l'art occidental

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Chapitre 6 Vers un registre autonome de l’image : l’art occidental La Renaissance fut marquée par diverses tendances qui allaient marquer durablement notre culture dans les domaines aussi bien du savoir que de ce que nous considérons désormais comme l’art. De fait, notre conception moderne et occidentale de l’art n’a pas plus de quatre ou cinq siècles. Elle a commencé à s’affirmer dans les années 1400, d’abord en Italie, puis en France et dans tout le reste de l’Europe. Ce sont les grandes lignes de ce processus pluri-séculaire d’invention de l’artiste moderne que je voudrais restituer ici – processus qui contribua à modifier sensiblement le statut culturel des images. D’illustrations religieuses dont la fonction était purement rituelle, les images gagnèrent progressivement un marché d’amateurs à la recherche des plaisirs de la délectation esthétique. Il en découla une nouvelle forme de goût et un nouveau sytème d’appréciation. Au Moyen-Age Les peintres et les sculpteurs étaient des artisans qui apprenaient un métier. A partir de 1391, à Paris, ils se regroupèrent dans la corporation des « imagiers, peintres et tailleurs d’images » : cette communauté strictement organisée détenait le monopole de l’exercice du métier et le privilège exclusif de tenir boutique. La corporation assurait la formation des artistes qui, vers l’âge de douze ans, entraient comme apprentis dans l’atelier d’un maître. Leur apprentissage durait cinq ans. Il débouchait sur quatre années de stage en tant que compagnon, qui se soldaient à leur tour par la confection d’un chef-d’œuvre grâce auquel le compagnon était enfin sacré maître. La concurrence entre les maîtres était contrôlée par les représentants de la corporation. Les commandes provenaient pour l’essentiel des couvents et des églises. D’ailleurs, dans le premier Livre des métiers, qu’écrivit vers 1250-1270 Etienne Boileau, prévôt de Paris sous Saint Louis, pour fixer les réglementations applicables à chaque métier, il est clairement stipulé que le métier des « imagiers peintres » « n’appartient qu’au service de Notre Seigneur et de ses saints et à la [louange] de [la] Sainte-Eglise ». Deux siècles plus tard, la clientèle des peintres commença à s’étendre à la bourgeoisie et à s’ouvrir à des réalisations profanes. Voici la description que le grand historien de l’art Aby Warburg donne des peintres florentins aux environs de 1470 : « Le public bourgeois admirait dans l’artiste le technicien, le fabricant d’objets d’art qui, né sous le signe de la planète Mercure, sait tout faire et a de tout ; il peint et sculpte au fond de son atelier, mais dans sa boutique, sur le devant, il vend tout ce dont on peut avoir besoin : des boucles de ceinture, des coffres de mariage ornés de peinture, des objets de culte, des voti de cire et des gravures. On n’allait pas trouver

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Chapitre 6 du livre "Les images dans la société"

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Chapitre 6 Vers un registre autonome de l’image : l’art occidental La Renaissance fut marquée par diverses tendances qui allaient marquer durablement notre culture dans les domaines aussi bien du savoir que de ce que nous considérons désormais comme l’art. De fait, notre conception moderne et occidentale de l’art n’a pas plus de quatre ou cinq siècles. Elle a commencé à s’affirmer dans les années 1400, d’abord en Italie, puis en France et dans tout le reste de l’Europe. Ce sont les grandes lignes de ce processus pluri-séculaire d’invention de l’artiste moderne que je voudrais restituer ici – processus qui contribua à modifier sensiblement le statut culturel des images. D’illustrations religieuses dont la fonction était purement rituelle, les images gagnèrent progressivement un marché d’amateurs à la recherche des plaisirs de la délectation esthétique. Il en découla une nouvelle forme de goût et un nouveau sytème d’appréciation. Au Moyen-Age Les peintres et les sculpteurs étaient des artisans qui apprenaient un métier. A partir de 1391, à Paris, ils se regroupèrent dans la corporation des « imagiers, peintres et tailleurs d’images » : cette communauté strictement organisée détenait le monopole de l’exercice du métier et le privilège exclusif de tenir boutique. La corporation assurait la formation des artistes qui, vers l’âge de douze ans, entraient comme apprentis dans l’atelier d’un maître. Leur apprentissage durait cinq ans. Il débouchait sur quatre années de stage en tant que compagnon, qui se soldaient à leur tour par la confection d’un chef-d’œuvre grâce auquel le compagnon était enfin sacré maître. La concurrence entre les maîtres était contrôlée par les représentants de la corporation. Les commandes provenaient pour l’essentiel des couvents et des églises. D’ailleurs, dans le premier Livre des métiers, qu’écrivit vers 1250-1270 Etienne Boileau, prévôt de Paris sous Saint Louis, pour fixer les réglementations applicables à chaque métier, il est clairement stipulé que le métier des « imagiers peintres » « n’appartient qu’au service de Notre Seigneur et de ses saints et à la [louange] de [la] Sainte-Eglise ». Deux siècles plus tard, la clientèle des peintres commença à s’étendre à la bourgeoisie et à s’ouvrir à des réalisations profanes. Voici la description que le grand historien de l’art Aby Warburg donne des peintres florentins aux environs de 1470 : « Le public bourgeois admirait dans l’artiste le technicien, le fabricant d’objets d’art qui, né sous le signe de la planète Mercure, sait tout faire et a de tout ; il peint et sculpte au fond de son atelier, mais dans sa boutique, sur le devant, il vend tout ce dont on peut avoir besoin : des boucles de ceinture, des coffres de mariage ornés de peinture, des objets de culte, des voti de cire et des gravures. On n’allait pas trouver

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un artiste abstrait dans son atelier pour éprouver en sa compagnie, sous une froide lumière tombant du toit, les sentiments dissonants de l’homme de culture blasé, dans la connivence de la pose esthétique ; mais en toutes circonstances, on tirait le peintre-orfèvre de son atelier pour l’exposer à la réalité du jour, où il s’agissait de transformer la vie elle-même, à n’importe quel point de son cycle, en un édifice, une parure, un ustensile, un cortège solennel. »1 Notons à titre d’exemple que Ghirlandaio, grand peintre de la Renaissance italienne, maître de Michel-Ange, dut son nom, ou plutôt son surnom au fait qu’il était un peintre réputé de guirlandes. A la Renaissance De fait, l’organisation corporative des gens d’images, à la fin du XIVe siècle, était davantage un signe de décadence que l’affirmation d’une force en expansion. Elle visait, en l’occurrence, à endiguer les tendances centrifuges qui commençaient à se manifester de toutes parts. Car, depuis un certain temps, des distinctions étaient nettemement perceptibles. Les communautés séculières et religieuses, les couvents et les cours, les cités entre elles se disputaient les meilleurs peintres et sculpteurs du moment. Leur concurrence contribua à élever la position sociale des artistes les plus convoités. Ceux-là se considéraient comme bien plus que de simples artisans. D’ailleurs, même si le nom de beaucoup s’est perdu, l’histoire de l’art en a retenu certains sous l’appellation flatteuse de « Maître de », rapportée selon les cas au lieu où ils exerçaient (le Maître de Moulins, de Darmstadt ou de Flémalle), au type de production à quoi ils excellaient (le Maître des Cartes à jouer), au commanditaire principal de leur travail (le Maître du roi René d’Anjou) ou, plus souvent encore, à l’œuvre maîtresse dont il sont l’auteur (le Maître du Parement de Narbonne, de l’Annonciation d’Aix ou des Heures de Catherine de Clèves). Par ailleurs, il existait des possibilités pour les artistes d’échapper à l’emprise de leur corporation. Ceux qui bénéficiaient de la protection du roi ou d’un prince résidaient dans leurs palais, où ils étaient exempts de toute obligation corporative. C’est ainsi, par exemple, que Jan Van Eyck fut engagé en 1425 par le duc de Bourgogne, comme « valet de chambre » – mais attention aux appréciations anachroniques : cet emploi était très valorisant puisqu’il donnait accès à l’entourage immédiat du prince. Par ailleurs, les enclos des couvents ou encore les collèges universitaires du Quartier Latin à Paris servaient d’asiles et accueillaient de véritables colonies d’artistes. La situation de ces derniers commença à se modifier plus sensiblement encore à partir de la Renaissance. A cette époque, les philosophes et à leur suite les écrivains, les artistes, commencèrent à affirmer le primat de la vision de l’homme sur l’univers. On appelle ce courant l’humanisme. L’Homme ne se concevait plus, ou plus uniquement, comme l’humble créature de Dieu, il forgeait lui-même sa propre conception de la Nature. Il ne recherchait plus uniquement dans les Livres Saints les principes dont il avait besoin pour conduire ses affaires et celles de la société : il mettait en œuvre son propre esprit pour étudier, raisonner, ordonner. Ce fut l’origine

1 Aby Warburg, « L’art du portrait et la bourgeoisie florentine. Domenico Ghirlandaio à Santa Trinita. Les portraits de Laurent de Médicis et de son entourage », in Essais florentins, Paris, Klincksieck, 1990, p. 121.

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aussi bien de la science moderne que du droit. Bref, l’Homme devenait créateur à son tour. Cette transformation mentale a pris des siècles pour s’imposer, mais l’impulsion en fut lancée dès la Renaissance. Dans l’Italie de la fin du XVe siècle, le peintre, le sculpteur et l’architecte furent progressivement reconnus comme des hommes de savoir autant que de savoir-faire. Leurs activités commencèrent à être considérées comme radicalement distinctes des métiers manuels – appelés « arts mécaniques ». Elles accédèrent à la dignité des arts « libéraux », c’est-à-dire les sept disciplines enseignées dans les universités, à savoir la grammaire, la rhétorique, la dialectique, l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique. Dans ce contexte nouveau, l’artiste n’était plus un simple artisan. Il était considéré comme un créateur, une sorte d’« alter deus » soustrait aux normes communes – l’expression d’« alter deus » fut utilisée pour la première fois en 1436 par Alberti, un théoricien fameux du renouveau de la peinture. Cette affirmation accompagna la naissance d’une nouvelle classe de commanditaires, de grands collectionneurs, comme les princes Médicis, qui favorisèrent l’affirmation de cette identité de l’artiste. Grâce à leur soutien actif, les peintres ou les sculpteurs gagnèrent des degrés de liberté par rapport à leurs commanditaires traditionnels, et jusque-là incontournables, qu’étaient les institutions religieuses : ils purent commencer à traiter d’autres sujets (des scènes historiques, puisées tout particulièrement dans l’Antiquité), d’autres genres (le portrait, le paysage, la nature morte), ou affirmer d’autres partis-pris de style. Pratiqué de la sorte, l’art commença à devenir un objet de contemplation en soi. Il se délesta de plus en plus de sa fonction rituelle, au service de la religion, pour s’affirmer comme un bien culturel autonome, destiné à un public de connaisseurs et de riches propriétaires. Michel Ange et Léonard de Vinci furent deux figures emblématiques de cette nouvelle manière d’être artiste. Michel Ange (1475-1564) que ses contemporains qualifièrent de « divin » – épithète impensable un demi-siècle plus tôt. Et Léonard de Vinci (1452-1519) dont le génie multiforme – il était peintre, sculpteur, architecte, ingénieur, poète et théoricien – fit de lui l’incarnation de l’idéal de la Renaissance. « Le caractère divin de la peinture, écrivait-il, fait que l’esprit du peintre se transforme en une image de l’esprit de Dieu ; car il s’adonne avec une libre puissance à la création d’espèces diverses : animaux de toute sorte, plantes, fruits, paysages, campagnes, écroulements de montagnes, lieux de crainte et d’épouvante qui terrifient le spectateur, ou encore des lieux charmants, suaves et plaisants.... » Tel fut le mouvement lancé par la Renaissance italienne, et telles étaient les ambitions désormais sans bornes des grandes figures d’artistes qui commencèrent à s’affirmer à partir de cette époque. Mais il serait trompeur de se focaliser uniquement sur ces « génies » dont l’immense talent et le caractère précurseur comblent notre idéal moderne de l’artiste. Car ils masquent les pratiques ordinaires de l’immense majorité des faiseurs d’images de leur temps. Il ne faudrait pas croire, en effet, que le changement fut rapide, ni qu’il libéra tous les artistes des contraintes sociales de la création. Dans les faits, la très grande majorité continua d’exercer son activité dans des conditions toujours très contraintes, au sein d’ateliers fortement hiérarchisés, le plus souvent familiaux, en butte à des contrats de commande draconiens, et réduits

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à percevoir des rémunérations qui restaient faibles. En France au XVIIIe siècle, des peintres bientôt aussi célèbres que Watteau peignaient les enseignes des boutiquiers. Quantité d’autres tenaient encore boutique ou même vendaient leurs toiles à même le trottoir de la place Dauphine à Paris sur le passage de la procession de la Fête-Dieu : c’est là que Chardin commença à se faire remarquer. Parcourons à présent le chemin que suivirent les artistes jusqu’à la période contemporaine afin d’ouvrir une perspective claire sur le processus de reconnaissance dont ils ont bénéficié. L’art académique Soutenus par les pouvoirs séculiers en place, les artistes fondèrent des académies : la première vit le jour à Florence en 1563. En 1648, se créa à Paris une Académie royale de peinture et de sculpture. Colbert la réorganisa sous le règne de Louis XIV et ouvrit ainsi la voie à une nouvelle forme de professionnalisation des artistes : la carrière bureaucratique. L’Académie accrédita définitivement la peinture et la sculpture comme des arts « libéraux » distincts de l’artisanat et du commerce : il était désormais interdit aux membres de l’Académie de tenir boutique, comme c’était encore le cas des membres de la corporation. L’Académie se chargeait de la formation, de la sélection et de la reconnaissance professionnelle des artistes officiels. Elle détenait le monopole des commandes royales. Une fois nommé, l’académicien recevait une pension et bénéficiait éventuellement d’un logement au Louvre. On en comptait une centaine, véritables dignitaires des arts, célébrés, entourés d’honneurs et de nombreuses petites mains qui faisaient le plus gros du travail à leur place. La Révolution française supprima les corporations et toutes les académies, mais celles-ci firent leur réapparition au sein de l’Institut de France, créé en 1795. Au XIXe siècle, l’enseignement donné dans les écoles des beaux-arts resta régenté par l’Académie, qui attribuait le Prix de Rome – récompense suprême, créée en 1663 – , et contrôlait les commandes et les achats officiels. La production artistique se trouva ainsi normalisée par un dogme et des dignitaires officiels qui plaçaient au sommet de l’art la peinture d’histoire et reléguaient parmi les genres mineurs le portrait ou les scènes de genre. L’Académie a cherché à affirmer un modèle supérieur de l’artiste, mais, jusqu’à la Révolution, elle ne parvint pas à supprimer la corporation. Par ailleurs, certains artistes, et non des moindres, ont entretenu avec la reconnaissance académique une relation pour le moins fluctuante. Tel fut par exemple le cas de Fragonard qui décrocha le Prix de Rome sans avoir suivi les cours de l’Académie, puis qui peina à réaliser le chef-d’œuvre requis pour être définitivement admis dans les rangs de la haute assemblée. Une fois breveté « peintre du Roy en son Académie royale de peinture et sculpture, demeurant à Paris Cour du Louvre », il délaissa les commandes officielles dont il aurait pourtant pu bénéficier grassement, puis rapidement renonça à sa carrière académique au profit d’une lucrative activité de peintre léger et mondain, bien introduit auprès d’une clientèle surtout bourgeoise. Il ne dédaignait

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pas, à l’occasion, de peindre des dessus de porte ou des devants de cheminée. Riche, mais marginalisé, il préfigura le peintre libre du XIXe siècle. L’artiste indépendant Car c’est au cours de ce siècle qu’est véritablement apparue la figure de l’artiste moderne qui ne vit que pour son art. Cette figure s’affirma en réaction ouverte contre l’académisme. Au XIXe siècle, l’Académie continuait d’offrir un modèle de carrière élitiste. Lauréats de l’Ecole des beaux-arts, les artistes académiques séjournaient à l’Académie de France à Rome, puis ils rentraient à Paris pour exposer au Salon, qui se tenait tous les ans ; ils y gagnaient des médailles et finissaient par être admis à l’Institut. La valeur de leurs œuvres était pour ainsi dire garantie par leurs qualifications, leurs médailles, les prix honorifiques qu’ils avaient remportés, et il existait une demande importante pour ces peintures officielles. Bref, ces peintres étaient assurés de tirer des revenus substantiels de leur peinture parce qu’ils bénéficiaient d’une reconnaissance académique. Ils faisaient carrière à la manière des hauts fonctionnaires. Mais les académiciens étaient tout au plus une trentaine. En dehors d’eux, le nombre des artistes en activité ne faisait que s’accroître et le courant romantique leur fournit une idéologie sur mesure pour affirmer leur rupture avec le modèle dominant. L’artiste indépendant allait rejeter tout à la fois la tradition académique et les valeurs bourgeoises, au bénéfice d’une affirmation de l’art pour l’art, synonyme d’innovation à tout prix. La nouveauté devint son maître mot. Or, cette option délibérément marginale condamnait le plus souvent ces révoltés de l’art à la misère pure et simple. On connaît ces images de la bohème artistique, typiques du XIXe siècle. Vers les années 1870-1880, toutefois, s’opéra une rencontre entre cet art indépendant et l’économie marchande, qui généra un véritable marché de l’art – celui que nous connaissons encore aujourd’hui. On vit apparaître de nouvelles figures de marchands, en affinité avec cette esthétique du renouvellement permanent. Ils ne se contentaient plus d’essayer de vendre les tableaux produits par les artistes, ils intervenaient directement en amont de la production pour découvrir des talents nouveaux et créer une demande pour ces œuvres en rupture avec le goût dominant. Dans ce nouveau contexte, la réussite d’un artiste se mit à dépendre en premier lieu de l’appréciation que le marché portait sur sa production. Tandis que la peinture de l’académicien était légitimée par ses titres officiels, qui faisaient office de garantie de qualité, le peintre indépendant, lui, n’était qualifié que par le marché : en clair, c’étaient ses acheteurs qui faisaient sa gloire. Sans marchand pour le soutenir, ni clients pour acheter ses œuvres, l’artiste était condamné à l’échec. Or, paradoxalement, c’est souvent cet échec qui allait forger sa légende. Le tournant entre le XIXe et le XXe siècle fut marqué par une radicalisation des peintres d’avant-garde qui rejetèrent de plus en plus délibérément toute autre considération que les exigences de leur propre peinture. Dans cette logique, ils voulaient en quelque sorte

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avoir raison contre tout le monde, sinon c’était le signe qu’ils restaient prisonniers du conformisme ambiant. Endurer la pauvreté pour sa peinture devint une épreuve initiatique incontournable, et l’image de l’artiste génial ignoré par son temps le mythe par excellence de la peinture moderne. Van Gogh fut à cet égard une figure tout à fait emblématique. Nous sommes là aux antipodes de tous les types d’artistes qui se sont succédé au cours de l’histoire : l’artisan soumis du Moyen-Age, l’humaniste ami des princes de la Renaissance, l’apparatchik officiel de l’Académie. Sur le plan stylistique, l’écart est encore plus visible : à la peinture religieuse dictée par les exigences du rituel, à la peinture nourrie de références cultivées propre à satisfaire le goût raffiné des collectionneurs florentins ou des cours royales, à la grandiose peinture d’histoire faite pour combler les attentes des palais officiels, a succédé, entre 1880 et 1920, une bousculade de styles picturaux violemment constrastés, mettant à bas tout ce qui avait été valorisé jusque-là, jusqu’à commettre le meurtre symbolique absolu : l’abstraction. La peinture abstraite est une peinture qui s’est complètement affranchie du souci de représenter, de ressembler à quoi que ce soit. Comme les mathématiques dans l’univers des sciences, la peinture abstraite est à elle seule sa propre référence. Elle est pure peinture. A cet égard, elle constitue le point-limite de cette évolution de la peinture occidentale, qui a tendu vers toujours plus d’autonomie créatrice.

MOYEN-AGE RENAISSANCE XIXe SIECLE EPOQUE MODERNE

Artisan soumis Humaniste introduit parmi les princes

Apparatchik officiel de l’Académie

Peintre indépendant d’avant-garde

Corporation Commandes de collectionneurs

Carrière bureaucratique

Marché de l’art

Peinture religieuse Culture de l’Antique Grande peinture d’histoire

Innovation stylistique à tout prix

AUTONOMISATION CROISSANTE DES IMAGES

IMAGES ART Depuis l’abstraction, la peinture a connu d’autres styles, elle est revenue à certaines formes de figuration. D’ailleurs, il importe de souligner qu’à aucune époque, un type d’artiste ou de pratique artistique ne l’a jamais emporté complètement sur les autres. La réalité est toujours demeurée beaucoup plus composite et l’histoire que je viens de résumer s’est limitée aux principaux types d’artistes. Quoi qu’il en soit, aucune autre civilisation n’a, me semble-t-il, donné aux images un tel degré d’autonomie culturelle. C’est un point très important à souligner. Car, sans cette longue évolution, qui a radicalement transformé le statut des objets produits par l’art et, conjointement, le statut des producteurs d’art, on ne pourrait pas

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comprendre l’importance prise par l’image aujourd’hui. Dans la culture occidentale, l’image existe en soi. Elle n’a pas forcément besoin de se référer à une utilité sociale, rituelle, religieuse. Cette autonomie lui confère une formidable liberté. Mais elle renforce en même temps le procès en falsification qui lui est fait depuis Platon. Comment cette image que plus rien ne retient, aucune croyance ni aucune nécessité, pourrait-elle ne pas être devenue une pure illusion ? POUR EN SAVOIR PLUS : Raymonde Moulin, « De l’artisan au professionnel : l’artiste », in De la valeur de l’art, Paris, Flammarion, pp. 91-106. Nathalie Heinich, Du peintre à l'artiste, Paris, Minuit, 1993. Edouard Pommier, Comment l’art devint l’art dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Gallimard, 2007.