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LANGUES ZONE N°34

Sommaire :

Dossier : Les préjugés

L’INALCO ? FAC DE GEEK, NON ? (p.2)

*DÉMÊLÉS IDENTITAIRES (pp.3, 4)

*PETIT TOUR DU MONDE DES IDÉES REÇUES SUR LES FRAN-

ÇAIS. (p.5)*

Écriture libre

MANDELA, LA DISPARITION D’UN SYMBOLE (pp.7, 8)

*DIE ANTWOORD (p.9)

*RECETTE - LE POZOLE (p.10)

*CORDWAINER SMITH (p.11)

*MAMAN KÜSTERS S’EN VA AU

CIEL (pp.12, 13)*

BRÈVES DE COULOIR (p.14)

ÉDITO

Salut, les diplos’ !

J’ai les cheveux longs, j’écoute du Metal et j’aime Kafka. Pour ceux d’entre vous qui pensent que, ré-gulièrement, je porte des capelines noires et que j’égorge des poulets et des vierges les soirs de pleine lune pour me baigner dans leur sang, persuadé que ça régénère mes cel-lules endommagées par mes longues nuits de vagabondages à la recherche de cous de victimes dans lesquels planter mes canines, je répondrais : « Oui, mais pas que ! ».

Il m’arrive parfois aussi de regarder Le Juste Prix ou Allô Nabilla en mangeant des ril-lettes Bordeau Chesnel, une bière à la main, sur mon canapé en skaï. Mais qu’il est drôle ce Laurent Gerra ! Ou de remettre ma mèche blonde en place 3867 fois par jour et de poster sur Instagram tout ce que j’envisage d’ingurgiter dans mon Starbucks préféré, arborant fièrement ma plus belle paire d’UGG. Et aussi des fois, je me déguise en chat, je joue à Pokemon, et j’arpente avec panache les conventions manga diverses et variées afin de feel a little better about myself sans pour autant complètement me l’avouer. Par contre, s’il y a un truc que je déteste, c’est les préjugés !

Nicolas SINDRES,Rédacteur-en-chef

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Dans le temps, lorsque l’on tapait « INALCO » sur Google, on tombait dans les premiers résultats sur la page de la Désencyclopédie (parodie de Wikipédia) concernant l’INALCO, relatant des faits tels que : « 43 % des étudiants de l’INALCO sont atteints de déficiences oculaires (dont 8% de maladie orpheline, aussi appelé « Radar » ou « Scanner »). » ou encore : « Les étudiants économistes de Dauphine portent une haine naturelle envers tout étudiant de l’INALCO » (Ah, la bonne vieille époque de la co-habitation à Dauphine). On ne sait pas trop que choisir entre cette vision ou la simple ignorance du nom d’INALCO.

Ceci n’est que l’image trop souvent entendue de la part des post-bacheliers mettant les pieds pour la première fois à l’INALCO. L’histoire des Langues O’, devenue « INALCO » en 1971, est riche de plus de deux siècles, et a commencée en 1669. Elle est d’autant plus riche que son bâtiment historique au 2 rue de Lille (que nous vous invitons à visiter) est rempli d’anecdotes. Mais je ne vais pas vous faire un cours d’histoire des Langues O’, plutôt une gros-sière présentation des différences et préjugés qui sont aussi nombreux que le nombre de cultures et de civilisations représentées au sein de notre école.

L’avis que les étudiants ont eux-mêmes de leur école est généralement lié au département Japon (environ 1700 étudiants) ainsi que le département Chine (à peu près 1400), vus comme les sections dominantes et donc représentatives de ce qu’est l’INALCO. On remarque généralement les cheveux colorés et les tenues excentriques typés manga, voire gothique des L1 japonais (600 tout de même). D’un autre côté, on se dit que les étudiants des « petites » langues tels que le finnois, l’ourdou, le wolof, l’inuktitut ou en-core le tatar, ne sont que des fantômes fréquentant le cinquième étage trois fois par semaine et fuyant l’établissement pour se rendre sur leur lieu de travail ou rejoindre leurs facs « principales ».

Eh bien lorsque l’on ose aller au contact de ces

presque 5 000 autres étudiants misfits, et ce même en comprenant les (seulement) 8% d’étudiants en double cursus, on trouve à l’INALCO des gens ayant voyagé à travers le monde, cultivés et aux par-cours qui inspirent et poussent parfois à l’admira-tion. Les Langues O’ sont un lieu merveilleux de rencontres et de découverte, une prestigieuse école unique au monde à laquelle il ne tient qu’à nous de (re)donner une identité. Peut-être devrions-nous, nous étudiants directement concernés par cette question, nous intéresser à ce qui se passe au-delà de nos amphis et de la cafét, et aller un faire un tour dans la galerie et le couloir de l’auditorium, voir les expositions à propos de cultures que l’on ne connaît pas forcément, et prêter l’oreille aux conférences ayant lieu régulièrement à l’INALCO…

LES PRÉJUGÉS

L’INALCO ? FAC DE GEEK, NON ?Pour la plupart des étudiants des Langues O’, l’INALCO n’est qu’une école parmi tant d’autres, dont il n’y a pas de quoi être fier, un lieu de passage avant de pouvoir effectuer le reste de ses études, sans histoire ni particularité apparente. Pour les autres, si ce n’est un lieu inconnu, c’est un endroit où l’on apprend le japonais et le chinois pour se détendre, et se changer les idées de ses « vraies » études…

M. SECK

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LES PRÉJUGÉS

Qui suis-je ? Cette question fondamentale apparaît à beaucoup à des moments imprévus de nos exis-tences et développe insidieusement chez certains un monde de questions, au fond, insolubles. Se poser cette question c’est entreprendre un voyage, un pé-riple intérieur vers une conscience de soi peut-être plus profonde que celle qui nous anime aujourd’hui. Ce que nous sommes et la façon dont chacun s’ap-proprie son identité, la science ne peut ni l’expliquer ni l’envisager de façon rationnelle. Elle démontrera au mieux comment la génétique a modelé ce double menton intrigant, ou cette autre fossette inquisitrice.

Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément. Comment alors expliquer le défaut de mots pour caractériser ce phénomène de construction identitaire mêlant sentiment culturel et sentiment d’appartenance, en dépit de toutes les étiquettes à notre disposition ? C’est que les étiquettes nous circonscrivent. Une castration de l’identité ? En France, une personne d’origine africaine ou afro-antillaise devient un « Noir » ; ou au besoin un « Café au lait ». Tout est dans la nuance. Parce que notre physionomie est, du point de vue de l’identité, notre premier marqueur social, notre visage serait sensé exprimer chaque at-tribut de notre personnalité. Béni celui qui ignore le délit de faciès. Ce besoin d’attribuer des étiquettes est mué par une constante : savoir à qui s’adresser. Et si l’on commençait par s’adresser à la personne plutôt qu’à sa représentation ? Dans notre société traversée par des stéréotypes publicisés à outrance, nous sommes ce que nous apparaissons aux gens. Qui a dit que l’habit ne faisait pas le cosplayer ? Or, il y a ce que nos attributs physiques disent, et plus subtilement, tout ce qu’en contrepartie ils taisent.

Qui suis-je ? Je suis citadin, parisien, français, eu-ropéen, occidental, blanc, jaune, ocre, basané, FBC1, oriental, asiatique, chinois, han, huaren2, huayi, 1FBC (French-born Chinese) signifie « Chinois né en France », quoique l’on préfère la dénomination « Fran-çais d’origine chinoise ». L’acronyme est emprunté aux American-born Chinese (ABC) d’après lequel il est calqué.2Huaren désigne une personne ethniquement chinoise han et Huayi désigne un descendant de Huaren.

jiangnanais, shanghaien, suzhouan… What ? En voi-là de furieuses représentations. S’agit-il de catégo-ries rigoureusement indépendantes et mutuellement exclusives ? La question qui se profile en filigrane serait alors : est-on deux personnes singulièrement différentes en deux circonstances indépendantes ? Je revendique d’être tantôt tout à la fois en une même et unique instance, tantôt différent en contexte. Un Parisien issu de la cosmopolite Belleville, qu’il soit blanc, basané, africain, maghrébin, juif, chinois, arménien ou polonais, n’est-il pas en substance un Parisien de plein droit ? C’est donc que chacun des fragments identitaires qui nous composent se com-plètent comme ils s’associent pour former un tout unique, au risque de précipiter les antagonismes les plus dramatiques, et les disharmonies les plus ridi-cules.

Explorons le champ de l’inter-culturalité identitaire. Métis ? Non point vraiment. Je n’ai pas un père mar-tiniquais et une mère lyonnaise. Ou micronésien et copte, comme vous préférez. Métis est aujourd’hui en soi entendu comme une catégorie descriptive caractérisant un état biologique. Quid des métis-sages culturels ? Pas de place pour les Créoles ? Bien. Syncrétique ? Ah ouais, t’es comme l’art mudéjar3 en fait… Ni figue, ni raisin. Juste ésotérique. OK. Et hapa ? Presque mais pas exactement. Hapa désigne à Hawaï une personne ayant des origines ethniques multiples, d’ascendance partiellement asiatique ou océanienne, recoupant ainsi d’autres catégories non exhaustives comme les luk khrueng, les hafu, les mesti-

3 Style artistique qui s’est développé du XIIième siècle au XVIième siècle en Espagne et au Portugal, incorporant des influences, des éléments ou des matériaux musulmans, et dont l’architecture est un exemple notoire.

DÉMÊLÉS IDENTITAIRES

« (...) Métis est aujourd’hui en soi entendu comme une catégorie descrip-tive caractérisant un état biologique. Quid des métissages culturels ? (...) »

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dala se trouve au cœur de la pratique spirituelle mé-ditative. C’est ce noyau fondamental qui, par l’ap-profondissement de la connaissance et l’expérience vitale, agrège des attributs culturels et enrichit notre identité. Chaque élément s’agence ainsi de manière ad hoc en fonction d’un autre, occupant un espace plus ou moins prépondérant à un instant de notre vie. Au-delà de sa fonction mystique, il représen-terait ce lien universel qui nous rattache à notre communauté ; celui qui nourrit notre sentiment d’appartenance, jusqu’à tant qu’il se défasse. Cette représentation mandalaïque fonctionnerait comme l’articulation entre notre identité et le monde ex-térieur.

Mais revenons à nos préjugés. Une personne d’ori-gine asiatique qui grandit en France, cela donne une banane ! Pardon ? Jaune en surface et blanc en son cœur. Et une personne d’origine asiatique qui gran-dit en Afrique, cela fait-il un M&M’s jaune ? Soit, je vous épargne la comparaison. Le génie de la nature est d’arriver par-delà les stéréotypes et les idées re-çues. Au fond ce dont je suis certain – ce qui de-meure – c’est d’être un voyageur, celui qui découvre et s’émerveille, en dialogue constant avec son envi-ronnement. C’est sans doute le statut le plus confor-table et le moins contraignant à assumer, car celui qui donne le plus d’amplitude à mon identité pour s’exprimer pleinement. Quelqu’un m’a dit un jour : « Avant d’ergoter sur les autres, sache ergoter sur toi-même ». Qui suis-je ? Je suis comme je m’ex-prime : un pidgin qu’on ne saurait réduire à une simple, et si facile, étiquette.

W.F. SHEN

LES PRÉJUGÉSzos4 … Ainsi donc les métis ont leur catégorie ; les expats’ ont la leur de même que les hapa. Pourquoi pas moi ? Nul lieu de se vautrer dans un narcissisme dévoyé ou de faire de l’exceptionnalisme. Peut-être simplement qu’apposer de telles étiquettes n’est pas heureux.

Imaginons une mosaïque, un triskèle, un triquètre5. Trop conventionnel ? Un mandala ? Nous y voilà. Un disque symbolisant simultanément la sphère, l’envi-ronnement, et la communauté. Mandala désigne en sanskrit un « cercle » : c’est une représentation issue de la tradition bouddhiste, utilisée symboliquement dans la pratique spirituelle comme support de mé-ditation. Le mandala illustre en quelque sorte ce que

serait une identité : disposant en son centre d’un noyau essentiel et délivrée dans une immense varié-té de formes et de couleurs. Concentrique, fort de minutie, formé d’entrelacs, imprédictible, éphémère, unique. Un tout constitué d’innombrables parties, inaliénables, imbriquées les unes dans les autres. Une mosaïque infinie composée dans un écrin d’unité. Cela éclaircit-il notre propos ? La partie in-aliénable de notre identité se situe au cœur de cette représentation comme la divinité au centre du man-

4 Luk khrueng, hafu et mestizos sont trois termes provenant respectivement de Thaïlande, du Japon et des pays hispa-nophones, comme les Philippines, où ils sont utilisés loca-lement pour désigner des personnes issues de métissages.5 Le triskèle et le triquètre sont des symboles apparentés d’origine celtique, représentant des motifs décoratifs.

Mandala de sable tibétain

Triskèle Gravure de triquètre

« Ainsi donc les métis ont leur catégorie ; les expats’ ont la leur de même que les hapa. Pourquoi pas moi ? »

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Le Français est bien conscient de sa mauvaise ré-putation à l’étranger. Il pourrait l’améliorer mais il réussit difficilement à changer son image de plaintif, arrogant, gréviste invétéré, cochon (il ne se lave qu’une fois par semaine). Pourtant, le Français aimerait tellement vivre dans un autre pays et dire « moi Français, je serai normal ! ».

LE FRANÇAIS EST ROMANTIQUE

Marylou G., actuellement en L3 Coréen à l’INALCO, est partie en Corée pour un an et nous explique que « là-bas, les Français ne sont que des ro-mantiques et dès qu’ils ouvrent la bouche c’est pour faire des déclarations d’amour ou un truc du genre ». Le Français serait donc éperdument amoureux à longueur de journée et ne saurait dire que « Je t’aime ». Qu’est-ce qui différencie un « je t’aime » d’un « na kirinla gaguidou »1 ? En tout cas, le Français ne peut pas se plaindre d’avoir une réputation d’inconditionnel romantique mais méfiez-vous, amies étrangères, ce n’est qu’un stratagème de plus pour vous séduire !

femmes françaises pour paraître belles et élégantes.

SEXISTES, TRICHEURS ET HAUTAINS

La fierté est parfois un des plus gros défauts du Français. Personne n’est dupe, quand il s’agit de protéger les symboles de son pays, le Fran-çais est parfois un brin agressif. Céline explique qu’ « en Irlande les Français sont admirés pour certaines choses mais je ne dirais pas forcément appréciés. On nous trouve trop snobs, pas assez chaleureux. J’ai entendu il y a pas longtemps un « everyone hates France » d’un Irlan-dais dans une soirée. Je lui ai demandé pourquoi. Il m’a répondu que depuis que Thierry Henry avait mis un but limite avec la main lors d’un match contre l’Irlande, la France c’est un peu devenu les pays des tricheurs ». Et oui, les préjugés sur un pays sont également véhiculés à travers l’image de nos amis les footballeurs, tels que Zizou ou Thierry Henry, mais aussi à travers celle de nos hommes politiques comme nous l’a montré à New-York notre DSK international.

Saki I., en troisième année à Sciences-Po, tient à dire qu’ « en Suède, ils pensent que les Français se croient supérieurs à tout le monde, gastronomiquement parlant, qu’ils fument comme des pompiers, et qu’ils ne prennent pas assez en compte la question du genre ». En plus d’être tricheur et arrogant, le Français est sexiste ! De la part des habitants de la Suède, contrée de l’égalita-risme à tout prix, ce n’est pas non plus étonnant.

En somme, la France est aussi bien le pays de la langue de Molière que du French kiss. Petite anec-dote, « faire un français »3 en allemand veut dire « faire une fellation » !

Clémence GILONNE

PETIT TOUR DU MONDE DES IDÉES REÇUES SUR LES FRANÇAIS

LES PRÉJUGÉS

Le Français aime voyager mais lorsqu’il fait le tour du monde, il ne peut pas éviter d’entendre ces clichés bien ancrés sur la France et ses habitants.

« COMME LES FRANÇAISES SONT JOLIES »

La citation d’une célèbre marque de chaussures ré-sume bien comment la Française est perçue à l’étran-ger. Elle est jolie, élégante et raffinée dans ses goûts. Après nous avoir expliqué que pour les Japonais, la France c’est la Tour Eiffel et Louis Vuitton, Maria R., en échange au Japon grâce à sa LEA anglais-ja-ponais à Paris 7, s’attarde sur l’image de la femme française. « Les autres étrangers [qu’elle rencontre au Ja-pon] semblent avoir une image très sexy de nous les Fran-çaises, et l’accent est super populaire » nous dit-elle. Céline Y. est quant à elle partie en Irlande et affirme que « la femme française a une image de femme assez libérée sexuel-lement pour les étrangers... pourtant je ne crois pas qu’elle soit plus libérée qu’une Américaine... ». La Française est très sexy mais elle le montre peut-être un peu trop ? Paru le 25 décembre, un article sur le site de la BBC News, The perils of being fat, female and French2, dénon-çait surtout le régime minceur que s’imposent les 1 « je t’aime » en tibétain

2 Le danger d’être grosse, de sexe féminin, et française3 Französisch machen

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La mort le 5 décembre 2013 de l’opposant emblé-matique de l’apartheid, Nelson Mandela, a ému le monde entier. Plus de cinquante chefs d’État ont ainsi assisté à ses funérailles au stade Soccer City pouvant accueillir 94 000 personnes. Un biopic re-traçant le parcours de l’ancien leader de l’ANC1 est sorti récemment, et un film portant sur la vie de sa seconde femme, Winnie Mandela, est prévu cou-rant 2014. C’est l’occasion de revenir sur le parcours hors du commun de cet homme qui a porté sur ses épaules une grande partie de la responsabilité de la transition démocratique en Afrique du Sud, et de dresser un bilan de la politique économique et so-ciale menée depuis la fin de l’apartheid.

L’histoire de l’Afrique du Sud est relativement complexe car ce pays a vu s’affronter différents peuples pour sa suprématie. En effet, le Cap de Bonne Espérance, longtemps un point de passage stratégique entre l’Europe et l’Asie, a fait de ces terres un objet de convoitise. Bien que les hérauts de l’apartheid aient clamé pendant de longues an-nées que « l’homme blanc » avait trouvé le territoire sud-africain pratiquement vierge de toute présence humaine lors de sa découverte par les Portugais en 1488, la présence des peuples Khoikhoi et Bo-shimans depuis -40 000 avant notre ère a été confir-mée et vient discréditer cette affirmation. La nou-velle devise de l’Afrique du Sud, inscrite en langue 1African National Congress (Congrès National Africain), un parti politique d’Afrique du Sud membre de l’internatio-nale socialiste.

khoïsan, reconnaît désormais de manière implicite cette réalité.

L’implantation définitive d’Européens n’eut en ré-alité lieu qu’en 1652 avec le débarquement de co-lons hollandais. La difficulté de leurs conditions de vie, leur abandon progressif par la métropole et l’hostilité des autres peuples contribua rapidement à forger un fort sentiment d’appartenance au sein de la communauté des Boers, les paysans sud-afri-cains d’origine hollandaise. La rétrocession de la co-lonie sud-africaine à l’Angleterre en 1815 fut ainsi particulièrement mal vécue, en particulier lorsque la Couronne décida d’interdire l’esclavage. Cette hostilité atteignit son paroxysme avec les guerres anglo-boers de 1899-1902, qui se sont soldées par la victoire du Royaume-Uni et la création de la Ré-publique sud-africaine en 1910. Vaincus militaire-ment, les Afrikaners (le terme Boer étant devenu péjoratif) se sont alors employés à conquérir poli-tiquement le pouvoir. Cet objectif fut accompli en 1948 avec la victoire du National Party qui confirma et accentua une politique de discrimination raciale mise en œuvre depuis le début du XXième siècle : l’apartheid. Ce n’est qu’en 1990 que ce système, face aux pressions internationales et internes, fut finale-ment démantelé.

Le rôle de Nelson Mandela dans la chute du régime discriminatoire de Pretoria2 est indiscutable, mais son parcours reste trop souvent méconnu. Man-2 Capitable administrative de l’Afrique du Sud

MANDELA, LA DISPARITION D’UN SYMBOLE

POLITIQUE

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dela est né en 1918 dans la province du Cap. Bien qu’issu de la lignée royale des Thembu, sa famille était illettrée. Il eut néanmoins la chance de pour-suivre des études de droit à partir de 1943 et c’est à cette occasion que sa conscience politique s’éveilla. Il intégra alors l’organisation la plus active dans la défense des droits des Noirs, l’ANC. Partisan d’une résistance armée, Mandela gravît progressivement les échelons de l’ANC jusqu’à la création en 1961 de « Umkontho we Sizwe » (la lance de la nation), l’aile militaire de l’ANC, qui organisa plus de 200 attentats jusqu’à 1990. Mandela fut envoyé secrètement dans de nombreux pays africains afin de récolter des sou-tiens. Il reçut notamment une éducation militaire aux techniques de guérilla en Éthiopie. Le 5 août 1962 il fut arrêté pour avoir quitté le pays illégalement et fut condamné à cinq ans de prison. La découverte de documents prouvant son implication dans les activités militaires de l’ANC donna lieu à un nou-veau jugement le condamnant cette fois à la prison à perpétuité. Il y passa vingt-sept années, changeant de prison à deux reprises. Pendant ce temps, la lutte armée continua et l’ANC s’appliqua à éliminer ses concurrents afin de rester la seule organisation à in-carner l’opposition, et bénéficier ainsi exclusivement du soutien politique de l’étranger.

L’importance des sanctions économiques imposées par la plupart des pays occidentaux força le nouveau président arrivé au pouvoir en 1989, Frédéric de Klerk, à être l’artisan du démantèlement de l’apar-theid. Appliquant un plan de règlement préparé à Washington, il légalisa l’ANC, libéra Mandela, et en-tama un cycle de négociations avec les anciens enne-mis, négociations qui mèneront en 1994 à l’élection à la présidence de Nelson Mandela. Depuis, l’ANC domine la scène politique sud-africaine, Thabo Mbeki ayant succédé à Mandela en 1999 avant d’être lui-même remplacé par Jacob Zuma en 2008.

Sortant de prison, Mandela définissait en ces termes la tâche qui l’attendait : « Réconcilier, panser les plaies de ce pays, créer un climat de confiance ». Vingt-trois ans plus tard, le bilan est jugé décevant par la plupart des observateurs. Selon le Rapport Éco-nomique pour l’Afrique sur l’année 2013, l’Afrique du Sud se classe ainsi parmi les cinq pays les moins per-formants du continent pour la période 2008-2012, et selon les chiffres officiels, le chômage touchait 25,6% de la population active au troisième trimestre de 2013. Alors que l’ANC s’était engagé à nationa-

liser l’économie héritée de l’apartheid, le pays s’est finalement engagé dans un système néo-libéral qui n’a pas permis de résorber les inégalités. Ce système a au contraire institutionnalisé une corruption mas-sive et creusé un fossé au sein de la communauté noire en favorisant l’émergence d’une bourgeoisie constituée de cadres de l’ANC. La sécurité reste néanmoins le sujet le plus problématique : avec une moyenne de trentre-trois meurtres par jour et le triste record du monde du nombre de viols, l’Afrique du Sud inquiète, et cette situation conti-nue de s’aggraver. Selon l’Institut des Études de Sécurité de Pretoria, l’année 2013 a vu une augmen-tation des meurtres, cambriolages et agressions.

L’arrivée au pouvoir de l’ANC n’a en outre pas permis d’apaiser les tensions raciales. Les meurtres visant des fermiers blancs ont ainsi considérable-ment augmenté depuis la fin de l’apartheid : alors qu’on en dénombrait une soixantaine entre 1970 et 1994, on en compte plus de deux mille sur la pé-riode 1994-2013. Cela s’explique par la colère qu’a générée le refus de confisquer et de redistribuer les terres acquises au cours de l’apartheid par ces fermiers. Beaucoup font ainsi pression pour qu’un plan similaire à celui mis en œuvre au Zimbabwe en 2000 par le président Robert Mugabe soit décrété. On observe également que les votes restent forte-ment influencés par l’origine ethnique, les Noirs votant pour l’ANC, et les Blancs et les métis votant pour l’Alliance Démocratique , ce qui a pour effet d’amplifier les clivages.

D’après Bernard Lugan, historien spécialiste de l’Afrique, l’erreur de Mandela et de l’ANC fut d’avoir ignoré les profondes disparités culturelles qui divisent l’Afrique du Sud et d’avoir écarté l’op-tion d’un modèle fédéral qui aurait selon lui per-mis de respecter ces différences. Sans nul doute le traumatisme des bantoustans, ces réserves eth-niques sordides imposées lors de l’apartheid, a ren-du cette solution politiquement impossible. Il faut désormais espérer que la disparition du symbole de l’unité sud-africaine qu’était Mandela ne s’accom-pagnera pas d’une fragilisation supplémentaire de l’identité de ce pays et de sa paix sociale.

Paul MIAZGA

POLITIQUE

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DIE ANTWOORD

MUSIQUE

Die Antwoord est un groupe d’electro-hip-hop alternatif d’Afrique du Sud. Et là, je sens que j’ai déjà perdu la moitié des copains qui s’étaient arrê-tés sur cette page. Try harder jusqu’à l’extrême, je continue ! Le crew est composé de Ninja, Yo-lan-di Vi$$er et DJ Hi-Tek et propose un mélange détonnant d’électro simpliste, proche de la mi-nimale pour laisser la part belle au flow parfaite-ment ininterrompu des textes de ses membres.

Passé le choc provoqué par les voix parfaitement étranges (voire, dérangeantes) et, si vous voulez mon avis, volontairement les plus incompréhen-sibles DU MONDE que Ninja et Yo-landi posent sur leurs morceaux, mes oreilles perdues se sont exposées à un autre problème de taille : la langue. Enfin, les langues, devrais-je dire. Afrikaans, xhosa et anglais. Pick a card. Autant dire qu’étant davantage habitué à la douceur nippone ou la rudesse scan-dinave, je me suis heurté à un sacré mur. Le genre en briques, dans lequel on fonce à 300 à l’heure en ouvrant la bouche pour bien exposer ses chicots.Le truc, c’est que l’ouïe n’est pas le seul sens challengé, mis à mal ! Imaginez plutôt : une petite blondinette à l’allure infantile et angélique dans un costume intégral doré de Catwoman, scandant « Rich Bitch » avec hargne, ou qui joue avec son mi-nou (un petit chat noir adorable) dans la chambre d’un orphelinat pour filles dans un quartier pauvre du Cap. En sous-vêtements. Elle est secondée par une caricature de gangsta-yoyo qui ne devrait pas avoir le droit d’être autre chose que russe (Mc

Yuri rpz) à moitié nu. Ouais, y a un côté gênant.

MAIS, C’EST ABSOLUMENT GÉNIAL ! Die Antwoord tire son épingle du jeu, sort des conven-tions, fait sa propre sauce dans un étonnant mé-lange culturel parfaitement inédit entre rythmes traditionnels africains et gangsta rap dignes des plus grands. Le tout est saupoudré à volonté de sam-plers électroniques discrets et efficaces. Au niveau des paroles, la plupart des morceaux abordent les thèmes de la drogue, du sexe, de l’argent (sujets qui, je le sais, nous sont chers, à tous, aussi nom-breux que nous sommes), mais les textes prennent soudainement une allure bien plus sérieuse sur cer-taines chansons, ce qui renforce leur impact. C’est le cas de la chanson Evil Boy. Elle aborde avec un cynisme d’un autre monde duquel Dieudonné, maître auto-proclamé du politiquement incorrect, pourrait s’inspirer, la controverse de la circonci-sion chez les xhosas en la condamnant fermement.

Les deux albums sortis à ce jour, $O$ (2009) et TEN$ION (2012), sont deux joyaux d’originali-té et de puissance. C’est un véritable voyage au Pays des Merveilles que le crew propose, mais pas du côté de la version tout sucre, tout miel de Disney, non, non. Plutôt l’univers tordu, né-vrosé et malsain de Lewis Carrol, passé dans la passoire intellectuelle d’un accroc à des subs-tances pas tout à fait légales... Et, honnêtement, Yo-landi est une Alice bien plus convaincante que Mia Wasikowska, même si j’adore Tim Burton !

Matou Mélomane

Yo-landi et Ninja

Album $O$ (2009)

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CUISINE

Vos amis vous cassent vraiment les pieds ? Votre famille vous pourrit la vie ? Si vous avez suffisament de cojones, étendez vos horizons culturels grâce à cette solution radicale : tuez-les et mangez-les en pozole !

Au temps des civilisations précolombiennes, on croyait que les hommes avaient été façonnés par les dieux à partir de pâte de maïs. C’est pourquoi le pozole était très important pour les Aztèques : après avoir arraché les coeurs de leurs prison-niers sacrifiés lors de cérémonies rituelles, ils découpaient leurs corps et les faisaient bouillir dans ce potage à base de maïs à gros grain (ap-pelé hominy ou cacahuazintle) avant de le consom-mer tous ensemble lors des grands évènements.

Depuis la conquête du Mexique par les Espa-gnols, même si le pozole reste un plat traditionnel et ancestral, le cannibalisme en revanche a perdu beaucoup de sa popularité... On préfère utili-ser de la viande de porc, réputée proche du goût originel de la chair humaine, ou plus rarement de la viande de xoloitzcuintle, cette race de chien nu du Mexique connue dans la mythologie az-tèque comme conduisant les âmes des morts jusqu’au Mictlan (le « lieu de la mort » en nahuatl).

Aujourd’hui, Langues zOne vous propose une re-cette de substitution pour que vous puissiez vous aussi savourer le goût de la défaite de vos enne-mis et honorer les dieux (dans la mesure de vos moyens de pauvre étudiant parisien, des dispo-nibilités de votre supermarché le plus proche, et des limites imposées par la loi à l’encontre du cannibalisme et de l’assassinat. Les dieux comprennent qu’il faut vivre avec son temps.)

Pour 4 personnes

Ingrédients :- 250g de maïs frais - 250g d’échine de porc en morceaux- 250g de blanc de poulet ou de dinde en mor-ceaux- 1 gousse d’ail- 1 oignon- 3-5 piments de Cayenne- 1 cuillière à soupe de poudre de chili - 2 cuillières à café de cumin- 1 pincée d’origan- 1 feuille de laurier- Du sel

Garniture :- Une salade iceberg, de l’avocat en dés, des radis coupés en rondelles, des oignons émincés, de l’ori-gan ou du coriandre, un citron coupé en quarts, des tortillas

LE POZOLE

Préparation :1) Versez le maïs dans une casserole et ajoutez de l’eau jusqu’à le recouvrir, puis faites bouillir jusqu’à ce que les grains éclatent.2) Ajoutez les viandes, du sel, l’ail et l’oignon (pelés bien évidemment), et laissez les cuire pendant 40 minutes à feu moyen, ou jusqu’à ce que la viande soit bien cuite.3) Grillez les piments de Cayenne, puis mettez les dans l’eau chaude pendant dix minutes ou jusqu’à ce qu’ils deviennent souples. Enlevez les pépins et les filaments intérieurs, puis passez les piments au mixer avec deux cuillières à soupe d’eau chaude jusqu’à obtenir une pâte homogène.4) Passez la pâte de piment à la passoire et versez le liquide qui en résulte dans le potage.5) Ajoutez le chili, l’origan, le cumin et la feuille de laurier. Laissez mijoter à feu doux.6) Salez au goût, puis servez avec les garnitures à disposition dans de petites coupelles afin que cha-cun puisse faire sa propre tortilla.

Recette : Eulalie VENDEFEssais : Nathalie GUIRARD

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« J’adore m’asseoir sur un tigre, dit le Martien, ravi. C’est tellement confortable. Prenez donc un tigre. »

Cordwainer Smith, Tu seras un autre

Cordwainer Smith, de son vrai nom Paul Myron Anthony Linebarger, est un personnage singu-lier. Fils d’un diplomate américain, il passe ses premières années au Japon où il rencontre le ré-volutionnaire chinois Sun Yat-sen, un ami de son père. Il est ensuite envoyé en Allemagne pour achever ses études. Plus tard, en tant que spécia-liste de l’Extrême-Orient, il participe à la création de la guerre psychologique durant la Seconde Guerre Mondiale, avant de devenir professeur de politique asiatique à la Johns Hopkins University. Outre sa langue maternelle, il parlait le chinois, l’allemand, le français, l’espagnol et lisait le russe et le portugais. On retrouve ainsi dans ses œuvres

CORDWAINER SMITH, POÈTE DU FUTUR

LITTÉRATURE

nombre de références et d’éléments divers prove-nant directement de sa familiarité avec ces cultures et ces langues. La Chine, surtout, l’a marqué.

Esprit étrange que celui de l’homme qui se nom-ma lui-même Cordwainer Smith. Un peu dérangé, peut-être. Génial, sans aucun doute. En tant qu’au-teur de science-fiction, il laissa peu d’écrits. Trente-sept en tout, qui forment le cycle des Seigneurs de l’Instrumentalité. Réunis en six volumes, ils décrivent une monumentale histoire du futur, qui débute bien avant notre ère, « au cours de la deuxième période de la culture proto-indienne de Harappa, ou peut-être plus tôt, à l’aube même du métal » [p. 71 Tu seras un autre], et qui survole le XXième siècle, avant de plonger dans un futur si lointain que l’on ne saurait dénombrer les années qui nous en séparent.

Dans ses récits, Cordwainer Smith relate aussi bien les grands événements qui ont marqué l’his-toire de l’humanité et sont restés célèbres bien des millénaires après la disparition de leurs pro-tagonistes, que les aventures d’inconnus dont les noms se perdent dans les siècles. L’une des raisons de se lancer dans la lecture du cycle des Seigneurs de l’Instrumentalité est, évidemment, le plaisir gour-mand que l’on éprouve à découvrir la vision qu’un autre a du futur. Mais la principale qualité de ces textes, sans qu’il soit besoin même de nommer leur inventivité et leur imagination extraordinaire, est le style si particulier de leur auteur. Tous ces récits, fables, anecdotes, farces et drames, tous traversés par l’inspiration merveilleuse de Cordwainer Smith, sont portés par un incroyable talent de conteur.

Ce n’est pas par fantaisie que je nomme « lé-gendes » les histoires du futur offertes par Smith. Souvent, il se fait pour ses lecteurs conteur d’au-trefois. Dans ses récits, Hélène Amérique, C’Mell la fille-chat ou D’Joan la fille-chien, nos lointaines

L’homme qui acheta la Terre, Wojtek Suidmak

« Ce n’est pas par fantaisie que je nomme « légendes » les histoires du futur offertes par Smith. »

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LITTÉRATUREdescendantes, se transforment en personnages antiques et glorieux. Le futur se fait passé, la mo-dernité de la science-fiction devient tradition an-cestrale et vénérable. Et si cela nous rappelle les aèdes récitant Homère, on doit néanmoins y voir l’empreinte de la seconde patrie de Smith : la Chine.Cordwainer Smith emprunte à la Chine son histoire et ses croyances, cite ses classiques, s’inspire de ses contes, utilise sa langue pour créer noms et person-nages. C’est ainsi qu’un Martien en visite sur Terre prendra successivement la forme de Mao Tse-tung, d’un « général nationaliste éduqué à Oxford » (en passant, il est vrai, par la forme « d’une infirmière de la Croix-Rouge en plein numéro de strip-tease » [p. 82 Tu seras un autre]). Notons cependant que les références aussi directes sont souvent assez dis-crètes. Mais jusque dans sa manière de mener le ré-cit, Cordwainer Smith subit l’influence la culture qui l’a bercé dans ses jeunes années. Sans soucis pour le goût occidental du suspense et de l’inattendu, Smith résume souvent en quelques lignes l’intrigue à venir, révèle en quelques mots bien choisis les destinées des personnages qu’il met en scène. Ainsi D’Joan, la fille-chien, prophète du sous-peuple compo-sé d’animaux transformés en humains, destinée à une mort atroce. Le lecteur apprend son sort dès les premières lignes de La Dame défunte de la ville des gueux, long récit de clôture du second livre, Le Rêveur aux étoiles. Il en est de même dans certains récits chinois, cela se manifeste notamment dans les histoires « policières » comme les aventures du Juge Ti, où l’on connais dès le début le coupable et les motifs de son crime. L’intérêt réside dans la sagesse et l’intelligence déployées par le détective pour résoudre le mystère. Dans les textes de Cord-wainer Smith, si la fin n’est pas toujours ce qui mo-tive la lecture, c’est que le développement même de l’histoire, relaté avec un rare talent, nous captive.

De même, la Russie et l’Allemagne, leurs langues et leurs cultures, tiennent une place importante dans l’œuvre de Smith. Ainsi étaient allemandes les sœurs Vom Acht, qui réanimèrent l’humanité mourante et fondèrent la longue lignée des Vomact. Allemands aussi les Menschenjäger, « chasseurs d’hommes » qui menaçaient les Hommes à l’aube de leur renais-sance. Et enfin, c’est l’allemand que parlaient entre eux ceux qui, luttant contre les Jwindz, philosophes chinois qui contrôlaient l’humanité, ont ramené la vitalité et l’espoir aux hommes. Quant aux Russes, ils sont nombreux à intervenir dans les premières

nouvelles, où l’un des Seigneurs de l’Instrumentali-té (institution qui dirige sans les diriger la Terre et les autres planètes) s’appelle Jestocost, « cruauté ».

Si j’ai choisi de ne présenter que quelques exemples accompagnés de citations éparses, il n’en reste pas moins que ce sont les manifestations d’une tendance qui traverse tout le cycle des Seigneurs de l’Instrumentalité. Mais il ne faut pas oublier que cette tendance n’est qu’un aspect particulier d’une œuvre atypique, étrange et fascinante. Étrange, elle l’est certainement. Et il faut, en lisant Smith, oublier ses attentes habituelles de lecteur, accep-ter les nombreuses bizarreries qui se rencontrent au fil des pages, se laisser porter par la poésie et la grâce mélancolique qui soutiennent chaque mot, se plonger tout entier dans les méandres du futur.

Et peut-être Cordwainer Smith est-il lui-même « un visiteur venu d’un lointain futur », un Sei-gneur de l’Instrumentalité, venu nous ins-truire de notre avenir et de notre destinée ?

Pauline C.

Le sous-peuple, Tome 5, Wojtek Suidmak

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MAMAN KÜSTERS S’EN VA AU CIEL

CINÉMA

Un soir, en RDA, alors que toute la famille Küsters attend le père pour dîner, la radio passe en boucle l’information du soir : un homme, âgé d’une cin-quantaine d’années, s’est suicidé dans l’usine où il travaillait après avoir assassiné son supérieur. L’homme est déclaré fou. Soudain, on frappe à la porte. Commençant à s’inquiéter du retard de son mari, Emma Küsters, interprétée par Brigitte Mira, tarde à ouvrir. À son grand regret, ce n’est pas M. Küsters mais le commissaire. Il annonce le crime puis le suicide du mari. Quelques heures plus tard, une horde de journalistes surgit dans son salon, prend en photo tout l’appartement, assaillit de questions Maman Küsters et ses enfants. Cette dernière défend l’image de son mari, affirmant avec compassion que celui-ci n’aurait jamais pu commettre un crime aussi crapuleux et se suicider par la suite : « Il aimait trop la vie pour ça ». Jörg Niemeyer, interprété par Gottfried John, travaillant pour la presse à scandale, s’intéresse de plus près à cette femme âgée et lui promet de raconter toute la vérité sur son défunt mari. Mais, journaliste d’une

presse à scandale pimentant la vie du public, il ne tiendra pas sa promesse. Bien que Maman Küsters soit entourée des siens, son fils Ernst et sa fille Co-rinna (Ingrid Caven), n’ayant d’affection que pour les objectifs des appareils photos de la presse, la laissent petit à petit toute seule, pensant qu’elle dé-fend une cause qui ne sera jamais entendue. Maman Küsters trouve alors refuge au près des Thälmann, couple communiste qui essaye de la convaincre par tous les moyens que son mari a été victime de l’exploitation du système capitaliste. En outre, ils pensent qu’il aurait dû rejoindre le Parti Commu-niste. Cette catastrophe aurait ainsi pu être évitée. Ce couple lui promet de réhabiliter l’image de son mari et réussit à la faire adhérer au parti. Cependant, voyant que le parti n’agit pas, elle se tourne vers un extrémiste de gauche qui lui promet d’innocenter son époux. Quelques jours plus tard, l’extrémiste et Maman Küsters, armes à la main, ordonnent au ré-dacteur-en-chef de réécrire l’article sur M. Küsters mais en enlevant cette fois-ci toutes les injures. Le film se termine sur un gros-plan du visage de Ma-man Küsters, désemparée par les événements. La fin est ensuite écrite sur l’écran, tandis que Corinna, penchée sur le corps de sa mère, fixe l’objectif : le public apprend qu’elle mourra de quelques balles dans le dos.

Réalisé par le cinéaste allemand Reiner Werner Fass-binder en 1975, Maman Küsters s’en va au ciel s’inscrit directement dans le nouveau cinéma allemand des années 60. Réalisateur pessimiste, Fassbinder dé-nonce la société de consommation et l’instabilité politique qui règnent durant cette période connue sous le nom de Guerre Froide.

Tout au long du film, le cinéaste critique le com-munisme, l’anarchisme mais aussi le pacifisme. Il montre que les journalistes ne désirent que vendre, que les politiciens ne se font pas entendre, que la cafetière dernier cri posée sur la table de Maman

« [...] une horde de journalistes surgit dans son salon, [...] assaillit de ques-tions Maman Küsters. »

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CINÉMA

Küsters n’est pas un hasard et que l’assemblage quotidien des prises électriques prouve un certain automatisme qui se répercutera quelques années plus tard sur notre société. Il n’y qu’à prendre l’exemple des caissières des magasins de grande surface : « Bonjour, avez-vous notre carte de fidé-lité ? Carte bancaire ou liquide ? Merci et bonne journée. » Prononcé d’une voix monotone, un sou-rire forcé au coin des lèvres, pas un regard, toujours concentrées sur le scan des articles qui déferlent sur le tapis, sans arrêt, comme une troupe d’animaux.

Emma Küsters ne s’intéresse ni à la politique ni à l’économie. Elle représente les femmes d’avant-guerre à qui on a inculqué la fameuse expression « femme au foyer », aujourd’hui considérée comme un préjugé. C’est un personnage qui évolue tout au long du film. Elle prend conscience de son igno-rance et de sa fragilité. Elle tente de devenir plus forte, de se faire entendre mais est toujours ren-voyée au placard. Si le couple lui donne autant d’im-portance, ce n’est que pour avoir sa contribution et une voix en plus aux prochaines élections. Délaissée et apeurée, elle reste ignorante de son endoctrine-ment qu’elle accueille à bras ouverts.

Fassbinder a façonné ce personnage émotionnelle-ment fragile, anti-héros mourant à la fin sans avoir atteint son but et qui se laisse facilement persuader de manière à ce que le spectateur s’apitoie sur son sort sans pour autant le haïr.

Le pessimisme du réalisateur apparaît à travers la construction de ce drame. Durant le film, on re-marque plusieurs caméras subjectives pointées sur les personnages ou objets faisant face à Maman Küsters. Les protagonistes ont une expression de désolation, d’apitoiement voire d’indifférence face à cette pauvre femme. Les objets sont de couleurs ternes, usés et rappellent avec consternation cette période d’après-guerre si marquante, si éprouvante.

Par ailleurs, Fassbinder utilise des plans coupés, c’est-à-dire qu’il ne filme pas les personnages dans le même plan ni avec la même caméra. C’est une manière de montrer le désaccord et donc l’éloigne-ment sentimental progressif entre les personnages.

Le cinéma pessimiste a tout de même ses limites. Bien que le film dénonce l’impact du capitalisme sur la population allemande, il reste tout de même beaucoup trop neurasthénique. Les décors, typiques des années 70, ouvrent une fenêtre sur un monde aujourd’hui considéré comme dépassé.

Ils permettent un retour aux sources, là où tout s’est joué, avant d’être contaminé par la société de consommation. On découvre l’aïeul de l’écran plas-ma, le vétéran du téléphone portable et le précur-seur de l’armoire IKEA. Le film montre (encore !) la descente aux enfers d’une femme, perdue par ses pensées utopistes sur le monde, sa naïveté, sa bêtise et son ilotisme. Y a-t-il en ce monde un réalisateur qui nous valorisera un jour ? Si tel est le cas, veuillez contacter la rédaction de Langues zOne, je me ferai une joie de jouer le rôle principal !

Angelina MEDAR

Le journaliste Jörg Niemeyer s’apprête à immor-taliser l’arrivée de la fille de Maman Küsters.

Maman Küsters, son fils et sa femme, dans la cuisine où ils as-semblent quotidiennement des prises afin de les revendre.

« Maman Küsters s’en va au ciel s’inscrit directement dans le nouveau ci-néma allemand des années 60. »

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Calendriers des trucs trop cool qui se passeront dans ta fac ce mois-ci !* Mardi 21 janvier 2014 – Auditorium : La maison / Dom de Zuzana Liova* Mercredi 22 janvier (18h) -Auditorium : contes Balkaniques : Marie et les autres femmes dans les contes des Balkans par Anastasia Ortenzio* Lundi 27 janvier 2014 - Auditorium : Red White de Chen Zhong (sur l’après tremblement de terre au Sichuan)* Mardi 28 janvier (12h-14h) – Auditorium : Cinéchaï #4 : When Hari got married de Ritu Sarin et Tenzing Sonam * 30-31 janvier – Colloques : Tempus et Tempestas, Inalco et Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

* Mardi 4 février : Journée de la Chine* Mercredi 5 février : concert Sidaction

Crédits photo : Wikimedia Com-ments ; interviewmagazine.com ; yourteube.com ; radiookapi.com.

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Langues zOne n° 34Équipe de rédaction

Rédacteurs-en-chef : Adeline FLEUVE, Nicolas SINDRESTextes : Pauline C., Clémence GILONNE, Angelina MEDAR, Matou Mélomane, Paul MIAZGA, W.F. SHEN, M. SECK,

Eulalie VENDEFGraphismes et illustrations : Adeline FLEUVE, Amélie MORISSET

Mise en page : Nathalie GUIRARDÉditeur : Langues zOne (association loi 1901)

Imprimeur : INALCO, 65 rue des Grands Moulins, 75013 PARISD’après la loi de 1957, les textes et illustrations publiés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs. L’envoi de textes,

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ISSN : 1774-0878

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