le don: de la critique de l'utilitarisme à une éthique...
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UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À RIMOUSKI
Le don: de la critique de l'utilitarisme à une éthique normative
Mémoire présenté
dans le cadre du programme de maîtrise en éthique
en vue de l'obtention du grade de maître ès arts
PAR
© JEAN-SÉBASTIEN BOURNIV AL
Janvier 2014
UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À RlMOUSKI Service de la bibliothèque
Avertissement
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Composition du jury :
Dany Rondeau , présidente du jury, Université du Québec à Rimouski
Bernard Gagnon, directeur de recherche, Université du Québec à Rimouski
Aliso n Marchildon, examinatrice externe, Université de Sherbrooke
Dépôt initial le 9 septembre 2013 Dépôt final le 6 janvier 2014
RÉSUMÉ
En tant que doctrine éthique normative, l'utilitarisme classique vise le bonheur du plus grand nombre. Dans sa version simplifiée, l' utilitarisme se fait l' outil d'une instrumentalisation généralisée qui touche le cœur du lien social et soulève par le fait même un enjeu éthique important. Considérant les défis éthiques, culturels, politiques et économiques que représente l'ouverture du monde, il est possible de penser que l'i ntérêt personnel ne saurait à lui seul favoriser la création et le maintien de ponts durables entre nations, entre communautés et, à une échelle plus fine, entre individus. En effet, devant l' impersonnalité des relations marchandes desquelles sont évacués les affects, une dimension humaine fondamentale, il est pertinent d'opposer un autre système de pensée qui replace l' importance du lien social au sommet des valeurs sociétales .
Ce mémoire défend l' idée qu ' une théorie alternative, le don entendu comme vecteur de lien social, peut délester notre expérience de l' instrumentalisation du rapport à l'autre et prétendre au remplacement du cadre conceptuel qu'offre l' utilitarisme ambiant. Pour ce faire, un développement théorique sur le don est nécessaire. La première partie est consacrée aux travaux de Marcel Mauss, pionnier de la recherche sur le don . L' ancrage anthropologique du don qu ' il mit en lumière ouvrit la porte à la recherche sur le don moderne. Également dans cette partie, la définition de l'utilitarisme dans sa version simplifiée sur laquelle s'appuient les auteurs à l'étude pour justifier leur argumentaire. La seconde partie, composée de deux chapitres, est consacrée à autant d'auteurs qui ont su promouvoir les vertus du don dans le monde moderne. Le premier, Jacques T. Godbout, tente de systématiser le don et de montrer qu'il fonctionne dans les replis des sociétés, là où l'État et le marché sont absents. Le second, Alain Caillé, propose un paradigme du don qui s'opposerait à l' utilitarisme dans sa définition d'une vie bonne. Finalement, la troisième partie présente un volet critique en insistant sur les limites du don .
En quelques mots, le don comme donné anthropologique constitue un excellent départ à une théorie éthique en ce qu'il place la possibilité du lien social en germe en chacun de nous. Partant de là, sa constitution en paradigme permet de proposer une représentation du monde légèrement différente de ce que l'utilitarisme suggère. En le recadrant dans une typologie de l'action il redonne vie aux échanges et entend mettre le bien au service du lien, et non l' inverse. Par contre, la critique se fait acerbe, notamm ent sur la puissance normative du don . Par sa complexité théorique et son manque d 'ancrage empirique, le don semble difficilement concurrencer l'utilitarisme et, malgré la richesse de ses enseignements, sa germination en chacun de nous demeure incertaine et vague.
Mots clés: Utilitarisme, don, marchandisation, Godbout, Mauss, M .A.U.S.S., convivialisme, Caillé
A BSTRACT
As a normative ethical doctrine, classical utilitarianism aims to mfu"Ximize happiness and reduce pain. In its simplitied version, utilitarianism tends to be associated with the commodification of everything, even human relationships, by maximizing only selfinterest. That directly touches, if not corrupt, the heart of the social bond and, therefore, raises an important ethical issue. Considering the ethical, cultural , political and economic challenges of the world ' s globalization, it is possible to think that self-interest does not in itself create or sustain bonds among nations, communities, and to a tiner scale, among individuals. lndeed, given the impersonality of market-type relations, meaning that they lack a fundamental human dimension, affectivity, it is relevant to oppose another system of thought that places the importance of social ties on top of societal values.
This thesis argues that an alternative theory, the gift viewed as a creator and a sustainer of social link, can relieve our experience of the generalized commoditication and pretend to replace the conceptual framework we live in that is mainly based on self-interest. To do this, we give the gift a theoretical development. The tirst part is devoted to the work of Marcel Mauss whose work on the gift is one of the most influential. ln fact, the gift ' s cultural roots he brought into light opened the door to research on its modern demonstration. Also in this part, we examine the detinition ofutilitarianism in its simplitied version . lt serves to identify the concepts used by the authors at study to justify their arguments. The second part, split in two chapters, is dedicated to two authors who have been able to promote the virtues of gift in the modern world. The tirst, Jacques T. Godbout, attempts to systematize the gift and show that it still runs in the folds of social life where the state and the market are absent. The second, Alain Caillé, try to elaborate a gift paradigm to be opposed to utilitarianism on its detinition of the good life. Finally, the third part presents critics towards the gift to highlight sorne of its limits.
In short, the anthropological gift is an excellent start to an ethical theory as it places the possibility of social ties in each of us . To reframe the act of giving in a typology of action makes trade seems more numan and prioritize the link between individuals over the object itself. From there, its representation as a paradigm allows us to offer a slightly different view of the world from the one utilitarianism suggests . Nonetheless, the criticism is harsh, especially on the normative power of the gift. With its theoretical complexity and its lack of empirical grounding, the gift hardly compete with utilitarianism and, despite the richness of its teachings, its germination in each ofus remains vague and doubtful.
Keywords : Utilitarianism, gift, commoditication, Godbout, Mauss, M.A.U.S.S., convivialisme, Caillé
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ .................................................................................................................. VII
ABSTRACT .............................................................................................................. IX
TABLE DES MATIÈRES ....................................................................................... XI
LISTE DES FIGURES .......................................................................................... XIII
INTRODUCTION GÉNÉRALE ................................................................................ 1
CHAPITRE 1 LE DON MAUSSIEN COMME AMORCE DE LA CRITIQUE
DE L'UTILITARISME ............................................................................................ 13
1.1 LES BASES ANTHROPOLOGIQUES ET JURIDIQUES DU DON CHEZ MARCEL
MAuss ................................................................................. 13
1.1.1 Droits romain, germanique et chinois .................................................... 18
1.1.2 Kula et potlatch ........................................................................................ 21
1.2 DES RATIONALiTÉS DIFFÉRENTES ................................................................ 24
1.3 LA TRIPLE OBLIGATION ET LE HAU MAORI ................................................. 26
1.4 L'UTILITARISME ET SA CRITIQ UE ................................................................ 28
CHAPITRE 2 LE DON COMME SYSTÈME ...................................................... 35
2.1 LA MODERNITÉ DU DON ................................................................................ 35
2.2 ÉLÉMENTS SYSTÉMIQUES DU DON ................................................................ 38
2.2.1 Socialité primaire, socialité secondaire ....... : .......................................... 40
2.2.2 La dette et l'obligation ............................................................................. 44
2.2.3 Le don aux étrangers ................................................................................ 49
2.3 UNE THÉORIE SYSTÉM IQ UE DU DON ............................................................ 54
XII
CHAPITRE 3 LE TIERS PARADIGME: ÉTHIQUE ET POLITIQUE DU
DON CHEZ ALAIN CAILLÉ ................................................................................. 61
3.1 LE DON COMME PARADIGME ..•...•.•.•••••••••••••.•••.••••••.•••••...•••••••.•••••.••••.•••••••••• 62
3.2 SORTIE DE SOI ET AIMA CE .•.•.•.•...•.•••••••.•.•••••.•....••.••••••••..••••..•.•••••.••••.••....• 68
3.3 TYPOLOGI·E DE L' ACTION .....•............••.•.•.••••••.•••.•••.••••.•.•••.••..•.••••............... 73
3.4 AUTOUR DE LA RECONNAISSANCE •..••...•••••..••.•••••••••••••....••.•••.•••••.•••••..•••••••• 77
3.5 LE DON: ÉTHIQUE ET POLITIQUE •••••....•.•..•.......•.•..•......•..••.••.•...•..•.•••••••.•.•• 83
CHAPITRE 4 L 'ENVERS DU DON: CRITIQUES DU DON MAUSSIEN ...... 93
4.1 QU' EST-CE QUE LE DON ? ............................................................................ 93
4.2 SUR LA NORMATIVITÉ DU DON •.•••.•....•.....•......••.......•.............•...•......•..•••.• 102
4.3 DEUX HlJMANISMES ................................................................................... 112
4.4 QU'EN PENSENT LES NEUROSCIENCES ? ................................................... 119
CONCLUSION GÉNÉRALE ................................................................................ 123
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ............................................................. 135
LISTE DES FIGURES
Figure 1 : Schéma de l'empathie ........................................................................................... 72
Figure 2 : Topologie de l'action ............................................................................................ 75
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Les discours sur les effets dévastateurs de l'économie ainsi que les critiques adressées
au marché forment une littérature abondante. Si les idées avancées par ces critiques sont
pourtant claires - avec en tête l'accroissement des inégalités sociales - , les moyens
envisageables pour améliorer le sort de chacun demeurent flous , obscurcis qu'ils sont par
une finalité tout aussi incertaine. En effet, dans quel monde souhaitons-nous vivre ? Et dans
quelles conditions? La représentation d'un monde fortement égal itaire dans lequel un seuil
minimum de conditions sanitaires, humaines et matérielles, se trouve valorisé et respecté
est fortement souhaitable. Il semble pourtant difficile de conjuguer le respect des libertés
individuelles favorisant l' entreprise et la créativité et la tentative de contrôler l'écart
grandissant entre riches et pauvres sans enfreindre ces mêmes libertés. Mais entre
« l' égalitarisme, indésirable, et l'inégalitarisme obscène de l' oligarchie financière actuelle,
la marge de variation et de jeu est énorme' » dira simplement Alain Caillé, comme quoi
tout n' est pas perdu.
Erich Fromm identifie « deux modes fondamentaux d ' existence [ . . . ] deux types
différents d ' orientation vers soi-même et le monde [ .. . ] deux sortes de structures de
caractère distinctes dont les prédominances respectives déterminent la totalité de la pensée,
des sentiments et des actions de l'individu2 ». Selon lui, ces « deux modes fondamentaux
d ' expérience dont les forces respectives déterminent les différences de caractères chez les
1 Alain Caillé, Pour un manifeste du convivialisme. Lormont, Le Bord de l'eau, 20 Il , p. ·84 .
2 Eri ch Fromm, Avoir ou être? Pari s, Robert Laffont, 1978, p. 42-43.
2
individus et les différents types de caractères sociaux l », soit « être» ou « avoir » et que ce
dernier « est devenu le thème dominant de la vie2 ». En effet, le mode avoir se caractérise
par une relation au monde fondée sur la possession et la propriété. Selon Fromm, il s' agit
d ' une relation « morte» parce qu ' elle considère tant l'objet que le sujet de l' action comme
. des choses3• À l' inverse, le mode être « exprime une relation vivante et authentique au
monde4 ». Sous l' un ou l' autre mode le rapport aux choses est fondamentalement différent.
Ce qui les caractérise vraiment c ' est que « [d]ans le mode avoir, chacun tire son bonheur de
sa supériorité sur les autres, de sa propre puissance et, en dernière analyse, de la capacité de
conquérir, de voler, de tuer. Dans le mode être, le bonheur se fonde sur l'amour, le partage,
le don5 ».
Le mode « aVO ir » induirait une éthique dans laquelle l' autre est perçu comme un
ennemi , du moins un obstacle, au mieux un moyen . La rationalité ainsi entendue suppose
un individu replié sur soi, égoïste et désolidarisé, dont la recherche de sens est entièrement
recherchée et déterminée de l'extérieur, « sous la forme d'un objet tout fait qui confere
identité sociale et projet de vie6 ». En découle une lecture économistc du comportement
humain, éclairé par une rationalité calculatrice et mû par un ensemble de valeurs réduites
bien souvent à une simple fonction utilitaire. Par économisme, André Lacroix entend « une
interprétation et une exp li cation des phénomènes sociaux s'appuyant sur la méthodologie
économique, exp lication qu'on fait ensu ite fonctionner comme une légitimation morale des
1 Ibid., p. 34 .
2 Ibid. , p. 41.
] ' Ibid., p. 98.
4 Ibid., p. 43.
5 ibid., p. 101.
6 Nico le Aubelt, dir. , L'individu hypermoderne . Ramonville Saint-Agne, Érès, 2004, p. 82 .
3
choix7 ». En d 'autres termes, la figure de l' homo œconomicus projette une image filtrée des
actions humaines qui prennent alors nécessairement une coloration économique,
préférentielle et utilitaire. L'utile rend service, ce qui sous-tend des besoins ou des désirs
jugés eux aussi bons et légitimes8. Désormais, dans son acception économique, l' utile
renvoie uniquement à des préférences dont on ne remet pas en cause les fondements, à la
seule propriété de satisfaire un besoin individuel quelconque, si bien que tout devient utile
pour autant qu ' il soit désirable. Ce qui est nuisible ou superflu loge à la même enseigne que
le nécessaire, ce qui n 'est pas sans soulever des questions au point de vue moral, mais
aucune du point de vue économique9. En effet, objets et personnes s'équivalent en valeur
lorsque le calcul n 'est qu ' une fonction utilitaire.
Cela nous obligera à définir l' utilitarisme tel qu ' il sera utilisé dans ce mémoire,
notamment parce que cette définition fonde en quelque sorte la critique « anti »-utilitariste
dont Alain Caillé se fait le porte-étendard en tant que chercheur, mais aussi en tant que
directeur de la Revue du M.A.U.S.S (pour Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences
Sociales). En effet, si l'on reprend les propositions mêmes de Caillé, celui-ci ne s' en tient
pas seulement à la définition de la doctrine benthamienne qu ' il juge ambiguë considérant
les multiples interprétations qui en a été faites, incluant la version consacrée proposée par
John Stuart Mill to. Il propose plutôt une définition globalisante articulée autour de deux
propositions: « une proposition positive qui affirme que l'action des individus est (ou
devrait être, ou doit être considérée comme étant) régie par une mécanique du calcul
7 André Lacroix, Critique de la raison économiste: L'économie n'est pas une science morale. Montréal ,
Liber, 2009 , p. 21.
8 Jean-Joseph Goux, Frivolité de la valeur : essai sur l'imaginaire du capitalisme. Paris, Blusson, 2000,
p. 169.
9 Ibid, p. 169-1 70.
10 Alain Caillé, Christian Lazzeri , et Jean-Pi erre Cléro, « Qu'est-ce qu'être anti-utilitariste ? ». Cités 10, no. 2,
2002, p. 78.
4
intéressé; et une proposItIOn normative qUI en once qu ' est juste ce qui contribue
objectivement à l' accroissement du "plus grand bonheur du plus grand nombre"!! ». Ce
faisant, il distingue et synthétise à la fois un utilitarisme théorique inspiré de Bentham et un
uti litarisme « pratique! 2 » qui rassemble « l'ensemble des doctrines qui reposent sur une
axiomatique de l' intérêt! 3 ». Ceci lui permet de rassembler utilitarisme et contractualisme
sous un même concept parce qu ' ils se fonderaient tous deux sur l'axiomatique de l' intérêt
en supposant l' action découlant toujours d'agents atomisés, individuels, dont la rationalité
s 'apparente au calcul utilitaire, et ainsi leur adresser une critique commune, notamment
celle de toujours postuler « l'omniprésence de l'intérêt calculé » en amont de tout
raisonnement théorique. En ces termes, l'éthique utilitariste dans son sens large recouvre et
développe les propos de Fromm et nous permet de faire ressortir l' accent mis sur
l'importance de « l' avoir» pour y opposer une autre clé de compréhension, plus complexe,
mais plus significative.
Pour poursuivre avec la terminologie de Fromm, avec 1'« être» - par opposition à
1'« avoir» - , le rapport aux choses est subordonné à la relation. L' amour, le partage et le
don énoncés plus haut sont des valeurs au service de la relation, des valeurs de lien. Les
objets, eux, sont secondaires. C'est la voie que nous empruntons pour tenter de soulever
cette subordination de l'avoir à l'être. Plusieurs chemins auraient pu nous y conduire, mais
à la question de savoir quelle alternative à l' utilitarisme est possible nous avons choisi d' y
opposer le don. Par sa gratuité et sa spontanéité implicite, le don ébranle la figure de
l'homo œconomicus et relègue l'utile et l' intérêt à un rang autre, moins dominant dans
l' interprétation des comportements individuels et sociaux. En effet, tout n' est pas
marchand, tout n' est pas monnayable et tout n'est pas quantifiable. Pourtant, une lecture
utilitariste du don voit une perte là où c' est gratuit, et la manifestation d ' un instinct
I l Ibid., p. 78-79.
12 Selon le terme employé parJean-Pierre Cléro dans Ibid., p. 82.
13 Ibid., p. 80.
5
pnmalre là où le geste est spontané l4 . Qui plus est, il est difficile d 'articuler un projet de
société, de penser le vivre-ensemble à partir seulement de la satisfaction des intérêts
personnels, problématique identifiée bien avant les travaux de Mauss par son oncle, Émile
Durkheim 15. Le don interpelle d'autres valeurs qui constituent selon nous, et selon les
auteurs que nous évoquerons, des bases plus fondamentales pour une éthique répondant aux
exigences actuelles, notamment la réduction des inégalités sociales mentionnée plus haut.
Ces valeurs, comme la compassion, l' altruisme, le don de soi, quand elles se manifestent et
s'actualisent, témoignent d ' un besoin de relation fondé sur autre chose que l'échange
articulé simplement par la recherche d'équivalence. Comme le dit François Flahault, « le
besoin qu'on a d 'un bien passe par la nécessité et le désir d'exister avec les autres et par
rapport à eux l6 ». Si donner c ' est exister parmi d 'autres et donner de soi-même, nous
voyons bien là les linéaments d ' une éthique du don. C'est en cherchant à montrer la
primauté de l' être sur l'avo ir, c ' est-à-dire de la relation sur l'échange, que nous pourrons
placer le don au cœur de cette réflexion .
Mais le don est un concept complexe et tous ne s'accordent pas sur une définition
claire. Que signifie donner ? Que contient l'acte de donner ? Comment un acte peut-il
articuler ensemble dette et réciprocité, liberté et obligation, intérêt et désintéressement ?
Existe-t-il des mauvaises façons de donner? On sait notamment que la philanthropie est
exclue, par exemple, de la définition de Marcel Mauss qui souhaitait plutôt souligner
l'importance accordée à la réciprocité dans sa formulation du cycle du don, soit « donner
recevoir-rendre l7 ». Par l'identification de cycle, il consacrait le don comme « roc d'une
14 Jacques T. Godbout et Alain Caillé, L'Esprit du don. 2e éd. , Montréal, Boréal , 1995, p. 256.
IS Émile Durkheim, De la division du travail social. 7e éd., Paris, Presses universitaires de France, 2007.
16 François Flahault et Marc Guillaume, Le paradoxe de Robinson .' capitalisme et société. Petits libres, Pari s,
Mill e et une nuits, 2005, p. 134.
17 Marcel Mauss, Essai sur le don .' form e et raison de l'échange dans les sociétés archaïques. Ire éd. , Paris,
Presses Universitaires de France, 2007.
6
morale éternelle» par son aspect créateur et vecteur de la relation et comme source
symbolique d' un agir éthique et politique. À l' inverse, pour Jacques Derrida, le don n'en
est un que s'il est non seulement anonyme et si le donataire ne sait pas qu ' il s' agit d'un
don . L'aspect politique et éthique est volontairement car, tout comme la parole brise le
si lence, dire le don c'est l'empêcher d'être. Enfin, pour d'autres aux penchants uti 1 itaristes,
l'altruisme ne sera it qu ' une modalité de l' intérêt personnel: l'individu qui agit pour l' autre
satisfait en fait l' intérêt qu'il a à agir ainsi. De cette façon, toute action se rapporte à
l' individu, aucun altruisme véritable (don de soi, abandon de soi) ne saurait être. Selon
qu ' il est observé d'un point de vue économique, anthropologique, philosophique ou
politique, le don n'aura pas fa même signification. Diversité des points de vue devant
laquelle il nous aura fallu faire des choix méthodologiques.
Le don anthropologique constitue une base essentielle à partir de laquelle il nous est
notamment possible d'obtenir une lecture du don moderne. C'est par l'identification d' une
pratique mill énaire fondamentale dans la structuration de la société humaine actualisée dans
le contexte d'aujourd'hui que l'on peut penser amorcer l'analyse du don. De cette lecture
émane le côté symbolique du don et sa valeur archétypale. Sa qualité structurante, notée par
Mauss et reprise par Godbout et Caillé dans ce mémoire, permet d'en donner une lecture
sociologique et éthique contemporaine, théorique et pratique, qui s ' insère dans une relation
particulière avec les principaux systèmes d'échange que sont le marché et l'État. Donner de
soi existe encore aujourd'hui et répond au besoin fondamental de partager sans calculer. Le
constat de l'omniprésence du don à travers les sociétés sert ainsi de base à une ouverture
éthico-politique du don dans l'articulation d'un projet global destiné à répondre aux
exigences récentes en matière de démocratie et de partage de valeurs dues à l'ouverture du
monde sur le monde. Ayant tenté d'ancrer de nouveau le don au cœur des motivations
humaines, Alain Caillé insiste pour que l'on se reconnaisse une commune humanité et une
commune socialité comme ferments du « convivialisme », projet éthico-politique destin.é à
(re)poser la démocratie sur des bases non utilitaristes. Les considérations utilitaires, même
si elles ont leur importance, ne doivent pas primer sur ce qui donne un sens à la vie
humaine. L'auteur nous dit « qu'avant même de pouvoir commencer à produire et à
7
échanger des biens matériels utiles, il faut commencer par faire la paix en s'accordant
mutuellement une reconnaissance première inconditionnelle l 8 ».
Ainsi, une éthique du don se fonderait sur la valeur de lien que le don rend implicite.
En effet, donner c'est créer un lien en interpellant à divers degrés et différents moments de
la dette, de l' obligation, de la liberté. Mais comment le don peut-il se concevoir comme une
opposition éthiquement et politiquement crédible et légitime à l' utilitarisme ? Il faut
certa inement interpréter différemment notre rapport au monde, en changeant de paradigme
en le basant non plus sur l' avoir, mais sur l'être, en passant du quantitatif au qualitatif. Plus
clairement, il nous faut revoir les motifs de l' action, ceux qui poussent réellement à agir, à
se tourner vers l' autre sans entrer dans une forme de naturalisme réducteur. Si, pour
certains, l'axiome de l' intérêt finit par expliquer, en dernière instance, toute action ou toute
motivation, il demeure qu ' il n ' épuise en rien la complexité du geste et de l' intention . Sans
se borner à qualifier de réductrice toute théorie fondée sur l' intérêt, il convient de recadrer
celui-ci dan s une typologie de l'action un peu plus riche et plus inclusive qui tienne compte
d'autres facteurs aussi puissants, sinon plus, que l' intérêt. C'est ce qu 'Alain Caillé a
d ' ailleurs tenté de montrer l9. En effet, il ne s'agit pas simplement de nier l' importance de
l' intérêt, au contraire, seulement il ne doit pas occulter les autres motifs de l'action qui , à
défaut d'offrir une anal yse claire et universelle de l 'action comme dans le cas de l' intérêt,
se di stinguent d ' une explication essentiellement rationnelle. L'intérêt se montre exclusif
face aux affects, au prix de perdre une certaine humanité. C'est un constat partagé que l' on
retrouve clairement exprimé par Jean-Joseph Goux pour qui
le caractère abstrait, uniforme et universel de l ' intérêt (qui semble s'opposer à la variété prodigieuse des passions et sentiments dont l' âme humaine est capable) ne fait qu'exprimer l' opération d ' homogénéisation de la forme
18 Alain Cai ll é et al., De la convivialité: Dialogues sur la société conviviale à venir. Paris, La Découverte,
20 11 , p.20 .
19 Alain Cai ll é, Théorie anti-utilitariste de l'action . fragments d'une sociologie générale. Pari s, La
Découverte, 2009.
8
monnai e, qui réduit au même d ' une valeur quantitative partout échangeable, "sans odeur" et sans mémoire, la multiplicité inépuisable des travaux , des valeurs, des activités, des soucis et des aspirations, qui font l'ex istence concrète de l' être humain2o.
De cette façon, le don devient chez Godbout un système « concurrent », co lm atant
tant bien que mal les systèmes humainement carencés que sont l'État et le marché. De son
côté, Caillé l'é lève au rang de paradigme unifiant, lequel englobe les deux grands systèmes
de pensée qui orientent les sciences humaines et sociales que fo rme le coupl e
individualisme/holisme pour en démontrer l'antinomie stérile et paral ysante. Ensembl e, ils
proposent de recadrer l'action humaine autour de la relation en prétendant que la vie socia le
(symbolique, politique et éthique) est beaucoup plus complexe et plus riche que ne le laisse
croire toute réduction visant à définir les individus comme des agents rati onnels et
calculateurs affranchis du poids des affects.
Même si le don se laisse théoriser sous la plume de quelques auteurs, les criti ques
sont nombreuses. Ici, l'intérêt a l' avantage d 'être clair alors que le don, par sa compl ex ité,
conserve une large part d ' incompréhension et d ' ambiguïté. En théorie le don se présente
effectivement comme une alternative à l' utilitari sme, seulement on nous le présente dans
son volet pratique comme un appel à la redécouve11e de soi-même, appel qui , même s ' il
nous est claironné, semble d ' une efficacité limitée face à l' intérêt personnel qui ne nécessite
aucun retour critique sur soi, mais qui participe plutôt de la magnification du so i.
Dans ce mémoire, nous nous intéressons aux penseurs du don non seul ement dans
leur critique de l' utilitarisme, mais ' dans la possibilité d ' une éthique normative
indépendante - l'éthique du don - qui offrirait une solution ori gi nal e et opposée à
1 ' util itarisme.
20 Goux, Frivolité de la valeur : essai sur l'imaginaire du capitalisme, p. 185.
9
La proposition que nous tenterons de défendre, c'est que si le don offre une critique
substantielle de l'utilitarisme, elle ne réussit pas à s'imposer comme une théorie normative
alternative. Nous pensons que les raisons sont à chercher principalement dans les
conditions de réalisation d ' une telle éthique. En effet, comme nous le mentionnerons plus
d ' une fois dans ce travail sous différentes formes , le don ou la possibilité du don, c' est-à
dire l' acte de donner, dépend de notre capacité à retrouver à l' intérieur de soi le germe du
don qui, une fois en friche, ouvre sur autrui dans la reconnaissance et le respect. Par contre,
ce qui paraît moins clair, c'est l'élément déclencheur qui incitera à effectuer ce retour sur
soi. C'est probablement la raison pour laquelle certains auteurs qui gravitent autour de ce
thème ont également comme sujet connexe, ou comme entrée en matière, l'effacement des
frontières nationales, les contrecoups de la mondialisation, la financiarisation de tout, la
nécessité de penser autrement notre rapport à l'environnement, la décroissance économique
et le revenu universel. Si le don est présent en nous et s'il faut le redécouvrir en temps de
crise ou de bouleversements majeurs, nous voyons mal comment une théorie aussi
complexe pourrait supplanter les principes simples de l'utilitarisme qui favorisent, somme
toute, une fluidité dans les échanges. Tout le projet repose donc sur une forme d'éducation
sociale et morale censée valoriser le lien plutôt que la chose, la dernière étant au service du
premier. Tl est par conséquent possible de douter de la concrétisation d'un tel projet.
Pour exposer notre propos, nous procéderons dans un premier temps par une analyse
des travaux de Mauss. Le premier chapitre reprendra les grands thèmes de son ouvrage
majeur, l'Essai sur le don. Cette partie nous permettra de faire ressortir l'origine du don
anthropologique suite à l'observation rapportée de sociétés dites primitives ou premières en
raison de leur écart temporel avec la société moderne. Par l'analyse notamment du droit
romain, Mauss identifiera des concepts similaires dans des sociétés moins primitives, ce qui
lui permettra de supposer l' omniprésence du don et d'inscrire sa fonction sociale et morale.
Comme ses travaux ouvrent sur une critique de la rationalité instrumentale, la dernière
partie présentera les définitions de l'utilitarisme classique et de l'utilitarisme contemporain
tel qu ' entendu par les auteurs invoqués dans ce travail.
10
Au deux ième chapitre, nous poursuivrons avec la définiti on du don dans un contexte
moderne. Les travaux de Godbout reprennent là où Mauss s ' est arrêté et montrent comment
le don demeure bi en présent dans la soci été actuelle. II suggère a in si sa capacité
d 'adaptation, et ce, malgré l' hypertrophie des sphères politiques et économiques. Loi n
d 'être disparu, il surv it dans l'espace la issé par l' incapacité du marché et de l' État à
subveni r à certains beso ins. Les groupes d 'entra ide et les organismes communauta ires en
sont des exemples patents, des lieux où le calcul rationne l ne règne pas en maître et où la
création de li ens a une valeur thérapeutique. L ' auteur cherche a insi à éc la irer la dynami que
créatrice de li en propre au cycle du don et ouvre la vo ie à l'élaborati on d ' une théorie
systémique du don.
Le tro isième chapitre nous amènera à mieux définir les linéaments d ' une éth ique du
don notamment par la proposition d 'une typologie de l' acti on qui repos iti onne l' intérêt et
réhabilite l' importance du don. Ainsi , dans le but d ' inscrire le don dans un projet éth ico
politique, Caillé propose une théorie alternative de l'acti on qui le place non plus en
oppositi on avec l' intérêt, mais comme une synthèse des intérêts pour so i et tournés vers
autrui . Cela nous mène vers une représentati on du monde fondamenta lement di fférente
axée sur \es liens plutôt que sur les individus ou la société. Fati gué du débat stéril e qui
divise les sciences socia les entre ses deux paradigmes dominants que sont l'indi vidua li sme
et le holisme méthodologiques, A lain Caillé présente les tra its d ' un paradi gme du don
uni fi ant en pos itionnant la valeur de lien au cœur d ' une recherche de sens cohérente non
seulement avec les aspirati ons humaines, mais avec les impérati fs de la vie démocratique
moderne. Cette partie se termine d 'ailleurs par les plus récents travaux de Caill é sur ce
projet qu' il nomme « convivi alisme » tout en écla irant sa pOl1ée éthique et son rapport avec
l' util itarisme.
Fina lement, le quatrième chapitre nous permettra d 'exposer certaines critiques,
favorables ou non, afin de clarifier ou de qualifier les propos de M auss, Caillé et Godbout.
En tant qu' anthropologue, Alain Testart critique le manque de rigueur de Mauss et
s'oppose à son in terprétation du don. Dans un échange épistola ire avec A lai n Cai ll é,
Il
Christian Arnsperger s ' interroge sur la normativité du don et en propose une relecture à la
lumière des travaux d'Emmanuel Lévinas. Cette discussion entre les deux auteurs soulève
la question de la figure de l'homme sous-jacente aux propos des auteurs. Si la position
d ' Arnsperger est moins évidente, celle de Caillé a le mérite d 'être assez claire. Déjà, il
s'inscrit en faux contre la figure mythique du « bon sauvage» et rejette tout autant le
concept réducteur de l' homo œconomicus. Mais l'image de l' homme libre et conscient qu ' il
promeut à partir de concepts philosophiques s'ébranle lorsque confrontée à leur lecture par
les neurosciences. Cette partie a de quoi surprendre le lecteur. En effet, toute la structure de
ce mémoire repose sur des concepts qui font l'objet de débats théoriques, et nous pensons
qu ' un apport empirique pourrait amener la discussion à se renouveler. Ainsi, nous
terminerons par une légère digression dans le domaine de la neuroéthique afin de montrer
que, à la lumière des avancées dans les neurosciences, l' idéal de l' homme ouvert sur l'autre
et fondamentalement altruiste promu par les théoriciens du don, pouvant servir de tremplin
à une société conviviale fondée sur une reconnaissance mutuelle, est peut-être plus difficile
à atteindre qu ' il n 'y paraît.
Cela n'invalide pas l' importance et la portée du don, ses bases anthropologiques sont
indéniables et, à ce sujet, les travaux de Marcel Mauss font école.
CHAPITRE 1
LE DON MAUSSIEN COMME AMORCE DE LA CRITIQUE DE
L'UTILIT ARISME
Ce premier chapitre est dédié en majeure partie aux travaux de Marcel Mauss, plus
spécialement à son ouvrage majeur, l'Essai sur le don. Par ses analyses anthropologiques,
ethnologiques et socio logiques, il a largement contribué à définir le don en le plaçant au
cœur de la morale et de la société. En effectuant un retour sur sa pensée fondatrice, nous
pourrons y juxtaposer la pensée utilitariste pour en dégager quelques éléments de
comparaison.
1.1 LES BASES ANTHROPOLOGIQUES ET JURIDIQUES DU DON CHEZ MARCEL MAUSS
Il aurait été impossible d'effectuer un travail ayant comme sujet le don sans passer
par Marcel Mauss, d'autant plus que nous analyserons plus loin les propos d'auteurs qui se
réclament de son héritage. L'Essai sur le don constitue certainement l'un des ouvrages les
plus importants sur le thème du don étant donné l'impact qu ' il eut sur les sciences sociales
en général' . Nous lui réservons une place dans ce premier chapitre puisqu'il aura su tirer de
1 Les Argonautes du Pacifique occidental de Bronislaw Malinowski (Paris, Gallimard, 1989) constitue l' autre
référence majeure sur ce thème. Les deux ouvrages sont par ailleurs liés, notamment parce que Malinowski , à
la diftërence de Mauss, travaille sur le terrain et les résultats de ses recherches serviront d' appuis aux
interprétations de Mauss. Critiqué par certains en raison de cet éloignement des faits empiriques, Mauss
travaille davantage comme sociologue qu'en tant qu ' ethnographe, préférant une vue d'ensemble des
14
ses analyses sur le don une théorie générale de la société qui ne s'appuyait pas
exclusivement sur la seule considération économique de l'échange. En effet, son apport ne
se situe pas seulement au niveau d 'une anthropologie économique. Au contraire, la lecture
de l'Essai sur le don suggère un point de vue plus global, se rapprochant d ' un point de vue
substantiviste2 à l'instar de Karl Polanyi3 par exemple, en ce qu'il considère que les
relations économiques, dont l'échange ne représente qu'une partie, se trouvent en fait
enchevêtrées dans un ensemble plus complexe de relations et d 'i nst ituti ons. Reprenant les
propos de George Dalton, Francis Dupuy contribue à définir le poi nt de vue substantiviste
en disant que « la différence existant entre l'économie primitive et le système industriel
n ' est pas une différence de degré, mais de nature4 » rejetant par le fait même l'a priori
naturaliste du marché. Mauss instituera ainsi le concept de « fait social total» pour
appréhender les réseaux de relations sociales et filiales, les relations de pouvoir ou de
subordination et les types d 'échange de biens, de services ou de statuts sans procéder par
une réduction méthodologique qui occulterait la signification symbolique et le sens créés
par les liens sociaux. C'est ce qui nous servira de point de départ à une analyse du don en
tant que mode d ' échange différent du marché - et de l'État - ainsi qu ' à une réflexion sur le
caractère exclusif ou non du don aux seules sociétés premières, ce qui nous amènera à nous
interroger sur la place du don dans nos sociétés modernes.
phénomènes, d 'où ses travaux sur des sujets comme la magie et la religion qui se rajouten t au pO!1rait
anthropologique qu ' il souhaitait esquisser.
2 Par opposition aux approches formali ste et marxiste qui développent une idée de l' éco nomie axée so it sur les
moyens soit sur les modes de production, l'approche formaliste étant cell e qui domine la science économique
actuelle . Pour un survo l éclairant des trois approches, vo ir Francis Dupuy, Anthropologie économique. 2e éd. ,
Paris, Armand Co lin, 2008. Pour un approfondissement de l' approche substantivi ste vo ir Karl Pol any i, « Le
sophisme économiciste ». Revue du MA USS 29, no. l , 2007 .
3 Karl Polanyi , La grande transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps . Tel , Pari s,
Gallimard, 2009.
4 Dupuy, Anthropologie économique, p. 24.
15
L'essentiel est de comprendre que l'Essai sur le don, paru en 1925, se fonde en partie
sur une critique de l'économie politique et sur une « critique politique de la conception
charitable de l 'ass istance sociale' ». La seconde critique, qui ne sera pas abordée dans le
cadre de ce travail, inverse sur une base juridique la conception dominante pour montrer
que l'assistance sociale ne constitue pas un acte de charité, mais bien un droit des
travailleurs. Quant à la première, beaucoup plus près de notre interrogation, elle constitue
une attaque directe contre la conception naturaliste du marché et sa « fable du troc2 » et
contre l'approche formaliste qui donna nai ssance au modèle réductionniste de l' homo
œconomicus. Cette fable nous raconte comment l'invention et l' usage de la monnaie
permirent en quelque sorte de sortir les sociétés de leur primitivité, attribuant au troc une
connotation volontairement « sauvage» pour accentuer l'aspect positif de l'échange
civilisé. La science économique, alors en ple in essor au XVIIIe siècle, tente de recréer
fallacieusement une anthropologie économique fondée sur le seul intérêt matériel concrétisé
par le troc vu comme le précurseur du marché. En effet, c'est sur l'i dée véhiculée de sa
réalisation comme un échange anonyme, anhistorique et de gré à gré que le marché
s ' appuiera pour fonder sa « matrice des relations économiques3 ». Ce que le mythe ne dit
1 Mauss, Essai sur le don : forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques , p. 44 .
2 Les travaux de Jean-Michel Servet sont éclairants à ce suj et. Le troc tirerait sa force exp licative du fait qu ' il
constitue un mythe fo ndateur, celui de la constitution de la société autour de l'échange régulé. Servet fait
remarquer que dans les textes du XVIe et XVII e qui traitent des échanges, le troc n ' est jamais mentionné. On
y parle plutôt de « permutation » anté-monétaire (en considérant que les inventeurs de la monnaie sont les
descendants d'Adam et Ève . . . ) En ce sens, le troc est so it un concept moderne, so it un simple prolongement
de l' idée de permutation ( la différence entre troc et permutation n ' est pas nette, le concept de permutation
n' étant pas vraiment défini dans la littérature selon Servet). Voir lean-Michel Servet, « Le troc primitif, un
mythe fondateur d'une approche économiste de la monnaie ». Revue numismatique, 2001. Néanmoins, dans
les deux cas, la difficulté est la même : imaginer la nature des échanges et de la société dans son ensemble
avant l' utili sation de la monnaie de manière à l' insérer dans une relation causale directe avec la société
actuelle. Il s' agit de définir un « avant » (au risque élevé d ' inférer des concepts étrangers aux sociétés
premières) pour mieux cerner et comprendre un « après ».
3 Servet, « Le troc primitif, un mythe fondateur d'une approche économiste de la monnaie », p. 24 .
16
pas c' est que la monnaie exi ste bien avant et partout dans le monde, mais selon des usages
différents des ambitions modernes4.
Le don et le contre-don sont ainsi perçus comme des types d 'échange, certes, mais
appartenant à des sociétés antérieures et fortement hiérarchisées, dont l'obligation inhérente
aux relations interpersonnelles joue un rôle prépondérant sur celui des objets échangés . Aux
limites du don et du troc s'est imposée l'efficacité de la monnaie dont la fonction concrétise
et consacre l'éga lité marchande. En opposition aux relations hiérarchisées, l' économi e
naissante s' inscrit bel et bien dans la 1 igne de pensée moderne ; elle favorisera le passage
des liens obligés aux liens plus libres en opérant une réduction des dimensions de l'action
humaine. Le consommateur et le producteur aux intérêts purement utilitaristes sont nés. La
fable cherche ainsi à mettre en évidence un « monde dit "économique" dont la
caractéristique essentielle est que les relations d ' intérêt règlent l'ordre social et soumettent
l'ensemble des autres mobiles d ' actionS ». Ce monde n'est en fait qu'une inférence de la
pensée moderne sur la réalité passablement fabulée des sociétés antérieures. Pour Mauss,
comme pour quelques-uns de ses collègues dont Malinowski [ait partie, les économistes
font preuve d'ethnocentrisme en inférant des raisonnements historiquement situés pour
déduire des comportements souvent réducteurs6. Le biais le plus manifeste consiste
probablement en la tendance toute moderne à déduire chaque action, en dernière instance,
d ' une rationalité exclusivement instrumentale. Partant de ces critiques, Mauss voulait
montrer que le don comme principe organisateur ne se réduit pas aux simples faits
économiques, mais concerne l'ensemble des interactions. C'est un fait universel et Mauss
4 Sur ce sujet, voir, entre autres, 10hn Locke, Le second traité du gouvernement : essai sur la véritable
origine. l'étendue el la Jin du gouvernement civil. Trad. Jean-Fabien Spitz and Chri stian Lazzeri , Épiméthée,
Paris, Presses Un ivers itaires de France, 1994, en particulier le chapitre V.
5 Servet, « Le troc primitif, un mythe fondateur d'une approche écono mi ste de la monnaie », p. 24 .
6 Mauss, Essai sur le don: forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques , p. 46.
17
voulait le comparer aux sociétés modernes; il Y existe encore comme « un des rocs
humains sur lesquels sont bâties nos sociétés7 ».
Mais avant de s'intéresser directement au don, les travaux initiaux de Mauss portaient
sur les contrats et les autres types d'échange dans une perspective juridique. Sa pensée s ' est
forgée sur le contenu juridique des contrats en raison de l'obligation qu ' il contient et les
divers paramètres de la prestation économique comme le statut social et le sens de la
distribution. Difficilement saisissables dans leur unité, ces faits sociaux sont en fait
entremêlés avec d'autres qui viennent les influencer à leur tour. En cherchant à isoler les
forces à l' œuvre contenues dans les prestations on se rend compte que le seul fait
d'échanger contient une information qui va au-delà du simple rapport contractuel et
anonyme, juridique et économique. Des faits moraux, symboliques, religieux et politiques
interviennent également et y jouent un rôle non négligeable pour régulariser, mais aussi
pour donner sens à l' échange. C'est donc dire que toutes les sphères de la vie sociale sont
interdépendantes et que leur observation ne saurait en faire abstraction. C'est que ce Mauss
a appelé les faits sociaux totaux, car ils mettent « en branle dans certains cas la totalité de la
société et de ses institutions8 ». Ce faisant, Mauss se positionnait notamment par rapport
aux théories réductionnistes qui ramenaient J'action soit à l' intérêt, soit à l' émotion ou à la
routine9 en y dégageant sa fameuse triple obligation de donner-recevoir-rendre que nous
définirons plus loin .
Même si d ' après les études empiriques ces prestations prennent souvent la forme de
cadeaux, le don n ' est que rarement unilatéral , et sous la couverture altruiste se cache
« fiction , formalisme et mensonge sociaI1o
». Derrière ces cadeaux agit l' obligation de
7 Ibid. , p. 68.
8 Ibid. , p. 24 1.
9 Ibid., p. 40.
10 Ibid. , p. 66 .
18
rendre, obligation qui deviendra un thème central de son œuvre et qu ' il ex plorera avant tout
par le droit. En effet, deux questions orientent principalement son ouvrage : « Quell e est la
règle de droit et d ' intérêt qui , dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fa it que le
présent reçu est obligatoirement reçu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu ' on donne qui
fait que le donataire la rend Il ? ».
Nous reprenons ici les interrogations principales de Mauss dans leur intégra lité afin
de souli gner l' importance qu ' il accorde au droit et au contrat. Il prend exemple des dro its
romain , germanique, hindou et chinois pour constituer une grille d ' an a lyse théorique des
échanges primitifs. Il s ' en sert notamment pour juxtaposer les règles de dro it re lati ves à
l'échange dans les sociétés modernes et antiques avec ce qui semble être à l' œ uvre dans les
échanges des sociétés archaïques . Nous les présentons brièvement.
1.1.1 Droits romain, germanique et chinois
Le droit romain parle de nexum, de res et de reus : le lien, la chose et celui qui reçoit
la chosel 2• Selon Mauss, la chose n'a pas toujours eu son caractère brut et pass if te l que
nous la concevons dans l' échange moderne. La racine étymologique se rapproche de termes
sanscrits qui désignent « don, cadeau, chose agréable !3 ». La chose comme te lle procure un
sentiment de la part du receveur. A insi , elle représente davantage qu ' un amas de mati ère
destiné à être transigé selon une simple recherche d'équivalence. En faisant la di stinction
entre familia (les choses de la maison) et pecunia (les autres biens transigibl es) , on fa isait
également la di stinction entre des formes d ' échange différentes. Les choses rel iées à la
I l Ibid. , p. 66-67 . (Souli gné par l'auteur)
12 En fai l, le dro it romain est beaucoup plus complexe. Nous ne retenon s que les éléments qui s' insèrent dans
le cadre de ce travai l avec le souc i de ne pas trahir ni les propos de Mauss, ni les fond ements des types de
droit mentionnés plus haut.
13 Mauss, Essai sur le don : fo rme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, p. 186.
19
peeunia s ' échangeaient sans attachement dans un registre proche de la recherche
d ' équivalence, tandis qu ' avec celles reliées à la familia se transférait davantage, une
personnalité, un esprit qui marquait l' origine de la chose. Elle créait ainsi une relation en
droit jusqu ' à ce que le receveur exécute sa partie et devienne à son tour créditeur. La chose,
surtout dans lafamilia, contient plus qu'elle-même. En revanche, le reus, celui qui reçoit,
est lié non seulement au donneur, mais à la chose elle-même ; « [crest l'homme qui est
possédé par la chose », « par son esprit 14 ». De cette façon s ' établit un lien, le nexum « le
lien de droit [qui] vient des choses autant que des hommes 15 ».
On retrouve des similitudes dans le contrat germanique qui obligeait le gage entre les
contractants. Le gage accepté, les deux parties conservaient un certain pouvoir sur l ' autre:
le premier parce qu ' il détenait le gage comme en otage, le second parce qu ' il aurait pu
l' enchanter et ainsi se jouer de son partenaire. D ' ailleurs, il est fait mention de l' ambiguïté
du terme Gift en allemand qui peut aussi bien signifier don, cadeau, que poison. Si le gage
oblige c ' est non seulement qu'il lie les contractants, il contient pour celui qui le reçoit un
risque, un danger, qui rend encore plus forte la pression de rendre. Outre l'aspect magique,
l' objet oblige parce qu ' il fait force de lien. Souvent des choses sans grande valeur, des
gages rayonnaient néanmoins l'esprit ou la personnalité du donateur. En le prenant, le
receveur s'engage envers le donataire de rendre ou de racheter ce don.
Enfin, le droit ch inois pousse un peu plus loin l'essence du donateur dans l'objet. Il
reconnaît « le lien indissoluble de toute chose avec l'originel propriétaire 16 ». Puisque des
choses s' échangent sans cesse, l'on peut s'imaginer le nombre de liens qu'elles tissent à
chaque 'don, conservant dans l'esprit du donateur la source et donc l'histoire du premier
don, et dans l' esprit du donataire celui du donateur qui effectue ce premier don . Peu
14 Ibid ,p. 189 .
IS Ibid, p. 182.
16 Ibid, p. 217 .
20
importe la nature de la chose, « l' alliance qui a été contractée n'est pas momentanée, et les
contractants sont censés en perpétuelle dépendance l 7 ».
On retrouve dans les catégories du droit présentées plus haut le ge rm e de son
explication des faits totaux en éclairant les formes élémentaires du don. Mauss aura dégagé,
préalablement à ses analyses anthropologiques, une complexité inattendue dans la
régulation des échanges de nature juridique. Le caractère obligatoire du retour ne l'est pas
seulement en fonction d ' une loi qui permettrait son recours en cas d 'absence de retour. On
semble plutôt se retrouver devant une règle qui consacre la force de lien entre deux
contractants, force attribuée aux personnes et aux choses plutôt qu 'à une loi surplombante.
L'obligation, ou la force normative du contrat, émane du « gage» ou de la part du donateur
dans le bien, d ' une volonté à perpétuer un lien de confiance, laquelle loi n' intervient qu ' en
cas de rupture de contrat afin de régulariser l' échange « brut » sans toutefois réparer le lien .
Deux registres sont ainsi mis en lumière: un interne qui procède d ' une norme morale, soit
l'obligation de respecter l' autre et le lien créé par la relation, et un autre externe issu du
domaine légal qui confirme le premier registre en cas de défaillance . La valeur de lien
inhérente au premier registre, dynamisée par l'obligation morale de remplir sa partie, se
voit ainsi confirmée par la voie légale. Les analyses anthropologiques de Mauss
subséquentes à ce parcours juridique l'amenèrent sur des terrains différents, mais qui ,
finalement, lui permirent de se rapprocher encore plus de la force contenue dans le don. Ce
que nous devons retenir des exemples de nature juridique précédents c'est qu '« il faut qu'il
y ait chose ou service pour qu ' il y ait don et il faut que la chose ou le service ob ligent l8 ».
17 Ibid. , p. 2 18 .
18 Ibid., p. 188.
21
1.1.2 Kula et potlatch
En étudiant le kula polynésien et le potlatch amérindien, que nous expliciterons plus
loin, Mauss redéfinissait un type de prestation autre que celui inféré par la science
économique et les sciences sociales. En nommant ces échanges « système de prestations
total es», il montrait comment les transfelis incorporaient beaucoup plus que des biens
tangibles. Nous l' avons souligné, du moins implicitement, le marché tel que nous le
connaissons aujourd ' hui n'existait pas. On ne retrouve pas dans les sociétés archaïques ce
concept régulateur d'individu à individu exempt de toute redevance une fois la dette
honorée. Comme le note Mauss: « [d)'abord, ce ne sont pas des individus, ce sont des
coll ectivités qui s ' obligent mutuellement, échangent et contractent l9 ». Deux choses nous
paraissent essentielles dans ce passage. Premièrement, les verbes utilisés ne signifient pas
une seule et même réalité, ils réfèrent à différents types de transactions et d 'engagements,
signe que la réal ité archaïque n'est pas aussi étroite qu'on pouvait le suggérer. Mais ils ne
renvoient pas non plus à leur stricte définition moderne en ce sens que nous ne pourrions
contracter dans nos termes avec un individu de cette époque sans basculer dans
l' incompréhension. Ce qui nous mène au second point, celui de l'individualité ou de son
pendant la collectivité. Mauss le souligne, ce sont des personnes morales qui contractent,
des entités, des groupes et des clans entiers, et non les individus qui les composent. On ne
contracte pas pour soi , mais au nom de et pour l' ensemble de la collectivité. À preuve, ne
sont pas transigés que des biens « économiques» ; les rituels, les fêtes , les mariages entre
communautés, pour ne nommer que ces occasions, ont pour fonction de maintenir un
certain ordre, un temps de paix2o . C'est l'occasion de transiger du symbolique, qu ' il soit
19 Ibid., p. 70.
20 Mauss se positionne différemment de Claude Lévi-Strauss pour qui l' échange de femm es entre clans
répond surtout à une vo lonté de partager le patrimoine génétique plutôt qu ' à unir ou désunir des phratries.
Voir Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté. Berlin/New York, Mouton de Gruyter,
2002.
22
statuta ire, po litique ou éthique, c 'est-à-dire que ces rites ont pour fo ncti on so it d 'affi rm er
des statuts, de sceller des a lliances par la reconnai ssance de la valeur de l'autre .
Pour certaines communautés, sce ller les a lliances « oblige» à donner fes tins et
cadeaux au ri sque de basculer dans la rupture et la guerre. Déjà, on peut le pressentir,
l' obli gati on n'émane pas seul ement d ' une généros ité ou d ' un a ltrui sme naïfs or ientés vers
la bonne entente et le bon vo is inage . Il ex iste une press ion plus fo rte (pour certa ines
communautés seulement, devons-nous rappe ler) qui provient de va leurs ou de codes
di fférents comm e l' honneur ou la hiérarchie . C ' est le cas notamment du potlatch
amérindien, pratique agonistique destinée à pourvoir de presti ge e t d ' honneur ce lu i qui
l'emporte . Le potlatch est un ritue l somptuaire qui consiste à riva liser dans le don et la
destruction des richesses amassées afin d 'assurer aux chefs et donc à tout leur c lan une
position hiérarchique favorable. Celui qui non seul ement consent à se départir, mais à
détruire les ri chesses de son clan dans une propOltion supéri eur(;: à son riva l gagne ou
conserve notoriété au sein des siens et de ses rivaux. E n somme, il s'agit d ' un due l du type
« qui perd gagne ». Il y a prestation totale agoni stique, c'est-à-dire qui implique davantage
que l' obj et échangé ou le prestige des participants « en ce sens que c ' est bi en tout le c lan
qui contracte pour tous, pour tout ce qu ' il possède et pour tout ce qu ' il fa it, par
l' intermédia ire de son chef21 ».
Comm e le note Florence Weber dans la préface de l'Essai sur le don, le transfert des
biens se déroule à deux niveaux. Le potlatch exige davantage que la destruction des bi ens.
L' hôte do it afficher sa « munificence » en donnant à ses invités, même à ceux avec qu i il
rivali se, et ceux-ci offrent également des présents au chef organi sateur. Au premier niveau,
on retrouve donc l'échange officiel et symbolique qui marque l' égard et le respect entre les
protagonistes. Au second niveau, on retrouve la succession tempore lle des potlatch
dynamisée par une certa ine obli gation de réciprocité . Par leur présence, les invités « de
marque » s ' engagent eux auss i à tenir un événement s imilaire « entrant ains i dans une
21 Mauss, Essai sur le don: forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, p. 73.
23
séquence de transferts différés dans le temps, sans que pour autant aucun de ces potlatch ne
puisse être considéré comme une contrepartie exigible d'un précédene2 ».
Cette séquence temporelle entraîne les clans dans une chaîne de dons/contre-dons
sans qu'aucune dette ne puisse être clairement honorée. La succession des rituels crée et
maintient un ordre cyclique qui sert de régulateur de la vie sociale. Il faut souligner que ce
genre de pratique agonistique survient dans des cultures politiques relativement instables
puisque le rôle du potlatch est de redéfinir les statuts et les hiérarchies sur des cycles plutôt
courts. Se défiler de l'ordre ainsi créé c ' est perdre honneur et fierté et c' est risquer de
basculer dans un chaos guerrier. S'exclure d'un tel rituel c ' est renoncer au prestige lié au
statut et à la fonction hiérarchiques et, surtout, à la reconnaissance de ses pairs. Comme le
souligne Dupuy, « donner c ' est affirmer sa supériorité, recevoir sans rendre c'est se placer
en situation d ' infériorité23 ». En effet, si tous contractent pour tous, renoncer au cycle c' est
désavouer la collectivité que l' on représente.
Par contre, on ne retrouve pas l' agôn dans tous les échanges, ni dans toutes les
communautés. En se référant au kula observé par Malinowski aux îles Trobriand, Mauss
relève une tout autre dynamique que celle du potlatch, mais dont les deux partagent
pourtant certains points communs. La fonction du kula est de maintenir des liens entre
partenaires principalement commerciaux. Voyageant d'Île en île, les Trobriandais
échangeaient symboliquement colliers et bracelets selon deux circularités inversées. Les
bracelets s'échangeaient d'Ouest en Est et les colliers d'Est en Ouest, d'où le nom anglais
donné par Malinowski de « kula ring». L'échange est avant tout cérémoniel et sert à
conserver des alliances sur des périodes assez longues dues au temps de déplacement des
voyageurs. Selon l'analyse qui en a été faite, le temps du « retour» étant considérable, une
contrepartie aurait été exigible immédiatement pour compenser ou prévenir d' un éventuel
non-retour. Nous voyons là un lien direct avec l' exemple soulevé précédemment du droit
22 Ibid., p. 19.
23 Dupuy, Anthropolog ie économique, p. 75 .
24
germamque et de l' usage du gage. En effet, chez les Trobriandais, les objets échangés
servaient de gages et signifiaient que l'on voulait maintenir le lien . La circularité des
échanges permettait ainsi d ' inclure l'ensemble des communautés (les objets changent de
main constamment sans perdre la trace des donateurs); elle rythmait les rencontres et
ordonnait une vie politique pacifique. Les objets sont ainsi chargés de la personne de qui
elle provient, à l'i mage du droit chinois, laissant un souvenir durable chez le donataire et
exerçant une forme d'obligation axée sur la nature des liens qui les unissent.
Il faut auss i noter que les Trobriandais possédaient un autre « système » d' échange, le
gimwali, n' excluant pas l'intérêt personnel et portant sur des biens ordinaires, qui n' entrent
pas dans l'ordre cérémoniel. On retrouve donc une forme de marché qui n' impliquait
aucune alliance ni aucune spécificité particulière sauf celle de pouvoir échanger ' sans
contracter de dette, donc dans une réciprocité limitée aux biens échangés. Cette forme est
plus individuelle et impersonnelle que le kula qui met en scène des relations significatives.
1.2 DES RA nONALlTÉS DIF.FÉRENTES
Une partie de l'analyse de Mauss consiste à comparer les faits sociaux de la société
moderne et des sociétés plus anciennes ou premières. Ce qu ' il nous révèle est étonnant du
point de vue théorique. Au biais inféré par les économ istes sur l' intérêt personnel des
primitifs se substitue un ensemble complexe de relations, de hiérarchies, de statuts, de
transactions, de transferts et d'échanges qui supposent une société beaucoup moins « en
retard» qu ' il n'y paraît. En donnant l'exemple des droits germanique et romain, pour ne
nommer que ceux-ci, Mauss montrait que les catégories d'échange que sont le contrat et le
marché constituaient en fait des formes plus 'récentes de ce qui a toujours existé . Nous
l'avons souligné à propos du kula, il prenait les traits d'un contrat, d'un contrat seulement
beaucoup plus large que de gré à gré. Ce sont des clans et des nations qui contractaient, et
c'est seulement plus tard dans l' histoire, du fait d ' une certaine autonomisation, que les
individus comme tels ont été impliqués.
25
La notion d ' intérêt, que l'on associe à l'individu, occupe une place plutôt récente
dans l' histoire pour qu 'on puisse en distinguer un sens différent dans les sociétés premières.
Du fait de cet essor individualiste, la notion de calcul qui lui a été associée s'est modifiée
au risque de voir sa portée réduite. L ' intérêt dans les sociétés premières tend à obliger
l' autre de différentes manières : dépenses ostentatoires qui obligent et humilient les rivaux,
souvent des objets non durables comme des festins ou des rites particuliers qui ne se
possèdent pas ; l ' usure sur une dette n' a pas pour fonction celle qu 'on lui connaît
aujourd ' hui, c'est-à-dire de compenser une consommation différée, mais bien d ' humilier le
donateur par un surcroît de richesse devant sceller les alliances et dynamiser les échanges24.
Prudent, donc, dans l' inférence de concepts modernes, Mauss se défend d 'attribuer aux
sociétés premières une rationalité économique de type moderne. «L' homo œconomicus,
affirme-t-il , n 'est pas derrière nous, il est devant nous25 ».
Implicitement, Mauss critique les fondements de l ' action qui ne s ' appuient que sur la
rationalité . En juxtaposant d ' un côté la société dans laquelle il s'insère et la société
première telle qu ' il la conçoit, il met en relation, voire en opposition, deux systèmes
tota lement différents. Reste à savoir si de cette comparaison ressort un aspect normatif qui
tendrait vers la démonstration qu ' un' système est supérieur à l'autre. Nous ne pouvons
déduire cet objectif de la seule lecture de l'Essai, mais une piste s'offre à nous. En
s'i ntéressant au hau maori, Mauss quittait l'anthropologie et la sociologie pour faire une
brève incursion dans le domaine de l'action. Cela nous servira à critiquer l' utilitarisme un
peu plus loin .
24 Mauss, Essai sur le don : forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, p. 236.
25 Ibid., p. 238.
26
1.3 LA TRIPLE OBLIGATION ET LE HAU MAORI
Le cycle du don se manifeste dans cette triple obligation de donner, recevoir et
rendre . Il faut non seulement rendre ce que l'on reçoit, ce qui s ' apparente à l'échange
marchand et sa recherche d 'équivalence, il faut également savoir recevoi r ce qui nous est
donné, savoir reconnaître l' autre dans et par le don, mais, surtout, il faut tendre la perche, il
faut donner de soi-même dans une succession indéfinie d ' échanges destinés à enraciner le
lien social dans une pratique à haute teneur symbolique. E n ce sens, rendre c 'est aussi
donner à son tour, c ' est même donner un peu plus à chaque fois , c'est répondre à une
injonction morale qui intime les individus à s'unir les uns aux autres. Cette injonction est
appelée le hau, l' esprit du don tel que défini par les Maori néo-zé landais . Mauss s'en
inspire pour répondre à sa question initiale sur la force contenue dans le don qui permet de
changer le donataire en donateur, en se référant à un esprit qui concilie les contradictions
internes au don . L ' injonction morale n'est pas implicitement intériori sée par l' individu, elle
agit comme une « troisième personne26 », comme un concept s itué à un méta-niveau. Nous
l' avons soulign é amplement, le don est constitué de contradictions du type
liberté/obligation et intérêt/désintéressement, contradictions apparemment insolubles dans
un contexte marchand. Le hau dissout ces antinomies, mais aussi le don entendu comme
paradoxe oscillant sans cesse entre générosité et réciprocité qui prend la fo rme de « s i c ' est
un don, il faut le rendre, mais s'il faut le rendre ce n ' est pas un don27
». Mauss espère ai ns i
montrer que « réifiée sous forme d'esprit, l'obligation passe à un niveau supérieur, et
26 C'est un informateur Maori qui expliqua le hau à Marcel Mauss et, dans l' illustration de son
fonctionnement, il inclut une troisième personne (A donne à B qui donne ensuite à C et qui retourne à A). Ce
nouveau joueur demeura longtemps une én igme; certai ns virent là une faiblesse dans le dévcloppement de
Mauss, d 'autres un principe unifiant. Pour une explication compl ète voir Dominique Casaj us, « L'énigme de
la troisième personne », in Différences, valeurs, hiérarchie.' textes offerts à Louis Dumont (Paris, Editions de
l' Eco le des hautes études en sciences sociales, 1984).
27 ' Mark Rogin Anspach, A charge de revanche.' figures élémentaires de la réciprocité. Co ul eur des idées,
Pari s, Seuil , 2002, p. 34.
27
l' oscillation entre le message de générosité et l' exigence de réciprocité est interrompue28 ».
Au-delà de la relation incarnée existe un niveau de relation transcendant qui contient
l' impulsion morale à perpétuer le cycle du don .
L ' erreur fréquente consiste à ne penser les relations de don entre un donateur et un
donataire comme si l' acte de donner n' impliquait pas la collectivité et l' environnement
dans lequel les individus s'inscrivent. Ce pont est justement franchi par l' intervention de la
« troisième personne », interprétation du hau maussien qui trace le passage entre l' échange
isolé ne requérant que deux protagonistes et le social, c'est-à-dire l'ensemble des échanges,
mais surtout des liens qui soudent les communautés. Dans cette perspective élargie à la
société, le hau n ' est plus seulement l'injonction individuelle de satisfaire les conditions du
don, mais bel et bien un projet de société qui s'appuie sur la valeur des liens qui le
constituent. De fait, l'injonction morale individuelle ne nous dit rien sur sa valeur
normative à l' échelle de la société. S'en tenir à cette seule injonction c ' est confiner le don
dans la praxis alors qu ' il doit se situer aussi en arrière-plan, en récit, en visée éthique qui
guide la vie sociale et en pose la norme. Si les Trobriandais participent au kula ce n'est pas
seulement à la volonté de conformité ni au poids des traditions que l' on doit leur adhésion.
Valorisé ainsi, le lien social constitue à lui seul une fin que les membres de la communauté
s ' engagent à poursuivre par les moyens établis par le cycle du don .
II faut tout de même être prudent avec l' interprétation des concepts. Parler du hau
n ' est pas parler d'éthique d'une façon contemporaine. Il ne s'agit pas d ' affirmer que les
sociétés premières ont été « éthiques» ou non en se basant sur certaines pratiques comme
le kula, ce qui nous intéresse ce sont les enseignements que l' on peut tirer de ces concepts
en supposant qu'ils font encore écho aujourd ' hui . Ce que le hau nous apprend sur le lien
social agit comme révélateur: le rôle du social et de l'éthique dans les sociétés
contemporaines, disons occidentales, paraît occulté au « profit» d ' une dimension beaucoup
plus pragmatique, c'est-à-dire l' échange économique. Que représente le social (et l' éthique)
28 Ib id., p. 35 .
28
dans une société où l' utile semble primer sur la valeur du lien? Une lecture, et une critique,
contemporaine de l' utilitarisme s ' avère ici nécessaire.
1.4 L'UTILITARlSME ET SA CRlT1QUE
Cette valorisation du lien social prend un tout autre aspect du point de vue util itariste.
En fait, il n 'occupe qu ' une place marginale, comme un effet non recherché d 'une cause
étrangère au don, à savoir la recherche du bonheur pour le plus grand nombre. D 'où la
critique permanente du M.A.U.S.S. (pour Mouvement anti-utilitariste en sciences
sociales29) qui en a fait son axe principal de recherche. Av.ant d 'aborder le volet critique, il
convient de rappeler les grands axes de la théorie utilitariste pour tenter de mieux éc lairer
les concepts contre lesquels le don s'arc-boute. Comme il en existe plus ieurs variantes et
que notre but n ' est pas de produire une analyse détaillée de l' utilitarisme, nous tenterons
seulement d"éclairer quelques principes directeurs afin de mieux mettre en perspective la
critique que lui adressent notamment Godbout et Caillé.
L'utilitarisme est une doctrine morale conséquentialiste, c'est-à-dire qu'elle
s'intéresse aux conséquences qu ' une action engendre (ou prévient). La morale utilitari ste se
détache d 'un sujet moral , tout bien ou mal intentionné qu'il soit, pour se tourner vers
l'impact de son action sur le niveau de bonheur (bien-être). Elle cherche ainsi à maxi miser
le bonheur du plus grand nombre dans sa version positive benthamienne ou de minimi ser la
souffrance dans sa version négative issue de John Stuart Mill , en utili sant comme critère le
principe d ' ut ilité. Est utile (et moral) ce qui contribue à accroître le bonheur du plus grand
nombre . Les individus et les sociétés sont guidés dans leurs actions par la recherche du
plais ir et par la répulsion à la douleur (principe d ' utilité) , et c'est l' harmoni sation de ces
29 Fondé par Alain Caill é en 198 1. Les auteurs affili és publient régulièrement dans La Revue du MA .USS.
dont l'orientation ant i-utilitar iste est principalement une critique de l'économisme et de la rationalité
instrumentale dans les sciences social es. Le don sous toutes ses formes occupe une place centrale.
29
intérêts particuliers (principe d' agrégation) qui permet d'évaluer la quantité de bonheur
produite. C'est une morale égalitariste, certains diront impartiale, car tous les individus
jouissent du plaisir et souffrent dans la douleur, sans distinction. En ce sens, chacun compte
pour un et pour un seulement. Elle est aussi rationnelle et calculatrice, ce qui lui doit
maintes critiques: pour évaluer la teneur morale d'une action, il faut pouvoir calculer
l' impact sur le bien-être, ce qui suppose une unité de mesure constante et universelle.
Comme le souligne Jacques Blanchet, l'utilitarisme est ainsi une « représentation du
monde », une « hypothèse fondatrice », mais aussi une « norme» qui recadre l'action
humaine dans ses limites terrestres et qui débouche sur un « choix de société» : « l' état
social considéré comme optimal est celui qui maximise les utilités30 ». L 'originalité du
projet utilitariste est de replacer toute volonté transcendante qui dicterait les principes de
l' action humaine dans un ordre immanent, c'est-à-dire propre à l'homme. Les individus ne
sont mus que par la recherche du plaisir et l'évitement de la peine, seuls motifs
comptabilisables de l' action humaine. Christian Laval reprend les termes de Bentham en
disant que les sensations, entendues comme la perception et l'évaluation intérieures des
plaisirs et des peines, sont les « principaux matériaux de l' esprit humain» en ce qu'ils
constituent les principales raisons d'agir ou de ne pas agir31• Tout principe divin est donc
fondamentalement exclu et « c'est l'utilité générale seule, définie comme la somme des
intérêts individuels, qui doit commander au gouvernement d ' agir ou de ne pas agir32 » en
dernière instance. C'est de cette façon que l'on retrouve l' utilité comme principe chez
Bentham s'inscrivant dans une réelle volonté de régulation politique et morale, le but d'un
gouvernement consistant à maximiser le bonheur de la population.
30 Jacques Blanchet, Utilitarisme et positivisme: une analyse critique . Pari s, L'Harmattan, 2012, p. 13 .
31 Cité dans Chri sti an Laval, « Jeremy Bentham et le gouvernement des intérêts ». Revue du MA USS 27, no. l ,
2006, p. 292.
32 Ibid. , p. 289.
30
Dans un tel contexte, l'individu perd de l'importance et devient interchangeable, car
n'est considéré que le résultat de son action et non l'intention et les valeurs qui l' habitent.
Ainsi, on peut se questionner sur le rôle joué par la morale dans la pensée utilitari ste et
comment elle influence l' action et, surtout, comment concilier les volitions individuelles et
l'organisation harmonieuse de la société? La principale difficulté provient certainement de
l'évacuation du lien social (donc de l'autre) dans la norme utilitariste . Sa finalité , son but,
ne renvoie pas à la création du lien social : le lien se crée par le jeu des intérêts personnels .
S'il ya bien interaction sociale, c'est par le biais de l'échange, c'est-à-dire la rencontre de
deux individus dans le but avoué de satisfaire avant tout un intérêt personnel. La relation
n' est pas souhaitée pour elle-même ni même pour l'autre partie (puisque l' individu est
interchangeable), elle est constitutive d'une dynamique contractuelle qui porte sur l'objet
de l'échange, entendu non seulement comme objet physique, mais comme sa finalité , son
objectif, la satisfaction de l' intérêt. « Ainsi, comme l' affirme Blanchet, l' équilibre social ne
naît pas de la sociabilité, mais d' une combinatoire autorégulée des échanges33.» Par
extension, « [IJe gouvernement utilitariste, c'est le gouvernement par les intérêts et
exclusivement par les intérêts34 ».
Christian Laval, quant à lui, distingue deux niveaux pour lesquels le principe d' utilité
constitue un critère moral. Au niveau collectif, l'action bonne est celle qui favorise le
bonheur du plus grand nombre. Le gouvernement, ou le législateur décide d' intervenir ou
non en fonction de l' impact de sa décision sur le bonheur collectif, c'est-à-dire de
l' harmonisation des intérêts généralisés. Au niveau individuel ou privé, c' est celle qui a un
effet positif sur le bonheur de la personne elle-même indépendamment de son impact
collectif. L ' individu cherche d'abord à maximiser son bonheur dans les limites permises
par la gouverne. Et on reproche souvent à l'utilitarisme, du moins à son avatar libéral , cette
carence morale au niveau de l' action individuelle . Si les préférences de l' individu sont
JJ Blanchet, Utilitarisme et positivisme : une analyse critique , p. 14 .
. 34 Laval , « Jeremy Bentham et le gouvernement des intérêts », p. 294.
31
personnelles et privées et que les moyens entrepris pour les réaliser n ' ont d'impact que s ' ils
affectent le plus grand nombre, cela semble signifier que les préférences ou utilités des
individus n' ont pas de valeur morale comme telle, puisque le critère ne s'applique qu ' aux
conséquences des moyens entrepris pour les satisfaire. Blanchet soulignera justement
que dans l' utilitarisme « la morale est larguée », car « personne ne peut, ni ne doit, juger les
utilités éprouvées par les individus35 ». Mû par intérêt, l'individu est par définition libre de
ses choix ; par ailleurs, il doit en assumer les conséquences.
Pour se rapprocher encore plus près de l'objet de ce travail, il nous faut cerner plus
précisément la définition de l'utilitarisme que les membres du M .A.U.S.S . adoptent comme
fondation commune. C'est à leur directeur, Alain Caillé, que l'on doit probablement la
définition la plus étayée. En présentation d'un ouvrage consacré au bilan des recherches du
M.A.U.S .S. il avance que
d'un point de vue plus spécifiquement MAUSSien et anthropologique, on qualifiera d ' utilitariste toute conception purement instrumentale de l' existence, qui organise la vie en fonction d'un calcul ou d'une logique systématique des moyens et des fins , pour laquelle l'action est toujours accomplie en vue d ' autre chose qu'elle-même et rapportée in fine au seul sujet individuel supposé clos sur lui-même et seul maître, destinataire et bénéficiaire de ses actes . Ou encore, toute doctrine pour laquelle les intérêts pour, les passions, les émotions sont ou devraient être des intérêts à : des
. '1 36 passions utl es .
Notons qu ' il ne s ' évertue pas à remettre en cause le principe du bonheur du plus
grand nombre. En fait, il réagit plutôt à l'avatar libéral mentionné précédemment que
constitue l' association du libéralisme politique et de l'utilitarisme dans sa version
économique. Sans être incompatible avec la recherche éclairée du bonheur et
l' harmonisation des intérêts, cette variante moderne s'oriente selon deux grands axes que
35 Blanchet, Utilitarisme et p ositivisme.' une analyse critique, p. 20.
36 A lain Caill é, « Présentation ». Revue du MA USS 27, no . 1, 2006, p. 28 .
32
sont la liberté et l'égalité. Ainsi , l'assoc iation du libéralisme et de l' utilitarisme ouvre sur
un discours de liberté et de « chances» égales, et, à ce titre, représente bien l'espri t des
sociétés modernes actuelles. Par contre, sa « représentation du monde» implique certaines
réductions qui cohabitent difficilement avec l'esprit du don . Caillé parle alors d' un
utilitarisme « vulgaire» pour mieux distinguer la théorie benthamienne (incluant Mill) de
sa récupération par le libéralisme économique.
Caillé cherche à montrer que les postulats de cette variante de l' utilitari sme sont soit
erronés, so it incompatibles avec le maintien d' une vie sociale fondée sur la relation à
l'autre. En premier lieu, l' intérêt n'est pas le seul ressort de l'action. Renvoyer, en dernière
instance, toute action à un intérêt particulier parvient à remplir la tâche contradictoire de
tout expliquer et de ne rien expliquer. À vouloir tout rapporter à l' intérêt, l'explication
devient tautologique et ne donne guère de précision sur l'origine ou l'origi ne ontologique
de cet intérêt. Plus clairement, « [a]ussi longtemps qu 'on persistera à rechercher le mobile
ultime de l'action, on sera nécessairement reconduit à une forme ou une autre de théorie de
l'intérêt souverain37. » Dans le troisième chapitre, nous exposerons comment Cai lié tente
d'établir une typologie de l'action dans laquelle l' intérêt se trouve recadré parmi d'autres
ressorts de l'action. Non seulement on y retrouve les motifs « réels » du don, mais il
distingue différentes formes d' intérêt qui permettent de situer l' intérêt pour soi et l'intérêt
pour autrui sans les réduire l' un à l'autre38 comme dans le cas de l' utilitari sme. L'intérêt
pour soi se rapporte à l'égoïsme: l'égoïsme est alors directement associé à la rationalité
instrumentale et calculatrice de l' utilitarisme. Être rationnel signifie agir de façon égoïste,
du moins dans la théorie économ ique actuelle où l' homo œconomicus sert de référent
théorique pour juger de la rationalité des agents face à des situations d'ordre principalement
37 Alain Caillé, « Les ressorts de l'action (Éléments d'une théorie anti-utilitariste de l'action Il) ». Revue du
MA USS 31 , no. 1, 2008 , p. 365. (Souligné par l'auteur)
38 Le terme intérêt n ' est pas sans soulever quelques ambigüités de sens. Par sa typologie de l' act ion, Caillé se
positionne clairement contre l' hégémonie de l' intérêt pour soi dans la fondation du lien social , vari ante qu ' il
considère être au cœur de l' utilitarisme dit vulgaire.
33
économique. Ce postulat a été maintes fois critiqué pour son contenu moral inexistane9 et
pour les réductions qu'il implique. Caillé se range notamment du côté d 'Amartya Sen qui
qualifiait d ' « idiots rationnels4o » les individus mus uniquement par une rationalité
instrumentale dépourvue de toute considération éthique. La rationalité instrumentale n'est
pas la seule perspective possible sur le monde qui nous entoure, elle se dialectise, selon
Caillé, avec une rationalité axiologique définie comme « immersion dans un univers de
valeurs qui a sa cohérence propre [ .. . ] irréductible à l'addition des rationalités
instrumentales individuelles41 ». C'est donc dire que la rationalité instrumentale ne suffit
pas à appréhender et à orienter la vie sociale et éthique, qu 'elle n 'est qu ' un outil parmi
d'autres, utile dans certaines situations, moins dans d ' autres . En ce sens, l'effritement du
lien social confirme l' insuffisance de la rationalité instrumentale comme unique guide du
vivre-ensemble. Le calcul ne peut être la seule mesure ni même l'étalon des relations
humaines comme le contrat ne peut être le seul garant des échanges. Et c'est justement
parce que l'attention est portée sur les biens et non sur les êtres - interchangeables, faut-il
le rappeler - qu ' une garantie est demandée par le biais d 'un contrat qui unit et protège les
contractants selon des clauses précises et pour une durée déterminée. Le contrat garantit la
partie quantitative de l'échange, mais n'assure de rien sur sa qualité ni sur son intensité,
mesures pourtant communes et, surtout, significatives sur le plan relationnel.
Avant de terminer cette partie, il nous faut rapprocher les travaux de Mauss et
l'utilitarisme, car à première vue le lien peut paraître ténu . L'organisation de cette partie
39 Du moment que le modèle s'app lique uniquement dans des situations d'ordre économique on peut penser
qu'il effectue la tâche qui lui est demandée, c'est-à-dire choisir dans un contexte de rationalité limitée. Mais
lorsque le même modèle sert de base aux choix moraux des individus la question devient nécessairement plus
épineuse.
40 Amartya Kumar Sen, Éthique et économie : et autres essais. 3e éd ., Quadrige, Paris, Presses Universitaires
de France, 2008, p. 87-1 16.
4 1 Alain Cai ll é, Théorie anti-utilitariste de l'action . fragments d'une sociologie générale. Paris, La
Découvert~2009 , p. 175.
34
devait montrer comment les travaux de celui-ci servaient de terreau à une critique plus
élaborée du paradigme dominant en économie. En effet, cette critique chez Mauss se fait
discrète et est surtout dirigée contre l'économie politique, mais c'est l'ensemble de son
œuvre, notamment par l' observation du don et l' articulation des faits sociaux totaux,
qu'elle devient explicite. Comme nous l'avons vu, en adoptant un point de vue
substantiviste sur l' économie, il affirmait celle-ci enchevêtrée dans des réseaux complexes
de relations, relations occu Itées dès que l' économ ie s'extirpe de cet enchevêtrement pour se
constituer en sphère de la vie sociale indépendante, voire exclusive. Il s'agit d' une
réduction de notre compréhension du monde, reléguant les dimensions politiques, morales
et symboliques au second rang et convertissant la force des liens en calcul utilitaire. Les
recherches de Mauss l'ont plutôt conduit à repérer un invariant anthropologique qui , s'i l
prend l'apparence d ' un échange pur et simple, crée et entretien la relation . Le cyc le du don
dynamise ainsi l'aspect relationnel et éthique du vivre-ensemble en invoquant dans son
activité toutes les sphères de la vie humaine.
Avant d'aller plus loin dans la. définition de ce qui nous semble être une éthique du
don, il convient certainement de situer ce don dans un système, ou plutôt comme système,
pour offrir une lecture différente des interactions entre individus dynamisées par le don, et
ce, dans un contexte moderne. Moderne parce que le don doit être présent ici et maintenant
pour pouvoir le réhabiliter. C'est en éclairant la face cachée du don moderne que Jacques T.
Godbout parvient à actualiser la place du don et à l'extirper de l' unique regard
anthropologique qui le confine trop souvent chez les sociétés premières. Nous verrons que
la dette et l'obligation, toutes deux présentes dans le don d'une façon différente que dans le
contrat, s'opposent à la vacuité apparente des relations utilitaires, offrant un « système »
alternatif axé sur les personnes beaucoup plus que sur les objets.
CHAPITRE 2
LE DON COMME SYSTÈME
Le texte de Mauss se termine sur une ouverture, sur une esquisse de comparaison: si
le don constitue un invariant, comment se manifeste-t-il dans un contexte moderne ?
Jacques T. Godbout s'intéresse aux formes que prend le don moderne, souvent
imperceptible, mais d'une importance vitale. Si les organismes communautaires ou les
groupes d'entraide représentent quelques-unes de ces formes, il reste beaucoup à dire sur le
fonctionnement concret du don dans un monde largement dominé par \es échanges
économiques. Nous présentons donc dans les pages qui suivent l'apport original de
Godbout pour systématiser le don dans un modèle non mécanique et non déterministe, qui
laisse naturellement place à la liberté de l'acte de donner. Afin d 'étayer le propos sur les
concepts de liberté et d 'obligation , nous reprenons aussi les propos d'Alain Caillé, proche
collaborateur de Godbout et auteur avec lui de L'Esprit du don.
2.1 LA MODERNITÉ DU DON
L'originalité de la pensée de Godbout réside dans l'approfondissement de la pensée
de Mauss et un regard neuf de la modernité du don. Si Mauss s'était montré frileux quant à
son application dans sa contemporanéité, Godbout l' instaure sans complexe. Utilisant le
vocabulaire de la modernité comme liberté, égalité, autonomie, universalité, l'auteur se
garde d ' inférer des concepts économiques dans les échanges primitifs. C'est à partir de
l'analyse que Mauss a laissée en germe sur le thème de l'universalité du don dans les
sociétés premières que Godbout entend montrer son actualité. Déjà, Mauss exprimait
36
l' universalité du don par sa présence dans toutes les sociétés quelles qu ' elles soient, mais
aussi comme fait social total , c ' est à dire qui concerne « la totalité de chacune d ' entre
elles' ».
Selon Godbout, Mauss s'était montré prudent notamment à analyser le don à son
époque alors que son universalité le rendait pertinent à toutes les époques incluant celles de
demain . C'est comme si Mauss, dans son analyse de la société moderne, s'était arrêté au
passage de l' acte charitable à sa forme institutionnalisée dans l' assistance sociale dispensée
par l'État. Son travail ne lui aura pas permis non plus d 'ébaucher une théorie de l'action qui
fasse contrepoids à la réduction proprement uti 1 itariste de l' intérêt personnel. Les
oppositions intérêt-désintéressement et liberté-obligation soulevées par Mauss et qUI
balisaient les échanges, sur lesquelles nous reviendrons, proposent pourtant cette idée que
l' action humaine semble plus complexe que ne le veut la logique de l' intérêt. Ainsi, ne
tirant pas toutes les impl ications de ses découvertes, l' œuvre de Mauss n' aura pu « amorcer
une alternative scientifique et philosophique à l' utilitarisme2 ». En effet, l'Essai sur le don
jette surtout un regard rétrospectif sur le phénomène du don, laissant peu de place (q ue lques
pages seulement) à une explication et une compréhension modern e du don (les années
1920) par le biais d 'observations concrètes appuyées sur une relecture du don qui prend en
considération les métamorphoses de la société depuis sa forme premi ère. À son époque,
Mauss vit bien dans l' assistance sociale une survivance du don, mais il ne put déceler
d'autres formes de celui-ci ni le théoriser suffisamment pour en faire ressortir sa valeur
heuristique.
Le don a une portée éthique différente pour Godbout, probablement plus englobante,
qui va au-delà des règles du droit. Il s'éloigne ainsi du droit maussien tout en maintenant
l' opposition qui lie le don à sa conception économique. L'objet n'est pas tant les règles qui
régissent l'échange que la dynamique affective et humaine qui en permet la réalisation. Ce
1 Jacques T. Godbout et Alain Caillé, L'Esprit du don . 2e éd., Montréal , Boréal , 1995 , p. 20 .
2 Ibid., p. 30.
37
faisant, il s ' intéresse à « ce qui circule entre nous », comme l' indique le titre d ' un de ses
ouvrages qui laisse croire au prem ier regard que le sujet en est l'objet d ' échange. C'est
plutôt l' inverse qui est promu: ne circule pas que des biens entre les individus, on retrouve
surtout une dynamique du lien formulée par le donner-recevoir-rendre. Certes, des biens
matériels sont continuellement échangés, ou plutôt donnés, mais ils n' expliquent en rien
pourquoi les gens donnent. La portée éthique du don est perceptible parce qu'il interpelle
les motifs du geste qui permettent non seulement sa réalisation, mais sa permanence, son
cycle. En cela, il est opposable au motif spontané et évanescent du système marchand .
Cette dynamique du lien est en fait le socle de la société, sans quoi elle ne saurait « tenir ».
C' est un guide, un appel, un axe qui oriente la vie humaine vers sa propre réalisation. Sans
don, la vie humaine semble grandement altérée.
Pour faire le pont avec Mauss, nous pourrions avancer que le don comme « roc » de
la soc iété ne saurait s'appuyer uniquement sur des principes économiques, ni juridiques
d 'ailleurs. Comment, en effet, faire l'expérience de la société si tout un chacun poursuit
uniquement son intérêt ? Il s ' agit d'idées maintes fois formulées qui ont pourtant la
propriété de poser un ancrage anthropologique solide contre l' idée réductrice élaborée à
rebours qui formule un seul et unique moteur de l'action. Considérer que « l' état de
nature » chez Hobbes, Locke ou Rousseau de même que le concept d' homo œconomicus ne
sont que des réductions d'un système de compréhension plus grand c ' est s'ouvrir sur une
complex ité du monde étendue qui risque de fournir des explications plus riches aux
problèmes soulevés par l' action humaine. En d'autres termes, l'état de nature et la figure de
l'homo œconomicus ont une portée explicative limitée qu'il ne faut pas perdre de vue. L ' un
est un mythe fondateur et l'autre un modèle explicatjf à rationalité limitée : les
représentations de la réalité qu'ils offrent sont nécessairement partielles et non absolues. Et
c'est d ' autant plus vrai sur le plan moral puisque du premier on ne peut rien déduire de
l' articulation des valeurs au sein de la société et du second la dimension axiologique est
évacuée au profit d 'une rationalité calculatrice. Ainsi , fonder une alternative à l' utilitarisme
induit une théorie éthique dont il implique de revaloriser les principes. Comme l'auteur
l' affirme, et c ' est l'orientation donnée à L'Esprit du don, « donner » est aussi important que
38
« recevoir » dans le cycle du don (et probablement plus important que le « prendre ») et les
règles constitutives du don sont aussi importantes à connaître que les lois du marché3. Si \es
liens sociaux s ' effritent sous la régence des systèmes économique et étatique où les
individus ne jouent qu ' un seul rôle, celui de consommateur ou de bénéficiaire, le système
du don propose un ensemble plus inclusif où les liens priment et où le bien est au service du
lien.
2.2 ÉLÉMENTS SYSTÉMlQUES DU DON
Il existe des domaines où le caractère de l' échange ne peut à lui seu l se définir par
l'i ntérêt. Le premier don, le don originel, est bien celui de la vie, don qui ne peut être rendu
tel quel au donateur, seulement pleinement assumé comme dette et reconduit dans une
génération suivante. Peut-on acheter la vie ? Répondre oui nous mènerait vers un débat
moral dont on ne peut traiter ici. Par contre, la vie est ce don ultime qui ne peut être
trans.igé sur un marché - du moins dans son essence - la vie est donnée sans équivalent.
C'est probablement l' exemple le plus probant de l' universalité du don. C'est aussi le cas de
la parole qui , elle, appelle toujours un retour dès que deux personnes entrent en
communication. Pour Godbout, c'est l' image clé du système du don . Lorsque l'on aborde
les échanges, le premier réflexe consiste à imaginer une circulation de biens alors qu ' avant
toute chose il y a les mots. La parole véhicule des informations diverses a llant de la
trivialité aux pensées les plus profondes en passant par les rensei gnements de nature
utilitàire. Pour que l'échange ait lieu, dans ce cas-ci une conversation ou un e discussion, il
faut qu ' il y ait relation ou lien entre les personnes, ne serait-ce qu ' un espace symbolique
créé pour l'occasion. Pour converser, il faut s ' adapter à certaines règles qui se rapprochent
étrangement de celles du don analysées par Mauss. En « donnant » la parole ou en donnant
« sa » parole, on entre ainsi dans une dynamique similaire au kula où l'échange est d 'abord
) Ibid., p. 31.
39
cérémoniel en cela qu ' il crée et maintient le lien tant qu'il n'est pas rompu par un des
participants . L'avarice et l'égoïsme ne se conçoivent plus comme l'accumulation de biens
et l'absence de redistribution; c ' est l'absence ou le monopole de la parole qui en constitue
les extrêmes. Le rôle de la parole, en amont de l'échange informationnel , est « de circuler,
d ' être donnée et rendue, d ' aller et venir4
». Nous devons éviter de penser la communication
comme ayant une simple fonction utilitaire calquée, encore là, sur le modèle marchand.
Il Y a système parce que le don n'est ni économique ni politique. Il occupe, selon
Godbout, une sphère bien à lui, la sphère sociale. Il constitue l'ensemble des relations
sociales entre personnes, au sens strict, par opposition aux rôles endossés par l'individu
lorsqu'il change de sphère. Le don embrasse toutes les relations, celles de nature égoïste
comme celles de nature altruiste, tout en assurant le passage de l' individuel au collectif, et
v ice-versa. Par réduction, les systèmes économique et politique ont déduit l'action
individuelle qu ' ils ont ensuite extrapolée au co llectif en passant par des concepts abstraits
et métaphysiques aux contours flous tels que la main invisible d'Adam Smith. Sur le plan
de la recherche, ces concepts fournissent une explication très limitée de l'action humaine,
souvent promue via la théorie des jeux et du choix rationnel5, et rendent l' invalidation
périlleuse, s inon tautologique. S'en remettre à ces idées c'est un peu espérer du divin dans
la poursuite des affaires humaines alors que concrètement, ce sont bien les réseaux de
relations sociales et non l'agrégation de préférences individuelles que l'on observe. Selon
4 Ibid. , p. 22.
5 Comme ces théories ne font pas l'objet de ce travail nous ne pouvons que les évoquer au passage. Le but
recherché est partial : les opposer, comme l' utilitari sme, au don . Ces théories postulent, pour l' essentiel, que
les individus sont mus rationnellement, qu ' ils ag issent selon des préférences conn ues et définies en v ue de
maximiser un profit (une situation) ou d' en diminuer la perte. Bien que présentant des différences théoriques
importantes, nous regroupons les deux sous une banni ère « calculatrice » qui s' oppose en tout point à la
pensée du don. Non que la rationalité, le calcul et les préférences individuelles soient absents du registre du
don, seu lement, ils ne constituent pas ses fondements théoriques ni ses conditions de réalisation.
40
Godbout, l' individu égoïste dérive du rejet d 'une « solidarité qu ' il n'a pas voulue6 » et qui
le pousse à se retrancher là où les contraintes (entendre aussi les obligations, nous en
parlerons plus loin) sont les moindres, le marché. Quant à choisir entre une communauté
forcée composée de prescriptions hétéronomes et un certain laisser-faire, le choix est
manifeste. POUltant, toutes les actions ne se déroulent pas dans un contexte économique.
Que l'on pense principalement à la sphère familiale où les relations nous semblent tout sauf
teintées par la rationalité économique. Elles parviennent tout de même à s 'organ iser sans le
secours d ' un tiers équivalent comme la monnaie.
2.2.1 Socialité primaire, socialité secondaire
En distinguant différents types de socialité, Godbout parvient à montrer la structure
du système du don et sa portée globalisante. Nous l'avons brièvement souligné, les
relations marchandes ou celles de bénéficiaires nous enferment dans des rôles exc lusifs.
Endosser un rôle, c'est « jouer » d ' une façon qui s'accorde avec le système en n 'offrant
qu ' une partie de soi, limitant l'ampleur des affects e~ la qualité des relati ons dans la
création ou le maintien des liens sociaux. Le marché et l'État sont des lieux où les rapports
sont impersonnels: « les fonctions accomplies par les personnes importent plus que leur
personnalité7 ». Concrètement, personne ne vit « dans» le marché ou l'État. Ceux-ci
forment des cadres statutaires et sont les lieux d 'une socialité dite secondaire. Mais ce n'est
pas tant la nature des rôles et des statuts qui trace la démarcation que la nature des relations
sociales. Dans la social ité primaire l ' individu est parent, am i, voisin, et l'on pourrait
obj ecter à juste titre qu ' il s'agit également de rôles ou de statuts et que, dès lors, le partage
entre les socialités paraît ambigu et peu objectif. Sauf que la subjectivité dans ce cas-ci
demeure importante dan s la mesure où les relations concernées par la socialité primaire
6 Godbout et Caillé, L'Esprit du don , p. 24. (Souligné par l'auteur)
Alain Cai llé, « Don et association », Revue du MA USS permanente , 2007,
http://www.journaldumauss.net/sp ip .php?article202. consulté le 24 mars 20 Il .
41
découlent de choix non objectifs et non rationnels. On peut difficilement objectiver nos
relations intimes comme les amis ou la famille puisqu ' elles impliquent avant toute chose
les affects . Ainsi , dans la socialité primaire, l'accent est porté sur les personnes et non sur
les fonctions qu ' elles remplissent même si celles-ci ne sont pas exclues. La nature et la
qualité des relations sociales priment sur les objets qui y circulent, ce qui revient à dire
qu ' on ne peut observer des échanges, entendus dans un sens large, sans considérer les
relations qui les sous-tendent.
Si nous approfondissons l'analyse de la socialité. pnmaire, terreau du don, nous
retrouverons des éléments du don tels que présentés par M . Mauss. L ' amitié découle d ' un
choix affectif et la nature du lien est telle qu'elle permet la rupture pour de multiples
raisons. Pourtant, les exemples foisonnent où, entre amis, l'équivalence n ' entre pas en jeu.
Même si l' amitié semble plus volatile que le lien filial, encore que dans certains cas
l' inverse soit également vrai, la relation s'ouvre sur une plus grande intimité, fondée en
majorité sur la confiance et la reconnaissance. Ces aspects sont importants pour les
comparer aux relations propres à la socialité secondaire. Ici, comparaison ne signifie pas
opposition, s i bien que la confiance et la reconnaissance sont également des facteurs
importants dans les relations commerciales, juridiques et citoyennes, mais nous dirons ici
qu ' elles ne sont pas primordiales et que les systèmes économique et étatique peuvent
continuer à fonctionner sans de tels a priori8• Il nous semble toutefois possible d'affirmer
que dans les relations amicales les enjeux sont plus importants que dans les simples
re lations marchandes, du moins d ' un point de vue qualitatif, ce qui les distingue des
contacts purement formels et impersonnels . que l' on peut retrouver sur le marché. C'est que
8 C'est du mo ins la thèse défendue par les théori es économiques fo ndées sur l' intérêt où la confiance doit être
placée dans le système lui-même (que l' État ou le marché seront encore là demain) ou dans la monnaie, ce qui
n ' implique pas que l'on ait confiance en son voi sin. Les travaux de Niklas Luhmann sur la confiance vont en
ce sens, mais il aj outerait probab lement que la confiance n'est pas affaire de socialité « primaire » ou
« secondaire », qu ' ell e est plutôt nécessaire au fonctionnement de la société en général pour en réduire la
complexité sans quo i l' homme « n' arriverait même pas à quitter son lit le matin . » Voir N iklas Luhmann, La
confiance : un mécanisme de réduction de la complexité sociale. Pari s, Econo mica, 2006.
42
l'argent y occupe une place moins importante que la réciprocité et la générosité (que l' on
pense aux services amicalement rendus lors de déménagements, construction, rénovation,
ou l'aide et l'écoute dispensées à un ami traversant un moment diffi cil e).
La famille , elle, est ti ssée encore plus serrée, si bien que certains hésitent à parler de
don pour qualifier le « partage» immanent au centre de celle-ci. Si l' amitié noue davantage
que le marché, la famill e constitue so it le nœud comme tel ou le filin continu en ce sens que
ce sont des relations non choisies qui s'imposent d'elles-mêmes. C'est pourquoi nous avons
tendance à penser un don qui s' annule par l'équivalence monéta ire et par la proximité
affective et la filiation , c'est-à-dire qu 'à l' intérieur d ' une famille le don n ' existe pas. Mais il
en est autrement. D ' un côté, cette filiation se crée à la rencontre de deux étrangers 9.
Godbout en fait le chef-lieu de la création du lien social, genèse sans laquell e aucune autre
forme de lien ne serait possible . Nous l'avons souligné précédemment en d 'autres termes,
la parole crée cet espace commun qui permet à deux étrangers d 'échanger. « La
transmutation d' un étranger en familier est le phénomène de base du don, qui permet
ensuite la réciproci té et le marché, mais permet d'abord à la société de se perpétuer comme
société [ ... ], de se renouveler en renouvelant l' alliance à chaque "génération"l o.» Ce type
de don - poussé également par certains impératifs biologiques, ne l'oublions pas - n 'aurait
pu être réalisé qu ' une seule fois puisque nous ne serions pas ici pour en témoigner. Au-delà
de l'appel biologique, on devrait le retrouver constitutif de l'apprentissage. C'est ainsi que,
de l' autre côté, la famille devient un li eu d 'apprenti ssage du don, le li eu où l' on apprend le
partage bien avant le marchandage dans une communalité naturell e. Le don fait partie
intégrante de la vie familial e tant dans sa formation que dans sa perpétuation. Partage, don
ou réciprocité, dans le cas de la famille il semblerait que ces termes nuancent un seul et
même concept.
9 Godbout cite C. Lév i-Strauss qui di sait que la loi de l'exogamie « est l'archétype de toutes les autres
man ifestations à base de réci procité », ce qui invite à penser le noyau familia l uniquement dans ces termes
alors que l' anthropo logie regorge d ' exemples diffé rents.
10 Godbout et Cai lié, L'Esprit du don, p. 46.
43
Une lecture alternative de la famille tente de nous convaincre que les motifs sous
jacents à ce type d'association seraient de nature économique ou utilitariste. Ces propos se
fondent en fait sur la rationalité de l' individu calculateur qui cherche à maximiser son profit
et qui voit dans la famille une façon d 'en tirer parti. L'association économique offre
certainement des avantages de type monétaire, l' étymologie du mot économique renvoyant
justement à une gestion de la famille que l'on revampe aujourd'hui sous l' appellation de
« petite PME », mais on ne peut prétendre qu ' il s'agit là de l' unique raison. Bien entendu,
ces modèles de décision basés sur une rationalité limitée ne sont pas conçus pour expliquer
l'ensemble des motivations humaines. En prenant l'exemple du divorce, Godbout montre
que l'explication à rebours d ' une situation éclaire des motivations qui au départ ne devaient
pas figurer au registre des intentions individuelles. Quand deux personnes divorcent, on
assiste régulièrement au déchirement des personnes dans sa manifestation la plus
matérielle, le partage des biens. Le raisonnement utilitariste qui intervient dans une
situation comme celle-ci consiste à affirmer que si les gens calculent au terme de leur
relation c'est qu ' ils ont dû calculer tout au long de celle-ci . Si le calcul se dissimule sous
les traits du partage, il se dévoile à tous lors de la dissolution du couple. Par contre, pour
Godbout, deux pistes peuvent nous orienter pour comprendre cette dualité. Premièrement,
si les personnes mettent leurs biens en commun sans difficulté et sans l' aide d' un tiers, il
est fréq uent qu ' à la séparation les choses se compliquent. La législation en matière de vie
com mune, que ce soit pour les états matrimoniaux ou de conjoints de fait, balise la
redistri bution du patrimoine. L'intervention d ' avocats dans le dénouement modifie une
situation affective et consensuelle pour la rendre facilement traitable et monnayable. C'est
cette intermédiarité qui , pour Luc Boltanski, doit « procéder d'abord à la transformation du
rapport, à la transmutation préalable du système en un rapport marchand, ou en un état de
justice ll ». Malgré l' interprétation que Godbout soutire des propos de Boltanski, on ne peut
généraliser la façon dont se terminent les relations personnelles, mais le recours à un
intermédiaire (que ce soit un médiateur, un avocat ou la loi elle-même) reproduit
I l Cité dans Ibid., p. 48 . (C'est nous qui soulignons)
44
certainement la transformation du rapport en un équivalent rendu fac ilement sécab le. La
référence au « système» nous mène à la deuxième piste proposée par Godbout, car régler
ses comptes de cette manière ne lève pas le voile sur une motivation cachée, celle qui se
cache derrière tout, l' intérêt ou le calcul, mai s suggère plutôt fortement que l' on sort d ' un
système pour entrer dans un autre. L'on en viendrait à calculer parce que l'on passera it d'un
registre de pensée et d 'action à un autre; lorsque le système fam i 1 ial cesse de fo ncti onner,
on applique le système qui permet de traiter ce qui était communément partagé sur un e base
émotive pour le rendre équivalent monétairement. « A voir beso in de compter, ajoutera
Godbout c'est déjà l' indice qu'on sort du système du don 12 ». Ainsi , le ca lcul n' est pas le
don et n 'est probablement pas au centre du couple, du moins il n'en constitue pas la raison
d 'être . Ce détour par le couple constitue à la fois une introduction au cœur du don, la
famille, ainsi qu 'une formulation simplifiée ou analogique du système du don. Godbout
s ' en sert pour montrer que le don est hiérarchiquement supérieur au calcul et que s i c'est
ainsi dans le couple, il en est de même pour la société: celle-ci ne repose pas moins sur un
système supérieur à l'État et au marché, celui du don . Nous y reviendrons .
2.2.2 La dette et l'obligation
Le terme de « dette » renvoie aujourd'hui surtout à une conception économique qui
fait référence à devoir rendre ou rembourser quelque chose en fonction du fa it qu ' on l' a
reçu précédemment. Cette définition de la dette est perçue négativement d ' un point de vue
économique parce qu 'elle implique une contrainte, c"est-à-dire l' injoncti on tacite qui nous
oblige à rembourser ou à payer la somme due, et que l'on cherche à acquitter le plus
rapidement possible pour se libérer de son « fardeau ». Pourtant, il existe un état de dette
qui s'exprime positivement: c 'est lorsque l'on reçoit sans subir la lourdeur de l' obligation
et que l' on manifeste une reconnaissance motivationnelle, c'est-à-dire qui incite à donner à
son tour ; c'est également lorsque les gens ressentent qu ' ils ont reçu plus qu ' ils n ' ont
12 Ibid.
45
donné. « La dette positive existe lorsque le receveur ne perçoit pas chez le donneur
l'intention de l'endetter par son geste) 3 ». On touche ici les paradoxes du don mentionnés
dans la première partie. La reconnaissance incite à donner parce que le don reçu n ' exige pas
de retour implicite . L ' opposition liberté/obligation y prend tout son sens puisqu ' en allant
pui ser dans la reconnaissance, donc les affects, c ' est autour du lien que se construit la
relation et non autour de ce qui est donné.
La dette mutuelle positive poursuit la même idée en intégrant l' autre dans une
dynamique propre au système du don. Si chacun donne et si chacun reconnaît ce qu ' il
reço it et donne à son tour, alors disparaît la différence entre don et retour du don. Comme
l' explique Godbout, dans un tel état où débiteurs et créditeurs se confondent, le sens de la
circulation des choses (des dons) se dissout, si bien que l' on n ' observe que des dons ou que
des retours. Le cycle du don escamote une étape et place les individus devant l ' idée qu ' ils
sont toujours en train de donner ou toujours en train de rendre ce qu ' ils ont reçu. C'est ainsi
que la reconnaissance s'exprime, en passant « de l' obligation de rendre au désir de
donner14 ». La nuance est importante parce que cette situation exprime clairement le
fonctionnement du cycle dans sa perpétuité. Certes, un fort degré de confiance est
nécessaire pour le rendre opérant. Par contre, il n'est pas infaillible, le cycle peut
effectivement se modifier et le calcul peut toujours réintégrer les rapports. On le retrouve la
plupart du temps dans des relations de proximité rapprochée comme le couple et la famille,
mais il n ' est pas impossible de le retrouver dans des relations moins engageantes ou plus
élo ignées . Ce qu ' il faut retenir c ' est que la mutualité du rapport réduit le besoin de calculer
ou de mesurer l' apport de tous en créant un état de dette perpétuelle satisfaisant et non
anxiogène. La mutualité permet l' alternance des dons et réduit le stress lié à la défection
J3 Jacques T. Godbout, Le don, la dette e l l'identité: homo donator versus homo oeconomicus. Chi coutimi ,
Bib liothèq ue Paul-Émile Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi , 2007,
http://dx.do i.orgldoi: 10.1522/03001 0506. p. 44 . Consulté le 2 juillet 2012 . Disponible également en version
papier.
14 Ibid. , p. 45 .
46
possible d'autrui. Le don ne recherche pas l' équivalence, « il recherche l' inégalité
alternée l5 ». Le don confirme le lien et élime la pointe acérée de la contrainte pour
transformer l'ob ligation en mutualité et fluidifier les rapports .
Cette alternance entre libelté et obligation qui est souvent perçue comme un paradoxe
peut être explicitée par une formule non moins paradoxale. Ici , pour étayer le propos, il
nous faut anticiper sur les travaux d 'Alain Caillé, que nous aborderons plus en détails dans
le prochain chapitre, puisque des concepts communs aux deux auteurs sont plus explicites
chez l' un ou chez l'autre et parce que dans ce cas-ci Caillé en est le véritable auteur. Caillé
introduit un concept-clé de l'analyse du don qui permet de le distinguer d'une approche
contractualiste. En abordant le concept de l' inconditionnalité conditionnelle, Alain Caillé
utilise en effet un oxymore pour illustrer une situation ou une condition de réalisation et de
maintien du don/relation . Il définit d ' abord la conditionnalité comme le type de rapport
hérité de doctrines économiques, sociales et politiques qui ont à leur source un contrat
social. Il s'agit en somme du contractualisme auquel l'auteur ajoute l' utilitarisme dont il
justifie l'insertion par le contrat de gré à gré que l'individu passerait avec lui-même dans la
détermination de ses choix. Doctrine individualiste lorsque prise dans sa variante égoïste,
l' utilitarisme rend implicite le calcul des avantages et des désavantages, des plaisirs et des
peines et parvient à un certain équilibre non sans en avoir pesé les conséquences sur l'utilité
personnelle et le bonheur du plus grand nombre. Cette forme de calcul s ' apparente au
rapport contractuel dan s la mesure où la décision est soumise à des conditions de réalisation
sans quoi elle ne saurait fléchir d ' un côté plus que de l'autre . Elle n'est pas
inconditionnelle, ce qui ne rejette pourtant pas l' apport et l' importance de l' intérêt dans les
relations humaines et leurs institutions. Sauf que, comme l'indique Cai lié, aucune relation
ne pourrait s' instituer ni perdurer si elle ne l'était qu 'à condition que certaines contreparti es
soient rendues par chaque partie prenante. Pas plus que l'on ne peut fonder un e société sur
une inconditionnalité stable. On ne saurait en effet baser nos relations sur un engagement
aveugle qui consisterait à tout donner unilatéralement. Ce faisant, il suggère que le maillon
IS Godbout et Caillé, L'Esprit du don, p. 5 l.
47
faib le des théories contractualistes-utilitaristes, ici ramenées l'une à l'autre, c'est de se
fonder sur un contrat originel aussi hypothétique qu 'éloigné dans le temps, duquel
l'inconditionnalité découlerait. En d ' autres termes, le don n 'existerait que par la garantie
d ' un contrat antérieur. À l' inverse, la pensée « inconditionnaliste » suppose une socialité
préexistante à tout contractualisme, donc à une hiérarchie quasi anthropologique du lien
social sur le mode de garantie des échanges l6. Comme le précise Caillé, cette façon de voir
permet d'envisager plusieurs motivations à l'action humaine dans lesquelles figurerait le
contrat comme « poss ible» et non comme « déduction ».
Résumons-nous. Selon Caillé, l' inconditionnalité conditionnelle consiste en un primat
hiérarchique de la relation sur le contrat. Derrière tout contrat subsiste une partie qui ne lui
est pas soumise et qui constitue le socle de sa réalisation. L'auteur montre que l' esprit
contractuel , sous quelque angle qu 'on le considère, s'adosse en fait à une inconditionnalité
de nature idéologique ou symbolique. Le contrat ne saurait se réaliser sans cette aura
symbolique qui lui donne sa légitimité et sa condition d 'existence. En ce sens, ce qui
manque au contrat c'est « l' autoconsistance », « et que contractualité, logique de l' utilité et
conditionnalité ne sont susceptibles de se déployer qu 'en puisant dans des réserves de sens
antiuti litaristes et inconditionnalistes l7 ».
Entre intérêt et dési ntéressement, liberté et obligation, se situe un équilibre qui n ' est
pas sans rappeler le don agonistique de Mauss vu dans le premier chapitre. En effet,
rappe lons-nous, le don agonistique bascule dans le registre de l' inconditionnalité en ne
16 On peut rajouter que ce faisant le concept d'état de nature qui préside le contrat social s' invalide. Si l'on
accepte l' idée du don comme système et comme paradigme tel que nous le présenterons plus loin,
l' inconditionnalité implique un individu touj ours et déjà socialisé et le replace non plus dans une historicité
hypothétique où l' état de nature finit là où la société co mmence mais dans une continuité.
17 Alain Caillé, Anthropologie du don : le tiers paradigme. Pari s, La Découverte, 2007, p. 98.
48
permettant que des pôles exclusifs l 8 : se confier entièrement ou se défier enti èrement, se lon
les mots de Mauss. Deux pôles constitutifs d' une « loi sociologique générale de l'être
ensemble l9 » qui conditionne la paix (ou le lien positif) en foncti on d' un retour possible
vers l' hostilité. Il ne s'ag it pas d' une conception manichéenne de la relation ; l' individu (ou
la communauté) demeure libre, mais cette liberté s'exprime dans le caractère catégorique
de ses choix. Caillé parle aussi d ' un « pari de confiance2o », lequel est inévitable pour toute
forme de socialité. La paix (tout comme sa contrepartie) est inconditionnell e, on y bascule
ou pas, tandis que les conditions de son maintien, elles, sont conditionnelles. « Ce n'est
qu ' une foi s affirmé de façon inconditionnelle le fait qu'on est ensemble [ ... ] que l'on peut
discuter les term es de l'ail iance21 », ajoutera Cai lié. Le don est ai nsi « obi igatoire » pour
maintenir la paix et la relation et pourrait paraître « intéressé » au sens utilitariste du terme.
L'intérêt ici n' est pas instrumental , il n' est pas dirigé sur les choses qui circulent ou sur les
retours anticipés, il focalise sur la forme que prendra le lien social, que prendra le don. Pour
le dire plus éloquemment:
Le don [ . .. ] se caractérise par le primat de l'obligation sociale sur la liberté et par la domination hiérarchique du désintéressement affiché sur l' intérêt poursuivi . Le contrat à l' inverse affirme le primat de la liberté sur l'obligation - il ne reconnaît d'obligàtion que librement consentie - et la dominance des motifs utilitaires sur les considérations de so lidarité des contractants22
.
18 Du moi ns chez Mauss. Caill é ajoutera une nuance moderne notamment dans sa typologie de l' action
humaine et dans ses quatre pô les du don en di sant que des positions mitoyennes ne so nt pas impensables.
19 Cai ll é, Anthropologie du don : le tiers paradigme, p. 103.
20 Alain Ca illé, Dé-penser l'économique: contre lefatalisme. Pari s, La Découverte, 2005 , p. 159.
21 Caill é, Anthropologie du don : le tiers paradigme, p. 105 .
22 Cai ll é, Dé-penser l'économique: contre le fatalisme , p. 16 1.
49
2.2.3 Le don aux étrangers
Nous avons défini plus haut les concepts de socialité primaire et secondaire pour
illustrer en cercles concentriques les différents groupes auxquels l' individu appartient et le
type de lien qui a cours dans chacun d ' eux . Après avoir abordé celui de la famille, des amis,
du marché et de l' État, une catégorie demeure muette. En effet, nous n 'avons pas éclairé les
relations entre des individus qui n' ont pas de liens directs ni médiatisés par une institution,
c 'est-à-dire entre inconnus. Spécificité toute moderne selon Godbout, le don aux étrangers
constituerait un type de don à part entière qui se placerait entre le marché et l'État.
Les termes « étrangers» ou « inconnus» pourraient laisser croire à une catégorie du
don de moindre importance dans le sens où l' engagement pris par le donateur n' apparaît
pas comme fondamental, si bien qu'il est difficile de comprendre l'intention derrière le
geste. Pensons aux dons principalement monétaires versés pour causes humanitaires qui ne
permettent pas de « suivre» l' argent octroyé ni de rencontrer le ou les donataires. Certes,
l'objectif n ' est pas de créer des liens dans ce type de don, et c ' est ce qui permet
l' intervention d ' autres motifs dans la décision de donner, possiblement désintéressés, qu'ils
soient d ' ordres fiscal, philanthropique ou socialement conscientisé. Le donateur demeure
alors loin des soucis véritables du ou des donataires, il donne comme un philanthrope, sans
attendre de retour, certes, mais sans s' impliquer émotionnellement non plus. Ce type de
don, quoique généreux dans sa forme, sous-entend une volonté de détachement à l' égard de
sa contribution et des autres, confine les individus dans une « éthique indolore23 », une
éthique toute personnelle qui n'engage que soi et nie la possibilité du retour. Balayé au
départ par Mauss, il n ' est pas plus à l'étude chez Godbout. Car, nous l' avons souligné, la
réciprocité est au cœur de la dynamique du don et, en ce sens, le don unilatéral ne poursuit
pas le même but.
Dans un contexte socialement et culturellement homogène, c'est-à-dire entre membres
d' une même société, le don aux étrangers peut être perçu de deux façons: la première
23 L ' expression est de Gilles Lipovetsky .
50
concerne les groupes qui dispensent « directement» des servIces en marge de ceux
dispensés par l'État ou réglée par le biais du secteur économique; la seconde concerne
justement ces services par le biais d' intermédiaires, notamment les services publics reliés à
la santé et à l'aide sociale. Il est possible de tracer un pont avec le don en y voyant là
l' expression du don de soi envers de parfaits étrangers par la dispense de services ou de
biens assu'rés par l' intervention étatique. Mauss avait interprété la mutation de l'action
caritative de cette façon et voyait dans l'action de l'État une redi stribution apparentée au
don. L'action charitable, qui avait d'abord été à la charge des institutions religieuses,
reprise ensuite par l'État en même temps qu 'une grande partie de la sphère soc iale a mené,
dans son rôle providentiel, à dispenser en effet certaines formes d'assistance.
Pour Godbout, qui offre une lecture du même phénomène soixante-dix ans plus tard,
l' impact de la Révolution tranquille - entendue ici comme un ensemble de bouleversements
en rupture avec une certaine tradition qui auront contribué à remodeler les réalités
politiques, économiques et sociales du Québec vers une autonomie accrue - aura été
d'évacuer pendant un certain temps le bénévolat et l'entraide de l'imaginaire collectif24. Ce
que Mauss voyait comme une incarnation nouvelle du don à grande échelle nous est
présenté rétroactivement comme une forme de perversIon du don par son
institutionnalisation. En chapeautant et en réglementant les formes d'échange, notamment
par la tentative d' une dispense publique de services sociaux, c'est tout le secteur du don
aux étrangers dans son sens large qui s'est vu redéfinir une place et un rôle amoindris,
désormais assujettis aux règles de l'échange marchand. Cette distribution n' est possible que
par l'intervention d' un tiers et dissipe le donateur et le donataire dans une masse
dépersonnalisée . Godbout cible justement le fait que ce secteur « a eu tendance à être
absorbé par l'État ou pas les bureaucraties fondées sur le rapport sa larial et sur l'idéologie
24 Jacques T. Godbout, « La sphère du don entre étrangers: le bénévolat et l'entraide », ln Fernand Dumont,
Simon Langlois, et Yves Martin, dir. , Traité des problèmes sociaux. Québec, Institut québécois de recherche
sur la culture, 1994, http://dx.doi.org/doi:lO.1522/cla.goj.sph, p. 6-7 . Consu lté le [6 janvier 2012. (La
pagination fait référence à la version électronique)
51
professionnelle25 ». Militants et bénévoles furent ainsi récupérés par un système contre
productif, instrumentalisé et instrumentalisant, impliquant la salarisation et la
hiérarchisation des rapports:
Dans la société moderne, les choses circulent souvent dans un cadre utilitariste, qu'il soit marchand ou salarial : on offre quelque chose en échange d'une chose équivalente. [ ... ] C'est le rapport salarial qui domine aujourd'hui le mode de dispensation des services soit au sein de l'État, soit dans le cadre du marché. Le rapport salarial constitue le principe qui gère la transaction entre celui qui reçoit et celui qui dispense le service ou vend le bien. Le principe de l'équivalence monétaire est une sorte de contrat obligeant les deux parties. Et la relation qui s'établit entre les deux partenaires est un moyen, un instrument pour obtenir quelque chose : bien
. 26 ou service
Nécessairement, la référence à la Révolution tranquille situe géographiquement le
propos et rend la généralisation délicate, mais cela nous montre tout de même comment, en
apparence, l' État et le marché ont pu dissoudre l' entraide dans des structures exogènes au
don . On s 'en doute, l' entraide et le bénévolat n ' ont jamais réellement cessé leurs activités,
ils ont cependant dû se distiller au travers les structures formelles d ' intervention. Pour
Godbout, les groupes d'entraide, les mouvements associatifs et communautaires ainsi que
tout le secteur bénévole ont toujours joué un rôle social, et ce, peu importent leurs
appellations27. Reste à voir en quoi ils diffèrent de l'État, du marché et du cercle familial.
Godbout cible spécialement les organismes communautaires qui fonctionnent sur une
base volontaire (bénévolat) ou sur la réciprocité (groupes d'entraide). Aux frontières du
marché et l' État, nous l' avons dit, ces groupes et organismes s ' approprient l' espace délaissé
par l 'État et le marché dans la dispense de services sociaux. Ce n'est certes pas un hasard si
25 Ibid. , p. 6.
26 Ibid., p. 8. (C'est nous qui soulignons)
27 Ibid., p. 5.
52
les servIces all1SI. récupérés par une multitude de petits dispensateurs sont clairement
concernés par la dynamique du lien soci al. Que l'on pense à l'aide aux femmes violentées,
aux jeunes en détresse, à la toxicoman ie, le 1 ien déficient ou l' absence de 1 ien surgit
souvent comme cause de problèmes aggravants. Le travail salarié relié aux interventions
sociales permet certainement de combl er certains beso ins. Par contre, au-delà de la qualité
des services, le traitement mécani ste des « patients» demeure une pratiq ue impersonnelle et
de relativement courte durée obéissant dans une large mesure à des contraintes
économiques qui réduisent l' éventail des soins dispensés . Pour combler ces lacunes, le
bénévolat engage les gens dans des réseaux d'entraide. C'est un acte de volonté li bre qui
suppose une réciprocité limitée à l'acte de donner. On donne parce qu ' on y cro it, parce que
nos valeurs s'y accordent et parce qu 'on en ressent le besoin. Comm e le rapporte Godbout,
« [c]e qui circule dans ces réseaux, ce n' est souvent rien d 'autre que la qualité du lien lui
même. Mais dans bien des cas c ' est le lien qui est la solution du problème28. » Ai nsi , il
s ' oppose au marché en ce qu ' il n 'exige aucune contrepartie et cherche encore moins
l' équivalence. On donne sans attendre de retour quel qu ' il so it même si , en réalité, la
reconnaissance et autres gratifications symboliques constituent une forme de « salaire »
significative et non négli geable29.
Les groupes d ' entraide, eux, fonctionnent grâce à un principe de réciprocité élargie,
c'est-à-dire qui va au-delà de la sphère immédiate de la famille et des amis . L ' intérêt pour
ces pratiques réside dans l'orientation « personnelle » des rapports qui favorise la création
de liens en dehors des processus et des normes bureaucratiques et institutionnelles . En
d ' autres termes, le service n' est pas tant dispensé en fonction de droits citoyens
revendiqués qu ' en fonction d ' une responsabilité à l'égard des person nes, des sembl ables .
Pour Godbout la di ffére nce est importante. La normalisation des services institutionnels
dépersonnalise la relation en mêm e temps qu 'e lle stérili se toute forme de responsabilité
28 Ibid. , p. 13.
29 Ibid , p. 8.
53
envers autrui . Dans un sens, l' individualité moderne survient par cette rupture entre le
producteur et l'usager, par la rupture des 1 iens qui contraignent la 1 iberté de l' individu et
qui lui imposent des obligations auxquelles il n'a pas souscrit, même dans le milieu
familial. À l' opposé, dans le système du don les liens contribuent à personnaliser
l'individu, à augmenter son individualité3o. Pour une personne, c'est toute la différence
entre 1'« individualiser de la société» et « renforcer son individuation dans la société31 ».
Si l'on s 'accorde à dire que les institutions étatiques et le marché sont régis par leurs
propres règles qui tendent à affaiblir les liens sociaux, rien ne fonctionnerait sans l'apport
humain au sein de ces institutions, sans la force des liens qui est irréductible à un
quelconque intérêt. C'est parce que ces liens existent vraiment que les modalités de leur
harmonisation nous sont rendues possibles. Il faut cependant garder à l' esprit que l'impact
des organismes d' entraide demeure limité en fonction des besoins. Certains services
spécialisés doivent nécessairement transiter par un intermédiaire, mais cela n'invalide en
rien la valeur de lien dans la dispense de services.
Finalement, Godbout répond à l'objection qUI consiste à attribuer des raisons
utilitaires aux motivations des individus qui offrent de leur temps à aider leurs prochains. Il
s;agit d' une question récurrente à teneur utilitariste qui tente de réduire l' intérêt altruiste à
de l' intérêt personnel. Cela revient à affirmer qu ' une action n' est valable ou qu'elle ne
prend tout son sens que par rapport à l' agent qui l' exécute. Ce qui est perçu par le
donataire, celui qui reçoit, ne constitue qu ' un effet collatéral, son rôle se limitant à refléter
la magnanimité du donateur. Au contraire, « [1 ' ]aspect qui définit la spécificité du
phénomène [le don gratuit, altruiste] par rapport à l'échange marchand» c' est que « la
raison d' être d ' une action se trouve non pas dans ce qu 'elle apporte à son auteur, mais dans
ce qu 'elle rapporte à la personne à qui elle s' adresse32 ».
30 Godbout et Caillé, L'Esprit du don, p. 108.
31 Ibid.
32 Godbout, « La sphère du don entre étrangers: le bénévolat et l'entraide », p. 9.
54
2.3 UNE THÉORIE SYSTÉMIQUE DU DON
Pour terminer cette partie, il nous faut revenir sur le concept de système de façon plus
formelle . En effet, nous avons surtout défini les éléments du système en omettant
volontairement de définir le concept de système. Il demeure toutefois difficile de cerner en
quoi le don représente un système en lui-même comparable ou juxtaposable à ceux de l'État
ou du marché. Les analyses réalisées jusqu'à maintenant à partir des travaux de Mauss et
Godbout restreignent encore trop la portée du don en rapportant toujours son action so it à
des sociétés dépassées, so it à une interaction simpliste constituée seul ement de quelques
individus, portée difficilement formalisable. De plus, les analyses anthropologiques
monopo lisent la réflexion sur le don et marginalisent d'autant plus son actualité. Qu 'on le
dép lore ou non, les groupes d'entraide et les organismes à vocation socia le dont parle
Godbout perpétuent cette image « clanique» par leur fonctionnement et semblent toujours
s'adresser à une frange de la société ignorée de la majorité. En fait, ces groupes sont
systématisés et fonctionnent selon un ordre établi. En éclairant ceux-ci, Godbout montre en
miniature le fonctionnement du don comme système. Tl s'agit là d 'exemples concrets qui
servent à faire observer la présence du don dans sa forme systémique au se in de nos
sociétés . Mais ces exemples ne suffisent peut-être pas dans le sens où l'on aurait du mal à
concrétiser l' idée de société à partir de représentations accessoires du don moderne. C'est
notamment par une brève incursion dans le domaine de l' intelligence artificielle (lA) que
Godbout redéploye le champ d'action du don en y intégrant la notion de réseau. Les
travaux de Douglas Hofstatder33 sur le sujet offrent ainsi une structure théorique sur
laquelle Godbout échafaude par analogie le don comme système. Le détour est complexe et
nécessairement fragmentaire, mais il permet d'exposer les conditions de possibilité de ce
système en sou li gnant l'autonomie du don comme réaction au monde, à l'environnement.
S'y dégage ainsi plus clairement le postulat du don libre et créateur.
33 Douglas R. Hofstadter, Godel, Escher, Bach : les brins d'une guirlande éternelle. Paris, Dunod, 2008 .
55
L ' intelligence artificielle, comme son nom l' indique, consiste à tenter de recréer
l' intelligence humaine par le biais des technologies informatiques. Depuis les années 1950,
période pendant laquelle l 'lA devient un domaine de recherche, se sont développées deux
approches concurrentes différant selon qu ' elles incluaient ou non des éléments de contexte
puisés à même l' environnement. La première méthode est dite rationnelle, ou synoptique, et
se fonde sur une hiérarchie décisionnelle et consistait à développer des arbres d'inclusion
des actions possibles. C'est l' arbre de décision qui permet de représenter graphiquement
des s ituations complexes et les différentes options engendrées par les décisions prises.
Ainsi, chaque situation doit être préalablement pensée. L'inconvénient de cette méthode est
que la reproduction de situations concrètes en lA exige un travail colossal , limité
essentiellement par la capacité humaine à raisonner et à anticiper les actions possibles dans
un environnement changeant. Comme toutes les actions sont déterminées, cette méthode
génère une très faible capacité d ' adaptation et le lien avec l'intelligence « réelle» ou
humaine est loin d'être concluant. La seconde approche, plus organique, prend comme
modèles celui des réseaux neuronaux. À l'inverse de la méthode rationnelle, le
raisonnement est fondé sur la capacité du cerveau ou de l' organisme à tenir compte d'un
environnement incertain . Les réponses procèdent ainsi d'associations et de classifications
permettant de traiter une quantité infinie d ' informations et de composer avec un niveau de
complexité élevé .
Godbout raccorde à cette typologie des systèmes les travaux de Lévy-Bruhl34 sur la
pensée primitive. À une époque antérieure, dans les sociétés premières, les réponses à
l'environnement, donc les motifs de l'action, sont avant tout émotionnelles, réactives, ce
qui permet à l' auteur de penser le don comme réaction émotive au contexte. Ce point est
extrêmement important puisqu'il place le don au cœur de la nature humaine, comme
réaction à l' environnement, pour peu qu ' il soit stimulé. L'esprit du don résulte de
34 Vo ir Lucien Lévy-Bruhl , La mentalité primitive. Chicoutimi , Bibliothèque Paul-Émile Boulet de
l'Université du Québec à Chicoutimi , 2002,
http://class iques. uqac .calcl ass iques/levy_bruhl/mentaliteJlrimitive/mentalite. htm 1.
56
l'interact ion entre les individus sans postuler l'existence d ' une règle tran scendante ni même
l' innéité d 'un tel sens commun. Il émanerait de l'intel! igence du monde, de
l'enchevêtrement de ses réseaux. En effet, si règles il y a, elles découlent du système et non
l' inverse. Ce que Godbout suggère c'est que le système n 'est pas régi pas un ensemble de
règles préétablies, mais infère ses propres règles d ' une certaine contingence contextuelle . . 35
qUi sont perçues par un centre, un noyau, un sUjet .
Les interactions des individus dans les sociétés modernes sont norm ées en majeure
parti e par le marché et l'État. Même si nous avons vu précédemment que le don y survit
toujours, on constate également qu ' il est plutôt en marge des valeurs cardin a les. Le système
du don offrirait une dimension supplémentaire à cet état de fait. 11 combinerait les
dynamiques de l'État et du marché par le biais d ' une « boucle étrange36 ». Inspiré par les
travaux d ' Hofstadter, Godbout propose le don comme système complémentaire. Si l'on
voulait illustrer de façon simple le rapport à l'État, nous pourrions le voir comme une
relation verticale, ou, sur un plan, y voir une gradation de bas en haut, une hiérarchie. C'est
une relation simple, pratiquement unilatérale, qui implique le transfert de biens et de
services de haut en bas avec un « feedback» minimal provenant de l'extérieur des
inst itutions. Le marché se conçoit plutôt de façon horizontale . Le côté hiérarchique de
l'État fait place à des relations entre pairs fondées sur l'annulation de la dette, c'est-à-dire
par l'équivalence de ce qui circule. Ainsi, les « boucles » sont plus effectives, plus fluides ,
que celles engendrées par la relation avec l'État : il y équivalence directe entre les biens et
l' échange n'est pas biaisé par des relations hiérarchiques et unilatérales, donc asymétriques.
35 Il faut souligner qu ' introduire la contingence signifi e qu ' il aurai t pu en être autrement et que de ce fa it, le
don ne serait survenu que dans un contexte bien particulier et par le hasard des choses. Par contre, tentcr de
recentrer le don dans un contexte d 'où il a été presque évacué c ' est j ustement montrer qu ' il en a été autrement
et qu ' une carence en termes de li ens sociaux se profile là où il n 'est plus. Reste à savoir s' il était situé
culturellement, c'est-à-dire un ethos typique des sociétés premières, ou s'i l est envi sageable dans un mond e
différent sur bien des points. Nous aurons l' occasion d 'aborder cette question dans la trois ième partie.
36 Hofstadter, Godel, Escher, Bach: les brins d'une guirlande éternelle.
57
Par cette relation d ' équivalence, ce qui circule le fait dans tous les sens simultanément
proposant ai nsi l' image du réseau d'échanges général isé que l'on dira enchevêtré. Le
marché est un système ouvert et libre, virtuellement infini , mais potentiellement vide de
tout rapport humain. Il y a bien une infinité de relations plus ou moins durables, vidées
qu 'ell es sont cependant de leur partie émotive et humaine. En ce sens, l'État offre une
relation personnelle supérieure au marché, bien que très limitée, alors que celui-ci optimise
le transfert des choses en minimisant le rôle des rapports sociaux. Au premier plan,
hiérarchie de l'État et peu de boucle rétroactive ; au second, aplatissement du marché et
boucle simple de l'équivalence monétaire. Deux relations unidimensionnelles,
complémentaires, qui excluent toutefois la complexité du don et ses retours « étranges» et
significatifs : « plai sir du don, reconnaissance, contre-don37 ». Opposition manifeste entre
valeur marchande et valeur de lien et, prosaïquement, entre quantitati f et qualitatif. La
valeur de lien ne se réduit pas à une valeur marchande, elle en est fondamentalement
excl ue, ce qui , selon Godbout, explique probablement la méfiance que le don entretient vis
à-vis l'argent et les rapports monétaires38 parce que l' argent est symbole de quantité et la
valeur de lien n ' a pas de prix. C'est justement la valeur symbolique du lien qui est évacuée,
valeur qui contient « toute l'épaisseur des liens personnels et leur poids historique39 ». Le
don procède d ' une « mémoire » dont le réseau est plus étendu que l'État, où l' individu est
un « dossier » ou une masse, et le marché où toute relation est, par définition,
synallagmatique et anhistorique. Nous voyons donc se profiler le système du don par
rapport aux deux autres: il opère de façon multidimensionnelle en incorporant à cette
mémoire la hiérarchie des institutions et la boucle infinie du marché. Le don se situe à la
croisée de l'État et du marché en y ajoutant une dimension symbolique supplémentaire
constituée d ' un bagage historique. Logiquement, on retrouve ce que l'on a tenu pour vrai
plus tôt au niveau du don comme action ou comme reconnai ssance de l' autre, à savo ir que
37 Godbout et Cail lé, L'Esprit du don, p. 283.
38 Ibid., p. 246 et 283 .
39 Ibid., p. 284.
58
les termes de l'échange ou du contrat ne peuvent être discutés que postérieurement, à un
niveau plus élevé, ce lui du système du don. En d'autres termes, l'État et le marché
procèdent du système du don . Ils n'existent que comme des formes de rapports singuliers
extraits d ' une réalité plus complexe et plus intègre que forme le don comme système.
La « boucle étrange» renvoie à l'autoréférence, concept présent dans plusieurs
disciplines, dont les mathématiques, la philosophie et la linguistique. Souvent associée au
paradoxe, l'autoréférence suppose deux niveaux logiques, dont un métaniveau descriptif.
S'y app lique le paradoxe derridien qui stipule que le don n'en est plus un s'i l est dit comme
tel : décrire le don par la voie du langage c'est lui soustraire toute son essence. On le
retrouve également dans l' interrogation de Mauss sur le retour du don . Donner c'est ne pas
espérer recevoir, mais ne pas donner à son tour c'est briser le cycle du don (la boucle
étrange). Le lien ne survit que grâce à ce paradoxe qui le maintient sous tension à l'infini.
Les systèmes étatique et marchand sont des systèmes fermés et déterministes qui ont pour
fonction de réduire cette complexité à un ensemble de règles établi es. Déterministes parce
qu ' ils ne laissent à peu près aucun espace à la créativité, fermés parce que les relations y
sont typées et les individus interchangeables. 11 en résulte, certes, une diminution de
l' incertitude et de l' indétermination qui se manifeste notamment par une régularité et une
prédictibilité des comportements, mais selon Godbout, aux dépens du principe
d'autonomie. « Si on suit les règles, on ne sait pas donner, non plus qu 'on ne sait parler une
langue si on a besoin d'en suivre les règles en parlant4o. »
La portée éthique du système du don semble alors de plus en plus claire. Comme
métaniveau il permet un retour crit ique sur d' aut'res niveaux - dans ce cas-ci l'État et le
marché - en s'appuyant sur l' idée que la réduction des possibles et l'assujettissement à des
règles hétérogènes altèrent pourtant le principe d'autonomie cher à ces systèmes. Ce ne sont
pas les rôles et les règles préétablis qu ' ils imposent qui permettent ce retour critique. C'est
de l'irréductibilité du lien social dans la conduite des affaires humaines que nous devons
40 Ibid. , p. 287.
59
concevoir la possibilité du marché et de l'État. C'est en fonction de la valeur de lien qu'il
devrait être possible de penser la société et non seulement en fonction des valeurs
marchande et d ' utilité. En somme, le rapport citoyen et le rapport marchand ne sont que des
dimensions isolées ou « désencastrées» d ' une complexité humaine nettement supérieure
dont l'ethos moderne a maximisé l'importance. D'ailleurs, la pensée économique procède
du calcul inverse. Le paradigme dominant nous apprend que « tout homme est utilitariste,
même s' il l' ignore ou fait semblant de l' ignorer », que « tout don est un échange qui
s ' ignore » et que la pensée économique remplace la « spontanéité primitive» et permet
« d ' accéder à la rationalité »41. Le don est ainsi perçu comme vestige d'une époque naïve
que les lumières de la rationalité n'avaient pas encore éclairé et qu'en définitive il n'existe
à peu près pas. Le débat demeure actif quant à savoir si les sociétés premières peuvent nous
apprendre comment vivre dans un monde moderne. L'analyse du don comme nous l' avons
fait précédemment avec Godbout laisse sous-entendre que le don ne disparaît pas avec la
dissolution du côté « primitif» des sociétés, mais qu'il agit en continuité, en latence. Qu'il
est même toujours présent dans des zones grises, qu'il agit en fait dans les taches aveugles
de l'État et du marché comme un tiers paradigme.
41 !bid., p. 286.
CHAPITRE 3
LE TIERS PARADIGME: ÉTHIQUE ET POLITIQUE DU DON CHEZ ALAIN
CAILLÉ!
Pour ce mémoire, il s'est avéré nécessaire de procéder à des choix pour mettre en
lumière quelques concepts-clés dont on ne saurait se passer pour comprendre la pensée
d ' Alain Cai llé. Concepts qui tracent une ligne directrice entre le don anthropologique d'une
palt (souvent synonyme de don primitif, en référence aux sociétés premières) et l'exigence
de redéfinir les prérequis de la démocratie à l'ère de la mondialisation . On peut déjà
supposer que le don est universalisable ou universalisant. Caillé défend d'ailleurs l' idée
générale que le don est un aspect fondamental de notre humanité et qu ' il nous faut le
redécouvrir afin d 'offrir une alternative plus humaine à l'utilitarisme ambiant. Il constitue
un appel à l'autre et cet appel est en définitive un invariant face aux contraintes culturelles,
territoriales, nationales ou économiques. C'est une injonction à reconnaître l'autre en tant
qu'humain, en tant qu 'être sociabilisant qui participe de l'action de chacun. Elle comporte
des dimensions éthique et politique certaines qui constituent une base fondamentale aux
développements subséquents, c'est-à-dire comment passer du don en tant que postulat
anthropo logique du lien social, au don comme agir éthique et politique. Pour ce faire, il
propose un paradigme du don qui vient suppléer l'opposition stérile entre individualisme et
holisme méthodologiques.
1 Épigone de Marcel Mauss, Alain Cai ll é fonde, en 1981 , La Revue du M.A.U.S.S. (pour Mouvement anti
utilitariste dans les sciences sociales) en son honneur et développe un champ de recherche spécifique alors
peu présent dans le monde francophone. Économiste et sociologue, il s'i ntéresse au don maussien dans toutes
ses dimensions, anthropologique, symbolique, économique, éthique, politique et sociale.
62
3.1 LE DON COMME PARADIGME
L'éthique et la sociologie n'étant pas des sciences exactes comme peuvent l'être la
physique ou la biologie, la définition de « paradigme » se rapproche davantage d ' un
« système de représentations », entendu comme ensemble des valeurs et croyances qui
modulent l' interaction de l' individu et de son environnement. Mauss cherchait à créer une
science sociale unifiée par « la mise en exergue du caractère non seulement hi storique, mais
naturel, inhérent à la nature sociale de l' homme, de certaines institutions et modes de
représentations2 », c'est-à-dire à éclairer l' invariant commun à toutes les sc iences soc iales
en posant le don non comme théorie scientifique, maIs comme « sCIence
multidiscip linaire et interdisciplinaire » ayant « une incidence sur le statut ép istémologique
de toutes les sciences sociales à partir du moment où elle en dévoile la base
ethnocentrique »3. Ainsi le don se retrouve effectivement dans une position mitoyenn e,
voire surplombante, partagé entre les sciences sociales et humaines, entre la sociologie et la
philosophie des sciences.
En poursuivant avec la sortie de SOI, cette injonction à reconnaître l'autre dont
l'existence est « inhérente à la nature sociale de l' homme », elle se formalise dans un
paradigme du don qui devient, au-delà du système du don proposé par Godbout, une façon
d 'appréhender et d 'expliquer le monde qui tient compte autant d ' une explication
individualiste des faits sociaux et moraux que d ' une explication ho liste. Par faits sociaux,
nous entendons la généralisation de comportements ou de modes de pensée qui, constituant
un modèle ou une référence approuvée, influence les individus. Les faits moraux
comportent en plus une dimension coercitive en ce qu'ils déterminent une ligne de conduite
en qualifiant l 'act ion de bonne ou mauvaise, et dont l' écart appelle une forme de sanction .
2 Cité dans Francesco Fistetti, « Homo don ator. Un paradigme méta-disciplinaire pour les sciences soc ia les ».
Revue du MA USS permanente, 2013 , http ://www.journaldumauss.net/spip.php?article967. Consulté le 14
avri l 2013.
) Ibid.
63
Pour expliquer les faits sociaux et moraux, Caillé propose une typologie de l'action qui
enrichit l' explication des motivations humaines sans pour autant nier l'importance de
l' intérêt personnel. Il tente plutôt de lui redonner une place plus modeste afin d'éclairer le
don comme créateur du lien social. Ainsi , le paradigme du don, tel que présenté par Caillé,
dialectise les deux grands modes de pensées des sciences sociales (les sciences humaines
sont également touchées) que sont l'individualisme et le holisme méthodologiques. Cette
opposition qui se traduit de façon générale dans le difficile passage de l'individuel au
collectif, surtout dans les sciences sociales et humaines, trouvera chez Caillé une piste de
solution sous forme de complémentarité.
Il y a en effet dans le don en tant que paradigme une question implicite sur les
mobiles de l' action qui conduit à une réflexion éthique . Le sens et les valeurs du paradigme
utilitariste proposent une vision plus étroite de la relation humaine, ce que nous avons pu
mettre en comparaison avec la valeur de lien du don . En interrogeant notamment la validité
de l' intérêt ou du calcul rationnel comme seul mobile de l'action, le paradigme du don
demeure difficilement neutre axiologiquement et comporte ainsi une proposition normative.
En puisant dans la valeur de lien, le don éclaire une conception de la nature humaine
différente et oriente implicitement vers une visée éthique et politique idéalisée.
Il nous faut cependant montrer en quoi le don peut être représenté dans une forme
paradigmatique au même titre que ses opposants directs que sont l' individualisme et le
holi sme méthodologiques. Ainsi, nous exposerons ci-dessous le développement de cette
proposition jusqu ' à l'inscrire dans un projet éthique et politique novateur. Caillé défend
l' idée que le don comme paradigme relationnel permet de s'affranchir du débat qui oppose
l' individualisme et le holisme4. Car, selon lui , les sciences sociales sont polarisées autour
du conflit entre ces deux paradigmes, comme s'il n'y avait pas de position mitoyenne entre
4 Il n 'est d 'ailleurs pas le seul. Nous aurions pu rapporter à ce sujet les propos de Norbert Elias et de Pierre
Bourdi eu, mais l' exercice nous aurait dem andé un détour « sociologique» important et trop éloigné de
l' ori entati on de ce travail. Vo ir, entre autres, Pierre Bourdieu, Choses dites . Sens commun, Paris, Éditions de
Minuit, 1987 et Norbert E lias, La société des individus. Paris, Pocket, 1997.
64
ces deux pôles ou, mieux, comme s'il était impossible de penser ces deux pô les sous un
même paradigme. C'est qu ' ils expriment la relation entre individu et société de faço n
antinomique, l' un se rapportant à l'ensemble et l'autre à l' unité . Du point de vue
sociologique, il s ' agit d ' approches compréhensives et descriptives qui expliquent cette
relation par l'effet exercé par les entités sociales sur les comportements individuels ou par
l'importance des motivations individuelles dans l'analyse des phénomènes macrosociaux.
D ' un point de vue éthique, l'action individuelle paraît justifiée so it par des normes
collectives préexistantes aux individus, soit par un concept de rationalité stratégique qui
or ienterait la vie collective par la force des décisions contingentes .
Il existe au moins deux formes de holisme dont l' une a une définition
anthropologique. On la retrouve notamment chez un auteur comme Louis Dumont5 qui
montre comment, dans les sociétés archaïques, les ordres étaient imbriqués les uns dans les
autres avant l'éclosion ou l' hypertrophie de l'ordre économique et de son pendant le
marché. S'y dégage une vision holistique de la société première comme totalité globalisante
conditionnant les actions collectives et individuelles autant dans leurs fonctions ritue lles,
politiques, qu ' interrelationnelles . Cette forme de holisme demeure descriptive et doit être
interprétée comme réalité historique plutôt que comme une forme d ' idéologie ou de
méthode. L'autre holisme, dit méthodologique, cherche à interpréter les fa its sociaux selon
une conception de « haut en bas ». Cette forme accorde aux concepts totalisants comme
« famille », « nation » ou « État» une réalité objectivée et observable irréductible aux
actions individuelles. Le « tout » se montre en effet supérieur à la somme de ses parties.
Chaque tota lité possède des caractéristiques propres qui surpassent les possibilités
engendrées par l'agrégation de ses parties constituantes. C'est la vision d'une société
objective et détermini ste où le social ne s'explique que par le social et non par l 'un ité qui le
compose. Méthodologiquement, c'est comprendre le macrosocial par le macrosoc ial en
s ' opposant à toute forme d'empirisme, car chaque phénomène doit s'observer non pas
5 Loui s Dumont, Homo œqualis. l , Genèse el épanouissement de l'idéologie économique. Pari s, Gallimard ,
2008.
65
isolément par le biais des individus, mais selon la perspective totalisante du tout qui le
conditionne. Ainsi , chaque ensemble ou « tout» tient également le rôle de partie et s ' insère
dans des relations d'interdépendance horizontale avec les autres parties et
« d ' assujettissement » envers la totalité qui l' englobe6. L ' individu y fait figure d ' unité
irréductible, totalité de rien du tout, censé reproduire dans ses actes les finalités des touts
surplombants . Passif, il n ' est le produit que d ' une société matricielle en dehors de laquelle
il n ' ex iste pas. La réalité sociale est supra-individuelle et ne fait appeJ à l'individu que dans
l' exerc ice de son autoreproduction. La socialité n ' est pas tissée sur les liens sociaux
entretenus par les individus parce que « les êtres collectifs représentent les seuls véritables
acteurs sociaux7 » ; ce sont les différents collectifs qui façonnent la réalité sociale agissant
sur les individus .
L ' on serait tenté d'interpréter Jes faits moraux de la même façon que les faits sociaux
et de les concevoir comme agissant sur les consciences individuelles, lesquelles ne feraient
qu ' obéir aux diktats moraux qui s ' imposent à lui. Pourtant, il est possible de nuancer.
Rechercher les causes des faits moraux à la manière des sciences physiques ne permet pas
pour autant de dégager complètement J' individu d ' un certain rôle aux niveaux collectif et,
surtout, moral. La principale difficulté provient du fait que la pensée holiste considère
l ' homme comme étant un « produit de l' histoire» et que cette histoire, tout comme la
morale, varie dans le temps . Ce qui fait défaut c'est l'adaptation sociale de J' individu qui
nécessite une capacité à opérer le changement moral sinon de l ' instituer. Le fait de réduire
l' impact possible de l' individu sur la société rend difficile une conception mouvante de la
morale, c ' est-à-dire que si l ' individu ne peut pas modifier son environnement et s ' y adapter
à son tour, une morale qui tienne compte de la réalité humaine changeante n ' existerait pas.
6 Alain Laurent, L'individualisme méthodologique. 1re éd. , Que sais-je ?, Pari s, Presses Universitaires de
France, 1994, p. 17.
7 Ibid., p. 13.
66
L' individu paraît donc conserver, malgré le poids de la société, l' usage de son libre
arbitre, du moins suffisamment pour « dévier» des impératifs moraux qui peuplent
pourtant sa consc ience . Cela nous mène à s ' interroger sur le rô le réel de l' individu dans
cette antinomie individu/société. Si, en effet, même chez les penseurs holistes l' indiv idu ne
figure pas en fin de compte comme simple réceptacle d'un monde totalement étranger à lui ,
c'est qu ' il possède so it la faculté de l'appréhender et de le subdiviser, soit de l' interpréter et
de le modifier. C'est du moins la thèse de l' individualisme méthodologique.
TI existe plusieurs interprétations de l' individualisme méthodologique. Pour le présent
travail, nous nous contenterons, faute d ' espace, de le définir en parfaite symétrie avec le
holi sme. Rappelons seulement les postulats de base: l' individualisme, la compréhension et
la rationalité. Le premier pose que c ' est l' agrégation des rationalités individuelles qui forme
une totalité sociale cohérente; le second suppose que l'on soit capable de comprendre les
motifs d ' action et d ' en reconstruire le sens chez l'individu; et, final ement, le troisièm e
postule que c'est en fonction de ce sens que l'individu agit, qu ' il a en fa it des rai sons
valables d'y adhérer8. Bien que se référant à Raymond Boudon pour aborder
l' individuali sme méthodologique, on retrouve chez Caillé quelques di fférences de
catégorisation notamment dans la réunion sous une même bannière de l' utilitarisme, de la
théorie du choix rationnel , de la théorie de la rationalité limitée et d 'autres pour illustrer que
ces théories se fondent toutes sur la figure de l' homo œconomicus9.
Le point sensible, se lon Caillé, demeure la création du lien social que les deux
paradigmes se montrent incapables de bien cerner. D ' un côté, concevoir la société comme
une totalité préexistante et, conjointement, identifier l' individu qui la constitue comme un
simple réceptacle des mœurs et des règles préétablies nous mènent directement vers une
8 Raymond Boudon, « T héorie du choix rationnel ou ind ividuali sme méthodolog ique ?» . Sociologie el
sociétés 34, no. 1, 2002, p. 9.
9 Alain Cai ll é, « Ni holi sme ni individuali sme méthodologiques. Marcel M auss et le parad igme du don » .
Revue européenne des sciences sociales Tome XXXlV, no. 105, 1996, p. 194.
67
forme de déterminisme social. Dans cette perspective, les hommes n 'ont d 'autre fonction
que la reproduction de la structure sociale, perspective plutôt étroite du point de vue de la
liberté qui s'accorde plutôt mal avec l'acte créateur et libre du don. De l' autre côté, nous
avons un individu calculateur, égoïste ou littéralement asocial qui , par le seul soutien de sa
raison éclairante, parvient à faire les choix judicieux qui s'imposent à lui de façon à
satisfai re ses propres besoins, et c ' est cette « collection» de choix et d ' actions qui se
présente sous une forme globale que l'on nomme société. Encore ici, rien ne nous indique
comment se crée le lien social et, qui plus est, rien ne nous dit s' il existe et s' il est
souhaitab le. L'on pourrait toujours interpréter le lien social comme étant un effet
secondaire dont la finalité n 'est pourtant pas envisagée.
Dans les deux cas le lien social s'explique par une instance ternaire, la socialité
primaire dans le cas de le holisme (ou le poids de la culture, des règles et des normes) et le
marché dans le cas de l' individualisme. A contrario, le don se démarque de ces deux
paradigmes, car le « tiers du don est immanent !O ». Il procède de l' intérieur de l' individu
comme un appel (biologique, anthropologique, social et éthique), comme une injonction
qui laisse en tout temps l'i ndividu libre d 'entamer ou non le cycle du don, d ' en faire partie
ou de s'en retirer. Cela nous renvoie aux propos de Caillé sur l' inconditionnalité
conditionne lle mentionnés dans le chapitre précédent! !. « Verser dans l' inconditionnalité »,
nous dit-il , « mais pas inconditionnellement! 2 ». Autrement dit, parier sur le don c 'est fa ire
le premier pas (et si tous le faisaient n'y aurait-il plus de premier mais bien une avancée
commune?) vers le lien, c'est subordonner la valeur intéressée à la valeur de lien. Ce n'est
qu ' après avoir franchi ce pas qu 'i l nous est possible d 'en évaluer la valeur.
C'est à ce point précis que les concepts abordés précédemment se rassemblent pour
former non seulement un systèm e (Godbout), ou un paradigme (Caillé), mais une véritable
10 Jacques T. Godbout, Ce qui circule entre nous : donner, recevoir, rendre. Paris, Seuil , 2007, p. 288 .
Il Voir l' introduction de ce concept dans le chapitre 2, p. 44-45.
12 Cai llé, « Ni holisme ni individualisme méthodologiques. Marcel Mauss et le paradigme du don », p. 197.
68
éthique du lien social. Il ne s'agit plus de trancher entre la société et l' individu, à savoir
quelle expérience est la plus significative, et d ' esquiver la question de fond à savo ir ce qui
nous unit et sur quelles bases. Si , comme Durkheim, nous croyons qu ' il est imposs ible de -
faire naître l' altruisme de l' égoïsme, alors il est bien malaisé de continuer à concevoir la vie
en société n' émanant que de relations matériellement intéressées et socia lement
désintéressées. Ainsi , la sortie de soi , la reconnaissance, le pari du don et l' inconditionnalité
conditionm!lI e renforcent-ils l'idée d'une éthique autonome et constructive, vé ritabl e
moteur d ' une société qUi se voit non plus comme une agrégation d ' individus·
interchan geables dont l' unique fonction consiste à pacifier les rapports de façon
hétéronome, ni comme un tout dépassant la capacité d ' entendement des agents qui le
composent déterminant des rôles bien définis pour chacun. Dans cette optique, l' acti on de
l' individu est un composite des mobiles uniques utilisés par d ' autres théori es . S ' y dégage
une typologie plus féconde dans le sens d'une ouverture plus large sur des possibles qui
s' étaient refermés. Chaque motif enrichi de son contraire explique davantage la re lative
ambiguïté des relations (et du don) au détriment de postulats réducteurs et fa ll ac ieux. La
nature des liens est complexe et c ' est ce qui explique les efforts de réducti on de cette
complexité en n ' appréhendant ces liens que sous l' angle d ' un des pô les, fréquemm ent celui
de l' intérêt.
3.2 SORTIE DE SOI ET AIMANCE
Enrichir le registre des motifs de l'action semble effectivement capital. Souvent
dépeint comme un trait égoïste, l'intérêt peut se montrer plus nuancé. On demeure dans le
registre de l' intérêt en parlant pourtant d'un intérêt pour l' autre. Caill é renomm e
« almanCe » l' intérêt pour autrui. Cet intérêt est motivé par un appel , par une pul sion,
naturelle, humaine, tournée vers l'autre. C'est la sortie de soi , telle qu ' ex primée par Mauss.
La sortie de soi maussienne consiste probablement au lien le plus manifeste, s inon le plus
important, entre Mauss et Caillé, entre le don et la vie sociale. Cette sorti e de soi c ' cst
69
l'appel à l'autre, l' appel de l' autre, c'est le moment de la déhiscence de soi dans un
mouvement vers autrui, comme le fruit s'ouvre pour disséminer ses graines. 11 s'agit
effectivement d ' un moment auquel on peut attribuer, à tout le moins, un après. L'« après »
pourrait être défini ou rencontré lorsque la société, le tout social , a imprimé sa marque dans
le vécu du suj et. L'individu est ainsi influencé, s inon conditionné par son environnement.
Si, comme Caillé, nous pensons que la société actuelle demeure sous le règne de
l' intérêt, nous pourrions affirmer qu ' une fois intégré à son univers, l' individu adopte un
ensemble de comportements plus ou moins teintés de l' utilitarisme ambiant et donc orientés
vers une fin pratique, la primauté de la recherche de son intérêt propre. Bien entendu, cela
reste dans l 'ordre de la proposition contingente. Il pourrait tout aussi bien se dévouer' à une
cause externe sans recherche systématique de profit. Remarquons que l' un n' empêche pas
l'autre. Il faut toutefois convenir que cette liberté de choix constitue la cause même de cette
poursui te égoïste de l' intérêt et que l' image plébiscitée de la société actuelle se laisse
largement recouvrir par cette analyse. Malgré l' influence de la société sur lui , l ' individu
conserve une part de liberté qui s ' exprime dans ses choix, ses adhésions, son libre arbitre.
Ainsi, la sortie de soi se situerait dans un moment antérieur qui précéderait l'accès
direct au socia l. Plus précisément, sortir de so i n ' implique pas la méconnaissance de la
société, au contraire, il s'agit plutôt de voir sous l' artifice de l'échange une constante que
l'on appelle le don . Il s'agit de prendre conscience que derrière chaque échange se
dissimulent une ou plusieurs sorties de soi, les seules variables omniprésentes de
l'équation. C'est pour cette raison que le don « apparaît» comme quelque chose de caché,
d'enfoui , auquel il faut s~ conscientiser de nouveau. Et donner, n ' est-ce pas « apparaître»
au monde l 3 ? Il ne s'agit pas seulement d 'être, l' homm e doit apparaître, sauf que les
1) Il ya un désir d 'apparaître de type agonistique, cel ui orienté vers la gloire, la lutte et la victoire, celui d'être
confirmé dans sa toute puissance. Voir Jean-Luc Boilleau, Conflit et lien social la rivalité contre la
domination ; précédé de Agôn et sport moderne. Recherches, Bibliothèque du M.A.U.S.S., Pari s, La
Découverte, MAUSS, 1995. On retrouve également un point de vue biologique au fait d'apparaître comme le
rapportent les travaux de Jacques Dewitte basés sur ceux du biologiste Adolf Portmann. Voir Jacques
Dewitte, La manifestation de soi: éléments d'une critique philosophique de l'utilitarisme. Textes à l'appui,
70
contingences de la vie sociale et morale ont accordé, à notre époque, une place plus grande
à l' instrumentalisation et au calcul, ne préservant de l' autre qu ' une couche superficielle.
Dans la réalisation de sa propre humanité, l'homme sera interpellé sur cet oubli de l' autre.
La sortie de soi est conditionnée par une sorte de pulsion, de regard, d ' « intérêt »
dirigé vers autrui . Nous n' évoluons pas dans la régularité et la prédictibilité de
l' automate: nous sommes confrontés tous les jours à des obstacles, à des contra intes, à des
injonctions qui nous poussent à agir de concert ou en parfaite contradiction avec nos
semblables, selon un effort partagé ou individuel, vers un objectif aux retombées positives
ou négatives, sur soi-même, sur autrui ou sur l' ensemble de la communauté . Ces situations
nous amènent à poser divers jugements plus ou moins arithmétiques, moraux ou affecti fs
qui témoignent de notre sensibilité à certaines notions complexes comme la réciprocité, la
compassion, la redistribution, l' équité, etc .
Pour Caillé, la sortie de soi est conditionnée par l' aimance, une pulsion ou une
ouverture sur l' autre. Une ouverture qui peut favoriser une action positive ou
négative : nous nous tournons vers autrui pour donner de soi ou pour échanger des coups.
Le terme « aimance » est proposé par Caillé pour dissiper certaines difficultés
d' interprétation qu ' il percevait dans l' opposition maussienne entre intérêt et désintérêt. En
renommant intérêt par « intérêt pour soi» et désintérêt par « intérêt pour autrui », la
direction dans laquelle est lancé l' intérêt devenait plus manifeste, mais le vocabulaire
confinait toute action altruiste dans le domaine strict de l'intérêt. En désignant par aimance
Bibl iothèque du M .A.U .S.S., Pari s, La Découverte, MA US S, 20l0. La vers ion agoni stique occupe une plus
grande part de l' analyse de Caill é puisqu ' elle procède directement des travaux de Mauss lui-même et ouvre
sur des lectures sociologique, po litique et éthique du désir d ' apparaître. Toute foi s, il ne r ej ette pas la version
biologique, qu ' il considère co mme un argument supplémenta ire en faveur de l' anti-utilitarisme. Au sujet des
travaux de Portmann il dira qu ' il s « permettent de se débarrasser de toute interprétati on utilitari ste,
foncti onnell e ou instrumenta le du v ivant en montrant comment celui-ci se déplo ie dans la jubil ation de la
présentation de so i (Se/bsldarstellung) et comment cette dernière est hiérarchiquement premi ère par rappOli
aux nécessités organiques et fon ctionnelles. » Caill é, « Ni ho li sme ni indi viduali sme méthodologiques.
Marcel Mauss et le paradigme du don », p. 207.
71
l' intérêt pour autrui , l'auteur couvrait toute une panoplie de synonymes et de déclinaisons
de sentiments dirigés vers autrui J4• L'aimance s'apparente à l'empathie, qui est aussi une
forme d'ouverture à l'autre. Toutefois, la définition usuelle tend à ne faire de l'empathie
que la capacité à se mettre à la place des autres. D'ailleurs, comme dit Caillé, cette
définition semble «fai re de l'empathie un opérateur proprement intellectuel et,
symétriquement, cantonner la sympathie au seul domaine affectifJ 5 ». Il faut la décortiquer
et en extraire deux modalités: la sympathie, qui consiste à syn-chroniser ses émotions sur
celles de l'autre, et son contraire l'antipathie, qui est l'absence de ressenti commun entre les
individus. Les deux modalités peuvent être ressenties indépendamment de l'empathie : la
sympathie et l'antipathie n 'impliquent pas nécessairement l 'empathie et vice-versa.
L'aimance, quant à elle, articule les deux en les regroupant plus précisément sous le
thème de l'ouverture, donc de la considération de l'autn:;. La nuance peut sembler ténue, et
l'auteur les emploie indifféremment, mais l'empathie se conceptualise plus dans le ressenti,
alors que l'aimance se conçoit davantage dans l' innéité du caractère social de l'homme,
dans son élan vers l'autre, alliant les affects à une portion cognitive, réfléchie.
14 Voir Alain Cai ll é, « Marcel Mauss et le paradigme du don ». Sociologie et sociétés 36, no . 2, 2004, p. 160-
161.
15 Alain Caillé, Théorie anti-utilitarisfe de l'action . fragm ents d'une sociologie générale. Paris, La
Découverte, 2009, p. 50.
72
F igure 1 : Schéma de l'empathie
E\II'Afl II E
Source . Cai ll é, Alain . 71,éorie anti-lIIilitariste de l'action : fragments d'lIne sociologie générale, p. 59.
La figure 1 nous montre schématiquement la structure de l'empathie et son li en avec
l'intérêt pour soi. Nous pouvons voir l'aimance (l ' empathie) comme étant à l'opposé de
l'intérêt pour soi, lui-même constitué d'un intérêt plutôt égoïste (l'amour de so i), défini
comme « un intérêt pour so i en quelque sOlie primaire, lié au besoin et au souci de
conservation », et un intérêt marqué par la reconnaissance défini comme « un intérêt pour
soi médiatisé par le regard et l'imitation d 'autrui I6 ». Il est également possible, et
souhaitable, d 'y voir non pas une dichotomie contraignante, mais une relation variable,
nuancée, génératrice de multiples combinaisons. Théoriquement, il est aisé de décrire des
actions ou des motifs d ' action qui ne font appel qu'à un pôle exclusif. On peut ainsi agir de
façon purement égoïste ou, au contraire, en s'abandonnant complètement pour une cause
externe. La réalité est plus complexe et les actions découlent certainement d 'agencements
variés d ' intérêt pour soi, y compris l'égoïsme, et de don de so i dont aucune typologie ne
pourrait rendre compte.
16 Ibid., p. 67.
73
On remarque que du côté de l' intérêt pour soi, peu importe les situations et les
sentiments qui en découlent, il s sont tous rapportés, en dernière instance, à un soi qui
n' implique personne d 'autre, même si c'est l'amour de soi qui en est le véritable témoin (de
là la thèse utilitariste se lon laquelle l'altruisme n'est qu 'une autre facette de l' égoïsme).
Mais Cai llé souligne avec justesse que « la capacité à se mettre à la place de l'autre passe
par la conscience de SO i17 ». À l'autre bout de l'axe, le registre des affects du côté de
l' aimance semble élargi , ouvert, pour inclure une panoplie d'expériences qui se rapportent à
la capacité du suj et à comprendre et à s'identifier à ses pairs . Il y a donc dans n'importe
quelle combinaison composée d ' intérêt pour soi et d'ouverture sur l'autre un équilibre qui
échappe à toute position unilatérale comme c'est le cas dans la représentation de l'homo
œconomicus.
Il nous faut maintenant aller plus en profondeur dans la typologie de l'action que
propose Caillé afin de bien situer l'aimance dans un schéma plus global. En effet, la
relation intérêt/aimance n'est qu 'un des axes sur lequel on peut situer le don
schématiquement. Le couple obligation-liberté renseigne sur les possi bilités du sujet à
donner-recevoir-rendre ou, au contraire, à se limiter au prendre. Il faut reconnaître que
Mauss n'avait pas développé ses travaux à ce point, et c'est justement pour cette raison que
Caillé tente de nourrir le support théorique du don . Il s'agit, en fait, du prolongement des
analyses de Mauss.
3.3 TYPOLOGIE DE L'ACTION
Le problème, nous l'avons vu, c'est la propension à ramener toute motivation de
['action au seul intérêt. Nous ne pouvons nier l' importance de [' intérêt ni de l'utilitarisme,
mais cette théorie, du moins dans sa forme vulgaire, semble pécher par économie de
moyens, comme si tout était dit une fois l' intérêt démontré. Intuitivement, les motifs qui
17 fbid. , p. 40 .
74
nous poussent à agir nous semblent pourtant beaucoup plus complexes . Mai s, a priori, ri en
n' indique que le don doive impérativement prendre le relais de l' intérêt. À la base, l'action
rationnelle intéressée et égoïste est censée engendrer, par agglomération, l'équilibre social.
C ' est, en termes utilitaristes, l'harmonisation « naturelle)} des intérêts. En ce sens, il n ' y
aurait aucune raison valable d'opérer même cette substitution par le don. Par contre, et c'est
là un point capital , un tel équilibre ne nous renseigne en rien sur la qualité ou même la
présence de liens durables et significatifs.
Comme l' indique la figure 2, l' action est schématiquement délimitée par les
dimensions intérêt/désintéressement (reformulées sous les noms d ' intérêt pour so i et
d ' empathie) et obligation/ liberté, ce que nous avions désigné comme étant les
contradictions internes du don. Ces dimensions forment en fait les quatre pôles irréductibles
de l' action dont le don et l'intérêt personnel font partie. Irréductibles puisque l'on ne peut
en déduire aucun des autres pôles. L'action est déterminée et nuancée par différentes
modalités de contrainte et de liberté tournées vers les autres ou vers soi. Par exemple, si
l'on se place au pôle de l' intérêt l'on trouvera, outre l'utilité et le calcul instrumental ,
plusieurs nuances et variantes positives et négatives telles que l' amour-propre, la rivalité,
l' indifférence aux autres, etc. Du côté de l' obligation, nous pourrions nommer la loi , le
rituel, la dette, la tradition, la morale l 8. Ainsi, si l'on se représente les quatre pôles de façon
cardinale, opposés par paires sur une abscisse et une ordonnée, le quadrant form é de la
rencontre de la liberté et de l' aimance constitue le domaine du don. Il ne s' agit donc pas
d ' une typologie qui placerait le don comme forme suprême de l' action duquel nous ne
pourrions que décliner hiérarchiquement les autres. Ce quadrant se caractéri se par son
activité et son ouverture exprimées par un acteur volontaire et engagé. Le quadrant opposé,
celui formé de la rencontre de l'intérêt pour soi et de l'obligation suggère plutôt un état de
passivité et de fermeture sur soi et sur le monde. Cette simple remarque nous aide à montrer
comment un ethos du don rend implicite le pas à franchir vers l' autre alors que l'on se s itue
du côté de la liberté, ce qui, dans notre appréhension actuelle des relations , devrait plutô t
18 Ibid , p. 21-22.
75
nous paraître comme une obligation. C'est comme si les contraintes (légales, morales ou
autres du pôle de l' obligation) avaient pour conséquence de limiter le recours ou
l' ouverture sur l'autre et de concevoir l'existence pratique comme une affaire uniquement
personnelle.
Figure 2 : Topologie de l'action
[k \ ûU
Source . Ca ill é, Alain . Théorie an/i-u/ililarisle de l'ac/ion .' fragments d'lIne sociologie générale, p. 68.
Le don que l'on caractérise par donner-recevoir-rendre devient plutôt prendre-refuser
garder, des actions qui nient l'autre et qui brisent les liens. Il n' y a évidemment pas que ces
typologies, deux autres quadrants demeurent pensables : celui à l' intersection de
l' obligation et de l' aimance qui s ' apparente aux sociétés de type holistique voulant que le .
poids des traditions ou des lois soit orienté vers le bien commun ; et celui qui rapproche
l' intérêt pour soi de la liberté où l'on retrouve peut-être un côté plus libertaire et même
anarchique.
76
Même si chaque action n' est en fait qu ' une variante ou un agencement des types
précédemment nommés, il reste qu 'en théorie on constate la tendance à se servir d'un pôle
plus que des autres. Pourquoi ? La question demeure ouverte, mai s il est certain qu ' en
procédant de cette façon on limite l'explication de l'action ou de ses moti fs à un ensemble
restreint de poss ibilités. Par une explication générale, vo ire générique, de l' action, on réduit
le niveau de complexité des poss ibles, ce qui offre un support heuristique opérationnel pour
interpréter les motifs d ' agi r. C ' est de cette façon que l' on parvient à exp liquer l' a ltruisme
par l'égoïsme et qui , justement en rapportant tout à un ego et à une motivation intéressée,
permet d 'expliquer chaque action par un effet de causalité qui trouvera toujours sa source
dans un intérêt particulier. On pourrait dire du pôle de l' intérêt qu ' il est effectivement
hypertrophié par rapport aux autres pôles qui lui sont nécessairement secondaires . On
pourrait même rajouter qu'on l'a hypostasié, c'est-à-dire promu au rang d ' absolu, pôle
premier duquel l'on ne peut déduire que des seconds. Bien entendu, la tendance qui profite
à l' un au détriment des autres n'est pas sans conséquence. Caillé utili se un vocabulaire
pathologique pour montrer ce basculement dans l'excès: « dès lors qu ' un des pôles de
l'action apparaît hypertrophié et cesse d ' entrer en relation dialectique avec les trois autres,
on voit apparaître l'exacerbation du moi (narcissisme) ou de l'autre (hystérie) , de la dette
(obsessionnalité, compulsion) ou de la liberté (perversion)19». Un équilibre « sain » se
trouverait don c dans des régions mitoyennes où cette « relation dialectique » entre les
quatre pôles demeure à l' œuvre et permet un réajustement constant des polarités
impliquées.
Il faut tout de même souligner un fait important: si cette typologie aide à situer le
don et à expliquer du moins partiellement l'action, il reste qu 'elle émane en majeure partie
d ' une culture donnée. En ce sens, il nous faut garder à l'esprit qu' en différents lieux et en
différentes époques les rapports de forces entre ces quatre pôles ont pu être fort di fférents,
surtout en ce qui a trait à la notion de sujet, tant philosophique que morale. Car au centre de
ce schéma figure un sujet dont il est clair qu ' il n 'a pas la même résonance pour nous
19 Ibid , p. 34.
77
maintenant que pour les sociétés antérieures2o . Gardons à l' esprit que le sujet moderne,
même s ' il est imaginé dans un réseau de connexions ou d'intersubjectivité, demeure en fin
de compte toujours seul avec lui -même et ayant appris à se construire en fonction d ' une
société qu ' il considère extérieure à lui2I. Selon Caillé,
l' erreur, presque irrésistible, dont procèdent à la racine l'axiomatique de l' intérêt et toutes les tentatives de rabattement de l' action sur l' égoïsme et les motivations du moi est celle qui consiste à identifier le sujet au moi alors qu ' il ne parle et n ' agit pas en tant que moi , mais en fonction de la représentation qu'il se donne de son moi , assurément, mais aussi de la représentation de toutes les autres positions du sujet qui structurent son soi, le tu, le il , le Il, le vous, le nous, le Vous, le On, le Eux, le ça, etc. 22
On retrouve donc dans ces quadrants différentes postures adoptées par le sujet,
postures qui dépendent de la primauté d'un pôle sur les autres ou l' angle d'analyse :
l' individu suffisant, la personne ouverte sur le monde et sur les autres qui tissent des liens
de différentes natures, le citoyen ou le croyant membre d ' une institution ou d' un ensemble
et dont les liens diffèrent des cercles plus personnels, et enfin l'homme générique, à portée
universelle.
3.4 AUTOUR DE LA RECONNAISSANCE
Si l' on observe dans ces postures des antagonismes quant à l' action qu ' elles
impliquent, il existe pourtant un dénominateur commun sous lequel les ranger. En tant
20 Selon Dewey, la prééminence du modèle suj et-obj et ne peut être sans conséquence sur la mani ère dont la
société se comprend ell e-même. Voir Axel Honneth, La réification : petit traité de théorie critique. Essa is,
Par is, Gallimard, 2007, p. 46.
21 Voir à ce suj et l' analyse de Norbert E li as dans Elias, La société des individus.
22 Caill é, Théorie an ti-utilitariste de l'action : fragments d'une sociologie générale, p. 69-70.
78
qu'action, elles sont ori entées vers le monde et ne relèvent pas de la simple conservation de
soi. Ici Caill é propose un retour sur les travaux de Mauss en reprenant son concept de sortie
de soi et en y indexant la notion de reconnaissance : nous voulons vo ir reconnaître cette
« manifestation de so i comme donateur, libre et vivant, de vie et de liberté23 ». Mais cette
sorti e de soi, cet élan généreux, ne peut advenir qu 'en ayant satisfait les « exigences de la
conservation de soi, du respect des obligations et de l'aimance24 ».
Par aimance, Caillé veut dire intérêt pour autrui, concept qui se rattache
volontairement à celui de la reconnaissance chez Axel Honneth . De fait, Caillé consacre un
ouvrage à la reconnaissance dans lequel la pensée de Honneth est interpe ll ée25. Nous
faisons directement le pont avec Honneth qui , dans La réification, postule à l' instar de
Mauss, de Godbout et de Caillé « la primauté de l' intérêt existentiel pour le monde et pour
les valorisations qui lui sont liées26 ». Dans le domaine de l'action, c' est soutenir le primat
de l' affirmatif sur le cognitif, ce qui revient à placer la « sortie de soi» maussienne et la
participation au monde avant sa saisie neutre et son appréhension comme source de
connaissances. Pour Dewey, notre expérience du monde est avant tout qualitative ; ce n'est
qu'ensuite que l'on peut en extraire les aspects cognitifs, ce qui placerait la reconnaissance
en amont de l' acceptation des caractéristiques de l' autre27. Même dans les cas où la re lation
est de nature antipathique (l'antipathie étant une des modalités de l' aimance chez Caillé,
avec son contraire la sympathie) l'on ne peut dénier cette reconnaissance préalable. Il en
était de même dans la relation agonistique abordée précédemment. Reconnaître l'autre c' est
avant tout le reconnaître comme humain et non comme chose, c'est rreconnaître sa qualité
23 ibid , p. 72.
24 idem.
2S Voir Alain Caill é et Luis R. Cardoso de Oli vei ra, La quête de reconnaissance : nouveau phénomène social
total. Textes à l'appui , Bibliothèque du MAUSS, Paris, La Découverte, 2007.
26 Honneth, La réification . petit traité de théorie critique, p. 48.
27 Ibid., p. 68-70.
79
d'homme avant ses caractéristiques individuelles. En ce sens, la vision utilitaire du monde
et des individus qui l' habitent serait ce que Honneth appelle un « oubli de la
reconnaissance », c'est-à-dire que l'on escamoterait la primauté génétique et catégorielle de
la reconnaissance sur la connaissance en privilégiant un rapport au monde purement
objectif. Par contre, il faut le noter, le concept de réification chez Georg Lukacs sur lequel
s' appuie Honneth est d ' une portée plus générale. Il dénonce un rapport au monde
objectivant hi storiquement situé qui s'impose à l' individu par le poids des contraintes
social es et de la culture, alors que notre questionnement autour du don comme créateur et
vecteur du lien social cherche à montrer non seulement la primauté du don d' un point de
vue socio logique, mais surtout sa primauté morale sur une conception réifiante du monde et
des individus qui l ' habitent et sur une conception juridique de la reconnaissance qui tend à
reléguer à l'État et au marché le monopole du don et de la reconnaissance . Cela semble
s'accorder avec les propos de Caillé pour qui
[I]a tentation de toujours transférer au système du droit la charge d'accorder la reconnaissance - l'exacerbation du droit d'avoir des droits - est à la fois compréhensible, presque irrésistible, et en même temps dangereuse pour la démocratie puisqu ' elle aboutit à substituer à la lutte pour la reconnaissance concrète qui unit les sujets humains concrets une distribution étatique, marchande ou juridique de la reconnaissance28
.
Dans la mesure où nous avons dit précédemment que l' aimance était requise pour
s'affirmer au monde, nous avons là l' argument qui , nous le croyons, défend la relation (l e
rapport à l' autre et aux choses) basée sur le don contre la vision réifiante de la relation
utilitaire. On rejoint ainsi non seulement Mauss, mais c'est l'espace symbolique de la
parole chez Godbout et la typologie de l'action précédemment vue chez Caillé qui s'en
trouvent app uyés.
28 Cai ll é, Théorie anli-uli/ilarisle de l'action: fragments d'une sociologie générale, p. 168.
80
La principale difficulté réside dans l' apparente absence de normativité d ' une
typologie de l'action axée sur le don . En effet, rien n'indique qu 'une posture est mei lleure
qu 'une autre, pas même qualitativement ni moralement. On retrouve bien chez Caillé des
valeurs positives comme la solidarité et l'aimance, mais on remarque SLlltout une primauté
phénoménologique de l'aimance (l ' intérêt pour autrui) sur le mouvement du don, la sortie
de soi. Rien ne nous indique qu'il devrait en être ainsi , même en comparant avec une
attitude plus instrumentale de type utilitariste qui vise à privilégier l'intérêt pour so i et qui
n' engage pas nécessairement de mouvement vers l'autre.
Si l'aimance en soi n'est pas normative, c'est bien la sortie de soi qui implique un
aspect moral. Elle canalise des mobiles variés et insère l'individu dans des « réseaux
d 'obligations » qui se distinguent de l' intérêt individuel , du repli sur soi et de la contrainte
étatique29 . . Cela soulève la question de l' intentionnal ité que l'on ne peut traiter
suffisamment ici . Il est effectivement possible de manifester le désir de « sortir de soi»
sans y parvenir ou sans le vouloir réellement. L'intention n'est en soi pas répréhensible ni
louable tant qu 'elle ne se concrétise pas en action s'insérant dans un système de valeurs et
de normes à partir desquelles on peut émettre un quelconque jugement. L' individu serait
fondamentalement tourné vers l' autre, mais c'est la seule sortie de soi, par des actions
positives ou négatives, que l'on peut juger d'un point de vue moral3o .
C'est d' ailleurs en consonance avec les propos d'Honneth pour qui la reconnaissance
est non épistémique en ce qu 'elle précède l'acte de connaissance et, par le fait même, est
détachée de I~ morale qui , elle, est épistémique. Pour l'auteur, oublier l'acte de
reèonnaissance préalable ne constitue pas un fait moral , mais bien un fait soc ial.
29 Caillé, « Ni holisme ni individual isme méthodologiques. Marcel Mauss et le paradigme du don », p. 204.
JO C'est également le point de vue d ' une philosophe neuroéthicienne suédoi se, Kathinka Evers, dont certaines
idées seront présentées dans la partie critique de ce travail , chapitre 4. Pour un aperçu, voir entre autres
Kathinka Evers, Neuroéthique : quand la matière s'éveille. Collection du Collège de France, Paris, Odile
Jacob,2009.
81
C'est également consonant avec les propos de Godbout qui, en invoquant Nietzsche
et Durkheim, tente de hiérarchiser d 'un point de vue moral l'action spontanée et l'action
rationnelle. Si la spontanéité est souvent reliée à l' instinct ou au réflexe, l'action
rationnelle, elle, suppose une collecte d'informations et une prise de décision qui
s'accordent difficilement avec l' aspect gratuit du don . L\l spontanéité, la sortie de SOI,
serait, selon Nietzsche, supérieurement morale à toute action rationnelle qui suppose une
pensée consciente donc probablement biaisée31. Ainsi, la morale du don est une morale
« interne» qui se conjugue avec la ou les morales dont la normativité provient de
l'extérieur, de façon hétéronome.
Même lecture du côté de Sylvain Dzimira qui parle d ' une morale du juste milieu,
entre le repli sur soi-même et l'oubli de soi dans la réalisation contraignante de l'i ntérêt
générae2• De ce point de vue, la morale du don n 'est pas une morale du devoir puisque l'on
y privilégie la liberté sur l'obligation et elle revêt en même temps un aspect très pratique en
ce que l'action concrète entreprise par des gens concrets se formule en fonction d ' individus
eux aussi concrets et non au nom d'un principe abstrait. « La morale du don s'oppose à la
morale du devoir, résumera Godbout, chaque fois que nous avons à choisir entre un
principe et un lien d'amitié par exemple33 ».
Cette primauté morale s'inscrit dans la relation qu 'entretiennent le don, la démocratie
et la reconnaissance. Créateur du lien social, nous l'avons dit, le don joue un rôle éthico
politique fondamental dans la constitution de la société. Pour Caillé, « l'être humain ne
31 Jacques T. Godbout, « Homo donator est-il un homo moralis ? » In Collectif, Diogène No 195 Juillet-
Septembre 200/ : Voulons-nous encore être humains ? : Possibilités el limites d'un nouvel humanisme
occidental. Pari s, Presses Universitaires de France, 2002, p. 112.
32 Sylvain Dzimira, « Don, science, morale et politique », Contribution pour une gauche nouvelle 27, no . 1,
2006, p. 14 .
33 Co llectif, Diogène No /95 Juillet-Septembre 200/ : Voulons-nous encore être humains? : Possibilités el
limites d'un nouvel humanisme occidental, p. ll3 .
82
peut rien réaliser de plus grand que son propre apparaître aux autres» et qu ' apparaître,
« c'est entrer dans l' ordre du récit, de la narrativité [ .. .]. Cette entrée dans l'ordre du récit,
où s'éprouve et se réa lise la valeur du sujet, s'opère par le don 34 ». Il est possible ici de
faire un parallèle avec l'aspect transcendant du langage des théories structuro
fonctionnalistes . Dans sa forme paradigmatique, le don est perçu comme tiers, un tiers
transcendant (dans le sens où il échappe à l'empri se de l' homm e et lui préexisterait) et
structurant qui crée et détermine l'espace au sein duquel le don s'exprime et prend tout son
sens. Ce tiers sera it constitutif du suj et, c'est-à-dire que le sujet ne pourrait s'affirmer et se
réaliser (donc être désigné comme sujet) sans cette transcendance définie comme
« condition de possibilité a priori »35. C'est le hau maori , c'est l' esprit du don identifié par
Mauss. Le paradigme du don tran scendant et structurant reconnaît une « commune
humanité» à chacun , reconnaissance au sens de Honneth, « indi ssociab le d ' un pari sur
l 'existence d'une aspiration naturelle à la démocratie chez tous les êtres hum ains36 ». Le
don est politique en ce qu ' il est action. Il oscille toujours entre obli gati on et liberté, intérêt
et aimance, conflit ou assoc iation comme nous l'avons illustré avec le don agonist ique.
L'ambivalence du don permet l'espace de la créativité et toute tentative d 'en réduire la
complexité ou l'i ncert itude, d 'en généraliser un principe unique comme dans les cas de
l' individualisme méthodologique ou de l' utilitarisme, revient par des moyens différents à
34 Caillé, Théorie anti-utilitariste de l'action: fragme nts d'une sociologie générale, p. 164 .
35 André Berten, « Du tiers au Tiers» , ln Jean-Pierre Lebrun et É li sabeth Volckrick, Avons-nous encore
besoin d'un tiers? Humus, subjectivité et li en social, Paris, Erès, 2005, p. 39-60 . Ce détour par une approche
psychanalytique du langage nous semble important en ce qu ' il permet de rendre explicite la constitution du
sujet chez Caill é ai ns i que le volet structurant du don comme condition préalable à sa réali sation. Berten
poursuit en disant que le « non-suj et» contemporai n est un « indi vidu désaffi lié, déboussolé, fragile, sans
repères, incapable de désirer et ex igeant une sa ti sfacti on immédiate de ses impul sions ». Si ce non-sujet est
abordé ici avec des termes dés ignant des pathologies on remarquera qu ' il ressemble au sujet utilitari ste tel que
décrié par l'approche anti-u tilitariste de Cail lé et qu' il rejoint l'approche critique de Honneth sur les
pathologies de la société dans laquelle Caill é puise son concept de reconnaissance.
36 Caillé, Théorie anti-ulilitariste de l'action : fragments d'une sociologie générale, p. 167 .
83
nier cette reconnaissance. En clair, Caillé dira que « Sortir de soi [ .. . ] est bien la seule
éthique qui vaille en pratique3? ».
3.5 LE DON: ÉTHIQUE ET POLITIQUE
En guise de conclusion nous présentons brièvement la continuité des développements
de Caillé sur le rapprochement de sa théorie à l'idée de démocratie par le biais de ce qu ' il
appe lle le convivialisme. En actualisant un idéal teinté de socialisme, Caillé défend un
projet éthico-politique pertinent, le « convivialisme », qui viendrait suppléer l'hégémonie
de l' utilitaire, tant au niveau théorique que pratique . Si l'on peut croire que l' on s ' éloigne
de notre sujet premier relatif à la critique de l'utilitarisme et à l' alternative du don, nous
pensons que ces paradigmes impliquent des actions concrètes qui ont nécessairement des
répercussions sur la façon dont la vie commune s'organise. En ce sens, repenser le
fondement du lien social c ' est questionner l' éthique et le politique: le travail ne saurait être
définiti f sans s ' essayer à transposer le don comme moteur d'une vie à venir.
La question centrale derrière cette proposition en est une de Mauss lui-même et qui
deviendra le leitmotiv d'un projet « convivial », à savoir comment s'opposer sans se
massacrer. Tenter d ' y répondre, c ' est avant tout questionner l' ordre en place, les valeurs qui
le sous-tendent. Caillé choisit un camp, celui des opposants à la subordination du politique
(et de l' éthique) à l' économie, celui du refus de la subordination de la démocratie au seul
régime des moyens. Ce camp est vaste, les tentatives d'apporter des réponses théoriques et
pragmatiques se cumulent et, malgré leur refus commun d'une hégémonie économiste,
peuvent sembler faire flèche de tout bois38. Si les changements qu ' elles proposent et les
37 Cité dans Co ll ecti f, Diogène No /95 Juil/et-Septembre 200/ : Voulons-nous encore être humains? :
Possibilités el limites d'un nouvel humanisme occidental, p. 113 .
38 On peut noter, entre autres, les tenants de la nouvell e sociologie économique (Granovetter), de la si mplicité
vo lontaire (Mongeau), de la décroissance (Latouche), de la convivialité (Illich), de la solidarité (Van Parijs),
84
vo ies qu'elles suggèrent méritent d'être entendus, ces initiatives demeurent malgré tout en
marge des discours offic iels. Même si leur ex istence est médiatisée et leur combat
largement partagé 9, le niveau de cohésion demeure relativement bas, probablement de. à
l' écart entre un état d ' in sati sfaction et l'application de solutions concrètes indépendantes
des systèmes dominants. En d 'a utres term es, même si l' on souhaite tous un changement de
paradi gme, il est di ffic ile de penser en dehors d ' une économi e de marché, et ce, même au
n.iveau po litique.
Les changements économiques et éco logiques doivent être portés par un courant de
renouve ll ement axiologique et idéologique. Il faut effectivement dépasser autant le « v ide
doctrinal4o » des éthiques individuelles que la vacuité de l' espace publ ic . Si l' on veut
éclairer les ratés de notre époque qui sont, en bonne partie, une conséquence directe de
l' illimitat ion des beso ins et de la croissance économique, nous pourrions mentionner avec
l' auteur que la gratuité et l ' esprit du don se sont dissipés avec la disso lution de l'État
providence ; qu ' une quantification et une instrumentalisation généralisées de l' existence ont
évacué des valeurs importantes de création et de renforcement de la cohésion sociale au
profit de motivations et d 'appâts exogènes et chi ffrés; que la perte de ces valeurs a
contri bué à désaffecter l'espace public, c'est-à-dire à replier sur elles-mêm es des initiatives
intéressantes mais considérées comme marginales, et que cette carence démocratique
du communal isme (Arnsperger) , de l'écosociali sme (Li:iwy) et ceux qui criti quent les ind icateurs de ri chesse
actuel s et qui tentent d ' en créer des plus représentatifs en tenant co mpte de facteurs di squalifi és dans le ca lcul
du PIB et par des in itiatives citoyen nes (Méda, Viveret, Gadrey et Jany-Catri ce, le PEKEA et le proj et ISB ET
en Bretagnc) .
39 Les parutions sur les travers de la postmodernité, sur le narciss isme, l' indiv idua li sme, la perte de repères,
l'échec de la raison modern e, le triomphe du tout-marché ne se comptent p lus. Quant au mouvement
« Occupy », il représente certa inement une mani festation signi ficat ive de l' insatisfacti on générali sée face à
une société dominée par la recherche du profit.
40 Caillé, Alain , « Du convivi a lisme vu comme un sociali sme radi cali sé (et réciproquement) », ln A lain Ca ill é
et al. , De la convivialité: Dialogues sur la société conviviale à venir. Pari s, La Découverte, 20 I l , p. 88.
85
parcellise la pensée et l'action communes et les rend impuissantes à formuler un
quelconque projet d ' ensemble4 1•
C'est en s' insp irant des idéaux de la modernité et des systèmes qui les ont soutenus
que Caillé propose une relecture du vivre ensemble politique et économique qu ' il nomme
conviviali sme et qu ' il définit comme un socialisme radicalisé42. Le socialisme radical
consiste en la « subordination de la vie économique aux objectifs 'conscients de la société.
Autrement dit à la liberté collective, au politique43 ». Sur l'échiquier politique, puisqu ' il
faut se positionner, l' auteur poursuit une réflexion issue des courants dits « de gauche»
promoteurs de valeurs humanistes. Il s'agit d ' une synthèse d 'idées connues, toujours
pertinentes, qui n 'ont pas su se réaliser pleinement dans d 'autres contextes. Synthèse des
traditions religieuses d ' abord, donc un retour sur une source de conflits intarissable et
l'exprèssion d ' une volonté de dépassement sans sacrifier l' idéal démocratique sur l'autel du
dogmatisme, et synthèse des axiomes principaux du libéralisme et du communisme à
savoir, la liberté et la so lidarité. Synthèse également, serions-nous tentés d'ajouter, des
alternatives proposées44. Il est probable que le recadrage de l'économie (embeddedness)
favorisera it la réalisation de certaines d ' entre elles, qu'on pense seulement au concept de
décroissance prôné par Serge Latouche qui cherche à orienter l'avenir autrement que par
4\ Ibid. , p. 86-87 .
42 Ibid., p. 73-98 .
43 Ibid. , p. 90.
44 « Pour Mauss, la norme économique socialiste , c'est une « mixture » de capitalisme, d'étatisme et
d 'associationnisme, une mixture de marché, d'État et d'associations autonomes. » Dzimira, « Don, science,
morale et politique », p. 15.
86
une courbe de croissance économique45. Par contre, à ce moment-ci aucune d ' entre e ll es ne
parvient à concrétiser un changement de paradigme dans un horizon de temps re lativement
court.
Il Y va d 'un socialisme conscientisé, démocratique et orienté vers d ' autres fins que la
fuite en avant progressiste. Il s ' agit avant tout d ' un projet éthico-politique ayant pour
finalité le dépassement, s inon la fin , de la marchandisation effrénée. Le projet appe lle à une
ré-évaluation de ce qui importe vraiment dans l'organisation du vivre ensemble, parce qu ' il
demande à repenser la place de l' économique dans cette organisation et, enfin , parce qu ' il
faut s' interroger sur la nature des liens sociaux que nous voulons entretenir entre nous,
d ' autant plus que la mondialisation étend les réseaux sur l' ensemble du globe surtout par le
biais de la sphère marchande. C'est aussi d ' une éthique de la responsabi lité qu ' il nous faut
anticiper le changement de paradigme. Nous sommes effectivement responsab les des
générations futures, du legs que nous leur préparons actuellement, responsables, donc, de
ce qui advient et de ce qui adviendra, de ce qui survivra des cultures, des animaux, des
plantes. C'est ainsi que nous sommes tous liés. Pour éviter que ces souhaits ne sonnent
creux ou ne demeurent des velléités, il nous échoit la responsabilité de concrétiser ce projet,
de le promouvoir, de l' adopter. « Une telle perspective, écrit Caillé, n ' a aucune chance de
con naître un début de réalisation si elle n'est pas portée par la société civi le mondiale
associationniste46 ». En ce sens, la visée politique se traduit par la poursuite de l' idéal
démocratique qui implique de revoir les rôles de l'État et du citoyen. La logique du don
suppose une reconnaissance des parties dans les rôles qu ' ils incarnent. A insi , ceux et celles
qui incarnent l'autorité (autant les institutions que leurs diri geants) do ivent permettre
l'éclosion et la représentation du monde associatif et social qui émerge un peu partout en
45 Voir, entre autres, Serge Latouche, Le pari de la décroissance. Paris, Fayard, 2006 , Serge Latouche, Pour
sortir de la société de consomma/ion .' voix e/ voies de la décroissance . Brignon (Gard), Les Liens qui
Libèrent, 20 10 et, plus récemment, Serge Latouche, L'âge des limites. Petits libres, Pari s, Mill e et une nuits,
2013 .
46 Caillé et al. , De la convivialité.' Dialogues sur la société conviviale à venir, p. 96 .
87
réaction au paradigme dominant. C'est menée par une telle politique de la reconnaissance
que la société civile pourra à son tour participer activement au processus démocratique pour
enclencher le cyc le vertueux du don - donner, recevoir et rendre - à une échell e planétaire
et ouvrir sur une société-monde plus humaine. N'oublions pas que le don crée le lien en
même temps qu 'il est moteur de la relation.
Partant de trois « moments» de la société, Caillé di st ingue trois types de moralité. La
société première, ou la petite société, est composée d ' individus interconnectés et structurée
par le don et le symboli sme : ce sont les sociétés dites archaïques. La société seconde, la
grande société, est celle de la séparation des sphères et des institutions comme des
individus, cell e du contrat et de l'État, celle d 'une masse guidée par un ensemble de règles
communes : c'est la Modernité. L'ampleur de la société moderne transforme en effet les
rapports réciproques en intermédiations où le marché et l'État jouent des rôles de premier
plan. Enfin, la société tierce, la soc iété-monde, c'est le règne de la virtualité « qui la rend
société d ' intermittences, d ' individus à loisir connectables ou déconnectables, de présents
multiples et d ' absences infinies47 ». Le symbolisme, la Loi et une éthique minimale48 ne
sont pas à rejeter, mais à interpréter différemment et surtout à hiérarchiser.
Selon Caillé, la logique du don est à l'œuvre dans chaque société, et l' on ne saurait
parler de société-monde sans tenir compte des types de socialité précédents49. Dans la
société première, chaque homme est porteur d ' une obligation, celle de perpétuer cet ordre
en reconnaissant les personnes avec qui il est uni . La force du symbolisme permet d 'établir
un ordre par un triple don : celui qui permet le passage entre temps de guerre et temps de
paix (don agonistique), le don de vie intergénérationnel, et l'acte sacrificiel qui unit les
hommes aux fo rces spirituelles . Au cœur de ce type de société, la socialité primaire accorde
plus d ' importance aux personnes qu ' à leur statut ou fonction, c ' est entre autres la socialité
47 Alain Caill é, Dé-penser l'économique: contre le fa /alisme. Paris, La Découverte, 2005 , p. 262 .
48 Caill é dira un « "droi t-de-l ' hommisme" moralisateur » ...
49 Caill é, Dé-penser l'économique : contre le fa /alisme, p. 262.
88
filial e et amicale sans laquelle les liens seraient appelés à se dissoudre. Le contrat social et
l'économie de marché ont considérablement bousculé l'ordre institué dans la socialité
première. La socialité secondaire accorde une importance accrue aux statuts et fo nctions
des personnes plutôt qu 'à leur personnalité. L ' indifférenciation des individus et
l' impersonnalité des rapports sociaux en coalescence avec un État surplombant ont
remodelé l'obli gation personnelle contenue dans le don en moral e impersonne lle. Le don
n'est plus entretenu par les individus entre eux, il l' est en fonction d '« entités
impersonnelles» comme la nation, le travail, l' efficacité5o . La nature du don s 'en trouve
a lors modifiée, « il ne sert plus à faire naître ou à consolider des relations interpersonnelles
stables, quas i communautaires, mais alimente des réseaux ouverts potenti ellement à l' infini ,
très au-delà de l' interconnaissance concrète51 ». De cette époque j ai llirent les grands
systèmes et les grandes utopies qui marquèrent les deux derniers siècles. Mais d 'où fusèrent
aussi les multiples critiques sur la dissolution des liens sociaux, la perte de repères et
l' instrumenta li sation généralisée. Critiques encore justes, insistons-nous, à l'orée d'une
société globale. Dans la société tierce à venir, il nous faut nous reconnaître une « commune
hum anité» et une « commune socialité52 » comme bases d ' une éthique qui rejette le
minimali sme. Il faut basculer dans le registre du don et lui permettre de s'act iver sous une
forme étendue. Pour ce faire, le don doit s'échafauder sur les socia lités primaire et
secondaire, sur les relations de personnes à personnes et sur la médiation, pour donner à
plus grande échelle non seulement comme individus, mais comme collectifs, pays, nations,
50 Si nous pouvions développer dans cette vo ie il nous faudrait nécessairement exp li citer le rapport du sujet
aux figures d ' autorité ainsi que l'articul ation de l' indi vidu et de la société qui caractérisent, selon nous, ces
types de rapports. Voir entre autres Lebrun et Volckrick, Avons-nous encore besoin d'un tiers? pour une
lecture freudienne et lacanienne de ces rapports, et pour une analyse g lobale sur les rapports « je-nous» voir
Elias, La société des individus .
51 Alain Caillé, « Don et association ». Revue du MA USS permanente, 2007,
http ://www.journaldumauss.net/spi p.php?article202 consulté le 24 mars 20 Il .
52 Caillé, Alain, {( Vers le conviviali sme », p. 21.
89
afin d' actualiser concrètement des valeurs humanistes comme la solidarité et la dignité.
Sol idarité avec le monde « du fait que toutes les cultures sont donatrices d 'un certain sens
de l ' humain53 » et qu 'elles partagent un destin commun. Destin qui oblige une solidarité
avec la nature se refusant à céder à l' illimitation des artifices humains, à l'hubris, et
reconnaissant la relation de réciprocité qui lie l' homme à son environnement. En raison des
bouleversements que provoque la mondiali sation sur les États, le commerce, les cultures,
une théorie sans prétention universelle ne saurait tenir le coup, sauf à tomber dans une
forme de totalitarisme, ce qui ne semble pas la voie privilégiée.
Mais nuançons, les propos de Caillé n ' ont pas la prétention de réparer tous les maux.
À défaut de présenter une théorie complète et solide, il propose des actions concrètes et
cohérentes qui pourraient nous guider vers une société meilleure, comme le revenu
minimum et le revenu max imum qui sont non sans rappeler une lutte antérieure au profit de
l' abolition des classes. Ces mesures visent, du moins, la réduction des inégalités. Face au
constat d 'une « guerre économique et financière de tous contre tous 54 » on ne peut
s'empêcher de penser que le sombre portrait hobbesien de l'état de nature n 'aurajamais été
surmonté, seulement en partie compensé. Reprenant Thomas Paine, Caillé dira que « [I]e
seul moyen [ .. . ] de convertir l' immense majorité des humains à la certitude que la
civi lisation est préférable à l' état de nature est de leur accorder inconditionnellement un
revenu (ou un capital) minimum leur permettant d 'échapper à la mi sère55. » Il s ' agit en fait
de nous reconnaître ce que Caillé nomme une commune humanité, reconnaissance fixant un
seuil minimum de la dignité humaine. De l'autre côté du continuum, l'illimitation est
prônée, ou est du moins implicite dans le libéralisme économique. Un resserrement
juridique et politique des règles déterminant un plafond salarial afi n de contrer la frange des
S3 Caillé, Alàin, « Du convivialisme vu comme un sociali sme radicalisé (et réciproquement) ), In Caillé et al.,
De la convivialité : Dialogues sur la société conviviale à venir, p. 92.
S4 Al ain Caillé, Pour un manifeste du convivialisme. Lormont, Le Bord de l'eau, 20 Il, p. 82.
SS Idem .
90
plus ri ches est pratiquement impensable dans un tel contexte. L'objectif ici n ' est pas tant de
tendre vers un égalitarisme absolu, mais bien de déterminer par voie démocratique un
« niveau d ' inégalité tolérable56 » qui ne représenterait pas un frein à l' entreprise privée et à
la créativité, fa ute de quoi l'économie plongerait. Caillé parl e a lors d ' atteindre un état
stationnaire, une stabili sation de l'économie .
Étant donné que ces mesures ne sont pas étroitement li ées à notre suj et, nous ne
pouvons les approfondir davantage. Notons seulement que la réduction des écarts de
revenus permettrait de réduire les inégalités et la dépendance, favoriserait une redi stributi on
plus équitable et aiderait à subjuguer la tendance à l' hubris en matière de consommation et
de destruction matérie lle. La vie bonne transige ici par une visée de justice et d 'équité sans
toutefois emprunter une voie procédurale. Les valeurs humaines sont donc au centre de sa
réflexi on. En somme, pour dépasser l'économisme ambiant et tous ses effets destructeurs
sur les relations humaines, les relations avec la nature et les interactions publiques, il nous
faudra inclure l' ensemble de la planète dans un réel projet démocratique et éthi que. En
effet, il s'agit d ' une invitation en même temps qu ' une incitation à dépasser une fo rme
d 'éthique minimale qui consiste en général à ne pas nuire à autrui, souvent l' express ion
d ' un utilitari sme « vul gaire» se résumant à percevoir l' utilité personne ll e des choses et des
personnes.
Cependant, certaines critiques reprochent à ,la théorie fondée sur le don son côté
anachronique. L'ethos des soc iétés premières n ' aurait qu ' une très faible résonance à notre
époque et voul oir l'appliquer aujourd ' hui constituerait un retour en arrière, une régress ion.
D'autres remettent en question les propos de Marcel Mauss lui-même. Le chapitre suivant
se chargera de relever quelques critiques qui ont jalonné notre parcours théorique.
Conservons seul ement en mémoire que l'expression « l' esprit du don » n ' exprime pas tant
une vague nostalgie d ' une époque antérieure révolue (et d 'autant plus loin et inconnue de
nous-mêmes) qu 'e ll e ne suggè~e une volonté de conserver les valeurs qui régulaient l'ordre
56 Ibid , p. 84.
91
soc ial à une époque antérieure sans pour autant basculer dans le registre de la tradition, de
l' ordre, de l' honneur et de la hiérarchie.
CHAPITRE 4
L'ENVERS DU DON: CRITIQUES DU DON MAUSSIEN
Le don est un concept ambigu, difficile à cerner sans se perdre dans une
métaphysique lourde qui perd peu à peu de son sens à mesure que s ' ajoutent de nouveaux
éléments. C'est un peu l'impression que nous laisse notre réflexion sur la pensée du don, et
nous ne sommes pas les seuls. En formulant les linéaments d ' un nouveau paradigme,
Godbout et surtout Caillé ont cherché à mettre à l' épreuve la pensée utilitariste dominante,
du moins en théorie. Corrélativement, le don s'en trouve exposé sur tous les fronts à la
critique, qu ' elle soit sociologique, philosophique ou même économique. Nous relevons
dans cette partie quelques critiques importantes qui, nous le croyons, touchent des points
sensibles comme la réalité du don, sa possibilité comme fondement d 'une éthique sociale et
sa force normative.
4.1 QU ' EST-CE QUE LE DON?
La critique la plus complète, mais aussi la plus virulente, provient certainement
d ' Al ain Testart qui dédie un ouvrage entier à la critique du don, réservant une section toute
particulière au don maussien . Là où des auteurs comme Godbout et Caillé louangent les
« découvertes» de Mauss et s ' en font ouvertement ses épigones et ses interprètes, Testart
souligne plutôt la pauvreté de l'Essai sur le don tant sur le plan anthropologique que sur
l' explicitation du don. « Mauss ne nous dit nulle part ce qu ' est le don! . » Il procède par de
1 Alain TestaIt , Critique du don : Études sur la circulation non marchande. Collection Matériologiques, Paris,
Éditions Sy ll epse, 2006, p. 111 .
94
vagues allusions, des bribes d 'explications et, qui plus est, des paradoxes pour tenter de le
définir, ce qui ne manque pas d 'opacifier le propos.
La cr itique de Testart cherche à élargir la définition du don et, par le fait même, à
souligner les choix méthodologiques effectués par Mauss et ses successeurs pour extraire la
force liante du don. Par exemple, la notion maussienne d 'obligation, celle de rendre la
même quantité, le même objet, parfois plus, celle donc qui constitue le moteur du don, de
portée universelle, puisée à même les recensements et les analyses anthropo logiques,
présente l' avantage de pouvoir poser le don comme « roc » de toutes les sociétés . Or, il
existe des dons qui n'obligent pas, comme la philanthropie et le mécénat, antiques ou
modernes, qui consistent à donner sans retour espéré, parfois même anonymement. Et cette
difficulté est contournée méthodologiquement par les auteurs maussiens qui excluent
d ' emblée les dons autres que le don réciproque à valeur de lien. De cette façon, la
philanthropie et les dons unilatéraux ne répondent pas aux critères du don de réc iproci té. Il s
proposent plutôt un rapport à l' autre différent par le caractère apparemment désintéressé de
l'action. Sous cet angle, les découvertes de Mauss se centrent moins sur le don que sur la
réc iprocité contenue dans l' une des formes qu'il peut prendre et l' obligation qui lui est
rattachée. Comme le soulève Testart, il n'y a aucune obligation contenue dans l'acte de
charité, qui constitue une pratique historique et millénaire, alors qu ' il s'agit bel et bien d'un
don2. Il relève ainsi cinq autres « cas» qui contribuent à mettre en lumière les cho ix
méthodologiques de Mauss qui lui ont permis de définir le don . Ces choix méthodo logiques
demeurent certes sensibles dans la mesure où ils écartent les dons qui ne répondent pas au
critère de la réciprocité et l'on peut se demander si cette extraction n ' est pas au final
passablement réductrice. Mauss ne cache pas ses choix et rejette d'emblée les dons
unilatéraux de ses études. Nous avions nous-mêmes relevé ce point dans le premier chapitre
puisque Mauss exclut systématiquement la philanthropie de son étude. D ' un côté, on
comprend qu 'une recherche sur le lien social ne saurait s'appuyer sur une forme de don
anonyme, mais de l'autre, se pourrait-il que la recherche d'un roc inébranlable et fo ndateur,
2 Ibid., p. 111-1l7.
95
en somme la quête d'un universel , en ait dicté le moyen ? Nous ne pouvons
malheureusement avancer une réponse ici , mais cette interrogation vient renforcer
l' ambiguïté et le côté inachevé de l'œuvre de Mauss.
Une autre explication semble toutefois possible: celle de l'existence d 'une hiérarchie
du don. Testart n ' y fait pas allusion directement, mais sa vision englobante du don la
suggère implicitement. En ce sens, si le don maussien devait être promu par sa valeur
éthique et politique, quelle valeur accorderait-on au mécénat ? Est-il éthiquement moindre ?
Cela soulève en apparence l'existence d ' une famille de dons, dans laquelle tous n'ont pas le
même statut ou bien tous ne servent pas les mêmes fins3, et que seulement un type de don
s' engage dans la création et la dynamisation du lien social. On retrouverait donc ce type de
don au sommet de la hiérarchie chez Mauss, sans toutefois en proposer une définition
claire. La distinction entre échange et don s'en trouve dès lors assombrie. En manquant de
définir le don, Mauss montrait qu'il jouait indifféremment dans les deux registres,
s 'appuyant sur quelques phrases sentencieuses du type « il y a du don dans l'échange et de
l'échange dans le don ». La critique de Testait s ' en trouve éclairée puisqu'à confondre les
deux, il est possible que Mauss ait confondu dette et obligation, don et échange et se serve
de paradoxes pour expliquer l' inexplicable4.
C'est justement sur les termes de cette définition que Testart poursuit sa critique.
L ' auteur fait une distinction entre obligation et obligatoire, termes sémantiquement
proches, mais dont le sens diffère en fonction de la présence d ' une sanction jouant un rôle
motivateur dans le retour du don. Une obligation disons « simple », comme dans une
situation entre amis, ne fait appel qu'au sentiment, c'est-à-dire que le retour n' est motivé
3 En effet, dans son chapitre sur « les rai sons du don », TestaIt détaille des sous-groupes du don : ceux pour
lesquels la contrepartie est centrale, ceux pour lesquels il y a bien contrepattie mais elle sert à la sociabilité et,
enfin , les dons sans contreparti e. Il n' en propose toutefois aucune forme d'ordonnancement, ce qui renforce la
perception d' un don « mei lieur » que les autres dans les travaux de Mauss. Voir ibid., p. 160-170.
4 ibid., p. 111-112.
96
que par un sentiment (ou non) de devoir ou de donner quelque chose. Il peut y avoIr
obligation de rendre (par sentiment) sans que ce ne soit obligatoire de rendre, en ce sens où
la défection ici n'est passible d'aucune sanction (ou presque). La sancti on survient
seulement lorsque c'est obligatoire de remplir sa partie, lorsque l' obligation exige un
règlement obligatoire et que celui-ci n'est pas reçu. Il s'agit la plupart du temps d ' une
sanction sociale ou publique illustrée ~otamment dans le cas du potlatch dans lequel les
chefs peuvent perdre la face et mettre en cause le statut du clan à ne pas jouer le jeu de la
hiérarchie et plus près de nous, une sanction de nature juridique rendue sur la base d'un
jugement relatif à une norme hétéronome. Testait insiste sur le fait que se sentir « l'obligé
d'une personne pour laquelle je devrais faire quelque chose et le fait que cette personne
. puisse m' obliger à la faires » représente deux cas de figure à ne pas confondre . Il y a
effectivement une nuance assez claire dans le degré de liberté du sujet, la deuxième
situation faisant nettement référence aux normes juridiques.
Par contre, ce que laisse sous-entendre ce dernier paragraphe c'est une
compréhension procédurale du cycle du don, possible seulement en référence à une norme
de type juridique qui viendrait, comme dans un contrat légal , assurer le retour6. L ' action ne
nous semble dès lors motivée que par la prise en compte des conséquences qu 'elle entraîne.
Ce point de vue s ' accorde mal avec « l' appel» humaniste et éthique proposé par Godbout
et Caillé, appel intériorisé fondé sur une commune humanité. Rappelons seulement que,
malgré leur loyauté exemplaire à Mauss, ces deux auteurs se sont éloignés d ' une
explication juridique du don . S'il y a bien sanction, elle est sociale ou morale, et on doit la
comprendre comme fracture du lien plutôt que punition. Pour l' illustrer, prenons cet
exemple proposé par Testart sur la relation d'amitié et la relation de travail: selon lui elles
ne sont pas régies par une obligation de retour puisqu'aucune sanction ne vient
véritablement influencer l'action . Déjà, on voit que l'angle n'est plus le même. Le rapport à
5 Ibid., p. 116.
6 Comme dans la créance où le recours à la saisie est pratiqué par certaines in stitutions et certaines coutumes
africaines qui permettent la dette d ' esclavage comme contrepartie en cas de non-retour d ' un don .
97
l' autre est obscurci , effacé, relayé au second rang d ' une hiérarchie au sommet de laquelle
semble trôner un appel à la conformité. Il est étrange de penser qu 'à ses amis, à ses proches,
il est possible de ne rien donner de soi puisqu ' ils n'ont aucune influence, aucun moyen de
revenir contre moi. lis entretiendront peut-être une certaine amertume, voire de l'animosité,
mais cela ne change en rien la nature de notre relation . L'individu est libre de donner ou
non tant qu ' une sanction ne vient pas dicter ou réprimer sa conduite. En ce sens, la liberté
est subordonnée à une norme de type juridique qui dicterait s'i l faut donner, ou plutôt si
l' on peut ne pas donner. Évidemment, les propos de Testart sont plus nuancés, mais nous
les exagérons dans le but de souligner que sous cet angle l' individu et le don en lui-même
sont secondaires et ne retrouvent certainement pas le même ancrage que chez Caill é ou
Godbout. Ce type de raisonnement à propos du don rappelle à grands traits, selon nous, une
pensée rationnelle proche de l' utilitarisme tel qu 'entendu notamment par Caillé et qui inclut
également le contractualisme dans sa définition . En rejetant le sentiment, donc l'affect, en
le dévaluant parce que l'on considère qu ' il ne suffit pas à motiver un retour, à le rendre
obligatoire, c ' est consentir que les relations interpersonnelles (d 'amitié !) ne soient que du
bruit dans le déroulement de l'échange, là où la recherche d 'équivalent doit primer. Vouloir
entretenir une relation pour elle-même semble écarté d 'emblée, les affects n'ayant, de toute
façon , aucune puissance normative.
Cependant, l'analyse de l'œuvre de Mauss par Claude Lévi-Strauss7 ouvre la voie à
une interprétation plus riche de ses écrits. En effet, Lévi-Strauss souligne la difficulté de
comprendre l'Essai sur le don sans mettre en relief l'apport que fournissent les travaux de
Mauss sur des thèmes vari és, mai s complémentaires comme la magie, la monnaie et le
mythe dans diverses communautés. Les faits sociaux sont en « rapport constant8}) entre
eux. À ne considérer que l'Essai on évacue ainsi une partie des linéaments de son concept
7 Claude Lévi-Strauss, Introduction à " oeuvre de Marcel Mauss . Quadrige, Paris, Presses universitaires de
France, 2012 .
8 Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie; précédé d'une introduction à l'oeuvre de Marcel Mauss . 4e éd .,
Bibliolhèque de sociologie contemporaine, Pari s, Presses Universitaires de France, 1968, p. 31.
98
de « fait social total » qui , de cette perspective, ne peut être fondé essentiellement sur le
don. D 'un côté, l' argument peut justifier, du moins temporairement, l' am biguïté autour du
don de l'Essai parce que le projet s'inscrit dans un programme plus large de définiti on et
d ' articulation du social. De l'autre, la prise en compte d ' autres facteurs exp li catifs risque
d ' obscurc ir davantage la « fonction» du don comme roc des sociétés et d ' en perdre la
valeur structurante. Du moins, c ' est en quelques mots l'av is de Lévi-Strauss pour qui le don
ne saurait être assez structurant. Comme le rapporte Sylvain Dzimira9, Lévi-Strauss fait
partie des auteurs qui, sans dénier l' importance du don, le considèrent com me incomp let et
le conçoivent essentiellement comme une catégorie d ' un ensemble plus inclusif. En
d'autres termes, comme le don n' offre que peu de pouvoir explicatif du lien social en
général , il ne peut qu 'être un élément de compréhension parmi tant d ' autres . E n ce sens,
Lévi-Strauss s' opposerait à une conception paradigmatique du don, c'est-à-dire que
l'explication des faits sociaux et moraux par l'entremise du don parce que derrière le don
subsiste un modèle explicatif plus fondamental, celui de l'échange lO. Le don ne serait
qu 'une catégorie, qu 'une facette de l' échange, soumise à ses lois propres. C'est peut-être
pour cette raison que Lévi-Strauss, tout comme Testart, rapporte le caractère ambigu de
l' échange chez Mauss. Perçu comme le dénominateur commun de plusieurs act ivités
sociales, l' échange est décortiqué en trois événements, la triple ob ligati on de donner
recevoir-rendre, et ce n' est que par un effort conceptuel de synthèse qu ' il parvient à donner
au tout une logique et une dynamique cohérentes. L'exercice requiert l'hypothèse d ' une
vertu intrinsèque aux choses qui impulse l 'échange. La difficulté provient du fait que cette
vertu n'a pas d'objectivité propre, elle n'est pas une propriété physique des biens. Pourtant,
en trouvant refuge dans la subjectivité des individus ell e se referme sur une
impasse circula ire: la vertu n'est autre que l'acte d 'échan ge. En d 'autres termes, l'échange
est vertueux parce qu ' il est vertueux. Ce qui pousse Lévi-Strauss à remettre en question la
9 Sylvain Dzi mira, « U ne v ision du paradigme du don: Don, juste milieu et prudence ». Revue du MA USS,
2006.
10 Ib id.
99
lecture du don chez les sociétés premières. Constatant la complexité du détour entrepris par
Mauss et l' impasse vers lequel il mène, il en ressort que « c ' est l' échange qui constitue le
phénomène primitif, et non les opérations discrètes en lesquelles la vie sociale le
décompose !! ». L ' argument stérilise quelque peu les efforts faits par Mauss et ses
successeurs en pointant implicitement la lecture biaisée des sociétés premières à partir de
concepts typiquement modernes.
Pourtant, et c ' est là que Godbout intervient, le don peut être résolument moderne. Le
don moderne n ' est pas porté par lui de la même façon qu ' on le retrouve chez Caillé.
Délesté en partie de la figure archétypale du don, celle des sociétés primitives, sans pour
autant en oublier l'origine, et d'un éventuel « retour» du don qui nous forcerait à
l' introspection à la recherche d'un trésor perdu, le don chez Godbout s'actualise
constamment sous nos yeux. En ce sens, il n ' est pas nécessairement en nous, mais bien
autour de nous. Il ne s ' agit pas seulement de jouer sur les mots: si le don est pensable
aujourd'hui, ce n ' est pas tant qu'il demeure enfoui dans chacun de nous que la société, dans
sa pérennité, lui laisse la manœuvre nécessaire à sa perpétuation. Au lieu de voir le « roc »
maussien en germe chez l'individu, ce qui n'est peut-être pas faux , Godbout propose plutôt
une lecture « de terrain» de ses manifestations.
En posant la question « Serions-nous dans un système de don qui ne dit pas son
nom !2? », l ' auteur entend porter la critique du système marchand plus loin que la
comparaison aux valeurs et aux rituels des sociétés premières. En superposant logique
marchande et logique du don, il dépasse le simple antagonisme qui , souvent, vient qualifier
leur relation. Rappelons-le, « [s]elon la théorie économique, le don ne peut pas et ne doit
pas exister dans l' échange marchand. Car tout doit avoir son équivalence! 3. » Le don n' est
pas complètement exclu du marché, le marché n'est pas complètement « désencastré » des
Il Claude Lévi-Strauss, Introduction à l'oeuvre de Marce l Mauss , p. 34.
12 Jacques T. Godbout, Ce qui circule entre nous : donner, recevoir, rendre . Pari s, Seuil , 2007, p. 295 .
IJ Ibid., p. 32 1.
100
autres sphères non plus. Si l'on distingue parfois difficilement l' échange du don, le marché
ne lui laisserait, selon Godbout, plus qu'un rôle instrumental. En donnant cette foi s-ci
l' exemple du milieu des affaires, celui-là même que l' on conçoit relever de la sphère
marchande et dominé par une idéologie individualiste et calculatrice, il cherche à montrer
que la valeur de lien est bien présente dans les échanges économiques. 11 dira:
[d]ans le monde des affaires, le don arrive à survivre malgré une contradiction éthique qui devrait normalement lui être fatale . Car, d ' une part, le monde marchand est le seul lieu dans la société où la règl e de l' équivalence est la norme, non seulement pratique, mais aussi morale. La raison d'être du lien qui s ' établit entre deux hommes d ' affaires, ou entre un marchand et son Client, est, au niveau individuel, que chacun reçoive plus qu ' il ne donne. Chacun sacrifie quelque chose qui a plus de valeur pour l' autre que pour lui ou, autre façon de le dire, reçoit quelque chose qui a plus de valeur pour lui que pour l'autre' 4.
C 'est souvent l' échange de cadeaux qui tisse ies liens entre partenaires . On associe
souvent ces cadeaux aux pots-de-vin, déviation du cadeau vers une forme primordialement
intéressée au retour d ' ascenseur. Mais, un peu comme Testart l' a fait , Godbout distingue
des variantes, ou des raisons, qui , sans épuiser tous les cas de figure, contribuent à lever le
préjugé sur cette façon de créer des liens. Dans bien des cas, il s ' agit de remercier plutôt
que de promouvoir' 5, pour nouer et entretenir des liens existants. On retrouve, comme dans
le don, les biens chargés de significations qui vont au-delà de l' aspect purement quantitati f.
Le temps consenti pour préparer et faire parvenir le bien , la marque du donneur qui
imprime un peu de son identité dans la façon dont il est présenté et donné, et l' express ion
d ' une certaine reconnaissance non seulement du donneur, mais aussi du donataire s ' il la
manifeste sont des données qualitatives importantes dans l'établissement d ' un lien de
confiance. On pourrait objecter que rien ne garantit que cette form e de don ne soit pas
14 Ibid., p. 320-32 1.
15 Ibid. , p. 3 14 .
101
uniquement motivée par l'intérêt personnel. Le don doit effectivement être « sincère l 6 ». Il
faut cependant admettre qu ' une fois l'échange complété, rien n 'oblige dans les faits à
donner ce petit « plus ». La citation précédente souligne à juste titre ce trait de la relation .
Chacun trouve son intérêt ou son profit dans l'échange comme tel , et le cadeau vient
qualifier cette relation, renforcer et maintenir un lien au-delà de l ' équivalence monétaire.
En ce sens, il devient de moins en moins aisé de critiquer ouvertement le règne de
l' intérêt personnel en omettant des réalités comme celle-ci. Il est évident que toutes les
situations possibles ne peuvent être prises en compte dans cette analyse du don moderne.
Mais l' importance des analyses de Godbout réside justement dans sa lecture pratique du
don, et un exempl~ parmi tant d 'autres comme celui des cadeaux entre gens d'affaires tend
à faire du don plus qu'un phénomène exceptionnel. En tenant compte également des
analyses sur les groupes d ' entraide et \es actions communautaires comme le bénévolat
proposées par Godbout, le don semble protéiforme et adaptatif. La société se transforme et
le don paraît se réinventer dans les interstices créés par le jeu des sphères dominantes. En
marge du marché et de l'État, le don semble en effet posséder des ancrages pratiques
manifestes. Plus loin de la théorie que de la pratique, Godbout non seulement actualise le
don dans un contexte moderne, mais le présente de façon concrète, peut-être plus que Caillé
qui cherche plutôt à lui donner vie en théorie.
La critique de Godbout porte sur deux dimensions. À l'i nverse de certains collègues,
il ne se borne pas seulement à opposer le don à l' éthique marchande dominante. D'un côté,
il est vrai que le marché altère la nature des liens qui unissent les hommes entre eux. De
l' autre, le don n'est pas évacué complètement de l' échange marchand . Il montre ainsi que
les deux cohabitent dans un rapport intime et que sans don, sans doute le marché ne serait
pas possible. Ainsi, affilmer que dans le marché les individus sont interchangeables en
raison de l' équivalent monétaire, dont la fonction assure une fluidité dans les échanges telle
que les protagonistes n'ont même plus à se rencontrer, n'invalide pas la présence du don
16 Ibid. , p. 318.
102
dans le système économique. Au contraire, nous l'avons d·it, en marge de ces systèmes
d 'échanges subsistent d 'autres formes de transferts qui compensent pour les incapacités des
systèmes économique et étatique.
Ce qui semble commun au don et au marché, en aval du lien créé par ceux-ci , c 'est la
confiance dans la présence de l' autre. L'autre fait toujours implicitement partie de
l' équati on, qu ' il y participe pos itivement ou non . Mais à quel niveau s ituer cette confiance
si, d ' un côté, l'autre générique est toujours présent, c'est-à-dire que nous somm es en
perpétue ll e interaction, et, d ' un autre côté, cet autre avec qui nous interagissons
concrètement ne mérite peut-être pas notre confiance. On le voit, ce qui manque, ç;'est
l' explication de l' importance de ce lle-ci , car, de son côté, Godbout n'aborde pas la question
de la confiance de front, si bien qu ' il y a place à interprétation entre un concept de
confiance disons « général » ou « méta » à la Niklas Luhmann et la confiance que l' on
accorde au quotidien à un ami, un frère, son coiffeur ou son banquier. Cependant, ce que
nous décelons c ' est que le don ne saurait survenir sans confiance, ce qui laisse sous
entendre que la confiance se trouve en lieu et place du don, et si le don peut servir de projet
éthique c'est qu ' il s'échafaude sur une confiance généralisée dans les affaires humaines .
L ' absence d ' une définiti on claire de la confiance s'explique en partie parce que les
affi rmations de Godbout, et aussi de Caillé, sur la froideur et l' impersonna li té du marché
cherchent beaucoup plus à invalider l' utilitarisme et les théories fondées sur l' intérêt plutôt
que de signifier l' absence de confiance, distinction importante s'il en est une.
4.2 SUR LA NORMATIVITÉ DU DON
Chri sti an Arnsperger propose une critique intéressante sur la norm at ivi té du don
formulée comme une discuss ion avec Alain Caillé par le biais d ' articles scientifiques. Si
l' on devait résum er le point de vue de Arnsperger en une phrase, nous pourrions dire qu ' il
décèle chez Mauss une véritable critique des relations économiques, mais ce que ce dernier
valorise en lieu et place de l'échange marchand, so it la triple obligation de donner-recevoir-
103
rendre, n' est pas suffisante pour fonder et ancrer une éthique du don. L'auteur vise en fait à
pertinemment mettre en doute la valeur normative du don en proposant un fondement
différent. La question de la normativité est ici importante en ce qu'elle permet de
considérer une théorie du don comme solution éthique devant les critiques de l'utilitarisme.
Dans un échange via La Revue du Mauss, Alain Caillé et Christian Amsperger argumentent
sur l' origine de la normativité du don.
Partant d ' une éthique faisant référence « à des conceptions constructives de l' être
humain » qui permet la mise en lumière de « dimensions déshumanisantes de certaines
pratiques économiques et sociales» pour mieux Cibler des « propositions alternatives »,
Arnsperger souligne comment Mauss a pu, à partir de données empiriques et théoriques,
mettre en lumière l' injonction morale à la base du don, celle de la sortie de soi l7. Derrière
l'échange marchand, il y a un « roc », et ce roc n'est autre qu'un élan de générosité qui
humanise les rapports plutôt que de . \es formaliser dans un rapport abstrait de type
contractuel. C'est par cette sortie de soi que l' humain prouve sa socialité et son humanité et
non par la relation d'équivalence qui prévaut dans l' échange et qui lui est subséquente,
proposition que l'on retrouve textuellement chez Caillé comme fondement du
convivialisme. La sortie de soi constitue l' essence de l' homme en ce qu ' elle se fait l' écho
de ses « besoins profonds» décelés par Mauss. Pour Arnsperger, l'idée de l'obligation
librement consentie, c ' est-à-dire l' injonction qui pousse l' homme à sortir de lui-même, de
subvertir son ego pour se donner et donner de soi-même, constitue bel et bien un fondement
de l' éthique. En effet, le fait que la théorie économique soit incapable de « proposer une
compréhension de la subjectivité individuelle des agents qui fasse droit à cette déhiscence
scelle son échec en tant que discipline éthique I8 ». Jusqu ' à maintenant, les deux auteurs
tendent à s' accorder sur ce point.
17 Christian Arnsperger, « Mauss et l'éthique du don. Les enjeux d'un altrui sme méthodologique ». Revue du
MA USS semestrielle, no. 15 , 2000 , p. 3 .
18 i bid., p. 4.
104
L'éthique maussienne, en revanche, s'appuie sur cette déhiscence et en fait ce que
Arnsperger appelle un « moment maussien ». L'emprunt à la botanique de cette métaphore
décrit bien ce moment : tel l'organe végétal qui s'ouvre au moment de se disséminer,
l' homme doit faire surgir de lui-même cet élan vers l'autre. Ce mom ent suppose la prise de
conscience de la réalité cachée derrière l'échange marchand et la résurgence d ' un « motif
dom inant trop longtemps oublié\ 9». Les pratiques économiques ou l'échange marchand
seraient source de perversion du lien, du moins d 'un point de vue moral. La portée d'une
telle éthique suppose le désagrégement du lien social par la logique marchande que la
logique du don v ient recomposer collectivement. Comme le proclame Maurice Bellet, « Le
don n'est pas l'opposé du marché. C'est sa vérité cachée2o.» Ai nsi , la recherche
d 'équivalence, le calcul utilitaire et la formule atomisante de la société marchande cachent
en fai t le désir li é à des valeurs humaines comme la réciprocité, la solidarité et l'éga lité. La
société ne saurait se perpétuer en leur absence si bien que l'on peut penser que les relations
marchandes ne peuvent faire autrement que de s'en inspirer, d 'émuler ces valeurs dans
l'échan ge, au prix de la disso lution complète de tout lien humain, donc de la société, ou de
la venue d ' un moment hobbesien ou machiavélien, c'est-à-dire une rupture « dans le
processus de délibération collective et de coexistence sociale2\ » qui appelle le recours à
un e normativité hétéronome destinée à créer le lien sous forme de contrat social. En
d 'autres termes, les valeurs communes embrassées par les individus et la soc iété ainsi que
les normes qui en découlent sont peu à peu remplacées, voire assujetties, par un lien
utilitaire et fonctionnel. Le moteur de cette délibération, qui est en quelque sorte un don de
so i, se trouve di ssous dans le lien marchand, édulcoré dans l' illusion du choix face à une
offre infinie.
19 Ibid., p. 5.
20 Ibid. , p. 6.
2 1 Ibid. , p. 5.
105
Arnsperger expose clairement - peut-être mieux que Mauss lui-même - l' éthique du
don, !I s 'interroge sur les conditions de réalisation d'une telle éthique. Il critique
notamment le mouvement mené par Caillé, entre autres, qui vise à réédifier une société
meilleure sur la base du don présent dans la totalité sociale. En d ' autres termes, nous
l' avons dit plus tôt, le lien social est aliéné au profit d ' une rationalité autre, mais comme le
don demeure sous-jacent au jeu des relations et présent en arrière-fond du social (du Tout),
il ne resterait qu ' à le réclamer par une prise de conscience collective. Cette position
suppose le primat d ' un point de vue holiste, d ' ailleurs présente chez Mauss, qui
envelopperait l' individu dans un tissu culturel et social déterminant. La liberté d ' action de
l' individu n 'adviendrait qu 'une fois intériorisé l' ordre social dans lequel il évolue. Mais
Arnsperger a bien saisi la tentative de Caillé de rapprocher individualisme et holisme en
stipulant que les deux perspectives œuvraient de concert dans la compréhension des faits
sociaux et moraux. Mais si le paradigme du don parvient à les accorder, Arnsperger cherche
« la base anthropologique et phénoménologique de la déhiscence maussienne22 », laquelle
ne saurait se trouver ailleurs que dans une subjectivité, c'est-à-dire que le « moment» de la
sortie de soi ne saurait être assujetti à une aucune emprise du social. Ce moment, ou cette
base, survient selon lui en restituant à « l'individu sa primauté radicale sur la totalité
sociale, sans du tout retomber dans un individualisme méthodologique classique23 ». En
s' inspirant des travaux de Lévinas24, Arnsperger trace une différence entre le « non-moi»
et le « nous », concepts dont on peut penser qu'ils sont indifférenciés chez Mauss et ses
successeurs. Il tente de montrer que la subjectivité répond à une injonction altruiste (<< non
moi ») qui n ' émane pas du tout social (<< nous »). On retrouve pourtant bien chez Caillé
quelque chose qui s'apparente au non-moi , notamment dans l' aimance comme regard vers
l'autre, sans toutefois y joindre une propriété injonctive. Pour comprendre cet écart entre
les deux auteurs, il faut remonter en amont de l'injonction et de l'aimance pour retrouver
22 Ibid., p. 6. (Souligné par l'auteur)
23 ibid., p. 10.
24 En particuli er son ouvrage Humanisme de , 'aulre homme.
106
son nt, son support, la constitution de la subjectivité de l' individu. Bien que les deux
auteurs (Arnsperger et Caillé) semblent s ' accorder sur une « injonction éthique non
coercitive25 », fondée sur la responsabilité envers autrui, le moment auquel elle surviendrait
diffère.
Chez Caillé, la sortie de soi surviendrait « post-conscience », c ' est-à-dire que nous ne
serions portés vers autrui qu'une fois avoir expérimenté la présence de l' autre. Il est
possible qu ' à ce moment l'effet du social soit intériorisé par l' individu et que de cette
influence préalable découle l' injonction éthique. L'éthique maussienne du don conserve
cette injonction envers l' autre dans le domaine l'analyse sociologique : ce n ' est qu 'après
une prise de conscience du monde que le sujet est amené à retrouver l'essence du don
ancrée en lui , à l' éveiller (ou non) sur cette vérité cachée qui redonnerait toute son
humanité à la création du lien social. D 'un côté, l'injonction s'adresse à tous avec la
possibilité de ne pas y répondre, de l'autre, l'importance du don aurait été oubliée, la tâche
consistant maintenant à le faire émerger de nouveau. Du point de vue socio-éthique de
Caillé, seule la sortie de soi concrète ne peut être observée et cette action est associée au
politique, même que c'est le politique.
Si l' on suit bien les propos d 'Arnsperger, la pensée de Lévinas sur la constitution de
la subjectivité vise à établir la sortie de soi antérieurement à celle que proposent justement
Caillé et Mauss. Toujours d ' après Arnsperger, chez Lévinas, l' injonction se situe avant
cette prise de conscience, donc avant la formation de l ' identité. La subjectivité individuelle
lévinassienne est vue ici comme une « responsabilité indéclinable envers autrui 26 » qui , on
l'aura compris, agit un peu comme le voile d ' ignorance rawlsien en ce qu ' elle survient dans
un état préconscient lorsque les conditions d 'existence n 'ont pas encore été fixées . La
différence réside en ce que l'injonction éthique lévinassienne échappe à l'analyse
sociologique pour la raison qu'elle agit pré-consciemment et peut ne pas résulter en act ion
25 Arnsperger, « Mauss et l'éthique du don. Les enjeux d'un altruisme méthodologique », p. 14.
26 Ibid., p. 14.
107
concrète. Elle peut, en effet, être déclinée par le sujet qui s ' y refuse avant même de poser le
geste.
Ce qu'il faut souligner c ' est que la sortie de soi peut être appréhendée selon trois
interprétations: donner par intérêt appelle un raisonnement instrumental et s ' insère dans un
individualisme de type normatif ; donner en fonction d'une valeur qui peut aller à
l' encontre de soi-même rejoint l'interprétation de l'individualisme méthodologique ; et,
enfin, le raisonnement holistique qui stipule que l' on donne par une incitation
hétéronome27. Le don est un mélange de liberté et d'obligation comme nous l' avons déjà
mentionné à plusieurs reprises. Et le paradigme du don se situe entre et au-delà de
l' individualisme et de le holisme méthodologiques. Toutefois, Arnsperger insiste sur la
subjectivité interpellée dans le don, c'est-à-dire la représentation de l 'homme contenue dans
les trois interprétations que nous venons d ' évoquer. Or, concevoir le don comme vérité
cachée qu ' il faudrait redécouvrir en soi-même afin d ' accorder plus d ' importance à l'autre
qu ' à l' intérêt personnel qui nous fait en quelque sorte dévier d'une visée « bonne » de la
société semble s'inscrire dans un raisonnement individualiste, non pas instrumental, mais
méthodologique. En somme, les propos de Mauss et surtout ceux de Caillé semblent fondés
sur un perfectionnisme de type aristotélicien dont la connaissance et la politique en
constitueraient les moyens. Nous y reviendrons dans les paragraphes suivants avec les
propos de Daniel D. Jacques. Pour Arnsperger, qui reprend Caillé sur l' idée de
responsabilité, cette vision de l'homme n' implique pas une responsabilité pré-originelle
pour autrui , mais plutôt une responsabilité qui s ' inscrit a posteriori sur un intérêt
particulier. L'idée de l'autre est ainsi secondaire et la question de l'ordre social n ' est pas
résolue entre l'atomisme et la collectivité de sens.
Chez Mauss, on trouvait le hau comme réponse à la question d ' articuler le sujet
individuel au sujet collectif, de tracer le pont entre l'ouverture sur l' autre et l'inscription
dans l' ensemble des faits sociaux déterminants. En ce sens, le hau nourrit la totalité sociale
27 Ibid., p. 7.
108
par le biais du lien social qui génère en retour l' individualité et l' identité des individus.
Mais l'obligation de « nourrir » la totalité sociale, vécue et ressentie comme une injonction
et une ob ligat ion peut paraître « viole~ce sociale» ou « conditionnalité insupportable à qui
n 'a rien à rendre28 ». Le don nourrit certainement un type de lien parmi d 'autres, mais ne
saurait représenter « la structure fondamentale du monde29 », propos qu i rejoignent ceux de
Testart évoqués plus haut. Le don n'est qu ' une réponse possible à l' injonction éthique de
l'altérité tout en étant, se lon Arnsperger, « la plus éthiquement profonde3o » à l'intérieur du
cadre de responsab ilité qu ' il préconise. La réponse qu'offre le don honore l' appel de
l'altérité du fa it qu ' il assume la responsabilité envers autrui . Par contre, le don ne saurait
être seul garant de l'ordre social. « L'ordre social, ici , émerge quand les divers individus
[ . . . ] opèrent un mélange de réponses directes aux événements d'altér ité qu'ils rencontrent
comme sujets et de réponses indirectes à des impératifs de justice distributive par la
création d ' institutions socio-politiques [ .. . t . » Ce sont les réponses à cette injonction qui
façonnent le social. Il s'agit en fait d ' une inversion: le lien résulte de la totalité sociale. En
ce sens, sont effectivement à l'œuvre ici l'altruisme et l'individuali sme méthodologiques
que l'on retrouve dans l' injonction éthique et dans l'action prise par le suj et. Non pas
donner « pour » nourrir le lien social, mais « parce que » l'appel de la responsabilité est une
valeur en so i. Par cet appel Arnsperger semble accorder la primauté à une plus juste
redistribution, appel qui deviendrait en somme le moteur du renforcement de la cohésion
sociale et de la solidarité.
Mais Arnsperger bute d'emblée sur l'expression « don sociologique» parce qu ' elle
donne l' impression que le don appartient à une discipline bien déterminée et, qui plus est,
que la sociologie proposerait la meilleure compréhension du don entre toutes les sciences
28 Ibid. , p. 17 .
29 Tdem.
30 Ibid., p. 18 .
31 Idem.
109
concurrentes. L ' argument est intéressant en ce qu'il confirme l'apparent cloisonnement
disciplinaire qui semblait jalonner notre recherche sur le don et qui transpire probablement
dans ces pages. En revanche, comment blâmer Caillé, qui est effectivement économiste et
sociologue, de rapporter l'étude du don à ses dimensions économique et sociologique?
Pourtant, cette critique nous paraît un peu sévère en regard de notre compréhension du
raisonnement de Caillé (et de Mauss sur lequel il s ' appuie) qui suggère plutôt une volonté
de faire le pont entre la sociologie et la philosophie morale, rapprochement important s'il
en est un pour quiconque voudrait fonder le don autrement que par une fonction de nature
biologique. C'est précisément sur leurs essais respectifs de fondation du don que les deux
auteurs divergent. Arnsperger souligne l'ambiguïté, sinon le paradoxe, . de l' appel d'un
« sujet collectif» qui permette de déterrer une « structure permanente de l'humain» depuis
longtemps enfouie, laquelle il faudrait retrouver par introspection32. Le côté paradoxal
réside dans l'opposition collectif/individuel soulevée plus d'une fois dans ce travail.
Rappelons-nous que pour Caillé le don s'inspire largement de sa forme agonistique, c'est-à
dire d ' une conception binaire qui oscille entre l'alliance et la rivalité. Ce qui caractérise
cette forme c ' est la présence de l'un dans l'autre qui permet justement de basculer de l'un
vers l' autre. Il y aura toujours un aspect coopératif dans la rivalité, ne serait-ce que la
participation même dans cette opposition sans quoi elle ne pourrait exister, de même qu'il y
aura toujours une partie compétitive dans chaque alliance. Or, dans l'agôn, on retrouve
d' autres possibles que sont la perversion de la coopération en instrumentalisation de l'autre,
de la compétition en excès de respect. Le « lieu du don », comme le note Amsperger, se
décentre alors pour se situer au-dessus de toute relation agonistique. Si l'individu
s' interroge à savoir ce qui le pousse à instrumentaliser l'autre ou, à l'inverse, à modifier son
comportement dans une rivalité, il ne pourra répondre en invoquant le don du type
« sociologique » parce qu'il n' aura pas les outils nécessaires. L'agôn n'offre que deux
choix qui n ' expliquent en rien la pulsion donatrice : elle n'offre qu 'une compréhension
32 Chri sti an Arnsperger, « Que le don n'est pas source suffi sante de normativité », In Collecti f, Diogène No
/ 95 Juillet-Septembre 200/ Voulons-nous encore être humains ? : Possibilités et limites d'un nouvel
humanisme occidental. Pari s, Presses Universitaires de France, 2002, p. 107.
110
soc iologique des faits, c'est-à-dire une fois le geste soumis au regard et au jugement des
autres. C'est de cette façon que Arnsperger entend montrer qu ' il existe un e loi supérieure à
la dualité agonistique qui permette d ' expliquer la pulsion donatrice en amont du fait
appréhendé par le socio logue. En somme, le sociologue ne peut voir que ce que sa
di scipline lui a appris à observer et il lui devient subséquemment difficile de puiser dans un
registre autre que celui des faits observables33, en l'occurrence un registre éthique et
normatif. Cette loi se résume ainsi:
[I]a Loi - qui n'est pas morale, mais anthropologique, structurante - est l' instance qui , s'inscrivant en nous, fait de nos rapports à autrui , aussi intéressés soient-ils par ailleurs, des médiations vers l' Autre, vers cet espace d'extériorité où se transcende le rapport agonistique, mai s aussi l' instrumentalisation, le jeu subtil de pouvoir et d 'oppression - toutes choses qu ' à elle seule la « pulsion donatrice» est rigoureusement incapable d, ~ h 34 empec er . . .
Ainsi, la source de normativité du don ne peut se trouver dans l' t;1gôn, au centre de
multiples jeux de pouvoir et d ' intérêts qui déjà donnent une coloration au don, un sens
particulier qui résulte de l' interaction dans le monde sensible. Arnsperger propose plutôt
une source « pure », phénoménologiquement antérieure aux échanges eux-mêmes et située
au-dehors du social donc extérieur à tout habitus, à tout référent culturel , à toute lecture
sociologique. Seule cette extériorité peut médiatiser des rapports fondamentalement
inégaux où le pouvoir, effectif ou symbolique, imprime sa marque. Le débat est ici entre
autonomie et hétéronomie, à savoir si la loi , qui véhicule une connotation volontairement
religieuse, provient de l' individu ou si elle le transcende. Si l'on suit l' argument, l' appel
33 Cela nous mène corrélativement vers un autre débat, celui de la dérivation d ' un « devoir » à partir des
« faits ».
34 Chri stian Arnsperger, « Que le don n'est pas source suffisante de normativité », p. 108 . (Souligné par
l'auteur)
III
éthique proposé par Mauss et repns par Caillé n 'en est pas réellement un 35. Le don
socio logique demeure bel et bien une forme d 'échange. C'est affirmer que, tout comme les
rapports purement économiques invoqués en comparaison, le rapport de don est
subordon né aux relations de pouvoir et qu'il ne saurait en tirer sa normativité.
Pour sa part, Caillé refuse toute conception ontologique du don qui l'expurgerait des
altérations dues aux affaires humaines, qui le purifierait de toute intention. Au contraire, et
nous l'avons vu précédemment, le don affirme avant tout le primat de la liberté sur
l'obli gation, l'ouverture vers autrui sur la fermeture sur soi36. Il se déploie plutôt là où il
vient à manquer, c'est-à-dire au travers de rapports concrets fondés sur quelques
« invariants » humains dont la transcendance n 'est pas à rechercher ailleurs que dans
l' individu lui-même, pour le dire paradoxalement. Il y a bien transcendance, mais elle est
immanente, c'est un appel transcendant qui surgit de l' intérieur. Nous voilà en position
totalement contraire avec Arnsperger. Qui plus est, nous l' avons souligné également, cet
appel est inconditionnel, mais l' individu peut le refuser, c 'est l' inconditionnal ité
conditionnelle. En somme, cela revient illustrer le primat de la liberté sur l'obligation en
montrant que tout se joue dans l' immanence de l'appel éthique et non dans une
transcendance désincarnée de type religieux.
35 Arnsperger reprend d'ailleurs l'expression de Michel Maffesoli à ce sujet, lequel qualifie l'effort de Mauss
à fonder le don de « métaphysique sociologique». L'énoncé ne manque pas de mordant si l'on tient compte
du fait que l' auteur est lui-même sociologue.
36 Alain Caillé, « Que le don est source suffisante de normativité », ln Collectif, Diogène No 195 Juillet-
Septembre 2001 : Voulons-nous encore être humains ? : Possibilités el limites d'un nouvel humanisme
occidental, p. 105 .
112
4.3 DEUX HUMANISMES
Cette discussion autour de la normativité du don soulève des questions. Si elle a ide à
éclaircir en quoi le don est normatif, et comment, la réelle opposition entre Caill é et
Arnsperger semble se situer ailleurs. Entre transcendance et immanence il apparaît possible
de tracer un pont, comme l'a fait Caillé en refusant tout de même que cette transcendance
soit de type religieux, en usant d'un autre paradoxe du don, la transcendance immanente.
Nous n'entrerons pas plus dans les détails d ' une telle conception qui nous paraît d'un côté
un e façon de définir le lien entre philosophie et sociologie, et de l'autre, une formule
alambiquée qui tend à stériliser le débat. Mais derrière cette antinomie se di ssimule une
conception de l' homme tout à fait différente et qui n ' est pas sans impact sur la façon dont
les auteurs conçoivent l' appel à l' autre et la sortie de soi.
Il nous paraît dès lors opportun de situer ce débat sur les prémisses humanistes de ces
deux auteurs. Nous mettrons surtout l' accent sur Caillé puisque nous connai ssons
davantage ses écrits et parce que lien avec la religion chez Arnsperger nous semble
obscurcir le débat d ' une couche métaphysique stérilisante en propulsant l'appel à l'A utre
(Lévinas) comme le fait d ' une Révélation . Ceci est notre lecture toute personnelle et en cela
critiquable. Nous ne cherchons pas à dévaluer les propos d' Arnsperger ni à soustraire la
religion de la réflexion . Par contre, cela permet de nous positionner et de nous engager dans
un volet critique, objectif premier de cette partie du travail. En fait, il nous paraît étrange
d ' invoquer une transcendance religieuse dans l'appel à l'autre lorsqu ' on considère le don
comme étant un universel anthropologique. Ainsi, la discussion métaphysique nous paraît
superflue, loin du thème de ce travail et très peu intéressante à développer parce qu ' elle
contient beaucoup trop d ' impondérables qui rendent toute analyse bancale, voire stérile. À
noter que dans son article Mauss et l 'éthique du don. Pour un altruisme méthodologique,
Arnsperger reconnaît bien chez Mauss des fondements humanistes et essentialistes, donc
une conception de l' homme sous-jacente à ses travaux, mais ne semble pas expliciter sa
propre position sur ce sujet. Cette digression nous semble importante puisqu 'elle nous
permet de sortir du débat tout aussi stérile autour de la normativité pour le centrer sur
113
l'acteur lui-même, ce qui devrait nous mener à une meilleure compréhension du projet
politique et éthique de Caillé.
Pour Caillé, tout se joue chez l'individu, dans son for intérieur, là où il décide de
répondre ou non à l' appel de l' autre. Dans la négative, il subsiste un avatar de relation
sociale et humaine calqué sur la relation marchande, c'est-à-dire d'ordre utilitaire. Dans
l'affirmative, l' autre n'est pas l' individu anonyme et interchangeable, mais « quelqu ' un »,
la personne primant sur les règles de l'échange et son objet. L ' individu qui fait ce choix
(positif ou négatif) se retrouve bel et bien en position libre. Par contre, Caillé mentionne
que cet appel est aujourd'hui ignoré, voire atone, pour qui n'évolue pas dans des rapports
dans lesquels le don est possible, et que cet appel doit être entendu de nouveau, redécouvert
afin de s ' accomplir en tant qu'homme, en tant qu ' humanité.
On retrouve derrière cette idée un objectif visant à ordonner les passions vers une
constitution idéale de l' homme. Par le biais de l'éducation, une éducation humaniste,
l' homme aspire à la perfection, à la vertu. On rejoint ici Caillé et son désir de
reconnaissance d ' une commune humanité ainsi que l' appel à l' autre qu ' il nous faut
retrouver dans soi-même. L ' homme doit s ' apprivoiser de nouveau. Daniel D. Jacques
illustre ce propos en s'inspirant de la pensée grecque :
[u]n tel apprivoisement de l'homme nécessite la création d ' un objet qui exerce une attraction puissante et durable sur l'âme, un objet qui ordonne ses aspirations en les hiérarchisant sous son influence maîtresse . [ . .. ] Le travail propre de l'éducateur, qui est à comparer à celui du législateur, est de briser cette égalité [entre l'animalité initiale et la vertu] de manière à rendre notre humanité sinon certaine, du moins plus probable que notre humanité37
•
En somme, Caillé reconnaît une forme d'humanité supérieure à d'autres et si elle
transite par la liberté, elle l'est par l' éducation, la sensibilisation et l' ouverture à l' autre. La
négation de l'appel à l'autre ne peut que réduire les possibilités humaines. En reprenant
37 Dani el D. Jacques, La mesure de l'homme. Montréal , 8 eréal , 2012, p. 72.
114
Jacques, « L ' homme devient humain dès lors que prend forme en lui une aspiration
singulière [ .. . ] qui , par sa présence, modifie la qualité de tous les autres désirs38. » Ce n'est
plus l'âme ou la psyché grecques mais bien l' appel de l'autre, l'appel au don, « qui ouvre
l'être au monde» et qui le réali se pl einement. Voilà, brièvement, ce qui rattache Cai llé à la
philosophie. C'est un désir d ' émancipation, de perfectionnement, qu ' il ne peut retrouver
dans sa discipline première, la soc iologie. D 'ailleurs, le convivialisme comme projet
politique s'appuie en maj eure partie sur l'éducation, non seulement entendue comme
acquisition de connai ssances selon des orientations variées, mais, sUl1out, dans l' éducation
de soi entendue comme (re)connaissance de soi selon qu ' elle fait resurgi r la possibilité du
don . En ce sens, l'éthique de Caillé nous semble avant tout une éthique du sujet qui
s ' enracine ensuite dans le social auquel il appartient.
Pour Arnsperger, qUI se réclame de Lévinas, l'éthique ne saurait être cet
enracinement de chacun dans un collectif, dans un « nous », pas plus qu'elle ne devrait
reposer sur cette identité entre sujet et être. L 'appel de l'Autre ne saurait être réduit à un
phénomène vécu par un sujet, d 'où la présence ou l'idée d ' une nature supra, d ' un niveau
métaéthique qui échapperait à toute finitude humaine. Bien que les deux auteurs parlent de
transcendance - immanente pour Caillé et disons absolue pour Arnsperger - l'éthique chez
ce dern ier en est une de l' infini , c'est-à-dire qu 'elle ne se laisse pas réduire aux phénomènes
(pensons à l'aimance chez Caillé), d 'où l'écart entre un sujet et l'être. L ' homme n' a pas
ai nsi accès à l' éthique, il baigne en quelque sorte dedans.
En qualité de sociologue sensible à la question de la mondiali sation, Cai ll é pense
plutôt que l'éthique demeure façonnable par les actions des sujets, qu ' elle se construit et
donc qu'elle est en un sens perfectible. Il est intéressant de constater que la mondialisation
susci te beaucoup de discussions autour d'un gouvernement mondial et d ' une cohabitation
pacifique des valeurs de chaque culture, mais que rares sont les proj ets de redéfinition d ' un
soi actualisé en fonction des nouveaux impératifs que le rapprochement des collectivités
38 Ibid., p. 73 .
115
soul ève. La tendance semble plutôt l' inverse, vouloir modifier les comportements en
agissant sur ce qui se trouve à l'extérieur du soi, en fixant des limites, des contrô les, des
lois. On retombe dès lors dans une dynamique juridique de type contractuel, tout ce que
Caillé cherche à contourner. Est-ce que Caillé peut être qualifié d 'humani ste ? Serait-ce à
dire que l' humani sme n 'est plus au goût du jour ? Peut-être, car il semble toujours plus
simple d 'esquiver toute remise en question en façonnant « objectivement» la nature que
d'asseoir les projets humains sur une réelle connaissance de l' homme. Vraisemblablement,
les tentatives menées dans ce sens ont échoué ou sont restées lettre morte : on capitalise
davantage sur le trait « utilitariste » de l' homme entendu dans son sens purement égoïste39,
ce qui n'est pas sans d'importants impacts sur l' idée de société et de son organisation. Il
n'est pas clair si la pensée de Caillé peut être étiquetée d ' humaniste, mais nous pensons que
sa réflexion sur l'orig ine du don et l'accent mis sur son importance sociale et éthique
présentent une certaine valeur heuristique. On peut aisément se montrer en accord avec lui
et affirmer que le monde pourrait être meilleur si, dans la hiérarchie des valeurs, l' intérêt ne
figurait pas au premier rang. Mieux, si le don y figurait, étant entendu que dans le don
l' intérêt personnel n 'y est jamais nié, mais seulement canalisé autrement. De cette façon, on
imagine certainement un idéal de justice comblé par une redistribution plus équitable, et
une valorisation de l' ind ividu plutôt que de son porte-monnaie. Sur papier tout cela se 1 it
très bien. Justement, l'écueil semble être cette distance théorique volontairement prise pour
39 Il existe une version moins « vu lgai re» du même projet et qui se défend plutôt bien . L'auteur, Sam Harri s,
un conséquentialiste et libéral assumé, propose un argumentai re intéressant autour d ' une seule valeur phare, le
bien-être. L'idée qu ' il défend tend à montrer qu' il existe des vérités morales comme il existe des vérités
scientifiques et que la « science » morale n'a jamais vraiment été investie séri eusement, ouvrant ainsi la voie
au relativisme moral qui, lui , tirerait sa source du relativisme cu lturel initié par les anthropologues des années
20, la génération dont faisait partie Mauss. Même s'il défend explicitement un projet utilitariste au sens
benthamien, on retrouve la même volonté de reprendre les rênes de l'éthique autrement que par une
Révélation ou par la notion kantielme de devoi r. Pour Harris par contre, l'approche est davantage pragmatique
que théorique, ce qui lui donne l'avantage de sembler concrète et opérationnelle. Voir Sam Harris, The moral
landscape : how science can de lermine human values. Ist Free Press hardcover ed ., New York, Free Press,
2010.
116
mieux définir le don et ses effets probables, qui demeure en état de gestation, et de laquelle
nous attendons quelques principes opérationnels et concrets. Il est certes difficile
d'envisager un revirement complet de notre façon d'aborder le monde actuel , pas même en
brandissant un idéal socialiste actualisé. C'est en quelque sorte commander non seulement
un changement de paradigme, c'est le monde au complet qui doit changer. Et si la
. mondialisation nous engage dans des changements de paradigmes, que ce soit sur les plans
politique, social, économique et humain, nous ne sommes pas convaincus que le don joue le
rôle annoncé de moteur de tous ces changements.
Reste à voir s i Caillé cherche à générer son projet sur fond d ' utopie, à la manière
d ' un « grand récit4o » qui viendrait suppléer soit au manque de repères actuel , soit à
l' hyperbolisation de la sphère marchande. C'est probable, et c'est aussi suj et à critique,
quoique l'on ait tort de rejeter en bloc toute pensée à connotation utopique. Le don existe,
et il est fait pour perdurer, son ancrage anthropologique découvert par Mauss semble
indéniab le. Cependant, sa fonction politique paraît moins claire. Pour cette rai son, nous
nous rangeons du côté des sceptiques, de ceux qui ont lu Mauss mais qui n'ont su déceler ni
même interpréter ses propos de la même façon que les auteurs de la revue qui porte
désormais son nom. Nous y avons vu un relevé anthropologique bien avant un traité de
philosophie politique et morale. Nous avons relevé que d 'un côté le don se soustrait de
toute définition structuro-fonctionnaliste, mais que de l'autre on l' invoque dans
l' édification d 'une société conviviale à venir. Caillé, qui dit avec Mauss vouloir redécouvrir
le germe oublié du don pour que s'accomplisse la véritable humanité, véhicule le même
genre de raisonnement qui, sans être nécessairement utilitariste, entremêle tout de même
fins et moyens. Une fois énoncé que le don ne peut être voulu que pour lui-même, qu 'y
avait-il à rajouter sans tomber dans l'exception, donc dans l'ambigu"ité? N 'est-ce pas
invoquer le don à d 'autres fins que de s'appuyer sur lui pour édifier une société conviviale à
venir ? On pourrait objecter que vouloir le don pour lui-même mènerait parallèlement à un e
bonification des relations, de l' éthique et de la société. Peut-être, et il y a quelque chose
40 En référence à l' expression de Jean-Françoi s Lyotard.
117
d' honorable et de vertueux à le penser. Mais c'est oublier que l' image du don sur lequel
s'appuie Caillé c ' est celle du fait social total maussien, celui des sociétés premières, qui
n 'est pas voulu pour lui-même, mais au contraire organise l'ensemble de la société41. C'est
en fait le point faible de Mauss et de Caillé de n'avoir pu justifier leur argumentaire que par
des paradoxes. S ' y enchaînent des raisonnements basés sur les oppositions
intérêt/désintéressement, liberté/obligation, égoïsme/altruisme qui , nous l' avons déjà
souligné, pèsent sur la compréhension. Un exégète comme Caillé s'évertue à dialectiser ces
paradoxes afin de fournir une solution à l' insoluble sans toutefois sortir complètement
d' une apparente circularité42.
Qu 'est-ce le don? se demande-t-on encore avec raison. Le concept est complexe et
cette complexité est renforcée par la quantité de notions importantes qui le constituent.
C'est un mélange d ' intérêt, d 'obligation, de liberté, d 'aimance, d ' empathie, de tout cela,
dans des dosages différents à des moments différents. Et même si l' intérêt n' est pas
complètement nié dans le don, on ne peut s'empêcher de voir dans les travaux de Caillé un
manichéisme inhibé qui dichotomise don et intérêt, pourtant manifeste dans l'orientation
« anti -utilitariste » de ses publications. Frédéric Lordon reproche d 'ailleurs à Godbout et à
Caillé leur « préférence théorique pour le désintéressement » ayant comme coro llaire
l' appauvrissement du registre de l' intérêt, des « puissances génératrices ,de l' intérêt », ce
qui complète très bien notre propre critique43.
41 Ce qui semble apparent, c ' est la volonté des auteurs d'extirper un concept de nature anthropologique de son
contexte, de le polir un peu en fonction de la vie moderne et de le réinsérer comme cœur de la société à venir.
Dans le même sens, Frédéric Lordon critique le « wishful thinking » sur lequel la pensée du don prend appui
el «. qui consiste à postu ler la bonne nature donatrice de 1 ' homm e - et à s ' en féliciter bien sûr - , [et qui] offre
le meilleur moyen de penser ce qui est et (pour ceux qui le veulent) ce qui devrait être. » Voir Frédéric
Lordon, « Anti -humanisme théorique, humanisme et religion ». Revue du MA USS 27, no . 1, 2006.
42 « [ ... ] ce doute est d 'autant plus légitime que rien par ailleurs ne condamne à l'antinomi e ruineuse de
l' Homo dona/or et de l' Homo œconomicus. » Ibid., p. 109.
43 Ibid ..
118
Toutefois, il est possible de penser une société où le don est plus présent. Cela est
même souhaitable. Nul doute que certains aspects de la vie collective de même que la
qualité des relations humaines dans leur dimension éthique en seraient bonifiés. À la
lumière de notre lecture de Mauss, la question qui s'est posée à nous tout au long de ce
mémoire consiste à savoir si le don est effectivement une cause d ' une certaine éthiq ue
sociale comme l' affirme Caillé ou plutôt une conséquence d ' un changement de paradigme
dans d 'autres sphères de la société qui permettrait l'éclosion du don. Partant du fait que
dans la période actuelle les valeurs utilitaristes s'actualisent davantage, qu ' elles occupent
les premières marches de notre hiérarchie morale et que ces valeurs coïncident avec le
développement de l' économie de marché44, il est alors possible de se demander,
prosaïquement, quel phénomène influence l' autre . Si l' on affim1e que la pensée utilitariste
est allée de pair avec l'ouverture des marchés, il est possible de croire que le don n 'ait été
de pair qu 'avec la société première de type agonistique. Rappelons-nous que notre lecture
du don provient de données anthropologiques qui figuraient au cœur des échanges de
certaines sociétés pour affirmer des valeurs qui , telles que l' honneur, ont perdu de leur
importance, du moins dans les sociétés occidentales, au profit de l' intérêt. L ' influence du
marché se fa it maintenant sentir dans presque tous les domaines de la vie humaine, qu ' ils
so ient publics ou privés . Ne serait-ce pas en diminuant l' importance du marché que l' on
assisterait au redéploiement du don sous des formes variées ? Le don nous semble
effectivement une pièce importante dans la conceptualisation d ' un e éthique axée sur la
reconnaissance de l'autre qui entre certainement en conflit avec les valeurs utilitaristes
actuelles. Mais, il nous paraît hasardeux de prétendre qu ' il soit l' instigateur des
changements structurel s de la société, de sorte que d 'autres orientat ions et d'autres
décisions doivent certainement baliser en amont l' avènement d 'une nouve ll e ère du don.
44 Christi an Laval semble effecti vement rapprocher les deux en soul ignant que l' utilita ri sme benthamien, soit
l'organisation sociale autour du princi pe d 'utilité au XVl/le siècle, « traduit sous forme théorique une
représentation soci ale déj à so li dement établi e dans les cl asses productives et marchandes. » Voir Christian
Laval, « Jeremy Bentham et le gouvernement des intérêts ». Revue du MAUSS 27, no. 1,2006.
119
La course aux profits, aux statuts, aux privilèges, nourrie exclusivement par la
recherche de l' intérêt semble effectivement incompatible avec l'ouverture sur autrui. Ainsi,
le convivivalisme comme possible association, même dans sa forme naissante actuelle,
laisse entrevoir une façon intéressante de vivre collectivement. Elle al' avantage de ne pas
nier certaines réalités du monde comme les cultures, les différences, le travail, les inégalités
en cherchant à montrer l'impact d ' une possible réduction de l'importance de l'intérêt
personnel. Mais elle a surtout l'ambition avouée de nous faire prendre conscience des
travers actuels qui minent certainement le terreau du don. En ce sens, qu ' il soit une cause
ou une conséquence, mais qu'il soit.
4.4 QU'EN PENSENT LES NEUROSCIENCES?
À la lumière des neurosciences, les concepts que nous tenons pour acquis, mais qui
suscitent encore beaucoup de débats comme le libre arbitre, le couple
autonomie/déterminisme et les valeurs morales, ainsi que l'idée même de nature humaine
seront appelés à être redéfinis. Convaincus des bienfaits du don en général dans
l'établissement de liens significatifs, mais moins convaincus de l'échafaudage théorique
construit il nous faut faire référence à d'autres concepts pour sortir de l' impasse qui semble
opposer le don à toute forme d'économisme. L'audace nous pousse à digresser
considérablement de notre trajectoire en faisant un (trop) bref détour par la neuroéthique,
discipline récente qui s'intéresse au fonctionnement du cerveau d'un point de vue éthique.
L'angle proposé par la neuroéthique est au moins dual : d' un côté nous avons une éthique
qui s'intéresse aux méthodes et à l' utilisation faites des connaissances acquises par la
recherche neuroscientifique. De l'autre, et c'est celui qui nous intéresse ici , l'intérêt se
porte sur la compréhension de nos conceptions morales par le biais du fonctionnement
cérébral. Le lien qu'il est possible de tracer entre notre propos et celui de la neuroéthique
n ' est pas aussi ténu qu ' il pourrait sembler. Déjà, nous avons vu avec Caillé qu'une
explication interdisciplinaire du .sujet permettait d'ancrer le don dans une conception
120
psychanalytique de l' individu et des relations interpersonnell es45. Cela perm it de dégager
l' individu du poids de la société (se lon une vision holiste de cell e-ci), mais, surtout, de
tenter d' inscrire en nous la poss ibilité du don, de montrer en quoi la sphère du « je »
impl ique aussi le « il » et le « nous ».
Certa ins concepts avancés par Caill é trouvent ainsi un écho chez Kathinka Evers,
ph ilosophe et neuroéthi cienne. En effet, ell e fa it intervenir l' intérêt pour soi et l'empath ie
dans des définitions sim ilaires à ce ll e de Cai lié, l' empath ie étant, rappelons-le, l' intérêt vers
autrui décomposé pos iti vement ou négativement en sympathie et en antipathie. Seulement,
elle rajoute un niveau à l'analyse en ancrant ces concepts dans un cadre biologique plutôt
que socio logique. L' intérêt pour so i découle d' une conscience de soi ; il s' agit d ' un critère
d' « inclusion soc iale » sans quoi aucune « interacti on soc iale» n'est possib le46. Evers, à la
di fférence de Caillé, rapporte que l' intérêt pour so i est une « source» de l' intérêt envers
autrui , que l'i ntérêt le pousse à interagir dans un processus d' identi té47. Sans les réduire
l' un à l'autre, elle fa it toutefois primer l' intérêt de soi. Elle note cependant, comme Cai llé,
que
l' intérêt pour so i, pour le « je », s' étend au groupe, au « nous », et des distinctions sont étab lies entre « nous» et « eux ». [ ... ] C'est là fondamentalement qu ' émerge le champ. de l' éth ique. En distinguant le moi du non-moi, c'est-à-dire de l' autre, et en traçant une ligne entre « nous» et « eux », une hiérarchi e sociale est instaurée, et la théorie morale consiste essentiellement en un grand nombre d' anal yses et de propositions en ce qui concern e les rapports entre ces diffé rents domaines ou niveaux48
.
45 Voir note 109, Ibid., p. 68.
46 Kathinka Evers, Neuroéthique : quand la matière s'éveille. Co ll ection du Collège de rrance, Paris, Odile
Jacob, 2009, p. 129.
47 Ibid. , p. 136- 137.
48 Ibid., p. 137.
121
C' est là où l'on rejoint Caillé, surtout dans ses écrits sur le convivialisme, là où la
reconnaissance d ' une commune humanité et d'une commune socialité est souhaitée afin
d' articuler pacifiquement ce passage entre le « nous» et le « eux» devant l' impératif
qu ' impose un moride globalisé. Par contre, l'angle de Evers n'est pas le même. Elle fait
clairement primer l' intérêt pour soi en définissant l'homme comme un « xénophobe
empathique », soulignant ainsi dans l'ordre ses traits fondamentaux. Mais pour elle, cette
distinction ne s ' exerce que dans un contexte restreint: « ces attitudes [que sont la
sympathie et l' antipathie dirigés vers d'autres groupes] s ' étendent très rarement (voire
jamais) de manière universelle49 », relayant ainsi le projet théorique de Caillé pratiquement
au rang d' utopie. Si le monde influe sur l' individu qui en retour influe sur lui, est-il
possible de croire à un « retour» du don? Dans l'affirmative, c'est-à-dire si l'homme
possède réellement la capacité de modifier son environnement, il est alors possible de croire
qu ' il en aurait pu être autrement, que le règne de l'intérêt personnel aurait pu ne pas
survenir et qu ' il est encore temps d 'y remédier. Mais Evers, qui reconnaît pourtant sans
hésitation l' influence mutuelle entre le monde et 1 'humain soulève la circularité de
l' argument selon lequel pour qu 'une société autre advienne, dans ce cas-ci composée
d ' individus davantage ouverts sur l' autre non seulement' dans sa vie privée, mais dans la
constitution de ses institutions, il faut déjà que les prémisses existent ou soient possibles5o .
Pour qu ' advienne un monde plus altruiste, il nous faudrait déjà être altruistes et ouverts.
Evers résume assez bien ce à quoi on peut s'attendre du don qu ' il nous faudrait re-
découvrir en nous~mêmes :
il est nécessaire d ' avoir des structures culturelles stables et durables pour pouvoir causer des modifications neurobiologiques à grande échelle et stocker dans le cerveau des empreintes culturelles qui puissent donner à l'évolution une impulsion dans la bonne direction ; mais la probabilité de maintenir des sociétés qui s ' opposent à la nature actuelle de leurs habitants-
49 Ibid., p. 138.
50 Ibid., p. 154.
122
de maintenir, disons, une règle égalitaire pacifiste dans une société de xénophobes violents - est faible [ ... ] 51.
Devant cet obstacle, Evers termine en disant que l'État du monde tend à nous montrer
tout le contraire d ' une sympathie universelle et que vouloir restructurer le monde se lon cet
objectif représente un défi de taille. Ses propos semblent miner le projet convivial d ' Alain
Caillé. En effet, le souhait de se voir reconnaître une commune hum anité et une commune
socialité semble plus près de l' utopie que d ' un projet concret. Néanmoins, ayant reconnu
l'impact de l' individu sur la société, rien n' indique qu'il faille abdiquer devant ce qui
semble insurmontable. Les deux auteurs s'accordent d'ailleurs sur l' importance de
l'éducation, tant dans son rôle passif d ' intégration des valeurs et des normes que dans la
possibilité pour l'individu d'en modifier le sens et l' importance.
51 Ibid. , p. 154.
CONCLUSION GÉNÉRALE
Est-ce que le don offre une alternative pertinente et possible à l' utilitarisme ? C'est la
question qui nous a guidés tout au long de ce travail. La réponse ne vient pas d'elle-même,
car la question est plus complexe qu'il n'y paraît, du moins que ce que cet essai a pu laisser
paraître. Le don est, en fin de compte, un concept difficile à saisir. Difficulté qui laisse
place à beaucoup d ' incompréhension, mais qui témoigne néanmoins de toute sa richesse.
Ne pas se laisser réduire à quelques principes stables, absolus, voilà qui peut déconcerter
les plus rigides d ' entre nous qui cherchent une réponse franche à toute question. Pour
d ' autres, cette disposition à s'accorder sur plusieurs définitions souligne, au contraire, une
certaine latitude, une liberté créative s'exprimant dans la forme que le don prendra. Le don
protéiforme, capable de se modeler à la mouvance des sociétés, nous semble en parfait
accord avec la complexité humaine vue par l'anthropologue, le sociologue et le philosophe.
En effet, ce que le don crée ne sera jamais rien d'autre (et c'est déjà beaucoup) qu ' un lien,
positif ou négatif, antagoniste ou harmonieux, qui nous relie par et pour nous. De cette
façon , le don est peut-être constitutif de la société même, son moteur, sa dynamique, son
« roc » comme le proposait Mauss.
D 'un autre côté, le règne de l' intérêt peut sembler tout aussi prometteur. Ramener les
motifs de l' action, en dernière instance, .à l'intérêt personnel permet de se dégager d'une
volonté transcendante, extérieure à l'homme, et de fonder l'utilitarisme sur un trait
immanent. L ' individu est un être de besoin et la société qui l' abrite en est le cadre
contenant les moyens d ' assouvissement du désir. Les relations sont ici nécessaires et utiles.
Placé en amont de la chaîne, l'individu rationnel et calculateur maximise les opportunités
qui se présentent à lui en vue d'en retirer un plus grand bénéfice. L ' utile devient ainsi
124
l'étalon universel pour mesurer - et quantifier - la valeur des choses, la valeur des êtres.
L ' agrégation des utilités personnelles devrait, comme la théorie utilitariste l' indique, se
refléter dans le niveau de bonheur ou de bien-être de la collectivité . Dans sa forme dite
vulgaire ou globale selon Caillé' , l' utilitarisme s'inquiète moins de cette agrégation et
l' action souhaitée ne tient pas forcément compte du plus grand bonheur du plus grand
nombre. On l'ass imile plutôt à une forme d 'égoïsme pur dans lequel l' individu seul compte
et l' action moralement bonne ne concerne que lui , indépendamment de l' impact pour la
collectivité. Le lien social s ' en trouve donc évacué comme finalité, car il se ti sse de lui
même dans le jeu des interactions entre intérêts personnels. Le lien devient donc un moyen
créé au moment où deux intérêts se rencontrent. Cela consiste en un rétrécissement de
l' idée de morale puisqu 'e lle ne considère que les conséquences des actes et, comme
personne ne peut juger des préférences de chacun et de l ' uti lité retirée de certaines actions,
l'intention s'en trouve évacuée et l'action se retrouve sans réelle valeur morale.
L ' utilitarisme laisse pourtant beaucoup de place à la liberté. Force est d ' admettre
qu 'en relaxant les contraintes autonomes et hétéronomes, une plus grande place est laissée à
la libe,té de choix, à la diversité de l' action et aux possibilités individuelles tout en
confirmant une égalité des chances. Cette liberté et l'absence de contrainte ouvrent
cependant davantage sur une égalité de droit que sur l'absence d ' inégalités .
Que penser d ' une action la plus libre possible, mais dont on ne peut véritablement
juger de la valeur morale ? Comment penser une société quand ce qui guide l'action se
soustrait à tout jugement moral ? En ce sens, le don possède une portée éthique indéniable
du fait qu ' il témoigne de l' élan de chacun vers autrui, un acte gratuit et généreux qui donne
tout son sens à une communauté. Une société est plus que la somme de ses individus: pour
qu 'elle prenne forme il faut que chacun y mette du sien, c'est-à-dire donne de lui~même.
Contrairement à l'hypothèse holiste, l' individu n'est pas avalé par le tout social ; il
contribue dans un échange permanent à forger la société qu 'il habite tout en puisant lui-
1 Voir la défin ition de l' utilitari sme utili sée pour ce travail dans le chapitre premier.
125
même les ressources nécessaires à une coexistence possible. Et, contrairement à la fable du
troc, \' individu ne crée pas le lien pour obtenir des objets tant convoités; le bien est au
service du lien, il n'est alors que secondaire. Il faut toutefois nuancer la portée de ces
propos, car aujourd'hui, l'acquisition d 'objets pour satisfaire certains besoins, qu'ils soient
vitaux ou de luxe, remplit une tâche qui semble « déconnectée » de la dynamique du don.
En effet, relever la primauté des choses sur les individus dans un monde où l' utile surpasse
l'essentiel n'a rien de surprenant ni de choquant. L'autre est souvent un « moyen »
d 'obtenir une chose et c'est le désir de la chose qui motive l 'action . La relation - non
souhaitée - est subordonnée à l'objet et devient sujette à qùantification. Par contre, ça ne
veut pas dire qu 'on ne trouve plus de place pour le don .
Tout de même, on ne peut s'empêcher de trouver le don maussien, c'est-à-dire le don
anthropologique tel qu'analysé par Mauss, loin des considérations matérielles et utilitaires
actuelles. 1\ souffre d 'ai lleurs d'une connotation « sauvage» et induit l'appartenance à des
sociétés fortement hiérarchisées qui entrent en conflit avec les sociétés modernes libérales
dans lesquelles l'égalité marchande est consacrée. 1\ s'agit d ' un changement important dans
l' ordre social puisque le fonctionnement de la société ne repose plus sur l'autorité ou sur un
appel à la vertu pour contrôler ce que l'on nommait les passions2. Pourtant, Mauss tentait
de proposer une lecture non économique du don, lecture soumise la plupart du temps à
l' inférence des économistes. En effet, l'échange moderne, c'est-à-dire marchand, servit
d'étalon pour évaluer la nature des échanges de lointaines peuplades, naturalisant pour ainsi
dire un penchant pour l'égoïsme et l' utilitarisme que confirmait la théorie économique.
Devant ce réductionnisme, tant de la compréhension des échanges que des motifs de
l'action, Mauss qualifiait le don de « fait social total », expression signifiant que le don ne
se réduit pas à sa simple expression économique, mais qu 'i l est multidimensionnel. Le don
est social, politique, symbolique et économique à la fois. Il est présent dans toutes les
sphères de la vie en société, dans ses institutions, comme impulsion dynamique. Pour
Mauss, qui puise dans les droits romain, germanique et chinois, le contrat et le marché tels
2 Jacques T. Godbout, Ce qui circule enlre nous .- donner, recevoir, rendre. Paris, Seuil , 2007, p. 29.
126
qu 'on les rencontre dans les sociétés modernes ne sont que des formes plus récentes de ce
qui a toujours ex isté et qui impliquait non seulement des individus, si le terme s'applique,
mai s des nati ons et des c lans.
La triple ob li gation de donner-recevoir-rendre représente probablement le concept
central de la pensée maussienne. Le cycle décrit par cette triple obligat ion sembl e
correspondre à l'équivalence marchande, mais le donateur n ' est pas ici un créancier, et le
donataire est aussi un donateur dans le retour qu ' il engage. Donner c'est donner de so i, on
l'a dit, et c'est aussi donner un peu plus en guise de reconnaissance. C'est répondre à un e
injonction morale, l'obligation de donner, qui permet de dissoudre l' antinomie apparente
entre générosité du don et réciprocité qui implique un retour. Identifié par Mauss, le hau
maori agit comme la « troisième personne », soit l' esprit du don, celui qui contient
l'impulsion morale à perpétuer le cycle du don. Ce faisant, l' esprit du don ne concerne plus
seulement deux individus isolés, mais bien tous les individus de la communauté, et même
tous les autres, dans une v isée éthique commune, celle q·ui guide la vie sociale et se pose en
norme de cohabitation . C ' est par le don que les liens se créent et s'entretiennent : il
représente donc une fin en soi et non un moyen.
Jacques T. Godbout titre d 'ailleurs un de ses ouvrages les plus connus, écrit avec la
collaboration d 'Alain Cail lé, L'Esprit du don. L'auteur reprend là où Mauss s'était montré
fri leux, à savoir déceler dans sa contemporanéité \es principes du don qu'il avait éc lai rés.
E n s'éloignant du droit qui avait inspiré Mauss, Godbout proposera un homo donator, une
conception de l' homme fondée sur le don en opposition avec l' homo œconomicus des
économistes. L'homme qui donne constitue un fondement plus plausible de l' unité des
sociétés humaines. En effet, l'expérience même de la société sous le seul règne de l' intérêt
personnel est d ifficile à concevoir. À vouloir expliquer la réalité par des modè les de portée
limitée, on ne peut guère compter plus que sur des représentations partie lles et réductrices.
En analysant « ce qui circule entre nous », Godbout propose de recadrer le don comm e un
système dont les principes s'opposent au réductionnisme et à l'utilitarisme ambiants.
127
Le don de vie et le don de parole servent à illustrer les principes du don . Par le
prem ier, Godbout montre l'universalité du don original, celui duquel aucun retour n' est
attendu . Par le second, il entend montrer que la communication fonctionne comme le cycle
du don : on donne la parole, on donne sa parole, et l'échange se construit dans les retours
successifs de la communication. La troisième personne maussienne est représentée ici par
le lien qui unit deux interlocuteurs, ne serait-ce qu ' un instant. Un espace de discussion
s' ouvre à leur rencontre et les règles du don s'y appliquent. On ne peut monopoliser la
parole sans mettre en péril cet espace, ce lien. Il faut savoir donner et recevoir sans quoi
l'équilibre ne tient pas. La parole est faite pour voyager, modèle que devraient prendre les
objets comme dans le cérémoniel ku/a3.
Mais ce sont l'État et le marché qui dictent principalement les échanges, enfermant
les individus dans des « rôles» prédéfinis : celui de consommateur, de producteur, de
bénéficiaire, etc . Ces rôles dits « secondaires» diffèrent des rôles « primaires » dans les
cercles plus personnels que sont la famille, les amis. Moins facilement objectivables, ces
relations demeurent teintées d ' affects et ceux-ci nourrissent le lien contrairement aux
relations impersonnelles (parfois utilitaires) de la socialité secondaire. Les relations filiales
et amicales sont souvent celles dans lesquelles l'équivalence ne compte pas, mais
s'équilibrent plutôt dans une « inégalité alternée ». Réciprocité et générosité s' expriment
plus facilement, plus spontanément dans le cercle restreint des proches . Godbout exprime
d' ailleurs que la famille est le lieu d ' apprentissage du don, qu ' elle se perpétue grâce à lui.
Voilà qui nous place plutôt loin des lectures d'économistes qui fondent les rapports
primaires sur une rationalité calculatrice.
Même constat du côté de la « dette », concept important chez Godbout. Souvent
ass imilée à un état de dépendance envers un créancier, la dette positive du don diffère en ce
qu 'e lle n 'accable pas le donataire du poids du don. Dette et obligation se trouvent ici en
contradiction nette: d ' un côté on ne veut pas obliger, mais de l'autre, le geste oblige. On
3 Jacques T. Godbout et Alain Caill é, L'Esprit du don. 2e éd. , Montréal , Boréal , 1995 , p. 22.
128
sort de l' impasse par la reconnaissance qui incite à donner parce que le retour n'a pas été
exigé. D 'où la dette mutuelle positive, exprimée comme un, cycle si bien que chacun
donnant à son tour, il n 'y a que des donneurs et que des dons. La reconnai ssance, entendue
ici comme synonyme de gratitude, transforme l'obligation en désir de donner. Nous verrons
un peu plus bas que pour Caillé la reconnaissance prend un sens différent.
Mais en quoi le don présenté par Godbout est-il plus moderne que le don mauss ien ?
Et, surtout, en quoi répond-il à notre interrogation sur la comparaison à l' utilitarisme. En
fait, le don est moderne parce qu ' il existe et persiste toujours. Il s'immisce désormais en
système là où le marché et l'État font défaut. L'auteur donne l' exemple des groupes
d 'entraide, des associations à vocation communautaire et attire notre attention sur un bi en
particulier, le don entre étrangers. Mais de relever la présence du don ne nous renseign e pas
sur son rôle ou sa place comparativement à l'État et au marché. En quoi ce système peut-il
s'opposer à ceux-ci? En fait, le don est englobant, le marché et l' État en découleraient. La
relation de l'État et de ses citoyens se décrit comme une relation verticale, hiérarchique,
pratiquement unilatérale c'est-à-dire avec un retour minimal. Le marché, en cherchant
l'équivalence, figure plus comme un enchevêtrement, un réseau libre et ouvert laissant peu
de place aux rapports humains. Dans les deux cas, le transfert des choses est optimisé
(accéléré dans le cas du marché) , mais ce sont deux modes de circulation des choses qui
évacuent la complexité du don dans sa forme symbolique, soit le plaisir de donner, la
reconnaissance et la réciprocité non marchande. Le don est donc multidimensionnel ; il
incorpore les dimensions du marché et de l'État en y ajoutant une dimension symbo lique.
Pour l' illustrer, Godbout fait appel à la boucle étrange proposée par Douglas R. Hofstadter
dans son ouvrage célèbre GiMel, Escher, Bach : Les Brins D'une Guirlande Éternelle4. La
boucle étrange fait référence au fait que le système du don se situe à un métan iveau
surplombant, au-delà des systèmes déterministes que sont le marché et l'État. Une éthique
du don serait une éthique « critique» sur les niveaux sous-jacents s'appuyant sur un
4 Douglas R. Hofstadter, Gode/, Escher, Bach ' les brins d'une guirlande éternelle. Pari s, Dunod, 2008,
129
fondement anthropologique et philosophique. C'est grâce à l'irréductibilité du lien social à
de l'intérêt personnel que le marché et l'État sont possibles. Ils n'existeraient pas sans lui.
Si, chez Godbout, le don se présente comme un système concurrent devant être
recadré, ré-encastré pour employer la terminologie de Polanyi 5, Caillé propose plutôt une
version paradigmatique du don. La tendance dans les sciences sociales à n ' aborder les faits
sociaux ou moraux que sous une école de pensée maintient un clivage permanent entre
défenseurs de l' individualisme méthodologique et promoteurs d'une vision holistique de la
société. Cette division opère une forme de réductionnisme en ne considérant qu ' une seule
facette dans l'explication de ces faits. Un paradigme du don, c'est-à-dire l'explication du
monde selon une grille fondée sur le don, viendrait dialectiser l'antagonisme entre
individualisme et holisme afin de fournir une description et une interprétation plus riches
des motifs de l' action6. Il s'agit d'un paradigme « relationnel» qui place la valeur de lien
au cœur de la nature humaine si bien qu'elle s'oppose implicitement à l' approche
utilitariste. Nous avons vu que dans celle-ci l'articulation entre individualité et constitution
de la société demeure difficile à fonder, d'où le clivage entre les interprétations de niveaux
micro et macro? D'un côté, c'est l'individu qui est au cœur de cette constitution, de l' autre
la société préexiste à l' individu et lui impose ses conditions d ' autoreproduction. Un peu à
l' image du système présenté par Godbout, le paradigme du don inclut les deux autres
paradigmes pour en constituer un plus inclusif. On remarque ici quelque chose de
semblable à une boucle étrange, un cycle perpétuel qui , à défaut d'être abstrait, ne se réduit
pas à une simple causalité linéaire.
Le tiers paradigme procède de l'immanence du don, c'est-à-dire qu'il provient de
l' intérieur de l' individu, mais il intègre ce qui provient de l' extérieur, de la société, tout en
5 Karl Polanyi, La grande transformation .' aux origines politiques et économiques de notre temps. Tel, Paris,
Gallimard, 2009.
6 Alain Caill é, Anthropologie du don . le tiers paradigme . Paris, La Découverte, 2007.
7 Voi r, entre autres, Godbout, Ce qui circule entre nous .' donner, recevoir, rendre, p. 21-38.
130
la façonnant à son tour. La sortie de so i maussienne est ici reprise et « améliorée» d' un e
typologie de l'action qui recadre l' intérêt personnel dans un ensemble moins centré sur
l' égoïsme. Sortir de soi c ' est apparaître au monde et il faut, reconnaître que derrière chaque
échange se dissimule cette volonté d 'apparaître à l'autre. Il y a du don dans chaque
échange, donc, sauf que la vie moderne met l'accent sur la valeur des choses qui circulent
plutôt que sur la valeur de lien. Sortir de soi est une pulsion humaine conditionnée par
l' aimance, concept se rapprochant de l'empathie. Ains i, la sortie de soi peut être négative
(antipathie) ou positive (sympathie) . Une représentation graphique de l' empathie8 sur un
axe horizontal nous la mettrait en opposition directe avec l' intérêt pour so i, pôle dominant
dans les sociétés modernes actue lles, là où la triple ob ligation du don, donner-recevoir
rendre, devient plutôt prendre-refuser-garder. Sur l' axe vertical , nous trouvons le coup le
obligation/liberté. Dans la quadrant formé de la rencontre de la liberté et de l'empathie se
trouvent les nuances du don formées de spontanéité et de sympathi e. L ' intérêt pour soi est
un état passif de fermeture sur so i qui suggère une régulation uniquement hétérogène de la
vie collective par l'établissement de règles morales et de normes légales ~ncadrant l' action.
L'ouverture sur l' autre induite dans le don suggère au contraire une formulation du même
projet selon une source combinée d 'autonomie (la sort ie de soi) et d ' hétéronomi e (les règles
et normes déj à présentes, mais sujettes à être amendées). Un ethos du don serait ainsi
marqué d 'une liberté et d ' un altrui sme fondamentaux alors que la lecture actuelle de
l' échange semble davantage induire un rapport « ob li gé» avec l' autre, c'est-à-dire comme
moyen nécessaire à l'obtention de ce qui circu le quantitativement.
La reconnaissance au sens de Cai llé est ontologique: la reconnaissance d ' autrui
précède la connaissance du monde. Si le paradigme du don consiste en une représentation
du monde, la reconnaissance d 'autrui en constitue la condition de réalisation. Contre une
vision réifiante du monde et des relations humaines, la reconnaissance proposée par Cai llé
sert d ' argum ent pour montrer qu 'elle est nécessaire, même fondamentale, pour que la
connaissance du monde puisse advenir. Mais la question centrale demeu re, à savoir
8 Voir figure l , p. 72.
131
« comment s'opposer sans se massacrer? », pour reprendre les termes de Mauss. Contre
l ' hégémonie du marché et de l'utilitarisme dans sa version vulgaire, contre une
quantification et une instrumentalisation généralisées, Caillé propose un projet de
subordination de l'économique au politique et à l'éthique, par la valorisation de l'idéal
démocratique et par la synthèse de la liberté et de la solidarité. Il s'agit, en fin de compte,
d' une forme de socialisme conscientisé, démocratique, qui appelle à une ré-évaluation de ce
qui constitue la nature véritable des liens qui nous unissent les uns aux autres en
subordonnant l'hypothèse économique. Politiquement, il s'agit d'une position mitoyenne
entre libéralisme et socialisme: un libéralisme favorable au dynamisme économique et un
socialisme en faveur d'un état stationnaire. Moralement, il s'agit d'une réponse à
l' illimitation des besoins exacerbée par l'utilitarisme. C'est ce projet éthico-politique que
Caillé nommera « convivialisme ». Même s'il est, d'un point de vue théorique, à l'état
embryonnaire, on peut dire du convivialisme qu'il constitue une réponse globale à
« l' enrayement de la démocratie9 », soit un urgent besoin de redéfinir non seulement le sens
du terme démocratie, mais de revoir ses conditions de possibilités. Deux conditions
minimales sont nécessaires: 1) « empêcher les hommes de basculer dans la démesure, le
fantasme de la toute-puissance, en les subordonnant à une force morale supérieure à eux »,
et 2) « [p]our qu ' ils acceptent cette subordination il faut qu'ils puissent recevoir en échange
la promesse de pouvoir jouir a minima de la reconnaissance de tous ceux qui comptent à
leurs yeux et l'espoir que leur vie ait ainsi un sens» 10. Il y a bien derrière ces conditions
une volonté d ' universalisation qui invite à se reconnaître une commune humanité et une
commune socialité qui mettrait amsl fin à l'hégémonie occidentale du discours
démocratique et moral". En repensant ainsi la nature du lien social, Caillé invite à
redécouvrir en nous la réalité cachée du don et soulève par le fait même la portée éthique et
politique du paradigme du don.
9 Alain Caillé, Pour un manifeste du convivialisme . Lormont, Le Bord de l'eau, 2011 , p. 26 .
la Ibid., p. 69 . (Souligné par l'auteur)
Il Ibid., p. 90-92.
132
Mais, à la lumière de cette lecture du don, peut-on en dégager une norme? La
question a été soulevée dans une critique formulée à l' encontre de certains travaux d ' A Iain
Caillé. Christian Arnsperger ne voit pas dans l' échafaudage théorique du don un e source
suffisante de normativité. Pour résumer, l'auteur pense que la sortie de soi maussienne ne
peut apparaître que dans une subjectivité non influencée par la totalité sociale. L ' injonction
morale de la sortie de soi , que l' auteur reconnaît d'emblée, est de l'ordre du « non-moi»
plutôt que du « nous ». Inspirée des travaux de Lévinas, la subjectivité chez Arn sperger est
vue comme une « responsabilité indéclinable envers autrui », et ce, avant la formation de
l' identité, donc dans un moment précédant l' influence du tout social. Pour l'auteur, cette
différence déterminerait seule la possibilité d'articuler la subjectivité à la totalité soc iale
puisque l' homme serait habité de cette responsabilité avant même son « apparaître» au
monde. En ce sens, le don ne représenterait qu ' une réponse parmi d'autres à l' injonction
éthique de l'altérité. La source normative ne peut se trouver que dans un espace
phénoménologiquement antérieur au social dont l'extériorité permettrait seule de médiatiser
les rapports sociaux. Caillé y voit plutô~ une tentative d'extirper le don des affaires
humaines, de le placer dans une transcendance désincarnée et de rendre sa liberté
fondamentale caduque.
Finalement, ce débat en aura soulevé un autre sur l' idée de l' homme sous-jacente à
un paradigme du don. En effet, que penser de la nature humaine implicite, mais non
explicitée des deux auteurs ? Pour Caillé, s'accomplir en tant qu ' homme c'est redécouvrir
notre vraie nature donatrice enfouie. Il propose un idéal artistotélicien perfectionniste qui se
concrétise dans une éducation humaniste ouvrant sur des possibilités humaines é largies.
C'est l' appel du don comme puissance d 'émancipation qui ouvre sur le monde et qui réali se
ple inement l' homme. Chez Arnsperger, l'appel de l'Autre, nous l' avons dit, n 'est pas de
nature socioo log ique. L ' éthique n 'est pas une formulation collective des normes, ce n'est
pas un « nous », mais bien un métaniveau qui échappe à la finitude humaine. L'éthique est
un guide pour les hommes, mais ne saurait trouver sa source dans l'étab lissement de règles
communes, car elle émane d ' une nature supra de type religieux.
133
Une chose semble certaine, la question de la normativité demeurera ouverte tant qu ' il
n 'y aura pas de consensus sur la question de la nature humaine. À l' évidence, nous ne
pouvons nous attendre à ce que ce débat millénaire ne se conclue pour la promotion du
convivialisme. En ce sens, peut-on penser que l' idéal proposé par Caillé, qui s'appuie
certes sur l' urgence d'une solution pacifique pour la cohabitation planétaire avec tout ce
que cela implique sur les plans moral, économique, politique et social, repose sur une
conception optimiste de la nature humaine? L ' homo donator de Godbout existe-t-il
vraiment ou, comme l' homo œconomicus, n' est-il qu ' une fiction théorique, un outil
heuristique ? Si l' on hésite à répondre par l' affirmative, que penser de l' appel à changer de
paradigme ? Est-ce un idéal inatteignable ou, du moins, au-delà de l' entendement humain ?
Souhaiter la venue et encourager la transition vers un autre paradigme en invoquant la
propension au don cachée en nous qu'il nous faut redécouvrir nous semble au-delà des
capacités individuelles alors que la tâche incombe pourtant à l' individu et non à la
collectivité de redéployer la force de lien du don. Caillé se défend d ' adopter une vision
individualiste de l' éthique et en cela nous croyons qu'il a totalement raison. Nous l' avons
men.tionné précédemment, l'individu influence son environnement et celui-ci l' influence à
son tour. Il y a donc réciprocité dans les mécanismes d'adaptation et de passage entre
l' individu et la société à laquelle il appartient. Par contre, si l'individu se présente comme
un xénophobe empathique l2, est-il réellement capable de redécouvrir ce talent caché en lui
par lui-même ? Quel rôle la société joue-t-elle dans ce retour sur soi? Comment s'opère le
passage de l' individuel au collectif, et vice-versa, quand cet appel est en fait une forme de
protection qui se manifeste par une distanciation d'avec l'autre ?
Cela n ' invalide qu'une partie seulement de la portée éthique du don. Son inscription
dans un projet humaniste et universel capab le de rivaliser sur le terrain éthique avec
l' utilitarisme ambiant peut sembler toujours improbable après ce travail. En effet, la tâche
paraît insurmontable tant la machine marchande est bien huilée. Car rendre le don opérant
12 Kathinka Evers, Neuroéthique : quand la matière s'éveille . Collection du Collège de France, Paris, Odile
Jacob, 2009.
134
c'est avant tout effectuer un retour sur soi, exercice beaucoup plus ardu que ce qu'exige
l'impersonnalité des échanges quotidiens. Ainsi, élaborer le système du don ou échafauder
son paradigme confine peut-être trop à la théorie les solutions qui pourra ient sortir de la
marchandisat ion généralisée alors qu 'elles doivent avant tout émerger dans la pratique.
C'est pourquoi le vœu de voir le don comme le « roC » de la société à venir dépend d ' un
changement à grande échelle, d ' une illumination collective, dont la source semble faire
défaut. Les xénophobes empathiques que nous sommes n'ont peut-être pas en eux, comme
certains le pensent, les moyens d ' une telle ambition.
Par contre, il faut tout de même demeurer conscient de l' importance que la sortie de
soi représente à l' échelle individuelle. La qualité des liens que l'on dési re promouvoir et
adopter enrichit certainement les échanges, en les rendant nécessairement « plus hum ains ».
Devant l'impersonnalité des relations marchandes, le don rajoute la dim ension symbolique
qui place la valeur du lien vers le sommet de la hiérarchie des valeurs. Insuffler un peu de
vitalité humaine dans l'échange relativement froid de biens matériel s c ' est penser
autrement qu'en termes d ' utilité. C'est susciter la cohésion parmi ses semb lables, ce qui
représente déjà une « éthicisation » de nos relations les plus fréquentes. En fin de compte,
le don n'est peut-être pas promis à un avenir paradigmatique, mais ne peut être regardé non
plus seulement comme un artefact de temps révolus. 1\ semble perdurer, prenant différentes
formes et intervenant là où le besoin se manifeste.
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