l'américanisation de la télévision : qu'est-ce à dire · unis, comme burger king,...

14
L'américanisation de la télévision : qu'est-ce à dire ? Dave Atkinson Centre d'études sur les médias Québec Qu'entend-on par l'américanisation de la télévision ? Le concept n'est certes pas nouveau en matière de télévision et d'audiovisuel en général. Quiconque a lu un tant soit peu sur l'histoire de la télévision - et avant elle, sur celle du cinéma - associe américanisation et domination américaine, particulièrement au cinéma. À l'origine de cette domination : un appareil de production incarné par la Mecque de l'image, Hollywood, tout à la fois crainte et enviée. Cet « impérialisme américain » a suscité, dans les années 1970, le besoin de revendiquer par la voix de l'UNESCO (1980) un nouvel ordre mondial de l'information et de la communication. Les tenants de cet ordre espéraient qu'il mettrait fin à la circulation à sens unique des produits d'information des pays occidentaux, dont les produits audiovisuels américains, vers le monde entier. L'américanisation, c'est aussi simplement le constat actuel que les Américains dominent outrageusement le marché international de l'audiovisuel et qu'il s'agit pour eux d'un des plus importants secteurs d'exportation. Un secteur hautement névralgique, si l'on considère une balance commerciale autrement déficitaire. Au Canada, les premières inquiétudes en la matière remontent à l'époque de la Commission Aird sur la radio, à la fin des

Upload: others

Post on 16-Jul-2020

2 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: L'américanisation de la télévision : qu'est-ce à dire · Unis, comme Burger King, McDonald's, Wendy's, PFK, Pizza Hut ? L'étude serait peut-être plus complète si l'on étudiait

L'américanisation de la télévision : qu'est-ce à dire ?

Dave Atkinson Centre d'études sur les médias Québec

Qu'entend-on par l'américanisation de la télévision ? Le concept n'est certes pas nouveau en matière de télévision et d'audiovisuel en général. Quiconque a lu un tant soit peu sur l'histoire de la télévision - et avant elle, sur celle du cinéma -associe américanisation et domination américaine, particulièrement au cinéma. À l'origine de cette domination : un appareil de production incarné par la Mecque de l'image, Hollywood, tout à la fois crainte et enviée. Cet « impérialisme américain » a suscité, dans les années 1970, le besoin de revendiquer par la voix de l'UNESCO (1980) un nouvel ordre mondial de l' information et de la communication. Les tenants de cet ordre espéraient qu'il mettrait fin à la circulation à sens unique des produits d'information des pays occidentaux, dont les produits audiovisuels américains, vers le monde entier. L'américanisation, c'est aussi simplement le constat actuel que les Américains dominent outrageusement le marché international de l'audiovisuel et qu'il s'agit pour eux d'un des plus importants secteurs d'exportat ion. Un secteur hautement névralgique, si l'on considère une balance commerciale autrement déficitaire. Au Canada, les premières inquiétudes en la matière remontent à l'époque de la Commission Aird sur la radio, à la fin des

Page 2: L'américanisation de la télévision : qu'est-ce à dire · Unis, comme Burger King, McDonald's, Wendy's, PFK, Pizza Hut ? L'étude serait peut-être plus complète si l'on étudiait

60 DAVE ATKINSON

années 1920. C'est donc dire que la crainte de l'américanisation,, au

Canada, est aussi vieille que la radiodiffusion elle-même1.

Plus précisément, l 'américanisation, telle que la vivent de

l'intérieur les pays qui en sont « victimes », se prête à l'analyse sous

deux formes. La première analyse, et de loin la plus répandue,

s'intéresse à la nocivité des contenus des produits télévisuels

américains pour les cultures nationales. La seconde, moins fréquente

et plus subt i le, associe l 'américanisat ion à un processus de

commercialisation de la télévision dans son ensemble ; elle voit

l'américanisation comme un mode particulier de gestion du média

télévision, mode qui se répand dans le monde à mesure que les pays

adoptent une conception de ce média analogue à l'idée que s'en

font depuis toujours les Américains. Ces deux analyses possibles de

l'américanisation retiendront donc notre attention dans le présent

essai. Nous tenterons de montrer que la seconde analyse convient

m ieux que la p remiè re pour jauger le p h é n o m è n e de

l'américanisation en télévision. La plupart du temps, la télévision

canadienne, et plus part icul ièrement la télévision francophone

québécoise, sera la « victime » repère sur laquelle s'appuieront ces

analyses.

L'AMÉRICANISATION PAR LE CONTENU

Les discours et les recherches sur l'américanisation ont toujours

été dominés par l 'association entre le contenu des émissions

américaines et les valeurs propres aux différentes cultures nationales

des pays qui importent ces émissions. Dans l'approche fondée sur le

contenu, on entend par américanisation le transfert de valeurs opéré

au moyen du contenu des émissions américaines au sein des

cultures nationales. Ces études ont donc débouché sur l'analyse des

valeurs révélées par les émissions amér ica ines et sur leur

consommation à l'extérieur des États-Unis.

Quelques exemples suffiront ici pour illustrer ce qu'on entend

par valeurs nocives colportées par les émissions américaines.

Pensons d'abord au consumérisme, idéologie qui lie la réussite et le

1. Voir le texte de Marc Raboy dans cet ouvrage.

Page 3: L'américanisation de la télévision : qu'est-ce à dire · Unis, comme Burger King, McDonald's, Wendy's, PFK, Pizza Hut ? L'étude serait peut-être plus complète si l'on étudiait

L'AMÉRICANISATION DE LA TÉLÉVISION : QU'EST-CE À DIRE ? 61

bonheur à la consommation. En décrivant une société américaine riche, prospère et matérialiste, les émissions américaines entreraient en conflit avec des valeurs plus traditionnelles, voire spirituelles, dans des sociétés moins développées. Elles créeraient ainsi des aspirations impossibles à satisfaire chez les individus, d'où la montée d'une frustration dangereuse pour l'ordre traditionnel. Ces émissions véhiculeraient une image de la famille « moderne » différente de celle qui domine en d'autres cultures où le respect des parents, par exemple, serait plus solidement ancré. Songeons aussi au statut de la femme. Les émissions américaines montreraient une image de la femme trop libérée ou trop frivole selon les points de vue. On imagine facilement l'effet Baywatch (Alerte à Malibu) dans des pays où le voile est de rigueur... Autre valeur américaine, l'individualisme est intolérable dans ces sociétés où la solidarité et la collectivité passent avant la personne. La supériorité des valeurs et de la société américaines qui colore les émissions viendrait couronner le tout, message subversif suprême indiquant la voie à suivre pour atteindre la liberté et la modernité. Et il y a toutes ces images des institutions américaines, qui amèneraient les enfants du monde entier à mieux connaître celles-ci que leurs propres institutions.

Cette façon d'analyser l'américanisation n'est pas sans intérêt. Elle suppose toutefois que les différentes cultures absorbent sans discernement tout ce que la télévision leur sert. Cette idée soulève déjà en soi un grand débat où s'affrontent les tenants de cette thèse et ceux qui prônent la théorie de la réception active2. Selon cette dernière théorie, les individus ou les cultures adaptent les contenus télévisuels à leur réalité, ils y opposent une résistance, les interprètent selon leurs propres conditions et valeurs. Mais retenons seulement ici la première thèse et comparons l'écoute de la télévision chez deux générations de Québécois, ceux qui sont nés au début des années 1960 et ceux qui sont nés au début des années 1980. L'exercice permettra de noter que, si l'américanisation devait ne tenir compte que de la consommation des émissions américaines, il en résulterait deux générations fort différentes.

2. Des chercheurs ont démontré que les cultures influencent grandement la perception

que les individus ont des émissions de télévision étrangères. On pourra consulter à

ce sujet Katz et Liebes, 1991.

Page 4: L'américanisation de la télévision : qu'est-ce à dire · Unis, comme Burger King, McDonald's, Wendy's, PFK, Pizza Hut ? L'étude serait peut-être plus complète si l'on étudiait

62 DAVE ATKINSON

Les enfants des années 1960 auront été marqués par les dessins

animés et les émissions américains du samedi et du dimanche matin.

La télévision proposait alors aux enfants Bugs Bunny Le monde

merveilleux de Disney, Lassie, Rin Tin Tin, Batman, etc. Devenus

adolescents, ces enfants ont regardé des émissions comme Perdus

dans l'espace, Patrouille du cosmos, Au-delà du réel, Hawaii 5-0,

Mission impossible, L'homme de fer, Marcus Welby, Au pays des

géants, Des agents très spéciaux, Kojak, La petite maison dans la

prairie, Cosmos 1999. Ce menu était proposé par une chaîne privée,

mais aussi, en partie, par une chaîne publique, Radio-Canada. Bien

sûr, si nous nous reportons aux horaires télé de l'époque, nous

constatons qu ' i l y avait aussi quelques émissions québécoises.

Cependant, il suffit d'interroger les gens de cette génération pour

nous rendre compte que, parmi les émissions qu'i ls regardaient

alors, les plus marquantes étaient souvent américaines. Outre le fait

que nous pourrions nous demander pendant longtemps si cette

génération a « souffert » d'américanisation par la perte de ses valeurs

« nationales », nous pouvons comparer la situation vécue par cette

génération avec celle qu'a connue la génération suivante, afin de

noter les changements survenus.

Les Québécois nés au début des années 1980 et qui ont vécu

leur adolescence dans les années 1990 n'auront pas de souvenirs

aussi « américains » que la génération dont nous venons de parler,

parce que la télévision qu'on leur a proposée était sensiblement

différente de celle des années antérieures. Précisons d'abord que les

enfants des années 1980 ont eu moins d'émissions pour enfants à

regarder, s implement parce que les chaînes généralistes en

présentaient moins. Il y avait donc à l'horaire, par le fait même,

moins d'émissions américaines conçues pour les enfants. Il y eut

aussi des succès québécois, comme Passe-Partout. Ensuite, dans les

années 1990, que regardaient ces enfants devenus adolescents en

s'asseyant devant le téléviseur en soirée ? Probablement des

émissions québécoises.

En effet, une étude que vient de publier le Centre d'études sur

les médias (Atkinson, Bélanger et Proulx, 1998) permet de constater

que l'offre de séries américaines a pratiquement baissé de moitié

dans la programmation des chaînes généralistes francophones du

Page 5: L'américanisation de la télévision : qu'est-ce à dire · Unis, comme Burger King, McDonald's, Wendy's, PFK, Pizza Hut ? L'étude serait peut-être plus complète si l'on étudiait

L'AMÉRICANISATION DE LA TÉLÉVISION : QU'EST-CE À DIRE ? 63

Québec depuis une douzaine d'années. C'est une différence de taille par rapport à ce que la génération précédente a connu, alors qu'aux heures de grande écoute Radio-Canada et Télé-Métropole se partageaient régulièrement l'auditoire en présentant, à la même heure, des séries américaines. Difficile de ne pas avoir de souvenirs « américains » dans de telles conditions. L'étude dont il est question ici n'indique pas seulement une baisse de l'offre de séries américaines traduites en français, elle révèle un désintérêt évident pour ces séries. Ces émissions obtiennent régulièrement les plus faibles parts de marché et les plus petites audiences moyennes au quart d'heure. Cette désaffection pour les séries américaines se constate chez les hommes comme chez les femmes, et pour tous les groupes d'âge.

Ceux qui ont suivi le développement des chaînes privées de télévision en Europe dans les années 1980 ont eu l'occasion de constater le recours de ces nouvelles chaînes aux émissions américaines - achetées à peu de frais sur le marché international -pour compléter leur programmation (Atkinson, 1993). Mais ils ont aussi noté que ces chaînes, afin de maintenir l'intérêt de l'auditoire pour leur programmation, ont dû commencer à proposer davantage d'émissions nationales.

Dans ce contexte et selon l'approche qui cherche à démontrer l'américanisation en mettant l'accent sur l'offre de contenus américains, il faudrait se réjouir - dans le cas du Québec - de l'efficacité des politiques visant à augmenter l'offre de contenus locaux, puisque l'américanisation serait en train de disparaître. Car si l'américanisation passe par la consommation des contenus télévisuels américains et qu'on constate que l'offre et la demande pour ces produits diminuent, c'est que l'américanisation est enrayée. Mais peut-être faut-il poser le problème autrement.

L'AMÉRICANISATION PAR LA COMMERCIALISATION :

EXEMPLES ET RAISONS

Imaginons une étude sur l'américanisation des habitudes alimentaires des Québécois ou de la restauration québécoise. Pour effectuer une telle étude, faudrait-il se limiter à étudier le menu servi

Page 6: L'américanisation de la télévision : qu'est-ce à dire · Unis, comme Burger King, McDonald's, Wendy's, PFK, Pizza Hut ? L'étude serait peut-être plus complète si l'on étudiait

64 DAVE ATKINSON

par des restaurants franchisés dont le siège social se trouve aux États-

Unis, comme Burger King, McDonald's, Wendy's, PFK, Pizza Hut ?

L'étude serait peut-être plus complète si l'on étudiait aussi les

produits québécois « américains », comme Mike's, Ashton, Pizza

Délie, Marie-Antoinette, Normandin. L'idée est que le fast foodf ou

la restauration rapide famil iale, demeure du fast food ou de la

restauration rapide familiale, peu importe l'étiquette - américaine ou

québécoise - qu'on lui colle. Si c'est le fast food qui est américain,

alors Mike's est aussi américain que McDonald's.

La réflexion sur l'américanisation doit donc tenir compte de ce

qui se fait chez nous. Il faut cesser de regarder uniquement les

programmes américains et leur contenu, et se pencher sur notre

propre production et notre propre programmation. Sans entrer dans

le détail, quelques exemples ou observations suffiront à illustrer cette

façon d'aborder le phénomène de l'américanisation.

Depuis plus d'une dizaine d'années, nous avons assisté au

Québec à la montée d 'un nouveau genre de product ion, les

téléséries, avec Lance et compte et toutes les autres qui ont suivi.

Ces productions, par leur rythme qui s'éloigne de celui de nos

téléromans traditionnels, par leur action soutenue, par le recours à

des techniques filmiques différentes et, surtout, par leurs coûts de

production, ont quelque chose d'américain dans leur facture3. Il est

possible de percevoir dans ce type de product ion une forme

d'imitation plus ou moins évidente des modes de production des

séries américaines. Ces séries, plus que nos téléromans, peuvent

espérer trouver des acheteurs sur le marché international. Eilles

coûtent cher, mais on espère pouvoir amort ir leurs coûts de

product ion sur d'autres marchés. Cette possibilité est toutefois

inversement proportionnelle au contenu trop local qu'elles peuvent

afficher. Les thèmes doivent être assez universels pour intéresser des

publics étrangers. Ainsi, l'amour, la haine, le sang, la maladie, le

sexe, l'argent sont des thèmes plus universels que des histoires du

terroir local ou des récits basés sur l 'h istoire nat ionale. Ce

phénomène a une explication économique : on aimerait bien percer

le marché international des émissions. C'est pourquoi Téléfilm a été

3. Pour comprendre les différences entre télésérie et téléroman, voir Nguyên-Duy,

1996. Voir aussi le texte de la même auteure dans cet ouvrage.

Page 7: L'américanisation de la télévision : qu'est-ce à dire · Unis, comme Burger King, McDonald's, Wendy's, PFK, Pizza Hut ? L'étude serait peut-être plus complète si l'on étudiait

L'AMÉRICANISATION DE LA TÉLÉVISION : QU'EST-CE À DIRE ? 65

mis à contribution pour mousser la mise sur pied d'une industrie canadienne de la production et qu'on a amené les réseaux de télévision à abandonner la production d'émissions pour confier celle-ci à des producteurs indépendants. Cette séparation entre l'activité de production et celles de programmation et de diffusion, aussi calquée sur le modèle américain où les majors fournissent les émissions aux réseaux de télévision, devait permettre non seulement à de nouvelles entreprises de voir le jour et de développer une expertise pour répondre aux besoins en émissions des réseaux d'ici, mais éventuellement, de produire aussi pour l'étranger. Si les Américains sont capables de connaître du succès sur le marché international, on se dit qu'on pourrait peut-être faire de même. Et si les Américains ont du succès, pourquoi ne pas tenter de copier les recettes qui font le succès de leurs productions ? On pourrait donc parler ici d'une imitation du type de production par laquelle on tente de transposer la facture, le format et le rythme des émissions américaines dans nos propres productions.

L'imitation ne se limite pas aux fictions qu'on espère exporter, mais aussi à des émissions destinées au marché intérieur. Ainsi, des talk-shows comme celui de L'Écuyer semblent des copies d'émissions de variétés américaines, le David Letterman Show, par exemple. À TQS, Flash, une émission qui traite d'arts et de spectacles, est un concept emprunté à une émission américaine, Entertainment Tonight. On parlerait donc dans ce cas d'une imitation par l'adaptation directe de formats d'émissions.

Par ailleurs, ces dernières années, on a noté l'apparition sur notre petit écran de pratiques encore interdites il n'y a pas si longtemps. Ainsi, les infopubs, émissions publicitaires qui prennent la forme d'émissions régulières de 30 ou 60 minutes qui se concentrent sur la présentation et la vente de produits ou de services clairement identifiés, entrent tranquillement sur nos chaînes généralistes. À la télévision américaine, les fins de semaine notamment, on peut se gaver de ces infopubs si on n'aime pas le sport et si on n'est pas abonné au câble. Ici, on a l'occasion d'en voir tous les soirs de la semaine à TVA, en remplacement des films de fin de soirée. Comment expliquer ce phénomène ? Doit-on croire qu'il existe une demande plus forte pour les infopubs que pour le

Page 8: L'américanisation de la télévision : qu'est-ce à dire · Unis, comme Burger King, McDonald's, Wendy's, PFK, Pizza Hut ? L'étude serait peut-être plus complète si l'on étudiait

66 DAVE ATKINSON

cinéma à cette heure ? L'explication est toute autre. Il faut en effet

trouver des moyens de financer les chaînes, car la concurrence est

vive pour les revenus publicitaires. Or, la recette des infopubs a été

éprouvée aux États-Unis et, si c'est efficace aux États-Unis, ça doit

pouvoir fonctionner ici. On imite donc les formules de financement

développées aux États-Unis, parce que le contexte concurrentiel

qu'on connaît maintenant ressemble de plus en plus à celui qui a

cours au sud de la frontière.

Autre exemple, on remarquera l'augmentation du nombre de

reprises de vieilles émissions à la télévision généraliste québécoise,

des Belles Histoires des pays d'en haut à Poivre et Sel, en passant par

La petite patrie et Symphorien. L'explication à ce phénomène est

encore économique . Ces émissions ne coûtent rien et elles

cont inuent d'att irer. Aux États-Unis, de nombreuses stations

indépendantes diffusent une pléthore de reprises en après-midi.

Pensons à MASH, Gilligan's Island, etc. On comble les grilles-

horaires, en dehors des heures de grande écoute, avec du vieux

matér ie l . L'idée est bonne aux États-Unis ? On l 'adopte i c i .

L'imitation joue donc, une fois de plus, dans la gestion de la grille-

horaire et dans la façon de programmer.

Tous ces exemples appuient l'idée que l'américanisation de la

télévision est étroitement liée à un processus d'imitation des modes

de production et de programmation en cours aux États-Unis. Ce

concept décrit bien, aussi, le processus par lequel on adopte un

mode de gestion particulier de la télévision, un mode de gestion

commercial et concurrentiel qui explique lui-même cette tendance

générale à l ' imitation.

On pourrait concéder que l'imitation n'est pas un phénomène

totalement nouveau non plus. On imite ou reprodui t depuis

longtemps, par exemple, les jeux télévisés, qu'on se souvienne de La

roue de fortune, Jeopardy, La guerre des clans.

Au risque de paraître hérét ique à l 'égard de la théorie

économique en la matière, on peut avancer qu'en télévision

l'imitation va de pair avec la concurrence. Les économistes affirment

que, là où il y a concurrence, il y a innovation. C'est vrai. Mais

chaque innovation est l'objet de nombreuses imitations.

Page 9: L'américanisation de la télévision : qu'est-ce à dire · Unis, comme Burger King, McDonald's, Wendy's, PFK, Pizza Hut ? L'étude serait peut-être plus complète si l'on étudiait

L'AMÉRICANISATION DE LA TÉLÉVISION : QU'EST-CE À DIRE ? 6 7

Les quelques exemples que nous venons de donner ont pour but de faire comprendre que l'américanisation doit être conçue de façon plus générale que par la simple analyse des conséquences des contenus des émissions américaines sur les cultures nationales.

L'américanisation doit donc être pensée à un niveau beaucoup plus général. On pourrait ainsi faire l'hypothèse qu' i l y a américanisation de la télévision dans son ensemble, au Canada et au Québec, en ce que la conception que nous avons aujourd'hui de ce média diffère de plus en plus de celle qu'on s'en faisait dans les années 1950. C'est notre conception même de la télévision qui s'américanise sans cesse.

DES CONCEPTIONS DIFFÉRENTES DE LA TÉLÉVISION QUI CONVERGENT DE PLUS EN PLUS

Un léger retour dans le temps est nécessaire ici pour rappeler ce qu'on voulait faire de la télévision, à ses débuts, au Canada et ailleurs dans le monde. Dans cette perspective, deux conceptions de la télévision se sont opposées : l'une de service public ; l'autre commerciale4.

La conception de service public, d'abord, a été incarnée par les systèmes européens, mais ici aussi, au Canada, par des systèmes où les télévisions publiques ont longtemps dominé. Ces systèmes reposaient sur une certaine conception sociale et culturelle du triple rôle que devait remplir la télévision : informer, éduquer, divertir.

La télévision, dans ces systèmes, devait être exploitée principalement ou exclusivement par des gestionnaires publics de préférence à des gestionnaires privés. Et cette télévision devait être financée principalement ou exclusivement par des fonds publics plutôt que par de la publicité, par des fonds privés. La raison en est que la recherche du bien public dans ces systèmes ne coïncidait pas, croyait-on, avec la recherche du profit. De plus, la relation au public

4. Cette conception de service public en télévision a été héritée de ce qui avait déjà

été décidé et appliqué au sujet de la radio. Elle peut être retrouvée dans le rapport

de la Commission Aird, première commission d'enquête chargée d'étudier la

radiodiffusion. Voir Canada, 1929.

Page 10: L'américanisation de la télévision : qu'est-ce à dire · Unis, comme Burger King, McDonald's, Wendy's, PFK, Pizza Hut ? L'étude serait peut-être plus complète si l'on étudiait

6 8 DAVE ATKINSON

n'est pas la même dans un système de service public que dans le

système commercial, où le diffuseur privé vend un auditoire à un

annonceur. Dans le système de service public, le « client » de la

télévision devait être le public, l'ensemble des citoyens. Dans le

système commercial, le client de la télévision, c'est l'annonceur, et

le public, devenu auditoire, est le produit que le diffuseur vend aux

annonceurs.

Il est possible d'illustrer notre propos au moyen d'une petite

allégorie. Une allégorie qui présente, d'une part, le chasseur et,

d'autre part, l'agent de conservation de la faune. Le chasseur traque

le gibier pour son propre profit avec tout ce qui peut l'attirer, afin de

l'attraper et d'aller le vendre à un acheteur. L'agent de conservation

de la faune tente de protéger l'habitat faunique et il utilise à cette fin

des méthodes qu' i l croit bonnes pour la faune ; il aide ainsi cette

dernière à se développer convenablement et à se perpétuer. Le

rapport au public pour le diffuseur public et pour le diffuseur privé

est aussi différent que le rapport à la faune pour le chasseur et pour

l'agent de conservation. Pour le diffuseur public, il s'agit de rendre

un service au public, de lui offrir un bien qui va l'enrichir, qui va lui

être profitable. Le public est une f in, non un moyen. Pour le diffuseur

privé, et c'est légitime, le public est un moyen de rentabiliser ses

activités. Le public sert ses intérêts particuliers.

Il s'agit de deux « approches » qui impliquent un rapport bien

différent au public, parce qu'elles sont guidées par des objectifs tout

aussi différents (Atkinson, 1997). Nous nous trouvons devant deux

styles de télévision bien distincts : l 'un, de service public, est axé sur

l'offre plutôt que sur la demande et il est marqué par un souci de

formation, d'éducation et de développement ; à l'opposé, l'autre,

commercial, est axé sur la recherche du profit, profit gagné en

attirant l'auditoire par des appâts perfectionnés (des émissions), afin

de vendre ensuite ce dernier aux annonceurs. De toute évidence, les

idées de fo rma t ion ou d 'éduca t ion sont absentes de cette

conception5.

5. À noter que le service public s'est toujours voulu un tant soit peu divertissant, et le

régime américain commercial minimalement éducatif ou au moins informatif. Mais

la dominante est là et l'allégorie est utilisée à des fins de compréhension des

logiques en présence.

Page 11: L'américanisation de la télévision : qu'est-ce à dire · Unis, comme Burger King, McDonald's, Wendy's, PFK, Pizza Hut ? L'étude serait peut-être plus complète si l'on étudiait

L'AMÉRICANISATION DE LA TÉLÉVISION : QU'EST-CE À DIRE ? 6 9

Cela dit, on pourrait ajouter que l'américanisation s'observe surtout par l'abandon de la conception de service public de la télévision. Cette conception témoignait de la méfiance à l'égard des acteurs privés et de la recherche du profit dans un secteur où l'on croyait au caractère éminemment social et culturel du média concerné. On s'y montrait méfiant à l'égard du financement publicitaire pour la télévision, parce que celui-ci fait de l'annonceur le véritable client du diffuseur. Méfiant aussi à l'égard de la concurrence qui amplifie la dépendance des diffuseurs vis-à-vis des annonceurs et qui, invariablement, amène les exploitants privés à s'écarter des obligations de service public qu'on tente de leur imposer.

Depuis une quinzaine d'années, cette conception de la télévision comme service public a régressé au Canada et ailleurs dans le monde (Raboy, 1997). Pour différentes raisons -désinvestissement des différents Etats dans leurs télévisions, progrès technologiques annonçant la possibilité de créer de nouvelles chaînes, concurrence annoncée de la télévision sur le marché international, etc. - , cette conception de service public s'est estompée au profit d'une vision autrement commerciale de la télévision, vision principalement véhiculée par les Américains, pour qui la télévision est un business comme les autres. Faire de la télévision, aux États-Unis, c'est d'abord et avant tout gérer une entreprise commerciale qui, comme dans d'autres secteurs d'activité économique, est soumise à la concurrence et aux lois du marché. Malgré ses spécificités, le secteur de la télévision n'y diffère pas fondamentalement du secteur de l'automobile ou de l'aéronautique.

Voilà ce qu'il faut entendre par américanisation profonde. Il y avait, jadis, des systèmes comme le nôtre où la télévision publique dominait dans une optique de service public. On trouve maintenant des systèmes où les chaînes privées commerciales, généralistes, spécialisées ou payantes et à la carte, dominent et où le fonctionnement général du système repose sur les mêmes principes que ceux qui régissent le système commercial américain.

Pour reprendre notre allégorie, nous avions jadis un système reposant sur le principe de la conservation et du développement de la faune, et non sur le principe de la chasse. Aujourd'hui, la chasse domine et elle est très concurrentielle.

Page 12: L'américanisation de la télévision : qu'est-ce à dire · Unis, comme Burger King, McDonald's, Wendy's, PFK, Pizza Hut ? L'étude serait peut-être plus complète si l'on étudiait

70 DAVE ATKINSON

Les meilleurs dans ce sport, dans la conception d'appâts pour

la chasse, sont américains et on copie leurs appâts. Fait intéressant,

nos chasseurs canadiens et québécois sont aussi très jaloux de leur

« ter r i to i re » de chasse. Ils con t inuen t donc d ' imp lo re r les

gouvernements, afin qu'i ls leur réservent leur territoire (par des

politiques protectionnistes). Mais, en même temps, ils ne demandent

pas mieux que de conclure des alliances avec des chasseurs

américains pour s'approvisionner en appâts (en émissions). Nos

chasseurs sont également enclins à copier les chasseurs américains,

parce qu'ils sont aussi très intéressés à aller chasser sur d'autres

territoires ou à vendre leurs appâts à des chasseurs d'ailleurs (donc,

percer le marché international des programmes ou étendre leurs

activités en d'autres pays). La chasse domine partout, le système

commercial domine partout en télévision. Or, ce système a été

minoritaire jusque dans les années 1980.

Qu'est-il arrivé ensuite au principe de la conservation de la

faune considérée comme bien public ? Et qu'est devenu l'agent de

conservation ? Qu'est-il advenu du principe du service public en

télévision et de la télévision publique qui devait faire de la télévision

en ce sens ?

Le principe de service public a été dilué. On a cherché à faire

croire que la chasse et la protection de la faune, tout comme le

service public et la commercialisation de la télévision, seraient

compatibles. Le chasseur et l'agent de conservation, a-t-on prétendu,

partagent les mêmes objectifs et les mêmes principes. Radio-Canada,

TVA, RDS, Vidéotron et Québécor font tous du service public et

mènent le même combat. Mieux, le canal d'infopubs sur le câble ou

celui des maisons et autos à vendre, c'est aussi du service public,

puisque la Loi sur la radiodiffusion de 1991 ment ionne que

l'ensemble de la radiodiffusion est un service public, autant dans ses

composantes privées que publ iques. Comment peut-on croire

aujourd'hui, alors que se multiplient les chaînes de télévision, que

l'objectif de protéger la faune peut être mieux servi si l'on procède

graduellement à l'élimination des agents de conservation de la faune

et que la protection faunique passe désormais par l'augmentation du

nombre de permis de chasse accordés ?

Page 13: L'américanisation de la télévision : qu'est-ce à dire · Unis, comme Burger King, McDonald's, Wendy's, PFK, Pizza Hut ? L'étude serait peut-être plus complète si l'on étudiait

L'AMÉRICANISATION DE LA TÉLÉVISION : QU'EST-CE À DIRE ? 71

Le sens du service public s'est perdu, et « protéger la faune » peut se résumer à chasser. La télévision publique, c'est l'agent de conservation à qui on a enlevé graduellement les moyens de faire son travail. C'est l'agent de conservation à qui on a demandé d'utiliser les méthodes du chasseur et à qui on a dit que, pour survivre, il devait vendre un peu - puis beaucoup - non pas une partie de notre « capital faunique », comme on aurait dit à une autre époque, mais de son gibier. C'est Radio-Canada qu'on continue, dans les discours, à vouloir différente de la télévision commerciale par son mandat et ses pratiques, mais qu'on pousse - dans les faits et depuis des années - à se comporter en télévision commerciale.

L'agent de conservation, c'est Radio-Canada. Dans le rapport du Comité d'examen des mandats de Radio-Canada, Téléfilm et l'ONF, comité présidé par Pierre Juneau, on soulignait que si l'on ne changeait pas le mode de financement de Radio-Canada pour la soustraire au mercantilisme ambiant, « l'avenir même de la SRC est en péril » (Canada, 1996).

* * *

En résumé, à la question « Qu'est-ce que l'américanisation ? », on devrait répondre que c'est un processus qui tend à faire de la télévision un secteur commercial comparable à celui de la chaussure ou de l'automobile. Un processus qui nie graduellement la possibilité de faire jouer à la télévision un autre rôle que celui que lui dictent le marché et les règles commerciales. Il ne faut pas diaboliser la chasse, mais quand la chasse à tout crin et la protection de la faune deviennent synonymes, il y a lieu de s'interroger.

Page 14: L'américanisation de la télévision : qu'est-ce à dire · Unis, comme Burger King, McDonald's, Wendy's, PFK, Pizza Hut ? L'étude serait peut-être plus complète si l'on étudiait

Bibliographie

Atkinson, Dave (1993), La crise des télévisions publiques européennes ou la propagation du syndrome canadien, Québec, IQRC.

Atkinson, Dave (1997), « La télévision publique à l'ère de la concurrence », dans UNESCO, La radiotélévision de service public : les défis du XXIe siècle, Paris, UNESCO (coll. Études et documents sur la communication, 111), p. 17-72.

Atkinson, Dave, Danielle Bélanger et Serge Proulx (1998), Les téléséries dans l'univers des émissions de fiction au Québec, Québec, Centre d'études sur les médias (coll. Cahier-médias, 3).

Canada (1929), Rapport de la Commission royale de la radiodiffusion (Commission Aird), Ottawa, Imprimeur du roi.

Comité d'examen des mandats de Radio-Canada, Téléfilm et l'ONF (1996), Faire entendre nos voix - Le cinéma et la télévision du Canada au 21e siècle, Ottawa, Ministère des Approvi­sionnements et Services Canada.

Katz, Elihu, et Liebes, Tamar (1991), « Moyens de défense et vulnérabilités : typologie de la réaction des téléspectateurs face aux émissions de

télévision importées », dans Dave Atkinson, Ivan Bernier et Florian Sauvageau (dir.), Souveraineté et protectionnisme en matière culturelle. La circulation internationale des émissions de télévision à la lumière de l'expérience canado-américaine, Sillery, PUQ (coll. Centre québécois de relations internationale).

Nguyên-Duy, Véronique (1996), Evolution des techniques de production et de la stylistique des téléromans, Québec, Musée de la civilisation (coll. Les cahiers du Musée de la civilisation).

Raboy, Marc (1996), Occasions ratées: histoire de la politique canadienne de radiodiffusion, Montréal et Sainte-Foy, Liber et PUL.

Raboy, Marc, et al. (1997), « Un service public de radiotélévision pour le XXIe

siècle », dans UNESCO, La radiotélévision de service public : les défis du XXIe siècle, Paris, UNESCO (coll. : Études et documents sur la communication, 111), p. 73-157.

UNESCO (1980), Voix multiples, un seul monde, Commission internationale d'études des problèmes de la communication, Paris, UNESCO.