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Page 1: L’appel en procédure civile - conseil-etat.fr · PDF fileL’appel en procédure civile. par Yves STRICKLER . Professeur à l’Université de Strasbourg . Vice-président en charge

L’appel en procédure civile

par Yves STRICKLER Professeur à l’Université de Strasbourg

Vice-président en charge de la recherche et des études doctorales Centre de droit privé fondamental – EA 1351

1. Selon l’article 542 du Code de procédure civile : « L’appel tend à faire réformer ou annuler par la cour d’appel un jugement rendu par une juridiction du premier degré ». Lorsque le Code présente l’appel, il renvoie spontanément aux cours du même nom. Il faut néanmoins se souvenir que la question du double degré de juridiction ne se limite pas toujours à l’existence de cours d’appel : on sait qu’en contentieux administratif, le Conseil d’Etat peut, lui aussi, être juge d’appel et, en droit judiciaire privé, l’hypothèse d’un recours de second degré hors la cour d’appel se vérifie à la lecture de diverses dispositions. C’est ainsi et par exemple, qu’un recours peut être formé devant le tribunal de grande instance contre les décisions du juge des tutelles et contre celles du conseil de famille (art. R. 311-3 COJ)1, ou encore, qu’en procédure criminelle, apparaît un appel dit circulaire, qui consiste à saisir une autre cour d’assises que celle qui s’est prononcée en un premier temps. Il arrive aussi que ce ne soit pas la cour mais son premier président qui devienne juridiction d’appel, comme pour les contestations concernant le montant et le recouvrement des honoraires des avocats2. Et parfois, certains domaines sont réservés à la connaissance d’une cour particulière, indépendamment des règles ordinaires de compétence ; ainsi en est-il de la cour d’appel de Paris s’agissant de décisions rendues par les autorités de marché3. 2. La norme reste néanmoins celle de la saisine d’une cour d’appel, dont l’objet premier est de maintenir un équilibre dans la chaîne de l’instance, du premier degré jusqu’au plus élevé, en passant par cette voie du second degré, qui apparaît après un temps qui a nécessairement permis aux éléments du litige de reposer. L’intervention d’une juridiction hiérarchiquement supérieure, composée de magistrats plus expérimentés et selon un principe de collégialité, imprime l’image d’un moyen privilégié pour assurer tant une bonne administration de la justice que la sauvegarde des libertés publiques. Ceci rejoint la présentation traditionnelle de la voie d'appel, voie de correction des éventuelles erreurs ou injustices commises en première instance4. C’est pourquoi il n’est pas étonnant que l’article 543 du Code de procédure civile affirme que : « La voie de l'appel est ouverte en toutes matières, même gracieuses, contre les jugements de première instance s'il n'en est autrement disposé ». La perspective tracée est bien celle d'une voie ordinaire de recours. Et l’on remarquera que, même lorsque l’appel est fermé, la voie d’un appel-nullité est préservée par

1 Mieux encore, l’article R. 211-2 du Code de l’organisation judiciaire permet, par décret en Conseil d'Etat pris après avis du conseil de l'organisation judiciaire, de déterminer « les matières ressortissant à la compétence du tribunal d'instance dont le tribunal de grande instance connaît en appel ». 2 Décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d'avocat, art. 174 et s. 3 Par exemple, art. R. 621-45-II C. mon. et financier, pour le recours contre certaines décisions de l'Autorité des marchés financiers. 4 J. Bentham, Organisation judiciaire, 1828, chap. 26, p. 135 : « Considérer une cour d’appel comme simplement utile, ce n’est point s’en faire une assez haute idée, elle est d’une nécessité absolue ». Il présente ainsi la mission assignée à la cour : « Réformer des décisions injustes, soit que l’injustice ait été involontaire, soit qu’elle ait eu pour cause l’ignorance ou l’erreur ; prévenir des jugements volontairement iniques, en ôtant l’espérance de les voir jamais exécutés ».

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la jurisprudence en cas d’excès de pouvoir du juge5. Ceci étant, il n’existe pas de droit absolu à disposer d’un double degré de juridiction tant il est vrai que la voie d'appel ne doit pas conduire à ralentir à l’excès le cours de la justice. De nos jours, l'idée s’est en effet imposée que différer la justice, c'est au minimum donner le sentiment de la méconnaître, voire de commettre un déni de justice. Aussi l'appel ne concerne-t-il que les décisions par lesquelles le juge a tranché tout ou partie du principal6 et, malgré l'affirmation du principe du double degré de juridiction, il lui est apporté des exceptions, avec les hypothèses connues de suppression du second degré de juridiction, telle la décision sur la seule compétence qui n’est susceptible que de contredit ; ou encore, les litiges considérés comme étant de faible importance, qui sont jugés en premier et dernier ressort7 ; l'appel est alors exclu selon un certain taux (le taux du ressort) qui contribue à affirmer la confiance placée dans l’action des premiers juges et évite que l'appel puisse finir par absorber la valeur du litige (tout en sachant qu'il y a ici place, évidemment, à la responsabilité des avocats). On ajoutera qu'il est possible aux plaideurs de renoncer à l'appel pour les droits dont ils ont la libre disposition, mais uniquement postérieurement à la naissance du litige (art. 557). 3. Outre l'impératif de célérité, l'ouverture, large, de la voie d’appel ne doit pas inciter certains auxiliaires de justice à multiplier les actes pour rentabiliser leur activité ou, certains plaideurs, à user du temps de la procédure pour gérer leurs dettes privées8. Un droit est fait pour vivre et non pour reposer et c’est pourquoi le principe d’efficience inspire désormais et selon le mot du premier président Guy Canivet, les réformes de la procédure civile9. La maîtrise des voies de recours participe de la fonction de la voie d’appel et de l’effectivité de la décision de première instance. De sorte que les effets attachés à la voie d’appel sont autant d’indicateurs utiles à l’approche de la nature que doit revêtir cette voie de recours. Traditionnellement, l’appel se voit assorti de deux effets majeurs : un effet dévolutif et un effet suspensif. Leur présentation structurera la réflexion ici conduite. I. L’expression du double degré de juridiction : l’effet dévolutif de l’appel 4. L'effet dévolutif de l'appel apparaît en effet comme l'expression même du double degré de juridiction. Il résulte de l’article 561 du Code de procédure civile selon lequel « L’appel remet la chose jugée en question devant la juridiction d'appel pour qu'il soit à nouveau statué en fait et en droit ». C’est, dit-on, dans les vieilles marmites que l'on fait les meilleures soupes : Tantum devolutum, quantum judicatum - tantum devolutum, quantum appelatum ; il n’est dévolu qu’autant qu’il a été jugé - et il n’est dévolu qu’autant qu’il est appelé. L’appel, si l’on suit ces brocards latins, est une voie de réformation et rien de plus, puisque la cour ne connaît que de ce qui a été jugé et encore, uniquement dans les limites de l’acte d’appel ; mais, dans un souci d’éviter les pertes de temps et d’énergie, la voie d’appel est aussi devenue

5 Sous réserve cependant de l’absence d’une autre voie de recours ouverte. Lire spéc. : Ph. Gerbay, Les effets de l’appel voie d’annulation, D. 1993. Chron., 143. 6 Hypothèses d’appel différé, avec l’exemple de certaines ordonnances du juge de la mise en état, v. art. 776 CPC. 7 De minimis non currat praetor (« des affaire minimes, le préteur n’a cure »). A cet égard, le choix de réclamer « un euro symbolique », pour marquer le caractère de question de principe que l’on entend donner à l’affaire en cause, n’en est pas moins une demande déterminée et inférieure au taux du ressort : la voie de l’appel est alors fermée : Cass. 2e civ., 24 janvier 1996 (franc symbolique) : « c'est ce montant qui détermine le taux de ressort », Bull. civ. II, n° 8. 8 G. Canivet, Du principe d’efficience en droit judiciaire privé, in Mél. P. Drai, « Le juge entre deux millénaires », Dalloz, 2000, spéc. p. 247. 9 Article précité, p. 243.

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une voie d’achèvement (A). On peut pourtant se demander aujourd'hui si l'objectif poursuivi ne serait pas davantage à portée de main en retenant une conception plus stricte de l'appel (B). 5. A. Lorsque l’appel est ouvert, l’affaire portée devant la cour d’appel sera rejugée en fait et en droit. C’est l’idée d’un second regard porté sur une affaire, une même affaire, déjà jugée en première instance. 6. L’appel apparaît alors comme une voie de réformation qui tend à revenir sur une décision rendue en première instance. C’est pourquoi, d’une part, l’existence de l’intérêt à interjeter appel est normalement appréciée au jour de l’appel et, d’autre part, que règne -du moins en principe- la règle dite de l’immutabilité du litige : il n’est dévolu à la cour qu’autant qu’il a été jugé en première instance. Cette solution s’appuie sur une tradition qui consiste à réputer que le jugement est rendu au jour de l’introduction de l’instance et qu’il ne convient ni de retarder outre mesure le jugement d’une affaire sous prétexte d’apports d’éléments nouveaux, ni de permettre par ce biais d’échapper à la règle du double degré de juridiction et de méconnaître, par ces apports nouveaux, le respect dû aux droits de la défense10. 7. Néanmoins, comme un temps s’est nécessairement écoulé entre le moment de la décision en première instance et celle à intervenir de la cour, il se peut qu’une évolution ait marqué le litige tel qu’il était apparu au premier regard. Des changements ont effectivement pu se manifester : les titulaires de droit peuvent ne plus être les mêmes ; des pièces nouvelles peuvent apparaître ou être produites dans l’intervalle ; des circonstances nouvelles peuvent aller jusqu’à rendre l’appel sans objet. Si le principe de l’immutabilité du litige est souvent énoncé, il ne peut être entendu de manière stricte. C'est ainsi que l’appel est devenu, outre une voie de réformation des décisions des premiers juges, une voie d’achèvement des litiges. 8. Car l’instance qui a été engagée devant les premiers juges n’est pas simplement portée devant la cour ; l’appel est aussi l’occasion de la poursuivre, de la compléter et de permettre par ce mouvement de regrouper en un procès unique l’ensemble des éléments portés au débat d’un même litige. Si le principe même d'un double degré de juridiction impose que les juges du second degré ne puissent connaître d'éléments qui ont échappé à l'appréciation des premiers juges, il est des évolutions dont il faut pouvoir tenir compte. Le Code de procédure civile autorise cette extension en diverses hypothèses : ainsi, pour « justifier en appel les prétentions qu'elles avaient soumises au premier juge, les parties peuvent invoquer des moyens nouveaux, produire de nouvelles pièces ou proposer de nouvelles preuves » (art. 563). Un fondement juridique distinct (par exemple, une demande fondée sur l’article 1384, alinéa 1er du Code civil -la responsabilité du fait des choses que l’on a sous sa garde- au lieu d'une demande fondée sur l’article 1382 -la faute intentionnelle-) mais poursuivant les mêmes fins (dans notre exemple, l'indemnisation) est donc un moyen mais non une prétention nouvelle, qui peut être proposé à hauteur d’appel11. L’article 565 le dit d’ailleurs expressément. Les parties peuvent aussi « expliciter les prétentions qui étaient virtuellement comprises dans les demandes et défenses soumises au premier juge12 et ajouter [celles] qui en sont l’accessoire,

10 H. Croze, Ch. Morel et O. Fradin, Procédure civile, Litec, 3e éd., 2005, n° 448. 11 En revanche, une action en nullité d’une vente et une action en réduction du prix ne poursuivent pas une même fin et l’on serait en l’occurrence en présence d’une véritable demande nouvelle et non d’un moyen nouveau : v. H. Croze, Ch. Morel et O. Fradin, op. cit., n° 1230 et 1231. 12 Par ex. : une demande engagée au titre de fissures apparues dans le gros-œuvre d’une façade trouve son prolongement dans celle relative aux défauts d’étanchéité de la même façade, qui peut donc utilement apparaître en cause d’appel puisque les deux « demandes tendaient à l'application de la garantie décennale à des désordres affectant les façades des immeubles » : Cass. 3e civ., 25 octobre 1989, Bull. civ. III, n° 198.

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la conséquence ou le complément13 ». Dans une même visée, les demandes reconventionnelles sont recevables en appel (art. 567). L’interdiction de soumettre à la cour de nouvelles prétentions (art. 564) tombe à son tour (même texte) si c'est « pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l'intervention d'un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d'un fait ». Ainsi, est autorisée la prise en compte de modifications, tant concernant des éléments objectifs de la matière litigieuse, tels les moyens nouveaux proposés à la cour, que des éléments subjectifs de la matière litigieuse, avec l’arrivée de personnes nouvelles à hauteur d’appel. C’est l’intervention volontaire (art. 554) voire forcée (art. 555) d’un tiers en appel14. Enfin, la cour d’appel saisie d’un jugement ayant ordonné des mesures d’instruction ou d’un jugement ayant statué sur une exception de procédure qui a mis fin à l’instance, peut évoquer l’affaire (art. 568) et par suite traiter les points non jugés au premier degré lorsqu’elle estime de bonne justice de donner à l’affaire une solution définitive15. Il faut encore ajouter que l’irrecevabilité d’une demande nouvelle en appel n’est pas d’ordre public et que, par conséquent, sa sanction suppose une réaction des parties. Si l'adversaire ne s'y oppose pas, une telle demande peut donc utilement prospérer. 9. Le chemin qui apparaît est bien celui d’une voie d’achèvement plus que d’une simple voie de réformation. Certes, les demandes tendent aux mêmes fins, mais l’objectif est bien de mettre plus complètement un terme au litige. 10. B. Cette conception duale mais complémentaire de l'appel signifie que la cour peut en définitive connaître d’un litige qui est en réalité différent de celui qui a été soumis au premier juge. Au contraire, une vision plus stricte de l’appel poursuit la concentration des « moyens de la justice essentiellement sur les tribunaux »16. 11. Ces dernières années ont vu s'affirmer un rôle plus actif donné au juge, spécialement au juge de la mise en état des causes et, corrélativement, des obligations renforcées à la charge des plaideurs afin que le débat puisse, le plus complètement possible, se tenir dès le premier degré (on songe aux conclusions qualificatives et aux dernières écritures). La démarche engagée conduit parallèlement à accentuer la mission de contrôle de la légalité du jugement de première instance, telle que dévolue à la cour d'appel. La concentration des moyens, spécialement, est un principe qui a le vent en poupe. Mais il faut immédiatement préciser et

13 Ainsi, la demande d’un droit de visite formulée par un homme a été jugée comme constituant un complément de la défense à l’action en nullité engagée par la mère de l’enfant contre sa reconnaissance de paternité : Cass. 1ère civ., 21 juin 1977, Bull. civ. I, n° 288. 14 Si la première hypothèse suppose simplement un intérêt pour le tiers et un lien suffisant avec le premier procès, la seconde, plus énergique à l’égard du tiers, impose le constat d’une évolution du litige : Cass. 3e civ., 22 juin 1994, n° 92-11655 (www.legifrance.gouv.fr), cité in Dalloz Action 2006/2007. La Cour de cassation a considéré que la mise en redressement judiciaire d’un entrepreneur, postérieurement au jugement de première instance, constitue un fait de nature à caractériser une évolution du litige. Dans cette espèce, un syndicat de copropriétaires avait assigné un entrepreneur pour des désordres qui étaient apparus dans des travaux immobiliers, mais non son assureur alors même que le syndicat connaissait l’existence du contrat d’assurance ; en appel, l’entreprise est tombée sous le coup d’une procédure collective et le demandeur songe à l’assureur qu’il invite (mais à fins de condamnation) à l’instance. Cette évolution du litige est prise en compte –et c’est de bon sens- par la jurisprudence. La survenance de la procédure collective « justifiait que le demandeur fasse en appel ce qui ne lui avait pas paru indispensable en première instance » (S. Guinchard et alii, n° 541.178). 15 Pour une analyse de la faculté d’évocation comme un moyen de contrarier le risque de partialité des premiers juges, qui pourraient être « froissés de voir leur jugement infirmé par la juridiction supérieure » : P. Cuche et J. Vincent, Précis de procédure civile et commerciale, Précis Dalloz, 12e éd., 1960, n° 437. 16 J.-M. Coulon, Quelques remarques sur un projet de décret de procédure civile, Petites Affiches, 24 juin 2002, n° 125, p. 4.

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rappeler avec insistance que si les praticiens ont désormais intérêt à proposer au juge toutes les qualifications et moyens pertinents dès la première instance engagée17, la voie d'appel, lorsqu’elle est empruntée, permet aujourd’hui de proposer à la juridiction d’appel des moyens qui n’auront pas été soumis au premier juge. En effet, l’article 563 du Code de procédure civile autorise toujours à compléter les débats tenus en première instance et donc, maintient la vision de l'appel comme une voie d'achèvement du litige. 12. Ceci étant, il faut quitter un instant le schéma qui voit se succéder une première décision suivie d’un arrêt d’appel pour aller vers l’idée d’un nouveau procès engagé à propos d’une même affaire. Une première chaîne d’instances a donc été suivie et un plaideur veut recommencer, à propos de la même affaire, une nouvelle procédure. On ne peut manquer d’observer dans cette configuration, l'obligation désormais installée en jurisprudence de la concentration des moyens dès la première instance, concentration qui empêchera de recommencer la procédure devant ce juge saisi en second lieu : on sait en effet que l’autorité de la chose jugée, fin de non-recevoir liée à la présence d’une précédente décision de justice, ne peut être opposée qu’à la triple condition de l’identité de parties, d’objet et de cause. Si l’objet peut être approché comme ce qui est réclamé par les parties, la cause est un ensemble de faits juridiquement qualifiés. Or cette cause peut être abordée de deux manières fort différentes. On peut, d’abord, y voir le fondement juridique de la demande (c’est une acception juridique de la cause) ; dans ce cas et par illustration, une première demande en nullité d’un contrat fondée sur un vice du consentement, si elle devait être rejetée, pourrait être suivie d’une seconde demande en nullité, différemment justifiée, par exemple, pour défaut de prix réel et sérieux. Mais on peut aussi et ensuite, approcher la cause sous un angle matériel, seconde acception possible de la cause, vers laquelle s’est dirigée la Cour de cassation dans un arrêt d’Assemblée plénière du 7 juillet 2006, plusieurs fois repris depuis18. La Haute juridiction considère qu’il incombe au demandeur de présenter dès l’instance relative à la première demande, l’ensemble des moyens qu’il estime de nature à fonder celle-ci. À défaut, le seul changement de fondement juridique ne suffit pas à caractériser la nouveauté de la cause. Une telle démarche se heurte désormais à l’autorité de la chose jugée sur la demande originaire. Les seules causes qui semblent pouvoir être invoquées après une première saisine de la justice sont désormais celles qui se sont révélées postérieurement au jugement ou à l’arrêt rendu. C’est, en procédure civile, une lecture tout à fait nouvelle de l’article 1351 du Code civil. Tout à fait nouvelle en procédure civile, mais pas en procédure pénale… où, par un arrêt de la Cour de cassation du 20 mars 1956, dit Chevalot19, la jurisprudence a affirmé que lorsqu’un même fait matériel est susceptible de plusieurs qualifications, il n’est pas possible, après une première poursuite ayant abouti à un acquittement ou à une condamnation insuffisante aux yeux du parquet, d’engager de nouvelles poursuites, sur la base d’une autre et donc nouvelle qualification. C’est une application du principe non bis in idem, qui assure la protection de l’individu tout en rappelant que les juridictions pénales de jugement ont l’obligation d’envisager toutes les qualifications possibles. L’article 368 du Code de procédure pénale énonce clairement la règle20. Le juge

17 N. Fricéro, D. 2007. Pan., p. 2427, spéc., p. 2430, « D ». 18 Cass. 3e civ., 13 février 2008, à paraître au Bulletin, pourvoi n° 06-22.093 ; Cass. 2e civ., 18 octobre 2007 inédit au Bulletin, pourvoi n° 06-13.068 et 25 octobre 2007, Bull. civ. II, n° 241, pourvoi n° 06-19.524 : BICC n° 676 du 15 février 2008, n° 216, Procédure décembre 2007, n° 274, comm. R. Perrot ; Cass. 1re civ., 16 janvier 2007, Bull. civ. I, n° 18 ; Cass. com., 20 févr. 2007, Procédures 2007, Comm. n° 128, obs. R. Perrot. 19 D. 1957. 33, note L. Hugueney. 20 « Aucune personne acquittée légalement ne peut plus être reprise ou accusée à raison des mêmes faits, même sous une qualification différente ». Si le fait considéré est exactement le même, aucune nouvelle poursuite ne sera autorisée à raison de ce fait. En revanche, il ne s’agira pas du même fait lorsqu’il y a, après coup, découverte d’une circonstance nouvelle qui le colore différemment.

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civil, au vu de l’article 12 du Code de procédure civile, est soumis à une contrainte proche, puisque : « Le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables » (al. 1er) et qu’il « doit donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s’arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée » (al. 2). Il faut cependant rappeler, d’une part, que nombreux sont les juges qui considèrent que l’exigence d'impartialité commande que le juge n'abuse pas de la possibilité qui lui est ouverte de requalifier les faits, outre qu’une distance du juge en la matière est de nature à « responsabiliser les avocats qui s'exposent à un débouté dans le cas où ils ont utilisé un fondement juridique inapproprié »21 et, d’autre part, que le juge civil n’est pas le conseil juridique des plaideurs22. Le rapprochement des deux procédures, civile et pénale, permet d’approuver la position retenue en 2006 par l’Assemblée plénière, bien qu’elle conduise à restreindre la notion de cause telle que figurant à l’article 1351 du Code civil. 13. Une fois encore, et l’on revient à la voie d’appel, une telle conséquence ne concerne pas le passage du premier au second degré, puisque la voie d'appel permet de proposer à la juridiction d’appel des moyens nouveaux23. Et il faut signaler à cet égard que le principe d'unicité de l'instance prud'homale posé par l’article R. 1452-6 du Code du travail24, d’une part, n’interdit pas les demandes nouvelles en appel25 et, d’autre part, est écarté chaque fois que son application conduirait à priver le justiciable de son droit d’accès au juge26. 14. Le souhait néanmoins exprimé de permettre à la cour d'appel de se consacrer à l'examen des procédures qui justifient son intervention27 amène aussi, et c'est assez habituel en droit judiciaire privé, à s’interroger sur le maintien ou non de l'effet suspensif, normalement attaché à toute voie ordinaire de recours. Le principe du double degré affirmé se manifeste habituellement en droit privé -la solution étant par principe inverse en contentieux administratif- par cet effet suspensif (art. 539). II. Double degré de juridiction et effet suspensif de l’appel de procédure civile

21 J.-Cl. Magendie, L'exécution immédiate des décisions de justice : l'injuste critique d'une réforme nécessaire, D. 2002. Chron., 2411. 22 Cass. Ass. plén., 21 décembre 2007, à paraître au Bulletin civil, pourvoi n° 06-11343. Sauf règle particulière, le juge n’a pas à changer le fondement juridique des demandes : « saisie d'une demande fondée sur l'existence d'un vice caché dont la preuve n'était pas rapportée, la cour d'appel, qui n'était pas tenue de rechercher si cette action pouvait être fondée sur un manquement du vendeur à son obligation de délivrance d'un véhicule conforme aux stipulations contractuelles, a légalement justifié sa décision de ce chef ». 23 Cette atténuation par rapport à une vision stricte de la notion de cause est apparue avec le décret-loi du 30 octobre 1935. 24 Art. R. 1452-6 C. trav. : « Toutes les demandes liées [au] contrat de travail entre les mêmes parties font, qu'elles émanent du demandeur ou du défendeur, l'objet d'une seule instance » tout en réservant, dans son alinéa second, l’hypothèse dans laquelle le fondement des prétentions serait « né ou révélé postérieurement à la saisine du conseil de prud'hommes ». 25 Cf. art. R. 1452-7 C. trav. ; Cass. soc., 16 avril 2008, à paraître au Bulletin , pourvoi n° 06-44.356 : la règle de l'unicité de l'instance ne prive pas l'intéressé de son droit d'accès au juge lorsque les causes du second litige « étaient connues avant la clôture des débats devant la cour d'appel saisie de l'instance initiale, en sorte que l'intéressé avait eu la possibilité de présenter ses nouvelles prétentions en appel ». La Cour approuve les juges d’appel d’avoir « décidé que la règle de l'unicité de l'instance s'opposait à l'introduction par le salarié d'une seconde instance devant le conseil de prud'hommes ». 26 Par ex. : Cass. soc., 7 juin 2006, Bull. civ. V, n° 211, LPA, 10 novembre 2006 n° 225, p. 11, obs. S. Grayot : « Attendu cependant que lorsque l'employeur a licencié un salarié puis a saisi la juridiction prud'homale, ni son désistement ni la règle d'unicité de l'instance ne peuvent faire obstacle au droit du salarié de contester en justice son licenciement » en formant une demande reconventionnelle à cet effet. 27 J.-Cl. Magendie, précité, D. 2002. Chron., 2411.

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15. La raison d’être de l’effet suspensif de l’appel est d’éviter que ne soit créée une situation sur laquelle il faudra revenir en cas de succès de la voie de recours exercée. Mais dans le même temps est envisagée et assurée la possibilité d’une exécution provisoire, qui apporte un poids particulier à la décision des premiers juges. Pour le premier président Jean-Marie Coulon, il faut défendre le principe de l'exécution immédiate et ce, « par un raisonnement qui s'appuie sur la valeur de la justice et le respect de ses décisions »28. Outre la question de l'exécution immédiate ou non de la décision de première instance (A), une fois l’arrêt d’appel rendu, un équilibre devra être trouvé entre les intérêts des diverses parties à l’instance, ce qui impose, rétrospectivement, de gérer la période d'attente (B). 16. A. En retardant l'exécution, l'effet suspensif attaché à la voie d’appel de droit judiciaire privé empêche le gagnant de tirer profit immédiat d'une décision souvent obtenue après écoulement d'une première période de temps, et risque d’entraîner des retards injustifiés29. 17. Dans l’état actuel du droit positif, pour éviter les conséquences injustifiées que pourrait produire l'effet suspensif de l'appel, le Code de procédure civile propose des mesures répressives, comme celles qui apparaissent avec l’amende civile et la condamnation au versement de dommages et intérêts, en cas d'appel dilatoire ou abusif (art. 559), ce qui, on en conviendra, n’écarte pas nécessairement du prétoire ceux dont le comportement a été qualifié en 2006 par le Conseil d’Etat, empruntant au vocabulaire de la psychiatrie, de « quérulence processuelle »30. 18. Dans une perspective équivalente et donc curative, l'appel est radié du rôle et privé de tout effet suspensif lorsque l'appelant n'a pas conclu dans les quatre mois de la déclaration d'appel (art. 915) et l’on remarque par ailleurs que l’obligation d’exécuter un jugement de première instance exécutoire est désormais sanctionnée par la radiation de l'appel interjeté. Ce procédé, qui existait pour la Cour de cassation (art. 1009-1 CPC) a été étendu à la procédure d’appel (art. 52631).

Le Code de procédure civile prévoit également, en amont, des possibilités d’exécution provisoire. Cette dernière rompt directement l'effet suspensif du recours porté devant les juges d'appel. L'exécution du jugement de première instance, précisément en raison du jeu du 28 J.-M. Coulon, précité, Petites Affiches, 24 juin 2002, n° 125, p. 4. 29 Tel est le cas lorsque l'appel poursuit des fins purement dilatoires ou encore, lorsque la situation du demandeur est telle qu'elle ne saurait souffrir de délais supplémentaires (on pense aux créanciers d'aliments, aux victimes, ou aux titulaires d'un droit évident). 30 Cons. d’État, réf., 24 avril 2006, n° 292742 : «Considérant que la présente requête [visant à revenir sur une amende prononcée pour procédure abusive] n’est qu’une illustration du comportement [du requérant], qui se distrait à encombrer le Conseil d’État de requêtes manifestement infondées ou irrecevables et l’a à cet effet saisi en vain d’au moins 297 requêtes depuis le mois d’août 1998, sans d’ailleurs que les multiples amendes dont ont été assorties les décisions rendues sur ces requêtes abusives aient freiné cette quérulence ; que, dans ces conditions, la présente requête doit être regardée comme tendant uniquement à tester les limites de la patience des magistrats ; qu’un tel objet n’étant pas de nature à justifier la saisine d’une juridiction, la présente requête ne peut qu’être rejetée» ; P. Cassia, Entre droit et psychiatrie : la quérulence processuelle, AJDA 2006, Tribune, p. 1185. 31 Le premier président ou, dès qu'il est saisi, le conseiller de la mise en état, peut radier l'affaire du rôle lorsque l'appelant ne justifie pas avoir exécuté la décision frappée d'appel ou avoir procédé à une consignation. Une fois la décision exécutée, la réinscription au rôle est autorisée, sauf écoulement du délai de péremption. Il est cependant réservé le cas où l'exécution serait de nature à entraîner des conséquences manifestement excessives et celui où l'appelant est dans l'impossibilité d'exécuter la décision. Sur la question de la compatibilité de cette disposition avec la Convention européenne des droits de l’Homme, v. A. de Guillenchmidt-Guignot, La radiation des pourvois du rôle de la Cour de cassation, Communication in BICC n° 678 du 15 mars 2008.

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double degré, n’est alors que provisoire : son sort est lié à la décision que rendra la cour. Exécution provisoire ou pas, la voie d'appel suit d’ailleurs son cours. Il est important de le rappeler, même si l’on sait qu’une exécution menée à son terme peut être de nature à retenir l’appelant d’exercer son recours32 ; même si, parfois, l’exécution provisoire peut produire des conséquences irréversibles. 19. Certainement faut-il trouver là l’explication à l’attitude adoptée par certains premiers présidents de cour d’appel, qui s’étaient reconnus le pouvoir d'arrêter l'exécution provisoire attaché de plein droit à diverses décisions de première instance (et il faut préciser ici que si l’exécution provisoire ordonnée peut être arrêtée par le premier président lorsqu’elle risque d’entraîner des conséquences manifestement excessives, la solution était totalement contraire en présence d’une exécution provisoire de droit, attachée de manière automatique à la décision de premier degré). Certains premiers présidents s’étaient néanmoins octroyés ce pouvoir lorsqu’ils étaient en présence d'une violation flagrante de la loi et, plus particulièrement, d'une règle fondamentale de procédure. Le plus souvent d’ailleurs, il s'était agi de la violation des droits de la défense. Cette solution prônée par les chefs de Cour portait le sceau du bon sens, car comment ne pas tenir pour excessif la poursuite de l'exécution immédiate de tels jugements ?33 Mais le bon sens et les bons sentiments ne suffisent pas à justifier une mesure contra legem. Il a fallu attendre le décret n° 2004-836 du 20 août 2004 pour trouver à cette extension de l’intervention possible du premier président une assise juridique certaine (art. 524, dern. al.). Le premier président peut désormais arrêter l’exécution provisoire pourtant attachée de plein droit à une décision, en cas de violation manifeste du principe de la contradiction ou de l’article 12, pour peu que l’exécution risque d’entraîner des conséquences manifestement excessives34. 20. On remarque par ailleurs que l'article 524 prévoit que : « Lorsque l’exécution provisoire est de droit, le premier président peut prendre les mesures prévues au second alinéa de l’article 521 et à l’article 522 ». Le dernier de ces textes autorise la substitution d’une garantie nouvelle à celle primitivement imposée et, par conséquent, ne nous retiendra pas. En revanche, le renvoi aux mesures de l’article 521 est plus intéressant, puisqu’il est alors question de confier la somme en litige » à un séquestre à charge [pour celui-ci] d’en verser périodiquement [à l’intéressé] la part que le juge détermine ». Une illustration concrète permettra de constater que le choix d’une telle mesure peut être relativement proche d’un arrêt de l’exécution provisoire : le 7 février 1983, le premier président de la cour d’appel d’Aix-en-Provence35 avait décidé d’un versement fractionné de 100 francs (à l’époque) par mois, alors que la somme en jeu était de 7.000 francs… 21. Toutes ces dispositions révèlent que le débat entre l'exécution immédiate ou l'effet suspensif de l'appel ne se focalise pas, en réalité, dans ses aspects techniques. Quelle que soit la solution retenue, des dérogations peuvent y être apportées : restauration de l'effet suspensif dans le premier cas, exécution provisoire dans le second. Le débat se situe en réalité sur un autre plan : veut-on renforcer le rôle et le poids de la première instance que l'on se dirigera davantage vers le soutien à un appel réformation. 32 V. aussi Ph. Théry, L'après-jugement, aspects sociologiques, in Archives phil. droit, t. 39, p. 259, n° 20. 33 V. RTD civ. 1987.152, obs. R. Perrot. 34 Adde Cass. soc., 18 décembre 2007, JCP 2008. II. 10030, note H. Croze : « l’erreur commise par un juge dans l’application ou l’interprétation d’une règle de droit ne constitue pas une violation manifeste de l’article 12 » du Code de procédure civile. L’erreur de droit commise par le premier juge n’est pas suffisante pour permettre l’arrêt de l’exécution provisoire attachée automatiquement à la décision rendue. Ce qui est ici visé, c’est « une faute de comportement du juge, une méconnaissance de son office ou de ses pouvoirs » (H. Croze). 35 Gaz. Pal. 1983. 1. 331, note Ch. Dureuil, RTD civ. 1983. 793, obs. R. Perrot.

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22. La loi elle-même est venue, parfois, inverser la règle de droit commun de l’effet suspensif de l’appel. C’est ainsi que, s’agissant du juge de l'exécution, l’ouverture de la voie d'appel et l'effet habituellement attaché à ce recours sont dissociés : sa décision peut toujours être frappée d'appel, mais le recours n’a pas d'effet suspensif36. L'explication de cette inversion réside dans la mission attribuée au juge de l'exécution : comme il connaît d'une difficulté d'exécution, on ne veut pas retarder l'exécution à l'excès37. Concernant les jugements rendus en matière de sauvegarde, de redressement et de liquidation judiciaires, le Code de commerce prévoit à l'article R. 661-1 qu'ils sont, sauf exception, exécutoires de plein droit à titre provisoire, sous réserve de l'appel interjeté par le Ministère public qui est suspensif d'exécution (dern. al. ; on estime que le Ministère public ne va pas faire appel pour le seul plaisir de retarder le cours de la justice !). Le texte poursuit en affirmant la possibilité de restaurer l'effet suspensif de l'appel malgré le caractère automatique attaché par la loi à l'exécution provisoire, le critère étant ici tiré des « moyens invoqués à l'appui de l'appel [qui doivent paraître] sérieux ». La solution retenue a-t-elle vocation à être généralisée ? On peut en douter car, même ici, il n'est pas possible d’arrêter l'exécution provisoire de droit dans tous les cas. L'article R. 661-1 qui pose la règle ne vise que certains textes (et donc certains cas seulement) et la faculté d'arrêter l'exécution légale ne touche que des décisions particulièrement graves de conséquences : ainsi, par exemple, le jugement qui prononce la liquidation judiciaire. 23. B. Enfin, à l'issue de l'appel, lorsque le jugement est confirmé, les droits de l'intimé sont rétroactivement acquis38 ; inversement, lorsque le jugement est infirmé, celui qui a été créancier en première instance doit « restituer le débiteur dans ses droits en nature ou par équivalent »39. Cette restitution est la conséquence directe de la règle de principe selon laquelle celui qui exécute le fait toujours à ses risques et périls. L'exécution entreprise sur le fondement de la décision de première instance s’appuie sur un titre fragilisé par le jeu du double degré ; en tant que telle, elle constitue un risque40. Celui qui se décide à le courir (en exécutant) doit en assumer les conséquences. En cas d’infirmation de la décision, il lui reviendra de réparer le préjudice éventuellement causé par cette exécution. Ce principe vaut également pour la décision de référé, exécutoire de plein droit, étant précisé qu’il n’est pas exigé de démontrer une quelconque faute de celui qui a exécuté. A cet égard, un arrêt rendu par la Cour de cassation en Assemblée plénière le 24 février 200641, mérite une mention particulière : les cessionnaires d'un fonds de commerce (les époux X) avaient obtenu une ordonnance de référé à l’encontre de M. Y. ; ce dernier exécute volontairement la décision de référé qui, ultérieurement, est infirmée. M. Y. estime avoir subi un préjudice du fait de l'exécution de l'ordonnance et assigne les époux X en réparation. La cour d’appel d’Aix-en-Provence n’accueille pas cette demande. Son arrêt est cassé par la 2e Chambre civile42 ; sur renvoi, la cour de Lyon reprend la position de la précédente cour d’appel au motif que les époux X... n'ont effectué aucun acte d'exécution forcée de l'ordonnance de référé qui, au contraire, a fait l’objet d’une exécution spontanée. L’Assemblée plénière est réunie et elle casse l’arrêt d’appel ; l’indemnisation doit être prononcée. Pour arriver à cette conclusion,

36 Art. 28 et 30 du décret n° 92-755 du 31 juillet 1992. 37 Cf. N. Catala, JO AN, CR 3 avril 1990, p. 40. 38 Cass. 2e civ., 5 avril 1994, Bull. civ. II, n° 114, RTD civ. 1995.190, obs. R. Perrot ; Cass. 2e civ., 20 juin 1996, D. 1996. Inf. rap. 179. 39 Art. 31 de la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991. 40 Par ex. : Cass. 3e civ., 31 mai 1978, Bull. civ. III, n° 236 ; Cass. 1re civ., 6 juin 1990, ibid. I, n° 140. 41 Bull. Ass. plén., pourvoi n° 05-12679. 42 Cass. 2e civ., 10 juillet 2003, Bull. civ. II, n° 244. Visa de l’article 1382 et affirmation qu’il est ici question d’une responsabilité sans faute.

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la Haute juridiction relève que l'ordonnance de référé a été signifiée à la requête des époux X... à M. Y... et que M. Y… était tenu de l'exécuter. Le gagnant en référé s’était donc contenté de signifier l’ordonnance, mais n’avait entamé aucun acte d’exécution forcée. Les juges d’appel avaient considéré que l’exécution volontaire de la décision devait conduire à effacer la règle de l’article 31 de la loi de 1991 selon laquelle l’exécution se fait aux risques de celui qui la poursuit ; la réponse de la Cour de cassation révèle quant à elle une vision plus globale de la procédure : le demandeur en référé a choisi de s’engager dans une voie bénéficiant de l’exécution provisoire de droit et le moins que l’on puisse attendre de cette voie, c’est que l’exécution s’opère sans difficulté. Si finalement ce créancier voit le bénéfice de la procédure provisoire se retourner contre lui, ce n’est pas au défendeur d’en subir les conséquences. Et précisément, lorsque l’on porte le regard vers le perdant en référé, il est bien conscient d’être soumis à un principe d’exécution de droit et lorsque l’ordonnance lui est signifiée, on se doute que seul celui qui voudrait jouer la montre n’exécuterait pas. On ne va tout de même pas reprocher à une personne qui a respecté le jeu judiciaire de l’avoir fait. 24. On remarquera pour finir que, s'agissant de la condamnation au versement d'une somme d'argent, la jurisprudence ancienne qui faisait courir les intérêts légaux du jour du versement a été abandonnée : depuis 1987, ces intérêts ne courent, sauf décision contraire du juge d'appel, qu'à « compter de la notification, valant mise en demeure, de la décision ouvrant droit à restitution »43. La Cour de cassation marque ainsi qu’un titre provisoire n’est pas de pure apparence. Dans le même temps, on constate qu'indépendamment du sentiment que peut éprouver l'appelant (qui n’obtient restitution intégrale qu’à compter de la notification de la décision d’appel et non du jour du versement), la logique actuelle est dans la valorisation du titre exécutoire, fut-il provisoire, fut-il dérogatoire à l'effet de principe attaché à une voie de recours suspensive d'exécution. La voie se dessine : avantage au gagnant en première instance44 !

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43 Cass. Ass. plén., 3 mars 1995, Gaz. Pal. 1995. 1. 258, concl. Jéol. 44 Même si, pour ménager l'effet utile de l'arrêt à intervenir, il est envisageable -par des mesures de précaution (celles prévues aux articles 517 à 522, par exemple, la constitution d'une garantie réelle ou personnelle par le créancier de l'obligation ou encore, la suspension de l’exécution provisoire contre consignation) de protéger le plaideur malheureux en première instance.