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LE « CARABIN ROUGE »

Bureaux et diffusion : LE C E R C L E D ' O R

3, quai Rousseau-Méchin 85100 Les Sables d 'Olonne

Tél. (51) 95.70.41 / 95.24.83 (Paris) S.F.L. - (Nantes) C O D I L - (Lyon) C .D .L .

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Aux mêmes éditions :

BELET Pierre (Contre-Amiral) : « Les Gémeaux de décembre », récit autobiographique.

BESSUGES Jacques : « Le Fil d'Ariane », récit (Viêt-nam 1954). HEINTZ François : « Le Harki des gendarmes rouges » (Algérie

1954-1962). ALBEROLA-RÈCHE Marcel : « Des pieds-noirs dans le jardin de

François Mitterrand » (1964-1984). MARIN Bernard : « De Gaulle, de ma jeunesse... » (1947-1970).

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Docteur Jacques Delivré

LE « CARABIN ROUGE »

Témoignage d'un médecin de combat en Indochine et en Algérie devenu médecin du travail

chez les sidérurgistes de Longwy

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La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1 de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

© É d i t i o n s le C e r c l e d ' O r , 1985, I . S . B . N . 2 -7188 -0134-4

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ORIGINE D U N O M

« CARABIN R O U G E »

L'appellation « Carabin rouge » f u t donnée, au début du X I X siècle, aux élèves-médecins, lesquels, dans les colonnes de la Grande Armée par tan t p o u r Austerlitz en 1805, avaient été dotés d 'une carabine à la place d 'un fusil à munitions, et étaient revêtus d 'un uniforme dont le col et les parements étaient de couleur rouge-sang.

Ce sont les habitants de Strasbourg qui leur donnèrent ce surnom lorsque l 'armée de Napoléon traversa la ville.

Cette appellation demeura puisque c'est à Strasbourg qu'en 1856fut installée l'École Impériale du Service de Santé militaire.

C'est après 1871, que cette École f u t transférée à Lyon et devint l 'École du Service de Santé militaire où étaient admis, après concours, les fu turs médecins et pharmaciens destinés aux Armées de Terre et de l'Air.

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1

U N E V O C A T I O N

Médecin-militaire? Oui, pourquoi pas? Peut-être trouverai-je là ce que je recherche. Militaire, oui, sûrement : mon enfance, mon éducation m'avaient trop imprégné pour que j 'y renonce.

Le génotype intervient... L'honneur, la patrie, toutes ces conceptions m'avaient bercé, modelé. Mais était-ce bien la seule raison ?

J'étais timide. Que d'efforts déployés pour paraître naturel ! Mais cette « introversion » facilite les beaux rêves. Ces instants où l 'on imagine tout, où tout est à vos pieds, seule la pensée d 'un adolescent le permet.

La philosophie me tentait; j 'aimais cette science. Elle m'aidait à guider mes idées, à les décrire, mais je craignais la déception : ces théories sujettes à de belles envolées ne risquent-elles pas de s'effriter aux abords du concret ?

Attiré, bien que timide, par « l'Extérieur » et le côté théâtral, je fus séduit par l 'Art dramatique.

Les cours du soir, au Conservatoire, étaient, pour moi, passionnants. Debout, seul, sur une scène étroite, il fallait « dire » et non « réciter » un morceau choisi. Mais il valait mieux commencer par une fable de La Fontaine : notre professeur, excellent comédien et remarquable pédagogue, y tenait beaucoup.

Combien d'élèves a-t-il pu instruire !

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Toujours les mêmes interruptions et les mêmes remarques : il était bon mais sans pitié; il n'hésitait pas à ridiculiser devant l 'auditoire celui qui se croyait déjà à la Comédie française.

Dure école que ce Conservatoire où se côtoyaient gêne et suffisance. Que de candidats parmi lesquels fleurissaient de ravissants minois à qui Maître Fleurent rappelait, sans courtoisie excessive, « qu'il ne fallait pas confondre fesses et talent » !

Lorsque mon prix fut proclamé, le roi n'était pas mon cousin. J'avais déclamé, sans rien voir de la salle, « L'Incantation du loup » de Leconte de Lisle et un poème de Marceline Desbordes-Valmore.

Le trac avait été bref. Dans les coulisses, Maître Fleurent s'approcha : « Il faut poursuivre, mon petit, il faut aller à Paris. » Bernard Noël, autre heureux lauréat, notre futur Vidocq, suivit ce conseil, à la satisfaction de tous. N'ayant pas, loin de là, le talent de cet admirable acteur, je préférai considérer l'art dramatique comme un violon d'Ingres.

Ma timidité était en partie vaincue; les galons et le panache conforteraient mon assurance balbutiante.

Mais ce n'était pas tout (que j'étais donc compliqué !) : j 'étais curieux de la science de l 'homme.

Sans doute trop d'affectivité magnifiait-elle les choses. Je pensais que le médecin pouvait s'affranchir, du moins en esprit, des contraintes qui amenuisent l'individu, et que, de par ses fonctions, il faisait moralement partie des hommes libres.

Curieux contraste donc chez moi : ce besoin de vivre en une société hiérarchisée et organisée, ce désir de commander et d'être guidé et, en même temps, cette attirance vers l 'indépendance et la liberté intellectuelle. Séquelles bonnes ou mauvaises d 'une éducation et d 'un genre de vie.

A moi de tirer de ces deux « extrêmes » la substantifique moëlle. Je serai médecin-militaire.

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On a critiqué l 'année du P.C.B. (Physique, Chimie, Biologie). On la disait, tout au moins certains, totalement inutile pour des futurs médecins.

Avec le temps écoulé, je crois, pour ma part, avoir au cours de cette année-là beaucoup appris. Elle donnait un esprit scientifique large et ouvert, complétant harmo- nieusement le bac. Math-elem ou Philo. Elle ne spécialisait pas au sens que l 'on donne aujourd 'hui à ce terme, mais elle ouvrait des horizons.

Sans doute l'étude au microscope d 'un réceptable de Fucus n'avait rien de palpitant, mais, à la vérité, cette symbiose physico-chimique et biologique permettait au-delà des formules développées et de la description du goniomètre, de se poser des problèmes qui, parfois, étaient susceptibles de friser l'infini... L 'homme, même s'il est petit-fils de poisson, peut être promis à une destinée immortelle.

Et même, certains jours, lorsqu'il nous arrivait d'être sérieux, nous abordions avec certains de nos camarades, à l'issue de conférences magistrales dont nos professeurs avaient le secret, cette conception d 'une ascension progressive de la vie, depuis l'être unicellulaire jusqu 'à l 'homme en tenant compte de l'émergence de plus en plus frappante de l'esprit.

Les études médicales actuelles, tout au moins au cours de leurs premières années, font appel à des études poussées en mathématiques; certains jeunes étudiants, m'a-t-on dit, préfèrent suivre une année de mathématiques supérieures afin d 'aborder dans de bonnes conditions les premières épreuves de médecine.

Loin de moi de considérer ceci comme du temps perdu : la médecine, en effet, est et sera de plus en plus ouverte aux sciences dites « exactes » ; mais le raisonnement mathématique, si rassurant lorsqu'il est appliqué dans sa rigueur, peut se trouver en défaut en clinique où une véritable gymnastique intellectuelle se révèle souvent nécessaire.

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L'École du Service de Santé militaire de Lyon nous accueillit un soir pluvieux d'octobre 1946.

Sombres et vétustés, les bâtiments ou tout au moins ce qu'il en restait, ils avaient eu le triste privilège d'abriter la Gestapo de Lyon, virent arriver cent jeunes qui, pour des motivations diverses, se destinaient au Corps de Santé des Armées.

Nous n'eûmes guère le temps de faire connaissance. Les « Anciens », venus de l'hôpital Desgenettes, nous attendaient. Ces derniers avaient, pratiquement tous, participé aux combats de la Libération en tant que médecins ou pharmaciens auxiliaires ; ils nous parurent « casseurs » et décidés. Pauvres « pékins » que nous étions, dont l'anatomie nourrie de restrictions de quatre années n'était pas très épaisse, nous fûmes prêts à subir les brimades « éducatives », pas très méchantes du reste.

Sitôt arrivés, sitôt dans la cour afin d'effectuer, sous bonne garde et sous les regards critiques et sévères, des « pompes » toujours mal faites, donc toujours à recommencer.

Les cadres, officiers et sous-officiers, fermes et bienveillants, nous initièrent ensuite aux exercices d'ordre serré, aux premiers balbutiements des commandements.

Enfin dignes de revêtir la tenue de tradition, nous étions devenus, pour la rentrée des Fac., véritablement élèves- officiers du Service de Santé.

Tous les matins, nous avions stage hospitalier dans les services des hôpitaux de Lyon; l'après-midi, cours ou travaux pratiques à la Faculté de Médecine.

Si l'on se plaint, à l'heure actuelle, du manque de contact auprès des malades du fait du nombre restreint de lits par rapport à celui des étudiants, ce n'était pas le cas à l'époque.

Dès les premiers jours, nous fûmes répartis dans les différents services de médecine et de chirurgie de l'hôpital Edouard-Herriot, des hôpitaux de l'Antiquaille ou de la Croix-Rousse.

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Je me demande encore comment les chefs de service et leurs assistants pouvaient concevoir l'instruction de jeunes carabins n'ayant aucune notion de la pathologie interne ou externe. Quelle somme de patience n'ont-ils pas dû déployer pour nous faire connaître les signes cliniques de l'ulcère d'estomac ou du cancer utérin !

Le malheur voulut que le premier étudiant interrogé, dès le deuxième jour, fut moi. Il s'agissait d'un kyste du sein chez une femme qui pouvait avoir une trentaine d'années. N'ayant aucune connaissance de ce que pouvait être un kyste ou une adénite, je palpai consciencieusement sans savoir ce que je devais trouver. « Quand vous aurez fini de jouer du piano sur les seins de madame, vous nous donnerez les résultats de vos recherches », me dit le Patron. Rigolade générale !

Sans doute est-ce indispensable que les jeunes étudiants aient le plus tôt possible accès aux services hospitaliers : c'est là que se révèle la véritable science médicale; mais encore faut-il que ces étudiants aient en leur possession des connaissances de base leur permettant de tirer profit de ces stages.

En première année, je crois que les cours d'anatomie de Michel Latarjet ou de physiologie des Professeurs Hermann et Jourdan ou les travaux de dissection du Professeur Lecuire nous étaient davantage profitables.

Je leur dois d'avoir gardé des stages hospitaliers de deuxième année un souvenir ineffaçable : époque heureuse, je le redis, au cours de laquelle les étudiants pouvaient, en toute quiétude, auprès des lits des hospitalisés, compulser le dossier médical du malade, écouter les commentaires de l'interne, poser des questions, se familiariser avec les souffles cardiaques et les troubles du rythme, prendre des notes lorsque le Professeur Josserand, par exemple, dans son service lyonnais, nous enseignait en même temps que la thérapeutique adaptée à chaque cas, l'esprit d'humilité qui doit inspirer tout médecin.

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L'audition d'interviews ou la lecture des ouvrages de savants aussi reconnus que Jean Bernard, Milliez, Mathé ou Minkowski, me faisaient irrémédiablement penser, lorsqu'il était question des « Mandarins », à ces patrons de ma jeunesse estudiantine, dans les hôpitaux de Lyon et de Nancy. Sans doute, avec le recul, a-t-on tendance — c'est humain — à enjoliver les choses et à garder de ceux qui vous ont guidés, une image un peu idyllique; je trouve, néanmoins, qu'ils étaient de ces hommes méritant le titre de Sages.

Ils alliaient à leurs vastes connaissances, la pondération du jugement et le simple bon sens. Comme ils paraissaient sceptiques devant les articles pseudo-scientifiques qui, à l'époque, défrayaient chaque mois les chroniques illustrées ! Pour beaucoup d'entre eux, ce qui comptait avant tout, du moins en avait-on l'impression, c'était le malade en tant qu'être souffrant, et je me souviens de ce chef de clinique lyonnais insistant pour que nous sachions du patient que l'on devait examiner la conception que ce dernier avait de l'existence.

Combien de fois, depuis, au combat ou en temps de paix, dans les infirmeries ou dans les hôpitaux, ne me suis- je pas remémoré tout ceci. Car, que le médecin le veuille ou non, il ne peut s'empêcher de songer à la beauté de la vie ou au dégoût de l'existence.

Sans doute ce souci n'est pas aussi lancinant chez tous : certains préfèrent vivre fougueusement dans l'action, d'autres ont la possibilité de vivre à l'abri du monde et du bruit...

Mais, après tout, pourquoi ces réflexions puisqu'à vrai dire, ce qui m'attirait, c'était le contact humain.

Et, tantôt euphorique, tantôt découragé par l'étendue des connaissances que nous devions acquérir, je reprenais la « patache » bringuebalante n° 1 de l'O.T.L. (1) pour « redescendre » vers l'avenue Berthelot, vers notre école nourricière...

(1) Transports lyonnais.

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Quelle influence pouvait donc avoir cette école sur les idées qui affluaient en nous ? Car, au fond, n'était-ce pas un hôtel-restaurant ? Bien grand mot, certes... Un hôtel à peine chauffé, souvent sans joie, avec des poêles qu'avaient dû connaître Dominique Larrey et le baron Percy. Une simple boîte de conserves sous les corps « pendants » recueillait un liquide immonde non comparable à celui, naturel, que les « Anciens » nous obligeaient à déverser à l'intérieur même de ces moyens de chauffage archaïques.

Quant au « Restaurant », nous étions toujours en période de « vaches maigres » ; ce n'était pas un modèle de diététique : la « Strass » (1) faisait ce qu'elle pouvait, mais les crédits étaient, déjà à l'époque, très limités. Le poids de cette responsabilité souvent dénigrée mais tellement importante, reposait sur les épaules d'un officier d'Administration dont le nom, invariablement, revenait comme un refrain lorsque nous nous trouvions devant les immenses marmites de pâtes. « ...Si tu m'aimais, tu me ferais des nouilles et pendant qu'elles cuiraient, ton petit doigt me chatouillerait les c... ! » Ainsi, sur l'air des « Filles de Camaret », à trois voix s'il vous plaît, les santards donnaient « à plein » !

Cette période de disette et l'absence de confort avaient contribué à la naissance d'une solidarité bénéfique pour nous, car les vocations d'entrée, toutes respectables, étaient fort différentes. Les uns voulaient être médecins ou pharmaciens, mais la dureté des temps ne permettait pas toujours aux parents de payer de longues études. D'autres avaient surtout la vocation militaire et c'était toujours des discussions passionnées, le soir, dans les box, devant les gros « Rouvière », nos bouquins d'anatomie, fidèles compagnons, objets de découragement, mais dont, au fond de nous-mêmes, nous étions assez fiers...

Frigorifiés dans nos capotes, murmurant les branches de l'artère sous-clavière, nous nous imaginions la « leçon de Rembrandt », sans le savoir !

(1) « Strass » : la Direction.

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A l'époque, l'École du Service de Santé militaire « fournissait » l'armée de Terre, l'armée de l'Air et une partie de la « Coloniale »; l'École du Service de Santé de Bordeaux « fournissait » la Marine et l'autre partie de la « Coloniale ».

Aussi, selon l'armée choisie, jouions-nous déjà les vétérans tout en vivant dans ce creuset commun qui avait su forger un état d'esprit.

Sans doute, j'enjolive, mais il y a quelques années, invité comme une « huile » à un baptême de promotion, je fus presque dépaysé au spectacle des voitures d'élèves, alignées sur le parking. C'était beaucoup mieux ainsi, mais je ne pouvais m'empêcher de penser au santard de 1946, au « pékin » déguisé, fier de faire la roue, en uniforme, devant les midinettes, au bal du « Pal d'Hiv ». Autre temps !

Le Médecin-colonel Chavialle, sous la dureté de son caractère que reflétait son accent rocailleux d'Auvergne, savait témoigner, à sa manière, l'affection qu'il nous portait.

Ayant eu l'insigne honneur d'être élu au comité des élèves, je recevais parfois les algarades du « Patron » pour tel ou tel fait héroïque accompli par des camarades de promo : « sonneries de cloches », courses sur les toits, « attaques de véhicules des transports lyonnais » !

Combien de fois avais-je, intérieurement, envoyé mes camarades au diable ! Mais je ne leur en ai jamais rien dit.

Le souvenir le plus ineffaçable pour moi de cette vie d'école, fut celui de l'inauguration du Foyer des Elèves en 1948. Le Directeur m'avait demandé de peindre des fresques dans ce sous-sol sombre et triste, mais qui avait le mérite de servir de local où se rencontraient les santards à l'issue des journées de « bachotage ».

J'avais représenté des scènes idéalisées, caricaturant la vie de l'Élève.

L'inauguration qui suivit la prise d'armes était présidée par le général de Lattre de Tassigny. Je revois ses yeux

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perçants, son sourire esquissé ; figé au garde à vous devant lui, je tentais d'expliquer les motifs des dessins.

— « C'est bien vous que vous avez caricaturé sur ce panneau ? » me demanda-t-il, en désignant de sa canne ma « bouille » cernée d 'un collier de barbe.

— « Oui, mon Général ». — « Pourquoi avez-vous rasé votre barbe ? » — « On nous a dit que vous n'aimiez pas cela. » — « Qu'est-ce que c'est que cette légende ? »

s'exclama-t-il.

Nous avions, à l'intérieur de l'école, des cours complémentaires d 'Anatomie, de Pathologie interne et externe, des travaux pratiques. Ces cours, du Médecin- colonel Mertz ou du Médecin-commandant Camelin, étaient loin d'être du temps perdu. Mais nous avions aussi, c'était une tradition aujourd 'hui disparue, des cours d 'arabe; un chef d'escadrons des affaires indigènes nous enseignait cette langue orientale; au cours, notre présence était obligatoire.

Nous étions loin de penser que cette instruction nous serait si utile quelques années plus tard.. . Heureusement pour moi, cet officier était également notre professeur d'équitation; l 'amour que je portais à mon cheval m'évita, de ce fait, bien des jours d 'arrêt pour note insuffisante en arabe...

Oui, cette vie à l 'École du Service de Santé, selon tout au moins le souvenir que j 'en garde, renforçait en mon esprit l'idée concernant les missions du médecin et celles de l'officier : elles n'étaient pas si éloignées, elles étaient même proches les unes des autres.

Tous deux, me disais-je, se doivent de définir, chaque jour, une volonté d'action. Ils peuvent se trouver, l 'un et l 'autre, face à des situations qui échappent à toute classification. Leurs manières de concevoir et d'agir peuvent être pour l 'homme que l 'on soigne ou à qui l'on commande d 'une extrême importance.

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Et c'est à la Faculté de Médecine de Nancy où j 'avais été détaché pour terminer mes études universitaires que je soutins ma thèse : « Le test de Rosenzweig en psychologie appliquée ».

« Sur ma conscience, en présence de mes Maîtres et de mes condisciples, je jure d'exercer la médecine suivant les lois de la Morale et de l 'honneur et de pratiquer scrupuleusement tous mes devoirs envers les malades, mes confrères et la Société... »

Simple formalité que ce serment ?

Qui a connu ce moment où, en toge, devant les Patrons qui, la veille encore, vous semblaient inacessibles, et qui, en cet instant, donnent l'impression de vous accueillir parmi eux, qui a connu ce moment, n'a-t-il pas eu, ne serait-ce que quelques secondes, l 'image du bonheur au sens métaphysique ?

La Médecine, c'est la vie à sauvegarder; la profession médicale est, sans contestation possible, action bienfaisante.

Cettte notion fondamentale de vie, le thésard y pense, car elle survit à tout évènement et à toute loi.

Croyance et finalité seront-elles satisfaites ?

C'était vrai ce jour-là, pour moi, thésard et médecin-lieutenant.

Orgueil puéril mal contenu ?... Me croyant armé contre tout, au service de tous, je me sentais prêt pour la grande aventure.

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II

PREMIÈRES ARMES

« Messieurs, vous irez tous en Indochine. »

Telle fut la conclusion du Directeur central du Service de Santé, à l'issue d'un stage raccourci et bâclé dans la vénérable maison-mère du Val-de-Grâce.

Les choses étaient claires. Après tout, n'était-ce pas notre métier ?

La fine fleur de l'Armée française se battait là-bas. Nous devions en faire partie. Je préférais de beaucoup cette information à cette menace qu'au début du stage on nous avait faite : « Ceux qui ne travailleront pas bien iront en Indochine. » En traduisant : les médecins militaires qui travailleront mal seront condamnés à faire un travail de médecin-militaire ; nous étions loin des harangues de la veille d'Austerlitz !

Pour ma part, je ne connaissais que peu de choses de ce pays... Mes notions géographiques, et encore !

Tout au long de mes études universitaires, je ne suivais que de loin — et je n'étais pas le seul — les multiples péripéties de cette campagne politico-militaire. Indépen- dance?... Inter-dépendance?... On se battait pour la paix!... Défense de la civilisation !... Entrevues Bollaërt- Bao Daï... C'était bien vague.

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Les informations — et elles étaient réduites — concernant les affaires de Cao-Bang et de Lang-Son, nous avaient cependant marqués.

Bien qu'on nous ait « camouflé », comme à l'habitude, les origines de ce désastre, nous nous doutions bien que des éléments d'élite de notre armée s'étaient fait massacrer par les guerriers « d'en face » dont on nous avait tant dit qu'ils n'étaient juste bons qu 'à faire des « coolies »...

De Lattre venait de mourir. Ses obsèques furent grandioses. Qu'allait devenir alors l'esprit qui avait décidé de l'offensive d 'Hoa-Binh?

Quelles idées me traversaient la tête, ce lendemain de Noël 1952, lorsque, sous la neige, apercevant encore la silhouette de ma femme courant le long de l'esplanade des Invalides pour un dernier « au revoir », je me trouvais dans le car qui menait au Bourget ?

Quelles idées me traversaient la tête dans le « Constellation » qui survolait les brumes?. . . Etait-ce la lutte entre deux mondes ? Qu'était ce Viêt-minh dont on parlait tant ? Que pouvaient donc ces petits hommes face à nos chars ? Qu'attendait-on de nous? Dans quelles conditions étaient évacués les blessés ?

J'avais appris par cœur, au stage d'application du Val- de-Grâce, ces magnifiques planches sur lesquelles étaient représentés les différents stades d'évacuation, depuis la ligne de feu jusqu 'à l 'hôpital de l'intérieur... Il ne manquait pas un bouton de guêtre.

Pourtant , un officier, à côté de moi dans l'avion, me saoûlait de paroles où revenaient sans cesse les expressions « paniques », « casser du Viet », « Ces cons qui nous commandent »... Préférant attendre le contact avec la réalité plutôt que m'appesantir sur les propos de mon voisin toujours prolixe, je contemplais la lumière des escales...

Saïgon, la voilà, la ville tant chantée, ce décor pour romans d'espionnage, « nuits câlines, nuits d 'àmour. . . » ! Saïgon, tu étais belle, mais comme tu semblais factice, grouillant de monde, de cyclo-pousses, de quatre-chevaux

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« Renault », de marchands de trottoir ! Puant le parfum à bon marché, mélange de patchouli et de nuôc-mân, tu semblais écrasée sous la chaleur...

En tenue de drap, dégoulinant sous mon képi de velours amarante, je retrouvai deux camarades à l 'hôpital Grall... Le Médecin-général nous assura de sa totale sollicitude et un médecin-commandant de la direction nous brossa un tableau rapide de la situation sanitaire. Nous aurions à nous occuper non seulement des hommes de nos unités, mais également des populations : vaccinations, hygiène... Le Service de Santé militaire avait acquis ses lettres de noblesse grâce à des actions de ce genre, il nous fallait continuer.

Trois bataillons, au Tonkin, étaient dépourvus de médecins; ces derniers — tué, prisonnier, rapatrié sanitaire — n'avaient pas été remplacés. Un bataillon de Légion, un bataillon de Tirailleurs marocains, un bataillon de Tirailleurs algériens... Je demandai la Légion. On me fit comprendre, à juste titre, qu'il était plus normal de tirer au sort. Je tombai sur le bataillon de 2e régiment de Tirailleurs algériens.

Adieux rapides, avion pour le Nord Viêt-nam, bref passage à Hanoï, puis Haiphong, pour présentation à la base arrière du bataillon. Un lieutenant et le Trésorier m'attendaient. Nous devions rejoindre Ninh-Giang, bourg situé à une trentaine de kilomètres de Haiphong, où était cantonné le bataillon. La veille, ce dernier avait perdu pratiquement deux sections tombées dans une embuscade; le moral était, parait-il, assez bas.

Une escorte de la base arrière... et en route !

La voilà, cette fameuse route, témoin de tant de souffrances et de destructions. Des cadavres de véhicules gisaient encore sur le bas-côté. Les mines avaient parlé...

De ma jeep, je contemplais pour la première fois le calme spectacle des rizières. Toujours le même tableau : petites pousses vertes, miroirs des mares, paysage plat... plat... Quelques paillottes et la pagode parfois qui domine.

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Photocomposi t ion : SECOPRIM - Rennes/Saint-Grégoire

Impression et façonnage : Imprimerie DELROISSE - Olonne-sur-Mer

Page 22: LE « CARABIN ROUGEexcerpts.numilog.com/books/9782718801346.pdf · et les parements étaient de couleur rouge-sang. ... elle ouvrait des horizons. Sans doute l'étude au microscope

Ce livre développe les trois volets d'une vie tout entière consacrée à la mé- decine, c'est-à-dire à l'homme.

«Carabin rouge» - ancien élève de l'Ecole du Service de Santé militaire de Lyon-, le médecin-lieutenant Jacques Delivré est affecté, en 1952, au Tonkin, comme médecin-chef du 2e Régiment de Tirailleurs algériens, élément du fa- meux Groupe mobile n° 3 qui forma l'un des derniers carrés de résistance jus- qu'aux accords de Genève en juillet 1954.

Dès mai 1955, le médecin-capitaine Delivré, médecin-chef du 26e R.I. moto- risée, est envoyé avec la 2ème Division d'infanterie motorisée en Algérie,en Grande Kabylie puis dans le Sud-Constantinois. En 1962, adjoint au Directeur du Service de Santé de nos Forces en Algérie, il assiste à la fin de la présence française.

Après avoir été affecté au Ministère des Armées, à la Direction centrale du Service de Santé des Armées, puis, en 1970, commandé l'Ecole des E.O.R. du mê- me Service, à Libourne, le médecin-colonel Delivré pressent, en 1974, une évo- lution sociologique à laquelle il veut participer. Et c'est comme médecin du tra- vail dans la Sidérurgie lorraine, à Longwy, qu'il vivra les premiers remous causés par les restructurations.

Ainsi, l 'auteur, par ses différentes affectations, s'est trouvé, en tant que mé- decin, «en première ligne» des importants évènements qui, durant ces trente der- nières années, ont secoué notre pays.

A travers ses témoignages, depuis les rizières d'Indochine jusqu'aux usines du Pays-Haut lorrain, des «soldats perdus» d'Algérie aux sidérurgistes de Lon- gwy,il y décèle chaque fois un sursaut de l 'homme face aux bouleversements so- ciologiques et économiques ayant exigé de sa part un effort douloureux d'adap- tation.

Il y voit aussi une domination progressive de la Matière sur l'Homme, étouffant sur son passage ces sentiments naturels que l'on nomme croyances et ambitions.

Le Docteur Délivré appuie son témoignage sur la pathologie qu'il est ou fut appelé à rencontrer quotidiennement : accroissement des allergies, des troubles dits psychosomatiques, des accidents cardio-vasculaires frappant des hommes de plus en plus jeunes.

Pour lui, il s'agit là, parfois, d 'un moyen d'expression, d'une forme de lan- gage, transmis par le corps mais émanant de notre cerveau dont le bon fonction- nement requiert croyances ou motivations nécessaires à la réalisation de l'acte.

Jacques Delivré demeure cependant convaincu du triomphe de «la Vie».