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Abbé Jean-Baptiste Lecomte L’ANCIEN HAVRE ÉTUDE HISTORIQUE

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Abbé Jean-Baptiste Lecomte

L’ANCIEN HAVREÉTUDE HISTORIQUE

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DISCOURS PRÉLIMINAIRE

Messieurs,

Appelé par votre bienveillance à l’honneur de siégerdans cette enceinte et de partager les travaux de la SociétéHavraise d’Études Diverses, je me suis tracé, dès le premierjour, un programme de recherches et d’études historiques surLe Havre, sur ses origines, sur les gloires et les splendeurs deson passé. Notre ville ne compte qu’un peu plus de troissiècles d’existence, mais elle a été le théâtre d’événementsmémorables, et, en présence de la perspective brillante de sonimmense avenir on se sent pressé de recueillir et de consignerau grand livre de l’histoire les documents et les actes relatifs asa fondation, à ses développements, à sa marine, à soncommerce, à ses monuments et à ses institutions.

Ici, Messieurs, bien qu’il ne faille pas remonter dans lanuit des siècles, le champ à explorer est très vaste et ce seraitune œuvre utile et méritoire d’exhumer les fastes de la cité dela poussière de nos archives et de recomposer les annales duHavre-de-Grâce. Nos anciens mémoires manquentabsolument de critique et sont remplis de lacunesregrettables ; ce sont plutôt des notes souvent inexactes quedes mémoires, comme il est aisé de s’en convaincre enétudiant par exemple les pièces curieuses sur le siège et lacapitulation du Havre en 1562, conservées à la tour deLondres et copiées par Bréquigny en 1764, et les préfaces oudissertations latines de Messire de Clieu, curé du Havre, de1669 à 1719, où se trouvent consignés bon nombre de faitsinédits et curieux qui intéressent au premier chef et dont leschroniqueurs et historiens havrais, même contemporains, nesemblent avoir eu aucune connaissance.

Ainsi la peste ou contagion des gencives de 1690, lafamine affreuse de 1693, le fameux bombardement de 1694,

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fléaux terribles qui ravagèrent successivement la cité, sont-ilsdécrits avec un soin tout particulier et dans les détails les pluscirconstanciés et les plus minutieux par le savant curé, témoinoculaire et auxiliaire intrépide et dévoué au milieu de cesgrandes épreuves qu’eut à subir le peuple de sa prédilection. IIserait aussi fort utile de consulter d’anciens titres de familles etdes liasses manuscrites comme j’ai eu l’heureuse chance d’enretrouver parfois ; l’intéressante notice de . Borély, notreМsavant collègue, sur les frères Dumé d’Aplemont et lacorrespondance curieuse qu’elle nous révèle, prouve une foisde plus qu’il reste encore des documents ignorés et desrecherches fructueuses à faire.

J’accepte, pour mon compte, cette part de travail et macollaboration dans l’honorable Société Havraise d’ÉtudesDiverses sera purement historique et archéologique. J’ai pris,il y a longtemps, pour devise cette maxime de Manutius:« Turpe est in patriâ peregrinari et esse hospitem in us rebus quoe adpatriam pertinent ».

Aujourd’hui, Messieurs, je viens étudier les origines etles anciens jours de cette plage qui vit naître Le Havre auXVIe siècle, évoquer les souvenirs des peuples qui l’onthabitée tour à tour, redire les événements, les traditions, lesrécits populaires inscrits dans nos vieilles archives ouconservés dans la mémoire des hommes. Leure sera lepremier champ de mes explorations comme il a été le premierpoint occupé de ce littoral. II y a plus de douze ans que j’ai àcœur de rétablir l’histoire de cette ville du Moyen Âge, dedonner des éclaircissements sur ses ports, ses églises, sessalines, son commerce et sa prévôté. Tout ici sera à peu prèsnouveau, car je ne sache pas que pareille étude ait jamais étéfaite. Peu de gens se doutent qu’avant la fondation du Havre,par François 1er, il ait existé sur notre plage une autre citéimportante qui vit sortir de son port 23 navires armés pour leservice du Roi quelques jours avant la bataille de l’Écluse. Lesirruptions de la mer et les invasions du galet ont amené, dansles derniers siècles, la destruction presque totale de cette placemaritime qui avait compté de longs jours de prospérité. Sœuraînée du Havre qui la comprend aujourd’hui dans sonterritoire, elle mérite d’être sauvée d’un éternel oubli et devivre avec ses titres de gloire dans le souvenir de la postérité.

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I

LES ÉTYMOLOGIES.

Il y a bien longtemps que j’étudie le vieux Leure aupoint de vue topographique et archéologique ; le passé decette plage antique est enveloppé de ténèbres épaisses, lesdocuments ont péri, les ruines elles-mêmes ont presquedisparu et les traditions se sont perdues à la suite descataclysmes et des révolutions qui ont ravagé cette terre. Iln’est pas jusqu’au nom de cette vieille et importante cité duMoyen Âge qui n’ait subi de graves altérations. Le Lurum et leLodurum ou Loderum du XIe siècle, le Lora, Lura, Lure et levieux Leure du XIIIe avaient dégénéré en Petite et Grande Heure,et nonobstant les titres nombreux et manuscrits originaux quiportent tous, depuis plus de six cents ans, sans variantesaucunes, le nom de Leure ; l’on continue de nos jours encore,comme aux deux derniers siècles, d’écrire L’Heure et àdésigner sous le nom de Petite Heure les quelques maisons quiavoisinent l’ancienne chapelle de Notre-Dame-des-Neiges.Évidemment ici l’orthographe est fautive, il suffit, pour s’enconvaincre, de lire les chartes de l’abbaye du Valasse et duprieuré de Longueville, les registres de l’archevêché de Rouenet les archives départementales.

Je ne chercherai point à deviner et à définir l’étymologiede Lurum, je rejette tout d’abord les conjectures hasardées dubénédictin Dom Toussaint-Duplessis et des autres écrivains etchroniqueurs normands du dernier siècle, je ne puis admettreavec eux L’ora (rive) ou L’hora (l’heure) des Latins, et j’aimemieux assigner au Lodurum des Xe et XIe siècles, une origineGallo-Romaine que je ne me charge pas d’expliquer. Au siècledernier l’on a abusé prodigieusement des étymologies et on necraignait pas de remonter aux temps celtiques pour trouverdans le mot Leur (aire) le vrai nom primitif du banc ripuairequi s’étendait jadis du Hoc a Saint-Denis-du-chef-de-Caux(Sainte-Adresse). Je serai exact, mais je ne veux rien hasarder,

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ces études ont seulement pour but de jeter quelque jour sur lepassé d’une contrée qui fut prospère et florissante. Le tempsde l’oubli et de l’anéantissement a cessé pour cette plagenaguère encore solitaire et désolée, elle semble destinée àrevoir de glorieux jours, il importe de renouer la chaîne de sestraditions, c’est le point le plus anciennement habité de celittoral ; cherchons dans les ruines et la poussière du passéquelques vestiges de son antique splendeur.

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II

LE BANC RIPUAIRE.

Je ne fais pas difficulté de croire que le banc ripuaire quis’étend de Harfleur au Havre, sur un espace de plus de troismille hectares, soit un terrain d’alluvion des tempshistoriques ; M. de Lamblardie, après des études sérieuses etun examen approfondi du sol, de ses accidents et des couchessédimentaires, émet cette opinion que dans les temps anciens,les eaux de la mer et de la Seine venaient battre au pied ducoteau d’Ingouville et de Graville. II suffit, écrit M. Cartier,dans son « État de l’agriculture, de l’industrie et du commerce dansl’arrondissement du Havre », pour partager cette opinion dusavant auteur du « Mémoire sur les côtes de la Haute-Normandie »,d’examiner la terre d’alluvion sur laquelle se trouvent lesparties inférieures de Sanvic, d’Ingouville, de Graville et lacommune de Leure toute entière.

Elle est un composé de sable, d’argile, de coquillages, dedébris de végétaux assis sur un fond d’argile imperméable àl’eau et sans oxyde de fer. Le sentiment de ces écrivainsdistingués, nos compatriotes, dont nous admettons facilementla compétence dans cette matière, a été confirmé depuis parles observations de tous les géologues français et anglais, etnotamment par H. de la Béche, Philips et Conybear. Nosrivières, dit M. Beudant, traitant des alluvions modernes,déposent journellement des sables et des limons, soit dans leurtrajet ordinaire, soit dans les inondations ; elles agrandissent,elles modifient les deltas, charrient dans nos mers desanimaux et des plantes de toute espèce, et tantôt dégradent,tantôt remplissent les vallées qu’elles parcourent. Les mersamoncellent des sables et des cailloux sur nos côtes en mêmetemps qu’elles forment sur leurs fonds des dépôts qui, par denouveaux soulèvements, doivent augmenter un jour noscontinents. Telle est la marche lente, constante etimperturbable de la nature qui, en détruisant les montagnesd’où s’écoulent les rivières, en porte les déblais à leurembouchure, forme d’autres terrains, comble les baies et lesports qui deviennent autant de réceptacles des cailloux et desterres entraînés par les courants. Suivant une loi générale, lesfleuves dont les débordements produisent des alluvions,

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tendent constamment à exhausser leurs rives dont les bordssont plus élevés que les parties de la vallée voisine des collinesqui la bordent, ces digues naturelles retiennent, après lesgrandes crues, les eaux dont le limon déposé arrête lafiltration à travers les sables et sert de lit à la formation de latourbe qui reçoit à son tour les dépôts argileux jusqu’àl’époque où l’exhaussement du sol permet à l’industrie del’homme de s’emparer de ces vastes plaines pour les fertiliser.

Voilà l’explication toute naturelle de la formation de lapartie Est de notre banc ripuaire, de ses criques et del’exhaussement de sa rive, comme il est hors de doute quel’angle avancé du cap de la Hève, à l’époque ou il s’étendaitau-delà du banc de l’Éclat, ait protégé dans l’anse de Sainte-Adresse, le commencement de l’alluvion sur laquelle reposeaujourd’hui Le Havre, alluvion à laquelle la destructionpostérieure de ce cap est venue offrir un nouveau pointd’appui en élevant à l’Ouest un rempart de galet qui s’étendsous une partie du sol de la ville.

« Je n’oserais affirmer avec les historiens du Havre, écritM. Ernest de Fréville dans son « Mémoire sur le CommerceMaritime de Rouen », que la fossa Guiraldi, où une troupe deNormands passa l’hiver, en 855, soit l’ancienne crique deGraville, mais je n’en suis pas moins d’avis que les premièresbases de la plaine de Leure étaient formées avant le IXesiècle ». Je suis fondé à penser que M. de Fréville eut puremonter plus haut de quelques siècles, et notre plateau, dansses accroissements, a dû successivement, par la direction descourants, être solide et marécageux. En voici des preuvesmatérielles : lorsqu’on creusa l’enceinte nouvelle de la ville duHavre, après avoir dépassé plusieurs couches de tourbe dontles lits s’étendent dans la mer par-dessous la jetée du Sud, àenviron 10 mètres de profondeur, on découvrit une quantitéde gros arbres résineux avec leurs racines ; ils étaient entiers etparfaitement conservés dans cette terre imprégnée de selmarin. Les terrassiers auxquels ils furent abandonnés, lesscièrent et les fendirent pour leur usage. Le même fait sereproduisit en 1848 dans le creusement du grand bassin deLeure, et le sous-entrepreneur des travaux, M. Béchet deTarascon, exhuma, en ma présence, des arbres géants de cesforêts du vieux monde.

En creusant le bassin de la Barre, on découvrit, outredes arbres, à dix pieds de profondeur, une pirogue de quarante

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pieds de long, faite d’un seul arbre et si bien conservée qu’elleput être transportée derrière la maison des ingénieurs desponts-et-chaussées, sur la jetée du Sud. Cette pirogue futreconnue pour être de bois d’orme, arbre indigène, ce quidonnerait à penser qu’elle avait été construite pour l’usage deshabitants du pays ; elle renfermait les débris d’un squelettehumain. Des témoins oculaires m’ont signalé la découverted’une pirogue à peu près semblable, mais de moindredimension, dans les fouilles pratiquées pour le bassin Vauban ;elle ressemblait beaucoup aux petites embarcations desnaturels des îles Sandwich, elle était aussi en assez bon état deconservation. Une note manuscrite de M. Dubocage deBléville trouve naturellement ici sa place : En faisant desfouilles dans les marais qui entourent la ville du Havre, ondécouvrit plusieurs pierres de la nature de celles nomméespoudings, dont la forme était hémisphérique, d’environ un piedde diamètre, percées de part en part dans le milieu par un trourond et fait en entonnoir, n’ayant qu’un pouce et demi à sonorifice et quatre pouces par le côté convexe. Il y a sur lacirconférence, une échancrure d’où part un autre troutransversal qui va joindre au centre celui perpendiculaire, cedeuxième trou est pareillement formé en entonnoir, et estouvert de deux pouces à l’extérieur, réduit au centre à unpouce.

Ces poudings n’étaient pas des objets consacrés au cultecomme quelques-uns l’ont pensé, mais tout simplement desmeules à broyer très en usage dans les Gaules avant et mêmeau temps de l’occupation romaine. J’en possède deux bellesdans mon cabinet qui ont été trouvées sur le territoire deLeure, et M. le curé de Saint-Nicolas en conserve une fortcurieuse dans le jardin de son presbytère.

Toutes ces circonstances réunies tendent à prouver quedès les anciens âges notre banc ripuaire fut cultivé, fertile ettrès habité.

« Un plateau bas et marécageux, écrit M. Pinel dans sonopuscule de 1824, formé par les atterrissements de la mer etde la rivière, ayant deux lieues d’étendue de l’ouest a l’est, etune demie lieue de largeur, borné, au nord, par les côtes deSanvic, Ingouville et Graville, voilà le théâtre très circonscritoù existèrent, dans les temps antiques, des villes et des portscélèbres. Le cultivateur paisible ensemence les places où ilsfurent, et ne se doute guère qu’en ces lieux où règne un

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profond silence, s’agitaient les passions bruyantes des peuplesbarbares et dévastateurs qui s’en entr’arrachaient lapossession ».

D’anciens titres conservés aux archives départementalesétablissent qu’en l’année 1100 l’église paroissiale de Saint-Denis-du-Chef-de-Caux était sur le banc de l’Éclat, à 700toises environ du cap de la Hève ; alors, suivant M. deLamblardie, la pointe la plus avancée du galet dans la rivièrede Seine qui porte depuis longtemps le nom de Pointe duHoc, du mot anglo-saxon Hook (crochet), et répondmaintenant à Harfleur, devait se trouver entre la paroisse deLeure, désignée depuis sous le nom de Grande Heure, et Notre-Dame-des-Neiges, appelée aussi Petite Heure. Alors la Lézardeavait son embouchure dans la Seine à la sortie du port deHarfleur dont l’entrée était baignée par la mer. À cette époqueles alluvions entraînées par la mer baissante ne se fixaient pasencore au-devant de ce port, et leur dépôt n’a commencé àavoir lieu dans cette partie que lorsque la pointe du Hoc a étéassez avancée pour les retenir. Au XIIe siècle, ces dépôts nes’étaient pas encore très étendus, car le « Neustria Pia »(1)d'Artus Dumontier et les « Archives de la Seine-Inférieure »(2)établissent qu’il y avait encore des salines à Gonfreville-l’Orcher et même a Oudale.

Des auteurs, dont l’opinion est d’un grand poids,pensent que la rivière de Harfleur se jetait anciennement dansla mer après avoir passé le long des coteaux de Graville etd’Ingouville. Assurément on pouvait dire que cette rivière, quia toujours débouché près du Hoc, se jetait directement dans lamer, lorsque le Hoc était beaucoup moins remonté dans laSeine. C’est là, je crois, la cause de l’erreur. Au surplus, voicisur quoi est fondée cette objection. Dans un mémoire présentéà l’échiquier par l’échevinage de Rouen, en 1403, on lit que laprévôté de Harfleur s’étend depuis la moitié du vieux Havrede Leure, en amont, vers Harfleur ; et que la prévôté de Leures’étend depuis la moitié du vieux Havre de Leure, situé au-dessous de la crique de Graville, en allant vers l’aval du côtéde Leure. Ces limites des deux prévôtés et la place assignée auvieux Havre de Leure semblent décisives pour penser quejamais la Lézarde n’a eu la plaine de Leure sur la rive gauche.

1) Neustria pia. Art. Fiscaunum,p. 216.2) Archives municipales de Rouen, tiroir 92, pièce VII, art. 4, 5. 3

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Au XIIIe siècle, cette rivière avait son embouchure à lapointe du Hoc qui s’était avancé jusqu’au Petit-Leure, où ils’était formé un établissement connu sous le nom de Port auHoc.

« Les dépôts de galet, dit M. de Lamblardie, poussés parles vents du nord-ouest, ont toujours formé une digue qui,partant du cap de la Hève, a été se terminer à la pointe duHoc. Cette digue a toujours circonscrit un très grand espacecompris entre elle et le pied de la côte qui règne depuis laHève jusqu’à Harfleur. Il n’y a eu pendant longtemps dans cetespace que de très grandes criques que la mer remplissait àchaque marée et dont les eaux, jointes à la fin a celles de laLézarde, s’écoulaient, par son embouchure, dans celle de laSeine. Ces criques, très spacieuses, offraient un port naturelqui pouvait contenir un fort grand nombre de navires à l’abride tous les efforts de la mer ».

Le Port au Hoc s’étant trouvé fermé par le galet au XIesiècle, les eaux retenues dans ces criques ont rompu, dans lapartie la plus faible, la digue dont nous venons de parler, elless’y sont ouvert un nouveau passage qu’elles ont entretenuchaque marée et au moyen duquel les navires ont pu entrerdans les criques et en sortir. Cet événement imprévu a faitdonner a ce nouveau havre, dans les dernières années du XVesiècle, le nom de Havre-de-Grâce.

Dans la suite de ce travail, à propos du vieux Havre deLeure, du port au Hoc, de la prévôté de Leure, etc., on pourratrouver quelques éclaircissements sur les accroissementspartiels et les diverses transformations de notre banc ripuaire.Nous essaierons de rétablir, autant que possible la cartemarine de ce rivage avec ses baies, ses criques et ses défensesdu Moyen Âge. La tâche sera ingrate et difficile a raison desenvahissements de la mer sur certains points ; il y a quinzeans, nous apercevions à la marée basse des ruines et desfondations importantes sous le village de Leure ; aujourd’huiencore on explorerait peut-être avec intérêt le banc de laGrand-Ville devenu une moulière, et nous avons la convictionqu’une bonne partie de l’ancienne ville de Leure a disparudepuis trois siècles sous le sable et sous les flots.

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III

PREMIERS TEMPS HISTORIQUES.

LES ROMAINS ET LES NORMANDS.

Mais à quelle époque les premiers établissements sesont-ils formés sur cette terre d’alluvion qui a dû subir àtravers les siècles tant de transformations diverses ? Nousrencontrons ici de graves difficultés ; des recherches patienteset sérieuses, une étude consciencieuse des monuments despremiers âges et des traditions locales n’ont guère laissé quedes conjectures à nos investigations. Nous croyons que dansles premiers siècles de notre ère une île, anciennementémergée des flots de la mer, en aval de la fossa Guiraldi oucrique de Graville et du cours de la rivière de Harfleur,protégeait l’embouchure de la Seine et possédait une stationmilitaire. Cette île devait s’étendre de la butte aux Sarrasins,aux limites ouest du petit Leure. C’est toujours la portion laplus élevée de la plaine, et l’examen des circonvallations et descriques comblées qui l’avoisinent donnent un grand poids àl’opinion que j’émets, d’accord en cela avec quelqueshistoriens normands. Une vieille tradition veut qu’il ait existédans cette île une ville romaine au temps de l’occupation desGaules par les maîtres du monde. Les anciens du paysprétendent qu’elle s’appelait Collinges  ; l’inspection du sol,d’anciens documents et divers objets recueillis sur placeconfirment pour nous la vérité de cette tradition. Les Romainsavaient établi des postes ou stations militaires aux gorges desfalaises et à l’entrée des fleuves, et certes, ils avaient dû placerune garnison importante à l’embouchure de la Seine, seulevoie qui dut conduire les Barbares à Lutèce.

ll y a quelques années, des travailleurs ont exhumé dusol que nous étudions des urnes cinéraires de l’époque du bas-empire ; des vieillards racontent qu’on y a trouvé, en faisantdes plantations, des médailles, des agrafes et des boucles

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d’oreilles en or, et nous avons toujours pensé que des fouilles,dirigées avec intelligence sur ce point le plus anciennementhabité du littoral, amèneraient de précieux résultats et seraientcouronnées d’un plein succès. Les jardins qui avoisinentl’ancienne chapelle de Notre-Dame-des-Neiges sont jonchésde tuiles à rebords et de débris romains.

Appelons maintenant l’Histoire à notre secours. César,dans ses « Commentaires », désigne Iccius portus sur le littoral oùla Seine se joint à l’océan. Ammien-Marcelin parle, dans lavie de Julien, de Constantia Castra, située à l’embouchure dumême fleuve. Serait-ce témérité de conjecturer que l’une deces deux villes a dû s’élever jadis sur cette île, devenue depuisla pointe avancée de notre banc ripuaire. César, Strabon, etc.,parlent de l’embouchure de la Seine (ora Sequanoe) commed’un lieu favorable au commerce. Les Romains y trafiquaientde pelleteries, de grains, de bois et de viandes fumées et salées,suilia salsalia, si recherchées dans la capitale de l’empire. LesSaxons venaient y prendre des marchandises du midi ;terribles explorateurs de nos côtes qu’ils dévastèrent par le feret le feu sous les Mérovingiens, pour se fixer ensuite ets’établir sur la Manche, à l’entrée des rivières navigables.

Guillaume Calcul(1), moine de Jumièges, l’historien desinvasions normandes, nous montre leurs flottes, mouilléesdans la baie de Graville aux années 807, 808 et 809, et en 842,alors que les Normands furent appelés par Lothaire, fils deLouis-le-Débonnaire, pour faire une diversion, en sa faveur,contre ses frères, Louis, roi de Bavière, et Charles-le-Chauve(2).

Les pirates du Nord reparaissent en 855, et après leurterrible défaite de la Loire, ils reviennent ravager les bords dela Seine et hiverner a Graville(3).

Le moine de Jumièges place encore dans la baie deGraville (« apud Giraldi fossam ») le lieu de l’entrevue de

1) Contemporain de la conquête de l’Angleterre, Guillaume de Jumièges, surnommé « Calculus  » selon Ordéric Vital, est l’auteur de « Gesta Normannorum ducum » (« Histoire des Ducs de Normandie »).2) Deinde sublatis anchoris, repetunt mare et velificante classa ad ora devehuntur Sequanoe GUILL. CALC. Atque eo proeeunte sulcantes remigus, alveum Seguanoe adGiroldi fossam devehuntur expedite ibi que fms anchoribus de subversione consulunt Franciae Ibid.3) Et mediante Augusto, Seguanam ingrediuntur et vastatis direptis que ex utraque parte flumims civitatibus atque villis, locum qui dicitur fossa Guiraldi Sequanae congruum statione que mumtum deligunt ubi hiemem quiete transigunt. GUILL. CAL.

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Lothaire et du duc Richard de Normandie. Le jour donnépour cette entrevue approchant, le duc fit élever aux abords dela fosse de Graville, dans le camp des païens, un théâtre d’unedimension considérable, où le roi Lothaire se rendit avec sesbarons(1).

Cette fosse de Giraldi, si souvent mentionnée dans lachronique de Guillaume Calcul était, dit M. Pinel, dans ses« Essais archéologiques », etc., cette grande baie d’entre Gravilleet Leure. Le camp des deux princes devait être dans lesprairies, au fond de la baie, où la butte isolée qui subsiste,semble plutôt avoir été formée pour une cérémonie royale quecomme point de défense.

Ce monticule, que nous avons visité bien des fois,s’élève toujours dans la plaine de Leure, à quelques pas de lachapelle de Notre-Dame-des-Neiges. Le peuple l’appelletoujours la butte aux Sarrazins, c’était le nom sous lequel ondésignait autrefois les païens et les infidèles quels qu’ilsfussent, et les premières invasions de barbares avaient laisséune telle épouvante au milieu des populations paisibles de noscontrées, que nos pères avaient consacré ce souvenir dans lasainte liturgie et chantaient durant tout le Moyen Âge :

« Auferte gentem perfidamCredentium de finibus,

Ut Christo laudes debitasPersolvamus alacriter »

La butte aux Sarrazins recouvre toutes sortes de débrismérovingiens ; quelques fouilles pratiquées à la hâte auxalentours par le docteur Beauregard, ont mis à découvert despoteries fort curieuses, entre autres une urne parfaitementconservée qui figure au premier rang dans l’intéressant Muséecéramique de M. l’abbé Cochet. Il est bien regrettable que desmains expérimentées n’aient pas encore fouillé ce sol, et queles investigations de la science n’aient pas interrogé cemonument primitif des anciens âges, témoin des incursionsdes hommes du Nord, réceptacle peut-être des dépouillesprises sur l’ennemi, et du riche butin enlevé aux églises et auxmonastères. Nous avons lu quelque part qu’en face de Notre-1) Imminente vero die prefiniti colloqun dux apud Giraldi fossam, in paganorum castris scoenam mirae magnitudinis construi jussit in quá rex Lotharius, cum suis optimatibusdivertensilli satisfecit. Ibid.

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Dame-de-Grâce, sur l’autre bord de la rivière de Seine, aumilieu d’un tertre jadis entouré d’eau et formant une île, lesNormands dévastateurs venaient fréquemment déposer lesrichesses arrachées à la faiblesse des rois de France. Il s’agitévidemment ici de la plage que nous étudions, et c’est là queOgier Hastings, Bier côte de fer, et Rolf établirent leurs camps etleur lieu de refuge. Cette terre est la première étape desaventuriers chercheurs de royaumes que l’océan vomissait surnos rivages aux IXe et Xe siècles ; elle servit de repaire auxbarbares, elle fut le théâtre de sanglants combats, mais depuisl’entrevue solennelle et pacifique de Lothaire et de Richarddans le camp des païens (paganorum castris) elle ne présenteplus le même intérêt. Les chroniques normandes ne lasignalent plus et le silence de plusieurs siècles la couvre touteentière.

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IV

LE MANOIR DE LA QUÉNEE

ET LA CHAPELLE DE NOTRE-DAME-DES-NEIGES.

Au XIIIe siècle un manoir féodal, flanqué de tourelles etentouré de fossés larges et profonds s’élevait en regard duHavre de Leure et de la crique de Graville, sur des ruinesromaines, débris amoncelés sans doute au sac de la Neustriepar les hordes de Hastings et de Rolf. Ce manoir, bâti sur lefief de la Quénée, qui tirait son nom de ses belles plantationsde chênes, était habité par Jéhan Quénel, noble et puissantseigneur qui avait accompagné Saint-Louis à la sixièmecroisade. Fatigué de la vie aventureuse des croisés, découragépar les revers qui suivirent ces guerres désastreuses, et par lamort du roi dont il avait suivi le cercueil en France, JéhanQuénel, rentré dans son manoir des bords de la Seine, déposasa lourde armure et fit le vœu d’entrer dans l’église ou de faireprofession dans un monastère. Quelques années plus tard ilfut ordonné diacre par Guillaume de Flavacour, archevêquede Rouen, et en 1294 il omosna tous ses biens aux chanoinesde Graville en faisant profession dans leur monastère, à lacondition qu’ils feraient bâtir près du manoir de son fief unechapelle qui serait desservie à l’avenir par deux d’entre eux.Elle prit dès lors le nom de chapelle de la Quénée ; leschanoines de Graville y célébraient régulièrement l’officedivin, et tout porte à croire qu’elle servait d’église paroissiale àtoute une population de sauniers, de marchands et depécheurs groupés autour du manoir de Jéhan Quénel.

« J’ai ouï dire à un capucin des Neiges, écrivait en 1727un ancien choriste de Notre-Dame du Havre, qu’un prêtreresté seul de la famille de Messieurs du Hoc, et à quiappartenait le dit lieu du Hoc et des Neiges, s’était retiré au ditprieuré de Graville et fait chanoine régulier, et avait donnétout son bien à l’église des Neiges ; mais les chanoines,

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trouvant les chemins fâcheux pour y aller, quittèrent auxcapucins cette chapelle avec un petit pré dont ils jouissentactuellement pour l’entretien de ladite chapelle ».

Au commencement du XVIe siècle cette chapelle étaitdonc abandonnée, et les chanoines de Graville la cédèrent en1622 aux capucins du Havre, à la sollicitation de Georges deVillars-Brancas, gouverneur de la ville. Quelque temps après,les pères capucins, faisant exécuter quelques travaux dans lejardin du cloître, amenèrent la découverte d’une quantité desépultures recouvertes de pierres tombales, sculptées et ornéesd’emblèmes et d’inscriptions gothiques. Ces bons religieux,peu soucieux de l’examen de ces tombeaux, brisèrent cespierres et les firent scier pour faire des marches dont ilsavaient besoin. Le hasard voulut pourtant qu’un de cescouvercles de sépultures fut épargné et placé au milieu duchœur de la chapelle, en avant du lutrin.

Le burin du graveur y avait représenté deux personnagesen pied, avec le costume du XIVe siècle. L’abbé Biot, prêtre deSaint-François du Havre, amateur de l’antiquité, qui a laissédes notes manuscrites dont je possède un exemplaire, surnotre ville et les environs, a lu et transcrit l’épitaphe de cetteantique sépulture en 1673 (ci-gît Nichole Fame, jadis durant féréqui trespassa l’an 1321), d’où M. Biot conclut que dans le XIVesiècle et avant, il y avait en ce lieu, outre la forteresse, uneéglise ou paroisse et bon nombre d’habitants. « On voitencore, continue l’explorateur du XVIIe siècle, en deçà de cesruines, celles d’une rue où demeuraient des pêcheurs etmariniers, et au-devant de leurs maisons, un petit canal oùentrait la mer, dans lequel ils faisaient entrer leurs canots pourêtre à couvert des insultes de la mer ». Les tombeauxdécouverts par les pères capucins s’élevaient à plus de quatre-vingt-dix, et en diverses rencontres, on trouva dans les mêmesparages des auges et des sarcophages en pierre comme celuique nous avons vu si longtemps dans l’ancien cimetière deLeure, ils devaient être de l’époque saxonne et remonter, parconséquent, aux VIe et VIIe siècles de l’ère chrétienne.

On y a aussi recueilli des médailles, grande quantité depavés fleuris et divers objets de luxe du Moyen Âge. M. Pinela lu, sur un exemplaire d’un livre imprimé au Havre en 1676et dont un sieur Delamotte était auteur, des notes manuscritesqui portaient qu’on venait de trouver aux Neiges quatorzetombeaux de pierre, qui avaient été donnés aux habitants pour

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faire des auges. Ces sépultures devaient encore être saxonneset de l’époque primitive. J’ai assisté en 1840 a la découverte et,à l’exhumation de ces sortes de sarcophages de pierre, taillésen forme d’auge, a Sainte-Marguerite sur Varangeville, dansles intéressantes fouilles de M. Féret. On en retrouve assezfréquemment dans les fermes des environs de Dieppe etd’Envermeu, convertis en abreuvoirs pour les bestiaux.

Ce fut en 1623 que Georges de Villars fit réédifier lamaison claustrale de la petite Eure (sic), afin de la rendrecommode pour en faire un petit couvent et un hospicedesservi par les capucins du Havre ; la chapelle qui avait prisle nom de Notre-Dame-des-Perrey, apparemment à cause despierres et des cailloux qui bordent en cet endroit le rivage, nefut plus connue dans la suite que sous celui de Notre-Dame-des-Neiges, sans doute, dit l’abbé Biot, parce que les capucinsavaient choisi la fête de Notre-Dame-des-Neiges pour leur fêteprincipale.

La légende assigne un autre motif a ce patronage deNotre-Dame-des-Neiges. Une flotte anglaise bloquait la villede Honfleur ; une barque échappée à sa vigilance et montéepar trois intrépides soldats cinglait vers Rouen pour porter desavertissements et demander du secours au gouverneur de laNormandie. C’était par une nuit froide et obscure de janvier ;les ténèbres qui avaient protégé la fuite et le départ de lanacelle deviennent plus épaisses, de gros nuages s’amoncellentet courent sur le fleuve, une neige abondante s’en échappe,elle tombe à gros flocons et aveugle nos éclaireurs ; ils fontfausse route, reviennent sur leurs pas et abordent, après delongues et cruelles anxiétés, sur le rivage de Leure. Jugez deleur consternation : l’ennemi est maître de ces bords, desvedettes sont établies sur tout le littoral. S’ils sont découverts,on va les traiter en espions et les livrer à une mort cruelle.

Dans un danger aussi pressant ils invoquent le ciel, ils serecommandent à la protection de la sainte vierge. Tout à coupune femme couverte de vêtements d’une blancheuréblouissante apparaît à leurs regards, une auréole brillantenimbe sa tête virginale ; d’une voix douce elle leur dit :« Rassurez-vous ! » et remonte aussitôt vers les cieux. Alors laneige cesse de tomber, les étoiles scintillent au firmament, lanef vogue, poussée par un vent favorable, et les troismessagers arrivent à Rouen sains et saufs auprès dugouverneur. Après la délivrance de Honfleur, les naufragés,

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sauvés par le miracle, voulurent témoigner au lieu même deleur délivrance leur reconnaissance à Notre-Dame-des-Neiges.La légende ne contredit pas la version de l’abbé Biot, elleserait plutôt faite pour l’expliquer.

La chapelle rebâtie par le duc de Villars fut entièrementabandonnée en 1790, et aujourd’hui elle sert de grange aufermier qui occupe le cloître de l’ancien hospice. On a vouluprétendre dans le pays que cette demeure était funeste à seshabitants et que plusieurs y avaient trouvé une mortprématurée. Dans une visite intéressée et purementscientifique que je fis le 28 février 1859 à la Petite Eure, j’ai eul’occasion de constater la vérité de cette assertion. Les diversfermiers qui avaient établi leur domicile dans le cloître et lachapelle de Notre-Dame-des-Neiges sont tous morts demaladie violente, et le propriétaire a été obligé de construireen dehors de ces ruines et sur le bord du chemin qui fait face àla Seine, une nouvelle habitation qu’occupe aujourd’hui M.Liot, le fermier actuel.

Dans les investigations auxquelles je me suis livré leditjour, j’ai découvert deux superbes fragments de pierrestombales du XIIIe siècle, encastrées a titre de support dans lemur de la chapelle rebâtie en 1623. Les restes de dessins sontmagnifiques, mais l’épigraphie manque presque absolument.Tout cela a été affreusement martelé et mutilé. M. Liot, quiexploite les terres qui entourent la butte aux Sarrazins, m’araconté qu’il y avait trouvé un grand nombre de ces fragmentsde pierre sculptés et fleuris. La tradition voudrait, d’après lui,que la butte aux Sarrazins ait servi autrefois de cimetière. J’aicru y remarquer, l’autre jour, l’extrémité d’une large pierretumulaire entassée sous des ruines et des décombres de toutesorte.

Je citerai ici, à titre de complément historique, ce quenotre concitoyen, M. Pinel, écrivait de la Petite Eure et de lachapelle des Neiges en 1824, dans ses « Essais archéologiques,historiques et physiques sur les environs du Havre » : « Cette PetiteHeure, qui n’offre plus dans son enceinte que des dégradations, desmasses informes de vieille maçonnerie et quelques fermes rurales  ; oul’on n’aperçoit que peu d’individus que dévore la fièvre, fut autrefoisune ville populeuse, importante par son commerce, sa marinemilitaire et ses guerres ».

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En 1790, cet amateur éclairé de l’antiquité, visita lesanctuaire abandonné de Notre-Dame-des-Neiges. Il trouvaau centre de l’édifice une grande pierre tumulaire et linéaire,portant sur la moitié une figure d’homme avec cette seuleinscription : « Praons por li. ». « Avec la permission de l’acquéreurde cette propriété devenue nationale, continue l’explorateur, je fislever cette pierre sous laquelle il ne se trouva point de corps, mais unegrande quantité de fragments de tombeaux, et à environ quatre à cinqpieds de profondeur, quelques morceaux de pavé de terre cuite, rougeset coloriés de noir, qui me parurent antiques  ; quelques habitantsprésents me dirent qu’il existait des voûtes sous ce lieu, je ne mepermis point de faire fouiller plus avant par des ouvriers que je nepayais pas, et en l’absence du propriétaire ». M. Pinel ajoute enterminant qu’il ne doute pas que ce lieu ne recèle des objetscurieux qui pourraient donner lieu à des conjectures sur letemps de la fondation de Leure (sic).

Assurément, des fouilles exécutées dans l’intérieur del’ancienne chapelle de Notre-Dame-des-Neiges et dans leshabitations voisines qui servaient de cloître, seraient, nousn’en doutons pas, fort intéressantes et très productives. Lasimple indication que je donne dans ce travail des nombreuseset curieuses découvertes faites aux deux derniers siècles,autorise suffisamment à croire que ce sol, foulé tour à tour parles Romains, les Saxons, les Normands et les Anglais,recouvre des monuments et des débris qui seraient chers à lascience. Il y a là tout un vaste champ à explorer, toute unehistoire à refaire peut-être, à l’aide de médailles, de vases, depierres tombales et de fragments épigraphiques, ensevelisdepuis des siècles sous la terre. Nous avons la confiance qu’ilsera fait quelques tentatives pour interroger ces ruines etrenouer les traditions du passé. La ville du Havre-de-Grâcetiendra à l’honneur d’étudier et de publier les origines et lesfastes mémorables du vieux Havre de Leure.

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V.

L’ÉGLISE PAROISSIALE DE SAINT-NICOLAS DELEURE.

SA DÉDICACE, 22 AVRIL 1268.

Ce fut un beau jour pour le vieux Leure (Lurum) que ledimanche 22 avril 1268. Dès la veille, les paroissiens, soumis àun jeûne rigoureux, aux termes des prescriptions liturgiques,avaient passé de pieuses heures dans la prière et dans lapsalmodie. Les tentes des Latomiers(1) et des maçons del’œuvre, gracieusement décorées, étaient recouvertes defeuillages et de banderoles de toutes couleurs qui flottaient ausouffle de la brise. La nouvelle église, débarrassée de seséchafaudages, apparaissait pour la première fois, au milieu dela bourgade, dans toute la fraîcheur de ses blanches muraillesde pierre et dans toute la pureté de ses lignes. Le vieux templedes jours primitifs, qui avait abrité les premiers missionnaires,était devenu insuffisant pour une population toujourscroissante, et l’ogive, alors dans toute la splendeur de sonrègne, avait détrôné la forme romane dans la construction dunouveau sanctuaire.

Les clercs au front radieux, à la démarche empressée,allaient et venaient par les rues et les places publiques, portantdes fleurs, de riches candélabres, de précieuses tentures et desmissels enluminés. On entendait, dans le lointain, le bourdondu prieuré de Graville qui sonnait, à toutes volées, de joyeuxcarillons. C’était pour saluer l’arrivée de l’archevêque deRouen, le grand Eudes Rigaut, qui venait de descendre chezles chanoines réguliers de Sainte-Honorine. Il arrivait de

1) Définition du dictionnaire Littré 1872-1877 : Latomie : Terme d’histoire ancienne. Carriére où l'on renfermait des prisonniers. Terme dérivé du mot grec signifiant pierre, et verbe grec signifiant tailler. Ce terme de « Latomiers » désignait très probablement destailleurs de pierres. « Au milieu de ce mouvement général qui entraînait tout avec lui, écrivait l’abbé Cochet en 1846 dans « Les églises de l’arrondissement du Havre », Fécamp ne dutpas rester immobile  ; aussi il ne tarda pas à voir s’agiter dans sa vallée des flots de latomiers et de travailleurs  ».

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Saint-Wandrille et de l’abbaye du Vœu, et cette soirée devaitêtre consacrée à la visite du prieuré, à la prédication et àl’examen des chanoines et des clercs. Le prieur était malade etalité, il ne put se rendre au chapitre dans l’assemblée desfrères. Ils étaient dix, les affaires de la Mense étaient dans lemeilleur ordre, et la saine discipline en vigueur dans lecouvent. L’archevêque y fut défrayé de sa visite par la sommede 6 livres 10 sols, et dès l’aube du dimanche, nous le voyonstraverser la prairie aux salines de la vallée de Leure. Le prélat,infirme et harassé de ses courses apostoliques, est monté surune mule richement caparaçonnée et envoyée par le prévôt etles notables marchands de Leure ; il porte, dans toute sasévérité, le costume de l’ordre de Saint-François, une barbeépaisse et blanche comme la neige descend majestueusementsur sa poitrine, ses pieds chaussent des sandales en bois, unecorde de chanvre ceint sa robe de bure, et le large capuchondu frère mineur abrite sa tête rasée contre les intempéries de lasaison. Il récite, chemin faisant, des oraisons préparatoires, illève de temps en temps ses yeux vers le ciel, il semble implorerles bénédictions divines sur le peuple qu’il vient visiter au nomdu Seigneur.

Souvent aussi, il plonge ses regards dans l’immensité del’océan qui se déroule devant lui par-delà ces salines, cesmarécages, et l’embouchure du fleuve. Que ne peut-ilinterroger les secrets de l’avenir et deviner la grande cité quisortira, trois siècles plus tard, de ces criques et de ces lagunes ?Le clerc Jehan de Morgneval, vêtu d’une tunique brodée d’or,porte devant l’archevêque la croix des métropolitains ; messireJehan de Nointel, archidiacre de Caux, Richard deSalmonville, chanoine de Rouen, et Adam Rigaut, neveu duprélat et doyen de Saint-Romain, l’accompagnent ; plus loinviennent Jéhan Mallet, sire de Graville, Guillaume,chambellan de Tancarville, Jéhan Quénel sieur de la Quénée,le seigneur Godefroid Patenostre et une foule de clercs et demoines chantant de joyeux noëls. Le curé de Leure s’avanceprocessionnellement à la rencontre du pontife, il offre l’eaubénite et l’encens à l’humble cordelier condamné à subir leshonneurs de la prélature. L’archevêque descend de sa mule, ils’agenouille à l’exemple du bienheureux père Séraphique,pour invoquer l’ange de la paroisse et Saint-Nicolas, patrondes mariniers du rivage. C’est avec bonheur qu’il reconnaît leprêtre Richard qui siégeait comme juré, dès 1252, en sa

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qualité de curé de Leure (Lura), aux calendes du doyenné deGommerville, avec Guillaume de la Cerlangue (de cervilinguâ),curé de Saint-Gilles ; le zèle, le dévouement, la piété du prêtreRichard lui ont mérité toutes les sympathies, et cette églisequ’il a élevée dans la patience et pour l’utilité publique luivaudra le témoignage et la reconnaissance de la postérité.

Les clercs entonnent le cantique de Zacharie, le peuplesalue l’oint du Seigneur, les jeunes gens jettent des fleurs etdes branches d’arbre sur son passage, les enfants chantent dejoyeux refrains ; pour ces temps de foi l’évêque c’est Jésus-Christ, et l’ascétisme, la haute renommée de sainteté du grandréformateur ne font qu’ajouter au prestige qui l’environne et àla singulière vénération qu’il inspire. Eudes Rigaut avaitconnu Saint-François, il avait prié et conversé avec Egidius,Sylvestre, Pierre de Catane et les premiers disciples de Sainte-Marie-des-Anges. C’était le premier religieux de l’ordrenaissant que l’acclamation du clergé et du peuple avait élevésur un grand siège métropolitain, c’était une lumière ardentesur le chandelier de l’église, un puissant réformateur des abus,un apôtre plein de zèle et de courage pour la conversion desâmes et le maintien de la discipline. Depuis plus de vingt ans,il n’avait pas sacrifié un seul jour au repos. Sa vied’archevêque n’avait été qu’un pèlerinage continuel à traversson vaste diocèse et les églises suffragantes de la province deNormandie. Visites des paroisses et des monastères, dédicaceset consécrations d’églises, ordinations des clercs etbénédictions d’abbés, prédications quotidiennes etconfirmations des fidèles, assemblées fréquentes des concilesprovinciaux, des synodes et des calendes, tels étaient les soinset les travaux incessants qui absorbaient les semaines et lesannées du saint prélat.

L’œuvre de Saint-François, bénie du ciel, portait sonfruit de régénération, et l’église souriait de bonheur à cesintrépides phalanges de moines et de confesseurs qui venaientsécher ses pleurs et orner son front de couronnes triomphales.Alors un saint Roi gouvernait la France ; Louis IX avait pourami et pour confident l’archevêque de Rouen qui le suivit plustard à la croisade. La haute position du prélat, l’austérité de savie, sa profonde érudition dans les lettres divines, la hauteconsidération dont il jouissait à la cour, les missionsimportantes dont il avait été honoré par les papes et les rois,tout alors lui conciliait les hommages, le respect et l’amour de

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ce bon peuple Normand dont il était le père et le pasteur, depar la volonté divine.

Au son festival des cloches, aux mélodieusessymphonies des cymbales, le cortège arrive sur le parvis dutemple. Le prieur de Longueville-la-Giffart, patron de Leure,vêtu d’une chape aux orfrois d’or, s’avance sous le péristyleimprovisé pour la fête, il tient entre les mains une croix d’orqu’il offre à la pieuse vénération du prélat. Une tribune s’élèvedevant le porche, l’archevêque en monte péniblement lesdegrés, et, malgré son état de souffrance il adresse au peupleun discours admirable où il peint à grands traits les mystèressymboliques des rites saints qu’il vient accomplir. Le clergé etle peuple recueillent avidement ces paroles apostoliques ;telles autrefois dans les villes et les bourgades de la Judée et dela Samarie, les multitudes empressées écoutaientattentivement les doux enseignements du Sauveur.

Après la prédication et la bénédiction du peuple, EudesRigaut revêt ses ornements pontificaux, la mitre d’or brille surson chef vénérable, ses clercs le décorent du pallium, le rochetde lin recouvre sa robe de bure, et il porte la crosse d’ivoireinsigne et attribut distinctif de sa dignité. La sainte liturgiecommence : l’archevêque, assisté du clergé et suivi d’uneimmense multitude, fait trois fois processionnellement le tourde l’église, il adjure la puissance des ténèbres de fuir loin de lamaison de prière, il demande que l’empire de Satan crouledevant ses bénédictions, comme les murs de Jérichotombèrent devant l’arche portée par les prêtres d’Aaron. Laporte du temple est fermée, le pontife la frappe à trois reprisesde son bâton pastoral, il demande qu’elle lui soit ouverte aunom de la sainte Trinité, il entre en appelant la paix sur lamaison du Seigneur, il contemple avec ravissement l’éléganceet la beauté du nouveau sanctuaire, la pureté des lignes, ladécoration intérieure et la richesse de l’architecture gothiqueimportée de la Flandre et de la Germanie. Une grande croixde cendres, imitant la forme de la croix de Saint-André,couvre la superficie des larges dalles de pierre, le prélatconsécrateur y trace avec sa crosse les caractères grecs et latinsde l’alphabet. La croix se déploie de l’orient à l’occident, ellesignifie l’union du juif et du gentil, du grec et du barbare, lamerveille de la rédemption des races par le sang de Jésus-Christ.

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Messire Jehan de Nointel bénit l’eau et le sel devant lapieuse assistance, l’archevêque reçoit le goupillon de sesmains pour asperger l’autel, le pavé et les murailles, au dedanset au-dehors ; ce ne sont que formules sacrées et bénédictionssaintes. Rien ne donne une plus haute idée de la majesté et dela grandeur du Dieu très-haut qui veut bien habiter au milieudes hommes, rien ne commande plus le respect et lerecueillement. Un clerc porte un vase d’or ciselé qui contientle Saint-Chrême. Le pontife y trempe le pouce puis gravedouze croix sur la muraille intérieure. Le Moyen Âge a décritleur signification mystique :

Les trois fois quatre croix écrites aux parois.Des apôtres prêchant sont le zèle et les voix.

Le rondeau de ceinture c’est l’unité de la foi de l’église,les peintures sont les vertus que produit la foi vive. Lesonctions terminées, on allume douze cierges devant les croixde chrême, l’autel est consacré. Le saint sacrifice commence etl’auguste victime immolée pour les péchés du monde estofferte pour la première fois dans la nouvelle église. Qu’ellesétaient belles et saisissantes, et comme elles parlaient à l’âmeces pompeuses solennités du Moyen Âge ! Tout y étaitenseignement pour le peuple, elles faisaient sa joie la pluschère, toute sa vie intellectuelle se résumait dans l’église, asilede paix, refuge assuré contre les maladies du cœur, de l’espritet du corps.

Eudes Rigaut venait de dédier la nouvelle église deLeure à l’honneur de Dieu, sous le vocable du bienheureuxévêque de Myre, Saint-Nicolas, patron des mariniers. Uneinscription gravée sur la pierre, en lettres onciales, devaitconsacrer dans les siècles la mémoire de cet heureux jour, et leprélat voyageur, procuré parle recteur et les paroissiens deLeure, alla passer la nuit à Graville, qu’il quitta le lendemainpour se rendre à l’abbaye de Montivilliers(1).

Trois siècles durant, de pieuses multitudes prièrent dansce saint temple, il eut de glorieux jours et des fêtes splendides.Au XIVe siècle, Leure eut une véritable importance, commenous le démontrerons dans la suite de ce travail, ses maîtrises,1) T. X. KI. Mali. Per Dei gratiam, dedicavimusecclesiam beati Nicholai de Lora, et pernoctavimus apud Guirardi-Villam, cum expensisrectoris et parrochianorum dicti loci. Regestrum visitationum, p. 600

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ses confréries, déployèrent souvent leurs bannières sous lesarceaux fleurdelisés de l’église ogivale. Le temps avait respectél’œuvre des ancêtres ; au milieu du XVIe siècle, l’église deLeure s’élevait toujours belle et gracieuse au sein de labourgade, l’hérésie en fit un monceau de ruines en 1562, et,comme un autre Jérémie, le curé Thomas Godefroy, havraisd’origine, assis sur les fûts brisés des colonnes, pleura avec sesparoissiens sur les débris de la maison de Dieu. Plus tard, àl’exemple de Néhémie, il se mit à l’œuvre pour relever sonéglise, mais le temps et les ressources lui manquèrent et Leuren’eut plus que la pauvre et modeste chapelle que nous avonsvue disparaître en 1857.

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Source   :

Recueil des Publications de la Société Havraise d’ÉtudesDiverses, 1859

gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Illustration première page   :

La chapelle de Notre-Dame des Neiges, près de L’EureImage extraite de l’ouvrage

« Le Havre et son arrondissement »de Joseph Morlent