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Anne Rice LE DON DU LOUP Traduit de l’anglais (États-Unis) par Philippe Mothe Donduloup.indd 5 01/08/13 08:20

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Anne Rice

LE DON DU LOUP

Traduit de l’anglais (États-Unis)par Philippe Mothe

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Du même auteur

chez le même éDiteur

Les Infortunes de la Belle au bois dormant, tomes 1, 2 et 3L’Épreuve de l’AngeL’Heure de l’Ange

Titre originalThe Wolf Gift

Première publication en langue originale par Alfred A. Knopf,une marque de Random House Inc., New York.

Les personnages, les lieux et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes

ne saurait être que fortuite.

© Anne O’Brien Rice, 2012.Tous droits réservés.

© Éditions Michel Lafon, 2013, pour la traduction française7-13, boulevard Paul-Émile-Victor – Ile de la Jatte

92521 Neuilly-sur-Seine Cedexwww.michel-lafon.com

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Ce roman est dédiéà

Christopher Rice,Becket Ghioto,

Jeff Eastin,Peter et Matthias Scheer,

et auPeuple de la Page.

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Dites à la force qui gouverne l’univers ce que vous voulez. Peut-être la ferons-nous advenir et qu’elle nous aimera malgré tout,

comme nous-mêmes nous l’aimons.

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Reuben était grand, plus d’un mètre quatre-vingt-dix, avec des cheveux bruns bouclés et des yeux bleus renfoncés. Il était surnommé Rayon de Soleil, sobriquet qu’il détestait et qui l’incitait à réprimer ce sourire que tout le monde trouvait pourtant irrésistible. Mais, à ce moment précis, il était un peu trop heureux pour se rembrunir et tenter de paraître plus que ses vingt-trois ans.

C’est qu’il gravissait une colline escarpée sous un violent vent marin en compagnie d’une femme insolite et élégante, plus âgée que lui, Marchent Nideck, dont il buvait les pro-pos au sujet de la grande demeure posée sur la falaise. Svelte, son accompagnatrice offrait un visage étroit magnifique-ment sculpté et des cheveux blonds, de cette nuance qui ne fane jamais. Elle les portait en arrière, en un carré souple et ondoyant qui s’incurvait juste au-dessus des épaules. Il était séduit par l’image qu’elle donnait, dans sa longue robe en tricot marron et ses bottes bien cirées.

Il réalisait, pour le compte du San Francisco Observer, un reportage sur cette immense maison et sur l’espoir que nour-rissait sa propriétaire de la vendre, maintenant que la succes-sion était enfin réglée et que son grand-oncle, Felix Nideck, avait été déclaré officiellement mort. Cet homme avait disparu depuis vingt ans, mais son testament venait tout juste d’être ouvert et la maison avait donc échu à Marchent, sa petite-nièce.

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Depuis l’arrivée de Reuben, ils avaient parcouru les pentes boisées de la propriété, s’arrêtant devant une ancienne maison d’amis délabrée et les ruines d’une grange. En suivant d’anciennes voies et de vieux sentiers perdus dans les broussailles, ils débou-chaient de temps à autre sur le balcon rocheux qui surplombait le Pacifique glacé, couleur de fer, avant de vite replonger dans le royaume humide et protégé du chêne noueux et de la fougère.

Reuben n’avait vraiment pas la tenue adéquate, ayant entre-pris ce déplacement dans le Nord vêtu de son « uniforme » habituel : blazer bleu en laine peignée sur un fin pull-over en cachemire et pantalon gris. Du moins portait-il autour du cou une écharpe tirée de la boîte à gants. Et puis, le froid mordant ne le dérangeait pas plus que ça.

Avec ses hautes toitures d’ardoise et ses fenêtres à carreaux losangés, l’immense et antique bâtisse était d’un abord glacial. Bâtie en pierre brute, elle comportait d’innombrables che-minées qui hérissaient ses pignons pentus et était flanquée à l’ouest par un vaste jardin d’hiver, tout de fonte blanche et de verre. Reuben était conquis. Il l’avait déjà été par les photogra-phies visibles en ligne, mais rien n’avait laissé présager tant de majesté et de solennité.

Lui-même avait grandi dans une vieille maison de Russian Hill à San Francisco, et beaucoup fréquenté les anciennes et imposantes demeures de Presidio Heights ainsi que les beaux quartiers de la périphérie, notamment Berkeley où il était allé à l’école, et Hillsborough, où le manoir à colombages de son grand-père aujourd’hui disparu avait été, de longues années durant, le lieu de retrouvailles pour les vacances. Mais jamais il n’avait rien vu de comparable à la maison de la famille Nideck.

Par ses seules proportions, ce bâtiment, ainsi enchâssé dans son propre parc, évoquait un autre monde.

– Là, c’est du sérieux ! murmura-t-il à l’instant où il le découvrit. Regardez-moi ces toits en ardoise. Et les gouttières ont l’air d’être en cuivre…

Les plantes grimpantes d’un vert vigoureux qui tapissaient la moitié du gigantesque édifice atteignaient les plus hautes fenêtres et, pendant un long moment, il était resté assis dans sa voiture en proie à un délicieux étonnement teinté d’un soupçon de vénération, rêvant de posséder un jour un tel lieu, lorsqu’il serait un écrivain célèbre et qu’on se bousculerait à sa porte.

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L’après-midi s’annonçait ni plus ni moins merveilleuse.Il avait été peiné de voir la maison d’amis dégradée et inha-

bitable. Mais Marchent lui avait assuré que le bâtiment princi-pal était en bon état.

Il aurait pu l’écouter parler jusqu’à la fin de ses jours. Son accent n’était pas exactement britannique, ni celui de Boston ou de New York. Il était unique, celui d’une enfant du vaste monde, et donnait à ses paroles une précision charmante et une sonorité argentine.

– Oh, je sais bien qu’elle est belle ! Je sais bien qu’il n’y en a pas deux pareilles sur la côte. Je le sais, je le sais. Mais je n’ai d’autre choix que de me débarrasser de tout cela, expliqua-t-elle. Il arrive un moment où c’est vous qui appartenez à votre maison, où vous comprenez qu’il faut vous en détacher et vous consacrer à ce qui vous reste de vie.

Marchent voulait se remettre à voyager. Elle reconnais-sait avoir passé fort peu de temps ici depuis la disparition de l’oncle Felix. Dès la vente conclue, elle repartirait pour l’Amérique du Sud.

– Ça me fend le cœur, dit Reuben.Un avis bien trop personnel pour un journaliste, bien sûr,

mais il ne pouvait s’en empêcher. Et pourquoi le témoin qu’il était aurait-il dû taire ses émotions ?

– C’est un lieu irremplaçable, Marchent, poursuivit-il. Mais je vais mettre le meilleur de moi-même dans cet article, je vais faire tout mon possible pour vous amener un acquéreur, et je ne pense pas que ce sera très long.

Ce qu’il ne disait pas, c’était : Si seulement je pouvais moi-même acheter cette maison… Cette possibilité, il y avait pensé sitôt qu’il avait entrevu les pignons à travers les arbres.

– Je suis très heureuse que ce soit vous que le journal ait envoyé. Vous êtes un passionné et j’apprécie beaucoup cela.

Un instant, il pensa : Oui, je suis un passionné et je veux cette maison, et pourquoi pas ? Et quand une occasion pareille se représen-tera-t-elle ? Mais il pensa alors à sa mère et à Celeste, sa petite amie, toute menue avec ses yeux bruns, étoile montante du bureau du procureur, et il l’entendit déjà rire à cette idée, ce qui doucha son enthousiasme.

– Quelque chose ne va pas, Reuben. Qu’y a-t-il ? Vous avez eu une drôle d’expression dans le regard.

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– Je réfléchissais, répondit-il en se tapotant la tempe. J’écris l’article dans ma tête. « Un joyau architectural sur la côte de Mendocino, pour la première fois en vente depuis sa construc-tion ».

– Ça sonne pas mal !À nouveau ce discret accent, celui d’une citoyenne du monde.– Si j’achetais cette maison, je lui donnerais un nom,

lança Reuben, vous savez, quelque chose qui la résume bien. « Nideck Point ».

– Vous êtes poète, jeune homme, dirait-on. Je l’avais deviné en vous voyant. Et j’aime bien les articles que vous avez écrits pour votre journal. On sent une patte. Mais vous travaillez sans doute à un roman, non ? À votre âge, tout journaliste se doit d’écrire un roman. Je serais déçue si ce n’était pas le cas.

– Voilà qui fait plaisir à entendre ! admit-il.Quand elle souriait, elle était très belle, ses traits fins deve-

naient expressifs et adorables.– Mon père me disait la semaine dernière qu’un garçon de

mon âge n’avait rigoureusement rien à dire. Il était prof à la fac, et il est au bout du rouleau. Ça fait dix ans qu’il retravaille l’intégrale de ses poèmes, depuis qu’il est à la retraite.

Je parle trop, je parle trop de moi, ce n’est pas bon du tout.En fait, son père adorerait sûrement cet endroit, se dit-il.

Oui, Phil Golding était bien poète et le lieu lui plairait cer-tainement. Et sans doute même qu’il l’avouerait à la mère de Reuben qui, elle, se moquerait de toute cette histoire. Le Dr Grace Golding était un être pragmatique, et l’architecte de leur vie. C’était elle qui avait obtenu à Reuben son poste au San Francisco Observer, alors qu’il n’avait pour tout bagage qu’une maîtrise de littérature anglaise et des voyages à travers le monde chaque année depuis sa naissance.

Grace avait été fière de ses dernières enquêtes, tout en le mettant en garde contre ce « reportage immobilier » qu’elle considérait comme une perte de temps.

– Vous voilà reparti dans vos rêves ! l’interrompit Marchent.Elle passa son bras autour de lui et l’embrassa sur la joue en

riant. Il en resta stupéfait, pris au dépourvu par la douce pression de ses seins contre lui et par la fragrance subtile de son parfum.

– En fait, je n’ai encore rien fait de ma vie, reconnut-il avec une décontraction qui le mit mal à l’aise. Ma mère est un

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brillant chirurgien, mon frère aîné est prêtre. À mon âge, mon grand-père maternel était un courtier immobilier de renom international. Alors que moi, je ne suis rien, un anonyme. Je ne suis au journal que depuis six mois. J’aurais dû vous prévenir. Mais, faites-moi confiance, je vais vous concocter un article que vous allez adorer.

– Allons donc ! Votre rédacteur en chef m’a dit que votre papier sur le meurtre de Greenleaf avait conduit à l’arresta-tion du tueur. Vous êtes le garçon le plus charmant et le plus modeste que je connaisse.

Il s’efforça de ne pas rougir. Pourquoi s’être confié à cette femme ? Rarement, jamais même, il se dénigrait ainsi. Mais il sentait avec elle une espèce d’entente immédiate qu’il était incapable d’expliquer.

– L’article sur Greenleaf, il m’a fallu moins d’une journée pour l’écrire, murmura-t-il. La moitié des révélations que j’ai faites sur le suspect n’ont jamais été publiées.

Elle avait l’œil qui pétillait.– Dites-moi… quel âge avez-vous, Reuben ? Moi, j’ai trente-

huit ans. Je suis franche avec vous, hein ! Vous en connaissez beaucoup, des femmes qui avoueraient avoir trente-huit ans ?

– Vous ne les faites pas ! dit-il.Et il était sincère. Ce qu’il voulait dire, c’était : Vous êtes plutôt

parfaite, si vous voulez mon avis. – Moi, j’en ai vingt-trois, avoua-t-il.– Vingt-trois ? Vous êtes encore un gamin !Eh oui ! C’était « Rayon de Soleil », comme l’appelait tou-

jours Celeste, sa fiancée. Et « Petit » pour son grand frère, le père Jim. Et « Bébé » pour sa mère, qui l’appelait encore ainsi devant tout le monde. Seul son père persistait à l’appe-ler Reuben et le voyait tel qu’il était quand leurs regards se croisaient.

Papa, tu verrais cette maison ! Voilà un endroit pour écrire, un refuge, un environnement pour un esprit créatif.

Il enfonça ses mains gelées dans ses poches et tenta d’oublier le vent qui lui piquait les yeux. Ils rebroussaient chemin vers la promesse d’un café brûlant et d’une flambée.

– Et que vous êtes grand ! Je vous trouve d’une sensibilité peu commune, Reuben, pour apprécier cette contrée plutôt fraîche et sinistre. Moi, quand j’avais vingt-trois ans, je voulais

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visiter New York et Paris. J’y suis allée, à New York et à Paris. Je rêvais des capitales du monde. Quoi, je vous ai froissé ?

– Non, bien sûr que non, dit-il en rougissant de nouveau. Je parle trop de moi, Marchent. Mais j’ai votre article en tête, ne vous en faites pas. Chênes nains, hautes herbes, terre humide, fougères, je note tout.

– Ah, une tête et une mémoire fraîches et jeunes, il n’y a rien de tel ! Mon cher, nous allons passer deux jours ensemble, si je ne me trompe. Attendez-vous à quelques confidences. Vous avez honte d’être jeune, on dirait. Il ne faut pas. En plus, vous êtes d’une beauté dérangeante, savez-vous… Vous êtes le gar-çon le plus adorable que j’aie jamais rencontré. Non, vraiment ! Avec un physique comme le vôtre, il ne vous faut pas grand-chose de plus, vous savez.

Il secoua la tête. Si seulement elle savait… Il avait horreur qu’on lui dise qu’il était beau, adorable, mignon, à croquer.

– Et ça te fera quoi quand on ne te le dira plus ? lui avait demandé Celeste. Tu y as déjà pensé ? Sache, Rayon de Soleil, que je ne suis avec toi que pour ta frimousse…

Elle avait une façon de le taquiner en appuyant là où ça fai-sait mal. Mais peut-être que toute taquinerie fait mal.

– Là, je vous ai vraiment froissé, non ? Pardonnez-moi. J’ai l’impression que les simples mortels que nous sommes ont tendance à idéaliser les gens aussi beaux que vous. Mais, bien sûr, ce qui fait votre singularité, c’est que vous avez l’âme d’un poète.

Ils avaient atteint le bord de la terrasse dallée.Quelque chose dans l’air avait changé. Le vent était encore

plus acéré. Le soleil, qui rendait ses derniers soupirs derrière les nuages argentés, plongeait vers l’océan envahi d’ombre.

Elle s’immobilisa un instant, comme pour reprendre son souffle, mais il n’en était pas certain. Le vent rabattait les mèches de ses cheveux contre son visage et elle leva une main pour s’abriter les yeux. Elle regardait les fenêtres hautes de la maison comme si elle cherchait quelque chose, et une impression d’extrême abattement s’empara alors de Reuben. L’isolement de l’endroit l’oppressait.

La petite ville de Nideck se trouvait à des kilomètres et, offi-ciellement, ne comptait guère plus de deux cents habitants. Il y avait fait halte à l’aller, et trouvé porte close dans la plupart des

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boutiques de la petite rue principale. Le Bed & Breakfast était à vendre « depuis toujours », lui avait dit l’employé de la sta-tion-service, mais, oui, les mobiles et Internet fonctionnaient partout dans le comté, pas d’inquiétude là-dessus.

Pour l’heure, le monde situé au-delà de cette terrasse balayée par le vent lui semblait irréel.

– Il y a des fantômes dans cette maison, Marchent ? demanda-t-il en suivant son regard vers les fenêtres.

– Elle n’en a pas besoin. Son histoire récente est suffisam-ment sombre comme ça.

– En tout cas, je la trouve géniale. Les Nideck étaient des visionnaires. Quelque chose me dit que votre acheteur sera un grand romantique, quelqu’un capable de la transformer en un hôtel d’exception, inoubliable.

– C’est une idée. Mais comment peut-on avoir envie de venir s’installer ici, ici même, Reuben ? La plage est étroite et difficile d’accès. Les séquoias sont somptueux, mais en Californie on n’a pas besoin de faire quatre heures de route depuis San Francisco pour trouver des séquoias somptueux. En fait, ici, il n’y a rien, hormis Nideck Point, comme vous dites. Je suis parfois angoissée à l’idée que cette maison n’en ait plus pour très longtemps.

– Oh, non ! Ne parlez pas de malheur ! Mais enfin, personne n’oserait…

Elle reprit son bras et ils avancèrent sur les dalles couleur sable, dépassèrent sa voiture et prirent la direction, tout au bout, de la porte d’entrée.

– Je tomberais amoureuse de vous si vous aviez mon âge, dit-elle. Si j’avais rencontré quelqu’un d’aussi charmant que vous, je ne serais pas seule aujourd’hui, savez-vous…

– Comment se fait-il qu’une femme comme vous soit seule ?Rarement il avait croisé quelqu’un qui dégageait autant

d’assurance et de grâce. Même là, après cette balade dans les bois, elle conservait l’aspect serein et soigné d’une femme qui fait les boutiques sur Rodeo Drive. Elle portait au poignet gauche un fin bracelet qui donnait à ses gestes déliés un sur-croît de séduction. Il n’aurait pas vraiment su dire pourquoi.

Le côté ouest étant dépourvu d’arbres, la vue était dégagée. Mais voilà que le vent montait de l’océan avec de véritables hurlements et que la brume grise descendait sur les derniers

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éclats de la mer. Je saurai capter cette atmosphère, se dit-il. Capter ce singulier instant de bascule vers les ténèbres. Et une ombre fragile enveloppa délicieusement son âme.

Il voulait cette maison. Il aurait peut-être mieux valu qu’ils dépêchent quelqu’un d’autre pour rédiger cet article, mais c’est lui qu’ils avaient envoyé. Quelle chance incroyable…

– Seigneur, ça se refroidit à toute vitesse, dit-elle alors qu’ils pressaient le pas. J’oublie toujours à quel point la température chute sur la côte. Pourtant, j’ai grandi ici, mais je me fais tou-jours surprendre.

Elle s’arrêta pourtant de nouveau et leva les yeux sur l’écra-sante façade, comme si elle cherchait quelqu’un, puis de la main elle s’abrita les yeux et les tourna vers la brume qui s’avançait.

Oui, elle allait peut-être amèrement regretter cette vente, pensa-t-il. Mais peut-être ne pouvait-elle faire autrement… Et ce n’était pas à lui de la préparer à ce déchirement si elle ne tenait pas à l’envisager de son propre chef.

Un instant, il ressentit une vive honte à l’idée qu’il avait lui-même les moyens d’acquérir la propriété et il pensa qu’il devrait peut-être l’en avertir, mais ç’aurait été extrêmement déplacé. Cela ne l’empêchait pas de calculer et de rêver.

Les nuages étaient maintenant plus sombres, plus bas, et l’air était saturé d’humidité. De nouveau, il suivit ce regard pointé sur la grande façade ombragée de la maison dont les carreaux en losange miroitaient faiblement, sur la masse des frondaisons qui s’élevait à l’arrière, vers l’est, monstrueux sur-gissement de séquoias hors de toute proportion avec le reste.

– Dites-moi, à quoi vous pensez en ce moment ? lui demanda-t-elle.

– Oh, à rien de particulier… Je pensais aux séquoias et à l’effet qu’ils produisent toujours sur moi. Ils sont tellement démesurés par rapport à ce qui les entoure. C’est comme s’ils nous disaient : « Nous étions là avant que vos semblables n’accostent sur ces rivages et nous serons là quand vous et vos maisons n’y serez plus. »

Elle lui sourit, et il y avait dans ses yeux une lueur tragique qui ne lui échappa pas.

– C’est très juste. Comme oncle Felix les aimait… Ils sont protégés, vous savez, ces arbres-là. On ne peut pas les abattre. Oncle Felix avait fait le nécessaire.

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– Tant mieux, murmura-t-il. Je frémis devant ces vieilles photos de bûcherons qui, ici même, débitaient autrefois des séquoias de plus de mille ans d’âge. Vous vous rendez compte, mille ans…

– C’est exactement ce qu’oncle Felix a dit un jour, mot pour mot.

– Il ne souhaiterait pas voir cette maison démolie, n’est-ce pas ?Il se rendit aussitôt compte de sa bourde.– Je suis désolé. Je n’aurais pas dû dire ça.– Mais vous avez parfaitement raison. Il ne l’aurait pas sou-

haité, ça non, jamais. Cette maison, il l’adorait. Il s’employait à la restaurer quand il a disparu.

À nouveau, elle détourna le regard, songeuse et nostalgique.– Et nous ne saurons jamais, je pense, fit-elle dans un soupir.– De quoi parlez-vous, Marchent ?– Eh bien, vous savez… la façon dont mon grand-oncle a

disparu.Elle eut un petit rire moqueur.– Nous sommes tous plus superstitieux les uns que les

autres. Disparu ! Moi, je me dis qu’il est aussi mort physi-quement que juridiquement. Mais, en mettant en vente cette vieille bâtisse, c’est comme si je le laissais tomber, comme si je me disais : « On n’aura jamais le fin mot de l’histoire, et plus jamais il ne franchira cette porte. »

– Je comprends, murmura-t-il.Sauf qu’il ne connaissait absolument rien de la mort. Sa mère,

son père, son frère, sa petite amie, tout le monde le lui rappe-lait d’une façon ou d’une autre presque chaque jour. Sa mère se vouait corps et âme au service des traumatisés de l’hôpital central de San Francisco. Et, à travers les dossiers qu’elle trai-tait quotidiennement au parquet, sa fiancée côtoyait le pire de la nature humaine. Quant à son père, il voyait la mort dans les feuilles d’automne.

Depuis ses débuts au San Francisco Observer, Reuben avait rédigé six articles et couvert deux meurtres. Et si les deux femmes de sa vie avaient porté ses écrits aux nues, elles l’avaient abondamment chapitré sur ses lacunes.

Une remarque de son père lui revint : – Tu es innocent, Reuben, soit, mais la vie va bientôt se char-

ger de t’apprendre ce que tu dois savoir.

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Phil faisait toujours d’assez curieuses sorties. N’avait-il pas encore déclaré la veille au dîner :

– Il ne se passe pas un jour sans que je me pose de question existentielle. La vie a-t-elle un sens ? Ou tout n’est-il que fumée et miroirs ? Courons-nous tous à notre perte ?

– Tu sais, Rayon de Soleil, je sais pourquoi rien ne te touche, lui avait dit Celeste par la suite. Ta mère raconte ses opérations en détail tout en avalant son cocktail aux crevettes, et ton père ne parle que de sujets sans intérêt. Je voudrais bien avoir ton insouciance et ton optimisme. Parce que, c’est vrai, avec toi, je me sens bien.

Et lui, s’était-il senti bien après ses paroles ? Non. Pas du tout. Mais Celeste avait ceci de surprenant qu’elle était bien plus tendre et attentive que ne le laissaient penser ses propos. Comme procureure, c’était une enragée, une furie d’un mètre soixante, mais avec lui elle se montrait câline et adorable. Elle le conseillait sur son style vestimentaire et répondait toujours au téléphone. Elle savait qui appeler rapidement parmi ses amis juristes pour répondre aux éventuelles questions qu’il se posait durant ses reportages. Quant à sa langue, elle était un peu… acérée.

En fait, pensa Ruben brusquement, secrètement, il y a dans cette maison quelque chose de sombre et de tragique que j’ai envie de tirer au clair. Elle lui évoquait la musique d’un violoncelle, profonde, dense, un peu rugueuse, intransigeante. La maison lui parlait, ou peut-être lui parlerait-elle s’il cessait d’écouter les voix des siens.

Il sentit son téléphone vibrer dans sa poche. Sans quitter la maison des yeux, il le coupa.

– Oh mon Dieu, mais regardez-vous ! s’exclama Marchent, Vous êtes gelé, mon cher garçon ! Quelle écervelée je fais ! Venez, il faut rentrer.

– Je suis un gamin de San Francisco, dit-il entre ses dents. À Russian Hill, j’ai toujours dormi avec la fenêtre grande ouverte. J’aurai dû prévoir des vêtements plus chauds.

À sa suite, il gravit les marches de pierre et franchit l’immense porte voûtée.

Une délicieuse chaleur l’enveloppa aussitôt. Pourtant, la salle était vaste, avec son plafond haut à poutres apparentes et son plancher de chêne foncé qui s’enfonçait à perte de vue dans une sorte de pénombre déserte.

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