l'assassinat de scipion emilien

16
L'assassinat de Scipion Emilien PAR M ARCEL RENARD On devine par le titre donn é à cette étude que nous ne sous crivons pas aux conclusions de M. Jér. Carcopino sur la mort de Scipion Emilien (I). M. Carcopino s'est prononcé en faveur d'une mort purement accidentelle. Nous adoptons au contraire la version du crime. On connaît les circonstances dans lesquelles se produisit la mort du second Africain. 11 avait entrepris de défendre les inté rêts de ceux que lésait l'application de la loi sempronienne (2) contraire, selon lui, aux traités conclus avec les alliés (3). Il obtint que fût enlevée aux triumvirs la juridiction des procès relatifs à la répartition de l'ager publicus (4). Non content de ce résultat, Emilien, engagea de nouveaux débats. La première journée lui fut favorable : une foule nom breuse composée de sénateurs, de gens du peupile, d'alliés et de Latins le reconduisit chez lui (5). Après quoi, il se retira dans sa chambre pour préparer son discours du ^lendemain (6), mais, le matin, on le trouva mort sur sa couche (7). (1) Autour des Grecques (Paris, Les Belles Lettres, 1928), pp. 83-123. (2) APPIEN, B. C, I, 19. (3) SCHOL. BOB., ad Mil., VII, 16 (éd. Hildebrandt, p. 72): ...cum Latinorum causam socieiatis jure contra C. Gracchum triamvirum eiasque collegas perseveranter defensurus esset, ne ager ipsorum divideretar... (4) APPIEN, B. C, I, 19. (5) ClC, de am., III, 12: domum reductus ad Vesperurrt est a patribus conscriptis, populo Rorrtano, sociis et Latinis, (6) APPIEN, B. C, I, 20: ô ï^K'.TI'UJV, Étnrspaç rotpa6f(j.î"'0s éauTiï) SiXtov èç ïjv vUKTÔc è'fiEXXE Ypiqjsiv xi ),ex1l">t^^''* iSi STÎjioi... (7) T.-L., Per., 59: mortuus in cubiculo inventas est; VAL. Max. IV, 1, 12; Je Sir. illustr., 58, 9; OROSE, V , 10, 9; APPJEN, B. C. I, 20.

Upload: others

Post on 05-Apr-2022

4 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

L'assassinat de Scipion Emilien PAR

M A R C E L R E N A R D

O n devine par le titre d o n n é à cet te é tude que nous ne sous­cr ivons p a s a u x conclusions de M. Jér . Carcopino sur la mort d e Scipion Emi l ien (I). M. Ca rcop ino s 'est p rononcé en faveur d ' u n e mor t pu remen t accidentel le . Nous adop tons au contraire la version du cr ime.

O n connaît les c i rconstances dans lesquelles se produisi t la m o r t d u second Af r i ca in . 11 avai t entrepr is de dé f end re les inté­rêts de ceux que lésait l ' app l ica t ion de la loi s empron i enne (2) contra i re , selon lui, aux trai tés conclus avec les alliés (3). Il obt in t que fût en levée aux t r iumvirs la juridiction des procès re la t i fs à la répar t i t ion de l'ager publicus (4).

Non content de ce résultat , Emi l ien , engagea de nouveaux déba ts . L a p remiè re journée lui fu t favorable : une foule nom­breuse composée de sénateurs , de gens d u peupile, d 'a l l iés et de La t ins le reconduisi t chez lui (5). A p r è s quoi, il se retira dans sa c h a m b r e pour p répare r son discours du ^lendemain (6), mais, le ma t in , on le t rouva mor t sur sa couche (7).

(1) Autour des Grecques (Paris, Les Belles Lettres, 1928), pp. 83-123. (2) APPIEN, B. C , I, 19.

(3) SCHOL. BOB., ad Mil., VII , 16 (éd. Hildebrandt, p. 72) : ...cum Latinorum causam socieiatis jure contra C. Gracchum triamvirum eiasque collegas perseveranter defensurus esset, ne ager ipsorum divideretar...

(4) APPIEN, B . C , I, 19.

(5) ClC, de am., III, 12: domum reductus ad Vesperurrt est a patribus conscriptis, populo Rorrtano, sociis et Latinis,

(6) APPIEN, B. C , I, 2 0 : ô ï^K'.TI'UJV, Étnrspaç rotpa6f(j.î"'0s éauTiï) S i X t o v èç ïjv

vUKTÔc è'fiEXXE Ypiqjsiv x i ),ex1l">t^^''* iSi STÎjioi...

(7) T . - L . , Per., 59 : mortuus in cubiculo inventas est; VAL. Max. IV , 1, 12; J e Sir. illustr., 58 , 9 ; OROSE, V , 10, 9 ; APPJEN, B. C. I, 2 0 .

- 484 —

L'an t iqu i té a admis le suicide, l 'assassinat ou l ' acc ident natu­rel. Il n ' y avai t guère d ' au t r e explication possible . . .

De ces d i f férentes versions, M. Carcopino repousse les deux premières pour admet t re la dernière. Il démont re d ' u n e façon pé rempto i re (I) que la version du suicide dont font ment ion A p p i e n (2) et P lu ta rque (3) doit ê t re é l iminée en raison de son appar i t ion tardive et de son inconséquence. P lu ta rque ne donne a u c u n e ra i son de ce p r é t endu suicide. Selon les par t i sans de cet te version, dit A p p i e n , Scipion se serait donné ia mort parce qu ' i l n e p>ouvait tenir ses promesses . Mais cette a l légat ion est toute gratui te ; c o m m e le fait r emarque r M. Carcopino, « on en cherche­rait va inement , d a n s nos documents , le plus mince indice (4) ». De plus, Scipion n ' ava i t aucune raison de se donner la mort : il venait de rempor ter u n succès et il était b ien décidé à pour­suivre la lutte contre C. Gracchus puisqu ' i l se ret ira dans sa c h a m b r e pour se p répare r aux débats d u l endemain .

Mais l ' a rgumenta t ion p a r laquelle l 'érudit historien f rançais a essayé d ' éca r t e r la version de l 'assassinat ne nous a p a s con­vaincu .

Disons tout d e suite que nous ne sommes pas de ceux qui expl iquent toutes les mor ts obscures de l 'histoire p a ï le poignard ou le poison. Pour tan t , e n ce qui concerne Scipion Emil ien, nous c royons à u n meur t re poli t ique.

M. Carcopino reconnaî t que a la version du c r ime s ' appu ie sur des données qui ne laissent pas à première vue d ' impres ­sionner » (5). Nous nous ef forcerons de mont re r que ces données sont les p lus vra i semblables et que, en définit ive, il f au t expli­quer par l 'assass inat la mort du second Af r i ca in .

• •

Le m o m e n t auquel Emi l ien disparut , étai t l ' un des plus gra­ves et des p lus t ragiques d e la lutte qui se livrait autour de la r é f o r m e . agra i re . Que lques années a u p a r a v a n t les optimates

(1) Op. cit., p. 89 sqq (2) B. c, I, 20. (3) Rom., X X V I I , 8. (4) Op. cit., p. 89. (5) Op. cit., p. 91.

— 485 —

avaient t r i omphé e n supp r iman t C. Greicchus. Les populares avaient c ependan t cont inué la ilutte^ la loi agra i re avait é té mise e n appl icat ion et les t r iumvirs ava ien t répar t i les terres d e l 'ager publions, con ten tan t les uns, ind ignan t les autres .

C'est alors q u e Scipion Emi l ien se leva pour enrayer l 'act ion des tr iumvirs . Il parvint , nous l ' avons dit , à leur en lever une par t ie d e leurs attributions. Mais la bata i l le autour de la lex Sempronia con t inua et dans ce t te journée de ma i 129, qui devait être la dernière de la vie de Scipion, les adversa i res se livrèrent un terrible comba t . E n m ê m e temps qu ' i l faisai t une profession de foi patr iot ique, Emi l ien déclara connaî t re les menaces dont il était l 'ob je t et savoir que sa vie étai t e n d a n g e r (1). L a répli­que de M. Fulvius F laccus fu t très violente (2) ; C . Gracchus et les gens de son part i a l lèrent m ê m e j u s q u ' à crier qu ' i l fallait me t t r e à mor t le tyran (3). (( C 'es t avec ra ison, leur répondit Scipion, que les ennemis d e la pa t r ie veulent m a mor t , car R o m e ne peut tomber tant que Scipion est debout et Scipion ne peu t vivre si R o m e succombe » (4).

Devan t le succès d ' E m i l l e n les populares fu ren t aux abois. L ' a t t a q u e était redoutab le et l ' heure s ' annonça i t grave. C . Grac­chus voyait la r é fo rme agra i re sur le point d ' échouer . E n était-ce fait de toute sa poli t ique et les populares al laient-i ls recevoir un n o u v e a u coup ? Tel le était la quest ion que l ' on devait se poser à la f in de cette journée. L a r éponse était remise a u lendemain , ma i s elle n ' é ta i t guère douteuse .

E n ces circonstances, les par t i sans de la r é fo rme agraire déci­dèrent de f r a p p e r Emi l ien : c ' é ta i t le seul m o y e n qu' i ls eussent à leur disposi t ion pour l ' e m p ê c h e r d e t r iompher le lendemain . Il était d 'a i l leurs leur e n n e m i depuis long temps . Lors du siège

(1) OROSE, V , 10, 9: P. Scipionem Africanum priiie pro contione de periculo saluiis suae contestatum, qaod sibi pro patria laboranti ab improbis et ingratis Jenmtiari cognovis$ei, alio mane exanimem in cubicalo suo reperlum...

(2) PLUT., C. Gr., X , 4.. . Kâ! XTJV fj|j.^pav ÉKEtvriv STTI TO5 piîu.aTo? Tô) SKTI-IUVI

(3) PLUT., Apopht. Scip min., XXIII:Tiôv bs T:-{I\ tb-i Viiov goojvTUJV Krereai Tov TÙpavvov...

(4) PLUT. , Apopht. Scip. min., XXlll , EtKOTiut;, sl-cv, ol TT) •;:aTpibi iroXefioûvTEç, ip-è lîoôXsvTai irpoxveXe'îv, où yip oto'v i:s T r]V 'Piôu.T)V UcOî'îv SKTjn'uJVo; ÉJTOSTO?,

âibè 1T|V SKTli'ujva "zrii 'Vwfirii TîEOOÛCTTIç.

d e N u m a n c e , il avai t cité, e n a p p r e n a n t la mort d e T ib . Grac -chuB (1), le vers de l 'Odyssée : "Qs âTto'Xo

péloi ( 2 ) .

D a n s la suite il s ' opposa encore à la rogatio de tribunis reficiendis proposée pa r Ca rbon . E t c o m m e celui-ci lui deman­dai t ce qu ' i l pensai t d e la f in de T i b . Gracchus , il répondi t qu ' i l ava i t méri té la mort s ' i l avait voulu s ' empa re r de la républ ique. Ces paroles suscitèrent un m o u v e m e n t de réprobat ion d a n s l ' assemblée , ma i s Scipion rép l iqua qu' i l ne craignai t pas , lui qui avait en t endu les cris des a rmées ennemies , les c lameurs de ceux pour qui l ' I tal ie n 'é ta i t q u ' u n e marâ t re (3). L a réponse de Scipion à l ' in terrogat ion de Ca rbon était habi le , mais elle devai t n é a n m o i n s lui attirer la ha ine d u part i des Gracques . V a inqueur de Ca r thage e t de N u m a n c e , son inf luence était g rande , c o m m e l ' ind ique le n o m b r e des par t i sans qui le r ame­nèren t chez lui. Mais à C. Gracchus étaient acquis tous ceux que favorisait la lex Sempronia.

A la nouvel le de la mort de Scipion, l 'opinion u n a n i m e des con tempora ins fut qu ' i l avai t été assassiné (4). P o u r les gens de l ' époque , le meur t r e s 'expl iquai t natiu-ellement pa r les événe­m e n t s de la veil le; il e n était ime conséquence logique. Metellus Macedonicus qui pour tan t avai t e u des démêlés avec Emil ien, s ' é l ança hors de chez lui e n criant que Scipion avait été assas­siné dans sa d e m e u r e et que sa mor t laissait R o m e sans défense . L e l endemain , lors des funérai l les , il cha rgea ses fils de porter sur leurs épau les le lit f u n è b r e sur lequel reposait Emil ien, a jou­t an t que j amai s ils n e rendra ien t cet honneur à u n h o m m e de p lus d e valeur (5). Devan t le c r ime commis p a r le par t i des r é fo rmateurs qu ' i l haïssai t , Metel lus apportai t ainsi un hom­m a g e au g rand h o m m e qu ' i l vénérai t b ien qu ' i l f û t brouillé avec lui .

Emi l ien suppr imé , les t r iumvirs étaient de nouveau les maî ­t r e s ; ils t r iomphaien t , à la joie de ceux que favorisait la loi

(1) PLUT., Tib. Gr.. X X I . 3 .

(2) OJ.. I, 47. (3) C i c , de or., II, 25, 106; Pro Mil.. III, 8 ; T.-L. , Per., 59; VELL., Il, 4, 4 ;

PLUT., T. Gr., X X I , 4 ; de oir. i l l . 5 8 , 8 .

(4) VAL. MAX., IV, 1, 12: interemptum Scipionem conclamari. (5) ID., ibid.

— 487 —

sempron ienne . O n a m o r ç a bien une enquê te , m a i s aucune quaestio ne fut const i tuée (1). Les esclaves d ' E m i l i e n furent interrogés, ma i s tenus par la crainte , ils n 'osèren t r ien révéler (2).

Sept a n s p lus ta rd , lorsque le pouvoir de C. Graccht is faiblira, Livius Drusus remet t ra e n quest ion la mor t d e Scipion. E n 119, Licinius Crassus a t t aqua Carbon c o m m e assassin d ' E m i l i e n ; les esclaves d e celui-ci furent interrogés e t soumis à la torture. Libérés de la c ra in te qui les avait e m p ê c h é s d e par ler lors de l ' in terrogatoire de 129 et pour en finir p lus vite avec la souf­f rance , ils dirent la véri té, à savoir q u e Scipion avai t é té assas­s iné (3). Dix ans a p r è s la mor t d 'Emi l i en , c o m m e au matin d e l ' événemen t , on croyai t toujours qu ' i l avai t pér i p a r la violence.

Ce fu t aussi , dans la suite, l 'op in ion de P o m p é e (4). Tout aussi formel est le t émoignage de Cicéron en de n o m b r e u x en­droits de ses œuvres . U n e de ses lettres (5) et le de oratore (6) désignent m ê m e un assassin. Dans le Pro Milone, Cicéron rap­pelle que la mort violente d e Scipion fut un g rand deuil pour la ville (7). Ici, il oppose m ê m e la mort na ture l le à la mort violente de Scipion qu ' i l admet . D a n s le De Republica il fera déclarer au p remier Af r i ca in qu 'Emi l i en dev iendra le ma î t r e de la républ ique s'il é c h a p p e aux mains impies de ses p roches (8). A «on ami At t iccus , il écrit que cette nuit n ' e û t p a s é té si amère à Scipion si (( rien » ne l ' avai t t rompé (9). Il d i ra d e m ê m e dans le De natura deorum : <( Pourquoi les m u r s de sa m a i s o n n 'ont -ile pas p ro tégé l 'Af r i ca in » (10) et dans de jato il fe ra d e nou­veau al lusion à la mor t violente de Scipion (11).

(1) ClC, Pro Mil., VII, 16: Nam igitur alla quaestio de Africani moite lata est? cette nulla; T . - L . , Per., 5 9 ; V E L L . , II, 4 , 6 ; PLUT. , C . Gr., X , 4 .

(2) APPIEN, B. C , I, 2 0 .

(3) ID., ibid. (4) C i c , ad Quint, jt., II, 3, 3. (5) C I C , ad fam., I X , 2 1 , 3 .

(6) C I C , de or.. II. 4 0 , 1 7 0 .

(7) O c , Pro Mil, V I I , 16 .

(8) C I C , de rep., V I , 12 , 12 .

(9) Cic, ad Ait., X , 8 , 7 .

(10) CIC. de nat. deor., III, 32, 80. (11) O c , de fato, IX, 18.

— 488 _

L e Pro Murena {1) nous fourni t encore un t émoignage des pylus conva incan ts . Cicéron y rappel le la laudatio junebris écrite pa r Lae l ius et p rononcée par Q . Fab ius Maximus aux funérai l ­les d 'Emi l i en . Max imus , dit Cicéron, « rendi t grâces a u x dieux immor te l s d ' avoi r fait naî tre de préférence cet h o m m e dans cet te républ ique ». Or cette phrase est presque textuel lement le débu t d u f r a g m e n t que le scholiaste de Bobbio nous a con­servé de l 'é loge f u n è b r e d 'Emi l i en . Cicéron connaissait donc le discours de Maximus et admettait la version du crime (2). C 'é ta i t aussi l 'opinson de T i t e - U v e ; nous le savons grâce à son épito-mateuT (3). P l ine l ' A n c i e n est du m ê m e avis lorsqu' i l regrette q u ' E m i l i e n , le va inqueur de Car thage et de N u m a n c e , n ' a i t p a s t rouvé u n vengeur (4). La version d u c r ime est encore admise p a r V a l è r e M a x i m e (5), l ' au teur d u de viris illustribus (6) et le scholiaste d e Bobbio (7). D ' au t r e par t , Vel le ius Pa terculus (8), A p p i e n (9) et P lu ta rque (10) signalent la version d u cr ime e n m ê m e t emps que les autres. A u c u n e de nos sources n e nie donc l ' a s sass ina t ; cer ta ins l ' admet t en t sans hési tat ion, d ' au t res le croient a u moins possible.

Les c i rconstances d e l ' événemen t et les t émoignages de l ' an ­tiquité conf i rment donc notre opinion : Scipion a é té assassiné.

# » *

Mais nos sources n e s 'accordent pas sur la personnal i té d e l 'assass in ou des assassins d 'Emi l i en . Selon les unes , les cou­p a b l e s seraient C. Gracchus et M. Fulv ius F l a c c u s ; selon d ' a u ­tres, C. Papi r ius Ca rbon , selon d ' au t re s encore, Cornél ie et Sem-pronia .

(1) ClC, Pro Mur., X X X V I , 75. (2) Ceci condamnerait déjà la restitution conjecturale de ce discours par M. Car-

copino, op. cit., p. 115 sqq. Cf. infra, p. 251. (3) T . - L . , Per.. 5 9 .

(4) PLINE, N . H . , 4 3 (60) , 123 .

(5) VAL. MAX, Vl l I , 15„ 4. (6) De vir. m., 5 8 , 10.

(7) ScHOL. BOB., ad. Mil, VII, 16 (éd. Hildebrandt, p. 72). (8) V E L L . , II , 4 .

(9) APPIENJ B. C , I , 2 0 .

(10) PLUT., Rom., X X V I I , 8.

— 489 —

Pour éclaircir ce point on a p r o c é d é jusqu'ici par ana lyse et pa r él iminat ion. Nous c royons que c 'es t là une erreur .

Lorsqu 'on r e m a r q u e que toutes les personnes incriminées compta ient pa rmi les adversa i res d 'Emi l i en ou leur touchaient de fort près, on e n arr ive à se d e m a n d e r si le meur t re du second Af r i ca in n ' a p a s été t r amé d e c o m m u n accord pa r eux tous ou par plusieurs d ' en t r e eux. C ' e s t à la suite de cette réf lexion que nous avons été poussé à f a i r e la recherche qui va suivre et à découvrir , du moins nous le pensons , comment fut déc idé et perpé t ré le meur t re d ' E m i l i e n .

Nous avons vu plus hau t c o m b i e n les discours d e M. Fulvius F laccus et de C. G r a c c h u s con t re Scipion avaient été violents. L ' A f r i c a i n lu i -même savait q u e l ' heure était grave et m ê m e dangereuse pour lui. L e p lus j e u n e des Gracques , h o m m e vio­lent et pass ionné , laissa é c h a p p e r , dans sa colère, le f o n d de sa pensée (I).

Que lques a n n é e s p lus t a rd , e n 122, lorsque le crédit d e C. Gracchus et de M. IFulvius F l a c c u s faiblira, M. Livius Drusus les a t taquera ; et p a r m i les accusa t ions portées contre e u x pax le neveu de Scipion, f igurera n o t a m m e n t celle d 'avoi r causé la mort d 'Emi l i en . C o m m e p reuve d e ses dires, il invoquera préci­sément les paroles des deux t r iumvirs dans la contio a u soir

d e laquelle Emil ien fu t assass iné (2). Ajou tons encore que Scipion était depuis longtemps dé j à l ' e n n e m i des ré formateurs . Son a t t i tude à la mort de T ibé r iu s G r a c c h u s le prouve. Dans la suite, Emil ien ayant besoin d e l ' a p p u i des optimales pour fa i re repousser la rogatio de tribunis rejiciendis ne pu t obtenir leur al l iance qu ' en les abso lvan t du meurtre de l ' a îné des Gracques (3).

P a r m i les accusés que n o u s avons cités, f igure un sinistre pe r sonnage ; C. Pap i r ius C a r b o n , h o m m e audacieux que n ' e f ­f rayaient pas les m o y e n s les p lus violents. C 'est le type de la mauva i se foi po l i t i que .Voyan t d ' a b o r d t r iompher C. Gracchus , il a d h é r a au part i des r é fo rma teu r s . E n 131, il présenta u n projet d e loi destiné à pe rmet t re le renouvel lement du m a n d a t des

(1) Pour M. Carcopino (op. cit., p. 95), les « excès de langage « des triumvirs c prouvent leur innocence n et si Emilien est mort dans un guet-apens, « ces francs adversaires n'en sont pas les auteurs. »

(2) PLUT., C. Gr . , X , 4 . (3) T.-L. , Per., 59.

_ 490 _

t r iumvirs . Mais ce projet suscita de l 'opposi t ion et l ' adversa i re que nous voyons se dresser devant Carbon est préc isément Soipion Emi l ien .

A t t a c h é à la for tune de C. G r a c c h u s et ennemi déclaré d u second Af r i ca in , Carbon a dû jouer u n rôle dcins le meurt re .

P a r m i les documents a f f i rman t l ' assass inat d 'Emi l i en , nous e n t rouvons qui accusent fo rmel lement Carbon . Cicéron, dans u n e lettre que nous avons citée, raconte que Pompée , u n jour qu ' i l était a t taqué , s 'écr ia « qu ' i l défendra i t mieux sa vie que n e l ' avai t fait l 'Af r ica in , assassiné p a r C. Carbon )) (1). Dains u n e autre lettre, Cicéron déclare à n o u v e a u que Carbon est soup­ç o n n é d ' avo i r assassiné Emi l ien (2) et c 'es t toujours Cicéron qtii pa r l an t de l ' ac t ion intentée à C a r b o n par Crassus, nous dit que c e dernier accusa Carbon d 'avoi r par t ic ipé au cr ime (3). Ces accusat ions net tes contre C a r b o n sont d ' u n g rand poids, surtout celle qui est formulée pa r Crassus dans cette action de vi inten­tée à l ' anc ien triumvir en 119. A u cours de ce procès les esclaves d ' E m i l i e n furen t interrogés à nouveau . Revenan t sur les déc la ­ra t ions fa i tes en 129, ils avouèrent cet te fois que, la nuit fatale , « des é t rangers s 'é ta ient introduits pa r u n e por te de derr ière et ava i en t é t ranglé Emil ien » (4). Si ces aveux furent a r rachés pa r la torture, r emarquons pour tan t que les esclaves, l ibérés de leurs cra intes puisque C. Gracchus étalit mort , n ' ava ien t plu» a u c u n e raison de ment i r . Ca rbon se vit incapab le de repousser les accusat ions portées cont re lui p a r L. Licinius Crassus et il se d o n n a la mort en abso rban t des can thar ides (5). E n plus d e s a r g u m e n t s que l 'on peut tirer du procès de vi intenté à C a r b o n et du t émoignage des esclaves conf i rman t la version d u cr ime, le suicide de Carbon est une p reuve de sa culpabil i té (6).

O n nous objectera peut-être que C a r b o n n ' ava i t p a s é té in-

,{I) ClC, aJ Qnint fr., II, 3, 3 : dixitque (Pompeius) aperte se munitioren ad custodiendam oitam fore quant Africanus fuisset, quem C. Carbo interemisset.

(2) ClC, ad fam., IX, 21, 3: is (Carbo) P. Africano vim attulisse exisiimatm est. (3) ClC, de or., II, 40, 170: P. Africani necis sodas fuisii.

• (4) APPIEN, B . c , I, 2 0 .

(5) ClC, ad fam., IX, 21, 3 : Caius (Carbo) accasanle L. Crasso cantharidas sumpsisse dicitur.

(6) M. Carcopino (op. cit., p. 98) ne réfute pas cet argument en écrivant simple­ment que le suicide de Carbon «. ne constituait pas un aveu de culpabilité, mv» d'impuissance ».

— 491 -

quiété lors de la c a m p a g n e m e n é e p a r Drusus contre F laccus et C. Gracchus . Mais il n ' y a là r ien d ' é tonnan t , si l ' o n observe que Carbon , dès que le succès de C. Gracchus c o m m e n ç a à faiblir, s 'or ienta vers les optimales. D 'a l l ié des populares, îl devint ainsi leur ennemi . E n 121, l 'horr ib le pe r sonnage fu t pour b e a u c o u p d a n s la mor t d e ses anc iens collègues a u tr iumvirat ; lorsque C. Gracchus eut été f r a p p é , il commit l ' i n famie d e louer son assassin, L . Op imius . C 'es t ainsi que , pa r ju re à ses anciens amis , les t rahissant avec une désinvol ture scandaleuse , Carbon devenu par t i san des optimates, s ' é l eva a u consulat en 120. Mais la for tune ne devai t plus lui sourire longtemps. L e procès que lui in tenta Crassus, l 'obl igea , c o m m e nous l ' avons vu, à se suicider.

N 'euss ions nous a u c u n t émoignage contre Ca rbon , la pré­sence de ce sinistre individu dans le part i d e ceux q u e l ' on accusait du meur t r e d 'Emi l i en pourra i t nous inspirer des soup­çons à son égard . Mais lorsque nous le voyons se donner la mor t à cause d ' u n procès où il est impl iqué de meurtre, nous pouvons avoir une cer t i tude. A u c u n e preuve n 'es t p lus convain­can te de sa culpabil i té . S ' i l ava i t été innocent ou si, coupable , il avait eu l a m o i n d r e c h a n c e de s ' en tirer, C a r b o n se serait dé fendu . M a s il se savait coupab le et les accusa t ions portées contre lui é taient i r réfu tables .

Cependan t si les trois h o m m e s dont nous venons d e parler sont sû rement impl iqués dans le meur t re , lequel p roposa ce moyen violent d ' e m p ê c h e r l 'opposi t ion d 'Emi l i en ? L ' ini t ia t ive vint-elle de M. Fui vins Flaccus ou d e C. Cracchus ? O u , encore, est-ce Carbon qu'! p roposa le meur t re après avoir compris , d ' ap r è s les discours de ses deux collègues qu ' i l s ne reculeraient p a s devant un assass inat ? Nous ne sommes p a s e n mesu re de préciser ce détai l , ma i s il est cer ta in que les trois ré formateurs eurent leur par t de responsabi l i té dans l 'assass inat . D ' a p r è s les t émoignages que nous avons cités plus haut , nous croyons pou­voir préciser et a f f i rmer que l ' é t rangleur d 'Emi l i en fu t C. Car­bon accompagné de ses sicaires.

A p p i e n s ignalant la version du cr ime, dit q u e Cornél ie et Sempron ia sont responsab les de la mor t d 'Emi l i en . Elles l 'au­raient fai t d ispaar î t re , la p remiè re pour e m p ê c h e r que la loi agrai re ne fû t révoquée , l ' au t re p a r ha ine de son mar i qu 'e l le

— 492 -

n ' a i m a i t p a s et dont elle n 'é tai t pas a imée à cause de sa laideur et de sa stérilité (1).

Malgré le témoignage d ' A p p i e n , il semble que nos soupçons ne doivent p a s a t te indre Cornélie, car la mère des Gracques n ' é ta i t p a s à R o m e a u moment du meur t r e d 'Emi l i en . E n effet, Pau l Orose nous dit qu 'e l le se ret ira à Misène ap rès la mort de son fils a îné, c 'es t-à-dire en 133 (2). A cette ra ison qui nous pciraît péremptoi re , M. Carcopino en a jou te d ' au t r e s qui t endent à p rouver Je respect dont Cornélie f u t en tou rée p a r tous, sa vie du ran t (3).

P o u r M. Carcopino, l ' accusat ion por tée contre Cornél ie et cont re sa fille est postér ieure à leur mor t et inventée un iquement pour charger la m é m o i r e de ces deux f e m m e s , devenues des symboles polit iques (4). Nous croyons pour tan t que Sempron ia , elle aussi , eut sa par t dans les événements . L a suite d e notre exposé le mont re ra . Q u a n t à Cornélie ,el le a é té accusée , plus tard , pa rce que sa fille l ' é ta i t ; la r u m e u r pub l ique ampl i f i a les fai ts (peut-être la po l t ique y fut-elle pour que lque chose, ainsi que le dit M. Carcopino) et , a u lieu d ' u n e f e m m e coupable , Sempron ia , on en vit deux, la m è r e et la fille.

L e s raisons données par A p p i e n pour expl iquer la culpabi l i té de Sempron ia ne sont peut-être peis très valables . Mais il est cer ta in que Sempron ia , malgré son mar i age , était res tée la s œ u r des G r a c q u e s plus qu 'e l le n ' é t a ' t d e v e n u e l a f e m m e d u second Af r i ca in .

S e m p r o n i a prit-elle une part act ive a u meur t r e d e son meiri ? Est-ce grâce à elle que Carbon et ses sicaires puren t s ' intro­dui re dans la demeure d ' E m i l i e n ? Nous n 'oser ions l ' a f f i rmer . Mais où le rôle de Sempronia nous para î t clarr, c 'es t d a n s cer-

(1) APPIEN, B.C., I, 2 0 : t'î-zt KoovTiXtiç aÛTu), -cf,; rpotKXou |J-T)Tpoc, èITIOî-

(iivTiç, ï v a U.T, rj v d j i o ç d TpaKXou Xuôîtri, K i t CuXXaSoôdT)? TOOXO SejiiTpijUvia;

ÈaTEpfETO ooz' ÈaTEpYEV...

(2) OROSE, V , 12, 9 .

(3) M. Carcopino (op. cit., p. 101) essaye de prouver de la même façon l'inno­cence de Sempronia .Mais il ne cite qu'un exemple d'ailleurs peu probant: en 101, Equitius, tribun de la plèbe voulut se faire passer pour le fils de Tib. Gracchus ; Sempronia o parut devant lui dans l'admiration de tous » et l'empêcha de poursuivre sa comédie. Cf. VAL. MAX, MI, 8, 6.

(4) CARCOPINO, op . cit., p . 101 sqq.

— 493 —

tains événemen t s qui suivirent le meur t re . Pour montrer plus ne t tement la condui te de cette f e m m e , voyons de que'lle façon est mort Emil ien.

Vel le ius Paterculus nous a p p r e n d que Scipion a été é t ran­glé, puisqu ' i l nous dit q u e l 'on voyai t a u cou les marques fai tes pa r les assassins e n ser rant la gorge de leur vict ime (!). Plu-tarque dit, pare i l lement , que se lon certains, il fu t étouffé (2). E n u n au t re endroi t , le m ê m e au teu r se montre p lus vague ; il écrit s implement que l ' on voyai t des traces de coups sur le cadavre (3). Pour tan t , ce t émo ignage n ' inf i rme p a s le précé­d e n t ; il a moins d ' exac t i tude , m a i s il est dans la m ê m e note . S"! A p p i e n écrit que le c adav re était à v £ u T p a u p a T o : ; , il a f f i rme s implement par là que le corps d e Scipion ne présentai t a u c u n e blessure faite pa r une a r m e ; ce t émoignage n'impilique donc pas que Scipion n ' a i t p a s été é t ranglé . D'ai l leurs , A p p i e n rap­pelle, u n peu plus loin, que, selon les déclarat ions des esclaves, au cours d ' u n deux ième interrogatoire q u ' o n leur fit subir, Emi ­lien avait été é touffé (4). C e p e n d a n t , Ti te-Live n e croyait p a s qu 'Emi l i en avait péri de la sorte , pu isqu ' i l racontai t que Sem­pronia l 'avait e m p o i s o n n é (5). Mais n est-ce p a s là une inter­prétat ion de Ti te-Live , basée sur le fait que des marbru res livides, c o m m e il e n appa ra î t d a n s certains cas d ' empoisonne­m e n t (6) é taient visibles ? Or , ces t aches livides ne s ' aperceva ien t q u ' à la tête, selon l ' au t eu r d u D e oins iliustribus (7) et m ê m e , plus précisément , à la gorge, c o m m e 'le dit le Scho'liaste d e Bobbio (8). Ces marques , que l ' o n voyait à la gorge d 'Emi l i en ,

(1) VELL., II, 4 : mane in leciulo reperius est mortuus [Sciplo), iia ut quatdam elisamm faucium in cervice reperirentur notae.

(2) PLUT., Rom., X X V I I , 8 : o l b è (XÉ-'O'j(Tiv)Tdj; ÈxOpoJî XTjv â v a - V 0 T ) v iTioXa-

(3) PLUT., C . Gr., X , 4': Kù arjue^â TCVX Ttp vsKoto TTXTIYWV x ï i p i a ; ÈTCiSpx

(4) APPIEN, B . C , I. 2 0 .

(5) T . -L . , Per., 59: Suipecta fuit, tamquam ei venenum dedisset, Sempronia uxor, hinc maxime, quod soror esset Gracchorum, cum quibus simultas A f ricana juerat.

(6) C f . CARCOPINO, o p . cit., p . 9 3 .

(7) De oir. m., 5 8 , 10 : livoT in ore.

(8' SCHOL. BOB., ad Mil., V I I . 16 (é<l. HiMetyranat, p. 7 2 ) : in eiusque faucibus

vestigia livoris inventa sunt.

- 494 —

étaient donc les traces laissées par les ma ins des étrangleurs . P lu ta rque déclare que le corps fut visible à tous (1), mais , lors­que le c a d a v r e fu t p>orté e n terre, il avai t la tête voilée (2), c o m m e le rappor ten t Vel le ius Pa terculus (3) et le pseudo-Auré-•lius Vic tor (4). Si la tête d 'Emi l i en fu t cachée à la vue de la foule, c 'es t que l ' on ne tenait pas à ce qu 'e l le y vît les meir-ques de l ' é t ranglement . Et qui peut avoir agi de la sorte, s inon u n e pe r sonne désireuse de cacher le meur t re d 'Emi l i en et le touchant d ' a s sez près pour le fa i re porter e n terre la f ace voi­lée ? Ce ne pouvait être que Sempron ia , d a n s le bu t d ' assure r l ' impuni té a u x meurtr .ers . Et c 'est à la suite de cette part icipa­tion d e Sempron ia dems la t ragédie que cer tains soupçons l 'a t­te ignirent . C 'es t pourquoi Cicéron croira que Scipion Emil ien a été t r ompé (5) et qu ' i l n ' a p a s été pro tégé dans sa p ropre d e m e u r e (6). Le m ê m e soupçon le guidera encore lorsqu'i l écrira le De Repuhlica, où le premier Af r i ca in prédi ra à Emi­lien qu ' i l dev iendra le ma î t r e de la R é p u b l i q u e s'il é c h a p p e aux ma ins impies de ses p roches (7). Cicéron n e déclare p a s que S e m p r o n i a est coupable , c o m m e le fe ra p lus tard Ti te-Live (8), ma i s ses soupçons la désignent . Et e n cela , il n ' ava i t pas tort, pu isqu 'e l le fu t coupable , s inon e n a idan t les assassins — ce que l ' o n ne peut prouver ni inf i rmer — d u moins e n cherchan t à cacher leur cr ime.

De la laudatio funebris, écrite pa r Lael ius et p rononcée par Q . F a b i u s Maximùs , le scholiaste de Bobbio (9) nous a conservé la pérora i son sous une fo rme assez c o r r o m p u e :

...Neq. tanta diis immortalib. gratia haberi potest, quate

(1) PLUT., Rom., X X V I l , 9 : zàtTO! S/.ri7:iaiv IV-EITO v î x p ô ; £|iq)avT|< '.Sc'iv

xaTavrjiia'.v.

(2) M. Carcopino (op. cit., p. 93) voit là « un usage » et même « un rite familial n. (3) VELL., II, 4 : ejusque corpus velato capite elatum est. (4) D e oir. ill., 58, 10 : obvoluto capite elatus, ne livor in ore apparetel. (5) ClC, ai Alt., X , 8, 7 : Non faisset illa nox tant acerba Africano... si nihit...

fefellisset. '6) Cic, de nat. ieor., III, 32, 8 0 : Car Afrlcanam domestici parietes non texerunl. (7) C lC , de rep., V I , 12, 12; dictator rem pabticam constituas oportet, si impias

propinquorum manus ejjugeris. (8) T . - L . , Per.. 59. (9) ScHOL. BOB., ad Mil. VII , 16 (éd. Hildebrandt, p. 72).

_ 495 _

habenda est, quod is cum illo animo atq. ingenio hae civitate potissimum natus est, neq. moleste atq. acre mi jerri quam ferundt^m eiim est, cum eo morborum temovit et in eodem tempore petuit cum et Vobis, et omnib. qui hanc remp. salvam volunt, maxime vivo opus est, Quirites.

L a première moit ié de la p h r a s e est compréhens ib le et les rec­tifications à y appor te r sont re la t ivement simples : correct ion de quate en quanta et de hae en hac e ( I) ; restitution de tam o u ita devant moleste; suppress ion de mi et de eum. L a f in d e la pér iode depuis cum et Vobis, e tc . , ne nous embarrasse nulle­ment . Tou te la difficulté rés ide dans les mots cum eo morbo' rum temovit et in eodem tempore petuit. M. Carcopino corrige c e passage en [q{uod)] u[nico] [morbo] morborum [vim] ten[ta]vit, et in eodem tempore pe[rii]t (2). Ces conjectures nous paraissent b ien hard ies e t nous ne croyons p a s q u ' u n phi­lologue puisse les admet t r e . D ' a u t r e s corrections ont été propo­sées. Mai lisait eo morbo obiit, correction approfondie pa r Orelli en eo morbo mortem obiit. Gaumi tz adoptai t eo modo mortem obiit ; Vo l lmer nec morbo mortem obiit, et H i ldeb rand t numéro mortem obiit. Lu t e rbache r conjecturai t ea hora mor­tem obiit, tandis que Stangl modif ia i t la correction d e Gau­mitz en isto modo mortem obiit.

Le n o m b r e des correct ions proposées prouve l ' embar ra s des édi teurs . Ces émenda t ions m a n q u e n t toutes de simplicité. Nous nous ef forcerons de donner u n e solution moins violente.

L a seconde par t ie de la p é r i o d e devait être bâtie sur le modè le d e la première , où nous lisons gratia habenda est quod— natus est; après jerundum (eum) est, il faut donc resti tuer le mot quod, nécessaire au b a l a n c e m e n t de l a phrase . Ensui te , si nous considérons que Lae l ius opposai t la mort de Scipion et les c i rconstances qui r éc l ama ien t impér ieusement son interven­t ion, nous s o m m e s a m e n é s à voir, dans le premier c u m du pa l impses te de Bobbio, u n e mut i l a t ion de eiimdem opposé à et

(1) Dans le palimpseste de Bobbio, une seconde main a d'ailleurs corrigé hac e civitate.

(2) CARCOPINO, op. cit., p. 115 sqq. Dans sa restitution du fragment, M. Carco­pino a utilisé les signes épigraphlquies. Pour des raisons d'ordre pratique, nous nous servirons {infra, p. 496 ) de parenthèses pour les interpolations et de crochets droits pour les restitutions et les corrections.

- 49G —

in eodem tempore. Le substantif dont dépendra i t morborum a d û sauter , lui aussi. Nous lirons donc morborum vis. Ce mor­borum était sans doute dé te rminé pa r un génitif eorum dont les d e u x premières lettres seules (eo) ont subst i tué dans le texte. Q u a n t à petuit, il est évident qu ' i l fau t île corriger en petiit ou petivit.

Nous lirons donc :

Neque tanta diis immortalibus gratia haberi potest, qua[n]ta habenda est, quod is cum illo animo atque ingenio hac e civi-taet potissimum natus est, neque [tam] moleste atque acre {mi) ferri quam ferundum (eum) est, [quod] [e]!um[dem] eo [rum] morborum [vis] removit et in eodem tempore pet[i]it, cum et Vobis et omnibus qui hanc rempublicam salvam Volunt, maxime vivo opus es[se]t, Quirites.

Pleu ran t la mort de son ami, Lael ius s 'écriai t donc :

(( Nous n e pouvons ni rendre aux dieux immorte ls au tan t d e g râces que nous le devons de ce q u e cet h o m m e doué d ' u n tel c œ u r et d ' u n e telle intelligence soit issu de p ré fé rence de cet te c i té , ni supporter avec autant de pe ine et de douleur qu' i l lie f a u t , que ila violence de ces « ma lad ies » l 'a i t a t teint au momen t m ê m e où pour vous, et pour tous ceux qui veulent le salut de la r épub l ique , il eût été le p lus nécessai re qu ' i l vécût, ô Qui­r i tes ! »

Lae l ius croyait-il donc à la mor t naturel le de Scipion ? D a n s un passage du de amiçitia où Cicéron met Laelius e n

scène , célul-ci déplore la mort de son ami et t rouve qu 'e l le est su rvenue fort b rusquement . Et il a jou te : « Il est difficile de pa r l e r de ce genre de mort ; vous savez ce que le publ ic en s o u p ç o n n e » (1). Pourquoi était-il difficile de par le r de la f in d ' E m i l i e n , s ' i l s 'agissai t d ' u n acc ident naturel ? C 'es t d e ce que, a u m o m e n t où Lael ius par le (2), on n ' ava i t que des soupçons e t n o n des preuves .

D a n s le de republica, nous voyons m ê m e Lael ius éclater en cr i s lorsque le premier Afr ica in s ' adressan t à E m i l e n lui dit :

(1) Q c , de am., III, 12: morienii auiem semum celeritas abstulit; quo de génère mortis difficile dicta est; quid homines suspicentur, videtis.

(2) Cicéron place l'action du de amicitia peu de jours après la mort de Scipion.

— 497 _

si impias propinquorum manus effugeris (1). D 'a i l leurs , u n peu plus loin, Emi l ien lui -même n e se déclare-t-il p a s moins efïraiyé p a r la peur de la mort , que par la cra inte des e m b û c h e s des s iens (2) ?

D ' a u t r e par t , Lael ius regret tant d a n s son discours que son ami ait d isparu , b rusquement à l ' ins tant m ê m e où son interven­tion était des plus nécessaire, n 'att ire-t-i l pas l ' a t tent ion sur le carac tère é t range de cette f in ? L a mor t d ' E m i l i e n survenait à u n m o m e n t où r ien dans son état phys ique n e permet ta i t de croire à une teMe éventual i té . P l u t a r q u e dit b i en que, selon certains, Scipion avai t une complex ion ma lad ive (3). Mass Tite-Live nous a f f i rme qu ' i l était en pa r fa i t e santé (4).

Nous pensons donc que Lael ius , dès le l endema in d u crime, soupçonnai t fort la mor t de Sc ip ion d 'avoi r été un assassinat. Cependan t , h o m m e sage et p ruden t , il ne voulait p a s faire connaî t re ne t t ement le fond de sa pensée , tant qu ' i l n ' ava i t p a s d e p reuves cer taines.

Mais en e m p l o y a n t , dans son discours , u n terme comme morbus, il laissait p lace à l ' équ ivoque . O n pouvai t comprendre que Scip on était mort de m a l a d i e ; Lael ius , lui, prenai t morbus au sens moral et désignait ainsi Ca rbon et ses complices, qu ' i l considérai t c o m m e les maladies et les fléaux de l 'E ta t .

Nous croyons ainsi avoir résoliu l ' én igme de l a mort de Sci­p i o n Emi l ien . 11 n ' a p a s succombé à une de ces « sournoises défa i l lances card iaques » que justif ierait son âge, c o m m e le sup-, pose M. Carcop ino (5). Mais le second Af r i ca in , en s 'opposant à la r é fo rme agra i re , est allé a u devant de la mor t , conscient d 'a i l leurs du danger qu' i l courai t . L e succès qu ' i l r empor ta con­tre les r é fo rmateur s a m e n a sa per te . V o y a n t q u e la lex Sempro-nia allait succomber , les ré formateurs , depuis longtemps dé j à e n n e m i s de Scipion, résolurent de le suppr imer . C . Papir ius Car­b o n accompl i t la criminelle besogne . Et lorsque le meur t re eut

(1) C i c , dt tep., VI , 12, 12. (2) CIC, de rep., VI , 14, 14 ; Hic ego, eisi eram perterrUus non tant mehi mords

quum insidiarum a me/s... (3) PLUT., Rom., X X V I I , 8. (4) T. -L. , Per., 59 : Cum P. Scipio Africanas eis adoersaretur fortisque atque

validas pridie domum se recepisset... (5) Op. cit., p. 114.

été jserpétré, Sempron ia , qu 'e l le l 'ait facili té ou non, fit c e qu 'e l le put pour le c ache r .Ma i s les contempora ins ne s 'y lais­sèrent p a s t romper . L 'ar is tocrat ie , à nouveau aux pr ises avec les ré formateurs , ne s ' o c c u p a que de lutter contre les difficultés d u momen t . Emil ien n ' ava i t d 'a i l leurs été pour elle que l 'allié d ' u n instant, et, sur b e a u c o u p de points, il s 'é tai t mon t ré un ennemi à son égard .

Ainsi , Scipion Emi l i en fut aba t tu c o m m e T i b . Gracchus l 'avai t été avant lui et c o m m e le furent , après lui, M. Fulvius Flaccus et C. Gracchus . T o u s quatre périrent d a n s l a lutte q u e se livraient les part is , à cet te époque, de mort violente. L 'assas­sinat de Scipion Emil ien s ' insère dans une série de meurtres politiques et la prest igieuse a rgumenta t ion du dernier dé fenseur de Carbon ne doit p a s nous emj jecher de reconnaî t re la véri té.