, je pen- sais prolonger le Jeu de la Vérité, et puis les événements qui ont secoué l'audiovisuel m'ont incité à rechercher d'autres voies, d'autres expé- riences.

Des hommes politiques ont donc été deman- deurs. Des vedettes aussi, que nous n'avons pas retenues. Pourquoi ? Jamais par animosité per- sonnelle. Jamais ! Non, parfois nous pensions que ce n'était pas assez « épais » ; « Parlez-moi de moi, y a que ça qui m'intéresse »... il faut aussi que ça intéresse le public ! Ou bien la demande tombait à une période où notre programmation était bouclée. Et puis il y a eu une annulation qui, n'était pas de notre fait : j'avais programmé Édouard Leclerc et... disons que la direction de la chaîne m'a demandé de le reporter, parce que ça tombait dans une mauvaise période... J'ai dit : « Mais c'est de la censure ! — Non, la censure serait de l'annuler. Reportez-le simplement au mois de mai... » C'est ce qu'on a décidé, et lui- même était d'accord d'ailleurs. Et puis ça ne s'est pas fait, j'ai décidé d'arrêter cette émission.

Il m'en coûte quelques regrets. J'aurais aimé y recevoir Catherine Deneuve, Brigitte Bardot... Bardot ne veut pas se montrer devant une caméra de télévision pour l'instant. Elle n'en a pas envie. J'espère quand même la convaincre de faire un jour une émission avec moi, c'est un de mes grands rêves...

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Quant à Catherine Deneuve, elle n'a jamais accepté non plus de faire le Jeu de la Vérité. Elle a dit non. Ce n'était pas simplement une question de peur. « Peur », c'est un mot très vaste d'ail- leurs. En fait, les vedettes appréhendent le fait de se trouver en contact direct avec leur public et de ne rien contrôler... Non pas qu'elles aient des choses à cacher, non, elles appréhendent plus la forme que le fond...

Parce qu'elles se laisseraient volontiers inter- viewer par un journaliste, en allant jusqu'au bout : un journaliste, un professionnel du specta- cle, ça les rassure. Alors que la formule du Jeu de la Vérité, cette voix qui sort d'on ne sait où et qui va demander on ne sait quoi...

J'ai aussi regretté une absence, celle de Phi- lippe Noiret. Je n'ai pas demandé à Simone Signoret parce que je savais qu'elle était déjà très malade et je ne me sentais pas la force... Il y a des choses que je ne peux pas faire...

Léo Ferré a été l'un des premiers à se porter volontaire. On n'a jamais trouvé le moment... Moi j'étais très partisan de l'inviter; autour de moi, c'était moins l'enthousiasme... Alors comme je ne prends pas les décisions seul, que ce sont des choix collectifs, je me rallie à l'avis de la majo- rité... D'autant que la seule fois où j'ai agi seul en disant : « C'est moi qui décide, point à la ligne ! », c'était pour Sophie Marceau !

Il y en a d'autres qu'on aurait pu faire venir, des gens comme Platini, Noah, etc. Mais le « Jeu » est terminé. Pourquoi le stopper, me dira- t-on, alors qu'il marchait très fort ? Je pense qu'il faut arrêter les émissions quand elles sont au sommet, et pas sur le déclin. En tout cas, ça a

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toujours été ma méthode. Et puis ma nouvelle émission m'excite davantage.

Au terme de cette expérience, je voudrais en dresser le bilan. D'abord sur le plan de l'éthique. Ensuite sur le plan personnel.

Le Jeu de la Vérité m'a aidé à prendre la mesure du pouvoir de l'homme de télévision à la fois vis-à-vis des artistes et vis-à-vis du public. Ce pouvoir est inéluctable, et ceux qui prétendent le contraire sont des menteurs. Mais c'est quoi, le pouvoir ? D'abord, c'est une responsabilité. Lors- qu'une émission est regardée par vingt millions de personnes, ça signifie quelque chose ! Notre responsabilité à nous existe, non pas au niveau de la présentation ou de la programmation — vais- je présenter un punk ou pas ? —, elle se situe dans le langage. On peut tout dire à la télévision, en France, en 1987. Et tout dire à n'importe qui. Mais tout est dans la façon de le dire... Et notre responsabilité, elle consiste à aider ceux qui ne disposent pas de ce langage, mais qui ont le talent d'autre chose, à exprimer ce talent. C'est-à- dire que si vous êtes maladroit, ou malhonnête, vous pouvez faire détester quelqu'un, ou quelque chose, en quelques instants. Notre rôle est donc de présenter, éventuellement d'expliquer; il est de mettre tous les atouts en jeu pour que les choses ou les gens soient sinon aimés, du moins compris...

Parlons des artistes que j'ai invités ainsi en direct. Ai-je relevé des mensonges flagrants au cours du Jeu de la Vérité ? Oui, des gens ont menti. Et ceux qui ont menti ont menti souvent.

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Je ne citerai jamais les noms, mais ceux qui ont menti l'ont fait à plusieurs reprises. Oui, il y en a donc qui ont été parjures. Mais ça ne m'a pas déçu, non. Ça ne m'a pas déçu en ce sens qu'ils ne mettaient en cause qu'eux-mêmes.

Et j'irai plus loin : je dirai même que les mensonges ont... servi à la vérité, en fragilisant ces invités.

Cela prouve aussi que le public était un détona- teur : un journaliste n'aurait pas obtenu les mêmes effets. Dans son rôle de Candide, le public touchait souvent des points sensibles. Parce que dans ce métier on se connaît assez facilement et assez rapidement, d'artiste à journaliste et de journaliste à artiste. Alors que là, on ne savait pas qui étaient les questionneurs, ce qui introduisait une dimension supplémentaire de mystère : tout à coup, cet inconnu pouvait poser une question à laquelle l'invité aurait répondu différemment à un journaliste. A un journaliste, on peut répon- dre : « Je vous le dis... mais je ne vous le dis pas... » Il y a une certaine connivence, c'est la « cuisine » du métier. Tandis qu'ici, il n'était pas question de : « Je vous le dis mais je ne vous ai rien dit... » C'était : vous le dites, ou vous ne le dites pas; on ne pouvait pas avoir les deux...

J'en viens à ce que j'ai retiré personnellement de cette aventure. Je dois reconnaître que cette émission m'a apporté, quand même, un nouveau public qui ne regardait pas Porte-bonheur. Un public qui, donc, ne me connaissait pas beau- coup, et qui m'a découvert à travers le Jeu de la Vérité. Ça a donc accru ma notoriété, et c'est une dimension importante pour moi : je me considère aujourd'hui comme un homme de communica-

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tion et ce que je veux, c'est un maximum de moyens pour communiquer un maximum de choses. Tout ce qui me permet d'accroître ces moyens est pour moi précieux. L'émission a moins modifié ma façon de voir les artistes invités que ma façon de me voir, moi. Très égoïstement. Parce que j'avais un rôle d'écoute dans le Jeu de la Vérité. Et je pense que toute personne dont le métier consiste à parler devrait avoir un jour un rôle d'écoute. Parce qu'on parle trop, et on n'écoute pas assez... Moi, de par mes origines (ma mère est italienne), j'avais déjà l'habitude qu'on me parle, qu'on me raconte des histoires — l'habitude, donc, d'écouter. Mais la télévision, si vous n'y prenez garde, vous fait perdre rapidement le sens du réel et de la mesure. Elle vous fait oublier des principes simples, qui sont les règles du mieux-vivre. Pour moi, le Jeu de la Vérité a été un utile retour aux sources, une expérience positive dont je n'ai pas fini de tirer les effets bénéfiques.

Enfin, le Jeu de la Vérité a fait aussi évoluer un peu le langage à la télévision. Parce que tout de même, jamais personne n'avait pu dire en direct, à une heure de grande écoute : « Alors ça va mon petit baiseur ?... » à Gainsbourg ou, à Guy Bedos : « Vous n'êtes qu'un goujat! », à quoi Bedos répondait : « Que diriez-vous si je vous traitais de pute ?... » Les gens, au Jeu de la Vérité, qu'il s'agisse des artistes ou du public, se sont quand même exprimés sans la moindre contrainte.

Le Jeu de la Vérité, c'était en réalité le Jeu de la Liberté.

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DEUXIÈME PARTIE

AU LIVRE D'OR DE L'ÉMISSION

Les chevaliers de la bonne figure

COLUCHE

L 'homme qui ha ï ssa i t le mensonge

Coluche a battu tous les records d'audience. Il est venu deux fois à l'émission et même trois, TF 1, en hommage posthume, devant l'émotion suscitée par sa brutale disparition, ayant redif- fusé sa première émission. Ce match en deux mi- temps constitue un document exceptionnel sur l'homme et l'artiste. Coluche mérite bien d'appa- raître en tête de cet ouvrage, après avoir reçu un dernier adieu de Richard Cannavo qui nous aide à saisir toute la complexité du personnage et le double sens de son dernier impromptu télévisé.

Adieu, Coluche Les clowns, c'est bien connu, portent en eux la

tristesse. L'histoire de Coluche, l'homme qui

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avait su créer une nouvelle forme de comique, ne fait plus rire du tout : il est mort le jeudi 19 juin 1986 dans l'après-midi, il est mort de cette envie de vivre, jusqu'à l'excès, qui semblait le consu- mer. Il est mort de son amour pour la moto, et la moto chez lui était comme le rêve d'un gosse de pauvre qui bavait jadis devant les « mobs » en traînant la savate à la périphérie.

Coluche, c'était un copain et un frère, c'était notre semblable. Avec sa salopette et son nez rouge il était comme un Auguste de jeu de massacre, mais un Auguste qui aurait inversé le tir : c'est lui qui balançait les bombes...

Coluche, c'était un peu Zorro : il était la revanche des anonymes, la revanche du peuple face à ses dirigeants. « Faire rire, disait-il, c'est encore la meilleure façon d'aller le plus loin possible. » Et il allait loin. Debout. Très droit, toujours. De lui on disait parfois qu'il ne respec- tait rien ; en réalité il se refusait tout simplement à toute compromission, ce qui est, bien souvent, une manière d'insolence... Il était devenu le défouloir, le déversoir, le grand dégueuloir de la nation, il était devenu le porte-parole des obscurs et des sans-voix — même s'il le faisait avec une outrance parfois discutable.

En 1980, pourtant, lorsqu'il s'était porté candi- dat à l'élection présidentielle, la farce avait failli basculer dans le pénible. La règle est bien con- nue : en se plaçant ainsi dans la position de ses cibles, Coluche se mettait en danger. En danger de sérieux, ce qui, en la circonstance, eût été tragique. Heureusement, il sut alors, avec cet instinct prodigieux qui était le sien, s'effacer juste à temps...

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C'était pourtant là un signe des temps... On s'était beaucoup gaussé, en France, de l'irruption dans l'arène politique américaine de Ronald Reagan, ex-comédien de quatrième zone, ex-cow- boy de séries B depuis longtemps oubliées. Quoi ? la glorieuse Amérique songeait à confier sa desti- née à un saltimbanque, raté de surcroît !

Et voici que chez nous apparaissait Coluche ! Coluche, le candidat des bistrots et de la fange, le « candidat nul » dont on se demandait si les foucades devaient faire rire ou pleurer, si elles devaient réjouir ou inquiéter. Coluche, et des siècles de combats pour parvenir à des institu- tions démocratiques étaient soudain balayés par un clown... Coluche, professionnel des médias — ce qui, de nos jours, est énorme — cultivant le degré zéro de la politique et rencontrant un stupéfiant écho.

Stupeur, oui : le « candidat rigolo » montait à l'assaut de l'Elysée, à l'assaut du pays avec une grâce éléphantesque, brandissant la massue dans ce duel à fleurets mouchetés que sont des prési- dentielles, il affirmait n'agir que pour « semer la pagaille », se montrant purement négatif, criti- quant tout, couvrant tout le monde d'injures, et surtout ne proposant rien, et pourtant on lui prédisait un « score » confortable !

D'un seul coup, tout s'inversait : ce n'était plus la politique qui virait à la farce, c'est la farce qui devenait politique... Car en quelques semaines le, « candidat de cabaret » avait acquis une certaine « épaisseur » : des télex n'étaient-ils pas partis de Matignon pour barrer la route à cet olibrius ridiculisant à plaisir les institutions ? N'avait-on pas vu le Centre d'information civique, dont la

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vocation est d'inciter les gens à voter, écrire : « Il faut y voir (dans ce succès de Coluche) une manifestation du goût à la fois destructeur et ordurier que nourrit, en un coin caché de son inconscient, une fraction — quelle est son impor- tance ? — du peuple tenu pour le plus spirituel au monde... »

Coluche n'était pas Caligula nommant séna- teur un cheval, ni même Ferdinand Lop propo- sant de prolonger le boulevard Saint-Michel jus- qu'à la mer : il était le produit d'un système et d'une époque. Il était, aussi, l'émanation de tout un peuple.

On a pu dire de lui, à l'époque, qu'il était le révélateur de l'incroyable dégradation de nos choix politiques. Ce n'était pas si simple : cet athlète de l'anti-tout jouait en fait sur deux tableaux, sur une double sensibilité très classi- que : le mépris du politicien et l'anarchisme — plus frondeur que violent. Car l'hostilité envers la classe politique est une constante de l'esprit français, qui s'exprime volontiers en période difficile, et qui resurgit à chaque échéance impor- tante.

En fait, davantage peut-être que le signe d'une crise politique profonde, Coluche était un épiphé- nomène amplifié par une intelligentsia déca- dente. La dérision, bien sûr, délivre chacun de ses responsabilités, et c'est en cela qu'elle est dange- reuse. Malgré les éclats de rire, en effet, la politique n'est pas une plaisanterie : des gens en sont morts, des gens en meurent encore dans le monde...

La campagne présidentielle de 1981 s'annon- çait morne et, dans une France assoupie en cette

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fin de siècle maussade, les gens s'apprêtaient à aller aux urnes en traînant la jambe. Coluche, « le seul candidat qui fasse salle comble tous les soirs », c'était le coup de pied dans la fourmi- lière : ça grouillait et ça s'éparpillait, ça s'affolait aussi...

C'est incontestable, les thèmes antipartis, anti- politiques que développait avec une férocité gourmande l'Attila des ondes correspondaient à quelque chose dans l'opinion, un courant nou- veau, puissant : partout en France montaient des réactions de rejet envers la politique et son spectacle, ses déchirements et ses alliances. Alors, face à Coluche, face à son langage vert et à son insolence, la classe politique tout entière se drapait dans la vertu, clamant son indignation et son mépris.

C'était peut-être aller un peu vite. Le rire a toujours été une arme de contestation.

Une arme contre le désespoir. En 1981, le déses- poir de milliers d'hommes et de femmes avait pris le visage de Coluche. Question capitale : combien de rieurs le La Bruyère du XIVe (arron- dissement) allait-il transformer en électeurs ?

Il allait rafler, disait-on, tout ce qui traînait dans une France déprimée, les fatigués de tous les « ismes », les anars, les amers, tous les margi- naux sans doute — lui, le plus marginal de tous ! Soit. Et alors ? Que valaient donc ces voix-là, prêtes à s'engouffrer ainsi dans la brèche ouverte par un guignol ?

Le droit à la critique, à l'irrespect, à l'ironie est inséparable de l'exercice de la démocratie. Même les monarques les plus absolus admettaient jadis, parmi leurs courtisans, la présence d'un bouffon

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qui disait au roi qu'il était nu. Qui lui disait ses vérités. Le privilège de la démocratie est en outre de permettre à toute voix de s'élever dès lors qu'elle représente un courant de pensée. Qu'on le veuille ou non, c'était le cas de Coluche. C'est aussi le privilège de la démocratie de sécréter ses propres outrances.

C'est bien pourquoi celui qui clamait : « Avant moi la France était coupée en deux, avec moi elle sera pliée en quatre » n'était que le pantin déri- soire de la fête des fous — même s'il recevait de surprenants soutiens et d'invraisemblables coups bas qui, parfois, faisaient tourner la farce à l'intolérance : l'écho qu'il suscitait prêtait à lui seul à la réflexion...

L'affaire, donc, était sérieuse, et le clown faillit y trébucher. Heureusement, il sut finalement s'effacer juste à temps...

L'un des grands talents de Coluche aura été de transformer le comique. Il avait su faire sauter tous les tabous et avait fait souffler un grand vent de liberté où tous, à sa suite, avaient été emportés. Il y avait en lui, c'est vrai, une espèce d'agressivité naturelle qui n'était en fait que défense : l'ex-enfant pauvre de Montrouge n'avait jamais oublié l'humiliation de n'être rien.

Michel Colucci naît le 28 octobre 1944. Son père meurt alors qu'il n'a que trois ans. Sa mère, fleuriste, fait ce qu'elle peut pour élever ses deux enfants dans leur pièce unique. « Quand on regardait l'horizon, on voyait des cheminées... » Le petit Michel est, disons-le, un cancre. Il s'en- nuie à l'école. Ainsi, le jour de son certificat d'études il préfère aller voir Marilyn au cinéma !

A dix ans, il traîne déjà dans les bistrots, entre

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1 bagarres et flippers. A quinze ans, quand ses copains ne parlent que petit commerce ou fonc- tion publique, lui ne rêve déjà que de gloire. Un jour il demande à une caissière de cinéma com- ment on devient une vedette : « Avec ta tête, mon p'tit gars, ça risque pas ! »

A quatorze ans, il travaille. Il fera un peu de tout, télégraphiste, livreur, photographe à la sauvette, vendeur de glaces, plongeur, etc., avant d'échouer chez un fleuriste — comme sa mère. Anecdote significative : il travaille alors avec une dame âgée, dont il s'amuse à se moquer parfois. Mais un jour le patron annonce à son personnel qu'il ne peut pas le garder intégralement. « Gar- dez la vieille dame, dit aussitôt Coluche, elle a besoin de travailler. Moi je suis jeune, je me débrouillerai toujours... » Et il s'en va.

C'est au retour de son service militaire, en 1965, qu'il décide de franchir le pas et de « faire l'artiste ». Il s'achète une guitare et, frôlant la cloche, il hante les boîtes de la rive gauche. « Un soir je suis entré chez " Bernadette " pour faire la manche. On m'a gardé pour faire la vaisselle. J'ai fait le ménage, les courses, la cuisine, et puis comme il y avait un cabaret et que personne ne voulait commencer, c'est moi qui ai assuré le lever de torchon avec deux chansons de Bruant. » C'est là que, petit à petit, il va, tout seul, découvrir ses talents d'amuseur.

C'est en 1968 qu'il rencontre Romain Bouteille, avec lequel il va monter le Café de la Gare, le premier café-théâtre, qui révélera Miou-Miou, Depardieu, Dewaere, Rufus, d'autres... Cette fois c'est parti : il est sur orbite. Dès 1970 il se séparera du groupe : « On se faisait mutuelle-

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ment de l'ombre. Je devenais chiant pour les autres. » Il entame alors sa carrière en solo. Désormais, plus rien ne pourra l'arrêter. Comme il dit, il a « trouvé une combine pour réussir sans qualification »...

Il réussit, oui, au-delà de ses rêves les plus fous. En dix ans à peine il va pulvériser tous les records d'audience, de ventes et... de gains. Mais ce succès qui le dépasse sans doute un peu le mine aussi. En 1981, saturé, épuisé aussi, il fait ses adieux au music-hall. Il a trente-six ans. « Maintenant, dit-il, j'ai enfin le temps de dépen- ser mon pognon. » Et il s'enfuit. Il s'achète deux bateaux, qu'il coule dans la mer des Caraïbes — encore un rêve d'enfance : il n'a jamais navigué ! Il s'achète trois maisons aussi, à la Guadeloupe, qui sauteront dans des attentats. Sans doute parce que, ne sachant pas résister à un bon mot, il a répondu un jour à un journaliste local qui lui demandait pourquoi il venait s'installer là : « Parce qu'on y trouve moins de Noirs qu'à Paris... »

Pour conserver une activité, et ne pas se laisser tout à fait oublier, il va alors se tourner vers le cinéma, « ce métier de feignasse ». Il y mènera une carrière plutôt médiocre, excepté sa compo- sition dans Tchao Pantin où il sidère tout le monde et qui lui vaut un César. On crie au génie, et au nouveau Raimu. Lui : « C'est beaucoup plus Raimu qui leur manque que moi qui ai du talent. » Mais ce pompiste de nuit couleur muraille qui avale des cafés « arrosés » et s'abat sur son lit défait sans dormir, qui ne parle pas et observe le monde, cet homme qui se détruit, le cœur ouvert, c'est aussi Coluche. Car Coluche a

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toujours été multiple. Il a toujours été un autre. Timide et audacieux, orgueilleux et humble, rusé et naïf à la fois, Coluche n'était qu'un homme hanté par la nécessité de vivre, et son amour pour les autres. Lui seul pouvait imaginer — et mener à bien — une opération comme les Restaurants du cœur, lui qui, sous sa gouaille, a toujours su cacher la petite fleur en lui, qui disait : « Il s'agit d'apporter un petit peu de bonheur à ceux qui en manquent le plus. »

Le 19 juin 1986 dans l'après-midi, sur une petite route alanguie au soleil du Midi, un semi- remorque en perdition a fauché un homme heu- reux, un homme au cœur énorme qui disait : « Je ne crois pas en Dieu parce que j'ai peur qu'il ne croie pas en moi. » C'est une mince consolation : Coluche en effet était heureux, heureux comme peut-être il ne l'avait jamais été. Après six ans d'absence il avait éprouvé le besoin de retrouver le public. Il avait décidé — et annoncé — sa rentrée. Il avait pratiquement terminé l'écriture de son nouveau spectacle. Un spectacle totale- ment différent, qui nous aurait révélé un nouveau Coluche. Un de plus. Hélas, nous ne le connaî- trons pas.

De lui nous garderons l'image d'un homme qui a toujours tout donné, et qui n'a jamais menti. Ce n'est pas un hasard s'il est le seul à avoir participé deux fois au Jeu de la Vérité : Coluche haïssait le mensonge.

Patrick Sabatier. — J'ai eu l'occasion de revoir certains de mes invités du Jeu de la Vérité et de leur demander ce que l'émission leur avait

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apporté. Pour la plupart, l'épreuve a été une étape importante de leur vie. Le destin ne m'a pas permis de prolonger mes échanges avec Coluche. Les autres sont parmi nous, et notre dialogue peut se poursuivre. Leurs réponses aux questions du public ne sont qu'un moment de leur trajectoire, une phase de leur dialectique vivante. Si révélatrice soit-elle, elle peut être corrigée par bien des lendemains de leur exis- tence. Quand je leur ai offert d'ajouter un com- mentaire, certains en ont profité, d'autres ont estimé avoir dit l'essentiel lors de l'émission ou tourné la page. Ceux-là ont pris date pour un autre tournant de leur vie.

Il n'en est, hélas, pas de même pour Coluche. Ses reparties qui ont fusé en direct se trouvent être par la force des choses comme des dernières paroles. Et pourtant elles n'étaient pas du tout destinées à l'être. Il avait encore bien des choses à dire. Pour ne pas leur donner la gravité d' « ultima verba », mais aussi pour en souligner la portée, je me devais de les replacer dans leur contexte et d'en rendre compte comme témoin de ce feu d'artifice aux éclairs de vérité.

Coluche s'est beaucoup amusé lors de ses deux émissions, enrobant ses quatre vérités de facé- ties, de jeux de mots, de gags. Quelle verve, quel talent pour le « direct » ! Il faisait mouche à tout coup. Pour lui rendre hommage, j'ai choisi de retenir les traits qui sonnent le plus vrai, qui sont marqués au coin de la finesse et même empreints d'une certaine gravité, d'une émotion maîtrisée. Voici un florilège de ce qui est « mémorable » et qui laisse entendre les battements de cœur de l'ami Coluche. J'ajoute pour la compréhension

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du lecteur quelques commentaires éclairant les événements importants auxquels certaines ques- tions du public se réfèrent.

Racisme, snobisme

— Je voudrais savoir si vous portez un badge « Touche pas à mon pote » par conviction antira- ciste ou par snobisme. Parce qu'il me paraît bien facile d'être antiraciste dans les quartiers chics de Paris ou sur la Croisette à Cannes.

Coluche. — ..: Je porte le badge comme ces jeunes qui se réunissent pour dire : Nous, on a des copains qui sont noirs ou arabes d'origine, qui sont nés en France, on est potes avec eux et ne nous faites pas chier avec vos conneries...

Son ancien instituteur — il l'a eu dans sa classe rue de Bagneux à Paris — témoigne : Coluche né dit pas toujours la vérité. Il assure qu'il était un cancre. J'affirme le contraire.

Réponse de Coluche : — Donc il est un peu responsable... c'est un peu sa faute (si je suis ainsi).

L'instit lui demande quel souvenir il garde de cette époque — Coluche avait alors dix ans.

— Des copains, répond-il, quelques profs... un prof de menuiserie auquel j'avais balancé mon rabot... des conneries en somme... le directeur qu'on appelait Tarzan, parce qu'il était bossu — c'est cruel un enfant. Après ça grandit mais ça reste quand même des enfoirés...

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Les menteurs

On lui rappelle qu'il a dit au cours d'un journal télévisé : Tout le monde ment, on vit dans un système de menteurs. Superbe, il confirme : « ... Effectivement, les hommes politiques sont tous des menteurs. Et je ne l'ai pas inventé : un sondage récent a prouvé que 82 % des Français pensaient que les hommes politiques étaient des menteurs. »

Ses origines italiennes

Pourquoi avoir francisé votre nom ? lui demande-t-on. Aurait-il eu peur que sa conso- nance étrangère soit une entrave à sa carrière ? Quand il était petit, ce n'était pas très bien vu d'être italien au lendemain de la guerre. « Sim- plement comme les Italiens n'avaient pas le physique reconnaissable qu'ont les fils d'immi- grés arabes ou africains, on était moins emmerdés... » C'est beaucoup plus tard qu'il a changé son nom : quand il débutait au cabaret, un camarade l'a appelé comme ça, comme pour lui donner un diminutif, il a gardé cette transpo- sition.

La grossièreté

— Coluche, c'est quoi la grossièreté ? Il répond que c'est une défense contre la vulga-

rité.

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Le candidat

L'affaire avait commencé comme une énorme blague de chansonnier, un « coup » médiatique pensé par un agent particulièrement malin. Peu à peu elle est devenue un véritable événe- ment, un révélateur politique de première importance. En octobre 1980, lorsqu'il annonce sa candida- ture à l'élection présidentielle prévue en mai 1981, Coluche part pour une caricature sai- gnante en visant, au mieux, 1,5 % des voix ; en décembre, les sondages lui en accordent jus- qu'à dix fois plus, et sans l'avoir vraiment voulu sans doute il se retrouve à la tête de l'un des plus formidables et des plus étonnants phénomènes politiques de la Ve République. Devant sa candidature, les partis politiques, sans exception, feront la fine bouche, et les « vrais » politiques exprimeront une réproba- tion d'abord condescendante et teintée d'un certain mépris. Seulement les Français ne les suivront pas sur cette voie : ils ont pris le fantaisiste sinon au sérieux, du moins en consi- dération. C'est ainsi que, le 2 décembre, un sondage Indice Opinion-Quotidien de Paris cré- dite Coluche de 10 à 12,5 % des suffrages ; deux semaines plus tard, le 14 décembre, une autre enquête IFRES-Journal du Dimanche lui accorde 16,1 % des voix ! Ce sera là son maxi- mum. Mais le monde politique en frémit de stupeur, et d'horreur. Le « candidat nul » est devenu un authentique paramètre du débat politique ! Car même s'il est un anticandidat

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qui ne veut pas être élu et dont le seul pro- g r a m m e consis te à ne pas en avoir, les Français lui ont fait bon accueil, et plus encore ! « C'est un coup de pub formidable monté par mon imprésario », se félicite au début celui qui a pour mot d'ordre : « Un pour tous, tous pourris ! » et pour slogan : « J'em- merde la droite jusqu'à la gauche ! » Mais la farce, donc, prend de l 'ampleur . C'est ce que l'on appelle alors « l'effet Coluche » : il grimpe dans les sondages et dans les têtes : il est pris à son propre jeu... « Après avoir ouvert ma gueule, dit-il, j 'ai vu qu'il y avait de l'écho... » Il affirme aussi en rigolant — et à la réflexion ce n'est pas si drôle — que s'il passe le premier tour, « le mec qui sera élu l ' aura été contre un clown », ce qui, selon lui, ridiculisera l 'institution présiden- tielle... En réal i té le phénomène Coluche t radui t alors — et peut-être approfondit — la rup- ture entre le milieu politique et un certain nombre de citoyens. Il se nourrit du vieux réflexe antipoliticien, toujours vivace dans la culture française, autant qu'il l'alimente. Coluche, tout naturellement, recrute le gros de ses troupes dans les rangs des absten- tionnistes. Ils sont d'ailleurs la cible qu'il vise en priorité. Mais il ratisse aussi plus large : on trouve aussi des « Coluchistes » parmi les sympathisants de tous les partis, mais davantage à gauche qu'à droite toute- fois. Du coup, c 'es t vrai , le phénomène change de nature : qu'il l 'ait prévu ou non,

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qu'il l 'ait voulu ou non, Coluche ne fait que perturber le jeu. Il en modifie les données. Il risque, au bout du compte, d'en influencer l'issue... Oui, s 'il n ' es t pas un cand ida t crédible, Coluche est alors le dernier en date des signes d 'un extraordinaire rejet du débat politique par les Français. « Il a raison de tourner en dérision l'ensemble des dirigeants politiques », estiment 43 % des personnes interrogées par la SOFRES le 19 décembre pour le compte d'un groupe de quotidiens régionaux. On retrouve principalement cette approbation parmi les sympathisants de la gauche, les plus maltraités par l 'actualité politique à l 'époque et les plus fondés, aussi, à douter de ceux qui, depuis des lustres, leur promettent le pouvoir sans réussir à l'obtenir. Analysant ces chiffres, un Alain Duhamel, spécialiste des questions politiques, écrit alors : « Lorsque les Français portent quelque intérêt à Coluche, c'est parce que son personnage protestataire incarne le désen- chantement à l 'égard des principaux leaders politiques. » De son côté Albert du Roy, édito- rialiste politique, écrit dans l'Express : « La leçon est claire : la France fait, comme cela lui arrive régulièrement, une allergie. Coluche, c'est une crise d'urticaire... » Point d'orgue de ce phénomène stupéfiant : dans son numéro du 2 janvier 1981, Paris- Match, comme chaque année, établit le bilan, aux yeux des Français, de l'année écoulée. Or, dans le sondage sur les événements français les plus importants de 1980, la candidature de Coluche arrive en troisième position, avec 13 %

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des suffrages, devançant même la visite du pape ! La farce finira en quenouille. Boycotté par les médias et lâché par les élus qui, par centaines, lui avaient pourtant promis leurs voix (il faut alors cinq cents voix d'élus pour pouvoir se porter officiellement candidat; il n'en totali- sera au bout du compte que onze !), Coluche ira jusqu'à mener quinze jours de grève de la faim pour protester contre son éviction du débat, une action dont la presse ne se fera même pas l'écho! Exit, donc, le « candidat nul ». Pour- tant l'effet Coluche est loin d'avoir été nul : selon tous les spécialistes il a provoqué l'inscription de dizaines de milliers de gens sur les listes électorales. Pour finir, on rapportera ce qu'il disait, en mai 1981, à Jean-François Bizot d'Actuel: « Regarde-moi : je suis parti de ma banlieue avec à peine le certif et je suis arrivé, avec dix pour cent des voix, à faire chier les quatre grands partis. Alors c'est normal si je suis pas peu fier !... »

— Lorsque vous avez déclaré être candidat à l'élection présidentielle, était-ce une action publicitaire ? Et est-il exact que vous ayez subi des pressions afin d'y renoncer, et de la part de quels partis politiques ?

Réponse du candidat. — Une manœuvre publi- citaire ? Oui, bien sûr... Est-ce que j'ai subi des menaces ? Oui, de tous les partis politiques. Sous une forme particulière, chacun m'a dit : de chez nous, vous ne risquez rien, mais méfiez-vous des autres, ils sont dangereux.

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S'il avait été élu, quelles mesures aurait-il prises contre la violence, le chômage, le racisme, etc. Il tient à mettre les pendules à l'heure : il ne s'est pas présenté pour être président mais pour être candidat. Nuance ! Et de souligner : « C'est la première fois dans le monde que, dans une démocratie, un mec obtient autant dans les sondages alors qu'il avait demandé à ne pas être élu... »

S'il n'avait pas de programme, il avait des idées :

Chômage : « Foutre les feignants au chômage, ceux qui veulent travailler au boulot. »

Violence : « Les gens les plus dangereux, ce sont ceux qui ont des armes. Commençons par changer la mentalité de la police. »

La drogue

Ce qu'il a dit de la drogue peut aider les jeunes à s'en sortir. Il a la franchise de parler de son expérience de l'alcool et de confier qu'il a goûté aux drogues. Et sans la moindre complaisance. Pourquoi a-t-il fait ce qu'il estime être mal ? « Parce que je suis de toute manière une nature excessive, et si je fais un truc, je le fais trop. » Il a le courage de déclarer que la drogue est un fléau plutôt que de se justifier en invoquant la liberté de l'artiste. Comment s'est-il arrêté ?

« ... J'ai arrêté de boire un jour où j'ai failli me noyer dans le caniveau... Je me suis dit que c'était peut-être le moment de s'arrêter... J'ai stoppé la drogue à un moment où j'allais y jouer ma vie et ma carrière... J'ai pas eu envie de ça. Bon, c'est

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Le jeu de la vérité

Pa t r i ck S a b a t i e r

Figure célèbre de la télévision française. Les émissions qu'il anime rencontrent toujours un taux d'écoute considérable.

Le jeu de la vérité : l'émission choc de Patrick Sabatier sur TF1. La rencontre détonante du public français avec les stars du spectacle. Le cirque romain de l'âge électronique.

On comprend que vingt millions de téléspectateurs aient vécu chaque séance comme un événement. Et que les artistes sur la sellette aient gardé de l'expérience le souvenir d'une épreuve à la fois terrifiante et vivifiante. Quand, dès son arrivée, l'invité(e) levait la main droite et jurait de dire "toute la vérité, rien que la vérité", il (elle) ne savait pas jusqu'à quel point...

Ce livre intéressera tous ceux qui veulent revivre les temps forts du test de vérité. A la suite de Sardou, Gainsbourg, Bedos, Lama, Mireille Mathieu, Dalida, ils pourront jouer eux-mêmes au "jeu de la vérité".

Texte inti

En couverture photographie F. Meylan/Sygma

FJ 2347 ISBN 2-277-22347-6 IV 88 Catégorie

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