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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected] Article « Le "Cantique" du Père Cyprien » Yves Le Hir Études françaises, vol. 2, n° 3, 1966, p. 315-327. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/036241ar DOI: 10.7202/036241ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Document téléchargé le 12 février 2017 08:56

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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à

Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents

scientifiques depuis 1998.

Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected]

Article

« Le "Cantique" du Père Cyprien » Yves Le HirÉtudes françaises, vol. 2, n° 3, 1966, p. 315-327.

Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

URI: http://id.erudit.org/iderudit/036241ar

DOI: 10.7202/036241ar

Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir.

Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique

d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

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NOTES ET DOCUMENTS

LE « CANTIQUE » DU PÈRE CYPRIEN

La poésie lyrique au xvir siècle n'est pas seule-ment constituée par des recueils de vers légers, ingé-nieux ou futiles. La littérature d'inspiration religieusea une importance méconnue. Sur les formes et l'évo-lution elle-même de la sensibilité, les traductions ontjoué un rôle primordial. Tel se présente le « Cantiqueentre l'Ame et Iésus Christ son espoux », du PèreCyprien. En regard de sa version, publiée en 1641,l'auteur a pris soin de placer le texte de Jean de laCroix comme pour inviter le lecteur à une confronta-tion incessante. La langue, le style, la versification dupoème français supportent-ils victorieusement pareilexamen critique ?

Bien que notre analyse concerne seulement lesonze dernières strophes, il convient d'écarter tout desuite l'écran établi par une langue assez éloignée dela nôtre.

L'article se présente sous une forme écrasée der-rière préposition: en les, réduit à es. À cette date,elle était assez vivante. Ce sont les grammairiens duXVIIe siècle qui ont réussi à la discréditer par leursattaques répétées. Pour exprimer le haut degré relatif,Malherbe déjà exigeait l'article; «les grottes ... lesplus hautes ... et plus secrettes » offre donc une ano-malie. Mais on peut penser qu'il s'agit ici plutôtd'une mise en facteur commun. Il neutre, uniperson-nel, continue à s'employer au sens de cela : « il est àpropos », libérant une syllabe utile.

On notera la réflexivité au niveau du verbe aller:« se va respandant », « se va ranger », soulignant l'ef-fet de l'action sur le sujet. La Fontaine sera un desderniers écrivains à ne pas cristalliser la voix prono-minale avec un tel auxiliaire. La place du régimeatone se présente donc comme une variation stylis-tique.

W

Photo. Bibl. nat. Paris

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La périphrase verbale en -ant s'est développée enAncien Français autour de l'assonance: elle se trouveici à la rime. Sa nécessité logique parut contestableaux puristes du xvir siècle. D'où son déclin. Les Ro-mantiques lui ont redonné crédit. À cette place men-tionnons que l'invariabilité du participe présent (beu-uant) a été décidée en 1679 seulement.

La construction adjectivale: « au mont d'où l'eauplus pure sourd », d'origine latine, était insupportableà Malherbe. Un adverbe eût été encombrant. D'autrepart ce n'est pas l'action qui demandait une caracté-ristique. Du coup, la symétrie apparaît plus justeavec le vers suivant: « au bois plus espais ».

Le verbe prétendre est transitif direct jusqu'auxvnr siècle: « tout ce que pretendoit mon ame ».

Les prépositions incolores sont polysémantiques :« tournez vos yeux sur les môtagnes ». Nous dirions :vers. Chez les poètes, et malgré Ronsard, en restealors plus usuel que dans. Mais ici, le Père Cypriena voulu décalquer son modèle : « en soledad » . . . L'ab-sence d'article souligne mieux la non-actualisation del'idée. Courant au XVIe siècle, l'adverbe ia a vite cesséd'être du bon usage, au XVIIe siècle. Il apparaît ici(XXXIV) comme une commodité métrique, en regardde desia (xxxvm). De même pour dedans (xxxn), enface de dans (xxxv). Cependant que demeure assezcommun (Corneille...). L'usage des conjonctionstemporelles trisyllabiques est cause de sa disparition.On notera enfin l'emploi de « pas un ne le regardoit »,avec le sens de personne, comme nul; et surtoutla construction : « que plus touchans le mur, lesfrayeurs ... » L'ictus tonique et sémantique a précipitéla chute du premier élément négatif, atone, ne.

Parallèlement à la syntaxe, le lexique offre plu-sieurs mots intéressants, en plus des valorisationsconnues :

Ennuys, au sens de « tourments » . . .L'adjectif veillant (e) cesse d'être enregistré par

les Dictionnaires au XViP siècle, bien qu'on le ren-contre dans La Fontaine, Bossuet... En principe, il

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signifie : « qui veille » ; c'est une image. Un autre sensapparaît: «torturant».

Ire, proscrit par Mlle de Gournay, tendait à sespécialiser pour la colère de Dieu. Richelet auraitvoulu le sauver: trop tard. Mais les acceptions sontplus étendues ici.

De même face, n'était toléré dans le style élevéqu'à cause de ses résonances bibliques. Dans notretexte, il est donc juste.

Ranger a une valeur concrète assez large : « sediriger ».

Estranger est presque synonyme d'« insolite » oud'« inconnu ».

Tourtre est accueilli dans la prose surveillée deGuez de Balzac. Il vivote en poésie jusqu'à la fin dusiècle. En 1771, le Dictionnaire de Trévoux enregistresa disparition définitive.

Pair décalque socio : « compagnon ».Consommer et consumer étaient pris l'un pour

l'autre, malgré Malherbe et Vaugelas.Aspect enfin a un sens actif « vue ».Tous ces faits situent bien notre texte dans l'his-

toire d'une langue préclassique en pleine évolution.

Malgré tout le Père Cyprien arrive à sauvegarderson originalité dans l'usage d'un vocabulaire varié etl'utilisation adroite du matériel grammatical. Sonmérite se manifeste avec éclat, si l'on songe à comparersa traduction à celle de René Gaultier, publiée en 1622.On mesure alors l'écart qui sépare un travail simple-ment consciencieux, d'une recréation poétique.

Le vocabulaire présente des mots non seulementconcrets et abstraits, mais de registres divers. Sontparticulièrement caractéristiques les abstraits au plu-riel qui détachent plusieurs aspects ou manifestationsde l'idée ou de l'action : ardeurs, ennuys, frayeurs...Fait de langue noble certes (la langue précieuse enabusa: on se souvient des « patiences de Job »), mais

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souvenir aussi des pluriels bibliques qui marquent l'in-tensité et la répétition. Là où Jean de la Croix neparle que de « ta beauté », le Père Cyprien renchérit :« vos beautez ».

Les mots concrets si particularisés, sans escortede qualification (« le seuil de ma chambre », « les faux-bourgs », « son nid ... ») surprendraient plus tard ail-leurs que dans un contexte manifestement imprégnéde réminiscences scripturaires. Ils sont ainsi excusés.La simplicité y trouve son compte, de surcroît.

Dans le lot de noms abstraits, quiétude est im-portant. Quietus est bien représenté dans les deuxTestaments. Le substantif isole une conception idéalede vie, soustraite au caprice des passions. À l'ataraxiedes humanistes, d'un Montaigne, fait place une vertuchrétienne d'abandon. L'idée est promise à un belavenir à la fin du siècle: un nouveau substantif pa-raîtra nécessaire pour l'expliciter totalement.

Un des aspects les plus représentatifs de ce voca-bulaire est constitué par la fréquence des mots por-teurs d'une idée de mouvement: à eux seuls, ils mar-quent une tension et un élan. La strophe xxxvi mesemble typique. En face de « Jouissons de nous, aimé »,le Père Cyprien interprète : « Sus allons ... ». Appa-remment il a laissé tomber « entremos ». Mais prenonsgarde à la ponctuation si insistante au xvn* siècle desdeux points :« . . . : au mont ». Ce complément de lieu dé-pend certes logiquement de « voir » ou de « considé-rer ». Pourtant la pause après « graces », nous conduità respecter l'autonomie sémantique de ces vers : appelspressants au bien-aimé.

À cet égard, la phrase du Père Cyprien dans cepoème mérite quelque attention. Sans doute elle suitsouvent au plus près son modèle. Malgré tout, onremarquera les inversions moins nombreuses (xxxi,xxxiv...) au bénéfice du naturel. Ronsard déjà avaitproscrit les « transpositions de mots », principe d'obs-curité dans la poésie de M. Scève.

En outre, les mots de liaison demeurent discrets,tandis que les appositions sont multipliées, assurantla progression avec la plus sûre économie de moyens.

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N'en demeure que plus étonnante l'ouverture de lastrophe XL. Les disputes sur « car » au XVIIe sièclesont bien connues. Comment interpréter cette co-ordination ? Puisque le Père Cyprien évite l'inver-sion et l'archaïsme, il est difficile de penser à unesubordination : Aminadab n'osait paraître parce que . . .En fait, car développe l'idée de la strophe précédente,avec une raideur scolastique. Gaultier plus adroite-ment avait mis : « Pas un ne nous regardoit ». C'estpeut-être la seule tache d'un poème où notre auteurfait preuve de tant de sûreté grammaticale.

Et d'abord de doigté, dans l'utilisation de l'articledéfini, caractéristique de la vision d'un univers idéal.Il l'emploie ici à peu près comme le démonstratif:pour inciter le regard ou la pensée à une contempla-tion sans défaillance: « ces celliers », « ce lieu », « toutce que », « ce pourquoy » ; magnifiant la représenta-tion ou l'isolant : « les Luts », « la verdoyante rive » . . .

Les pronoms personnels sont évidemment atten-dus. Au début, une relative discrétion. « Pour quel'épouse dorme plus tranquillement », dit Jean de laCroix. Le Père Cyprien évite une représentation tropbrutale : « le resueil de celle qui prend son sommeil ».Mais dans la dernière partie du poème, les pronomsse multiplient, lors de la rencontre de l'époux et del'épouse, signe triomphant de leur présence.

Comme dans le Cantique des Cantiques, nousavons ici un dialogue. Le choix de l'impératif apparaîtdonc naturel pour marquer le mouvement des person-nages l'un vers l'autre. À cet égard, les futurs à lafin du poème se comportent comme des substitutsélégants de ce mode, même s'ils expriment une réa-lité prochaine.

Les présents n'ont pas seulement une simplevaleur d'actualisation: ils marquent une permanence,soustraite à l'accident. L'aventure qui nous est ra-contée relève ainsi d'une expérience atemporelle. Dansce récit, les perspectives chronologiques sont assuréespar le plus-que-parfait « auoit désiré », alors que l'im-parfait éternise un état ou une aspiration: dans lastrophe xxxv. Le passé simple marque un temps reculé

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du passé (« donnastes ») confirmé par des moyenslexicaux : « desia » ; « l'autre iour » . . . La dernièrestrophe offre une dissonance. Deux plans se confon-dent. Le temps de l'histoire, objectif, qui relaterait unévénement passé, se gonfle de la durée d'une expériencedécrite avec complaisance. Dans une certaine mesure,l'imparfait est ici formulation de l'extase, celle qu'ona déjà connue, celle qu'on imagine.

Le tact du Père Cyprien et son art se précisentdans l'usage de la qualification. La fréquence del'adjectif antiposé est remarquable: fait de style noblecertes, mais signe aussi de valeurs affectives. Post-posée l'épithète est nettement descriptive : « les Che-ures sauvages ». Le texte espagnol parle de « daimsbondissants ». Notre traducteur a interprété « bon-dissants » par « chèvres » ; du coup, il lui fallait unedétermination plus explicite. Sous forme d'adjectifverbal, la qualification apparaît une fois singulière:les « veillantes nuits », à l'imitation de l'original : « lesnuits éveillées ». Fait de lexique, d'abord. Une pro-position relative permet, à la faveur d'une personnifi-cation, d'animer l'abstraction : « Ardeurs qui causeztant d'ennuys ». Si l'adjectif nous semble plus d'unefois conventionnel ou facile, n'oublions pas qu'au xvirsiècle, son pouvoir d'évocation n'était pas encoreépuisé. Le Père Cyprien reprend jusqu'à l'obsessionles mêmes mots porteurs de rêve: «bleu», «clair»,« doux », « pur ».

Par rapport à l'original et à Gaultier, l'adjectifest valorisé : « claires eaux », « délicieux riuages »,« doux parfum », « clair miroir » . . . Bien plus,notre écrivain est capable de transpositions heureuses :« au bois plus espais & plus sourd », en regard de :« entrons plus avant dans l'épaisseur » ! Autant dechoix qui supposent une orientation ferme du goût.

Les valeurs stylistiques se confirment quand onanalyse la nature essentielle de ce texte. Il s'agit d'unpoème d'amour. Le Père Cyprien saura-t-il nuancerses expressions ? Il se borne à évoquer le sommeil

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de la bien-aimée, là où Gaultier montre « le mur oùl'épouse dort si dur ». La tourterelle, chez Jean de laCroix, « en solitude a déjà posé son nid ». « Elle adéjà fait son nid », écrit Gaultier. Le Père Cyprienesquive un détail concret: « Son nid est dans la soli-tude ». Et il ajoute un verbe suggestif: « pressé ». Àla strophe suivante, après avoir éliminé « jouissons »(« réjouissons-nous » mettait prudemment Gaultier), ilpropose: « Sus, allons Amy pour nous voir ... » À cetteplace comment ne pas évoquer la fameuse chanson deMalherbe, connue dès 1627:

Sus, debout, la merveille des belles !Allons voir ...L'air est plein d'une haleine de roses ...

quelque ombre,où nous ferons ...Mépris de Vambre ...Le rossignol, déployant ses merveilles ...

On y retrouve des éléments traditionnels, perma-nents, du paysage classique, mais l'atmosphère en esttoute différente. En fait, notre poème repose sur unestructure antithétique. À un univers inquiet, tel qu'ilse présente dans la strophe xxx, fait place un mondeapaisé (xxxix). Les bêtes effrayantes ou sauvages ontdisparu. Finies les nuits anxieuses (xxx) ; la nuitunique de l'union totale peut commencer (XL). Lesardeurs des vaines concupiscences deviennent laflamme de l'amour absolu. Substantifs et adjectifssont multipliés pour mieux aider notre regard danscette méditation. Une telle métamorphose s'opère in-sensiblement grâce à des métaphores : épouse, colombe,tourterelle ; arche de la Genèse, retraite dans le désert,sanctuaires de plus en plus accueillants et intimes:

Nous entrerons dans ces celliersBeuuans le moust des grenadiers.

Avec quelle légèreté de touche, le Père Cyprien évoquecette ivresse spirituelle ! opposons l'insistance deGaultier :

Beuvant les justs écachezDes grenades de réserve ...

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Ainsi après des épreuves successives de purifi-cation, la bien-aimée est prête pour la rencontre déci-sive avec l'Aimé ; c'est dans cet esprit qu'il faut inter-préter la dernière strophe: les puissances intérieuresde Tâme sont toutes disponibles. Dans cet étatd'offrande, d'abandon et d'accueil, les forces exté-rieures sont désarmées. Elles ont cessé d'avoir prisesur l'amour qui fait taire le murmure d'un mondeétranger ou hostile à sa joie.

L'intrusion d'un mot barbare, Aminadab, imagedu démon, aux sonorités horribles pour une oreille duXVir siècle (Voltaire en porte encore témoignage) estsignificative. Il provient certes du Cantique des Can-tiques. L'exégèse moderne l'a refusé. Et ici noussentons combien nous manque une histoire précisedes gloses sur ces textes qui seule nous permettrait desuivre le cheminement des valeurs symboliques. Unenotion comme celle de littérature baroque est mani-festement une échappatoire.

On devine déjà les limites d'une enquête conven-tionnelle sur l'expression figurée. Sans doute celle-ci reste tributaire des formes classiques qui la mani-festent: la personnification notamment, mais aussid'une certaine mythologie, dès le texte espagnol:sirène, nymphe, Philomêle : univers sans surprise, con-trastant avec les maléfices d'Aminadab. En outre, demême que l'homme est la réplique de son créateur, lanature est conçue comme un reflet de l'homme:« Hostes de l'air ...» Les rapports sont incessants del'un à l'autre univers. Mais le jeu acquiert ici une puis-sance étonnante, révélée par le commentaire qui accom-pagne le texte. Au vrai, l'allégorie envahit tout: lemur est « le bastion de paix des vertus » ; la Judée,« la partie inférieure de l'âme », etc. Un pareil sym-bolisme naïf et appliqué nous déconcerte. Il faut pour-tant être capable de percevoir des échos ténus. Jeande la Croix parle des « sublimes cavernes de lapierre » ; chez le Père Cyprien « les grottes de lapierre » peuvent passer pour un mot-à-mot balbutiant.Mais lorsqu'on sait que cette pierre est Jésus, le versprend un autre élan; et si l'on se réfère à la version

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de Gaultier : « la haulte caverne de la pierre si mo-derne » c'est pour constater cette fois un rétrécisse-ment sémantique. Habitué à ces lectures figurées quisuperposent diverses significations, le Père Cypriense montre même plus prodigue que son modèle. L'imagedes celliers n'est pas explicitée dans Jean de la Croix:elle provient cependant du Cantique des Cantiques I9 3.La métaphore du miroir (xxxvi) est d'origine pauli-nienne.

Le vrai miracle de cette poésie ambiguë, c'estqu'au-delà de ces sens mystiques, un univers préservéest tendu à toute âme contemplative. La démarchepoétique est une invitation à la joie d'aimer. Au-delàd'une possession fragile et menacée, l'esprit est solli-cité vers un état de grâce permanent. Dans la mesureoù il est capable d'absolu, il est amené dans le royaumede candeur dont l'existence ne peut être marquée quepar des correspondances sensibles, polyvalentes.

Tous ces desseins sont parfaits dans le cadrestrict de la forme versifiée.

En 1641, les mots du type vallée ou vie au plurielou non élidés font scandale dans un vers. Mais sansdoute participent-ils à l'expressivité sonore, au mêmetitre que les e atones.

Le poème est écrit en sizains isométriques d'octo-syllabes sur trois rimes. Depuis le XVIe siècle, ce typeest habituel. Gaultier s'en était tenu au quintil, commeson modèle : structure insuffisante pour une traduction.D'où les formes aabbb ou aaabb très lourdesqui brisaient la simplicité des rimes. Le choix pourtantd'un mètre impair, l'heptasyllabe, montrait des pré-occupations musicales. Le Père Cyprien a choisi declore les strophes sur un distique, à la manière d'unrefrain, pour rappeler Jean de la Croix. Si son poèmes'achève sur une rime masculine, très classiquementdéjà, en revanche l'alternance n'existe pas de stropheen strophe. La plupart d'entre elles ont une césureintérieure au quatrième vers. Mais il arrive aussiqu'un long mouvement entraîne la pensée sans inter-

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ruption du début à la fin. Bien mieux, la discordanceentre syntaxe et strophe se manifeste à deux reprisesau moins (xxx-xxxi, XXXVIII-XXXIX) : le point aprèsjour n'est qu'un usage de typographe.

Le rythme, c'est d'abord l'élection d'un mètre trèssouple, sans césure interne, obligatoire; puis une pa-reille organisation strophique. On sera sensible en-core aux enjambements qui unissent ces octosyllabesdans un même élan et aux variétés de l'intonationdues à toutes sortes d'accidents dans la phrase: enu-merations, apostrophes, impératifs . . . Ainsi se trouvetissée une trame mélodique d'une variété presqueconstante.

L'isométrie est exceptionnelle, en dehors de lastrophe xxxn. Les prouesses des rhétoriqueurs sontmême évitées. À peine peut-on y songer en présencede: « nous en irons — enuirons », « de la pierre — dela terre » ; quelques rimes faibles (Luts et plus ne sontqu'une assonance) ou faciles (sourd et sourd; plusgrave encore que les homographes: paroistre) ne doi-vent pas nous dissimuler les recherches concertées desonorités, en é ou è par exemple dans les strophesxxxix et XL, où huit fois ces timbres reviennent.Plusieurs autres strophes ont ainsi une note dominanteà la rime (xxxi, xxxv,xxxvn...). Très remarquableencore le glissement sur des sons vocaliques ou lafréquence de certaines voyelles: ou, eau. Bien mieux,comment ne pas percevoir les appels et les échos dessons à l'intérieur d'un vers ou d'une strophe entière ?

Ie vous^ coniure par les Luts ...En solitude elle viuoit ...

La réussite du Père Cyprien est éclatante ici. Il a suchoisir ses mots et les ordonner dans une phrase quimît en valeur leur structure sonore. Il suffit deprendre la strophe correspondante de Gaultier pourvoir l'échec d'une transposition sans éclat:

Dans un désert solitaire,Où son amy la conduit,Elle a desia fait son nid,Et un amoureux repaireOù il n'est pa& éconduit w

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En vérité les accents de notre Cantique acquièrent dansce final une harmonique et suggestive pureté, sansartifice.

Au terme de cette analyse, il convient de rappelerle jugement de P. Valéry: « Je propose aux amateursdes beautés de notre langage de considérer désormaisTun des plus parfaits poètes de France dans le R. P.Cyprien...» La réussite formelle apparaît plus écla-tante quand on se réfère au texte espagnol si denseet à la traduction si souvent prosaïque qui en futtentée au début du XVIIe siècle.

De toute manière, on voit comment l'héritageclassique des grecs et des latins s'enrichit de valeursinsoupçonnées grâce à l'apport des littératures étran-gères. On devine aussi à quel fonds souterrain s'ali-mente la poésie irrationnelle du XIXe siècle. Nous lasaisissons ici, aux sources, chargée d'analogies et desymboles, soutenue par une musique savante, riched'une rhétorique déjà profonde.

YVES LE HIR