le droit à la déconnexion : une utopie sans futur

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Nicole Turbé-Suetens & Patrick Bouvard 1 Le droit à la déconnexion : une utopie sans futur Le « droit » à la déconnexion est à l’ordre du jour, histoire de compenser les excès induits par l’usage tant généralisé qu’incontrôlé des nouvelles technologies. Et comme d’habitude, en France, on veut agir sur le symptôme et non traiter la maladie : réglementer l’usage, donc, quitte à ajouter une couche supplémentaire à des lois déjà décalées... lorsque sortent enfin leurs décrets d’application ! Cela va à l’encontre de l’évolution du monde… et donc aussi de celle du travail. Avant de légiférer, il serait peut-être nécessaire de se demander pourquoi de tels excès se développent ; et s’attaquer aux causes plutôt que de chercher à contraindre les seuls effets ! Certes, il est parfaitement légitime de vouloir protéger les salariés contre les pratiques intrusives de leurs managers et / ou de leurs collègues : mails, SMS, messages vocaux, notifications sur les Réseaux Sociaux, etc. à toute heure du jour et de la nuit, week-end et vacances compris. Mais compte tenu de la rapidité d’évolution des outils et des pratiques, il est illusoire de penser qu’en la matière les nouveautés du monde de demain – à peine esquissées sous nos yeux aujourd’hui – puissent se contrôler à grands coups de réglementations qui auront de toute façon, à terme, toujours trois temps de retard. Il convient de remettre les choses à leur juste place, y compris le droit mais seulement lorsqu’il est vraiment nécessaire. Dans l’intention quelque peu paternaliste de limiter les dérives, certaines entreprises ont d’ailleurs elles-mêmes décidé de fermer arbitrairement "les tuyaux", pour ne plus permettre aux salariés de travailler et / ou d'être sollicités en dehors des heures légales (Reunica par exemple), même et y compris pour ceux qui auraient envie de travailler ! Mais cette infantilisation, avérant l’incapacité des salariés à se responsabiliser, risque en fait de générer des effets pervers inattendus : la démotivation ou le désintérêt de salariés qui souhaitaient s'engager différemment envers leur employeur. Pas vraiment judicieux lorsqu’on connaît les chiffres mondiaux du désengagement des salariés, chez des nations en quête éperdues de marchés et de compétitivité. Source : Enquête vie pro / vie perso des cadres : Où est la frontière ? CadreO, 2014

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Article co-écrit par Nicole Turbé-Suetens et Patrick Bouvard sur le sujet du droit à la déconnexion.

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Page 1: Le droit à la déconnexion : une utopie sans futur

Nicole Turbé-Suetens & Patrick Bouvard

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Le droit à la déconnexion : une utopie sans futur

Le « droit » à la déconnexion est à l’ordre du jour, histoire de compenser les excès induits par l’usage tant généralisé qu’incontrôlé des nouvelles technologies. Et comme d’habitude, en France, on veut agir sur le symptôme et non traiter la maladie : réglementer l’usage, donc, quitte à ajouter une couche supplémentaire à des lois déjà décalées... lorsque sortent enfin leurs décrets d’application ! Cela va à l’encontre de l’évolution du monde… et donc aussi de celle du travail.

Avant de légiférer, il serait peut-être nécessaire de se demander pourquoi de tels excès se développent ; et s’attaquer aux causes plutôt que de chercher à contraindre les seuls effets ! Certes, il est parfaitement légitime de vouloir protéger les salariés contre les pratiques intrusives de leurs managers et / ou de leurs collègues : mails, SMS, messages vocaux, notifications sur les Réseaux Sociaux, etc. à toute heure du jour et de la nuit, week-end et vacances compris.

Mais compte tenu de la rapidité d’évolution des outils et des pratiques, il est illusoire de penser qu’en la matière les nouveautés du monde de demain – à peine esquissées sous nos yeux aujourd’hui – puissent se contrôler à grands coups de réglementations qui auront de toute façon, à terme, toujours trois temps de retard.

Il convient de remettre les choses à leur juste place, y compris le droit mais seulement lorsqu’il est vraiment nécessaire.

Dans l’intention quelque peu paternaliste de limiter les dérives, certaines entreprises ont d’ailleurs elles-mêmes décidé de fermer arbitrairement "les tuyaux", pour ne plus permettre aux salariés de travailler et / ou d'être sollicités en dehors des heures légales (Reunica par exemple), même et y compris pour ceux qui auraient envie de travailler ! Mais cette infantilisation, avérant l’incapacité des salariés à se responsabiliser, risque en fait de générer des effets pervers inattendus : la démotivation ou le désintérêt de salariés qui souhaitaient s'engager différemment envers leur employeur. Pas vraiment judicieux lorsqu’on connaît les chiffres mondiaux du désengagement des salariés, chez des nations en quête éperdues de marchés et de compétitivité.

Source : Enquête vie pro / vie perso des cadres : Où est la frontière ? CadreO, 2014

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Nicole Turbé-Suetens & Patrick Bouvard

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Le droit à la déconnexion : une utopie sans futur

Source : State of the Global Workplace, Gallup, 2013

Ainsi la culture hiérarchique, lorsqu’elle repose sur l’exclusive subordination, a-t-elle tendance à « punir » plutôt qu’à éduquer et à responsabiliser par l’explication, le dialogue et la définition de règles partagées. L’expérience nous a pourtant montré la stérilité de cette tendance archaïque !

Osons le dire tout net : les excès et dérives incriminés – et dénoncés par tout le monde – ne relèvent, sur le fond, que d'un désordre organisationnel et d'un certain mépris de la vie des salariés, tant sur le plan professionnel que sur le plan privé. Ces excès et dérives sont de terribles révélateurs des carences de management dans nombre d’entreprises.

Nous voici bien au cœur du sujet : le manque de formation et de définition collective de nouveaux usages relationnels et managériaux liés aux technologies de l’information et de la communication. Prenons simplement l’exemple du mail : inondant progressivement et insidieusement depuis presque 30 ans les pratiques prosaïques de l’immense majorité des professionnels, rares sont les entreprises qui se sont vraiment souciées de former leurs collaborateurs et de définir les usages et les règles de bienséance de cet outil, par ailleurs révolutionnaire. La spontanéité a tenu lieu de méthode ! Chez les managers, en particulier, l’observation montre que leur contexte de travail initial – fait de secrétariats et d’assistantes – leur a permis de retarder le développement des usages personnels du mail, tout en utilisant ce média pour « faire descendre leurs ordres et consignes ». Les mauvaises habitudes ont évidemment persistées lorsque, par la force des choses, ils ont dû s’approprier personnellement cet outil ; la facilité d’envoyer demandes et injonctions n’avait plus de limites puisqu’il n’était jamais dit explicitement aux salariés, soumis à une subordination proportionnelle aux tensions du business, qu’ils n’avaient aucune obligation de lire et de réagir aux mails professionnels en dehors de leur temps de travail. Et ne parlons pas des autres outils arrivés depuis et de l’incapacité de nombre de managers à choisir le média adapté pour communiquer !

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Nicole Turbé-Suetens & Patrick Bouvard

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Le droit à la déconnexion : une utopie sans futur

Transposer par simple inertie des méthodes archaïques dans un monde digital détruit tout simplement l’objet même du management : l’efficience organisationnelle et relationnelle qui permet la poursuite du bien commun de – et dans – l’entreprise. Cela peut paraître caricatural, mais malheureusement c’est encore une réalité assez dramatique dans nombre d’organisations : tout le questionnement sur l’évolution des méthodes managériales a été consciencieusement évité, car il suppose une remise en cause assez fondamentale des relations avec les collaborateurs.

Rappelons donc que le management est l’établissement de règles claires et communes qui définissent les rapports et les comportements que sont censés développer des professionnels dans l’exercice de leurs activités respectives. Il établit une structure stable, capable de supporter les variations d’environnement et les adaptations nécessaires. Ces règles répondent à une formalisation explicite, pouvant évoluer au fil du temps et des pratiques, permettant à chacun d’apprécier avec justesse sa marge de manœuvre, son pouvoir d’initiative et les limites de ses responsabilités.

C’est évidemment plus difficile que de légiférer de l’extérieur en imposant à tous des comportements stéréotypés aux effets secondaires incalculables… mais c’est diablement plus efficace ! Le droit à la déconnexion devient déjà obsolète, là où l’on a retrouvé le devoir de vraiment manager et de contribuer avec intelligence.

Les auteurs

Patrick Bouvard Nicole Turbé-Suetens

Rédacteur en chef RH Info Expert international

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