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1 Le Domaine du possible, une école pour « faire bouger les lignes » LE MONDE | 10.10.2016 à 10h33 • Mis à jour le 10.10.2016 à 11h09 | Par Benoît Floc'h Il n’est pas banal qu’une maison d’édition ouvre une école. Et il peut en outre sembler paradoxal de le faire lorsqu’on est parents d’un enfant qui y a beaucoup souffert. Françoise Nyssen et Jean-Paul Capitani, qui dirigent la maison d’édition Actes Sud, à Arles (Bouches- du-Rhône), ont créé un établissement scolaire, allant de la maternelle au lycée. L’école du Domaine du possible doit montrer que le malheur d’apprendre éprouvé par leur fils Antoine, qui, à 18 ans en 2012, a mis fin à ses jours, n’est pas une fatalité. « Les enfants doivent, à l’issue de leurs apprentissages, avoir confiance en eux et être heureux », écrivent les deux éditeurs dans l’ouvrage qui présente l’initiative. « Antoine fut un laissé-pour-compte. Il n’y avait pas de chemin pour lui » au sein de l’éducation nationale, explique Françoise Nyssen Pour sa deuxième rentrée, l’école est dans ses murs. Après une première année passée au siège de la maison d’édition, à Arles, le Domaine du possible s’est installé à quelques kilomètres, à La Volpelière, dans un mas situé en pleine campagne. La vieille ferme familiale, dont Jean-Paul Capitani a fait don, est encore en travaux d’agrandissement et de rénovation. Mais cela n’empêche pas les 103 élèves, âgés de 3 à 16 ans, d’y débuter leur année scolaire. « Cette école n’est pas un mausolée à la gloire d’Antoine, précise d’emblée son père. Notre fils possédait une intelligence singulière. Il a passé sa scolarité à se heurter à des obstacles. » Assise à côté de lui, à la grande table en bois qui occupe tout un côté de son bureau à Actes

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Le Domaine du possible, une école pour « faire bouger les lignes » LE MONDE | 10.10.2016 à 10h33 • Mis à jour le 10.10.2016 à 11h09 | Par Benoît Floc'h

Il n’est pas banal qu’une maison d’édition ouvre une école. Et il peut en outre sembler paradoxal de le faire lorsqu’on est parents d’un enfant qui y a beaucoup souffert. Françoise Nyssen et Jean-Paul Capitani, qui dirigent la maison d’édition Actes Sud, à Arles (Bouches-du-Rhône), ont créé un établissement scolaire, allant de la maternelle au lycée. L’école du Domaine du possible doit montrer que le malheur d’apprendre éprouvé par leur fils Antoine, qui, à 18 ans en 2012, a mis fin à ses jours, n’est pas une fatalité. « Les enfants doivent, à l’issue de leurs apprentissages, avoir confiance en eux et être heureux », écrivent les deux éditeurs dans l’ouvrage qui présente l’initiative.

« Antoine fut un laissé-pour-compte. Il n’y avait pas de chemin pour lui » au sein de l’éducation nationale, explique Françoise Nyssen

Pour sa deuxième rentrée, l’école est dans ses murs. Après une première année passée au siège de la maison d’édition, à Arles, le Domaine du possible s’est installé à quelques kilomètres, à La Volpelière, dans un mas situé en pleine campagne. La vieille ferme familiale, dont Jean-Paul Capitani a fait don, est encore en travaux d’agrandissement et de rénovation. Mais cela n’empêche pas les 103 élèves, âgés de 3 à 16 ans, d’y débuter leur année scolaire.

« Cette école n’est pas un mausolée à la gloire d’Antoine, précise d’emblée son père. Notre fils possédait une intelligence singulière. Il a passé sa scolarité à se heurter à des obstacles. » Assise à côté de lui, à la grande table en bois qui occupe tout un côté de son bureau à Actes

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Sud, Françoise Nyssen abonde : « Antoine fut un laissé-pour-compte. Il n’y avait pas de chemin pour lui » au sein de l’éducation nationale. « Précoce, surdoué, dyslexique, dyspraxique et doté d’une intelligence très émotionnelle », ce garçon n’était « pas dans le moule », dit sa mère.

« Faire bouger les lignes » Pourtant, au départ, l’école de la République, « c’était mon credo », assure l’éditrice. Mais la famille Nyssen-Capitani dit s’être heurtée à « l’idéologie de l’école en France », pensée pour sélectionner une élite méritocratique, non pour favoriser l’épanouissement de chaque enfant. « L’école n’a pas pu résoudre les problèmes d’apprentissage d’Antoine, regrettent ses parents. Nous avons parlé avec les maîtres, les directeurs, les autres parents, et nous sommes retombés sur cet incroyable gâchis et ce déni d’égalité sous prétexte d’égalitarisme. Les maîtres de l’école d’aujourd’hui sont là pour évaluer au plus près les apprentissages, cerner les “manquements” et sélectionner “le meilleur” selon la méthode et le programme : nous ne formons pas des citoyens, mais nous tendons vers la formation d’une élite, tout en sacrifiant les autres. »

Lire aussi : Pourquoi l’école française n’a pas connu de « choc PISA »

Le couple souhaite donc aujourd’hui « faire bouger les lignes ». La mission d’Henri Dahan, le directeur du Domaine du possible, est de bâtir une autre école. Délégué général de la Fédération Steiner-Waldorf en France – 22 écoles, 2 500 élèves –, il a rencontré le couple Nyssen-Capitani lorsque Antoine fut scolarisé, un an, dans l’école qu’il dirigeait à Sorgues (Vaucluse). Le Domaine du possible, précise Henri Dahan, n’est pas stricto sensu une école Steiner, même si l’établissement trouve « son ancrage » dans la pédagogie développée par Rudolf Steiner (1861-1925). Pour Françoise Nyssen, les personnes comptent bien davantage que la méthode : « Nous avons observé à Sorgues des gens qui se posaient des questions. Et nous avons apprécié l’intelligence de leur démarche. »

Ce matin-là, dans l’ancienne miellerie, aux murs en galets de Crau, les élèves de troisième-seconde étudient la fonction mathématique f (x) = 1/x, découvrant cette étrange hyperbole qui toujours se rapproche de la ligne, mais jamais ne la croise. A l’étage, les CM2-sixième font de la géométrie : le défi du jour est de trouver un moyen de dessiner un carré sans utiliser la trop commode équerre. Les CP-CE1, eux, se familiarisent avec les formes, indispensable préparatif à l’apprentissage de l’écriture.

Une école banale, en somme. A ceci près que les élèves n’ont pas changé de matière depuis la rentrée. Les cycles sont de trois semaines. L’idée est d’approfondir certaines notions plutôt que de toutes les survoler. Quitte à assumer des lacunes. Dans le système classique, « le programme est oublié, estime Henri Dahan. Nous, on approfondit, on met les élèves en position de penser quelque chose. Mais, sur l’année, ils font à peu près autant de maths qu’ailleurs ». Le professeur accordera plusieurs heures à la fonction 1/x, « contre une demi-heure ailleurs, car cette notion aborde des points de réflexion très importants », justifie-t-il.

« Antoine avait fini par penser qu’il était bête » Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, l’école promeut un enseignement aux antipodes de ce qu’Antoine Capitani a vécu dans le système classique. Même si ses parents se défendent

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de créer « une ONG pour corriger les maux de l’éducation nationale ». Lorsque Antoine a souhaité être scolarisé aux Etats-Unis, « nous lui avons dit : “Tu es fou ! Ce sera sauvage, brutal”, raconte sa mère. Mais, là-bas, nous sommes tombés à la renverse. Contrairement à l’école française, l’école américaine croit à l’enfant. On y travaille beaucoup la confiance en soi. Antoine n’avait aucune confiance en lui parce qu’il était laissé de côté. Il avait fini par penser qu’il était bête. »

Attention, il est hors de question de monter une école dont « le seul but serait l’épanouissement et le bonheur des enfants », insiste Henri Dahan. « L’école ludique, je n’y crois pas, dit le directeur. Les enfants ont spontanément envie de travailler, et ils sont fiers d’apprendre. L’école doit donc être difficile, ce qui peut être joyeux. »

La première partie de la matinée est donc consacrée aux enseignements classiques par niveau. D’autres activités suivent : chorale et formation d’orchestre, où les élèves se mélangent indépendamment de l’âge. On fait également des langues. Et de l’« eurythmie », deux fois par semaine : une séance d’expression corporelle dont le but est d’« apprendre à se situer avec confiance dans l’espace ». Les élèves pourront également s’essayer au jardinage, à la menuiserie ou à l’équitation. La journée s’achève par une séance de « compostage », dont le but est de revenir sur les acquisitions du jour.

Spiritualité assumée Le lien avec la nature est assumé. « Il n’y a pas que la tête à nourrir, explique Henri Dahan. Les enfants doivent également travailler avec leur sensibilité et leur corps. S’ils n’y mettent pas les mains, s’ils ne la cultivent pas, ils ne respecteront pas la terre. » Le directeur entend renouer avec les principes de bases de Rudolf Steiner : créer une école locale attentive aux besoins de la société dans laquelle elle vit, très liés aujourd’hui à la protection de l’environnement.

« Nous sommes responsables de la liberté de penser des enfants qui nous sont confiés. A eux de se faire leur vision », affirme Henri Dahan, le directeur du Domaine du possible

Une « pédagogie du réel » : on apprend en faisant  ; et chaque situation est une occasion d’apprendre. Mais la spiritualité est assumée. « On ne peut pas s’occuper d’enfants en évacuant la spiritualité, justifie Jean-Paul Capitani. Il faut accepter de se poser les questions morales. Je sais que cela embarrasse et que c’est difficile, mais on y tient. La spiritualité, c’est le questionnement, pas la réponse. Cela aussi a manqué à Antoine. Il se posait beaucoup de questions, et nous étions démunis face à cela. »

C’est l’un des points-clés de la pédagogie de Rudolf Steiner, inventeur de l’« anthroposophie » – un courant philosophique très critiqué par les rationalistes encore aujourd’hui. « Mais la pédagogie Steiner n’est pas l’anthroposophie, pas d’amalgame, met en garde Henri Dahan. A partir de ses réflexions anthroposophiques, Steiner a proposé une pédagogie qui prend au sérieux la question de l’esprit comme celle du corps et des émotions. » Le directeur du Domaine du possible ne mâche pas ses mots : « Nous sommes responsables de la liberté de penser des enfants qui nous sont confiés. A eux de se faire leur vision. Les programmes de l’Etat sont construits sur une vision pseudo-scientifique du monde. Les élèves n’ont d’autre choix que de croire. C’est une forme de réponse religieuse à leurs questions métaphysiques. L’esprit critique est amputé d’une partie de ce qui le construit : l’observation sensible,

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intuitive et le temps de la méditation pour s’approprier des connaissances plutôt que d’y croire. »

Lire aussi : Le beau, au cœur de la pédagogie Steiner-Waldorf

Un discours dont il n’ignore pas les critiques qu’il suscite. En 2000, un rapport de l’éducation nationale s’était inquiété de certaines pratiques constatées sur le terrain. Dérives sectaires ? « Non, pas systématiquement, répond Serge Blisko, président de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Mais tous les éléments sont réunis pour que, dans certaines écoles, sous la conduite d’enseignants mal préparés ou trop proches des théories de Steiner, des dérives soient constatées. »

Concernant l’école d’Actes Sud, « il n’y a pas de dérive sectaire, assure Françoise Nyssen. Nous sommes une école ouverte. On n’arrête pas de parler ! Cela ne serait pas le cas s’il s’agissait d’un truc de gourou… Et tous les garde-fous sont là : des inspecteurs sont venus, le recteur est venu. » De fait, les contacts avec le rectorat sont fréquents. « L’école n’est pas du tout suspectée de dérive sectaire, assure le recteur d’Aix-Marseille, Bernard Beignier. S’il y avait quelque chose, nous le saurions tout de suite. A une époque où nous essayons de renouveler la pédagogie, des expérimentations de ce type sont utiles. Et les responsables de l’établissement se tournent régulièrement vers nous. Il n’existe aucune volonté de nous fuir. C’est tout le contraire. »

L’espoir d’un contrat avec l’Etat Les initiateurs du Domaine du possible le savent : ils doivent convaincre. Convaincus, les parents d’élèves le sont, semble-t-il. De trente-et-un élèves l’an passé, l’école en accueille aujourd’hui 103, « sur 140 demandes, précise Henri Dahan. Et nous avons reçu une quarantaine de candidatures d’enseignants ». Un tiers des enfants était en échec scolaire dans le système classique.

Le triplement de l’effectif a permis de faire baisser le coût d’un élève, passé « de 13 000 euros à 9 000 euros », précise Jean-Paul Capitani. Les familles paient de 420 euros à 6 200 euros par an selon leurs revenus (droits d’inscription auxquels s’ajoutent 650 euros de restauration).

Mais l’équilibre financier de l’établissement est encore à trouver. Le couple Nyssen-Capitani a financé La Volpelière. Pour les frais de fonctionnement, les droits de scolarité sont complétés par l’aide d’une fondation qui rassemble des mécènes tels que « la Fondation de France, Actes Sud, Hermès ou Flammarion », indique Françoise Nyssen.

A terme, l’école, qui n’entend pas devenir « une réserve d’Indiens bobos », voudrait signer un contrat d’association avec l’Etat, lequel paierait alors les enseignants. Le recteur Bernard Beignier ne l’exclut pas. Mais rien n’est possible tant que l’école n’a pas cinq ans d’existence. En attendant 2020, il faut donc tenir. Et convaincre. Tout enseignant qui se sent d’écrire sera invité à raconter son expérience. L’éditeur est déjà trouvé. Il s’appelle Actes Sud.

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/education/article/2016/10/10/la-possibilite-d-une-ecole_5010966_1473685.html#5SVY7zgGiASsIhZd.99