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Mémoire de licence ès Lettres en Histoire et esthétique du cinéma Faculté des Lettres Université de Lausanne L’Expérience hérétique de Pier Paolo Pasolini : Accattone comme clé de voûte d’une théorie esthétique par Delphine Wehrli sous la direction du professeur François Albera Session de février 2010

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Mémoire de licence ès Lettres en

Histoire et esthétique du cinéma

Faculté des Lettres

Université de Lausanne

L’Expérience hérétique de Pier Paolo Pasolini : Accattone comme clé de voûte d’une théorie esthétique

par Delphine Wehrli

sous la direction du professeur François Albera

Session de février 2010

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Table des matières

Problématique ………………………………………………………………………… p. 4

1. Introduction ……………………………………………………………………..... p. 7 1.1.1 Italie des années 1960 : panorama du contexte politico-historique p. 7 1.1.2 La question du réalisme dans les années 1960 : interventions des lettrés

italiens dans les revues de cinéma, débats et positions de Pasolini p. 11 p

2. Enjeux théoriques dans L’Expérience hérétique ………………………………... p. 17 p 2.1 Approches sémiologique et philosophique

2.1.1 A la recherche de la spécificité du langage cinématographique p. 17 2.1.2 Définition de la réalité comme un langage p. 22 2.1.2.1.1 Le cinéma comme « langue écrite de la réalité » p. 23 2.1.3 « Le scénario comme structure tendant à être une autre structure » p. 26 2.2 Approche esthétique ……………………………………………………………... p. 30

2.2.1 « Cinéma de poésie » : entre tendance naturaliste et exigence expressionniste p. 30 2.2.2 La notion de « Discours Indirect Libre » p. 35

2.2.2.1.1 Association de points de vue contradictoires p. 37 2.2.2.1.1.1 Choix du dialecte, milieu et personnages dans Accattone p. 43 3. Conclusion ………………………………………………………………………… p. 51

4. Bibliographie .…………………………………………………………………….. p. 53 5. Filmographie ……………………………………………………………………... p. 58

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Si une œuvre d’art pouvait refléter la réalité, elle serait

objective (en raison de son caractère passif) ; mais parce

qu’une œuvre d’art ne peut que représenter la réalité, elle

est subjective (en raison de son caractère actif).

Friedrich Dürrenmatt, 55 thèses sur l’art et la réalité, 1977

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Problématique

Ce travail de mémoire se propose de questionner les fondements de l’esthétique propre à Pier

Paolo Pasolini dans son premier film Accattone (1961), en mobilisant certains de ses concepts

théoriques clés, élaborés dès 1960. L’intention fondamentale de la pensée proposée ici est de

réévaluer la validité de ses textes théoriques sur le cinéma et d’interroger les limites

idéologiques des positions pasoliniennes, en confrontant la théorie à la pratique.

Le noyau des écrits pasoliniens sur le cinéma comprend aujourd’hui L’Expérience hérétique

publié en 1972, dont la partie « Cinéma » rassemble des interventions occasionnelles

parsemées entre 1965 et 1971, deux importants entretiens accordées par l’auteur à très peu

d’intervalle l’une de l’autre1, les nombreuses critiques parues dans des revues, parmi

lesquelles se distingue surtout Cinema Nuovo et le numéro hors-série des Cahiers du cinéma,

Pasolini cinéaste, datant de 1981 et l’importante correspondance avec Franco Fortini, réunie

dans Attraverso Pasolini, interrompue en 1966 ; à cela, nous pouvons aussi ajouter les « notes

de bas de pages » publiées avec les scénarios de ses films. Ceci dit, et pour le cas précis

d’Accattone, trois textes -dont deux ont été écrits avant le tournage- sont placés avant le

scénario 2 : « La vigilia. Il 4 ottobre », « La vigilia. Il 21 ottobre » et « Cinema e Letteratura.

Appunti dopo Accattone »3. Il est à noter d’emblée qu’il est impossible de retrouver une

cohérence systématique à l’intérieur de ces écrits, en raison de la répétitivité de son

argumentation : par exemple, les textes de L’Expérience hérétique, nés du débat très vif lié

aux initiatives de la Mostra Internazionale del Nuovo cinema de Pesaro, dans la deuxième

moitié des années 1960, bien que réunis et publiés par l’auteur, n’ont subi aucune sélection ni

révision ; ils tendent ainsi à construire plutôt « un livre blanc4 », dont la partie la plus

considérable aurait encore été à écrire, si l’on considère que le projet du poète était celui d’un

volume au titre Il cinema come semiologia della realtà5, dans lequel il aurait réalisé le « rêve

ambitieux » d’une « sémiologie générale de la réalité comme langage6. »

1 Pour les années 1968-1969, il s’agit de : O. Stack, Pasolini on Pasolini, London-New York, Thames and Hudson, 1969 et J. Duflot, Les dernières paroles d’un impie, Paris, Pierre Belfond, 1981. Ces deux entretiens ont été republié in P.P. P., Saggi sulla politica e sulla società, sous la dir. de W. Siti et S. de Laude, Milan, Mondadori (I Meridiani), 1999. 2 cf. P.P.P : Accattone, Mamma Roma, Ostia, Milan, Garzanti (Gli Elefanti), 1993. 3 Respectivement : « La veille. Le 4 octobre », paru dans Il Giorno du 16 octobre 1960, « La veille. Le 21 octobre » et « Cinéma et littérature. Notes après Accattone ». 4 P.P.P, « Al lettore », Empirismo eretico, p. 53. 5 P.P.P., « Sur le cinéma », ibid., p. 20. 6 P.P.P, «Le non verbal comme autre verbalité », ibid., p. 263.

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Ceci pour les sources primaires. Quant à l’abondante littérature secondaire (et principalement

en langue italienne7), il a été nécessaire de garder un esprit critique face aux biographies ou

ouvrages collectifs dont les principaux intervenants étaient des proches de Pasolini (Nico

Naldini- cousin de Pasolini et poète, Graziella Chiarcossi –nièce et héritière, Laura Betti-

amie proche et ex-responsable du Fonds Pasolini, Rinaldo Rinaldi, Giuseppe Zigaina,

Maria - Antonietta Macciocchi), afin d’éviter tout type de discours ou d’analyse complaisante,

démagogique voire apologique, où les superlatifs à son sujet se succèdent8. Et ce, dans la

volonté de contraster cette figure de l’« hérétique », cette posture du « corsaire », de

décortiquer et comprendre la place réelle du réalisateur, dont les contradictions empêchent de

saisir l’impact de ses pensées, afin de reconsidérer son rôle d’intellectuel engagé9, de poète

civil.

Plutôt conçu, donc, comme une mise en relation dialectique entre les différentes productions

théoriques et son premier film Accattone, ce travail envisage la relation complexe qui unit

l’œuvre et la pensée pasoliniennes en distinguant les différentes approches théoriques qui la

traversent et que nous retrouvons condensés dans L’Expérience hérétique : la première partie

propose d’en découvrir l’approche sémiologique et philosophique sur la spécificité du langage

cinématographique, présenté comme langue écrite de la réalité, elle-même conçue comme une

sorte de langage, et sur la conception du scénario qui articule cette langue écrite sous la forme

d’un triple rapport (écrit, oral, visuel) ; la deuxième partie se concentre sur l’approche

esthétique de Pasolini, qui fait du « discours indirect libre » la notion fondamentale de ce qu’il

nomme « cinéma de poésie ». Pour cette dernière partie, nous mobiliserons quelques

exemples présents dans le film Accattone, dont les différents choix stylistiques forment les

prémices d’une esthétique expérimentale pour l’époque : Accattone a-t-il été une première

tentative de cinéma de poésie ? 7 Toutes les traductions en français proposées ici sont miennes. 8 A titre d’exemple, nous avons relevé dans l’introduction de L’Expérience hérétique faite par A. Macciocchi (mais il existe bon nombre d’autres récurrences), que Pasolini est « le plus grand intellectuel italien de ce temps » ou encore dans la publication d’un séminaire dirigé par A. Macciocchi, Esquisse pour une biographie de Pasolini, qu’il « est l’esprit le plus hérétique d’une époque, l’adversaire le plus lucide du pouvoir, le polémiste le plus âpre qui […] dénonce les déformations », p.42. 9 Guy Scarpetta, dans un article du Monde diplomatique datant de février 2006, met en avant ce terme, tout en soulignant qu’il est « recouvert par des tonnes de rouille, et largement discrédité, aujourd’hui par tous les défenseurs […] de l’ordre établi. Pasolini, d’évidence, n’était ni un « intellectuel de parti » (docile, chargé d’appliquer la ligne), ni un «intellectuel organique » au sens d’Antonio Gramsci (chargé de contribuer à l’hégémonie culturelle du « bloc historique » prétendant au pouvoir), ni même un écrivain engagé selon le modèle sartrien (détenteur du sens de l’histoire, et subordonnant toute pratique d’expression aux exigences d’un combat collectif). Plutôt quelqu’un pour qui la tâche d’un artiste ou d’un intellectuel […] est de mettre en crise et de subvertir les conceptions du monde dominantes, d’explorer le non-dit des représentations convenues (y compris, le cas échéant, celles de son propre camp) […]. »

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En effet, Pasolini livre avec son premier film Accattone une vision du monde qu’il veut

réaliste, en s’appuyant sur un nouveau langage cinématographique, dont il théorise au

préalable certains concepts sémiologiques. Pasolini y montre un certain minimalisme

expressif (par rapport à ses intentions initiales) en partie à cause d’une technique

cinématographique qui lui fait défaut, l’empêchant d’explorer la réalité de manière nouvelle,

comme il le désire. Souvent, le montage est « nerveux », alternant divers cadrages à un

rythme rapide, la photographie est caractérisée par la surexposition des prises de vues, par

moments quasi aveuglante. Les références musicales et picturales s’imposent aux images

comme marque d’une volonté expressive. Cela dénote un effet antinaturaliste dans sa façon de

filmer, dû à de profondes tensions chez Pasolini entre représentation réaliste, se voulant

objective, et représentation expressionniste, inscrite dans la subjectivité même du cinéaste.

Nous reviendrons donc sur les choix stylistiques de Pasolini et sur ces différentes

contradictions, notamment dans le premier chapitre.

Mais avant de se lancer dans la question théorique du réalisme dans les années 1960 et des

diverses prises de positions par les intellectuels italiens et donc également de Pasolini, il

convient tout d’abord de dresser un bref panorama contextuel de ces années-là en Italie, afin

de saisir le rapport étroit entre culture et politique. Dans de grandes lignes, nous tenterons

d’esquisser la situation politico-historique générale de l’Italie avant et après 1960 avec un

rappel des principaux événements de cette période, qui ont profondément conditionné les

choix et les habitudes comportementales des italiens, en répandant une manière de penser qui

a eu une influence durable sur leur vision du monde. D’autre part, il va être important

d’examiner de plus près la lutte idéale et culturelle que va mener le Parti Communiste Italien

(ci-après PCI), qui devient un point de référence obligé et privilégié des tensions qui animent

les intellectuels italiens à propos de ses diverses orientations. Les positions que Pasolini va

prendre vis-à-vis du PCI rend compte d’une part de son besoin de ne jamais renier totalement

son engagement communiste (celui de ses années de formation) dont l’émulation le stimule et

qui lui permet, aux côtés des autres, d’être considéré lui aussi comme un intellectuel, mais

dénote d’autre part son besoin de rester en dehors de tout parti, groupe ou mouvement10.

10 L’adhésion de Pasolini au PCI date de 1947 mais en 1949, à cause d’une accusation de détournement de mineur, les dirigeants du PCI d’Udine l’excluent du parti. Il en restera tout de même toujours plus ou moins proche : « en faisant abstraction du ton vif qui caractérisait le rapport entre Pasolini et les lettrés inscrits ou proches du PCI, ceux-ci étaient tout de même toujours ses interlocuteurs préférés [...] à la suite de sa découverte de Marx.», J. Francese, Cultura e politica negli anni 50 : Salinari, Pasolini, Calvino, 2000, p. 95.

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1. Introduction

1.1.1 Italie des années 1960 : panorama du contexte politico-historique

La fin des années 1950 et le début des années 1960 sont en Italie des années emblématiques

au niveau politique : une série d’événements internes et internationaux de grande importance

pour la gauche italienne se succèdent et révèlent les aspirations individuelles et collectives, les

ambiguïtés, les contradictions, l’égarement, la désillusion et les limites des comportements

des leaders de partis, des dirigeants, des intellectuels et des militants de gauche. On

comprendra sans peine à quel point ces événements ont pu peser sur la substance intellectuelle

du jeune Pasolini et, par conséquent, sur la genèse de sa pensée et, indirectement, sur les

structures de son premier film Accattone.

En effet, le climat de l’après-guerre change rapidement dès 1955 : le tournant politique

représenté par le XXe Congrès du Parti Communiste de l’Union Soviétique (PCUS) en 1956

avec la dénonciation par Khrouchtchev des crimes du stalinisme marque le début d’une

contestation politique plus large, comme le prouvent les évènements de Pologne et de

Hongrie, datant également de 1956. Au niveau italien, les répercussions de ces événements

importants ont animé le débat politique et culturel et ont marqué profondément le rapport

entre les partis de la gauche italienne : c’est en effet à partir de ce moment que le parti

socialiste italien commence à se détacher de l’extrême gauche, le PCI, et à se rapprocher du

parti démocrate-chrétien. De cette alliance va naître une longue phase de transition vers le

Centre gauche. Dès mars 1960 se met en place le gouvernement de Fernando Tambroni,

homme politique dans la lignée parlementaire démocrate-chrétienne, qui a ouvert une page

obscure dans l’histoire de la République italienne. Après avoir été ministre à maintes reprises,

il a constitué un gouvernement qui a obtenu la confiance grâce à l’appui du Mouvement

Social Italien, à tendance néofasciste. Mais en juillet 1960, le parti démocrate-chrétien déclare

terminée la fonction du gouvernement de transition et contraint Tambroni à démissionner,

d’autant plus que de violentes manifestations s’étaient produites. Le nouveau poste revient à

Fanfani qui présente au Parlement le dernier gouvernement de transition de Centre gauche,

cette ouverture à gauche étant la seule voie à suivre à ce moment et étant portée par Aldo

Moro, entre autres, sous l’influence de Fanfani. C’est durant l’été 1960, celui du

gouvernement Tambroni, que prend place le tournage d’Accattone, imprégné par cette

ambiance tendue et transitoire. Pasolini déclare que « tout, dans [sa] nation, en ces mois,

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paraissait à nouveau précipité dans ses éternités de grisaille, de superstition, de soumission et

d’inutile vanité11.»

A l’intérieur du PCI, l’attitude générale est au renoncement de certains fondements du

léninisme mais le parti est en plein débat, ne sachant quelles orientations lui donner, comme le

remarque parfaitement Italo Calvino : « dans le tournant de ces années, tout est en discussion,

tout se présente comme un problème […] il n’y a plus de refus possibles à cette ferveur

intellectuelle […]12.» C’est alors qu’on assiste à des divisions internes comme suit :

[…] d’une part, il y a eu celui qui, comme Salinari, même s’il condamna ces

faits [ceux de 1956], continua sa lutte, son engagement pour la

démocratisation du Parti, restant à l’intérieur de celui-ci ; d’autre part celui

qui, comme Calvino, déçu, quitta le PCI ou encore, qui comme Pasolini,

voulut quand même faire entendre sa voix, bien qu’il vécut l’année 1956 en

dehors du PCI13. [trad.]

Lors de son VIIIe Congrès (en décembre 1956), Togliatti, qui en est alors son dirigeant,

souligne qu’en Italie certaines transformations structurelles sont urgentes, théorisant ainsi

l’orientation italienne au socialisme : il propose par exemple le début d’une réforme agraire

générale, la nationalisation de l’énergie électrique, l’introduction d’un système d’assurances

sociales.

Ceci dit, les facteurs qui ont déterminé les importants changements de fond sont multiples et à

rechercher dans divers domaines : un de ceux-ci a été notamment la fin du protectionnisme et

l’adoption d’un système de type libéral qui revitalise le système productif italien, aidé aussi

par la création du Marché commun européen auquel l’Italie adhère en 1957. Débutent alors en

Italie, dès 1958, les années du boom économique14 et l’entrée dans la phase du

néocapitalisme : la prise de conscience s’accroît sur le fait que « l’après-guerre est

véritablement terminé, et que le « néo-capitalisme » est aussi en Italie une réalité aux fortes

11 P.P.P, “Senso di un personaggio. Il paradiso di Accattone”, Accattone, Mamma Roma, Ostia, 1993, p. 63. 12 G. Crainz, Storia del miracolo italiano. Culture, identità, trasformazioni fra anni cinquanta e sessanta, p. 47, cité de Italo Calvino, Libri per la discussione, in “Notiziario Einaudi”, juin-août 1956. 13 J. Francese, op.cit., p. 11. 14 Ces années ont communément été définies comme les années du boom économique italien, dont la périodisation commence en 1958 et prend fin en 1963. Concernant cette délimitation temporelle, nous nous référons à Guido Crainz, op. cit., p. VIII.

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capacités hégémoniques15.» Mais le miracle économique a aussi engendré une crise profonde :

en effet, les conséquences négatives de la création du Marché commun européen, la division

nord-sud, l’important taux de chômage, les licenciements à grande échelle, les grèves

nationales ont représenté des obstacles énormes, de manière à rendre impossible tout

prolongement de ce développement, ce qui se vérifia peu d’années plus tard, soit à partir de

1963.

Pour une plus ample réflexion du PCI sur ces thèmes, il a fallu toutefois attendre le congrès

organisé par l’Institut Gramsci en 1962 sur les Tendances du capitalisme italien congrès

organisé par l’Institut Gramsci en 1962 sur les Tendances du capitalisme italien 16. Rappelons

tout de même que le PCI a été, durant cette période historique spécifique en Italie,

l’organisation qui est la plus traversée par les sollicitations de renouveau et de réforme

« intellectuelle et morale » du pays et qui va même jusqu’à les solliciter. Il devient ainsi un

point de référence prioritaire et obligé pour la recherche critique de l’intellectualité italienne

démocratique. Au sein de ce processus, les intellectuels ont rempli la fonction d’avant-garde,

exprimant leurs points de vue dans des revues et des journaux17 et se sont souvent considérés

comme indispensables à toute réflexion. Pour beaucoup d’entre eux, leur passion politique est

devenue la raison principale de leur activité culturelle et de leur existence même: durant

presque trente ans, la culture marxiste a fourni aux intellectuels de gauche les données

théoriques de leur vision du monde, les termes de leurs discussions animées et de leur

recherche, les instruments pour expliquer les processus économiques et sociaux et les

modifier.

Mais, à la suite du VIIIe Congrès du PCI et du XXXIIe Congrès du Parti socialiste italien (en

février 1957), de vieux groupes intellectuels de la décennie passée se désagrègent et de

nouvelles agrégations politico-culturelles se forment. Ce qui marque ce passage de manière

significative est la fin de la revue Ragionamenti, à laquelle collabore Franco Fortini, et de la

première série de la revue Officina18, menée par Roversi, Leonetti, Romanò et Pasolini. En

15 C. Pavone, “Le contraddizioni del dopo Ungheria. “Passato e Presente”(1958-1960)”, in Classe, juin 1980, p. 115. 16 Institut Gramsci, Tendenze del capitalismo italiano, 2 vol., Rome 1962. 17 A titre d’exemple, le journal Il Giorno (dont le premier numéro sort en avril 1956) comprend des interventions de Pietro Citati, d’Alberto Arbasino, de Giorgio Bassani, Carlo Cassola, Pier Paolo Pasolini, Italo Calvino et beaucoup d’autres, qui donnent à la page culturelle, dirigée par Paolo Murialdi, une physionomie nouvelle. cf. G. Crainz, op. cit., p. 151. 18 Ragionamenti (1955-1957) est à la base une revue d’études et d’analyses théorique et culturelle –attentive à de différentes disciplines telles que la linguistique ou l’économie-, mais qui s’est transformée, petit à petit et en raison des profonds bouleversements de ces années, en une revue de lutte politique. Quant à Officina, fondée en

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effet, après les événements de 1956, il a été nécessaire de repenser en profondeur la tradition

culturelle, le marxisme, le rôle de l’intellectuel et la fonction même de la revue comme

instrument de divulgation19. Fortini décide de rompre définitivement avec Ragionamenti et

rejoint la deuxième série d’Officina, dans laquelle règnent des incompréhensions et des

divergences grandissantes entre les rédacteurs. Fortini, qui demande à plusieurs reprises plus

de clarté et de rigueur, menace de quitter la rédaction, déclarant pourtant ouvertement et avec

fermeté être solidaire avec Pasolini et disposé à la soutenir. Pasolini, dont tous reconnaissent

l’autorité et le rôle de coordinateur, tente d’atténuer les contrastes mais semble de plus en plus

absorbé par son activité d’écrivain et de scénariste, d’intellectuel « affirmé » :

[…] tandis que Pasolini, avec son influence et sa notoriété d’écrivain et de « personnage publique » croissante, apparaît toujours plus enclin à expérimenter de nouveaux genres et de nouveaux instruments artistiques et littéraires, et à s’accoquiner avec les mass- media et l’industrie culturelle, tout en restant lié, de manière problématique, contradictoire et sans scrupule, au « vieux parti communiste de Togliatti », Fortini, en revanche, au début des années 1960 […] commence à prendre part aux événements de la nouvelle gauche, collaborant aux Quaderni rossi (Cahiers rouges) de Raniero Panzieri et offrant une contribution déterminante à la naissance et au développement des Quaderni piacentini (Cahiers placentins) […] le poète de Casarsa est qualifié de « personnage » et accusé de « se répéter », avec la conséquence que sa « ferveur dégénère souvent en une véritable incontinence », jugement qui sera successivement confirmé par l’organe de la nouvelle gauche et repris par Fortini en personne20. [trad.]

C’est précisément durant la dernière phase d’Officina que se dégrade définitivement l’amitié

entre les deux poètes –au rapport intellectuel difficile et complexe- qui continueront, jusqu’en

1966, à s’échanger des reproches éclairants pour notre réflexion critique sur Pasolini.

En outre, durant ces années « miraculeuses», l’industrie culturelle tend à dépasser la phase

artisanale, en affrontant un processus de concentration et d’intégration dans les grandes

multinationales. Un marché de masse pour les biens culturels se développe et, avec lui, la

1955, c’est en substance une revue littéraire. Pasolini aidera ensuite les jeunes écrivains d’Officina, comme Sanguineti, Arbasino et Alfredo Giuliani, qui seront plus tard tous membres fondateurs du Gruppo 63, groupe de néo-avant-garde mais avec lesquels Pasolini aura des différends irréversibles. 19 Rappelons à ce titre l’important rôle joué par les revues de l’après 1956. Comme l’a souligné G. Crainz : « Un autre élément qui marque les revues du « post-1956 » est l’ouverture à des thématiques et disciplines qui auparavant étaient tenues quasiment à l’index. L’anthropologie et la psychanalyse, des approches sociologiques de diverses natures, des thématiques liées à la société de masse et à l’industrie culturelle ont, durant cette période une diffusion et une écoute nouvelles.», op. cit., p. 53. 20 G. Muraca, Utopisti ed eretici nella letteratura italiana contemporanea: saggi su Silone, Bilenchi, Fortini, Pasolini, Bianciardi, Roversi e Bellocchio, 2000, p. 87.

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diffusion de la télévision et de la radio. Le tout provoque une profonde transformation tant au

niveau du public qu’à celui de la condition même de l’intellectuel.

Le cinéma devient, lui aussi, un bien culturel de masse21 mais n’en perd pas pour autant sa

qualité, ceci pouvant être dû au fait que la télévision, elle, propose des programmes de qualité

moyenne, voire basse. On assiste en effet, à partir de la deuxième partie de l’année 1959, à

une « renaissance expressive », avec de nouveaux réalisateurs et donc de nouveaux styles, des

thématiques narratives inédites22. Nous retrouvons par exemple La Douceur de Vivre de

Fellini en tête des recettes en 1960 et Rocco et ses frères de Visconti23. Quant à Accattone, il

sort en 1962 et se propose de montrer ce que le miracle économique dissimule et de rappeler

ainsi l’existence d’une réalité sociale oubliée, depuis que le néoréalisme est passé de mode. A

partir de ces années, le cinéma italien renoue avec un certain réalisme national.

1.1.2 La question du réalisme dans les années 1960 : interventions des lettrés italiens

dans les revues de cinéma, débats et positions de Pasolini

Quoi que disent les critiques sur la valeur théorique du néoréalisme, il faut admettre qu’il

influença profondément la culture italienne d’après-guerre. Mais du temps a passé depuis et la

force de rupture culturelle et innovante du néoréalisme se fane. Les années entre 1955 et le

début des années 1960 ont été les plus critiques sur la question du réalisme en général.

L’atmosphère culturelle et idéaliste de la période qui a suivi la Résistance s’est dissoute,

donnant lieu à des réactions et à de nouvelles formes de recherche. Les disputes idéologiques

que nous avons abordées précédemment vont aussi toucher la critique et les revues

cinématographiques italiennes : Cinema et Bianco e Nero -revue officielle du Centre

Expérimental de Cinématographie de Rome depuis 1937-, Cinema Nuovo, La rivista del

cinema italiano, Filmcritica, Ombre rosse, Cinema e Film, Cineforum ou encore Cinema

Sessanta24. Toutes ces revues ont été au cœur de débats et de prises de position propres aux

années 1960 et par là même, le siège de l’expression des intellectuels :

21 Guido Crainz relève le fait qu’en 1955, environ 2'250'000 italiens vont au cinéma tous les jours, cf. Guido Crainz, op. cit., p. 148. 22 Pour de plus amples détails à ce sujet, nous vous renvoyons à F. Buache, Le cinéma italien : 1945-1979, 1979, pp. 50ss. ; à G.P. Brunetta, Storia del cinema italiano, 1993, pp. 523-545 ; ainsi qu’à G. Crainz, op. cit, pp. 155-162. 23 A côté de ces « chefs-d’œuvre », les films les mieux placés au box-office restent les films grand public, qui poursuivent le chemin entrepris depuis la moitié des années 1950 : en tête de tous, nous retrouvons les farces de Totò dont Lit à trois places (1960) de Steno. 24 Chacune a son domaine de prédilection, comme le soulève Francesco Casetti : « […] Cinema Nuovo, les œuvres des frères Taviani et de Orsini ; Filmcritica, le cinéma français, plus des œuvres « internes » […] ;

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Ajoutons que ces positions se présentent comme l’expression d’un groupe, plutôt que comme celle d’individus isolés, et d’un groupe qui vise à être l’avant-garde d’un mouvement plus vaste (au moins d’opinion) ; et qu’elles se nourrissent de féroces oppositions (souvent même internes), à la recherche de la « ligne correcte »25.

Par ailleurs, ils ont été invités à prendre part à des polémiques qui ont accompagné certains

festivals, comme la Mostra de Venise et surtout la Mostra de Pesaro, qui ont suscité « de très

vives prises de position […] accusées d’accueillir par pure commodité des produits nouveaux

au sein de structures encore élitistes, sélectives, autoritaires 26.»

Une des revues qui reste emblématique de ces années-là est Cinema Nuovo : à orientation

clairement marxiste, elle est dirigée par Guido Aristarco (depuis sa création en 1952), étant

lui-même « en contact avec des intellectuels appartenant à la gauche traditionnelle, comme

Argan27.» La revue a accueilli les interventions de nombreux représentants culturels de

premier plan, tels que Bazin, Sadoul, Arnheim, Kracauer, Adorno, Pasternak, Doniol-

Valcroze et Sartre, et parmi les italiens, Carlo Bo, Italo Calvino, Alberto Moravia, Luigi

Chiarini, Franco Fortini, Vittorio Gelmetti et Salvatore Quasimodo. Tout au long des années

1950, elle a concentré son débat critique autour de la question du « réalisme », qui s’identifie

dans le courant cinématographique au néoréalisme italien : Aristarco et ses collaborateurs se

sont interrogés sur la manière de dépasser les limites du néoréalisme, sur la base des canons

du « réalisme critique28», mentionnés dans le champ littéraire par György Lukács. En 1955,

des divergences éclatèrent à propos du film Senso de Visconti, qui furent à la base des

différentes prises de positions quant à la question du réalisme: pour Aristarco, il s’agissait

d’un modèle exemplaire de réalisme cinématographique qui mettait en acte le passage du

« fait divers » à l’histoire, c’est-à-dire du néoréalisme au réalisme, alors que Cesare Zavattini

et Luigi Chiarini29, bien qu’ils louaient les qualités artistiques du film de Visconti, en niaient

Ombre rosse, le cinéma sud-américain et du tiers-monde ; Cinema e Film, les jeunes Italiens de Pasolini à Bertolucci, l’underground, Godard et Straub. », Les théories du cinéma depuis 1945, 2005, p. 205. 25 F. Casetti, ibid., p. 205 ; ceci n’est pas sans rappeler les problèmes rencontrés au sein d’autres revues, comme nous l’avons vu précédemment pour Officina ou Ragionamenti. 26 Ibid., p. 205. Casetti renvoie, entre autres, à Cinema Nuovo, 195, 1968. 27 Ibid., p. 206. 28 « […] réalisme critique capable de refléter non seulement des situations particulières, mais aussi le caractère typique d’une condition historique et humaine. », Casetti, ibid., p. 33 ; il faut dire que Lukács a eu un impact significatif sur les théories de cette période, notamment en Italie et dont Aristarco s’en fait le « successeur ». 29 Luigi Chiarini fut le directeur du Centre Expérimental de Cinématographie de Rome et fondateur de la revue Bianco e nero. En lui s’est également concrétisé, durant l’année académique 1960-61 à Pise, le désir d’instituer une chaire d’histoire du cinéma à la faculté des Lettres ; il en fut le premier professeur à l’université italienne.

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la valeur réaliste. Ce passage est caractéristique de ce qu’on a défini comme la substitution

d’« une esthétique de la filature » (Zavattini et son exaltation pour l’ « immédiateté avec

laquelle le support refléterait le monde »), à « une esthétique de la reconstitution30» (prônée

par Aristarco qui conçoit des « médiations nécessaires » pour obtenir un « vrai reflet ») dont

voici les différents postulats :

[…] il n’est pas dit que le cinéma doive se contenter d’enregistrer ce qui se passe ; mieux encore, il n’est pas dit qu’il doive se limiter à observer et à décrire ; au contraire, il peut aboutir à la narration, quand celle-ci consent à mettre en évidence le schéma qui sous-tend les événements ; tout comme il peut aboutir à une complète participation aux événements, quand celle-ci garantit une plus grande prégnance et une plus grande persuasion de l’ensemble. […] le choix de la narration et de la participation, au lieu de l’observation et de la description, lui permet d’aller au-delà de l’aspect superficiel des phénomènes, pour en saisir les mécanismes internes et les raisons cachées. Le résultat est un portrait plus complet de la réalité, dans lequel vient s’ajouter à la liste des faits la compréhension de leurs causes, et dans lequel, en plus de consigner des événements, on cherche à percevoir la logique qui les sous-tend31.

Les différents intervenants que nous avons cités précédemment vont participer à ce débat,

dont notamment André Bazin et Siegfried Kracauer, qui reprendront ces postulats tout en

nous éclairant « de façon importante, [sur] les raisons qui conduisent à attribuer au cinéma

une vocation réaliste32.» Tous deux entament leur réflexion à partir d’un examen de la

reproduction photographique, poursuivant ensuite, à l’égard du réalisme, des parcours

absolument distincts: d’un côté, on trouve le réalisme ontologique de Bazin et de l’autre,

le réalisme fonctionnel de Kracauer. Pour André Bazin, le lien qui unit le cinéma à la réalité

est d’ordre existentiel : «l’idée que le cinéma, avant même de représenter la réalité, y participe

au point d’en reproposer toute la profondeur et la consistance, d’en libérer le sens caché, d’en

montrer les intimes tressaillements, en un mot d’en exhiber l’essence33.» C’est ce qui a été

défini comme réalisme ontologique, le cinéma pouvant revendiquer une objectivité

indépassable par le fait même qu’il enregistre mécaniquement la nature. Mais pour ce faire, il

ne doit pas enfreindre certaines règles qui lui permettent de maintenir son rapport au réel, son

effet de « transparence » : parmi elles se trouvent le plan séquence et la profondeur de champ

qui sont préférées au niveau technique et qui s’opposent en quelque sorte au montage, qui est

30 F. Casetti, op. cit., p. 31. 31 Ibid., p. 32. 32 Ibid., pp. 34-35. 33 Ibid., p. 39, où il est également rappelé que Bazin était proche de la phénoménologie.

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« interdit34», selon le mot d’ordre de Bazin. Il en va de même pour les mouvements de caméra

qui ne sont tolérés que pour suivre, accompagner un personnage.

L’autre pôle du réalisme cinématographique est occupé par Kracauer qui propose une

approche plus « systématique et concrète35 » que Bazin, à qui l’on a souvent reproché, durant

ces années là, le côté « idéaliste » de sa théorie ; peut-être parce que « son rêve, en somme,

saisissait bien l’essence du cinéma, mais ne se vérifiait cependant pas trop dans les films qui

existaient36.» Ceci dit, les conceptions du réalisme de Bazin ont eu un impact certain sur la

pensée de toute une génération de critique et de cinéastes d’après-guerre et que nous

retrouverons avec le « cinéma vérité37».

En revanche, Kracauer se limite à voir dans le réalisme cinématographique l’enregistrement

fidèle des faits, dont « la base réaliste […] se concrétise dans une capacité de

documentation38 ». Le cinéma est donc reproduction du réel et le rôle du cinéaste se limite à

observer les choses qui apparaissent en tant que telles, les événements en tant qu’événements.

La réalité s’explique ainsi par elle-même et n’a pas besoin, selon lui, d’une étude

métaphysique qui en dévoile un quelconque sens caché, parce que le seul sens de la réalité,

nous dit encore Kracauer39, est qu’elle existe. Dans cette acceptation, le cinéma est

simplement un moyen pour nous montrer le monde, lui confiant la tâche de se justifier et de se

donner un sens. C’est ici en substance le réalisme physique et matériel qu’il nous nous

propose.

En Italie, la question du réalisme a pris avant tout une grande place dans le champ littéraire,

où écrivains, hommes de lettre et critiques ont longuement débattu à son sujet. C’est dans ce

contexte, initialement le sien, que Pasolini déclame son poème « En mémoire du réalisme »

34 André Bazin, « Montage interdit », in Qu’est-ce que le cinéma ?, 2000, pp. 49-61. Dans cet article, il déclare que « le montage, dont on nous répète si souvent qu’il est l’essence du cinéma, est dans cette conjoncture le procédé littéraire et anti-cinématographique par excellence. La spécificité cinématographique, saisie pour une fois à l’état pur, réside au contraire dans le simple respect photographique de l’unité de l’espace.», p. 55. 35 F. Casetti, op. cit., p. 40. 36 Ibid., pp. 39-40. 37 Dans cette idée de cinéma-vérité, il y a le désir de saisir le sens intime du réel, de révéler ses mécanismes. On y retrouve justement ce “réalisme ontologique”, qui finit par aller bien au-delà de la simple idée de “reproduction mécanique du réel”, qu’il a prise comme point de départ. 38 F. Casetti, op. cit., p. 44. 39 La perspective de Kracauer est intéressante pour nous car nous pouvons repérer en elle une sensibilité de fond commune à Pasolini. Cette vision commune est liée à la manière de comprendre le rapport entre langue et réalité, qui réunit les deux penseurs. En effet, tous deux font de la caractéristique du cinéma à réduire au minimum la distance entre signes qui parlent de la réalité et la réalité même, le concept central de leur vision. cf. G. Perico, Il cinema come lingua scritta della realtà. La riflessione di Pier Paolo Pasolini sul linguaggio cinemtografico e il suo rapporto con la fenomenologia, 2003-2004.

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(pastiche sur la mort de César dans Jules César de Shakespeare) où il fait son autodéfense à

propos d’un usage du style réaliste40 :

Hier encore le discours vulgaire du style mimétique et objectif - la grande idéologie du réel- vous ébahissait… et maintenant le voici là, par terre : et personne, maintenant, ne se sent assez indigne pour lui devoir du respect41.

Ce dont Pasolini se soucie alors, c’est de comprendre pourquoi lui-même a été rejeté d’un

mouvement d’ « écrivains respectables », qui se sentaient seuls autorisés à écrire, bafouant un

réalisme, décrété vulgaire, qui désormais a été massacré (par la littérature bien-pensante) et gît

à terre, comme il dit. C’est au nom de ce réalisme trahi que Pasolini écrit. Et dans son passage

de la littérature au cinéma, il conservera cette même dévotion, ce même amour pour la réalité.

Au niveau strictement cinématographique, les choix linguistiques et thématiques de Pasolini

naissent donc de la recherche d’une solution à la crise marquée par la réaction au

néoréalisme : en effet, il se rend compte que le néoréalisme comme l’avant-garde littéraire est

dépassé, mais en même temps il ne le renie pas totalement. A travers l’expérimentalisme, il

cherche à poursuivre un réalisme basé sur les enseignements gramsciens42. Le renouvellement

culturel devait coïncider avec une problématique morale, avec une exigence idéologique de

connaître le monde et c’est, pour lui, l’idéologie marxiste qui le rend possible. Comme on

peut le constater, Pasolini continue à croire en l’histoire et dans le rôle idéologique de

l’intellectuel dans ce processus de renouvellement ; Pasolini se propose donc de créer une

idée de la réalité, c’est-à-dire une représentation totale de la réalité, vécue par le sous-

prolétariat. Cela l’amène à étudier attentivement les mouvements et les manières des jeunes

des banlieues romaines comme s’il en faisait une étude ethnologique et sociologique.

40 A l’occasion du prix Strega, en 1960. Poème initialement conçu pour défendre en public Italo Calvino contre son rival Carlo Cassola, représentant d’un type de roman académique, dont Pasolini fustige les conventions stylistiques et narratives. Après cette violente intervention, de nombreux débats sur la question impliqueront bien des intellectuels, y compris Pasolini, durant toute la moitié de la décennie. 41 Paru dans le recueil La religion de mon temps ; P.P.P. Poésies, 1953-1964, 1980. 42 Antonio Gramsci fut l’un des fondateurs du PCI (1921) et théoricien du marxisme. Orienté vers une philosophie de la praxis, il conçoit l’avènement du socialisme comme possible, à condition que soit mené un combat culturel contre les intellectuels de la classe dirigeante, contre l’hégémonie de la bourgeoisie. Pasolini le découvre en 1948-1949 et dit : « A travers Gramsci, […] je vérifiai, sur le plan théorique, l’importance du monde paysan dans la perspective révolutionnaire. La résonance de l’œuvre de Gramsci en moi fut décisive.», P.P.P., Les dernières paroles d’un impie - entretiens avec Jean Duflot, 1981, pp. 31-32 ; Les ceneri di Gramsci sont en quelque sort un recueil hommage.

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Son réalisme, approché de façon paradoxale, est à voir donc plutôt comme approfondissement

du néoréalisme43 ou intériorisation de celui-ci car il en reprend les thématiques (l’errance), les

décors (rues désertes, terrains vagues, amas de détritus), les personnages populaires et l’usage

du dialecte ainsi que des procédés filmiques comme le tournage dans la rue et le recours à des

acteurs non-professionnels, mais il a la volonté de transcender cette réalité. En ce sens, il

édifie, à contre-courant, une véritable idéologie opposée :

[…] son refus du plan-séquence et du cinéma direct, par exemple, n’est pas dû à des considérations théoriques qui l’excluraient du champ du possible filmique, mais à des considérations éthiques, notamment son souci de l’acteur, sur lequel il veut éviter d’exercer le moindre pouvoir terroriste44.

S’éloignant donc du néoréalisme et d’un réalisme classique, le cinéma de Pasolini est parfois

défini comme réalisme mimétique: dans le sens où son style est issu de la matrice réaliste

mais dans lequel règne un expressionnisme qui contamine différents registres stylistiques

(citations picturales maniéristes, musique classique en violente contradiction avec le contenu

des images, lyrisme dans la façon de filmer et refus de raccorder un plan général avec un autre

plan général, à la différence de la plupart des cinéastes néoréalistes).

L’expérimentalisme de Pasolini, de ce fait, s’est réalisé en dehors du courant néoréaliste et en

contraste avec l’avant-garde et la néo-avant-garde, et a consisté, plus qu’en des choix

expressifs précis et codifiables, à suggérer et stimuler une recherche stylistique entendue non

comme fin en soi mais comme la partie d’un projet global d’analyse et de réflexion sur la

réalité.

Pasolini souligne, dans son rapport à la réalité, non seulement la capacité auto-expressive du

monde, comme représentation et donc comme langage propre, mais également l’identité du

cinéma avec la vie et donc avec sa représentation mondaine. Le parcours du réalisme au

cinéma, entrepris notamment avec les spéculations baziniennes sur la vocation que le cinéma

a pour révéler le sens de la vie à travers une reproduction fictive et mettre en évidence ses

mécanismes les plus intimes, semble amener ici le cinéma à s’identifier complètement avec la

vie, à être vie qui représente la vie.

43 Nous retrouvons des incertitudes quant à la définition du premier cinéma de Pasolini jusque dans les dictionnaires de cinéma où il est dit : « […] première période de l’œuvre de Pasolini, que l’on ne saurait dire tout à fait néoréaliste […].», Dictionnaire du Cinéma. Les réalisateurs, 2001, p. 702. 44 J. Aumont, Les théories des cinéastes, 2002, p. 19.

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2. Enjeux théoriques dans L’Expérience hérétique

2.1 Approches sémiologique et philosophique Parallèlement à son activité littéraire puis cinématographique, Pasolini est l’auteur d’essais

théoriques sur le cinéma, centrés sur l’analyse sémiologique qui est à la base des structures et

des significations de la forme visuelle chez le réalisateur. Le fruit de cette activité théorique,

publiée au cours des ans dans des revues spécialisées a ensuite été réuni en 1972 dans le livre

L’Expérience hérétique45 (Empirismo eretico). Ce recueil, composé de trois parties (Langue et

Littérature, Cinéma), témoigne de l’intérêt porté par Pasolini sur l’étude structurelle et

sémiologique du cinéma ; cette étude se construit autour de certains problèmes clés de lecture

critique et d’interprétation du langage cinématographique. Les parties Langue et Littérature

sont en fait des mises à jour des recherches critiques que Pasolini a réalisées dans les années

1950 puis publiées dans Passion et Idéologie, en fonction des transformations et des

évolutions sociologiques de la réalité italienne. C’est à ce propos qu’Hervé Joubert-Laurencin

précise : « Les rapports de Pasolini à la sémiologie du cinéma doivent être replacés dans leur

contexte. Comme le remarquent les commentateurs italiens, il fut peut-être le premier en

Italie, et l’un des premiers dans le monde, à affirmer que l’étude du langage

cinématographique ne pouvait plus se passer des apports de la sémiotique46.» Les intuitions

que contient l’ouvrage quant au besoin de clarifications théoriques et techniques et surtout

quant à la possession d’instruments qui permettent une décodification de la communication

audiovisuelle, donnent à ses essais sur le cinéma un caractère innovant mais parfois fort

imprécis et volontairement polémique.

2.1.1 A la recherche de la spécificité du langage cinématographique Ce souci théorique, certes atypique pour un cinéaste47, témoigne néanmoins de son exigence

de structurer une méthode analytique et rend compte également de la forte attraction de

45 Pour une explication du titre français, cf. P.P.P, Ecrits sur le cinéma, précédé de Genèse d’un penseur hérétique, H. Joubert-Laurencin, 1987, pp. 74-77. 46 H. Joubert-Laurencin, Le dernier poète expressionniste, pp. 61-62 ; pour Pasolini, « les discours théoriques sur le cinéma […] ont toujours eu un caractère soit d’études de stylistique en fonction d’une stratégie de persuasion, soit d’essais sur les mythes cinématographiques, soit d’analyses des techniques. Le trait commun à tous ces discours était en tout cas le fait d’expliquer le cinéma par le cinéma, en créant ainsi une obscure ontologie. Seule l’intervention de la linguistique et de la sémiologie, très récente, peut garantir le déclin de cette ontologie […]. », L’Expérience hérétique, p. 167. 47 Bien avant lui déjà, « c’est du côté de Béla Balázs et des théoriciens soviétiques qu’il faut aller chercher les premières bases d’une réflexion sur le cinéma en tant que langage. […] si l’on demeure dans le domaine

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Pasolini pour une approche épistémologique dominante de ces années qui est celle de la

sémiologie mais s’excuse d’emblée, comme par excès de modestie :

Je voudrais de toute façon prier les linguistes de ne pas lire les deux petites pages qui suivent, comme si elles étaient écrites par l’un des leurs ; mais comme des pages écrites par un écrivain qui, fort de son univers, généralise quelques-unes de ses remarques annotées sur les marges des livres, qu’il a avidement et récemment ingurgités48.

Pasolini aborde donc la question, en autodidacte suffisamment averti, pour que ses idées

soient prises au sérieux et débattues par les plus grandes figures du structuralisme de l’époque

comme Roland Barthes, Christian Metz et Umberto Eco. Mais, Pasolini a déclaré à maintes

reprises « ne pas avoir la tête structuraliste49 », car il reste convaincu de l’ « instabilité » tant

des structures phoniques que grammaticales de la langue : la langue « vit l’inquiétude motrice,

le besoin de métamorphose, d’une structure qui veut être une autre structure50.»

Ceci dit, pour Pasolini comme pour les premiers sémiologues du cinéma, leur préoccupation

principale est de définir la spécificité du langage cinématographique par rapport au langage

verbal. Dans son premier texte –« Le cinéma de poésie », célèbre conférence prononcée au

Festival du « Nouveau cinéma51 » de Pesaro, auquel participent aussi Eco, Barthes et Metz,

qui date de 1965-, Pasolini éprouve le besoin de théoriser, à l’aide de la méthode structurale,

son approche du moyen d’expression cinématographique. Il commence tout d’abord par

souligner la nécessité de posséder de nouveaux instruments pour une meilleure décodification

de la communication audiovisuelle :

Un discours sur le cinéma en tant que langage ne peut être désormais entrepris, je crois, sans au moins tenir compte de la terminologie de la sémiotique. Car le problème est tout simplement le suivant : alors que les langages littéraires fondent leurs inventions poétiques sur une base institutionnelle de langue instrumentale, bien commun de tous les locuteurs, les langages cinématographiques ne semblent se fonder sur rien : ils n’ont aucune langue de communication pour base réelle. Ainsi les langages

français, la volonté de théorisation est […] manifeste chez Jean Epstein. », J. Aumont [et al.], Esthétique du film, p. 113. 48 P.P.P., « Hypothèses de laboratoire », L’Expérience hérétique, pp. 19-20. 49 Ibid., p. 34. 50 Ibid., p.17. 51 L’intention de ce festival est de rassembler, d’une part, les auteurs qui arborent une nouvelle façon de faire du cinéma, qui progresse en Italie et dans le reste de l’Europe et, d’autre part, les critiques qui débattent avec eux, sur le modèle français de rénovation du cinéma, qui a vu naître par exemple La Nouvelle Vague. Ceci implique un nouveau rôle de la part du critique, qui devient fin connaisseur du langage cinématographique, assidu habitué et expert de l’histoire du cinéma.

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littéraires se présentent immédiatement comme légitimes en tant que réalisation « performante » d’un instrument (un pur et simple instrument) qui sert concrètement à communiquer. La communication cinématographique au contraire serait arbitraire et aberrante, sans précédents instrumentaux concrets normalement utilisés par tous.52

Aussi, afin de procéder à l’identification d’« instruments concrets », Pasolini se sert de l’étude

sémiologique, en spécifiant que :

La sémiotique se situe indifféremment par rapport aux systèmes de signes : elle parle, par exemple, de « systèmes de signes linguistiques », parce qu’ils existent, mais ceci n’exclut en rien qu’il puisse théoriquement exister d’autres systèmes de signes. Des systèmes de signes mimiques, par exemple. Bien plus, il faut avoir recours, dans la réalité, à un système de signes mimiques pour compléter la langue parlée53.

Pasolini adopte donc cette méthode de recherche puisque c’est, selon lui, la seule en mesure

de garantir « une recherche de caractère scientifique sur le cinéma54.»

Par la suite, il considère avec insistance ce qui sépare le langage cinématographique du

modèle linguistique : « Toute analyse cinématographique » serait à ses yeux « entachée de ce

statut originaire de calque linguistique, que le cinéma possède aux yeux de celui qui l’analyse

ou l’étudie55.» Pasolini s’attaque alors à un point fondamental : il attribue au code filmique le

caractère de langue, en opposition à l’assertion de Metz56, selon laquelle le cinéma est plutôt

un langage, puisqu’il est privé de la double articulation. L’objection pasolinienne propose

d’admettre l’hypothèse « scandaleuse » d’une langue sans double articulation –contre la

définition de Martinet, devenue quasiment un postulat- ou alors, si on ne peut faire autrement

que d’accepter l’assertion de Martinet, de reconnaître dans le plan l’unité de première

articulation (par analogie au monème ou mot) et dans les différents objets qui le composent

l’unité de deuxième articulation ; ces objets, par analogie aux phonèmes de la langue verbale

(consonnes, voyelles etc.), pourraient s’appeler « cinèmes » ; contrairement aux phonèmes, ils

sont en nombre illimités, puisqu’ils touchent tous les aspects de la réalité et demeurent

intraduisibles car la langue cinématographique est internationale et universelle.

52 P.P.P., L’Expérience hérétique, p.135. 53 Ibid., p. 135. 54 P.P.P., « La langue écrite de la réalité », ibid., p. 167. 55 Ibid., p. 159. 56 Metz C., « Le Cinéma : langue ou langage ? », in Communications, n°4, 1964 (puis repris in Essais sur la signification au cinéma, Paris, Klincksieck, 1968) ; voir aussi l’article de G. Aristarco, « Pasolini : le cinéma comme « langue », in Etudes cinématographiques, 1977, pp.109-126 et plus généralement le chapitre « Cinéma et langage », in Esthétique du film, 1999, pp. 111-157.

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A la base de la sémiologie du cinéma, il considère le binôme cinéma/film qui reproduit de

près le binôme saussurien de langue/parole : le cinéma représenterait le niveau de

l’abstraction, celui de la langue ; celui-ci serait «en tant que notion primordiale et archétypale,

un plan-séquence continu et infini57» ; les films quant à eux représenteraient les segments

individuels ou découpés, les simples actes de paroles réalisés en puisant dans l’infinité des

signes visibles possibles, autrement dit : « le cinéma a la linéarité –analytique- d’un plan-

séquence infini et continu, alors que les films ont une linéarité potentiellement infinie et

continue mais synthétique […] par l’intervention du montage58.»

Dans cette approche d’une langue du cinéma, Pasolini poursuit son questionnement sur la

nature du « signe » visuel qu’il appelle par son propre néologisme, im-signe (formé de image

et signe) ou cinème, car personne n’était encore en mesure d’établir, avec certitude

scientifique, quel serait le « signe » de cette hypothétique « langue » cinématographique ;

mais ce qui était alors évident, c’était la nature et l’essence « virginales » de ce signe

cinématographique. Pasolini se garde donc de toute assimilation entre l’im-signe et le mot de

la langue, et récuse plus généralement le modèle linguistique comme modèle explicatif pour

l’analyse du cinéma. « Qu’est-ce que cette monade visuelle fondamentale qu’est l’im-signe

[…] ? », s’interroge-t-il : « Un photogramme ? Une durée particulière de photogrammes ? Un

ensemble pluricellulaire de photogrammes59 ?» En définitive, Pasolini ne retient aucune de ces

réponses qui seraient « arbitraires » à ce stade et refuse par ailleurs d’assimiler l’unité

minimale du langage cinématographique au plan ; pour lui, cette unité ce n’est pas « ce coup

d’œil qu’est le plan », mais « les divers objets réels qui composent le plan » ou plus

précisément « les objets, les formes ou les actes de la réalité60.» L’idée que les objets du réel

sont les constituants du langage cinématographique intéresse davantage Pasolini « pour les

implications philosophiques qu’elle comporte », « même s’(il) les envisage non pas en tant

que philosophe, mais en tant que poète supportant mal son travail spécifique61.» A l’issu de

ses considérations, Pasolini tente même une ébauche de « grammaire cinématographique62 »

et en organise quatre modes : l’orthographe ou les techniques de reproduction de la réalité ; la

substantivation qui concerne les « monèmes » chargés de sélectionner, parmi les objets infinis

57 P.P.P., “Sur le cinéma », ibid., p. 200. 58 Ibid., pp. 201-202. 59 Ibid., p. 160. 60 P.P.P., “La langue écrite de la réalité”, ibid., p.171. 61 Ibid., p. 175 62 Ibid., p. 176 ; qui est une sorte de grammaire appliquée du cinéma de poésie.

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de la réalité, une série à peu près close ; la qualification qui consiste notamment dans le choix

d’une distance entre l’objectif et le « monème » (elle peut être active ou passive) ; et la

verbalisation ou modes syntaxiques63, c’est-à-dire le montage. Ce dernier introduit des

rapports d’opposition, grâce aux raccords qui créent une série de propositions et qui

établissent un rythme fondé sur les rapports de durée des différents plans entre eux ; c’est le

paramètre temporel qu’il nomme « rythmème64». En ce sens, Pasolini fait du montage « la

figure rhétorique principale du cinéma65» et le valorise pour sa fonction de coupe, de césure,

plus que pour son potentiel narratif. Pasolini opte ainsi, dans son engagement stylistique, en

faveur d’une conception du montage qui remet en cause le montage invisible du cinéma

classique ; il sert non seulement à éliminer tout ce qui n’est pas indispensable à la

compréhension du récit, mais aussi à créer des effets « d’asymétrie », « d’irrégularité », et de

« répétition » qui permettent une subversion des conventions du récit classique66. Finalement,

le montage, c’est ce qui donne le « style ». Mais le plus évident des phénomènes

grammaticaux du cinéma de poésie reste le « discours indirect libre », qui sera explicité

ultérieurement.

En définitive, l’im-signe, c’est « l’affirmation qu’il y a du sens organisé, des « signes » dans

le réel, avant le cinéma, avant enregistrement, et que tout est en droit étudiable par la

sémiotique67», mais cette idée est définie par Metz comme « un artefact incertain et

encombrant68» dans le domaine de la sémiologie purement cinématographique :

Lorsqu’on en arrive dans le film aux « petits » éléments, la sémiologie propre du cinéma rencontre ses limites et voit sa compétence s’évanouir : qu’on l’ait voulu ou non, on se trouve renvoyé aux mille autre paroles : la symbolique du corps humain, le langage des objets, le système des couleurs […]69.

Le problème n’étant pas tant dans la description de ces im-signes mais dans leur définition,

qui seraient plutôt, encore d’après Metz, des « codes70». Cependant, Pasolini surenchérit :

cette classification problématique du signe cinématographique est due au fait que le cinéma 63 Ibid., pp. 176-177. 64 Ibid., p. 184. Notons tout de même que la notion de « rythmème » figure déjà dans les marges du scénario d’Accattone. 65 Ibid., p. 184. 66 Ibid., pp. 182-183 et 195 ; ces caractéristiques proviennent directement de l’expérience littéraire du cinéaste qui fait un usage fréquent d’anaphores et autres répétitions. 67 H. Joubert-Laurencin, « La divine théorie », in Le dernier poète expressionniste, p. 62. 68 Ibid., p. 62, cité de Metz C., Essais sur la signification au cinéma, 1968, pp. 209-210. 69 Ibid., p. 64. 70 Ibid., p. 63.

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est la reproduction écrite d’une autre langue (celle de la langue de la réalité ou la langue de

l’action), qui n’est pas codifiable dans un alphabète précis. Comme dit précédemment, le

projet le plus ambitieux du cinéaste reste le « rêve » d’une sémiologie de la réalité ; sur cet

argument, il épuise la confrontation directe qu’il entretient avec Eco et l’invite à considérer la

réalité comme le « Code des codes71», l’Ur-code. Celui-ci permet de lire en tant que « signe »,

tout comportement culturel et tout phénomène biologique, appréhendant « la réalité physique

et humaine dans sa totalité» comme « phénomène de communication visuelle72. »

2.1.2 Définition de la réalité comme un langage

Dans le chapitre précédent, nous avons vu que Pasolini attribuait au code filmique le caractère

de langue. Nous entrons à présent dans son approche philosophique : dans un premier temps,

elle consiste à concevoir la réalité comme étant elle-même un langage, et dans un deuxième

temps, elle va même jusqu’à dire, de manière insolite et spéculative, que la réalité n’est pas

seulement un langage, mais qu’elle est virtuellement du cinéma : « La vie toute entière, dans

l’ensemble de ses actions, est un cinéma naturel et vivant : en cela, elle est linguistiquement

l’équivalent de la langue orale dans son moment naturel ou biologique73. En somme, ce qui

retient principalement l’attention de Pasolini, c’est le fait que le réel, particulièrement le corps

et le visage humains, sont immédiatement signifiants avant même qu’une caméra ait pu les

saisir ; il est habité par la conviction que les choses et les êtres nous « parlent » par leur seule

présence74, pour lui, « le monde (est) un vaste réservoir de signes que le film ne fait que

reproduire75. »

En fait, selon lui, chacun des objets et des événements de la réalité est en substance un signe

iconique vivant de lui-même ; aucun signe iconique n’est plus adhérent à un sujet que le sujet

en lui-même. Toute personne est le symbole iconique d’elle-même, et peut l’être en tant que

parole, si on la considère de manière concrète, par rapport au concept généralisé que l’on peut

en avoir sur le plan « codifié et codifiant76 » de la langue. Toute la réalité peut ainsi être

comprise comme le langage à travers lequel Dieu s’exprime, ou pour les laïques un « principe

chiffré77» ; vivre serait donc « s’exprimer à travers l’action : et cette expression n’est qu’un

71 P.P.P., L’Expérience hérétique, pp. 254ss. 72 Ibid., p. 259. 73 Ibid., p. 175 ; en italique dans le texte. 74 Ibid.., p. 136. 75 R. Odin, Cinéma et production de sens, Armand Colin, Paris, 1990, p. 83. 76 P.P.P., « Le codes des codes », L’Expérience hérétique, p. 261 77 Ibid., pp. 257ss.

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moment du monologue que la Réalité se tient à elle-même au sujet de l’existence78. » Par

exemple, un jeune homme blond pourrait être « signe iconique de lui-même dans le cadre de

plusieurs systèmes de signes » (dans la peinture, la sculpture, la photographie, le cinéma),

« mais il ne serait jamais codifiable dans aucun de ces systèmes de signes, s’il n’était avant

tout décodable dans le système de signes de la Réalité, en tant qu’Autorévélation ou Langage

Premier, à travers son code qui se présente donc comme le Code des Codes79. »

Eco a qualifié d’impardonnable « ingénuité sémiologique80» la volonté de ramener les faits de

culture aux phénomènes de nature, aspiration qui allait profondément à l’encontre des

objectifs de la sémiologie ; Pasolini se défend des ambiguïtés que ses affirmations ont

soulevées et démontre que son effort en direction d’une sémiologie de la réalité a pour

ambition, au contraire, de reporter chaque phénomène naturel à un code culturel.

2.1.2.1.1 Le cinéma comme « langue écrite de la réalité »

Pasolini sait bien que le réel diffère de la représentation, mais il lance une hypothèse

purement théorique selon laquelle la réalité pourrait être considérée comme du « cinéma en

nature », comme un « plan séquence infini » filmé, éternellement et en tous lieux, par une

caméra invisible, une caméra virtuelle, au châssis infatigable, qui « tournerait » notre vie,

depuis notre naissance jusqu’à notre mort81. C’est pourquoi Pasolini peut parler du cinéma –

en tant qu’entité abstraite et idéale- comme de la langue écrite de la réalité- expression

ambiguë qui traduit l’idée que notre vie pourrait virtuellement être saisie et fixée par une

caméra invisible, où le monde parle à travers lui-même, sans la médiation du langage et de

l’écriture :

[…] le cinéma a une capacité langagière « réaliste » […]. Il parle la réalité, ou mieux, il l’écrit –mais il l’écrit par elle-même et avec elle-même, sans la changer. Le cinéma est ce paradoxe, d’une écriture dont la distance symbolique avec ce qu’elle écrit n’a pas de conséquences ontologiques : la réalité écrite est, non seulement inchangée, mais, si j’ose dire, davantage elle-même -puisqu’elle est exprimée82.

78 P.P.P., « Tableau », ibid., p. 273. 79 P.P.P., « Le code des codes », ibid., p. 262. 80 U. Eco, La struttura assente, 1968, p. 152, reporté par Pasolini dans l’article « Le code des codes », p. 256 ; A la critique dédaigneuse d’Eco, Deleuze a répliqué : « C’est le destin de la ruse, de paraître trop naïve à des naïfs trop savants », L’Image– Temps, 1985, p. 42. 81 P.P.P., L’Expérience hérétique, pp. 99 et 226. 82 J. Aumont, « Le visible et l’image, la réalité et son écriture », in Esthétique du film, p. 58.

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En somme, le cinéma représente la réalité en tant que réalité, il ne l’évoque pas de la même

manière que la parole, mais il la reproduit, c’est un système de signe où l’arbitraire et le

symbolique semblent être bannis. Si le cinéma est la langue écrite de la réalité même, il met

en évidence, en la reproduisant, l’expressivité qui pouvait lui avoir échappé. « Le langage du

monde est substantiellement un spectacle83 » et le cinéma en fait une « sémiologie

naturelle84». L’écriture a eu historiquement le pouvoir de « révéler » à l’homme la conscience

de sa propre langue ; le cinéma devient l’occasion pour que l’homme acquière une conscience

plus approfondie de la valeur de la réalité comme code :

Le langage de la réalité, tant qu’il était naturel, était hors de notre conscience : à présent qu’il nous apparaît « écrit » à travers le cinéma, il ne peut pas ne pas exiger une conscience. Le langage écrit de la réalité nous fera savoir, avant tout, ce qu’est le langage de la réalité ; et il finira par modifier l’idée que nous en avons, en faisant de nos rapports, du moins physiques, avec la réalité, des rapports culturels85.

Avec ces arguments, Pasolini s’oppose à toutes les études visant à définir la nature

archétypale du cinéma comme impression de réalité : « je ne dirais pas qu’il s’agit d’une

« impression de réalité », mais de « réalité » tout court86.»

Pour Pasolini, le « principal et le premier des langages humains », est « l’action87 » ; le cinéma

capte ainsi une réalité en acte, une réalité en devenir, « un flux vital en mouvement88.» Ce qui

importe dans l’image, c’est d’abord la saisie des objets et des êtres en action, plus que le

potentiel narratif du plan et des agencements de plans. C’est l’un des aspects de la théorie

pasolinienne que Gilles Deleuze reprend à son compte : il y voit une pré-conceptualisation de

sa propre définition de « l’image-mouvement ».

En outre, Pasolini postule que le cinéma est basé sur « l’abolition du temps comme

continuité89», et conçoit le montage comme la sélection des « moments vraiment

83 P.P.P., « Etre est-il naturel ? », L’Expérience hérétique, p. 214. 84 P.P.P., « Sur le cinéma », ibid., p. 203. 85 Ibid., p. 206. 86 P.P.P., « La langue écrite de la réalité », ibid., p. 170. 87 Ibid., p. 168 ; « La lingua scritta dell’azione » (la langue écrite de l’action) fut le titre du discours prononcé par Pasolini durant la IIe Mostra Internazionale del Nuovo Cinema de Pesaro en 1966, publié pour la première fois in « Nuovi Argomenti », nouvelle série, n°2, avril-juin 1966. Désormais, nous connaissons ce texte avec le titre « La langue écrite de la réalité ». Par ailleurs, Pasolini y voit une possible assimilation à la phénoménologie de « Husserl, peut-être dans l’axe de l’existentialisme sartrien. S’il est vrai que le sujet de la philosophie phénoménologique, c’est « moi en chair et en os », c’est-à-dire que c’est moi qui déchiffre le langage de l’action humaine, ou de la réalité comme représentation. », L’Expérience hérétique, p. 169. 88 P.P.P., « Entretien avec Bernardo Bertolucci et Jean-Louis Comolli », in Les Cahiers du cinéma, n° 169, juin 1965, p. 22 (rééd. 1981, in Pasolini cinéaste, Ed. Cahiers du cinéma). 89 P.P.P., « Signes vivants et poètes morts », ibid., p. 226.

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significatifs » qui « rend le présent passé » et donne par là-même un sens à la réalité

reproduite par le film90. Cette conception du montage comme opération signifiante a pour

Pasolini des implications autant philosophiques qu’esthétiques : il estime que « le montage

effectue sur le matériau du film la même opération que la mort accomplit sur la vie », la mort

elle-même opérant selon lui « un fulgurant montage de notre vie91 » ; c’est elle qui donne un

sens à la vie, qui ordonne ce « chaos de possibilités » qu’était l’existence humaine tant qu’elle

avait encore un futur. Ainsi, le montage est créateur de sens parce qu’il permet non seulement

de reconstruire une totalité synthétique mais surtout parce qu’il permet d’isoler des fragments

de la réalité92 –corps, visages, paysages- qu’il investit d’une « dimension sacrale » en les

séparant du reste de la représentation : « Mon amour fétichiste pour les « choses du monde »

m’empêche de les voir naturelles. Il les consacre ou les déconsacre une à une : il ne les lie pas

dans leur fluidité exacte, il ne tolère pas cette fluidité. Il les isole et les idolâtre avec plus ou

moins d’intensité93.» Le cinéma de Pasolini n’est donc pas un cinéma de la révélation, au sens

rossellinien ou bazinien, mais un cinéma condamné à buter sur la sacralité du gros plan, du

visage, du détail dilaté. Il s’agit plutôt d’un cinéma de la consécration.

Concernant ce qui précède, on peut tout de même déplorer que Pasolini, tout en s’expliquant

dans d’innombrables entretiens et déclarations théoriques sur sa conception du langage

cinématographique et sur le choix tardif qu’il a fait de ce moyen d’expression, n’ait pas

davantage théorisé son esthétique du montage (alors qu’il a analysé le montage d’Antonioni)

qui reste un peu délirante et floue. D’autre part, et ceci est dû à la structuration de l’ouvrage,

ces théories sont éparpillées ça et là dans les différents articles, ce qui rend leur lecture

difficile.

90 Ibid., pp.. 210-211. 91 Ibid., p. 212. 92 Ceci n’est pas sans rappeler Dziga Vertov, dont la « caméra-œil » se propose de « saisir la vie par surprise », conceptualise le film comme devant être un « montage de la vie même » : « La perception par la caméra, soutient Vertov, a un avantage instrumental sur la perception humaine parce qu’elle peut décomposer le mouvement en unités constitutives […]. La notion vertovienne de la « ciné-perception » comme une ouverture sur le monde proclame, d’une manière qui rappelle la théorie réaliste, que le cinéma a une fonction essentielle : l’exploration du « réel », W. Guynn, Un cinéma de non-fiction. Le documentaire classique à l’épreuve de la théorie, 1990, p. 28. Et pour ce qui est du concept de l’écriture de la réalité par elle-même, nous sommes proche de la « caméra-stylo » de Alexandre Astruc : « le matériau du cinéma est déjà là, automatiquement présent, c’est la « réalité », qui encombre de toute sa présence et de toutes ses références. […] Le cinéaste écrit : il donne forme fixée à la logique de la réalité […]. Cette écriture comme l’autre a son outil, la caméra ; mais de même que le stylo ne fait pas l’écrivain, ce n’est pas la caméra qui fait le cinéaste, c’est… le style (la mise en scène).», J. Aumont, Les théories des cinéastes, p. 71. 93 P.P.P., Les dernières paroles d’un impie - entretiens avec Jean Duflot, p. 158.

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Pasolini accorde beaucoup d’importance à la notion d’ « écriture magmatique » ou de

« magma stylistique » qu’il emprunte à Auerbach 94 qui est fondée sur le pastiche et la

rencontre des influences littéraires, musicales, picturales ou cinématographiques les plus

diverses, grâce auxquelles s’opère une « permutation du trivial et du noble, de l’excrémentiel

et du beau » ou encore une « projection dans le mythe » de la réalité la plus sordide95. Que ce

soit au niveau expressif ou au niveau thématique, l’œuvre cinématographique de Pasolini se

fonde sur le concept de « variation » et d’ « interprétation », et le tout est reporté directement

à la nature de l’auteur qui ramène à lui les références dont il s’est emparé et les redimensionne

dans un système de signes visuels qui alternent des références mythiques et des éléments

abstrait à des situations qui se veulent réalistes. A ce propos, Pasolini est explicite (au sujet du

« pastiche ») :

Je veux dire par là que mon style est éclectique ; qu’il se compose d’éléments, de matériaux empruntés à divers secteurs de la culture : emprunts aux dialectes, poésies populaires, musiques populaires ou classiques, références à l’art pictural, architectural… aux sciences humaines… Je n’ai pas la prétention de créer et d’imposer un style. Ce qui crée le magma stylistique, chez moi, c’est une sorte de ferveur, de passion qui me pousse à m’emparer de tout matériau, de toute forme qui me paraît nécessaire à l’économie d’un film. De plus, je sais que l’on peut retrouver dans mes films la marque de Dreyer, de Mizoguchi, ou de Chaplin… En général, des auteurs épiques, dont la vision du monde, du réel est directe, mythique, proche de la mienne96.

2.1.3 « Le scénario comme structure tendant à être une autre structure »

A la suite de son changement de technique expressive, où il est passé d’une écriture fondée

sur des symboles abstraits à un langage audiovisuel fondé sur l’image, Pasolini a souhaité

établir une comparaison entre cinéma et littérature, en repérant la donnée concrète de leur

rapport dans le scénario qui, selon lui, est inévitablement conçu « comme structure tendant à

être une autre structure ». Déjà dans les notes de son journal, prises avant et après le tournage

d’Accattone et figurant désormais en tant que préface du scénario, nous pouvons saisir le

rapport que Pasolini entretenait avec le texte dans l’élaboration de scénario. Son journal

accentue en effet le mouvement de privatisation du scénario jusqu’à le transformer en une

confession, en une tentative modernisée d’autobiographie : « il est intéressant d’observer

comment l’émotion littéraire cède à l’amplification élégiaque, pour se refermer sur une 94 Les dernières paroles d’un impie, op. cit., p. 141 95 Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, éd. de Minuit, 1983, p. 109. 96 Ibid., p. 143.

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prémonition destructrice emphatique ; alors que dans le scénario et dans le film, tout se réduit

en une apparition à l’efficacité sobre97.»

C’est ensuite dans « Le scénario comme structure tendant à être une autre structure » qu’il

théorise immédiatement l’idée de l’« œuvre en forme de scénario » et écrit à ce propos :

Je m’occupe ici du scénario dans la mesure où il peut être considéré comme une « technique » autonome, une œuvre complète et achevée en elle-même. Prenons le cas d’un scénario écrit par un écrivain, qui n’a pas été adapté d’un roman, et qui, pour une raison quelconque, n’a pas été porté à l’écran. Dans ce cas, nous sommes en présence d’un scénario autonome, qui peut très bien représenter, de la part de l’auteur, un véritable choix : celui d’une technique narrative98.

Pour un auteur qui a écrit de nombreux scénarios99 avant celui d’Accattone, cette remarque

semble vouloir prouver, a posteriori, la légitimité et la valeur qu’un scénario a en soi100, même

s’il doit ne pas être réalisé, ou s’il est écrit pour un réalisateur qui en donne une direction

différente que celle prévue à l’origine (rappelons que Pasolini, trouvant les films réalisés à

partir de ses scénarios bons, restait tout de même frustré car « ils n’étaient pas comme ils les

avaient imaginés lorsqu’il écrivait le scénario101»). Cela nous éclaire également sur l’attitude

que Pasolini adopte, à partir de l’écriture du scénario d’Accattone, revendiquant le statut

d’« auteur total de l’œuvre», désirant « dominer aussi le parcours cinématographique de

manière exclusive, comme si le cinéma n’était plus un art de collaboration, mais l’instrument

d’expression d’un seul artiste102.» Il dira lui-même lors d’un colloque en 1964 :

Si je me suis décidé à faire des films, c’est parce que j’ai voulu les faire exactement comme j’écris des poésies, comme j’écris des romans. Je devais obligatoirement être l’auteur de mes films, je ne pouvais pas être un co-auteur, ou un réalisateur dans le sens professionnel, de celui qui met quelque chose en scène, je devais être auteur, à tout moment de mon œuvre103. [trad.]

97 P.P.P., Accattone, Mamma Roma, Ostia, p.8. 98 P.P.P, « Le scénario comme structure tendant à être une autre structure », L’Expérience hérétique, p. 156. 99 Déjà en 1957, Pasolini, avec l’aide de Sergio Citti, collabore au film de Fellini Les nuits de Cabiria, en contribuant aux dialogues en romain. Il signe ensuite les scénarios et les sujets originaux avec Mauro Bolognini (Le Bel Antonio), Franco Rosi, Florestano Vancini et Carlo Lizzani et Ennio de Concini. 100 Notons qu’à partir du milieu des années 1950, la publication de scénarios, jusqu’ici rare, devient « à la mode », comme en témoigne l’initiative de Renzo Renzi avec « Dal soggetto al film ». Cette collection de livre se proposait, sur le modèle de L’Avant-scène Cinéma français (1949), de rassembler, sous forme de dossier complet, un suivi de l’œuvre cinématographique ainsi que des photos du set. Entre 1954 et 1959, 13 titres sont parus dont notamment Senso, Le cri, Les nuits de Cabiria, La Douceur de vivre, cf. L. Pellizzari, « La biblioteca del critico militante », in Critica alla critica. Contributi a una storia della critica cinematografica italiana, 1999, p. 119. 101 “Incontro con Pier Paolo Pasolini”, a cura di N. Ferrero, Filmcritica, 116, janvier 1962, p. 688. 102 P.P.P., Accattone, Mamma Roma, Ostia, p.7. 103 “Una visione del mondo epico-religiosa” (colloque avec P.P.P), in Bianco e nero, 6, juin 1964.

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Pour pouvoir arriver à se composer en matériel linguistique autonome, qui exploite la forme d’un « nouveau genre littéraire », le scénario doit vivre, selon Pasolini, dans « l’allusion continuelle à une œuvre cinématographique à faire » :

En d’autres termes, l’auteur d’un scénario exige de son destinataire une collaboration toute particulière, consistant à prêter au texte un achèvement « visuel » qu’il n’a pas, mais auquel il fait allusion. Le lecteur se fait aussitôt le complice –face aux caractéristiques techniques du scénario immédiatement saisies- de l’opération à laquelle il est convié ; et son imagination représentative entre dans une phase créatrice bien plus élevée et intense, comme mécanisme, que lorsqu’il lit un roman104.

Il est évident ici que le réalisateur-théoricien est à nouveau soumis à une contradiction

apparente : le scénario doit, pour pouvoir être une œuvre d’art en soi, ne jamais cesser de se

penser comme œuvre d’art à faire, comme autre structure que celle qu’elle est. On ne s’étonne

guère alors que le réalisateur invoque la complicité du lecteur (forcément conçu comme un

alter-ego), l’engageant dans le déchiffrage de l’ « écriture » cinématographique, bien plus

contraignante alors, car elle repose sur sa capacité de l’imaginer visuellement aboutie.

Comme l’évoque Ugo Casiraghi dans la préface aux scénarios d’Accattone, Mamma Roma et

Ostia, Pasolini « appartient à ces auteurs qui « voient » entièrement le film avant de l’avoir

fait105», ce qui explique selon lui qu’il n’y a quasiment aucune divergence entre ses scénarios

et ses films, « en général si radicale chez la plupart des autres cinéastes, spécialement italiens

à partir de Rossellini106» ; cette caractéristique va cependant à l’encontre de son intention de

capter la réalité telle qu’elle se présente lors du tournage car elle ne laisse place à aucune

improvisation, limitant le cadre du film à son expérience formelle écrite et contredisant par là

même la possibilité que le scénario puisse engendrer une autre forme : “Le set suggère à

Pasolini de nouvelles idées et solutions, mais lui impose aussi ses propres exigences.

Toutefois, si opération de changement il y a, c’est une révision critique du texte qu’il effectue

[…]107.» Pasolini en vient alors à appeler ses scénarios des « scéno-textes » et propose une étude

sémiologique du « signe » qui les compose, dans le but de définir exactement le champ des

« systèmes » auxquels ils se réfèrent : la spécificité du signe se présente pour Pasolini, sous la 104 P.P.P, L’Expérience hérétique, p. 158. 105 P.P.P., Accattone, Mamma Roma, Ostia, 1993, p.7. 106 Ibid., p. 7. 107 Ibid., p. 8.

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forme d’un dogme linguistique ternaire, étant « à la fois oral (phonème), écrit (graphème) et

visuel (cinème). […] nous avons toujours présents en même temps ces différents aspects du

« signe » linguistique, qui est donc un et triple108.» Le signe ainsi décrit amène à considérer la

complémentarité parfaite entre le texte écrit et sa transposition cinématographique. Mais

l’auteur souligne que la difficulté de ce passage réside dans le fait que les suggestions

figuratives présentes dans la nature ne peuvent être recueillies organiquement dans un

dictionnaire, à la différence des paroles que l’on sélectionne pour la rédaction d’un texte écrit

et qui se fixent sur la page. Pasolini affirme :

Si d’aventure nous voulions imaginer un dictionnaire des images, il nous faudrait imaginer un dictionnaire infini […] L’auteur de cinéma ne dispose pas d’un dictionnaire, mais d’une possibilité infinie ; il ne tire pas ses signes (im-signes) hors d’une boîte, ou d’un sac, mais du chaos où ils ne sont que de simples possibilités ou des ombres de communication mécanique et onirique. […] L’intervention de l’auteur de cinéma n’est pas une, mais double. En effet : 1° il doit tirer hors du chaos l’im-signe, le rendre possible, et le tenir pour rangé dans un dictionnaire des im-signes significatifs (mimique, environnement, rêve, mémoire) ; 2° faire ensuite un travail d’écrivain : c’-est-à-dire ajouter à cet im-signe purement morphologique la qualité expressive individuelle109.

La complexité du travail du cinéaste est dès lors parfaitement significative: si l’on considère

que, pour Pasolini, les images que le cinéma utilise sont déduites du « chaos naturel », mais

qu’elles sont ensuite employées de manière rationnelle dans la réalisation du film ; elles sont

donc susceptibles d’interventions de sélection, ayant pour fonction de créer une unité entre

l’élément figuratif choisi et la parole qui lui est associée. A cela, il ajoute : « Alors que

l’intervention de l’écrivain est une intervention esthétique, celle de l’auteur de cinéma est

d’abord linguistique, puis esthétique110.» Le scénariste et le réalisateur se comportent de la

même manière que l’écrivain, à la différence pourtant que l’artiste qui se consacre à la page

écrite dispose de paroles qui constituent des signes abstraits, alors que l’auteur

cinématographique opère des transpositions d’images dotées de consistance physique et donc

concrètes. D’après Pasolini, nous serions donc amenés à déduire que le cinéma constitue « un

langage artistique non philosophique», et donc assimilable à une « langue de poésie111».

108 Ibid., p. 158. 109 Ibid., p. 138. 110 Ibid., p. 138. 111 Ibid., p. 140.

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2.2 Approche esthétique

Cette partie est consacrée à l’approche proprement esthétique de la réflexion de Pasolini sur le

« cinéma de poésie », qu’il a conceptualisé en 1965. Au-delà de ce « slogan », il y a une

volonté de la part de Pasolini de définir la nature du cinéma, qui selon lui est double et dans

un deuxième temps, de définir le discours indirect libre comme étant la notion fondamentale

du cinéma de poésie.

2.2.1 « Cinéma de poésie » : entre tendance naturaliste et exigence expressionniste

Le concept de « cinéma de poésie » part d’une réflexion sur la « vocation naturaliste » de

l’image cinématographique qui aurait amené à la suprématie d’un « cinéma de prose »,

narratif et représentatif, que Pasolini rejette. Celui-ci observe que le cinéma a « une double

nature : il est à la fois extrêmement subjectif et extrêmement objectif (jusqu’à une

insurmontable et ridicule vocation naturaliste)112.» Il y a d’abord un « naturalisme fatal,

inaliénable, dans le mécanisme même du cinéma » qui tient sans doute à la perfection

analogique de la reproduction de la réalité que permet l’image cinématographique. Mais plus

encore, c’est son indicialité113 que souligne Pasolini : « dans le fait brut de filmer », il reste

toujours « un sédiment de concret sensible » - une trace de la présence de l’objet réel

enregistré par la caméra114. Face à cette dimension « objective », la position de Pasolini est

ambiguë : il semble fasciné en tant que cinéaste par cette capacité du cinéma à retenir une

trace du réel. C’est précisément dans la possibilité d’établir un rapport plus direct avec la

réalité qu’il est passé au moyen d’expression cinématographique, plus « physique, charnel et

[…] sensuel» dans son contact avec la réalité115.

Mais il se méfie de ce « naturalisme fatal » du cinéma, qui explique, d’après lui, la position

dominante d’une « langue de prose » tout au long de l’histoire du cinéma, c’est-à-dire d’un

cinéma narratif et représentatif. Pasolini voit au contraire, dans la « subjective indirecte

libre », équivalent du discours indirect libre fondé justement sur la dimension « subjective »

du cinéma :

112 Ibid., p. 142. 113 Telle que définie par Charles S. Peirce, précurseur des théories ultérieures de la signification, et qui a fondé la science générale des signes, ou sémiotique. Elle repose sur l’analyse d’une relation à trois termes : l’icône (ou signe), l’indice (ou objet), et le symbole (ou référent). L’indice est un signe qui se fonde sur un rapport existentiel entre l’objet et lui ; l’indicialité est alors ce qui émane de l’indice. 114 « Entretien avec Bernardo Bertolucci et Jean-Louis Comolli », op. cit., p. 22. 115 P.P.P., Les dernières paroles d’un impie – entretiens avec Jean Duflot, p. 29.

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une possibilité stylistique très articulée, [qui] libère les possibilités expressives étouffées par la traditionnelle convention narrative, dans une sorte de retour aux origines, jusqu’à retrouver dans les moyens techniques du cinéma les qualités oniriques, barbares, irrégulières, agressives, visionnaires des origines. C’est en somme la « subjective indirecte libre » qui instaure une tradition possible de « langue technique de la poésie » au cinéma116.

Pasolini voit se manifester cette subjectivité inhérente à l’image surtout dans l’analogie entre

les processus de la mémoire et des rêves et les processus du film. Il fonde cette analogie sur la

discontinuité du signifiant filmique basé sur une suite de coupes et de raccords et sur la

capacité du spectateur à suturer mentalement toutes les coupes pratiquées par le film dans la

réalité : « quand nous nous souvenons, nous projetons dans notre cerveau de petites séquences

de film, entrecoupées, tortueuses ou lucides117 », de même, quand nous regardons un film

nous reconstituons une totalité signifiante à partir des éléments fragmentaires que nous

présente le film. Ainsi, pour Pasolini, la tendance du langage cinématographique devrait être

« une tendance expressivement lyrico-subjective 118.»

La « subjective indirecte libre » articulée au processus du rêve se trouve déjà élaborée dans

Accattone en tant qu’expérimentation : il s’agit de la séquence du rêve d’Accattone119 -ou

plutôt de son cauchemar car il se voit mort- qui intervient peu avant le fin du film et qui

semble inspirée par la fameuse « proposition sujet du cadavre » de Vampyr (1931). Accattone

ne renvoie pas seulement au film de Dreyer pour la lumière blanche qui incise les images,

mais aussi pour l’utilisation particulière de la « subjective indirecte libre ». La séquence

onirique d’Accattone apparaît alors comme une mise en abyme, où toute la charge

expressionniste de Pasolini s’évacue, grâce à la liberté spatio-temporelle et narrative attribuée

aux rêves. En outre, sont reproposés ici de nombreux motifs et formes dominants du récit,

rappelant en quelque sorte la mémoire du film.

Cela traduit précisément une exigence antinaturaliste120 de la part de Pasolini : c’est seulement

avec la synthèse du montage que le cinéma se charge de signification. Ce refus emphatique du

116 P.P.P., L’Expérience hérétique, p. 147. 117 Ibid., p. 176. 118 Ibid., p. 141. 119 Séquence qui rompt d’ailleurs, de manière artificielle, les apparences documentaires réalistes du film. 120 Pasolini exprimait déjà ce même refus dans sa poésie, nourrissant une véritable hantise pour les mouvements décadentiste ou hermétiste, ce qui l’a amené à s’opposer de manière virulente, dans le champ de la poésie, contre les institutions les plus typiques du XXe siècle. Sa réaction à l’hermétisme, en tant que rationaliste, a fait apparaître une forme classique et canonisée de poésie chez Pasolini, établissant par là même une révision du passé et de l’histoire récente, qui a été perçue plutôt comme une régression. Voir notamment l’article « Ancora sul naturalismo di Pasolini » et “Pasolini resta sempre un neo-naturalista”, R. Barilli, La barriera del naturalismo: studi sulla narrativa italiana contemporanea, 1980, pp. 256-266.

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naturalisme (« je hais le naturel, […] je déteste, en art, tout ce qui touche au naturalisme121»)

se manifeste surtout lorsque Pasolini approfondit sa recherche sur la forme du sacré, qui est

aussi présent dans Accattone.

Cette exigence de sacralité –Pasolini parle même d’ « obsession »- conduit à découvrir, dans

l’écriture cinématographique, chaque être et chaque objet comme s’il était « un mécanisme

dans lequel le sacré était au point d’exploser122.» Au niveau expressif, la volonté de faire

revivre le sacré et le mythique à travers la technique cinématographique –qui est investie

d’une valeur sacrale selon lui- est poursuivie à travers certains choix stylistiques

catégoriques : le choix du doublage à l’opposé de la prise directe, puisque « en déformant la

voix, en altérant les correspondances qui relient le timbre, les intonations, les inflexions d’une

voix à un visage, à un type de comportements, confère un nouveau mystère au film. […] C’est

toujours mon penchant pour le pastiche, sans doute ! Et… le refus du naturel123» ; le choix

d’une palette à couleurs dominantes restreintes pour éviter au maximum tout risque de rendu

naturaliste ; le choix du pastiche musical en opposition à un usage conventionnel de la

musique qu’il a probablement emprunté à Bresson dans Un condamné à mort s’est échappé124

et qui utilise la Messe en ut majeur de Mozart pour exprimer la fatalité d’un destin,

exactement comme dans Accattone . Pasolini parle de « contamination linguistique » analogue

à celle qui a lieu dans ses romans avec l’utilisation concomitante des dialectes et de la langue

lettrée de la narration. Et le choix particulier de Bach tient à une préférence quasi

idéologique : « Pour moi, la musique de Bach est la musique en soi, la musique dans

l’absolu125.» Mais cela ne doit pas vraiment être pris à la lettre, dans la mesure où Pasolini se

contredira par la suite (il a toujours, bien entendu, le droit de se contredire lui-même) ; le

renoncement aux plans longs et au plan-séquence devient l’emblème d’une approche

naturaliste qu’il sent étrangère à son univers expressif126. Le plan-séquence des néoréalistes,

intéressés à saisir une tranche de vie avec un regard humble et affectueux pour une réalité qui

n’est de toute façon pas si banale, de même que le plan-séquence du cinéma d’une certaine

avant-garde américaine, capable de faire violence au spectateur en ‘reproduisant’ un homme

121 P.P.P., Il sogno del centauro, sous la dir. de J. Duflot, 1993, p. 114 ; ainsi que P.P.P. « Sur le cinéma » et « La peur du naturalisme », L’Expérience hérétique, p. 202. 122 Ibid., p. 92-93. 123 P.P.P., Les dernières paroles d’un impie – entretiens avec Jean Duflot, pp. 143-144. 124 Film que Pasolini considérait comme l’un des plus grands de l’après-guerre, cf. P.P.P., Les dernières paroles d’un impie – entretiens avec Jean Duflot, p. 124. 125 Ibid., pp. 140ss. 126 La fonction du montage et la suppression du plan-séquence chez Pasolini se placent ainsi en parfaite contradiction de la théorie réaliste de Bazin.

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qui dort, durant des heures127 –en ce sens, la réalité apparaît dans l’« horreur » de son

insignifiance- représente un monde naturaliste que Pasolini refuse, une solution stylistique à

éviter, selon lui. Il opte plutôt en faveur du champ/contre-champ, de manière à éviter une

longue narration, dans laquelle l’acteur serait tenté de s’exhiber ; le personnage filmé

frontalement avec un goût déséquilibré pour les gros plans, telle une prise de possession sur la

matière filmée. Pasolini semble y exercer une autorité sur ce qu’il délimite dans le plan : la

réduction de la vision décuple l’intensité, la présence des im-signes intégrés dans le champ et,

par la vertu du cadre, les lignes de force d’un paysage, l’illumination d’un visage,

transparaissent soudain ; le choix de la toile de fond plutôt que le paysage ; et enfin, une

certaine réticence à utiliser des acteurs professionnels, à partir de motivations différents de

celles que pouvaient avoir les réalisateurs néoréalistes : non pas l’exigence d’une « prise

directe » de la vie de tous les jours, mais le refus du naturel et de la nuance qu’un acteur

professionnel recherche dans son interprétation, comme le souligne Enzo Siciliano lors des

repérages pour Accattone :

Pour commencer, il fallait éliminer les acteurs professionnels : c’était une nécessité absolue. L’acteur professionnel véhicule toujours des tics d’école : on peut toujours prévoir son expression. Ici, au contraire, l’imprévu de l’existence devait devenir une caractéristique stylistique, à la façon dont le jargon des « borgate » s’était transformé, dans les pages des Ragazzi, en une luxuriance expressive, en une parole désespérée et « unique »128.

Ainsi, la technique pasolinienne, « expressivement connotée par l’auteur de par la frontalité et

l’évidence figurale », fixe les personnages avec « des ralentissements et des longueurs

contemplatives129» ; dans Accattone, Pasolini donne de l’épaisseur dans le film à une poétique

d’images dépouillées, dont la lenteur de défilement est censée signifier la tragédie du monde

de la banlieue. Cela aboutit à un esthétisme que Pasolini n’hésite pas à confesser, même s’il

entre en contradiction avec son idée « primordiale et archétypale » du cinéma (c’est-à-dire

qu’il est un plan-séquence continu et infini) :

Effectivement, le même amour inconsidéré de la réalité, traduit en termes linguistiques, me fait voir le cinéma comme une reproduction fluide de la réalité, alors que, traduit en termes expressifs, il me fixe devant les divers

127 Il s’agit de Sleep de Andy Warhol, tourné en 1963, où l’on voit, durant six heures, un plan-séquence qui montre un homme dormant dans un fauteuil. 128 E. Siciliano, Pasolini, une vie, éd. de La Différence, Paris, 1983, p. 266-267. 129 A. Ferrero, Il cinema di Pier Paolo Pasolini, 2005, pp. 63-64.

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aspects de la réalité (un visage, un paysage, un geste, un objet) comme s’ils étaient immobiles et isolés dans l’écoulement du temps130.

Il fait remonter dès lors son goût cinématographique à des origines figuratives131 plus que

cinématographiques ; par exemple, il révèle avoir cherché, depuis ses débuts avec Accattone,

à rendre la plasticité de Masaccio à travers l’objectif et la lumière :

Pour Accattone, je me posais surtout des problèmes pratiques. En fait je ne savais rien du cinéma. Je n’avais jamais vu un appareil de prise de vues de près… Je ne savais pas qu’il existât différents objectifs. J’ignorais ce que voulait dire le mot panoramique. J’étais donc contraint d’inventer une technique, qui ne pouvait être que la plus simple, la plus élémentaire possible. Stylistiquement la simplicité s’est muée en sévérité, l’élémentaire est devenu absolu. C’est ce que je recherchais quand je transposais, au cinéma, le modèle figuratif de Masaccio132.

Mais il sait bien à quel point l’esthétisme représente un double déguisement culturel de la

réalité, puisque à la médiation de l’écriture cinématographique se superpose la médiation du

modèle figuratif qu’un spectateur cultivé réussit à repérer et à décoder. Mais cette fixité, dans

son refus du mouvement, peut aussi être vue comme l’exaltation du référent, le sens de son

apparition sur l’écran cinématographique comme « réincarnation du physique et de l’être-

là133. » L’amour pour la réalité que le cinéma réussit finalement à saisir dans son expressivité

est, au fond, une adhésion enthousiasmante à un référent qui, libéré des médiations de la

parole, peut ‘parler’ à travers sa présence même. L’exigence déclarée de la fixité du sujet à

l’intérieur du plan semble nous ramener à la nature photographique du cinéma, et en saisit

quasiment l’essence avant que n’intervienne le mouvement. Au sujet de la photographie,

Roland Barthes nous a laissé certaines pages qui semblent presque expliquer les paroles

pasoliniennes et en enrichir la suggestion134 : pour lui, il est impossible de distinguer une

photographie de son référent. Le cinéma a, par rapport à la photographie, la possibilité de

rendre compte du mouvement, donc de doter l’impression de réalité propre à l’image

photographique d’un surplus de réalité, mais une technique cinématographique frontale, qui

fixe le visage du personnage, semble faire du plan un champ encadré dans lequel les

130 P.P.P., « Sur le cinéma », ibid., p. 201. 131 Nous souhaitons rappeler l’importante influence que Roberto Longhi, grand professeur d’histoire de l’art à l’Université de Bologne, a eue sur Pasolini qui a même commencé un mémoire sous sa direction. Cela explique entre autres la fascination qu’il éprouve pour Piero della Francesca, pour Masaccio et le Caravage et pour tous les peintres maniéristes italiens. 132 J. Duflot, op. cit., pp. 124-125. 133 A. Ferrero, op. cit., p. 64. 134 R. Barthes, La chambre clair. Note sur la photographie, 1980.

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personnages ne se meuvent pas, ne sortent pas. Cette fixation a souvent été définie de

« fixation narcissique135 », d’ascendance maniériste. En fait, à travers ce que Pasolini nomme

la « sacralité technique », on se rend compte qu’il nous présente en fait un personnage

sordide, transfiguré par des partis pris techniques qui lui sont extérieurs.

Cette remarque rejoint nos considérations sur le cinéma de poésie et confirme l’attachement

de Pasolini pour cette forme de cinéma, dont la principale caractéristique consiste en la fuite

de toute tentative d’affabulation de la réalité. A Jon Halliday, Pasolini précise que s’il « croit

fermement à la réalité, au réalisme », il « ne supporte pas le naturalisme ». C’est précisément

la nature spécifique de ce « réalisme non naturaliste » qui sera la source de nombreux

malentendus.

2.2.2 La notion de « Discours Indirect Libre »

La notion de « discours indirect libre » s’élabore dans la seconde partie de l’intervention

pasolinienne sur le « cinéma de poésie » où il transforme momentanément la question : « Une

« langue de poésie » est-elle possible au cinéma ? » en celle-ci : « La technique du discours

indirect libre est-elle possible au cinéma136 ? » Il n’y a pas, selon lui, une stricte équivalence

au cinéma avec le discours indirect libre tel qu’il existe dans la langue mais il ne voit pas non

plus dans ce phénomène une forme particulière de caméra subjective. Il explique alors que le

discours indirect, d’un point de vue technique, a pour correspondante la « subjective

indirecte », qui se pose comme composante stylistique exclusivement. En fait, il s’agit d’un

dispositif énonciatif dans lequel l’énonciation s’affiche et se masque à la fois, plutôt que de le

considérer comme une modulation de points de vue au sens visuel du mot. En ce sens, il

consiste à inscrire dans le film des marques du dispositif énonciatif sans effacer pour autant la

construction du monde diégétique. Pasolini parle à de nombreuses reprises du « cinéma de

poésie » comme d’un « cinéma où l’on sent la caméra.» A cela, il oppose un cinéma qui,

jusqu’au début des années 1960, avait pour règle de « ne pas faire sentir la caméra», même

dans des « grands poèmes cinématographiques, de Charlot à Mizoguchi et à Bergman […]

tournés selon les canons de la « langue du cinéma de poésie. » Ainsi, « le caractère poétique

135 G. Zigaina, P.P. Pasolini et la sacralité de la technique, p. 1, consulté sur le site Internet : http://karaart.com/p.p.pasolini/exposition/critiques/sacralite1.html 136 L’Expérience hérétique, p. 144

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des films classiques n’était donc pas obtenu en utilisant un langage spécifiquement poétique

[ce qui] signifie que ce n’étaient pas des poèmes, mais des récits137. »

Aussi, lorsque Pasolini évoque la formation d’une « langue de la poésie cinématographique »,

il cite aussi bien des procédés liés à l’utilisation de l’appareil de prises de vues (mouvement

de caméra, zooms, changements d’objectifs), d’autres qui relèvent du montage (faux

raccords), de la gestion de la durée (arrêts sur image), de la lumière (contre-jours), ou encore

du cadrage –les « cadrages obsédants » d’Antonioni, par exemple138. A ce propos, Bernardo

Bertolucci, qui fut l’assistant réalisateur de Pasolini sur Accattone, explique ainsi la méthode

de travail du cinéaste qui, lorsqu’il s’est mis derrière la caméra pour tourner Accattone,

n’avait aucune idée de la technique cinématographique139 :

Pier Paolo Pasolini […] découvrait l’usage du chariot, de ses lents plans-séquences sur les premiers plans, la scabrosité d’une certaine interprétation. J’assistais avec émotion aux inventions de Pier Paolo, il me semblait, lors des projections journalières, vivre les origines du cinéma, d’assister le premier aux premiers plans-séquences, aux premières panoramiques. [trad.]

D’autre part, pétri d’incompréhension, Fellini, quant à la méthode appliquée par Pasolini dans

Accattone, lui reproche des approximations et des incertitudes techniques, de mauvais

cadrages, de mauvais ajustements de lumière, de mauvais rythmes de travellings et de

déplacements de caméras. Mais Pasolini argumente : s’il devait retourner ces scènes, il ne s’y

prendrait pas autrement, avec « ce même rythme rapide, pressé, plat, d’un premier jet,

fonctionnel, sans couleurs et sans atmosphère, tout contre les personnages140. »

Il y aurait dans le film de poésie, ajoute Pasolini, une tension vers le point « où le langage se

libère de sa fonction et se présente comme « langage en soi141.» Mais le propre du cinéma de

poésie pasolinien, c’est précisément de ne pas céder complètement à cette tentation de

« l’idéal de style », donc d’inscrire des traces du dispositif énonciatif au sein d’un univers

fictionnel narratif et représentatif142. Compromis… Autrement dit, c’est le rythme, qui a tant

déconcerté Fellini et qui consiste à couper très violemment la narration, à la fragmenter, non 137 P.P.P., L’Expérience hérétique, p. 153 ; ou encore dans son « Entretien avec Bernardo Bertolucci et Jean-Louis Comolli », op. cit., p. 22 138 L’Expérience hérétique, op. cit., pp. 148-154 139 U. Casiraghi souligne le fait que le scénario d’Accattone contenait quasiment pas d’informations techniques, in P.P.P., Accattone, Mamma Roma, Ostia, p. 10. 140 P.P.P., Le regole di un’illusione, p. 23. Voir aussi “Accattone va bien. Un personnage rythmique », de G. Passerone, http://www.revue-silene.com/images/30/extrait_41.pdf. 141 Ibid, op. cit., pp. 151-152. 142 Ainsi Pasolini refuse l’abolition de la narration : « Quant à moi, je continue à croire au cinéma qui raconte (…). En parlant cependant de cinéma de poésie, je désignais toujours une poésie narrative », ibid., p. 228.

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seulement dans l’enchaînement des séquences, mais dans leur déroulement interne, avec de

soudaines solutions de continuité qui « imitent » le langage amateur et donnent un sentiment

particulier de vibration du temps et de présence d’un témoin.

Le discours indirect libre de Pasolini, ou plutôt dirions-nous la subjective indirecte libre, dans

la lecture que Gilles Deleuze143 en fait, semble faire émerger une sorte de « conscience-

caméra » qui « transforme et réfléchit la vision du personnage et de son monde ». Pour lui, ce

n’est pas seulement un « mélange entre deux sujets d’énonciation tout constitués, dont l’un

serait rapporteur et l’autre rapporté » mais de « deux actes de subjectivation inséparables, l’un

qui constitue un personnage à la première personne, mais l’autre assistant à sa naissance et le

mettant en scène ». Dans le fait de sentir la caméra se dégage comme une sensation d’« être-

avec » de la caméra : « elle ne se confond pas avec le personnage, elle n’est pas non plus en

dehors de lui, elle est avec lui ». Ce procédé nous amène à considérer le concept d’une

« conscience-caméra » qui permet de « dépasser le subjectif et l’objectif vers une Forme pure

qui s’érige en vision autonome du contenu ».

2.2.2.1.1 Association de points de vue contradictoires

Pasolini déclare da manière idéologique que le discours indirect libre permet « l’immersion de

l’auteur dans l’âme de son personnage et l’adoption non seulement de la psychologie de ce

dernier mais aussi de sa langue ». Formulé ici en termes plutôt psychologisants, ce processus

répond à un souci constant de l’œuvre de Pasolini, à savoir la recherche d’une très grande

proximité avec l’univers de personnages dont il est culturellement très éloigné – sous-

prolétaires d’Accattone ou de Mamma Roma (1962), compagnons du Christ dans L’Evangile

selon Saint Matthieu (1964), bourgeois de Théorème (1968) ou de Porcherie (1969), fascistes

de Salò (1975), etc.- et le souci de marquer une distance culturelle ou idéologique avec ces

personnages. Pasolini fait du discours indirect libre une modalité de réglage des différents

points de vue, caractérisée par une attitude apparemment paradoxale144 d’adhésion et de

distance par rapport aux personnages qu’il met en scène.

143 Chez Deleuze, la subjective indirecte libre prendra le nom de « dicisigne », cf. H. Joubert-Laurencin, Le dernier poète expressionniste, p. 71. 144 Pasolini croit aux vertus heuristiques du paradoxe : pour lui, il n’y a pas dépassement, mais coexistence des contraires, cf. notamment P.P.P., Les dernières paroles d’un impie […], p. 82 et p. 97.

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Concrètement, Pasolini utilise le discours indirect libre, dont la forme grammaticale consiste à

parler à travers le locuteur et en accepter la modification psychologique et sociologique.

Pasolini refuse d’utiliser le monologue intérieur parce que l’auteur y revit seulement les

pensées de son protagoniste. L’auteur déclare :

Elle ne peut être un véritable « monologue intérieur », dans la mesure où le cinéma n’a pas la possibilité « d’intériorisation » et d’abstraction qu’a la parole : c’est un « monologue intérieur » par images, voilà tout. La dimension abstraite et théorique, présente dans l’acte évocatif et cognitif du personnage monologuant, lui fait défaut. L’absence d’un élément (constitué par les concepts ou les abstractions en littérature) fait qu’une « subjective indirecte libre » ne correspond jamais parfaitement à ce qu’est le monologue intérieur en littérature.

On trouve à nouveau le recours aux termes contrastés de pragmatisme et d’abstraction : la

première propriété se retrouve dans les images présentes en nature ainsi que dans la

réalisation filmique de la « subjective indirecte libre », la seconde caractéristique, en

revanche, est relative à la nature des paroles et, à un stade successif, au monologue intérieur,

dans lequel l’opération évocative de celui qui s’astreint à raconter son soliloque ne se

préoccupe nullement des éléments réels et donc tangibles aux suggestions figuratives. Pasolini

en veut d’avantage : il cherche les mots mêmes qui ont été prononcés par le personnage, il ne

veut pas mystifier sa pensée, parce qu’il sait très bien qu’il appartient à un niveau social

différent, de langue et de morale. C’est pourquoi, le discours indirect libre ne peut être

l’équivalent de la subjective indirecte libre car, dans le cadre de la représentation

cinématographique, il n’est pas possible de percevoir, selon Pasolini, les différentes strates de

la langue, puisque « la langue institutionnelle du cinéma n’existe pas ; ou si elle existe, elle est

infinie, […] universelle145 ». L’auteur et le personnage représenté sont par conséquent

contraints à s’exprimer à un niveau linguistique commun, bien que leurs « regards » peuvent

observer les choses réelles avec une perception différente, qui dérive de la formation

intellectuelle respective des deux, puisque c’est ce qui permet de supposer l’identification de

l’un dans l’autre. Le changement représentatif qui se produit, à ce moment, investit le plan

psychologique et social, qui est le seul par rapport auquel le cinéaste se distingue du

protagoniste du récit cinématographique. En considérant ce qui est affirmé ci-dessus, nous

sommes en mesure de conclure que cette opération est de caractère stylistique, puisqu’elle

prévoit l’emploi de modules distinctifs de la description de l’auteur. A ce propos, Pasolini

145 P.P.P., « Le cinéma de poésie », L’Expérience hérétique, pp. 146-147.

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dit : « la caractéristique fondamentale de la « subjective indirecte libre » est donc de n’être pas

linguistique, mais stylistique. Elle peut être définie de monologue intérieur privé de l’élément

conceptuel et philosophique, explicite et abstrait146.»

D’après Pasolini, les mots expriment donc entièrement le personnage, parce qu’il n’y a que

les mots qui peuvent rendre compte entièrement du monde psychologique, culturel et

historique du locuteur. Pasolini explique alors ses motivations sur le discours indirect libre :

Un auteur peut revivre les pensées et non pas les paroles qui les expriment, uniquement dans un personnage qui aurait au moins la même éducation, le même âge, la même expérience historique et culturelle que lui, c’est-à-dire qui appartiendrait à son monde. Il arrive alors quelque chose de terrible : ce personnage est uni à l’auteur par le fait essentiel qu’il appartient à son idéologie. La chose la plus odieuse et intolérable, même chez le plus innocent des bourgeois, c’est de ne pas savoir reconnaître d’autres expériences de vie que la sienne, et de ramener toutes les autres expériences de vie à une analogie substantielle avec la sienne. C’est une véritable atteinte qu’il porte aux autres hommes se trouvant dans des conditions sociales et historiques différentes. […] Si un auteur, pour revivre les pensées de son personnage, est contraint de revivre ses paroles, cela signifie que les paroles de l’auteur et celles du personnage ne sont pas les mêmes : le personnage vit donc dans un autre monde linguistique, c’est-à-dire psychologique, culturel, historique. Il appartient à une autre classe sociale. Par conséquent, l’auteur ne connaît le monde de cette classe sociale qu’à travers le personnage et sa langue147.

Cette notion de discours indirect libre remontant à Dante, Pasolini y consacre une réflexion

portant le titre de « La volonté de Dante d’être poète148 » dans L’Expérience hérétique (partie

Langue et Littérature), placée dans l’ouvrage avant celle du «Cinéma de poésie » - les deux

textes datant de la même année, soit 1965. Nous nous proposons de revenir sur ce texte car il

représente –à notre avis- le fondement de ce concept.

Cette intervention, parue dans la revue Paragone, est en soi une manifestation très

« personnelle » et tendancieuse (avec une belle référence au chant V du Purgatoire dont la

146 Ibid., p. 147. 147 Ibid., p. 49. 148 P.P.P, « La volonté de Dante d’être poète », in Paragone, 190, décembre 1965, pp. 57-71 ; maintenant dans L’Expérience hérétique, pp. 65-76.

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citation était déjà en exergue d’Accattone149) qui, même si c’est en réalité un discours prétexte

et de poésie, ne lui a pas évité une réprimande sévère de la part de Cesare Segre150.

Dans l’article, au bout de quelques lignes, l’on s’aperçoit vite que « La volonté de Dante

d’être poète » se transforme en la volonté de Pasolini de l’être puis se substitue en une

structure « neutre » qui a en soi la volonté d’être autre. Le système stylistique qui résume

cette volonté est contenu dans le sens du titre : « Le scénario comme structure tendant à être

une autre structure » ou selon la formule « x in forma di y » (« poésie en forme de rose »,

« roman en forme de scénario» etc.). Il est donc justifié de se demander pourquoi la volonté

de Dante et celle de Pasolini coïncident ici. Si Pasolini semble insister sur l’interchangeabilité

(permutabilité) du sens de la phrase, c’est bien pour parler de la volonté de Dante mais

également pour parler de sa propre volonté à être un poète « nouveau ». Afin d’expliquer les

points de vue introduits par Dante dans La Divine Comédie, Pasolini épouse littéralement la

forma mentis de ce dernier en se servant du discours indirect libre. Ce système stylistique est

fondé sur la notion freudienne de « déplacement 151» conceptuel (Witz-Verschiebung) où le

lecteur, en déplaçant justement le nom donné – en l’occurrence Dante- et le substituant à celui

de l’auteur, met en lumière le message initial. Dante est donc ici un sujet fictif que Pasolini

utilise, de manière implicite, pour déployer sa stratégie expressive (l’italique est mien) :

Chaque fois que, dans une œuvre, on note la présence ou la possibilité du Discours Indirect Libre, cela signifie qu’il y a là au moins une vague, une possible « conscience sociologique ». Car il n’est pas concevable que l’on puisse revivre, dans la pratique linguistique, le discours d’un autre, sans avoir objectivé, outre sa psychologie, sa situation sociale particulière: celle qui produit les différences linguistiques. Or, chez Dante, on note la présence potentielle du Discours Indirect Libre. [...] Ce qui signifie, de la part de Dante, une pénétration, une « mimésis » totale de la psychologie et des pratiques sociales de ses personnages. Et par conséquent, une contamination entre sa propre langue et la leur. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’un véritable Indirect Libre, au sens grammatical. Mais on peut parler d’un Discours Indirect Libre symbolique ou métaphorique, susceptible d’être assumé à un niveau linguistique qui refusait naturellement, malgré sa disponibilité très grande – mais toujours

149 Cette citation évoque d’emblée une morale possible du film et indique une voie pour lire l’histoire d’Accattone de manière métaphorique, car les vers de Dante n’ont aucune suite narrative ou littérale dans le film, si non des allusions aux anges et au paradis. La présence de Dante dans le film rend plutôt compte de l’idée du voyage sur une terre de damnés –un enfer peuplé de vivants, exclus par l’histoire et la société, relégués dans la banlieue- et constitue la trame sensitive et conceptuelle (non narrative) sur laquelle le regard pasolinien s’immisce. 150 C. Segre, « La volonté de Pasolini d’être dantiste », Paragone, cit., pp. 80-84. 151 Marges linguistiques (revue électronique en sciences du langage), n°8, novembre 2004, http://www.revue-texto.net/marges/marges/Documents%20Site%201/00_ml082004/00_ml082004.pdf, notamment p. 126.

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strictement économique, toutefois- les expériences d’une vivacité excessive (telles que, justement, le procédé consistant à revivre mimétiquement le discours d’autrui)152.

Finalement, nous sommes en droit de nous demander si, par le recours à l’identification

dantesque, la volonté de Pasolini n’est pas celle d’être Dante par mimétisme ou de légitimer

son approche théorique via « le » poète. Il se défendra ultérieurement en disant : « j’ai tenu

sur Dante un discours très privé153. »

Lorsque nous lisons attentivement ce texte, nous découvrons que toutes les « inscriptions pour

pierres tombales » que Pasolini attribue à Dante et qui parlent, comme le dit Pasolini, de

« l’unité obsessive du ton du poème » sont en fait ses propres inscriptions. Il ne nous parle pas

tant de la volonté de Dante d’être poète mais plutôt de la sienne, de son propre projet

poétique:

Le projet poétique de Dante pourrait donc être découvert dans l’accent toujours égal de toutes ces « inscriptions pour pierres tombales » en quoi consiste une véritable lecture de la Divine Comédie [...]. Toutefois dans ce cas il faut admettre que ces « inscriptions » se situent à un niveau d’irrationalité pure, aussi bien par sa volonté que par notre compréhension. Parce que ces « éternités poétiques », à travers lesquelles la Comédie « se refait » en dehors d’elle-même, sont les mêmes que celles qui échappent à l’analyse dans les sonnets les plus « choisis et sélectifs » de Pétrarque [...].154

N’est-ce pas la volonté de Pasolini de réaliser ces « éternités poétiques » de son vivant? Dans

son interprétation de la « mimésis » chez Platon, Gérard Genette dans Frontières du récit

conclut qu’une « imitation parfaite » de la réalité n’est plus une imitation, mais c’est la réalité

même155. Pasolini ajouterait qu’en tant qu’imitation « parfaite », elle ne peut être que divine.

Et c’est justement dans La Divine Mimésis –consignée à l’éditeur peu de jours avant sa mort-

que Pasolini, se dédoublant en Dante et Virgile, révèle que « la volonté de Dante d’être

poète » était en substance sa propre volonté. Ici se déploie à nouveau le thème de

l’autobiographie pasolinienne et la référence dantesque est uniquement un prétexte pour parler

encore une fois de lui.

152 Ibid., pp. 65-66. 153 Ibid., p. 77; en réponse à C. Segre, Pasolini écrit « La mimésis maudite », qui paraît tout d’abord dans Paragone, n° 194, avril 1966, puis dans L’Expérience hérétique, à la suite de « La volonté de Dante d’être poète ». 154 Ibid., pp. 73-74. 155 G. Genette, « Frontières du récit », in Communications, n° 8, 1966, p. 156.

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En réalité, c’est de la volonté de Pasolini d’être cinéaste dont il s’agit et que ce dernier tente

de faire remonter à bien des années avant d’avoir été réalisateur, expliquant de manière

continue, voire rébarbative, ses motivations précoces, ses prédispositions naturelles, enfin sa

« vocation » cinématographique : « Jeune homme, je pensais être réalisateur156», précisait

Pasolini au terme de la phase qui l’a vu être scénariste. Il ajoute :

Ma première vocation à le faire est restée, à laquelle j’ai renoncé pendant des années ; étant retourné au cinéma de manière fortuite, cette vieille passion est revenue, et j’ai pu la réaliser… C’est vrai, il y a aussi la raison prétexte… je faisais des scénarios et je voyais qu’ils n’aboutissaient jamais comme je me l’étais imaginé157. [trad.]

Il est alors amusant de voir qu’à la fin de son intervention sur le discours indirect libre,

Pasolini précise :

Le « cinéma de poésie » […] a pour caractéristique de produire des films de nature double. Le film que l’on voit et que l’on reçoit normalement est une « subjective indirecte libre », parfois irrégulière et approximative, et très libre : l’auteur se sert de « l’état d’âme psychologique dominant du film », qui est celui d’un héros malade, anormal, pour en faire une mimésis continue, qui lui permet une grande liberté stylistique anormale et provocante. Sous ce film, se glisse l’autre film –celui que l’auteur aurait fait même sans le prétexte de la mimésis visuelle de son héros : un film totalement et librement de caractère expressif et expressionniste158.

Il est possible donc d’affirmer que, à côté de la dichotomie entre langue de poésie/langue de

prose conventionnelle propre au cinéma contemporain, demeure la consubstantialité entre une

expression filmique immédiate, construite sur l’identification totale entre l’auteur et le

personnage représenté, et la pellicule sous-jacente, qui fait allusion au contenu didactico-

moral dont l’auteur a imprégné son œuvre et dont la compréhension est rendue possible

seulement dans un deuxième temps. L’usage de la « subjective indirecte libre » et le retour à

une inspiration auteuriale plus authentique aboutissent à la naissance d’un langage

sincèrement poétique qui atteste, d’après ce que Pasolini affirme, la formation d’une

« tradition technico-stylistique […] : une langue du cinéma de poésie159. »

156 “Incontro con Pier Paolo Pasolini”, sous la dir. de N. Ferrero, Filmcritica, 116, janvier 1962, p. 688. 157 Ibid., p.688. cf. chapitre « Le scénario comme structure tendant à être une autre structure », L’Expérience hérétique, pp. 156-166. 158 P.P.P., « Le cinéma de poésie », op. cit., pp. 151-152. 159 Ibid., p. 152.

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2.2.2.1.1.1 Choix du dialecte, environnement et personnages dans Accattone

Avec son arrivée à Rome en 1950, Pasolini découvre surtout le monde du sous-prolétariat

romain dans lequel lui semblent revivre les traits de la réalité paysanne du Frioul. En effet, ce

monde, tellement fascinant et naturel à ses yeux, peuplé de jeunes hommes pleins de vitalité,

va rapidement devenir le protagoniste de ses nouvelles œuvres, littéraires d’abord -avec Les

Ragazzi et Une vie violente- puis cinématographiques, comme l’attestent Accattone mais aussi

Mamma Roma et La Ricotta, considérées comme la trilogie sous-prolétaire160 de Pasolini. A

partir du début des années 1960, le système narratif de Pasolini s’organise en des typologies

communicatives différentes, qui unissent le langage verbal au langage iconique : la parole et

l’image trouvent en effet leur symbiose dans le média cinématographique qui, à partir de ce

moment va devenir le moyen d’expression narratif de prédilection pour l’écrivain. Du reste,

Pasolini a écrit que « l’image et la parole, dans le cinéma, sont une seule chose : un topos161.»

Ainsi, avec le film Accattone, tourné en 1961 et sorti en 1962, Pasolini réinvestit le monde des

banlieues romaines pour en analyser encore une fois les histoires des jeunes hommes qui y

vivent.

L’insertion de choix linguistiques à l’intérieur d’un projet cohérent a fait qu’avant d’être un

écrivain puis un cinéaste, Pasolini a tout d’abord été un critique et un linguiste et c’est cet

intérêt particulier pour la linguistique structurale qui l’a amené à d’autres formes

d’expression162. Lui-même dit à ce propos : « Dès que je me mets à lire des ouvrages

linguistiques, l’envie me prend d’écrire des poèmes. Je pense que la lecture de ces textes

provoque en moi une exaltation créatrice, ce qui confirmerait plutôt, d’ailleurs, le caractère

« métalinguistique » de l’action poétique163.» En effet, plus que l’innovation des structures

narratives et poétiques, ce qui compte pour Pasolini, c’est le discours sur la langue. Ceci se

160 Dans la partie « I miti. 1961-1967 » de Pasolini nella città del cinema, Lino Micciché délimite quatre grandes périodes dans la production cinématographique de Pasolini, tout en étant conscient que cette segmentation n’a qu’un intérêt fonctionnel, car il se dégage une unité entre tous ces films, qui est selon lui celle de la mort ; ainsi la première phase qu’il appelle « le cinéma de la banlieue », de 1961 à 1963 ; la période du « cinéma de l’idéologie », de 1964 à 1967, avec La rage, Enquête sur la sexualité, L’Evangile selon Saint Matthieu et Des oiseaux, petits et gros où Pasolini « prend position sur les événements historiques mondiaux et sur la réalité sociologique nationale » ; « le cinéma du mythe » qui est la troisième phase allant de 1967 à 1970 avec La terre vue de la lune et Qu’est-ce que les nuages ?, Œdipe roi, Médée, Théorème et Porcherie ; enfin, la quatrième partie, qui est considérée comme la plus extrême dans sa recherche cinématographique, comprend Le Décaméron, Les contes de Canterbury, Les mille et une nuits et Salò ou les 120 journées de Sodome, partie qui prend fin en 1975 avec la mort de Pasolini. 161 Ibid., p. 242. 162 Pasolini a été en contact avec la linguistique structurale dès le début des années 1950, à travers la lecture de textes de Saussure et de Jakobson. 163 P.P.P., Les dernières paroles d’un impie – entretiens avec Jean Duflot, pp. 119-120.

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rencontre, dans l’œuvre pasolinienne, au moins jusqu’à la moitié des années 1960 : la

découverte de la sémiotique et de l’école française de Roland Barthes ont ensuite conduit

Pasolini à l’analyse des structures linguistiques et donc, de la langue en relation à son

registre164.

Le réseau linguistique, dans lequel Pasolini se meut, se forme parallèlement aux analyses

philologiques et phonologiques qu’il réalise dans le but de récupérer le dialecte. Il est

symptomatique chez Pasolini qu’à partir du moment où il agit directement sur la langue

dialectale et la manipule en fonction d’un usage créatif, il ressente le besoin de la mettre

également en relation avec sa nature géographique et historique. A ce propos, Pasolini opère

un travail de sélection sur les diverses inflexions du parlé dialectal, en rapport au lieu où il est

utilisé, et signale les circonstances historiques en raison desquelles une langue déterminée a

changé de phonèmes et de structures. Il se dédie à ces études surtout à partir de la seconde

moitié des années 1940, quand, occupé à la rédaction des poésies en frioulan et à son

expérience de l’ « Academiuta », il propose de faire un essai à partir de ses recherches sur le

terrain, qui servira de base à sa réflexion sur la langue dans la partie «Langue et littérature »

de L’Expérience hérétique.

Au terme de cette recherche, le dialecte se révèle être, pour Pasolini, un choix précis pour un

contexte donné : c’est l’expression d’un monde, mais qui se formule en même temps comme

le fruit de l’expérience historique, publique et privée, d’un tel monde. C’est pourquoi Pasolini

vise à atteindre une symbiose parfaite entre signifié et signifiant : si ce qui est exprimé est le

monde paysan frioulan ou le sous-prolétariat romain, il est clair que son expression doit

arriver en contact physique avec la parole orale, de sorte que celle-ci permette à ce monde de

s’exprimer réellement. Ainsi, la fonction de la langue est certainement celle de réaliser la

création littéraire mais aussi celle de perpétuer une sorte de documentation historique : en

effet, elle enregistre le connoté linguistique d’une condition particulière, celle du monde

paysan ou sous-prolétaire, en une localisation géographique précise et, donc, contextuelle à

l’objet que le texte littéraire, poétique ou scénaristique a engendré. Mais, comme on pouvait

s’y attendre, il mêle bien vite à cela un discours idéologique :

[…] l’intellectuel mimétique ne peut pas adopter les modes linguistiques de ceux qui sont plus avancés que lui dans l’histoire, c’est-à-dire, par exemple, des masses innocentes et standardisées de la société dans une phase néocapitaliste avancée. Par conséquent, on peut bien dire que désormais

164 cf. chapitre « A la recherche de la spécificité du langage cinématographique », p. 17.

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l’intellectuel prend sans discrimination et nécessairement l’aspect d’un traditionnaliste165.

Le dialecte devient l’instrument du discours indirect libre, qui permet de se mettre dans la

peau de gens appartenant à une autre classe sociale. A travers ce procédé, Pasolini semble

avoir trouvé un remède à sa crise idéologique personnelle car il lui permet de se déculpabiliser

de sa condition bourgeoise, parce qu’elle lui donne les moyens d’épouser la condition de ses

personnages, souvent issus de classes sociales inférieures à la sienne.

Le dialecte166 se présente alors comme la langue du monde rural et est transcrit en tant que tel,

dans le plus rigoureux respect des cadences phoniques et de l’intégrité sémantique. Une

méthode de travail identique va être appliquée à l’époque de sa découverte des parlés

dialectaux des banlieues romaines, grâce à l’évolution de sa recherche linguistique. Dans ce

cas aussi, la phase de recherche est longue et occupe l’auteur à des repérages « fraternels »,

dans le sens d’une réelle recherche de connivence et non d’une étude académique aseptisée,

avec le monde des banlieues. Par ailleurs, pour recueillir profondément les caractéristiques du

dialecte romain et afin d’institutionnaliser comme langue l’argot du sous-prolétariat, Pasolini

n’hésite pas à se servir d’ « interprètes » : il a recours, en effet, à l’aide d’amis comme les

frères Franco et Sergio Citti -dont il dira qu’il a été son « vocabulaire romain vivant167»-, ou

Ninetto Davoli qui, après consultations, lui garantissent la prise scientifique correcte sur le

tissu de la langue orale. Notons que l’élément innovateur qui caractérise les romans et les

scénarios « romains » par rapport aux poésies frioulanes est la présence du

« plurilinguisme168 », qui opère une connivence entre la langue nationale et le parlé dialectal ;

on peut parler dans ce cas de contamination linguistique169. Ces deux formes de « langues »

s’interpénètrent et documentent l’existence de deux mondes différents. Si l’œil de celui qui

l’observe peut transfigurer le monde et le transcrire à travers une langue créative, la réalité

doit se placer dans la situation d’être un document d’elle-même et doit se conformer, en tant

165 L’Expérience hérétique, p. 55. 166 Voir MARAZZINI Claudio, La lingua come strumento sociale: il dibattito linguistico in Italia dal Manzoni al neocapitalismo : testi e commento, 1977. 167 P.P. Pasolini, “La veille. Le 4 octobre”, in Accattone, Mamma Roma, Ostia, 1993, p. 31. 168 Pasolini remonte de manière poétique à la distinction gramscienne, ensuite approfondie par Gianfranco Contini, qui distinguait deux traditions linguistiques italiennes : la première est la tradition de la langue centralisée, telle qu’imposée par la tradition classique et qui, par purisme, remonte à Pétrarque ; la deuxième en revanche suit la tradition plurilingue qui, de Dante arrive au naturalisme, c’est-à-dire au vérisme de Verga. 169 Contamination que nous retrouverons ensuite dans son traitement de la musique et de la peinture en rapport au matériau du film. cf. chapitre « Cinéma de poésie : entre tendance naturaliste et exigence expressionniste », pp. 30-35.

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que telle, au pur registre oral, retranscrite par les mots de l’écrivain et intégrée au contexte

narratif.

En ce sens, dans les romans à orientation romaine, les résultats expressifs obtenus par Pasolini

sont différents de ceux que la littérature contemporaine de son époque produit, qui a pourtant

aussi comme base un choix plurilingue. Les pages de Pasolini, par exemple, sont différentes

des pages de Gadda. Chez Pasolini, le dialecte s’articule à la réalité, il est pour lui la langue

de la réalité, alors que chez Gadda, c’est un élément de la transformation linguistique : le

baroque gaddien se nourrit de diverses langues pour définir une langue propre, une hypothèse

de style expressif qui a pour prérogatives le magma linguistique et la contamination

structurale; en revanche, chez Pasolini, le dialecte est inséré dans un schéma fonctionnel et

trouve ainsi, tel est le but de Pasolini, le même rôle linguistique et expressif qu’il a dans la

réalité. Mais il ne faut surtout pas oublier un fait d’importance capitale : dans Accattone,

Pasolini a cherché à simuler la langue parlée des banlieues romaines ; son discours oral est

une élaboration linéaire, une production liée à une situation bien précise qui présuppose la

présence contemporaine de l’émetteur et du destinataire ; de plus, il s’enrichit notamment

avec la gestualité et l’intonation : Pasolini adopte pour ce faire des stratégies orales dans le

discours écrit pour tenter d’être le plus fidèle possible au discours oral.

La réalité sous-prolétaire ne pouvant s’exprimer qu’à travers le dialecte, qui est sa réalité

linguistique, Pasolini choisit naturellement le dialecte pour décrire ce milieu. Ce choix, et son

adoption en tant que langue vivante de ses personnages, est une préfiguration du discours

indirect libre et une valorisation de la réalité dans laquelle ces personnages vivent et

travaillent. A l’intérieur d’une telle réalité, l’écrivain se doit simplement de discerner les

éléments qui sauvent ce plurilinguisme fragmentaire fait des parlés locaux, par rapport à

l’homogénéité de la langue nationale, et de lui donner ainsi le privilège de devenir une langue

de la littérature. De sorte que l’engagement de Pasolini à l’égard de l’étude sociolinguistique

revêt une double consistance : elle devient élément de documentation et de transmission et fait

l’objet d’une codification dans le texte écrit (dans les poésies, les romans et, comme nous

l’avons vu précédemment, les scénarios qui tendent ainsi à devenir une autre forme), dans

lequel elle va être transmise et en même temps, elle dépasse l’intérêt purement documentaire

pour se conformer au projet esthétique et littéraire de l’auteur. Le but ultime de cette double

réalisation, qui s’implante en des classes sociales différentes, offre la possibilité de profiter du

produit littéraire ou filmique non seulement à la classe bourgeoise et intellectuelle mais aussi

aux classes les plus basses, sous-prolétaires ou paysannes. Pour ces derniers, le parlé des

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banlieues n’est pas une réalité expressive mais un document de la réalité, du moins c’est là

l’intention de Pasolini. En changeant de moyen d’expression, Pasolini sait en fait qu’il étend

son champ de diffusion et n’est ainsi plus seulement soumis aux commentaires des critiques.

Pasolini utilise le sous-prolétariat romain en tant que contenu, non pas pour des raisons

mondaines, mais pour des raisons personnelles, politiques et artistiques.

Individuellement, il est « fasciné » par la vitalité de ce peuple abandonné à lui-même.

Politiquement, il présente des problèmes sociaux que la bourgeoisie cache ou ignore. Le sous-

prolétariat romain revêt en ce sens, aux yeux de Pasolini, les caractères d’une race en voir

d’extinction : c’est le ventre dissimulé de la civilisation. Et le ragazzo di vita arbore les traits

dépressifs d’une sous-humanité aliénée qui halète pour rejoindre, sans pouvoir y arriver, les

nouvelles idoles de la société de consommation. D’autre part, la banlieue lui apparaît encore

comme un univers incontaminé et incontaminable, suspendu dans une atemporalité mythique.

Artistiquement, c’est l’opportunité de mettre en acte ses recherches stylistiques, notamment

sur le discours indirect libre grâce auquel il justifie sa démarche :

Je me suis mis à regarder ce qui se passait dans l’âme d’un sous-prolétariat de la périphérie romaine (j’insiste à dire qu’il ne s’agit pas d’une exception, mais d’un cas typique de la moitié de l’Italie au moins) : et j’y ai reconnu tous les anciens maux170. [trad.]

On retrouve d’ailleurs de nombreuses traces de discours indirect libre dans le film comme

dans le scénario, comme expérimentation d’un concept théorique qui n’émergera que plus tard

dans sa forme définitive. En ce sens, le scénario, que Pasolini a toujours considéré comme

matériel narratif, assume la forme d’un vrai récit dialogué dans lequel la partie descriptive est

ample et souligne les mouvements émotifs et contemplatifs de ses personnages. Les parties

dialoguées, en contraste avec la forme lyrique de la description171, marquent le point

culminant de son expressivité : un magma linguistique qui crée de l’épaisseur. Mais un

problème majeur réside quand les phénomènes d’hybridisme se manifestent chez les

personnages protagonistes : Pasolini croit démontrer la volonté de dominer la langue et la 170 L. De Giusti (sous la dir. de), Pier Paolo Pasolini. Il cinema in forma di poesia, Ed. Cinemazero, Pordenone, 1979, p. 21. 171 Dans les didascalies, Pasolini ne manque pas de faire démonstration de son style poétique, avec l’usage de figures de style : comparaisons, assonances, oxymores et anaphore ; ou d’intégrer, à de nombreuses reprises, des éléments d’italien standard avec ceux de l’italien cultivé, en suivant la dynamique de ses personnages : par exemple, à la p. 67, quand il emploie le mot scucchia, menton en dialecte romain en référence au personnage du même nom, au milieu d’une tournure de phrase quasi alambiquée. Au sujet du traitement des didascalies, nous renvoyons à l’excellent ouvrage de S. Raffaeli, La lingua filmata : didascalie e dialoghi nel cinema italiano, 1992.

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culture officielle de la part des habitants de la banlieue romaine, alors que cela ne fait que

souligner le marquage énonciatif de l’auteur cultivé. Pasolini met ainsi dans la bouche

d’Accattone, dans lequel il ne fait aucun doute qu’il se reflète, ou d’autres, des références

cultivées à travers des boutades qui révèlent en fait leur ignorance : allusion aux pharaons,

aux lacrime Cristi, à Néron, à l’Evangile ou encore à Lincoln172. En outre, dans les didascalies

relatives à ces boutades, il indique la manière dont elles doivent être dites : « il a parlé dans

une espèce d’italien bourgeois-scientifique, avec un air méprisant» ou « comme un

avocat173» ; ceci dénote une certaine envie de jouer avec les différents niveaux socioculturels

entre les personnages mais est en forte contradiction avec la notion de « discours indirect

libre» explicitée ci-dessus. Il en va de même pour le choix du nom des protagonistes qui

reflètent une contamination évidente du vocabulaire religieux chrétien: Stella, l’étoile qui

indique le bon chemin ; Madeleine, qui fait référence à la « Mère des douleurs 174», la

pécheresse publique sauvée par Jésus ; Ascensa, « une sainte175 »; Amore, la prostituée ;

Nannina qui est le symbole de la sacralité de l’amour maternel, avec le rappel à l’

iconographie traditionnelle sacrée de la Vierge à l’enfant ; Salvatore, le Sauveur, qui est

Jésus ; Pio, qui signifie pieux. Quant au personnage d’Accattone, d’après les récits des frères

Citti, il existait vraiment dans la banlieue romaine : « On en parlait entre délinquants comme

d’un gars sans domicile fixe qui vivait d’expédients. C’était une espèce de « légende » de

périphérie. […] On l’appelait Accattone parce qu’il s’accrochait à la vie176.» Ces noms,

utilisés à des fins superstitieuses ou blasphématoires, rendent plutôt compte d’un univers

préfabriqué, d’une construction destinée avant tout au scénario et qui semblent trahir les

intentions théoriques de Pasolini.

De manière idéologique, il semble trouver un environnement propice à son engagement civil :

la découverte des banlieues devient idéale pour mettre en avant une critique de la société

bourgeoise qui, selon lui, est à l’origine de ces enfers sociaux. A ce stade, Pasolini cherche à

donner un aspect historique à sa crise personnelle et à l’insérer dans la société qui l’entoure.

Le travail de Pasolini se mute en une recherche rationnelle et historique emblématisée par le

172 P.P.P., Accattone, Mamma Roma, Ostia, respectivement p. 72, p. 84, p. 90, p. 110 et p. 118. 173 Ibid., p. 68 et p. 85. 174 P.P.P., Accattone, Mamma Roma, Ostia, p. 77. 175 Ibid., p. 119. 176 cf. http://www.pasolini.net/contr_pinobertelli_accattone.htm. En italien, accattonare signifie mendier, implorer.

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binôme Marx-Gramsci. En tant qu’intellectuel bourgeois en crise, Pasolini déclare qu’il existe

une science rationnelle pour comprendre et affronter le monde actuel : la pensée marxiste.

Ce cadre est donc idéal car il permet à Pasolini de se donner bonne conscience mais il en

biaise le cadre car il l’idéalise dans la perspective marxiste. La mort d’Accattone, par

exemple, résonne comme une mort métaphorique, en tant que condamnation à l’égard de la

condition bourgeoise qu’Accattone n’a pas su conquérir et qui l’a emporté dans un destin

atroce. Accattone est « beaucoup plus en arrière que Tommasini [le protagoniste de Une vie

violente]. Son destin est beaucoup plus tragique177.» Pasolini semble vouloir véhiculer le fait

que, pour le sous-prolétariat, l’unique rédemption est la mort même, comme seul acte de

réalisation d’une vie vécue sans but. Idéologiquement cette solution paraît bien faible, mais

pour lui, la réalité doit être respectée sans perspective consolatrice et déformante. Le fait de

justifier cette mort comme étant inéluctable à sa condition masque en fait la véritable raison

de cette mort que Pasolini a conçue pour marquer le détachement d’avec son personnage et

ainsi démontrer qu’il était possible d’appliquer la subjective indirecte libre.

Du côté marxiste (de l’aile conservatrice), les critiques à l’égard de Une vie violente en 1959,

de la part du sénateur Mario Montagnana, qui était le beau-frère de Togliatti (leader du PCI),

se font vives dans une lettre qu’il destine au directeur de Rinascita et qui méritent qu’on s’y

attarde pour mieux appréhender les reproches faits ensuite pour Accattone : « Pasolini réserve

les vulgarités et les obscénités, les mots grossiers au monde des pauvres […] On a la sensation

que Pasolini n’aime pas les pauvres, méprise en général les habitants des borgate romaines et,

encore plus, méprise (je ne trouve pas d’autre mot) notre parti […] 178.» Il y a, dans cette

critique virulente, un amalgame certain entre les mots grossiers et le mépris, qui souligne

d’une part, une incompréhension totale face aux intentions de Pasolini et, d’autre part, d’une

inadéquation du Parti avec les choses telles qu’elles sont. Et à Edoardo D’Onofrio, autre

leader communiste, de lui répondre : « […] Pasolini ne cache pas la vérité pour plaire au parti

[…].» En effet, il se défendra plus tard au sujet d’Accattone par ces mots :

Mais, en tant qu’auteur et en tant que citoyen italien, je n’exprimais pas du tout, dans le film, de jugement négatif sur ces personnages délinquants : tous leurs défauts me semblaient humains, pardonnables, et en outre, parfaitement justifiables socialement179. [trad.]

177 “L’Accattone di Pier Paolo Pasolni”, interview de Daisy Martini, in Cinema Nuovo, n° 150, mars-avril 1961, p. 137 . 178 Nico Naldini, “Les jours d’Accattone”, Pasolini, una vita, Torino, Einaudi, 1989, p. 228. 179 P.P.P., Le regole di un’illusione, Fondo Pier Paolo Pasolini, Rome, 1991,p. 23.

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A propos de la crise individuelle d’Accattone, Lino Micchiché attaque le choix et la

justification de Pasolini :

Moins naturelle, en revanche, voire même idéologiquement régressive, l’idéologisation de cette “crise totalement individuelle”, sa généraliasation comme un “cas typique de la moitié de l’Italie au moins”, sa mythisation comme une “pré-histoire” statique où se logent, dans une totale fermeture dialectique avec le monde, « tous les anciens maux » [...]: en d’autres termes, sa perception/représentation comme d’une condition désespérée mais d’une certaine manière autosuffisante, non imprégnée par les processus historiques, ni imprégnable, pure biologie qui contient en soi [...] la seule idéologie possible de la libération. Sur ce terrain, indubitablement, nous trouvons les limites majeures des débuts cinématographiques pasoliniens (...). Ces caractéristiques nous intéressent dans leur caractère approximatif puisqu’elles signifient assez bien le type de violence que l’auteur a infligée à la matière pour y tisser par-dessus son propre dessein poétique, fascinant et très personnel. En réalité le sociologisme objectif de Pasolini est en tout point artificiel180. [trad.]

Le reproche181 qui a souvent été fait à Pasolini concernant le contexte choisi–l’environnement,

les personnages et le dialecte-, outre le sentimentalisme adopté pour décrire ce milieu, c’est

celui d’avoir dépeint des jeunes trop « uniformisés », « préfabriqués », « stéréotypés182.» Une

autre attaque a été celle d’avoir voulu créer un « vérisme d’apparence183 ». Adele Cambria,

alias Nannina, témoigne par ces mots : « …mythification, reconstruction artificielle de la

misère, exploitation de la douleur des autres, de la douleur, disons, “sociale”, et décadentisme

etc.: c’est un tas d’accusations, de méfiances- certaines superficielles, d’autres moins- qui se

concentrent communément sur Pasolini. […] Je devrais essayer d’en parler une fois avec

Pasolini; par exemple en lui posant une question grossière, de ce genre: [...] “Jusqu’à quel

point penses-tu qu’il soit légitime, pour un écrivain, d’exploiter, sans pitié, la réalité, voler les

autres d’eux-mêmes?”184.»

180 L. Miccicché, “I miti 1961-67”, in op. cit., p. 39; l’italique est mien. 181 Pour une recension critique d’Accattone, voir S. Parigi, “Antologia critica”, in op. cit., pp. 203-226. 182 Emilio Cecchi, Libri nuovi e usati, éd. Scientifiche italiane, Napoli, 1958. Ceci a été dit précisément pour le roman Les Ragazzi mais semble valable également pour Accattone. 183 Carlo Salinari, Preludio e fine del realismo in Italia, Napoli, Morano, 1967. 184 P.P.P., Le regole di un’illusione, 1991, p. 31.

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3. Conclusion

La démarche théorique de Pasolini dont nous venons d’esquisser les différentes propositions

et articulations ne se présente pas comme une théorie tout à fait aboutie, ou, si l’on veut,

définitivement achevée, mais comme une structure qui reste ouverte, un champ

d’expérimentation conceptuelle destiné à être sans cesse remodelé par son auteur au point de

se répéter inlassablement et de devenir ennuyeux. Cette forme conceptuelle (déjà élaborée en

substance dans ses scénarios) ne se construit pas seulement à travers ses textes théoriques,

mais aussi à travers une pratique de cinéaste, comme nous l’avons vu, qui comporte elle aussi

une portée théorique. Avec Accattone, Pasolini a inventé un mode de narration spécifique où

le mouvement de la caméra, la coupure brutale des séquences, leur enchaînement hachuré,

hétérodoxe par rapport aux lois en cours du montage créent la sensation d’une représentation

non objective de la réalité, d’un regard inquiétant. Comme l’avance Giuseppe Zigaina,

Pasolini, « a-t-il sans nul doute deviné, dès ses premières expériences, que le montage

cinématographique pouvait l’aider à exalter sa propre technique expressive de la

contamination185.» Ceci rend Accattone, et la première période du cinéma pasolinien,

différente des premières expériences du « nouveau cinéma » européen, parfois plus innovant.

Certes Accattone, film “pauvre”, tourné avec un matériel technique réduit, sans acteurs

professionnels (ou presque), avec des solutions et des procédés “naïfs” et transgressifs par

rapport à ceux du cinéma « bourgeois », est un film d’auteur « typique », qui se situe à

l’intérieur du phénomène de prise de vue d’un « cinéma de poésie », analysé par Pasolini dans

son intervention de 1965. On comprend peut-être mieux aussi la confusion qui a pu régner à

l’époque entre les théories de Pasolini, ses prises de position critiques et la réalité de ses films,

confusion entretenue par cette foi dans la modernité qui a suggéré, pendant ces années

d’effervescence et d’enthousiasme pour le cinéma, bien des contradictions qui n’ont fait que

s’aggraver par la suite.

Cependant, à considérer l’hérédité du Pasolini théoricien et pédagogue, elle a eu une

importance mineure : un patrimoine qui, bien qu’il ait su se construire à partir d’une tradition

classique s’est toutefois révélé plutôt inadapté du point de vue de la pratique, de la réalisation,

pour une certaine partie du jeune cinéma italien. Néanmoins, c’est à travers cette expérience

théorique que la considération de Pasolini, en tant qu’écrivain pour le cinéma, pourrait plutôt

185 G. Zigaina, op. cit., p. 1

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tendre, mais de manière limitée, à l’hypothèse d’une « école » pasolinienne, si l’on s’en tient

au concept de « cinéma de poésie186».

Le point crucial de la contribution de Pasolini au cinéma qui l’a succédé est alors constitué

par l’émergence de certains films qui se reconnectent directement à son « enseignement ». Un

de ceux-ci pourrait être la première œuvre de Bertolucci, La commare secca (dont le scénario

est tout de même de Pasolini), que la critique italienne a mal compris, oscillant entre des

accusations de « pasolinisme » ou d’artifice « à la française ». Un autre est sans doute Sergio

Citti avec l’apparition en 1971 et 1973 de deux longs métrages, respectivement Ostia et

Histoires scélérates, qui représentent encore aujourd’hui, surtout Ostia, le moment le plus

fructueux de l’ «école pasolinienne», dans la mesure où elle a pu être un agent de croissance

d’un réalisateur. On pourrait élargir le champ, en examinant le destin du monde des banlieues

dans le cinéma italien post-pasolinien (de Gian Vittorio Baldi à Vittorio De Seta et

Bernardini, ou de personnages mineurs comme Bruno Solaro à de plus récents « disciples »).

Cela dit, nous pouvons assez bien saisir l’impossibilité d’une véritable filiation du cinéma de

Pasolini car, dans sa dynamique interne faite de contradictions et de tensions, l’équilibre des

structures et des formes est toujours provisoire et difficile. D’un côté, la conscience lucide et

dévastatrice de la fin d’un mandat intellectuel et politique échu et de sa propre crise identitaire

s’accroît et s’accentue dans le déclin plus général des idéologies et des alternatives

révolutionnaires ; de l’autre, la réalité du monde sous-prolétaire, lieu poétique privilégié par

une identification personnelle et politique ancienne et persistante, élégiaque et révoltée, se

dilue dans la mémoire, emportée par la civilisation néocapitaliste, et s’éloigne dans le mythe.

Le mythe d’une nouvelle préhistoire, dont l’équivalence poétique sera désormais transportée,

pour Pasolini, des périphéries isolées des métropoles d’Europe aux villages du tiers monde :

[...] l’affirmation de la réalité du mythe et le déplacement du réalisme sur le sacré, tous points qui circonscrivent, sans doute, la place toute originale de Pasolini, mais qui en même temps ne le font qu’à travers des contradictions qui, pour être acceptées et affichées, n’en continuent pas moins à « poser problème »187.

La vitalité des Ragazzi di vita s’est évaporée en même tant que la langue dialectale a disparu

mais la matériel théorique, critique et filmique laissé à la postérité par Pasolini permet de

revisiter ce passé.

186 Sur ce point, nous vous renvoyons au pp. 164-165. 187 René Schérer, « Promenades (florilège) », in Passages pasoliniens, 2006, p. 24.

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4. Bibliographie (ouvrages cités ou consultés)

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5. Filmographie

Sources primaires

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Sources secondaires (citées ou visionnées)

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Les lumières de la ville, Charlie Chaplin, 1931

Vampyr, Carl Theodor Dreyer, 1932

Le jour se lève, Marcel Carné, 1939

Ladri di biciclette (Voleur de bicyclette), Vittorio de Sica, 1948

Journal d’un curé de campagne, Robert Bresson, 1950

Senso, Luchino Visconti,1954

Akasen chitai (La rue de la honte), Kenji Mizoguchi, 1956

La dolce vita (La douceur de vivre)¸ Federico Fellini, 1960

A bout de souffle, Jean-Luc Godard, 1960

Rocco e i suoi fratelli (Rocco et ses frères), Luchino Visconti, 1961

Sleep, Andy Warhol, 1963

Ostia, Sergio Citti, 1970

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Scénarios de P.P. Pasolini (ou collaborations)

La donna del fiume (La fille du fleuve), Mario Soldati, 1955

Les nuits de Cabiria (Les nuits de Cabiria), Federico Fellini, 1957

Marisa la civetta (Marisa), Mauro Bolognini, 1957

Giovani mariti (Les jeunes maris), Mauro Bolognini, 1958

La notte brava (Les garçons), Marco Bolognini, 1959

Morte di un amico (Mort d’un ami), Franco Rossi, 1959

La giornata ballorda (Ca s’est passé à Rome), Marco Bolognini, 1960

La dolce vita (La douceur de vivre), Federico Fellini, 1960

Il bel Antonio (Le bel Antonio), Marco Bolognini, 1960

La lunga notte de ’43 (La longue nuit de 43), Florestano Vancini, 1960

Il carro armato dell’8 settembre, Gianni Puccini, 1960

La ragazza in vetrina (La fille dans la vitrine), Luciano Emmer, 1961

La commare secca (La camarde), Bernardo Bertolucci, 1962

Storie scellerate (Histoires scélérates), Sergio Citti, 1973 [1963]