l’ttrapea - corps...je suis né à grenoble et à 4 ans mes parents m’ont emmené en sicile –...

6
20 ENTRETIEN L’ATTRAPE- CORPS PAR RAPHAËL MALKIN AVEC MARC-ANTOINE SIMONI PHOTOS : V.D. ET ARCHIVES Vagabond de la Petite Couronne, loustic et chapardeur, pionnier de la culture hip-hop, icône de mode et néo-prêtre version bien-être, Alexandre Guarneri est un caméléon des temps modernes. Détails d’une vie qui fuse, la sincérité et la passion en bandoulière. ALEXANDRE GUARNERI Là où beaucoup auraient donné rendez-vous sous les lambris vermoulus d’un café des familles, lui choisit de caler la rencontre à l’air libre. Et en hauteur. De bon ma- tin, nous voilà donc assis sur les marches situées au pied de la basilique du Sacré-Cœur, à Montmartre. L’air frais qui caresse les joues et Paris qui déroule ses contours cabos- sés à perte de vue. Tenez, le voilà : taille gargantuesque, épaules d’équerre, un crâne nu qui semble pointer vers les cieux et sous lequel roulent deux calots bleus et tombe une barbe broussailleuse. Alexandre Guarneri en impose. Il dévore l’espace même. Cela dit, sous ses gros airs, le bon- homme dévoile une personnalité déroutante. « On est bien ici, on se sent libre », sourit-il en se retournant vers Paris. Il fixe de son regard clair azur, comme s’il voulait mettre à jour l’âme de son interlocuteur. Il ne lâche pas la main qu’on lui tend non plus, cherchant peut-être à sentir et ressentir le corps qui lui fait face. Là, loin des interviews de café, l’interview pourrait être différente. Mais au fait, qui est donc ce fameux Alexandre Guarneri ? En plus d’en imposer, l’homme est connu pour être le créateur de la marque Homecore, étiquette née dans le berceau hip-hop, étendard d’une culture de rue hyper nineties avant d’être décousue et réajustée en label généraliste et moderne, amarrée à une idée pointilleuse de la classe, du confort et du bien-être. Un virage qui correspond, chez Alexandre Guarneri, à une évolution dans sa manière d’envisager la vie. Une évolution parmi d’autres, le long d’un parcours plein de rebonds et de tournants.

Upload: others

Post on 08-Sep-2020

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: L’TTRAPEA - CORPS...Je suis né à Grenoble et à 4 ans mes parents m’ont emmené en Sicile – ils en sont originaires. Ensuite, mon père est retourné en France, à Créteil

20

eNtretieN

L’ATTRAPE-CORPS

Par raPhaël malkiNaveC marC-aNtoiNe SimoNi PhotoS : v.D. et arChiveS

Vagabond de la Petite Couronne, loustic et chapardeur, pionnier de la culture hip-hop, icône de mode

et néo-prêtre version bien-être, Alexandre Guarneri est un caméléon des temps modernes. Détails d’une vie

qui fuse, la sincérité et la passion en bandoulière.

ALExAnDRE GUARnERi

Là où beaucoup auraient donné rendez-vous sous les lambris vermoulus d’un café des familles, lui choisit de caler la rencontre à l’air libre. Et en hauteur. De bon ma-tin, nous voilà donc assis sur les marches situées au pied de la basilique du Sacré-Cœur, à Montmartre. L’air frais qui caresse les joues et Paris qui déroule ses contours cabos-sés à perte de vue. Tenez, le voilà : taille gargantuesque, épaules d’équerre, un crâne nu qui semble pointer vers les cieux et sous lequel roulent deux calots bleus et tombe une barbe broussailleuse. Alexandre Guarneri en impose. Il dévore l’espace même. Cela dit, sous ses gros airs, le bon-homme dévoile une personnalité déroutante. « On est bien ici, on se sent libre », sourit-il en se retournant vers Paris. Il fixe de son regard clair azur, comme s’il voulait mettre à

jour l’âme de son interlocuteur. Il ne lâche pas la main qu’on lui tend non plus, cherchant peut-être à sentir et ressentir le corps qui lui fait face. Là, loin des interviews de café, l’interview pourrait être différente. Mais au fait, qui est donc ce fameux Alexandre Guarneri ? En plus d’en imposer, l’homme est connu pour être le créateur de la marque Homecore, étiquette née dans le berceau hip-hop, étendard d’une culture de rue hyper nineties avant d’être décousue et réajustée en label généraliste et moderne, amarrée à une idée pointilleuse de la classe, du confort et du bien-être. Un virage qui correspond, chez Alexandre Guarneri, à une évolution dans sa manière d’envisager la vie. Une évolution parmi d’autres, le long d’un parcours plein de rebonds et de tournants.

Page 2: L’TTRAPEA - CORPS...Je suis né à Grenoble et à 4 ans mes parents m’ont emmené en Sicile – ils en sont originaires. Ensuite, mon père est retourné en France, à Créteil

22 23

aleXaNDre GuarNerialeXaNDre GuarNeri

eNtretieNeNtretieN

Dans quel environnement avez-vous grandi ? Je suis né à Grenoble et à 4  ans mes parents m’ont

emmené en Sicile – ils en sont originaires. Ensuite, mon père est retourné en France, à Créteil. C’était une ville en construction, en banlieue parisienne. Avec ma grand-mère et mes frères, on vivait dans une grande caravane. Ça a duré un an et demi jusqu’à ce que l’on parte à Pantin. Quand je suis arrivé en CM1, nous nous sommes installés à Bobigny. Mon père a planté la caravane sur un terrain qu’il avait ache-té. C’était une solution temporaire avant qu’il construise une maison. Mon père était ascensoriste. Il a fini par mon-ter sa boîte et, comme il avait de plus en plus de boulot, le chantier de la maison a fini par prendre du retard. D’ail-leurs, quand je suis parti, à 17 ans, la maison n’était toujours pas finie.

me faisais taper. À l’époque, quand tu étais blanc, tu étais en minorité. Nous, ce qui était cool, c’est que l’on avait ce côté sicilien. Et puis, comme on construisait une baraque, on était balèzes, on ne nous embêtait pas. Mais j’en voyais plein qui se faisaient défoncer tout le temps. Tous ces trucs lourds t’empêchent de t’épanouir correctement.

Quelles étaient vos aspirations, à l’époque ?Je voulais faire du vélo, m’amuser. C’est tout. On n’ha-

bitait pas dans une cité mais nos potes, eux, oui. Quand on les invitait chez nous, ils nous tapaient tout. Je me rappelle de vélos trop stylés que mon père nous avait achetés ; on a dû les garder une semaine. Après ça, on n’a plus eu de vélo. Il fallait qu’on les fabrique nous-mêmes en allant à la casse. Mais c’était cool, on allait sur le canal, on se baladait…

Vous êtes-vous retrouvé dans de sales situations ?On avait beau ne pas être à cent pour cent dans les cités,

à un moment, on a commencé à mal tourner, à force de voler trop de trucs. À Bobigny, il y avait une gare de triage que l’on traversait pour aller à l’école. Les trains transportaient tout et n’importe quoi. On s’amusait à ouvrir les portes des wagons et, la plupart du temps, on tombait sur du PQ ou de la lessive. Et puis un jour, on s’est retrouvé devant des car-tons de parfums. On s’est dit qu’on allait les vendre, qu’on allait faire de l’argent avec. À ce moment-là, j’étais en troi-sième. Et la femme de mon père lui a demandé de nous enle-ver de là. Parce que ça commençait à être chaud. Mon père a acheté un petit studio dans le 20e arrondissement et ça s’est un peu calmé. Et puis le hip-hop est arrivé ; c’est rapidement devenu une sorte d’exutoire.

Comme si vous aviez trouvé une sorte de repère ?Ouais. Il n’y avait pas forcément de violence. Au

contraire, tout le monde se réunissait sur le mode du « peace, love, unity & having fun ». Ça s’est passé comme ça : un jour mon frère est venu avec l’un de ses potes, le type nous a fait une vague, nous a expliqué ce qu’était le hip-hop, que ça venait des États-Unis… Et bam ! Je suis tombé dedans tout de suite ! On allait au Bataclan, aux Zulu Parties ; des mecs tour-naient sur la tête et sur le dos et d’autres graffaient. J’avais 15 ans et c’était complètement nouveau !

C’était quelque chose dans lequel vous vous impli-quiez réellement ou étiez-vous là simplement pour vous amuser ?

J’essayais de m’impliquer mais je dansais moyen. Je n’avais peut-être pas les bons maîtres. J’ai essayé aussi de faire des tags : c’est là que j’ai appris à manier un crayon. C’est une expérience qui me sert encore aujourd’hui pour dessiner des vêtements.

À part votre passion pour la culture hip-hop, aviez-vous une envie particulière dans votre vie ?

Non, pas vraiment. Je n’avais pas grand-chose autour de moi. Mon père n’était pas très impliqué dans mon avenir. En banlieue, on ne te parle pas trop des études intéressantes. Je m’en suis rendu compte quand je suis arrivé à Paris, en première, mais c’était trop tard, j’avais accumulé trop de lacunes. Cela dit, comme j’avais des profs intéressants et que ce n’était pas le bordel dans la classe, j’ai commencé à appré-cier les études. Cette fois, si tu étais bon à l’école, tu devenais la caillera, tu pesais. Tout se jouait sur d’autres paramètres.

Est-ce à ce moment-là que vous avez commencé à vous intéresser à la création de t-shirts ?

Au lycée, j’ai rencontré Steph Cop. Il faisait des graffitis sur des t-shirts pour des nanas et je trouvais ça mortel. Du coup, je lui ai proposé d’en faire en sérigraphie. J’avais déjà un côté business depuis l’époque où je volais et revendais des

« Je me suis inventé une vie de caillera, à parler verlan, à caler des gros mots partout, à voler des trucs »

trucs à Bobigny. J’avais ce côté achat et revente. Enfin, achat gratuit et revente [rires]. À l’époque, peu de groupes faisaient des t-shirts. Il n’y avait pas de boutiques, à part Ticaret, qui ne se trouvait pas loin du terrain vague où on allait souvent Porte de la Chapelle [le même terrain vague sur lequel le duo NTM a fait ses premiers freestyles, ndlr]. En fait, il n’y avait rien et c’est comme ça que j’ai trouvé une possibilité d’être bon dans le hip-hop. En créant une nouvelle discipline, celle de la sape. Les rappeurs s’habillaient surtout avec Adidas, il n’y avait pas de marque faite pour eux.

À quoi ressemblait la vie de terrain en terrain, à bord d’une caravane ?

Quand il pleuvait, il y avait de grosses flaques d’eau dans lesquelles naissaient des petits têtards. Avec mes trois frères, on prenait des morceaux de polystyrène et on souf-flait dessus pour faire des bateaux ; on récupérait les bou-teilles de verre consignées pour les vendre et s’acheter des bonbecs… On avait une liberté qui me plaisait bien. C’était cool. Tout du moins, jusqu’à Bobigny. Quand je suis arrivé là-bas, j’ai tout de suite ressenti une vraie tension.

C’est-à-dire ?On sentait la pression dans le regard des autres mecs.

C’était au début des années 1980, on était obligé de jouer à ce jeu-là. Du coup, je me suis inventé une vie de caillera, à parler verlan, à caler des gros mots partout, à voler des trucs. Et puis il ne fallait pas être trop bon à l’école non plus… En fait, il fallait que je sois crédible dans ce milieu, sinon je

JEAn-mARC GHYS

ancien représentant pour diverses marques américaines qu’il importait en France et en Belgique, Jean-marc Ghys est l’un des premiers distributeurs d’homecore, via sa vieille boutique Private Joke, à Bruxelles.—« Alex a lancé un peu plus tôt que les autres une marque estampillée “hip hop”. Mais ce n’était pas la caricature de ce qu’on retrouvait à la fin des années quatre-vingt-dix. Homecore n’était pas enfermé là-dedans. Et puis il ne fallait pas nécessairement être fan de hip hop pour s’habiller en Homecore. Alex a toujours fait sa mode à lui. C’est quelqu’un qui a toujours regardé devant : contrairement à beaucoup de gens qui l’ont copié, il a toujours su amener des choses novatrices. Cela dit, à

une certaine période, ça pouvait lui donner des coups de nerfs de se faire pomper des trucs. Alex fait du textile mais il a un sens artistique très fort ; il en a besoin pour se nourrir. Il est très touché par les énergies, le chakra, les mouvements. C’est quelqu’un qui aime manger sain, qui aime être bien dans son corps. À un moment donné, il a été amené à chercher une façon de s’exprimer. Le “Core Connect”, c’est propre à lui. Au début, il était même un peu casse-pied avec ça. Si on voulait acheter ses vêtements, il fallait absolument en faire avec lui. Je lui disais d’arrêter d’emmerder tout le monde et de faire ça dans son coin, de ne pas forcer ses clients qui voulaient simplement acheter des fringues. Dans son showroom, il avait une espèce de cage dans laquelle il s’accrochait à une sangle pour trouver son point d’équilibre. Alex a toujours été considéré

comme un original. Toujours comme très talentueux avec un vrai sens créatif. Mais à côté de ça, le garçon est quand même farfelu. Les gens pouvaient être mal à l’aise. Tout le monde n’a pas le même rapport au corps et tout le monde n’est pas là pour les mêmes raisons. Je lui disais que c’était bien d’expliquer son concept, mais pas de le coller sous le nez des gens. Pendant quelques années, lorsqu’il était plus jeune, il y avait des côtés durs chez lui. Il avait de bonnes idées mais il n’était pas forcément ouvert sur tout le monde. Il arrivait qu’un client débarque et qu’Alex me dise : “Je ne veux pas qu’il rentre sur mon stand, il est sapé comme un naze.” Il pouvait avoir ce côté cowboy. Aujourd’hui, il a 45 ans, il a compris pas mal de choses et est à cinq cents lieux de ce genre de comportement. »

1993 - Paris

1978 - région parisienne

1992 – Paris

Page 3: L’TTRAPEA - CORPS...Je suis né à Grenoble et à 4 ans mes parents m’ont emmené en Sicile – ils en sont originaires. Ensuite, mon père est retourné en France, à Créteil

24 25

aleXaNDre GuarNerialeXaNDre GuarNeri

eNtretieNeNtretieN

Pas du tout ?Aux États-Unis, il y avait bien Cross Colours ou encore

Troop, créée par le rappeur LL Cool J, mais c’était tout. Fubu [une des marques les plus emblématiques du genre, ndlr] est arrivée bien après. Du coup, j’ai ouvert ma première boutique à 20  ans, avec l’argent récupéré de la vente des t-shirts et des trucs que j’avais volés. De la vente de baskets aussi. Bah, oui, à cette époque, je me suis rendu compte qu’il y avait moyen de vendre des baskets ! C’était une époque sans Internet. Il suffisait d’aller aux États-Unis, d’acheter ce qu’il n’y avait pas en France et de le ramener pour le revendre au prix que tu voulais. Les premières pompes que j’ai ramenées, ce sont des Fila Fitness ; je les avais achetées à 15,90 dollars et je les avais revendues 400 francs. La plus-value était dingue ! En même temps, si tu regardes le prix des baskets aujourd’hui, c’est ce prix-là. Et puis bon, il fallait y aller, se trimballer les valises, passer la douane…

À ce propos, avez-vous eu des problèmes avec la douane ?

De temps en temps. On payait des amendes, mais tout ça était inclus dans les bénéfices. Surtout qu’au début, on ne faisait que du black. Autant dire que non seulement on faisait beaucoup de marge, mais en plus il n’y avait aucune taxe à payer. Rien. C’était royal ! Mais à un moment, il y a eu une petite baisse de marché. Et puis ça m’a saoulé de voir les autres faire des grosses marges alors que je me tapais tout le boulot. Je suis donc allé voir un gars qui avait un magasin et je lui ai demandé s’il n’avait pas un espace à sous-louer chez lui. C’est comme ça que j’ai ouvert ma première boutique.

En fait, c’était un espace dans la mezzanine d’une boutique. C’était rue Saint-Denis, à Paris. Ça s’appelait New York Store.

À l’époque vous aviez à peine 20  ans. était-ce votre unique activité ?

Non, à côté de ça, j’allais à la fac où j’étudiais l’écono-mie. Et puis je travaillais sur des chantiers, avec mon père. Ah, et je me levais aussi à 4 heures du matin pour aller livrer des journaux. Je faisais ma tournée, je me couchais vite, dor-mais pendant une heure et je partais à la fac. Pour récupérer les baskets, je partais à New York le week-end. Je faisais mes achats et puis je rentrais en France. Il m’arrivait même de par-tir une seule journée. Les billets d’avion étaient autofinancés avec les sous des ventes que l’on faisait. Et puis à l’époque, ce n’était pas aussi cher que maintenant. Ça nous coûtait entre 1 800 et 3 000 francs [entre 270 et 450 euros, ndlr].

Quelle était la relation entre le business et la culture hip-hop, à ce moment-là ?

Personne ne cherchait encore à capitaliser sur le hip-hop, à part les mecs qui essayaient de faire des disques et ceux qui faisaient des émissions de radio. Moi, avec les frin-gues, je voulais d’abord renforcer l’identité hip-hop. Porter des fringues de ce style, c’était faire exister cette culture.

En se faisant une petite marge quand même, non ?C’est certain. Cela dit, c’est arrivé après. À un moment,

l’aventure New York Store s’est terminée. On a arrêté de bosser avec le gars à qui on louait l’espace et on a monté notre boutique avec Steph Cop. Ça s’appelait Double Source. C’était à Châtelet, à Paris. Cette fois, d’autres boutiques sont venues nous voir. Soit pour nous acheter des trucs, soit pour faire les mêmes achats que nous. Ils allaient aux États-Unis et ramenaient les mêmes produits que nous : du Carhartt, du Helly Hansen, du Manhattan Portage… plein de marques qui n’étaient pas encore en France. Du coup, pour se distin-guer, il n’y avait plus qu’une solution : monter notre propre marque. On a lancé Homecore en 1992.

Quel profil, quelle identité, quel esprit aviez-vous en tête pour votre marque, justement ?

On voulait faire un truc puissant et qui vienne de France. C’est de là que vient Homecore. « Home » pour la France et « Core » pour la puissance. Avec cette marque, on voulait signifier au monde qu’il n’y avait pas que les Améri-cains qui savaient y faire sur ce créneau.

Vous aviez une idée de la façon dont il fallait s’y prendre ?

Pas du tout. On a appris sur le tas. Au départ, on regar-dait ce qui se faisait aux États-Unis et on faisait la même chose en plus serré.

Pourquoi ?Parce qu’aux États-Unis, les types s’habillaient en triple

XL et que ça ne faisait aucune silhouette ! Moi, j’avais une vision plus affinée du truc.

Comment avez-vous monté votre réseau de confection ?Dans les marques de workwear que je ramenais des

États-Unis, il y en avait une qui s’appelait Refrigiwear. Cette dernière avait une usine au Portugal, je me suis dit qu’au lieu de me faire chier à aller tout le temps aux États-Unis, j’allais partir faire mon truc là-bas. Une fois sur place, je me suis rendu compte que l’usine tournait moins l’été. Il y avait plein de nanas derrière des machines qui ne faisaient rien. Du coup, j’ai proposé à la responsable de bosser avec elle. Elle m’a dit : « Pourquoi pas », et avec quelqu’un qui connais-sait le modélisme, on a fait un blouson. Quelque chose de très ajusté.

Vous aviez de quoi investir ?L’investissement ne ressemblait pas à ce qui peut se

faire maintenant. Il n’y avait pas d’engagement minimum auprès des usines. Et puis j’avais de l’argent : les baskets ven-dues à Paris nous avaient vraiment pas mal rapporté. Tu sais, c’est avec le New York Store que j’ai gagné le plus d’argent dans ma vie. Tout était au black. J’avais 20 piges et pendant un an et demi j’ai gagné 50 000  francs [7 600 euros, ndlr] par mois. Net de tout ! C’est très loin de ce que je gagne aujourd’hui. Quand on a monté Double Source, on s’est mis à payer les taxes et, d’un coup, on n’a plus eu d’oseille. On a mis un an et demi avant de pouvoir se payer au SMIC. Mais on kiffait. Et puis on n’avait ni charges, ni enfants… Double Source était la seule vraie boutique hip-hop de Paris. Tous les mecs venaient chez nous. C’est comme si, aujourd’hui, il n’y avait qu’une boutique de hipsters à Paris.

À cette époque, le concept de streetwear existait-il ?Pas vraiment. En fait, cette idée a été développée par les

journalistes. Ce sont eux qui nous l’ont mise sur le dos. Moi, ça ne m’allait pas. Je trouvais ça assez réducteur comme ter-minologie. Et puis on ne voulait pas de terminologie ! On ne voulait pas que tout ça devienne un marché.

Où était la mode jeune, à ce moment-là ?Dans les vestes en cuir à franges et les santiags. La mode

de l’époque, c’était les cow-boys et les indiens. Toutes les autres boutiques de la rue Saint-Denis vendaient ça. D’ail-leurs, quand j’allais mettre mes t-shirts en dépôt-vente dans ces boutiques, rien ne se vendait.

Aviez-vous une quelconque stratégie marketing ?Même pas ! Je te dis, nous n’avions pas vraiment

conscience du business dans lequel on était embarqué. On ne voulait même pas vendre en gros.

PHiLiPPE nOwOTnY

Cet ancien de chez kenzo, graffeur de la première heure, est, depuis une dizaine d’années maintenant, le représentant commercial d’homecore en allemagne. il est également le gérant de la boutique en nom propre de la marque à Berlin. —« J´ai rencontré Alex pour la première fois sur un salon de mode, au début des années 2000. Le stand était fermé et, tout d´un coup, Alex est apparu devant moi, massif, avec un sourire énorme. Il dégageait une vraie force, il était impressionnant. À cette époque, les marques hip hop essayaient toutes de développer des produits plus haut de gamme, plus chics, mais il leur manquait une certaine culture. Alex n´avait peut-être pas cette culture au début, mais il avait de l’instinct et du bon goût. Je me souviens encore de la fameuse Palerm

Jacket, cette veste en molleton qui présentait des détails que l’on peut retrouver sur des costumes faits main en Italie. Je crois que c’est ce genre d’initiative qui a permis à Alex d’être, aujourd’hui, l’un des seuls survivants de l’univers urbain. J’ai commencé à bosser avec Alex en 2003. Tout a démarré à Vérone, en Italie : Alex y avait réuni une dizaine de représentants pour parler de son “nouveau plan” pour la marque. Après la présentation de la collection et un dîner au restaurant, tout le monde est rentré à l’hôtel. Moi, j´avais prévu de dormir dans une pinède, comme ça m´arrive souvent. Et là, Alex m´a proposé de venir partager le toit de son hôtel. C’était un bon compromis ! Arrivé sur ledit toit, nous avons mis nos énergies en commun par la respiration et le contact corporel. Une sorte de yoga où deux énergies se mélangent pour n´en faire qu´une. Ce fut ma première séance de fusion énergétique et mentale, mais pas du tout

sexuelle hein ! L´évolution actuelle de la marque révèle un parcours de créateur, un rétro-futurisme inspiré. Alex a réussi à sortir de la roue qui tourne sans fin et il essaie désormais, à travers ses créations, de donner aux autres la clé pour sortir eux aussi de la routine de la consommation fashion. Le crédo d´Alex, c’est la libération de l´être humain par les vêtements qu’il porte. Il propose des vêtements qui sont “bons” pour nous, de la même façon que certains aliments sont bénéfiques pour notre corps. On peut prendre Alex pour un doux rêveur, mais certainement pas pour un fou. La consistance de son travail et son évolution mettent en avant du génie plutôt que de la folie. Mais peut-être que la définition du génie n´est pas si éloignée que cela de celle de la folie. Disons qu'Alexandre sait ce qu´il ne veut pas et ça, c´est un signe de maturité. »

lookbook homecore été 2013

Page 4: L’TTRAPEA - CORPS...Je suis né à Grenoble et à 4 ans mes parents m’ont emmené en Sicile – ils en sont originaires. Ensuite, mon père est retourné en France, à Créteil

26

aleXaNDre GuarNeri

eNtretieN

Puisque vous vous affichiez comme une marque porte-étendard de la culture hip-hop, n’avez-vous ja-mais pensé à faire d’un rappeur votre « égérie » ?

Non. Pour une seule raison : tous les mecs du hip-hop portaient nos sapes. Et puis il se trouve que Joey Starr était un pote d’enfance de Steph, donc tout le crew du Supreme NTM s’habillait en Homecore. Avec Joey, on a fait une cam-pagne de pub en l’associant à l’actrice porno Julia Channel. C’était hardcore ! Mais on ne s’est jamais dit : « Vas-y, on va lui mettre dessus, comme ça, ça se vendra mieux ». Et puis un jour, Joey Starr a commencé à demander de la thune à Steph. C’est à ce moment-là que l’on a arrêté avec eux et que lui a lancé Com8.

Aux alentours de 1997, la rue hip-hop a été inondée – nous en parlions tout à l’heure - par des marques comme Bullrot et Com8. Qu’en pensiez-vous ?

J’étais saoulé. Le hip-hop devenait très commercial, limite vulgaire, très caillera. Le style était fermé sur lui-même, on ne pouvait pas faire de pantalons serrés ou de che-mises et, moi, j’avais besoin de liberté. J’ai donc commen-cé à faire des vestes et des manteaux avec mon délire à moi.

Et quels ont été les retours, après que vous ayez com-mencé à présenter des pièces plus ajustées ?

Assez mitigés. On a donc séparé la marque en deux : Homecore Dynamics, pour les basiques hip-hop, et Home-core pour les fringues que je voulais faire. Et pour moi, c’est celui-là le Homecore de fond, celui qui amène l’esprit de liberté dans le hip-hop.

Y a-t-il eu un vrai tournant pour la marque ?En 2000. C’est là que j’ai trouvé une voie. J’ai pris le

molleton, la veste classique du bourgeois et je les ai mélan-gés. C’est ça, le vrai tournant : c’est se placer au milieu et se foutre des extrêmes. Je pense à l’époque où j’étais à Bobigny, où je croyais que tous les Parisiens étaient des bouffons. Je pense aussi à ce jour où je suis arrivé à Paris et où j’ai vu que, a contrario, les Parisiens considéraient les mecs de banlieue comme des « teubés ». Tous ces a priori, toutes ces idées reçues qui ne servent à rien, ça m’a fait penser qu’il y avait peut-être une voie au milieu de tout ça. Quelque chose de plus intelli-gent. Homecore, c’était ça, une sorte de medium. Et puis il y a eu un autre tournant, plus récemment. C’était en 2006, quand la boîte est devenue énorme. Deux ans plus tôt, j’avais fait rentrer dans la boîte le mec qui avait monté Citadium. Un type avec des idées à l’opposé des miennes. Moi, ma vision des choses, c’était être en harmonie avec soi-même et avec le monde qui nous entoure. Tandis que lui pensait que l’homme était un loup pour l’homme. Il s’est mis à tout cloisonner, alors que j’avais monté la boîte sans aucun management ni aucune structure. Un jour, on s’est retrouvé avec 70 employés, deux marques [Homecore et son pendant féminin, Ladysoul, ndlr] dix boutiques, un bureau de 1 200 m2 à Bastille… J‘étais submergé. Et en 2006, j’ai décidé de tout fermer. J’ai délé-gué la production de la marque à un Italien à qui j’ai donné une licence, et je me suis mis à dessiner des fringues. Unique-ment. Ça a duré trois ans. Trois ans pendant lesquels je me suis reposé. L’affaire continuait, mais moi je ne gérais plus le business. Je dessinais.

Quand vous avez décidé de fermer boutique, vous vous êtes retrouvé sans un rond. Comment avez-vous financé vos collections suivantes ?

En 2008, c’est l’Italien à qui j’avais filé une licence qui a financé ma collection, et puis en 2009, j’ai pu enfin le faire

« J’étais saoulé. le hip-hop devenait très commercial, limite vulgaire, très caillera »

Où vous situiez-vous par rapport à Dia, une autre marque mise sur le devant de la scène par des rap-peurs, ceux de feu le Secteur Ä (Passi, Stomy Bugsy, etc…) ?

Là, c’est carrément le Sentier qui a repris le délire hip-hop pour en faire une marque. C’était n’importe quoi ! À la limite, les mecs de Bullrot, ceux de Royal Wear ou de Com8 avaient une certaine légitimité. Mais ce n’était pas le cas de Mohamed Dia.C’est là où j’ai laissé tombé. J’ai tout arrêté pour faire un autre truc. Pour sortir du hip-hop et arrêter d’appeler ça « hip-hop ».

GUiLLAUmE CAGnARD

ancien graffeur reconverti dans la réalisation, Guillaume Cagnard traîne dans son sillage un bon paquet de projets hallucinants. Dans le désordre : de la pub, la Boîte Concept, des clips en pagaille, pour massive attack et alt-J notamment.—« Ça lui arrive d’attraper des gens qu’il ne connaît pas dans ses bras et de les serrer très fort. Comme ça, sans parler. C’est quelque chose d’inné et de spontané chez lui. Si la

personne capte, ils peuvent se retrouver au sol, allongés l’un sur l’autre, la tête à l’envers, l’un qui fait le poirier et l’autre en train de le tenir. Je me rappelle d’une fois où l’on est parti en week-end avec des potes en Normandie : en fin de journée, Alexandre a déboulé en pyjama intégral. Il est arrivé avec un énorme élastique. On devait être huit et personne n’était forcément prêt à jouer le jeu. Avant le dîner, il a voulu qu’on se mette en cercle et que l’on s’emmêle dans l’élastique. Aussi, en soirée ou en concert, il va toujours choper un mec en cravate, la lui enlever et quasiment

le mettre à poil pour qu’il se sente bien, histoire de le sortir de ses habitudes et de sa manière de communiquer. Quand il se met dans son truc, Alexandre est complètement à fond, c’est dur de l’arrêter. Mais que l’on se le dise : il s’agit de quelqu’un qui veut faire du bien aux autres. Alexandre a envie de créer une nouvelle sorte de relation humaine. On peut dire que c’est quelqu’un d’original, d’assez étonnant, d’assez libre. Il veut sortir des clichés traditionnels et des grands bains. Je crois qu’il a voulu prendre le contre-pied de ce que l’on attendait de lui avec ses fringues. »

Page 5: L’TTRAPEA - CORPS...Je suis né à Grenoble et à 4 ans mes parents m’ont emmené en Sicile – ils en sont originaires. Ensuite, mon père est retourné en France, à Créteil

28 29

aleXaNDre GuarNerialeXaNDre GuarNeri

eNtretieNeNtretieN

de mon côté. On peut dire que j’ai vraiment recommencé en 2009. Tout seul. Avec zéro.

Cela vous a-t-il coûté cher ?Oui, surtout que l’on a arrêté de traiter avec la Chine

pour retourner au Portugal.

Et ça ne vous a pas embêté de vous remettre à gérer un business ?

Si  [rires] ! Mais bon, cette fois, le poids n’était pas le même : à l’époque, j’avais 150 000 euros de charges men-suelles et des employés. Là, je n’avais même plus de bureau.

Vous aviez des gens avec vous ?Juste un fabricant, c’est tout. Pour le reste, c’est-à-dire

la logistique et l’administratif, je ne faisais appel qu’à des

respiré et j’ai compris que le « soi-même », c’était ça. C’était le squelette ! Ensuite, j’ai mis mes mains par terre. J’avais les quatre membres au sol et j’ai senti une espèce d’énergie m’envahir. Je suis resté deux heures comme ça ! J’ai com-mencé à nager sur le sol, j’attrapais le pied de la chaise, je le tirais, je m’envolais… Il se passait un truc… un truc ins-tantané ! Voilà, je sentais le monde, celui qui nous entoure. Je voyageais ! Je disais aux autres : « Regarde, on a le même squelette ! » Et puis il y a toutes ces manières de toucher, de serrer les gens et ces moments tout en roulades, en gali-pettes où l’on part en quête de sensations et de connexions avec le monde. Je me souviens de la première fois où j’ai montré ça en public : c’était le 4 avril 2004. Sous la verrière de mes bureaux, j’avais empilé plein de gros matelas sur lesquels on pouvait me voir faire plein de mouvements. Il y avait Kim Chapiron et Vincent Cassel. On avait passé des films de Kourtrajmé.

Et quel est le rapport avec le vêtement, dans tout ça ?Ce n’est pas une question de rapport avec le vêtement,

mais plutôt, de ce que veut dire le vêtement.

mais comment faites-vous comprendre à vos clients qu’il y a un rapport, disons symbiotique, entre ce qu’ils portent, la manière dont ils le portent, leur corps et l’environnement ?

Pour que les gens comprennent cette philosophie du vêtement, j’essaie de faire des fringues qui ne sont pas

directement dans la tendance. Par exemple, quand j’ai fait ma veste en molleton, il n’y en avait pas encore sur le mar-ché. Après ça, tout le monde en a fait. Mais au départ ça n’existait pas. Ce genre de pièce, ça t’emmène ailleurs… Tu flottes. Plus concrètement, tu vois le cordon qui est noué à la taille de chacun des pantalons Homecore ? Et bien au moment où tu le serres, il y a des pressions qui se font et qui te permettent de redéfinir ton centre de gravité. Ça, c’est une manière de te rappeler que tu es là, ici, dans l’instant présent. Après, on peut partir sur des choses plus esthétiques. Dans le genre, je peux t’ajouter un filet rouge dans le dos qui te rappellera ta colonne vertébrale.

« C’est ça, le vrai tournant : se placer au milieu et se foutre des extrêmes »

intervenants extérieurs. Et il n’y avait pas de marketing, rien de tout ça.

Comment êtes-vous arrivé à faire comprendre aux gens que le Homecore nouveau, des vestes et des chemises, avait le même ADn que le Homecore des débuts ?

Je ne sais pas si j’ai réussi à le faire comprendre. Mais ce que je sais, c’est que ma réflexion m’a amené vers cette voix du milieu : être en harmonie avec soi-même et le monde qui nous entoure. C’est-à-dire éviter les extrêmes, ne pas être dans le jugement, prendre les choses comme elles viennent…

D’où vient cette réflexion ?Ça m’est apparu au moment où j’ai fait cette veste

en molleton. Sous l’étiquette « Homecore », j’ai écrit : « Être en harmonie avec soi-même, avec le monde qui nous entoure ». La veste, c’était une façon de matérialiser ça. Je voulais que l’on arrête de dire que les Parisiens sont des bouffons et que les banlieusards sont des cailleras. L’idée, c’était être ensemble. Être bien avec soi-même. Je me suis rendu compte que là où j’étais le mieux, c’était quand j’arrivais à avoir un échange avec les autres. Quelque chose de vrai. Et puis un jour, ma femme m’a dit : « Elle est super ta phrase, mais comment on fait en vrai ? » Et comme j’aime bien qu’il y ait une cohérence entre ce que je fais et ce que je dis, j’ai réfléchi. J’étais dans mon salon et je cherchais à définir ce qu’étaient le « soi-même » et le monde qui nous entoure. C’est à ce moment-là que je me suis souvenu des planches d’anatomie en biologie. J’ai visualisé mon squelette, j’ai

 JR

Jr travaille sur la liberté et l’identité depuis qu’il a trouvé un appareil photo dans le métro. C’était en 2001. aujourd’hui mondialement connu tout en restant anonyme, il a conçu les expos photos les plus gargantuesques en les plaquant sur les murs et toits du monde entier, remettant toujours en cause l’ordre établi. l’art pour arme : « Ce qui compte, ce n’est pas l’image. C’est ce qu’on en fait. » Durant certaines de ses frasques à fresques, alexandre Guarneri s’est joint à lui. — « J’ai rencontré Alex vers 2007, par le collectif Kourtrajmé. On avait pas mal de potes en commun, comme Kim Chapiron et Vincent Cassel, qui faisaient partie du collectif. Et il avait son atelier à deux pas de chez moi, à Bastille. Donc on a commencé à traîner ensemble. C’était le moment où il opérait sa transition au niveau d’Homecore : la vente ne l’intéressait plus. Tout ce qui s’est passé avec son nouveau directeur d’équipe l’a dépassé, c’était trop gros pour lui. Il ne voulait pas que ça se passe comme ça, perdre la fibre familiale

de son projet. Il avait du mal à prendre les bons virages avec son équipe, il avait besoin de retrouver sa taille critique, son chez-soi. Il a donc choisi d’évoluer de son côté. Il a évolué dans sa personnalité, donc logiquement ses vêtements devaient changer par la même occasion. C’est à partir de là qu’il a commencé à rechercher le contact humain à travers la sape, que les vêtements fitent parfaitement au caractère de l’acheteur. Il s’est lancé dans le Gumjo, qui est devenu le “Core Connect” par la suite. Il était à fond dedans ! Quand j’étais dans son atelier, il passait plus de temps accroché à ses cordes qu’à travailler. Il était en train de mûrir sa transition, il cherchait quel était le meilleur set up. Il s’accrochait dans les arbres, développait une philosophie qui lui est propre : il cherche une interaction constante et ce qui permet de la créer. Il fait des pirouettes pour interpeller les gens, puis il tente de les connecter. Il a passé beaucoup de temps à m’aider à coller à travers le monde. Mais il était un colleur comme un autre. Plutôt que de faire des collaborations oiseuses, on a préféré

vraiment bosser ensemble, mais de façon éphémère. On a vécu des expériences assez dingues. On a même fait des vestes de colleur d’affiche s ! Sur le devant, il y a un imam et un rabbin qui se complètent, et un prêtre sur le dos. Alex aime bien bosser avec des amis, il fait très attention aux gens qui l’entourent. C’est sa force, il aime cette symbolique. Par exemple, il a appelé certaines de ces pièces JR. C’est plus une dédicace à un pote qui l’a inspiré qu’une collaboration. Alex est un mec présent. Le fait qu’il n’ait pas de téléphone portable, ça le rend extrêmement disponible. Il est toujours dans l’instant. Moi je peux être déconnecté de Facebook ou Instagram à certains moments, mais lui l’est complètement. En permanence. Il est là, dans l’instant, il vit le moment, il est toujours à 100%. Chacun trouve toujours une excuse pour ne pas être disponible, mais lui est là. Je pense que c’est un visionnaire dans sa manière de vivre, en rentrant dans les choses les plus artisanales, que ce soit au niveau de ses fringues ou de ses rapports humains. On est dans sa simplicité : là où on se déconnecte tous, lui reste dans le vrai. À ses côtés, on retrouve son indépendance. »

Et vous pensez vraiment que votre client peut conce-voir les choses de cette manière sans notice explicative ?

Je pense que oui. En tout cas, je l’explique au revendeur qui, lui, est censé le retranscrire au client. Mais la manière que j’ai de transmettre ça à mon client, c’est à travers les sapes hors tendance. Même si c’est de plus en plus compli-qué. Dès lors que je fais un truc qui marche, tous les autres le font.

avec Jan kounen et vincent Cassel le 4 avril 2004, dans les bureaux de homecore. © kim Chapiron

2009 – Quai de Seine. © etienne

Page 6: L’TTRAPEA - CORPS...Je suis né à Grenoble et à 4 ans mes parents m’ont emmené en Sicile – ils en sont originaires. Ensuite, mon père est retourné en France, à Créteil

30 31

aleXaNDre GuarNerialeXaNDre GuarNeri

eNtretieNeNtretieN

Par exemple ?Il y a cinq ans, j’ai commencé à faire des chinos de cou-

leur. À l’époque, j’étais le seul à les décliner dans autant de teintes et à les travailler de cette manière. Maintenant tout le monde le fait.

À ce sujet, d’où vient cette idée de s’investir sur le cré-neau du chino ?

Tout le monde faisait des jeans et j’avais envie de por-ter autre chose. Et puis, j’ai toujours travaillé sur la cou-leur. La colortherapy aussi [Également appelée « cure des cou-leurs », désigne une médecine non conventionnelle qui prône le traitement de maux et maladies par les couleurs, ndlr] Les couleurs, je les trouve dans la nature. Je me balade et hop, je vois un petit caillou, je le ramasse, je le mets dans ma poche. Et quand je rentre, je traduis sa couleur en Pan-tone. J’aime bien cette interaction qui se passe entre les couleurs et la vie de tous les jours.

Revenons au rapport que vous entretenez avec le monde qui vous entoure et les exercices que vous avez développés pour vous sentir en symbiose.

Et bien, je voulais transmettre cette idée aux autres. J’allais en soirée et j’invitais les gens à danser ; à voyager de squelette à squelette. Avec une sangle, je m’accrochais aux échafaudages et je volais. Pendant très longtemps, on m’a pris pour un fou ! On disait que j’étais parti en couille, que je prenais de la drogue, que je faisais peine à voir. Pourtant, je n’ai jamais vraiment bu ou fumé. Le but de tout ça, c’est de créer des énergies et de se laisser aller pour matérialiser l’harmonie avec soi-même, le monde qui nous entoure et le présent. Je cherchais à faire exister l’instant pour échanger d’une façon plus pure avec les autres. Au départ, je voulais faire connaître ce truc, mais je ne savais ni comment l’appe-ler ni comment l’expliquer. Sauf que je le ressentais si pro-fondément que j’avais l’impression que chaque personne à qui j’allais en parler allait trouver ça super. Mais ça ne s’est pas passé comme ça. Je te le redis, on m’a vraiment pris pour un fou. Et puis au bout de sept ans, à force de mettre tel-lement d’énergie là-dedans, je me suis aperçu que j’étais totalement désocialisé. Avec tout le monde, même avec ma femme.

À qui aurions-nous eu affaire si nous vous avions ren-contré il y a sept ans ?

Vous auriez pu me croiser à Odéon, à Paris, en face du Bar du marché. J’aurais été posé par terre en lotus, en train de regarder le manège des gens. Quel cinoche ! J’essayais d’échanger dans un mode qui n’existait pas.

L’échange est-il vraiment possible quand on est en po-sition du lotus ?

Là, non. Mais en Italie, où les gens ont un rapport plus souple avec le toucher, on faisait des sessions avec des potes. On ramenait des gros matelas dans des boîtes et on invitait les gens. Mais aucun d’entre nous n’a trouvé le moyen de rendre ça aussi normal que le fait de boire un coup.

LES SEnS DAnS TOUS LES SEnS

Créateur de style, Alexandre Guarneri est donc également l’initiateur d’un courant appelé

« Core Connect ». Retour sur la relation un peu particulière que notre homme entretient

avec son corps et l’espace.

Un après-midi frais et printanier, dans les jardins de la Place des Vosges, à Paris. Tout en fleurs qu’ils sont, les jeunes gens minaudent. Mais soudainement, les voilà qui se figent, interloqués. Éberlués. Suspendu à la branche d’un arbre par une sangle qui lui soutient la taille, un type s’agite à l’hori-zontale dans un mouvement de balancier. Il semble nager dans le vide. C’est Alexandre Guarneri. Évidemment. Selon ce dernier, l’exercice permet « d’appréhender la gravité d’une autre façon ». Le fondateur d’Homecore pratique la chose de-puis 2005 et sa rencontre avec un surfeur californien. « J’ai croisé ce type sur un salon de mode, c’était un néo-hippie qui bouf-fait de la nourriture crue, se rappelle-t-il, aujourd’hui. Chez lui, le mec avait accroché une corde à un poteau de traction. Il s’adossait et se hissait avec la corde. J’ai essayé et je me suis rendu compte que, lorsque je poussais mes bras et que je relevais mes jambes, ça provo-quait une impulsion incroyable ». Pour Guarneri, c’est une révé-lation. Tout d’un coup, la connexion entre le corps et l’envi-ronnement qui l’entoure devient organique. Conséquence : à son retour en France, le voilà qui achète des sangles au Vieux Campeur et fait installer dans ses bureaux deux struc-tures en métal auxquelles il décide de se suspendre pour se

relaxer de temps à autre. « Dans la boîte, j’étais le seul à faire ça », rigole-t-il. Convaincu d’avoir trouvé la nouvelle forme de marketing d’Homecore, en plus de se sentir mieux et plus libre, le styliste décide de présenter sa trouvaille là où s’af-fiche sa marque. Ainsi, en 2006, Guarneri débarque au salon Bread and Butter à Berlin, avec ses sangles et ses structures métalliques. Face au carnaval de la mode, Guarneri, torse et pieds nus, se suspend, se balance, plonge et nage dans l’air. Notre homme en profite également pour montrer au public la deuxième déclinaison de son projet : placer plusieurs per-sonnes dans un loop de stretch tendu. « Dans ces cas-là, on sent son poids, celui de l’autre et on se laisse aller. L’un dans l’autre. On est en suspension mais on est retenu par le truc… Et puis d’autres gens peuvent rentrer. Pour mieux se connaître. Vraiment, je pense qu’on aurait tous intérêt à interagir plus les uns avec les autres », dit-il les yeux au loin. Alexandre Guarneri l’a dit : depuis main-

tenant quelques années, il s’est calmé. Il n’alpague plus les gens dans les rues pour les toucher, il ne se roule plus par terre. Moins dans l’affect vis-à-vis de sa discipline, Guarne-ri cherche désormais à canaliser cette dernière. Après avoir trouvé le nom « Core Connect », au cours d’une session dans les studios de l’artiste JR à New York – « Je portais son assistante, on se rentrait dedans » – l’homme qui fait corps organise des « sessions » dans les parcs, à Paris ou à Berlin. Il réfléchit égale-ment à la manière d’institutionnaliser le « Core Connect » au travers des évènements d’envergure.

« Maintenant que j’ai un nom et des objets, une sangle et un loop de stretch, c’est plus accessible. Je ne sais pas si c’est la solution pour changer les choses, mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a une ouver-ture pour ça. »