le concept de concurrence en droit

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UNIVERSITE PARIS OUEST NANTERRE LA DEFENSE UFR Droit et Sciences Politiques – Ecole doctorale Droit et Sciences Politiques Thèse Pour l’obtention du grade de docteur en droit public LE CONCEPT DE CONCURRENCE EN DROIT Présentée et soutenue publiquement le 8 décembre 2010 par Monsieur Lionel ZEVOUNOU Sous la direction de Monsieur Pierre BRUNET Professeur à l’université Paris Ouest Nanterre la Défense, Membre de l’Institut Universitaire de France Membres du Jury Monsieur Jacques CAILLOSSE, Professeur à l’Université de Paris II (Panthéon- Assas) Monsieur Jean-Yves CHEROT, Professeur à l’Université Aix Marseille, rapporteur Monsieur Antoine LYON-CAEN, Professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense Madame Valérie MICHEL, Professeur à l’Université Robert Schuman, rapporteur Monsieur Eric MILLARD, Professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense

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  • UNIVERSITE PARIS OUEST NANTERRE LA DEFENSE

    UFR Droit et Sciences Politiques Ecole doctorale Droit et Sciences Politiques

    Thse

    Pour lobtention du grade de docteur en droit public

    LE CONCEPT DE CONCURRENCE EN DROIT

    Prsente et soutenue publiquement le 8 dcembre 2010

    par

    Monsieur Lionel ZEVOUNOU

    Sous la direction de Monsieur Pierre BRUNET Professeur luniversit Paris Ouest Nanterre la Dfense,

    Membre de lInstitut Universitaire de France

    Membres du Jury

    Monsieur Jacques CAILLOSSE, Professeur lUniversit de Paris II (Panthon-Assas)

    Monsieur Jean-Yves CHEROT, Professeur lUniversit Aix Marseille, rapporteur

    Monsieur Antoine LYON-CAEN, Professeur lUniversit Paris Ouest Nanterre la Dfense

    Madame Valrie MICHEL, Professeur lUniversit Robert Schuman, rapporteur

    Monsieur Eric MILLARD, Professeur lUniversit Paris Ouest Nanterre la Dfense

  • LUniversit nentend donner aucune approbation ni improbation aux opinions mises dans cette thse. Ces opinions doivent tre considres comme propres leur auteur.

  • Remerciements Jexprime ma profonde gratitude au professeur Pierre Brunet pour sa disponibilit, son sens critique et sa grande rigueur intellectuelle qui mont accompagn tout au long de cette thse. Je remercie galement tous ceux qui ont bien voulu prendre le temps de relire quelques chapitres de la prsente thse. Enfin, je remercie mon pouse pour son soutien indfectible. () Car, plus on a de sagesse, plus on a de sujets daffliction. En augmentant sa connaissance, on augmente ses tourments, Ecclsiaste 2 v.18

  • SOMMAIRE

    PREMIERE PARTIE

    LA CONCURRENCE COMME IDEOLOGIE

    TITRE 1. La cohsion de la politique de concurrence l'chelle de l'Union et des tats membres

    Chapitre 1. Lvolution de la concurrence entre les interprtes europens

    Chapitre 2. La Commission, les juridictions nationales et lharmonisation du droit de la concurrence aux Etats membres

    TITRE 2. La concurrence au service de lintrt gnral

    Chapitre 1. Le Conseil dEtat, interprte du droit public de la concurrence

    Chapitre 2. Mise en uvre pratique de la politique du Conseil dEtat

    SECONDE PARTIE

    LA CONCURRENCE COMME RHETORIQUE

    TITRE 1. Le cadre normatif

    Chapitre 1. Llaboration de catgories juridiques

    Chapitre 2. Expertises et argumentaires conomiques devant les interprtes

    TITRE 2. Le cadre dogmatique

    Chapitre 1. Lanalyse conomique dans le discours des conomistes

    Chapitre 2. L'analyse conomique comme ensemble de prescriptions sur le droit de la concurrence

  • TABLE DES PRINCIPALES ABRVIATIONS aff. affaire AJDA Actualit juridique Droit administratif al. Alinea Am. Econ. Rev American Economic Review AN Assemble Nationale Anti. L. J Antitrust Law Journal Antitrust Bull Antitrust Bulletin APD Archives de philosophie du droit Art. Article ass. Assemble Avis Avis de lAutorit de la concurrence BOCCRF Bulletin officiel de la concurrence de la consommation et de la rpression

    des Fraudes Bull. Bulletin des arrts de la Cour de cassation (L) ou (C) Lgislation ou Communications CAA Cour administrative dappel Cah. dco. polt Cahiers dconomie politique Cal. L. Rev California Law Review Cass.civ Chambre civile de la Cour de cassation Cass.com Chambre commerciale, financire et conomique de la Cour de cassation Cass.crim Chambre criminelle de la Cour de cassation CCass. Cour de cassation Ccom Code de commerce CE Conseil dEtat CEDH Cour europenne des droits de lhomme CEE Communaut conomique europenne CDE Cahiers de droit europen CJCE Cour de justice des Communaut europennes CJEG Cahiers juridiques de llectricit et du gaz-Revue juridique de lentreprise

    publique CJUE Cour de justice de lUnion europenne CMLR Common Market Law Review CMP Contrats et Marchs Publics coll. Collection comm. Commentaire concl. Conclusions Concurrences Concurrences: Revue des droits de la concurrence Conv. EDH Convention europenne de sauvegarde des droits de lhomme et des liberts

    fondamentales D. Recueil Dalloz D. aff Dalloz affaires DA Droit administratif Dc. Commission Dcision de la Commission de lUnion europenne Dc. Conseil Dcision du Conseil de lUnion europenne Dc. Dcision de lAutorit nationale de la concurrence (dir.) sous la direction de Droit et Socit Droit et Socit. Revue internationale de thorie du droit et de sociologie

  • juridique Droits Droits. Revue franaise de thorie, de philosophie et de culture juridique ECLR European Competition Law Review ed. Edition EDCE Etudes et documents du Conseil dEtat EDF Electricit de France E&H Revue Entreprises et Histoire Europe Revue Europe GAJA Les grands arrts de la jurisprudence administrative Gaz. Pal La gazette du Palais GDF Gaz de France Genses Genses. Sciences sociales et histoire Harv. L. Rev Harvard Law Review HES Histoire, conomie& socit Hof. L. Rev Hofstra Law Review Innovations Innovations. Cahiers dconomie de linnovation JCP A Juris-classeur priodique, dition administrative JCP. CC Juris-classeur priodique, dition concurrence et consommation JCP E Juris-classeur priodique, dition entreprise JCP G Juris-classeur priodique, dition gnrale JDI Journal de droit international JEL Journal of Economic Literature JLE Journal of Law and Economic JO Journal officiel de la Rpublique Franaise JOCE Journal officiel des Communauts europennes JOUE Journal officiel de lUnion europenne Justices Justices. Revue gnrale de droit processuel LGDJ Librairie Gnrale de droit et de Jurisprudence LPA Les Petites affiches Mel. Mlanges N.Y.U. L. Rev New York University Law Review n numro op. cit opere citato (ouvrage cit) Pouvoirs Pouvoirs. Revue franaise dtudes constitutionnelles et politiques OCDE Organisation de coopration et de dveloppement conomiques p. Page prc. Prcit pt(s) Points (par rfrence aux arrts du TPIUE ou de la CJUE) PUAM Presses universitaires dAix Marseille PUF Presses universitaires de France PUG Presses universitaires de Grenoble PUS Presses universitaires de Strasbourg RCC Revue concurrence et consommation (devenue Concurrence &

    Consommation) RCCC Revue contrats, concurrence et consommation RDP Revue du droit public et de la science politique en France et ltranger RDUE Revue du droit de lUnion europenne Rec. Recueil de la CJUE, du TPIUE, du TC ou du CE REDP Revue europenne de droit public REI Revue dconomie industrielle

  • REP Revue dconomie politique req. Requte Rev. adm Revue administrative Rev. Philosophique Revue philosophique de la France et de ltranger Rev. Synthse Revue de Synthse Rev. co Revue conomique RFAP Revue franaise dadministration publique RFDA Revue franaise de droit administratif RFE Revue franaise dconomie RFSP Revue franaise de science politique RHMC Revue dhistoire moderne et contemporaine RIDC Revue internationale de droit compare RIDE Revue internationale de droit conomique RIEJ Revue interdisciplinaire dtudes juridiques RJCom Revue de jurisprudence commerciale RJDA Revue juridique de droit des affaires RJEP Revue juridique de lentreprise publique RLC Revue Lamy de droit de la concurrence RMCUE Revue du march commun et de lUnion europenne RTDCiv Revue trimestrielle de droit civil RTDCom Revue trimestrielle de droit commercial RTDE Revue trimestrielle de droit europen RRJ Revue de la recherche juridique, droit prospectif spc. Spcialement SNCF Socit Nationale des Chemins de Fer Franais Stan. L. Rev Stanford Law Review T. Tome TA Tribunal administratif TC Tribunal des conflits T. com Tribunal de commerce T. corr Tribunal correctionnel Texas. L. Rev Texas Law Review TFUE Trait sur le Fonctionnement de lUnion europenne TGI Tribunal de Grande Instance TPI Tribunal de Premire Instance TPICE Tribunal de Premire Instance des Communauts europennes TPIUE Tribunal de Premire Instance de lUnion europenne Tul. L. Rev Tulane Law Review V., v. Voyez, voyez vol. Volume

  • INTRODUCTION

    1- La naturalisation de la concurrence en tant que modle politique et social

    Comment comprendre la concurrence dun point de vue juridique? On pourrait

    considrer que cest l une question propre aux conomistes ou aux sociologues. Ces derniers

    consacrent dailleurs nombre de leurs travaux la conceptualisation ainsi qu la

    comprhension de la concurrence. Il sagit pourtant dune question complexe qui interpelle le

    juriste plus dun titre. Prcisment, parce que le droit sapplique aussi la concurrence, on

    peut se demander de quelle manire il en influence le fonctionnement, les pratiques ainsi que

    les discours.

    En droit de la concurrence, le concept de concurrence relve gnralement, pour ne

    pas dire systmatiquement, de limplicite. Les textes de loi ou la jurisprudence, qui

    constituent les principaux matriaux de rflexion du juriste, ne mentionnent aucune dfinition

    explicite du terme concurrence. Le Trait sur le fonctionnement de lUnion europenne (ci-

    aprs TFUE) mentionne soit lexpression rgles de concurrence sagissant des articles 101

    et 102, soit emploie le mot concurrence laune dune finalit prdfinie. Cest ainsi que

    larticle 32 b) du Trait attribue la Commission la supervision de lvolution de la

    concurrence lintrieur de lUnion, pour autant que cette volution accroisse la force

    comptitive des entreprises (). Le droit interne procde dune mme dmarche. Larticle L

    410-2 du Code de commerce rige en principe le libre jeu de la concurrence sans jamais

    donner ce terme un contenu vritable. La jurisprudence ne donne pas plus dindications, si

    ce nest de faon trs vague. Lors dune affaire o elle tait amene se prononcer sur la

    lgalit dun systme de distribution, la Cour de Justice prcise que La concurrence non

    fausse vise aux articles 3 et 85 du trait CEE implique lexistence sur le march dune

    concurrence efficace (workable competition) cest--dire dune dose de concurrence

    ncessaire pour que soient respectes les exigences fondamentales et atteints les objectifs du

    trait, en particulier, la formation dun march unique ralisant des conditions analogues

    celles dun march intrieur1.

    1 CJCE, 25 oct.1977, Metro c/ Commission, aff. 26/76, Rec.1976, p.425, pt.20.

  • 12

    Sil mane sans conteste de la thorie conomique, le terme workable competition

    prte tellement dquivoques quil ne permet pas de se faire une ide claire du concept de

    concurrence utilis par la Cour2. En apparence donc, il apparat difficile de dceler dans le

    discours du lgislateur ou de ceux qui sont chargs dappliquer les textes lgislatifs un

    concept de concurrence explicite. Pour autant, ce constat nautorise pas conclure que ces

    acteurs ne se font pas une ide plus ou moins claire de ce quest ou doit-tre la concurrence.

    la vrit, le droit de la concurrence parle de la concurrence sans jamais en fixer le contenu

    dans une dfinition fige et ce, en raison du fait que le contenu en question relve davantage

    de jugements de valeur que dun jugement de fait. Voil pourquoi lintrt des juristes porte

    principalement sur la systmatisation de la libre concurrence en tant quinstitution politique.

    La concurrence est, au regard des textes et de la jurisprudence, un pralable qui ne se discute

    pas. Lvoquer cest dabord la conceptualiser en tant que modle social et politique sans

    chercher mettre en perspective linfluence de ce modle au sein dun contexte conomique

    et social plus large. Cette manire de parler de la concurrence par rfrence ses

    fondements invite sy attarder davantage.

    Cest un article de P. Bonassis que lon doit davoir orient les dbats en droit de la

    concurrence sur la question de ses fondements au regard de la thorie de la concurrence-

    moyen3. En se fondant sur le Trait CEE ainsi que sur la jurisprudence, lauteur admet

    comme pr-requis la libre concurrence comme principe dorganisation politique et sociale. A

    partir de l, il systmatise un modle normatif de concurrence-condition, quil dissocie dun

    modle de concurrence-moyen. Caractristique du droit antitrust, le modle de

    concurrence-condition tolrerait moins de drogations la libre concurrence que le modle de

    concurrence-moyen propre au droit communautaire. Pendant que le droit antitrust sattache

    dvelopper ou maintenir la concurrence, le droit communautaire admettrait des drogations

    qui ne sont pas uniquement fondes sur des motifs conomiques: qualit de la vie,

    quilibres sociaux par exemple4. P. Bonassis ne sillusionne nullement sur le fait que les

    discussions autour du fondement de la concurrence relvent de jugements de valeur. Il

    2 Sur cette question: M. GLAIS, P. LAURENT, Trait dconomie et de droit de la concurrence, PUF, 1983, p.10-11. 3 P. BONASSIES, Les fondements du droit communautaire de la concurrence: la thorie de la concurrence-moyen, in Mlanges en lhonneur de A. Weill, Dalloz-Litec, 1983, p.51-67. 4 P. BONASSIES, op.cit, p.60. Pour une reprise de cet argument: M. WAELBROECK, A. FRIGNANI, Commentaire J. Mgret, Le droit de la CE, vol. 4, Concurrence, ed. de lUniversit de Bruxelles, 2nd ed. 1997, n116.

  • 13

    reconnat dailleurs dans un article antrieur que les discussions sur les vertus de la libre

    concurrence comportent une dimension idologique incontestable5.

    Aussi le terme fondement connote-t-il plusieurs significations souvent utilises de

    faon indistincte. Le terme fondement est dans un premier sens, employ afin de discuter

    de faon explicite les justifications qui prsident la libre concurrence. Dans un second sens,

    le terme fondement est utilis afin de prescrire souvent de manire implicite une

    justification la libre concurrence sans que le jugement de valeur sur lequel repose cette

    prescription fasse lobjet de discussion. Pour notre part, nous prendrons soin de prciser,

    lorsque nous parlerons de fondements, chacun de ces diffrents sens.

    Dans le sillage de cette rflexion, diffrents manuels ont tent dapporter des

    justifications la lgitimit du droit de la concurrence. Sil distingue trs nettement la libre

    concurrence du concept conomique de concurrence pure et parfaite6, B. Clment souligne

    que cest ltat quil appartient de dfinir la place de lconomie de march et par

    consquent de veiller ce quelle joue correctement son rle ()7.

    Le manuel de Droit franais de la concurrence dirig par le professeur M-C. Boutard-

    Labarde et M. le prsident Canivet affirme que () lavnement de la libert des prix et

    linstitution du Conseil de la concurrence ont suscit un important mouvement de rflexion

    sur la lgitimit du droit de la concurrence. Progressivement, lanalyse conomique a pntr

    le raisonnement juridique et confr un fondement nouveau aux interventions des pouvoirs

    publics dans le fonctionnement des marchs. Rapport aprs rapport, le Conseil de la

    concurrence a expliqu que les atteintes portes la libert dentreprendre et la libert

    contractuelle des agents conomiques puisaient leur justification dans les bienfaits de

    lconomie de march et en a expos les mcanismes et les effets8.

    Cest cette mme justification que lon retrouve sous la plume de M. Pdamon, qui

    dans un premier temps, indique que () les juristes se faisaient une reprsentation thorique

    et quelque peu idyllique du fonctionnement de lconomie. Leur analyse sapparentait la

    thorie de Walras sur la concurrence pure et parfaite9. Dans un second temps, cette

    reprsentation idyllique a laiss place une vision que lon pourrait qualifier de moins

    irnique: () les conomistes se sont livrs une analyse concrte et diversifie des

    5 P. BONASSIES, A. D. Neale, The antitrust Law of the USA a Study of competition enforced by Law, 3ed, (compte-rendu), RIDC, 1982, vol.34, p.287-290. 6 B. CLEMENT, La libre concurrence, coll. Que sais-je?, 1977, p.3. 7 B. CLEMENT, La libre concurrence, op.cit, p.4. 8 M-C. BOUTARD LABARDE, G. CANIVET, Droit franais de la concurrence, LGDJ, 1994, p.2. 9 M. PEDAMON, Droit commercial, commerants et fonds de commerce, concurrence et contrats du commerce, Dalloz, 1994, p.399.

  • 14

    situations de concurrence. cette occasion, ils ont dcouvert une ralit trs diffrente du

    modle thorique dcrit par Walras: au lieu de se livrer une lutte acharne, il arrive

    frquemment que les entreprises choisissent de se rapprocher et de se faire la paix, quelles

    restreignent ou mme suppriment la concurrence quelles se font entre elles ou quelles

    doivent affronter de la part des tiers ()10 Cette prise de conscience a pouss le lgislateur

    intervenir afin de corriger les drives engendres par une concurrence non encadre. En toute

    logique, cest donc de limperfection du march que se justifie llaboration de rgles en

    matire de concurrence11.

    Le manuel rdig par les professeurs Schapira, Le Tallec, Blaise et Idot indique que le

    droit de la concurrence justifie la concurrence en tant quorganisation sociale laquelle est

    alors conu [e] comme le systme permettant datteindre au mieux les objectifs de croissance,

    dquilibre et de plein emploi. La reconnaissance de cette fonction de la concurrence conduit

    deux consquences: cest dans le cadre concret de chaque march, dfini par son objet

    (produit ou service) et sa dimension territoriale, que doit tre recherch le degr optimum de

    concurrence, compatible avec la taille efficiente des firmes; le rgime de concurrence nest

    pas incompatible avec certaines interventions directes de la puissance publique12. Reprenant

    lopposition entre concurrence-moyen et concurrence-fin, les auteurs prennent soin dindiquer

    que le droit europen repose sur le premier modle.

    Sils admettent que la science conomique peut utilement servir appliquer le droit de

    la concurrence, les professeurs Goldman, Lyon-Caen et Vogel indiquent de leur ct que les

    contours de la concurrence, dun point de vue normatif, font appel des apprciations:

    celles-ci expressment formules, ou implicites, portent sur les vertus que lon prte la

    concurrence et sur les contraintes que lon peut imposer aux entreprises13. Ici encore,

    lopposition concurrence-moyen/concurrence-fin est dbattue. Pour les auteurs, une politique

    de concurrence fonde sur lambition de rtablir un tat de concurrence pure et parfaite entre

    dans la catgorie de la concurrence-fin tandis quune politique de concurrence susceptible

    dtre concilie avec dautres objectifs plus varis, tels que () meilleure rpartition des

    10 M. PEDAMON, op.cit, p.400. La mme position se retrouve dans louvrage de B. CLEMENT, La libre concurrence, coll. Que sais-je?, PUF, 1977, p.3-9 et le manuel de M-A FRISON-ROCHE et M-S. PAYET, Droit de la concurrence, 1re ed. Dalloz, Prcis, 2006, p.1-28. 11 V. pour une position analogue: C. GAVALDA, G. PARLEANI, Droit des affaires de lUnion europenne, 4

    ed. 2002, p.257-260; A. et G. DECOCQ, Droit de la concurrence. Droit interne et de lUnion europenne, 3e ed. LGDJ, 2008, p.9. 12 J. SCHAPIRA, G. Le TALLEC, et.al, op.cit, p.211-221 Dans le mme sens: L. IDOT, Europe et concurrence: le grand malentendu, Europe, n8-9/2005, Repres, p.3; L. IDOT, Lintrt gnral: limite ou pierre angulaire du droit de la concurrence, JDTE, 2007, n142, p.225. 13 B. GOLDMAN, A. LYON-CAEN, L. VOGEL, Droit commercial europen, Dalloz, Prcis, 1994, p.368.

  • 15

    ressources, essor du progrs technique, maintien de lemploi14, correspondrait une

    concurrence-moyen. Le modle de concurrence-moyen est alors choisi par les auteurs, par

    prfrence celui de la concurrence-fin.

    Le Trait de droit commercial du professeur Vogel se penche aussi, lorsquil aborde le

    droit de la concurrence, sur sa lgitimit. Il indique que le droit de la concurrence, entendu

    stricto sensu, na pas pour finalit la loyaut de la concurrence. Son objectif primordial reste

    lefficacit conomique dfinie comme la lutte contre le pouvoir de monopole ou de march,

    cest--dire la capacit dont dispose une entreprise ou un groupe dentreprises contrlant

    une part relativement importante du march, dinduire une hausse des prix en rduisant les

    quantits offertes et en obligeant ainsi les consommateurs se dtourner vers dautres biens,

    au risque de gaspiller des ressources conomiques rares. Aussi, lefficacit est-elle neutre

    au regard de la rpartition des ressources entre les diffrents oprateurs, le droit de la

    concurrence est dpourvu de toute proccupation dquit15. Lefficacit est dite neutre en

    ce quelle ne fait appel aucun jugement de valeur tranger lallocation optimale des

    ressources. Lauteur ajoute toutefois que lefficacit ne constitue pas la seule finalit du droit

    europen ou national: elle se concilie avec dautres objectifs plus gnraux16.

    Une autre approche enfin, consiste lgitimer la libre concurrence par rfrence

    lintrt gnral. Cest en prcisant le contenu de ce dernier que la libre concurrence serait

    dautant mieux circonscrite17. ce titre, le professeur G. Clamour distingue dans le droit de la

    concurrence une dimension objective quil oppose la dimension subjective. La dimension

    objective a pour finalit de protger le march, pendant que la dimension subjective protge

    les droits des concurrents. Cette dichotomie permet ds lors de justifier que la dimension

    objective du droit de la concurrence est de celle qui entre dans le cadre des missions dintrt

    gnral dont les personnes publiques ont la charge18. Cette position se retrouve dveloppe

    14 B. GOLDMAN, A. LYON-CAEN, L. VOGEL, op.cit, p.368. 15 L. VOGEL, Trait de droit commercial, M. GERMAIN (dir.), 18 ed. LGDJ, 2001, p.561-562. Dans le mme sens: F. SOUTY, Le droit et la politique de concurrence de lUnion europenne, Montchrestien, 2003, p.19-39; M. MALAURIE-VIGNAL, Droit de la concurrence interne et communautaire, 4 ed. Dalloz-Sirey, 2008, p.34; L. ARCELIN, Droit de la concurrence. Les pratiques anticoncurrentielles en droit interne et communautaire, PUR, 2009, p.9-30; C. LUCAS De LESSAY, G. PARLEANI, Droit du march, PUF, 2002, p.9-63; D. BRAULT, Politique et pratique du droit de la concurrence en France, LGDJ, 2004, p.1-6. 16 Cette thorie dite de la concurrence-moyen trouve est dduite de la jurisprudence Metro Saba: CJCE, 25 oct.1977, Metro c/ Commission, aff. 26/76, Rec.1977, p.1875, note A. Frigani, CDE, 1978, p.461-479. 17 M. LOMBARD, concurrence, in D. ALLAND, S. RIALS, Dictionnaire de la culture juridique, Lamy/PUF, 2003, p.252-255. 18 G. CLAMOUR, Intrt gnral et concurrence: essai sur la prennit du droit public en conomie de march, Dalloz, 2006.

  • 16

    dans un certain nombre de travaux rcents de publicistes19. On pourrait multiplier ainsi les

    diffrentes justifications donnes lexistence du droit de la concurrence et constater, ce

    faisant, quelles reposent sur des apprciations qui ne se rejoignent pas toujours: certains

    dduisent la lgitimit du droit de la concurrence des rgles du Trait pendant que dautres

    font appel des justifications de nature conomique ou lintrt gnral.

    De ce tour dhorizon, il ressort quaucune dfinition explicite du concept de

    concurrence nest formule et, mieux encore, que les diffrents auteurs ne semblent gure

    proccups den fournir une. Plus que le concept cest lexpos de son rgime qui les

    intresse. On peut considrer cette entreprise comme parfaitement lgitime dans la mesure o

    lexpos des normes qui composent le droit de la concurrence nest pas ncessairement

    tributaire dune dfinition pralable du concept de concurrence20. Une manire de justifier

    cette indiffrence est de considrer que mme les textes et la jurisprudence ne prcisent pas ce

    quil convient dentendre par concurrence en droit. Pourtant, au regard des diffrents points de

    vue voqus, force est de remarquer que toute discussion sur le droit de la concurrence

    suppose une conceptualisation pralable dun modle politique de concurrence qui en justifie

    la raison dtre. Cest trs exactement ce quoi servent les rflexions autour de la thorie de

    la concurrence-moyen: dbattre et systmatiser diffrents modles politiques de la

    concurrence. De ce point de vue, les fondements21 du droit de la concurrence peuvent

    autant se rfrer lefficience conomique qu la loyaut des changes, lintgration des

    marchs, la protection du consommateur ou celle de lemploi22

    lanalyse, cette question des fondements23 contribue alimenter les discours qui

    rigent la libre concurrence en dogme politique. On dbat des fondements afin de donner

    une raison dtre au droit de la concurrence. Il sagit donc de savoir de quelle manire la

    concurrence est susceptible de servir lintrt public tout en sachant que cette rflexion fait 19 Par ex: S. NICINSKI, Droit public de la concurrence, LGDJ, coll. Systmes, 2005; J-P. KOVAR, LEtat et les modes dorganisation du march, Thse, Strasbourg, 2005; G. GODIVEAU, Droit de la libre concurrence: la nouvelle approche de lUnion europenne, Thse, Bordeaux IV, 2006; A. ANTOINE, Prrogatives de puissance publique et droit de la concurrence, LGDJ, 2009. 20 Pour un tel point de vue: G. GAVALDA, G. PARLEANI, Droit des affaires de lUnion europenne, Litec, 2nd ed. 1998, p.216-217; M-C. BOUTARD-LABARDE, G. CANIVET, et.al, Lapplication en France du droit des pratiques anticoncurrentielles, LGDJ, 2008. 21 Le terme fondement est ici entendu au sens dun discours qui discute de faon explicite la justification de la libre concurrence. Pour une illustration de cette approche: Y. AGUET, Lquilibre, finalit du droit de la concurrence, in Mlanges en lhonneur de Y. Serra, Dalloz, 2006, p.29-58. 22 Par ex, sagissant de la protection de lemploi et du consommateur: Commission europenne, XXIIIe rapport sur la politique de concurrence, Bruxelles, 1994, p.24-25; M. MONTI, Une nouvelle stratgie pour le march unique au service de lconomie et de la socit europenne, 9 mai.2010, p.1-122, http://ec.europa.eu/bepa/pdf/monti_report_final; Commission europenne, La politique de concurrence de lUnion europenne et le consommateur, Luxembourg, Office des publications officielles de lunion europenne, 2005, 27 p. 23 Le terme de fondement sentend ici des deux sens voqus de faon indistincte.

  • 17

    appel des apprciations diverses et parfois elles-mmes contradictoires. Admettre la

    lgitimit du droit de la concurrence par rfrence lintrt gnral ou encore la protection

    du march, du consommateur ou de lemploi relve par consquent de jugements de valeur

    pralables sans lesquels la libre concurrence naurait aucune justification dun point de vue

    politique et social. Si un concept de concurrence en droit nest pas toujours explicit par les

    juristes qui font usage du terme, il nen demeure pas moins que tous raisonnent laide dun

    concept implicite, lequel repose sur certains prsupposs eux-mmes implicites. En ce quil

    comporte indniablement une part de mythe24, ce concept na pas pour tche de rendre

    compte des faits.

    Affirmer que la concurrence, en tant quorganisation sociale, est lgitime parce

    quelle permet doptimiser lallocation des ressources rares ou la construction dun march

    commun, peu importe , cela ne signifie nullement que, dans la ralit, cet objectif soit

    effectivement atteint. Il sagit l dun idal et la proposition ne saurait tre entendue comme

    une dfinition de lessence mme de la concurrence ni dailleurs comme la seule dfinition du

    concept de concurrence en droit positif. Elle nest quun jugement de valeur visant justifier

    la norme selon laquelle la concurrence doit tre introduite si elle ne lest pas ou tre

    maintenue si elle ne lest dj. En dautres termes, la proposition se ramne celle-ci:

    optimiser lallocation des ressources rares est bon; or la concurrence permet dy parvenir,

    donc la concurrence est bonne, et si elle est bonne alors elle doit prsider lorganisation

    sociale.

    Cette dmarche ou ce raisonnement nest pas propre aux juristes. Il est frappant de

    constater que les conomistes noclassiques, ne sattardent pas davantage circonscrire un

    concept de concurrence25. Comme le font observer les diffrents auteurs voqus, dans le

    discours des conomistes, avant dtre dfinie, la libre concurrence trouve tre justifie. La

    figure de lentrepreneur qui, en maximisant son profit, contribue sans le vouloir au bien-tre

    de la collectivit est une image dj prsente chez Adam Smith. Pour lauteur de la Richesse

    des nations, ce mythe constitue la base dune organisation politique libre dans laquelle les

    individus peuvent, sans se faire la guerre, participer la prosprit de la socit dans son

    ensemble.

    24 F. RIEM, Concurrence effective ou concurrence efficace? Lordre concurrence en trompe-lil, RIDE, 2008/1, p.67-91. 25 Pour une discussion de ce point: P. McNULTY, A note on the history of perfect competition, Jour. Political. Economy, 1967, p.395; P. McNULTY, Economic theory and the meaning of competition, Quar.Journ.Econ, 1968, p.639; G. STIGLER, Perfect competition, historically contemplated, Jour. Politcal. Economy, 1957. Tous les conomistes ne partagent pas ce point de vue comme les dveloppements qui suivent le font observer au point n2.

  • 18

    Il faut insister sur laspect mythique dun tel rcit, car dans la ralit, Smith ne cesse

    de sinsurger contre les corporations: Les membres dune mme profession se runissent

    rarement pour leur agrment ou leur distraction; lorsquils le font, leurs conversations ont

    pour but quelque complot contre le public ou quelque manuvre pour faire monter les

    prix26. Sans doute, comme laffirment M. Glais et P. Laurent, la signification du terme de

    concurrence relve-t-elle dun contresens originaire regrettable. Dans la pense dAdam

    Smith, il sagissait plutt de rendre compte dune forme dtermine de comportement, sans

    quil ft ncessairement li la structure du march. Cest en ayant recours la mme figure

    mythique de lentrepreneur dynamique que Schumpeter et sa suite, le courant austro-

    amricain, magnifie et naturalise la concurrence en tant que processus dinnovation27.

    Par tous ces aspects, la libre concurrence assure une certaine libert aux acteurs

    conomiques autant quelle contribue la prosprit de ltat. Cest cette mme croyance que

    formalise le concept noclassique de concurrence pure et parfaite. Dans le discours

    noclassique, la concurrence se comprend comme un tat sublim. Sous rserve dune

    atomicit doffreurs et de demandeurs, de lhomognit des produits, de la transparence des

    prix et de la mobilit des facteurs, la concurrence satisfait un tat dit dquilibre. Remarquons

    que le modle dquilibre renvoie un tat qui na pas pour ambition de rendre compte de

    la ralit. Bien que fallacieux, il permet de justifier la raison dtre du droit de la concurrence.

    la diffrence du juriste qui aura tendance faire rfrence aux fondements28 de la

    libre concurrence laune des modles de concurrence-moyen ou concurrence-fin,

    lconomiste noclassique justifiera la lgitimit du droit de la concurrence par rfrence

    ltat de concurrence pure et parfaite, au regard de limperfection des marchs. Dans ce

    dernier cas, le droit de la concurrence vient soit pallier une dfaillance de march en cas de

    26 A. SMITH, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, trad. G. Garnier, 1843, Livre IV, Chap.2, T II, p.52-63. Pour une analyse du concept de lide de march comme lien social: G. FACCARELLO, La libert du commerce et la naissance de lide de march comme lien social, in P. NEMO, J. PETITOT (dir.), Histoire du libralisme en Europe, Paris, PUF, 2006, p.205-218; L. ANTHONY, French moralists: the theory of the passions, 1585 to 1649, Oxford Clarendon Press, 1964; S. CARVALLO, La naturalisation de la comptition et la dngation du rapport de force de Hobbes Tocqueville, in J-M. PELT (dir.), La comptition, mre de toutes choses? Le collge suprieur, Lyon, ed. de lEmmanuel, 2008, p.45-65. 27 Le courant austro-amricain dsigne les penseurs autrichiens qui se sont exils aux Etats-Unis et qui ont dvelopp une forme de radicalisme en faveur du march par prfrence lintervention de lEtat (Hayek, Mises, puis par la suite Rothbard ou Nozic). Sur la figure de lentrepreneur dans la pense de Schumpeter: F. DANNEQUIN, Lorganisation contre le capitalisme. Le dclin de lentreprise chez Schumpeter, Innovations, 2008, n27, p.46-68. Dans le mme sens: F. A HAYEK, The Meaning of Competition, in Individualism and Economic Order, London, Routledge & Keagan Paul, 1976, p.92-106; F. A. HAYEK, The theory of complex phenomena, in Bunge (ed), The critical approach to Science and Philosophy, 1964; F. A. HAYEK, Notes on the evolution of systems of conduct, in Studies in Philosophy, Politics and Economics, Chicago, The Univ Chicago Press, 1976, p.68-81; P. SALIN, La concurrence, PUF, coll. Que sais-je, 1995; R. EBERLING, The Austrian theory of the trade cycle, Ludwig Von Mises Institute, 2009. 28 Ici, entendu comme ensemble de discours explicites sur la justification de la libre concurrence.

  • 19

    concurrence insuffisante, soit valuer un comportement afin de dterminer sil est en

    adquation avec une norme plus gnrale defficience. Pour autant, ces hypothses restent

    fondes, mme implicitement, sur lidal dune restauration souhaitable de lquilibre.

    Par consquent, si les discours conomique et juridique diffrent par leur contenu, ils

    se rejoignent par leur fonction en tant quils contribuent la propagation de mythes que lon

    pourrait qualifier de fondateurs. Ainsi, de lide que lexercice de la libre concurrence serait

    le seul moyen de raliser le bonheur individuel29. Ce mythe impose une vulgate qui aboutit

    inscrire la concurrence dans la nature des choses et laisse croire quelle savre bnfique

    lensemble de la socit. Or ces deux points sont profondment contestables.

    La ralit, celle qui mane de lobservation des pratiques effectives des acteurs

    conomiques, est beaucoup plus contraste et complexe quelle parat dans les discours qui

    lgitiment la concurrence en tant que principe politique30. Lorsquil aborde le droit de la

    concurrence par la manire dont les acteurs conomiques rivalisent, lconomiste A.

    Bienaym explique que: () les malentendus auxquels prte la notion de concurrence sont

    fcheux car ils concernent le rgime dorganisation et de fonctionnement des conomies de

    march, ni plus, ni moins. Ces incertitudes de langage empchent de comprendre la manire

    dont une conomie de march fonctionne et dont les acteurs sy comportent effectivement

    ()31

    En premier lieu, la concurrence, entendue comme mode de rivalit frontale entre

    acteurs conomiques par le moyen du prix est un dogme faux32. Le prix nen constitue pas la

    seule modalit dexercice. Les entreprises nouent des alliances ou crent des niches qui leur

    permettent de monopoliser certains marchs. La rivalit par les prix, voire la rivalit tout

    court, ne constitue donc pas lunique modalit des stratgies concurrentielles. La recherche de

    scurit et de stabilit en constitue un galement. Ce constat suffit rfuter le dogme du

    caractre naturel de la rivalit.

    29 M. GLAIS, P. LAURENT, Trait dconomie et de droit de la concurrence, PUF, 1983, p.5-15. 30 J-P. HIRSCH, La concurrence: dcisions et pratiques, hier et aujourdhui, Lconomie politique, 1/2008, n37, p.66-76. Pour un aperu non exhaustif de ce point de vue: W. SAMUELS, The economy as a system of power and its legal bases: the legal economics of Robert Lee Hale, Univ. Miami. L. Rev, vol.27, 1973, p.262-369; J. GERSEN, When Businesses sue each other: an empirical study of state court litigation, Law & Social Inquiry, vol.25, n3, 2000, p.789-816; M. GRANOVETTER, Les institutions conomiques comme constructions sociales: un cadre danalyse, in A. ORLEANS (dir.), Analyse conomique des conventions, Paris, PUF, 2004, p.79-94; H. DUMEZ, A. JEUNEMAITRE, Concurrence et coopration entre firmes: les squences stratgiques multidimensionnelles comme programme de recherche, Finance, Contrle et Stratgie, vol.8, 2005, p.27-48. 31 A. BIENAYME, Principes de concurrence, Paris, Economica, 1998, p.2. 32 F. Le ROY, La concurrence, entre affrontement et connivence, Revue franaise de gestion, 1/2007, n158, p.149-152; S. LIARTE, L. CAILLUEL, Mais o saffrontent les entreprises? De ltude de la concurrence aux lieux de cette concurrence, E&H, n4/2008, n53, p.7-11.

  • 20

    En second lieu, dans le monde ordinaire des affaires, limperfection des marchs

    constitue davantage la rgle que lexception. Si telle est la ralit laquelle se confrontent

    quotidiennement les juges ou les autorits de la concurrence, elle infirme le dogme dune

    concurrence profitable pour le plus grand nombre. Limperfection des marchs est

    quotidiennement atteste par les diffrents contentieux qui maillent le droit de la

    concurrence. On ne peut que noter, ce faisant, le dcalage entre le mythe fondateur de la libre

    concurrence et la ralit quotidienne des affaires. Ds lors, de deux choses lune: soit ce

    dcalage vient dnier toute lgitimit au droit de la concurrence dans la mesure o lobjectif

    de restauration dun tat dquilibre relve de la simple chimre, soit il faut comprendre la

    justification de la libre concurrence indpendamment de toute ralit prdfinie. Ce qui veut

    dire encore que la concurrence en tant que modle politique na pas pour fonction de rendre

    compte de la ralit des affaires, mais plutt den justifier lexistence.

    Ces diffrents arguments expliquent pourquoi le concept de concurrence nest pas plus

    spcifi chez les juristes que chez les conomistes. Le concept ne fait pas lobjet de

    clarifications parce que telle nest pas la fonction qui lui est assigne. Entendu comme un

    principe politique, les fondements de la libre concurrence instaurent la croyance ncessaire

    lexercice de la comptition relle dans sa complexit ainsi que ses multiples dimensions. Il

    convient par consquent daborder diffremment le droit de la concurrence en explicitant les

    raisons pour lesquelles la concurrence effective ne peut se passer dune dimension

    idologique qui permet den assurer la prennit.

    2- Intrt du sujet, dlimitation de lobjet

    Si les diffrents discours sur la lgitimit du droit de la concurrence ne peuvent, du

    point de vue de la connaissance scientifique, constituer des propositions valables, ils peuvent

    en revanche efficacement parvenir susciter ladhsion. Ce premier argument plaide en

    faveur dune recherche sur la faon dont ceux qui sont confronts aux normes se reprsentent

    la concurrence. Par l, le prsent travail de recherche entend contribuer la connaissance dun

    aspect largement tenu pour naturel savoir, la libre concurrence en tant que dogme politique

    et social. Cette idologie exerce une influence notable sur les modes de rivalit entre acteurs

    conomiques. Elle sous-tend un rgime juridique qui reflte la manire dont les pratiques

    dentreprises parviennent se prenniser en son sein. En consquence, le second intrt de

    cette recherche est dattirer lattention sur le fait que les normes juridiques peuvent utilement

    constituer un terrain empirique de recherche pour comprendre les stratgies concurrentielles.

  • 21

    Il est de coutume en effet de sintresser au droit de la concurrence en sattachant ses

    effets, lorsquil ne sagit pas de rendre compte du lien entretenu avec lanalyse

    conomique. Pourtant, cette dmarche dconomie du droit aujourdhui en pleine expansion

    du moins en France ne permet pas de rendre compte de la faon dont ceux qui interprtent

    le droit de la concurrence construisent sa lgitimit, ou encore de la faon dont les acteurs

    conomiques se servent des normes juridiques lorsquils laborent leurs stratgies

    concurrentielles.

    Au contraire, lanalyse conomique du droit dans sa version dominante se contente

    dvaluer les pratiques dentreprises au regard de standards conomiques tels que lefficience,

    la rationalit ou le march par exemple. Cette posture prtend gnralement rapprocher le

    droit de la ralit conomique dans laquelle il sinscrit. Elle prsuppose, tout comme les

    thories marxistes avant elle, que le droit est ou ne doit tre quun simple reflet du

    systme conomique. Aussi lconomie du droit ne prend-elle pas proprement parler le droit

    pour objet dtude, mais elle lintgre dans une problmatique plus gnrale danalyse

    conomique. Une telle dmarche a pour inconvnient de masquer lutilit que prsente le

    discours juridique pour le systme conomique33. Diffremment, mais souvent de faon

    connexe, la dialectique droit/conomie est examine afin de permettre une meilleure

    intgration des concepts ou raisonnements conomiques dans linterprtation des normes.

    La dmarche que nous proposons est diffrente. Elle part de la prmisse selon laquelle

    il nexiste pas une mais plusieurs faons daborder la concurrence dans sa complexit. Une

    premire dmarche consiste modliser le fonctionnement de la concurrence dans le but den

    comprendre les mcanismes et la complexit. Une seconde dmarche privilgie plutt la

    systmatisation de la libre concurrence en tant que modle idologique. Ces deux dimensions

    de la concurrence lune comprhensive, lautre idologique senchevtrent dans le

    quotidien des acteurs conomiques. Ce qui veut dire quen tant que fait social complexe, la

    concurrence se compose daspects multidimensionnels. Plutt que de prendre la libre

    concurrence comme un acquis dont il convient de discuter le contenu, nous proposons den

    interroger la fonction au regard de son contexte politique et social.

    33 Pour un aperu de cette position: O. WILLIAMSON, Markets and Hierarchies. Analysis and Antitrust implications, New York, The Free Press, 1975; R. POSNER, The decline of Law as an autonomous discipline: 1962-1987, 1987, Harv. L. Rev, 1987, vol 100, p.761-780; E. MACKAAY, LAnalyse Economique du Droit, T.1: Les fondements, 2000, coll. Thmis, Montral; D. FRIEDMAN, Laws Order, Princeton Univ Press, 2000; R. POSNER, Cost benefit analysis: definition, justification and comment on conference papers, in M. Alder, E. Posner (Ed), Cost Benefit Analysis, Legal, Economic and Philosophical Perspectives, 2001, Univ Chicago Press, p 317-341; S. FEREY, Une Histoire de l'Analyse Economique du Droit: calcul rationnel et interprtation du droit, Bruxelles, Bruylant, 2009; R. LANNEAU, Les fondements pistmologiques du mouvement Law and Economics, Thse, Paris Ouest Nanterre La Dfense, 2009.

  • 22

    La posture propose doit cet gard sloigner le plus possible dune signification

    tlologique. Si lon a soulign le fait que les conomistes noclassiques sattardent plus

    circonscrire un tat quun concept de concurrence, tel nest pas le cas des conomistes

    htrodoxes ainsi que des sociologues de lconomie. Hayek par exemple oppose, au modle

    de noclassique de concurrence quil qualifie de statique, une acception de la concurrence

    comprise comme un processus social dynamique. Dans ce cadre, linformation joue un rle

    primordial. Aussi, Hayek estime-t-il que la concurrence revient pour un individu sefforcer

    de gagner ce quun autre individu pourrait au mme moment gagner34. Le dfaut

    dinformation conditionne lexistence de lchange. Ce qui explique lapparition invitable

    des monopoles qui, en parvenant se procurer linformation pertinente, proposent des biens et

    services aux consommateurs des prix attractifs. Cest encore cette mme approche que

    reprend son compte O. Favereau lorsquil indique que: la concurrence cest un processus

    dynamique de dcouverte des gots des consommateurs et de slection des entreprises

    mme de les satisfaire au moindre cot35.

    En complment du fait que la concurrence sapprhende comme un processus

    dynamique m par un dsquilibre informationnel, Weber et Simmel la caractrisent comme

    une forme de lutte. Pour Weber, la concurrence sentend comme une lutte pacifique en vue

    dacqurir des opportunits dchanges36. Lchange se dfinissant son tour comme la

    forme spcifiquement pacifique dacquisition de la puissance conomique37. Aussi, la

    sociologie conomique prcise-t-elle que les aspects de la lutte concurrentielle peuvent se

    comprendre en fonction des ressources quelles mobilisent, des contraintes qui les

    encadrent, des logiques dactions qui sy font jour38. Dans cette optique, nombreux sont les

    travaux qui ont mis en lumire linfluence dterminante des rgles juridiques sur les formes

    de lutte concurrentielles39. On peut rajouter que ces mmes rgles juridiques sont aussi

    susceptibles de constituer une ressource dans la lutte que se livrent les acteurs conomiques.

    partir de ces prmisses, nous admettrons que le droit de la concurrence institue le

    contexte qui prside la rivalit concurrentielle sans pour autant linterdire. Ce qui veut dire

    34 F. A. HAYEK, The Meaning of Competition, in Individualism and Economic Order, Routeledge&Keagan Paul, 1949, p.96. 35 O. FAVEREAU, La reprsentation de lchange marchand pour lconomiste, in A. Hatchel, O. Favereau, F. Aggeri (dir.), Lactivit marchande sans march? Colloque de Cerisy, Presses des Mines, 2010, p.115. 36 M. WEBER, Economie et Socit, T.1: Les catgories de la sociologie, Plon, 1995, p.74-78, sur le concept de lutte. 37 M. WEBER, Economie et Socit, T.2: Lorganisation et les puissances de la socit dans leur rapport avec lconomie, Plon, 1995, p.416. 38 P. FRANCOIS, Sociologie des marchs, Armand Colin, 2008, p.279. 39 P. FRANCOIS, Sociologie des marchs, Armand Colin, 2008, p.245-251.

  • 23

    plus exactement que le droit de la concurrence: 1) apporte la stabilit politique indispensable

    la prennit de lexercice de la libre concurrence40; 2) permet aux acteurs conomiques de

    dvelopper de nouvelles stratgies concurrentielles, pour autant que celles-ci soient

    compatibles avec les bornes fixes par la libre concurrence.

    Essayons de prciser ces deux propositions. Bien quillusoire, si ce nest largement

    mythifi, le concept de concurrence tel quil ressort du discours juridique vise dabord

    instaurer le contexte indispensable lexercice de la libre concurrence. De ces pralables

    politiques dpend leffectivit de la rivalit entre acteurs conomiques. Surtout, il convient

    dindiquer quaucune stratgie concurrentielle ne peut valablement slaborer si les acteurs

    conomiques ne matrisent pas au minimum lenvironnement dans lequel ils voluent; cet

    gard, le droit de la concurrence dfinit un horizon daction partir duquel il est possible

    dextrapoler des stratgies prennes. Cest ainsi que lobservation a montr combien les

    pratiques dentreprises restent largement tributaires du contexte idologique dans lequel elles

    sinscrivent. En ce sens, des sociologues ont dmontr comment la rforme du droit antitrust

    par ladministration Reagan a instaur un climat libral qui a contribu une vague de fusions

    et dacquisitions durant les annes quatre-vingt41. Ces prcisions apportent quelques

    clarifications supplmentaires notre premire proposition: les modes de rivalits restent

    largement tributaires des diffrents contextes politiques dont simprgne invitablement le

    droit de la concurrence.

    En proscrivant, au nom de lintrt public, certaines pratiques anticoncurrentielles, le

    droit de la concurrence ninterdit cependant pas toute comptition. Non seulement les acteurs

    conomiques dveloppent au regard de ces interdictions des stratgies alternatives, mais le

    droit de la concurrence leur permet de mettre en uvre ces mmes stratgies. titre

    illustratif, une entreprise peut se servir du droit de la concurrence afin de contraindre son

    concurrent un rglement amiable: cest la stratgie dite dextorsion de fonds. Le droit de la

    concurrence peut encore servir rengocier les termes dun contrat, prvenir une OPA

    hostile ou empcher une entreprise rivale de se dvelopper. Si lon remonte plus loin dans

    lhistoire du Sherman Act, on constate que linterdiction des trusts a pouss les acteurs

    conomiques dvelopper de nouvelles stratgies concurrentielles. Dans le secteur du rail par

    exemple, Trusts et cartels font place aux mcanismes dacquisition par les fusions.

    40 On parlera de stratgie concurrentielle pour rfrer aux ruses ou manuvres utiliss par les entreprises dans le but de scuriser leurs positions sur les changes. 41 L. BREWSTER STEARNS, K. ALLAN, Economic Behaviour in Institutional Environments: The Corporate Merger Wave of the 1980s, American Sociological Review, vol.61, n4, 1996, p.699-718.

  • 24

    Les banques, qui financent lensemble des entreprises ferroviaires, font pression afin

    que ces dernires nouent entre elles des alliances. De cette faon, les financiers parviennent

    rduire le risque de perte dargent en vitant une guerre des prix dsastreuse. Dun point de

    vue juridique, les acteurs conomiques laborent pour ce faire un nouveau mcanisme de

    rivalit qui cadre parfaitement ltat du droit antitrust; majoritairement favorable la libert

    des entreprises, la Cour suprme juge ces nouvelles pratiques lgales. Il faut attendre un

    changement de contexte politique pour que soient nomms de nouveaux juges, moins

    favorables au laissez-faire et que sexerce un contrle sur les fusions. Cet exemple vient

    conforter notre seconde proposition: le droit sinscrit dans le quotidien des acteurs

    conomiques. Il peut se rvler une arme contre des concurrents ventuels comme il peut

    servir justifier un certain nombre de stratgies devant les juges ou les autorits de

    concurrence. Si cet aspect instrumental des normes nest pas mconnu, il renvoie limage en

    droit de la concurrence dun langage fond en apparence sur lanalyse conomique.

    En rsum, la dmarche que nous proposons conduit expliciter lutilit dun concept

    de concurrence en droit de la concurrence. Il existe en effet deux faons de se rfrer aux

    concepts du point de vue de la thorie gnrale du droit. Une premire approche se donne

    pour tche de construire les concepts ncessaires la science du droit. Elle justifie pour ce

    faire lutilit qui sy attache au regard de la connaissance juridique. Une seconde approche de

    science du droit examine, en partant du principe que la langue du droit ne dsigne aucune

    ralit extrieure au droit lui-mme, les raisons pour lesquelles les acteurs du systme

    juridique juges, autorits administratives, lgislateur ne peuvent se passer dun concept de

    concurrence sous-jacent au droit qui sy rapporte42. Tel est langle par lequel nous proposons

    daborder le concept de concurrence en droit.

    Une fois prcis notre posture, il convient de nous atteler la construction de lobjet

    qui sy rapporte. De faon usuelle, le droit de la concurrence sentend du droit des pratiques

    anticoncurrentielles, de la concurrence dloyale, des aides dEtats ou des procdures de mise

    en concurrence. On le voit, le champ dtude est vaste. Cest la raison pour laquelle nous

    choisirons de restreindre ltude aux pratiques anticoncurrentielles en ce quelles constituent

    le cur du droit de la concurrence. Par droit de la concurrence, nous entendrons donc le

    droit des pratiques anticoncurrentielles lexclusion du droit des pratiques dloyales, des

    42 Pour une position similaire: HATCHUEL A., Activit marchande et prescription: quoi sert la notion de march?, in A. Hatchuel, O. Favereau, F. Aggeri (dir.), Lactivit marchande sans march? Colloque de Cerisy, Presses des Mines, 2010, p.159-179; C. DEPEYRE, H. DUMEZ, Quest-ce quun march? Un exercice Wittgensteinien, in A. Hatchuel, O. Favereau, F. Aggeri (dir.), Lactivit marchande sans march? Colloque de Cerisy, p.211-228.

  • 25

    aides dtat ou des procdures de mise en concurrence43. Plus prcisment, nous prendrons

    pour objet les normes entendues au sens de signification objective dactes de volont44, ce

    qui amne sintresser autant la jurisprudence quaux dcisions des autorits

    administratives. ct des normes, notre tude sattardera aussi sur le discours doctrinal en

    ce quil tend prescrire nombre de concepts destination des interprtes et quil exerce une

    influence non ngligeable sur la manire de conceptualiser la concurrence en droit. Enfin, de

    faon conventionnelle, nous utiliserons pour parler du droit de lUnion europenne, le

    qualificatif europen par prfrence celui communautaire au regard de la nouvelle

    terminologie utilise par le TFUE.

    3- Mthodologie et annonce de la problmatique

    La science du droit dans sa version raliste entreprend de connatre le droit tel quil est

    et non tel quil doit tre. Elle nadmet dun point de vue pistmologique aucun amalgame

    entre ltre et le devoir-tre45. Si lon part du principe quil existe diffrentes manires

    daborder le concept de droit qui constituent autant de niveaux de langage, notre posture

    sinscrit dans une approche doctrinale. Elle nest pas une thorie du droit, ce qui impliquerait

    de proposer un concept utile la science du droit. Le ralisme dans sa version empiriste

    oriente la recherche de la science du droit dans trois directions: 1) dcrire les normes; 2)

    dcrire les jugements de valeur encore qualifis didologies qui sy rapportent; 3) tenter

    dexpliquer partir de ces idologies, le choix dune interprtation au dtriment dautres

    possibles. En ce quelle permet de comprendre la relation que le droit entretient avec le

    contexte social dans lequel il sinscrit, la mthodologie raliste sera celle applique notre

    objet dtude.

    Afin de comprendre la manire dont le discours juridique parle de la concurrence, il

    convient dans un premier temps de rendre compte du concept de concurrence produit par le

    droit positif et didentifier au sein des discours de ceux qui crent ce droit positif les

    43 Les procdures de mise en concurrence dsignent en matire de commande publique, les formalits auxquelles sont astreintes les personnes publiques lesquelles passent par le respect du droit des pratiques anticoncurrentielles. Sur cette question: M. BAZEX, Existe-t-il un droit de la concurrence en dehors de lordonnance du 1er dcembre 1986?, Gaz. Pal, 1997, n144, p.47. 44 H. KELSEN, Thorie gnrale des normes, trad. O. Beaud, F. Malkani, PUF, 1996, p.33, 39-42. 45 M. TROPER, Les thories volontaristes du droit: ontologie et thorie de la science du droit, in Pour une thorie juridique de ltat, PUF, 1994, p.57-67. Pour un aperu de ce courant inspir du ralisme scandinave: S. STRMHOLM, H. H. VOGEL, Le ralisme scandinave dans la philosophie du droit, Paris, LGDJ, coll. bibliothque de philosophie du droit T. XIX, 1975; A. PINTORE, Sur la philosophie italienne tendance analytique, Droit et Socit, n23/24, 1993, p.199-212.

  • 26

    diffrents jugements de valeur qui lgitiment la concurrence en tant quinstitution politique:

    cest tout lobjet de la concurrence en tant quidologie46 (Premire partie). Dans un second

    temps, il faut montrer de quelle manire le droit de la concurrence donne, au sein de ce cadre

    idologique, la possibilit aux acteurs conomiques de prenniser leurs stratgies

    concurrentielles. Le langage du droit de la concurrence cre en effet les catgories ainsi que

    les figures mtaphoriques dont la flexibilit permet aux acteurs conomiques de justifier les

    pratiques quils mettent en uvre. Cest ce dont traite la concurrence comme rhtorique

    (Seconde partie).

    46 De faon large, il faut entendre par idologie, tout discours qui ne relve pas du discours de la science: M. TROPER, Lidologie juridique, in G. Duprat (dir.), Analyse de lidologie, T.1, Paris, Galile, 1980, p.221-234.

  • Premire partie: La concurrence comme idologie

    De diffrentes acceptions du terme concurrence, le discours juridique opte pour

    celles qui justifient lexistence de la rivalit en la dfinissant comme profitable au bien-tre

    social. Ce bien-tre, qui sera dsign par le terme dintrt public1, donne son sens et sa

    lgitimit politique la concurrence2. Il faut partir de cette ide trs schmatique pour en

    prciser davantage le contenu3. Le propos serait simple en effet, sil nexistait pas diffrentes

    dclinaisons de lintrt public. Derrire son flou apparent, coexistent en pratique plusieurs

    idologies dont il convient de rendre compte4. Selon les contextes et les intrts politiques des

    acteurs qui ont charge de la dfinir, la concurrence5 fait lobjet de justifications multiples.

    Les virtualits idologiques quelle prsente confirment la thse selon laquelle les stratgies

    des acteurs conomiques se dveloppent au sein dun cadre politique complexe. Sans chercher

    trouver une cohsion6 cette complexit, le but de cette partie est den apprhender les

    contours aussi fidlement que possible. Parmi les acteurs politiques chargs de donner une

    justification la concurrence, il y a le lgislateur lvidence. Il y a surtout, et de faon plus

    concrte, ceux-l qui sont habilits interprter les noncs lgislatifs: juges et autorits

    administratives notamment7. Leur rle politique nen est que davantage renforc.

    1 V. introduction infra. L. IDOT, Lintrt gnral: limite ou pierre angulaire du droit de la concurrence, JTDE, 2007, n142, p.225; J-P. KOVAR, Ltat et les modes dorganisation du march, Thse Strasbourg, 2005; A. BIENAYME, Principes de concurrence, Economica, 1998. 2 W. SAMUELS, The economy as a system of power and its legal bases: the legal economics of Robert Lee Hale, Univ. Miami. L. Rev, vol.27, 1973, p.262-369; J. K. GALBRAITH, Le nouvel tat industriel, Gallimard, 3 ed. 1989, p.241-242. 3 Lexpression intrt public figure dailleurs explicitement dans un certain nombre de considrants et articles du rglement n1/2003, rglement (CE), n 1/2003, relatif la mise en uvre des rgles de concurrence prvues aux articles 81 et 82 du trait, J.O n 001 du 4 janv.2003, p.1-25, cons. n14, 21, 35, article 10. 4 A. MOURRE, C. MOMEGE, et.al, Mondialisation politique industrielle et droit communautaire de la concurrence, Bruxelles, Bruylant, 2006. 5 Afin de ne pas alourdir le propos, le terme concurrence fera ici rfrence sa signification idologique, laquelle correspond encore lexpression de concurrence exerce dans lintrt public. En dautres termes, le concept renvoie la concurrence non pas telle quelle est, mais telle quelle doit tre pour tre lgitime dans un certain contexte politique. chaque fois que nous parlerons de concurrence, nous rfrerons cette signification. V. Introduction, supra. 6 La cohsion sentend ici par rfrence un fondement axiologique commun, in R. GUASTINI, Leons de thorie constitutionnelle, trad. V. Champeils-Desplats, Dalloz, 2010, p.62-63. Sur cette question dans le contexte de lUnion europenne v., plus prcismment: M. DRAHOS, Convergence of Competition Laws and Policies in the European Community, Kluwer, 2001; J-Y. CHEROT, Le droit dans un ordre juridique faiblement ordonn. Le cas de lUnion europenne, in Le dialogue des juges. Mlanges en lhonneur de B. Genevois, Dalloz, 2009, p.175-184; V. MICHEL, Le droit, les institutions et les politiques de lUnion europenne face limpratif de cohrence, PUS, 2009. 7 A. STONE SWEET, The Judicial Construction of Europe, Oxford univ Press, 2004.

  • 28

    Au sein de lUnion europenne8, les concepts de march et concurrence se sont

    imposs comme des concepts cls du processus de construction politique9. Lhtrognit

    politique des intrts est en effet telle que la Commission doit, pour donner une cohsion la

    politique de concurrence, jouer sur les virtualits idologiques que vhiculent ces concepts:

    matrice du march commun, la concurrence est au service du consommateur, autant quelle

    est la source du dveloppement industriel et du progrs social. Un premier thme sattachera

    dcrire, au sein dun cadre aussi htrogne que lUnion europenne, la manire dont se

    dploient ces diffrentes facettes de la concurrence tant lchelle europenne que des tats

    membres. Cest sur un discours de rforme par lanalyse conomique10 que se fonde la

    Commission depuis quelques annes pour donner la fois une cohsion et une nouvelle

    justification politique au droit de la concurrence. Pour cela, Bruxelles sactive sur deux fronts:

    lun europen, lautre national. l'chelle europenne, linterprtation des normes se

    technicise au fil du temps. Lapparent conomisme dont elle fait lobjet laisse aujourdhui

    penser, sur le modle antitrust, que la Commission sest engage dans la voie dune politique

    rigoureuse, plus proche des ralits des entreprises et des consommateurs11. En ralit, ce

    registre de discours qui assimile le droit de la concurrence un droit de spcialistes se

    retrouve ds lorigine du trait de Rome. Seulement, mesure que la concurrence prend de

    limportance dans le processus de construction politique, les autorits europennes sattachent

    paradoxalement en dpolitiser le plus possible lapplication.

    Il nest pas tonnant qu lchelle nationale, le discours de rforme fasse aussi passer

    le droit de la concurrence pour un droit dexpert12. Partant, seuls les experts, que sont les

    autorits de la concurrence, dtiennent les cls dune vritable interprtation fonde sur

    lanalyse conomique conforme au nouveau discours politique prn par la Commission.

    8 Il faut entendre par complexe un systme qui se caractrise par une pluralit dautorits normatives de mme niveau (juridictions nationales) et de niveau hirarchique (juridictions nationales, Commission, TPIUE, CJUE), in R. GUASTINI, Leons de thorie constitutionnelle, op.cit, p.58-59. 9 N. FLIGSTEIN, I. MARA-DRITA, How to Make a Market: Reflexions on the European Communitys Single Market Program, American Journal of Sociology, vol.102, n1, 1996, p.1-33; D. SIMON, Le systme juridique communautaire, Paris, PUF, 3 ed. 2001; H &W. WALLACE, M. POLLACK, Policy-Making in the European Union, 5th ed. Oxford univ Press, 2005; N. JABKO, LEurope par le march. Histoire dune stratgie improbable, Presses Sciences Po, 2009. 10 De faon provisoire, convenons de dfinir lexpression analyse conomique dans le discours des interprtes, comme une rfrence diffrentes idologies susceptibles de justifier lutilit sociale de la concurrence. Lanalyse de cette question sera davantage aborde dans notre seconde partie. 11 C. NOURISSAT, R. WTTERWULGHE (dir.), Le nouveau rglement dapplication du droit communautaire de la concurrence: un nouveau dfi pour les juridictions franaises, Dalloz, 2004. 12 On assimilera trs largement la dfinition de lexpertise celle dun savoir-faire ou savoir dire, bref un genre de discours bien particulier qui mle la fois argument dautorit et jargon propre. Sur cette question, v. J-Y. TREPOS, Sociologie de lexpertise, PUF, 1996; L. DUMOULIN, Lexpert dans la justice: de la gense dune figure ses usages, Economica, 2007; L. DUMOULIN, S. LA BRANCHE, et al, Le recours aux experts (raisons et usages politiques), P.U.G, coll. Symposium, 2005.

  • 29

    Le discours de rforme du droit de la concurrence devient du mme coup lalibi qui permet

    la Commission de renforcer lextension de nouvelles prrogatives au dtriment des juges

    nationaux. Loin dtre passifs, ces derniers dveloppent des stratgies de contournement, soit

    dans le but de maintenir des positions idologiques diffrentes, soit afin dviter de se

    contraindre par lutilisation de catgories tributaires de dires dexperts. Les dveloppements

    qui suivent interrogent la cohsion de la politique de la concurrence sous ce double rapport

    national et europen (Titre1).

    Les interprtes europens ne sont toutefois pas les seuls jouer sur les diffrentes

    facettes politiques de la concurrence. Dautres interprtes concurrents de ceux de lUnion

    usent eux aussi des virtualits quelle prsente dans le but de mieux smanciper de la

    contrainte du droit europen. La rception du droit de la concurrence par le Conseil dtat en

    est l'illustration parfaite. Afin de se redonner une nouvelle lgitimit dans un contexte

    concurrentiel de plus en plus prgnant, la Haute juridiction s'est appropri de faon

    prtorienne le monopole d'un droit de la concurrence opposable aux personnes publiques.

    Dantagonistes quils taient, droit administratif et droit europen renouent par l des relations

    pacifies. Mais cette lecture reste trompeuse plusieurs gards. En se posant en rconciliateur

    de la concurrence et de lintrt gnral, le juge administratif sest en grande partie

    affranchi du droit europen. Bien plus, il sen approprie les catgories dans un sens totalement

    diffrent (Titre2).

  • 30

    TITRE 1: La cohsion de la politique de concurrence lchelle de lUnion et des tats membres

    La rfrence lanalyse conomique sest impose comme un impratif inhrent

    linterprtation du droit europen de la concurrence. Cest du moins ce qui ressort dune

    lecture attentive de la jurisprudence et de la pratique dcisionnelle contemporaine1. Nous

    partirons de ce constat pour comprendre ce quil traduit dans lvolution des normes

    lchelle europenne. Les normes occupent en effet une place centrale dans lorientation de la

    politique de concurrence2. lorigine, le droit de la concurrence sest mis en scne comme un

    droit dexpert. Autrement dit, comme un discours dont la force de persuasion repose sur

    lusage dun registre technocratique, et ce, dans le but contourner les dissonances autour de la

    politique de concurrence. La Commission, soutenue par la Cour, continue de faire passer de

    cette manire, nombre dorientations politiques majeures3. La technicit du droit europen de

    la concurrence sest, dans un premier temps, appuye sur lautorit des traits.

    Progressivement, elle sest dplace vers un accaparement progressif du vocable conomique.

    Tant quil existait un consensus partag entre les interprtes sur la politique du droit de la

    concurrence, les choix oprs par la Commission en matire de vocable conomique taient

    considrs comme lgitimes. Ils ne le furent plus ds linstant o, dautres interprtes

    dcidrent eux aussi, au nom de la conformit lanalyse conomique, dassumer des

    prises de positions idologiques diffrentes (Chapitre1).

    lchelle des tats membres, la Commission doit aussi compter sur les interprtes

    nationaux. Si le rglement 1/2003 dcentralise lapplication des articles 101 et 102 TFUE

    ces mmes interprtes, il labore dans le mme temps, des mcanismes de contraintes

    ncessaires la prennisation dune politique de la concurrence homogne. Mais comment

    rendre homogne ce qui, au sein mme de lordre europen, ne lest pas? dfaut dun tel

    idal de cohrence4, la Commission lutilise comme moyen de persuasion auprs des juges

    1 Sur lensemble de ces questions: A-L. SIBONY, Le juge et le raisonnement conomique en droit de la concurrence, LGDJ, coll. Droit et conomie, 2008; C. Le BERRE, Le raisonnement conomique en droit de la concurrence, Thse Paris X, 2006; I. LIANOS, La transformation du droit de la concurrence par le recours lanalyse conomique. Lexemple du traitement des restrictions verticales par le droit communautaire et amricain de la concurrence, Thse, Strasbourg, 2004. 2 Sur limportance du pouvoir de la Cour, du Tribunal et de la Commission, on peut se rfrer aux travaux de: A. BOUVERESSE, Le pouvoir discrtionaire dans lordre juridique communautaire, Bruxelles, Bruylant, 2010, p.137-145 et p.223-369. 3 M. CINI, L. McGOWAN, Competition policy in the European Union, 2nd ed. 2009, p.11-40. 4 A. JEAMMAUD, Lordre, une exigence du droit?, in Les divergences de jurisprudence, (dir.) P. ANCEL, M-C. RIVIER, Publications de lUniversit de Saint-tienne, 2003, p.15-26.

  • 31

    nationaux. Cl de vote du nouveau systme de dcentralisation des articles 101 et 102

    TFUE, elle tente au nom de la conformit lanalyse conomique et par le biais des

    mcanismes du rglement 1/2003, de contraindre les juridictions nationales une certaine

    interprtation du droit europen de la concurrence. Les contraintes quelle impose toutefois ne

    sont pas sans consquence: elles influent sur les juges nationaux qui ne sont pas toujours, loin

    de l, enclins cooprer ou dialoguer. La technicisation grandissante du droit de la

    concurrence a pour effet paradoxal de conduire des stratgies de contournement

    dapplication des articles 101 et 102 (Chapitre2).

  • 32

    Chapitre 1: Lvolution de la concurrence entre les interprtes europens

    Linterprtation du droit de la concurrence nest pas uniforme en dpit du fait que ce

    pan de comptences, partie intgrante du march commun, est aujourdhui largement

    europanis1. Ce fait nappellerait pas de remarques particulires si par europanis, il

    fallait entendre quun ensemble de comptences relve dorganes qui composent lUnion

    europenne2. En admettant que lorientation de la politique de concurrence passe par le biais

    des normes3, la question est plutt de savoir, de quelle manire elle parvient se mettre en

    uvre. Il est vident que la Commission ne peut parvenir imposer de manire unilatrale

    une politique de concurrence. Elle doit dabord runir en son sein, lharmonisation de son

    collge; elle doit ensuite sassurer du soutien dautres interprtes: Cour, Tribunal, juges

    nationaux principalement; elle doit enfin, gagner ladhsion des milieux daffaires et dun

    certain nombre dtats membres. La jurisprudence et la pratique dcisionnelle mritent dtre

    relues la lumire de ces diffrentes contraintes. En effet, lassentiment des diffrents acteurs

    voqus, passe par la formulation dun discours polysmique capable de satisfaire lintrt de

    chacun4.

    La ralisation du march commun a, dans un premier temps, t lincarnation de ce

    consensus5. La Cour, puis le Tribunal, sy sont appuys dans le but de smanciper des

    intrts nationaux; lAllemagne sy est rallie afin dobtenir un certain nombre de garanties en

    matire de libre concurrence; nombre dacteurs conomiques y ont vu le moyen daccder

    de nouvelles opportunits dchanges lchelle europenne6. Enfin, le march commun sest

    tourn vers les idologies qui en permettaient la ralisation: ordolibralisme, cole

    structuraliste principalement. LActe unique a t dterminant pour son achvement. Dans un

    second temps, de nouvelles contraintes ont pouss la Commission modifier le substrat

    idologique qui sous-tendait la politique de concurrence: au march commun sest alors

    adjoint la dfense du consommateur par lefficience. Les causes de ce virage sont complexes

    comme lillustrent les dveloppements qui vont suivre. La seule certitude semble tre que le

    1 H. DUMEZ, A. JEUNEMATRE, La concurrence en Europe, Paris, Seuil, 1991. 2 C. BLUMANN, L. DUBOUIS, Droit institutionnel de lUnion europenne, Litec, 3e ed.2007. 3 A. S. SWEET, The Judicial construction of Europe, op.cit; A. BOUVERESSE, Le pouvoir discrtionnaire dans lordre juridique communautaire, op.cit, p.137-145. 4 N. FLIGSTEIN, I. MARA-DRITA, How to Make a Market: Reflexions on the European Communitys Single Market Program, American Journal of Sociology, vol.102, n1, 1996, op.cit. 5 Ce quillustre le Rapport Spaak, in J. GOYDER& A. ALBORS-LLORENS, EC Competition Law, 5th ed. Oxford univ Press, 2009. J. MEGRET, Commentaire concurrence, 2nd ed. 1997, p.3-6. 6 M. MONTALBAN, S. RAMIREZ-PEREZ, Eu Competition Policy revisited: Economic Doctrines within European Work, Biannual conference of the Society of Advanced Economics, Paris, 16-18 juil.2009, p.1-41.

  • 33

    consensus jadis tabli entre les interprtes se soit en partie effrit. La dissonance des positions

    traduit la recherche dun nouveau paradigme alternatif la ralisation du march commun. Le

    problme de fond provient de la difficult dtablir une ligne politique claire dans un cadre o

    coexistent nombre dintrts composites (Section1).

    Ce premier aspect constitue le point de dpart dune seconde hypothse sur les causes

    de la technicisation contemporaine du droit de la concurrence. Entre les mains de la

    Commission, la rhtorique technicienne constitue le moyen privilgi dorientation la

    politique de la concurrence. Elle sintroduit ds lorigine du trait de Rome et se donne voir

    aujourdhui par rfrence lanalyse conomique. En ralit, cet conomisme grandissant

    prend racine dans des considrations politiques et non pas scientifiques: elle est le reflet dun

    mode technocratique dexercice du pouvoir7. Ainsi, admettre que coexistent plusieurs

    idologies au sein du droit europen, cest encore admettre que la rfrence lanalyse

    conomique nest pas plus lgitime quune autre au contenu quil convient dassigner la

    politique de concurrence8 (Section 2).

    Section 1: La protection du march comme moyen de justifier et

    daccrotre la comptence des interprtes

    Au sortir de lchec de la Communaut europenne de dfense, le rapport Spaak puis

    les confrences de Messine et Val Duchesse, proposent dorienter la construction europenne

    dans le sens de la cration dun march commun9. La ralisation de cet idal politique se

    traduit entre autres, par ldiction de dispositions juridiques censes garantir lexercice dune

    concurrence non fausse au niveau europen. Si elle se heurte aux rserves de la France,

    lexercice dune libre concurrence est en revanche largement soutenu par lAllemagne. Cest

    7 On retiendra du concept de technocratie la dfinition quen donne la sociologie politique, cest--dire en substance, la dissociation entre la comptence et le pouvoir. V. J-P. BUFFELAN, Introduction la sociologie politique, Masson et Cie, 1969, p.140-149; J-M. DENQUIN, Science politique, 3 ed. 1991, p.37-47; M. CINI, European Union Politics, Oxford univ Press, 2003; V. DUBOIS, D. DULONG (dir.), La question technocratique. De linvention dune figure aux transformations de laction publique, Strasbourg, PUS, 1999. Lhypothse de stratgie technocratique voque ne rduit nullement de faon gnrale le discours de la Commission un discours technocratique. V. en ce sens: J. JOANA, A. SMITH, Les Commissaires europens. Technocrates, diplomates ou politiques? Presses de Siences Po, 2002. Il sagit simplement de souligner que linterprtation du droit de la concurrence fait, pour sa part, lobjet dune stratgie technocratique par les interprtes qui la mettent en uvre. 8 M. A. EISNER, Antitrust and the triumph of economics: institutions, expertise, and policy change, University of North Carolina Press, 1991. 9 La dlgation allemande, grce ses principaux ngociateurs, Von der Groeben et Muller-Armarck, deux ordolibraux, parvient obtenir linsertion darticles en matire de droit de la concurrence. Archives Historiques des Communauts europennes, CM3/NEGO 236 M du 21 avr.1956, Extrait du rapport Spaak.

  • 34

    essentiellement la Commission, aide par la Cour, qui va chercher lui donner un contenu

    moins labile par rfrence la protection du march. La protection du march par le droit de

    la concurrence salimente en effet dune inspiration ordolibrale10 manifeste; elle se nourrit

    aussi de nombreux principes issus de la concurrence dloyale, principalement dans

    lapplication de larticle 85 du trait de Rome de mme que des prescriptions structuralistes

    utilises outre-Atlantique11 (1). Ces diffrentes influences intellectuelles permettent la

    Commission et la Cour de se servir de la protection du march pour raliser le march

    commun. Sur ces bases, le droit europen applique une politique de concurrence vigoureuse

    ayant pour finalit de rduire les entraves aux changes susceptibles dmaner tant des

    entreprises prives que des mesures tatiques (2).

    Paragraphe 1: Lorthodoxie du trait comme justification de la protection

    du march commun

    La naissance du droit europen de la concurrence est profondment marque par

    linfluence ordolibrale: le march doit tre protg contre lui-mme. Ce qui signifie quil

    doit tre libr autant des entraves de nature tatique que de celles issues dentreprises

    prives. Propre aux ordolibraux, cet idal prside ralisation du march commun tel que

    lenvisage alors la Commission. Il satisfait autant les intrts de la Cour que dune coalition

    dtats membres, de fonctionnaires ou dentreprises, favorables la mise en uvre dun droit

    de la concurrence dont le but est de faciliter les changes lchelle europenne. Par

    consquent, la protection du march commun est une valeur qui influe fortement sur la

    jurisprudence de la Cour de justice jusqu la fin des annes quatre-vingt (A). Du point de vue

    des interprtes, elle constitue le tremplin mancipateur de linfluence des intrts nationaux.

    Cest ce que tente du reste dimposer la Cour dans les premires annes de sa jurisprudence:

    autonomie, mise en place dun cadre procdural et effet direct de larticle 85 (B).

    10 Lordolibralisme est un courant intellectuel qui nat durant la Seconde Guerre mondiale et qui prne, la diffrence des courants nolibraux classiques, une intervention forte de lEtat contre les entreprises prives dans le but de lutter la fois contre les monopoles publics et privs. Sur ce courant, v. 2nd partie. On peut toutefois se reporter pour plus de prcisions F. BILGER, La pense conomique librale dans lAllemagne contemporaine, LGDJ, 1964. 11 Lcole structuraliste, encore appele cole de Harvard, prescrit, en matire de politique de concurrence, un ensemble de propositions qui visent maintenir autant que faire se peu, une forme de pluralisme concurrentiel. Sur ce courant v. aussi 2nd partie.

  • 35

    A- Gense du genre technocratique: retour sur le contexte de la naissance du droit

    europen de la concurrence

    Par souci de clart, il convient dexposer les dbats de forme qui ont prcd

    ladoption des principales dispositions matrielles dapplication (a), avant daborder sur le

    fond, les points de vue proposs pour son application ainsi que les antagonismes qui en ont

    rsult (b). Car cest prcisment de cette manire que sest labor le droit europen de la

    concurrence: sur le dsaccord des tats, les institutions de lUnion en ont dfini la substance.

    a) La difficile mise en uvre dun cadre normatif et procdural

    La prise en compte du droit de la concurrence par le trait de Rome a engendr des

    affrontements idologiques majeurs. Lors de sa signature en 1957, les principales dispositions

    qui en constituent le cur (ententes, positions dominantes) sont peine connues des systmes

    juridiques nationaux des six tats membres. Hormis la France et les Pays-Bas qui connaissent

    un embryon de lgislation sur les ententes et dont lapplication reste trs loigne du droit

    contemporain de la concurrence, aucun pays signataire ne partage une culture de

    concurrence commune12. En France, la lgislation se rsume pour lessentiel aux articles 419

    du Code pnal et 1382 du Code civil13. Linterprtation de la premire disposition emprunte

    largement aux valeurs du juste commerce. La Cour de cassation examine toute entente

    susceptible de fausser les oprations commerciales laune de la libre et naturelle

    concurrence14. Il en est de mme de larticle 1382. Ainsi que lindique Claude Champaud, la

    qualification de comportement dloyal est intimement lie une dontologie des usages

    du commerce15. Dans le mme ordre dide, lentente16 se dfinit comme une varit de

    12 Il sagit en France, de larticle 419 du Code Pnal, v. sur ce point, C. CHAMPAUD, Les sources du droit de la concurrence au regard du droit commercial et des autres branches du droit applicable en France, in Mlanges en lhonneur de R. Houin, Dalloz/Sirey, 1985, p.61-107. M-A. FRISON-ROCHE, Les principes originels de la concurrence dloyale et du parasitisme, RJDA, 1994, n6, p.483. Par ailleurs, la Belgique et lItalie, demandent, sur requte des milieux daffaires, quun temps de transition soit accord avant la mise en uvre du droit de la concurrence surtout sagissant de larticle 86. Les pays du Bnlux ainsi que lAllemagne soutiennent une position contraire, v., M. MONTALBAN, S. RAMIREZ-PEREZ, EU Competition Policy Revisited: Economic doctrines within European Political Work, Biannual conference of society for Advanced Economics, Paris, 16-18 juil.2009, p.17. 13 Il sera par la suite adjoint larticle 419 du Code Pnal, lordonnance du 30 juin.1945, n45.1483 pour qui seule lentente et labus de position dominante qui ne contribuent pas au progrs conomique demeurent rprhensibles. 14 C. Champaud, op.cit, p.71. 15 C. Champaud, op.cit, p.97-98, lauteur affirme: Cest trs exactement ce que traduit la formule de la Cour dappel de Lyon inspire de Paul Roubier qui dfinit lacte de concurrence dloyale comme celui qui est

  • 36

    groupement de commerants, caractris par une volont commune et un but prcis: limiter

    et organiser la concurrence quils pouvaient se faire entre eux17. Dans ce tableau,

    lAllemagne fait figure dexception18. Cest la faveur de laccs au pouvoir des ordolibraux

    ds 1957 quelle se dote en effet dun nouveau corps de rgles en droit de la concurrence.

    labor sur des bases thoriques ordolibrales, ce corpus inspire les premires applications

    des articles 85 et 86 du trait de Rome19. Les dbats se concentrent dans un premier temps, sur

    les prrogatives de la Commission en cette matire.

    Alors que la dlgation allemande suggre, pour lapplication de larticle 85, un

    rgime dautorisation administrative strict, la dlgation franaise penche au contraire pour un

    systme dexception lgale. Au final, ni les positions franaises ni celles allemandes ne sont

    entrines. Lexamen de ces questions est simplement renvoy une date ultrieure. Ltape

    de Rome laisse donc en suspens lessentiel, savoir la mise en uvre de la politique de

    concurrence prvue aux articles 85 et 86. Or ces deux dispositions doivent entrer en vigueur

    aprs application effective du trait, dans un dlai de trois ans. linitiative de la

    Commission, de nouvelles ngociations sengagent qui visent ladoption de dispositions

    procdurales permettant dappliquer lesdits articles. En plaant le dbat sur le terrain

    procdural, la stratgie de la Commission est de se retrancher derrire la technique juridique.

    Le rglement 17/62 est finalement adopt le 6 fvrier 196220. Il est publi le 21. Texte

    consensuel, son principal apport fait dpendre le bnfice du paragraphe 3 de larticle 85

    dune dcision pralable et exclusive de la Commission. Sur ce point essentiel, le Conseil

    dlgue un certain nombre de prrogatives ncessaires la mise en uvre du droit de la

    concurrence21: pouvoir denqute, de sanction, coopration avec les tats membres, etc. Le

    prsident du groupe concurrence, Hans Von der Groeben, obtient que le champ

    contraire la loyaut commerciale telle que la dterminent et la conoivent les usages tablis et les milieux honntes du commerce. 16 Le doyen Ripert entrevoyait dj ce problme li la dfinition de lentente lorsquil tait question den systmatiser la catgorie. Pour lui comme pour dautres auteurs, on ne pouvait lgifrer sur les ententes parce quil tait impossible de classer ces dernires dans une dfinition juridiquement rigoureuse, in A. CHATRIOT, Les ententes: dbats juridiques et dispositifs lgislatifs (1923-1953), HES, n1, mars 2008, p.12. 17 J-B. BLAISE, Une construction inacheve: le droit franais des ententes et des positions dominantes, in Mel. R. Roblot, Aspects actuels du droit commercial franais, LGDJ, 1984, p.159-180. 18 D. SWANN, Competition and Industrial Policy in European Community, London, 1983. 19 Les ordolibraux reprsentent alors pour le gouvernement amricain un alli sr dans lide de doter lAllemagne et terme, les autres pays de lEurope de lOuest, dune lgislation anticoncurrentielle dans le cadre de lOECE, anctre de lOCDE. Pour les amricains, cette ncessit rsulte de ce quils attribuent lorigine du Nazisme la capacit industrielle des Konzerns, vastes cartels ayant pour but dorganiser la production dans diffrents secteurs conomiques. V. sur cette question: T. WITSCHKE, The first antitrust law in Europe, success or failure? Origins and application of Merger control Policy of the High Authority of Coal and Steel Community, 1950-1963, EBHA Conference, Business and Knowledge, July, 2001, p.2-31. 20 Rglement CEE, n17, JO, n 13 du 21 fvr.1962 p. 204 -211. 21 Rglement 17/62, op.cit, article 24.

  • 37

    dapplication de larticle 85 soit largi nombre dactivits marchandes. Par consquent, le

    rglement 17/62 confre la Commission un large pouvoir discrtionnaire dans lapplication

    de la politique de concurrence puisquelle peut soit autoriser soit encore interdire un accord

    anticoncurrentiel. Ces diffrents acquis constituent une premire victoire majeure pour

    lautorit administrative.

    Mais le rglement 17/62 est rapidement victime de son succs: la massification des

    demandes de notification et les difficults dinterprtation quil engendre pour les entreprises

    ne tardent pas assaillir les services de la Commission. Peu nombreux, disposant de peu de

    moyens, les agents sont vite dbords par laffluence de demande de notification daccords22.

    Cet afflux de notifications va paralyser pour longtemps lactivisme de Bruxelles bien que les

    textes lui octroient en thorie de larges pouvoirs23. De plus, il reste dfinir sur cet acquis

    procdural une politique de concurrence consensuelle ce qui est encore loin dtre vident.

    Cela tant, le rglement 17/62 demeure sans conteste une tape majeure de lorientation de la

    politique de concurrence par Bruxelles. Von der Groeben opte cet gard pour une stratgie

    technocratique.

    b) La stratgie de la Commission face lhtrognit des intrts nationaux

    Les antagonismes entre la France et lAllemagne quant lorientation de la politique

    de concurrence ont t jusquici esquisss brivement. Il convient maintenant dy revenir de

    faon plus dtaille. Lors des ngociations du trait de Rome, la France tente de modrer sur

    ses choix industriels nationaux leffet des dispositions de lUnion en matire de droit de la

    concurrence. La dlgation franaise estime