l'aéronef des fous, catherine et odile pierron

39

Upload: yoann-vallier

Post on 22-Mar-2016

236 views

Category:

Documents


8 download

DESCRIPTION

2050, la psychiatrie n’existe plus. Mélanie est sélectionnée pour une expérience thérapeutique. Son objectif : guérir ses troubles étranges. Déportée sur un aéronef tournant autour de la terre, elle part à la recherche de remèdes dans l’Histoire, de la Grèce antique à l’Italie des années 70 en passant par le Moyen-âge à Provins. Mais plusieurs obstacles surgissent, des faits troublants vont ternir sa confiance dans le contrat signé avec l’aéronef. Progressivement, elle comprend ce qu’est véritablement le dessein des scientifiques. Il va s’agir pour elle de jouer avec le temps, de résoudre bien des énigmes…Mais sur qui peut-elle compter ? Quel sens ont les mystérieuses disparitions des personnes auxquelles elle s’attache ? Pourquoi les autorités de l’aéronef s’appliquent-elles tant à respecter le « Couvrefou » ?

TRANSCRIPT

Page 1: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron
Page 2: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron
Page 3: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

Collection "Coup de coeur"

Page 4: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

De Catherine et Odile Pierron

Aux éditions Edilivre« Le jeune homme bleu », nouvelles,

Odile Pierron et illustrations, Catherine Pierron, 2012

Aux éditions Weka« Lecture et traitement de l’information », Guide du secrétariat territorial, 2009

Aux éditions Retz« Rédiger pour être efficace », 1997

Aux éditions Hachette« Lire vite, lire mieux », 1997

« Le savoir-écrire aujourd’hui », 1995

Aux éditions Marabout « 5 leçons pour rédiger efficacement », 1996

Page 5: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

Catherine et Odile Pierron______________________________

L'aéronef des fousRoman

Page 6: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

www.premedit.net

www.premedit.net/aeronef.htm

Page 7: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

« Sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie,

c’est l’homme même qui disparaît. »

François Tosquelles (1912-1994)

Page 8: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

- 8 -

Page 9: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

Chapitre 1

« Ici est un nulle part où l’on existe sans le savoir. »

— J’exige le silence !

La voix amplifiée du Directeur parcourt la salle des portraits ; un écho net se propage à chaque syllabe. Même ma voisine de cabine, à quelques pas de moi, se tait, elle qui s’obstine dans l’emploi des langues à risques que le massacre linguistique de 2048 a nettoyées.

— Le texte récemment transmis par le Ministère de la San-Sé1 permet à certains membres désignés de réaliser des périples vers la terre. De stricts critères ethniques et psychiatriques dirigent le tri indispensable à cela.

— Comment ça ?

Une voix s’est élevée. Non pas une mais cinq, dix, vingt…

— Laissez parler le Représentant du Ministère ! Mascars, calmez-les !

Une nuée de mascarones de bord, formant rang entre le Directeur et nous, s’approchent, souriantes et gentilles. Nous reculons d’un pas. Cette chorégraphie n’est pas nouvelle. A chaque intervention du Directeur, quelqu’un hurle ou

1 Ministère de la Santé-Sécurité appelé San-Sé par directive n°3286 821 en date du 28 février 2045

- 9 -

Page 10: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

interrompt. Quelqu’un de plus déboussolé. Ce matin, le Directeur du centre nous a réunis dans la salle des portraits. Sur le mur Nord, se trouvent les portraits des gens les plus fous que la terre ait jamais portés. Évidemment, je dis le mur Nord par convention. Le Directeur veut me persuader que s’aligner sur le Nord magnétique est la meilleure des choses à faire. Mais moi, je suis une folle : une déboussolée. C’est pour ça que je suis ici, folle de l’aéronef des fous. Ici, on parle parfois de l’A.F, compagnie aérienne qui aujourd’hui a disparu mais que les plus âgés d’entre nous ont empruntée jadis pour faire de longs voyages de terre en terre. Et la terre, c’est cette planète bleue qui apparaît par intermittence par les baies de verre. Ce bleu indéfinissable fait de vapeur et de lumière que reconnaît mon âme.

Se retrouver tous ensemble dans la salle des portraits ne va pas sans désordre dans nos habitudes de vie. D’abord nous devons quitter nos cabines et y laisser nos solitudes. Cela me fait drôle de dire « nous ». C’est sûrement le fait que l’on soit tous rassemblés, cela me donne l’illusion d’être avec, d’être parmi. D’appartenir à un grand corps organique et cohésif. Cela est faux naturellement, je n’appartiens à rien et rien ne m’appartient, c’est juste le choc que produit la proximité physique des autres que, d’ordinaire, je vois de loin ou croise par hasard. Dans la salle des portraits, on se serre tous dans le même moi, un moi coordonné, synchronisé, convergent vers le nous. Le Directeur n’est pas étranger à ce phénomène dans la mesure où, homme habile, il sait nous inciter à nous resserrer, sans quoi on ne tiendrait pas dans cette salle. Je ne l’ai jamais dit à personne, mais, ça, je déteste. Pourtant, quand je suis arrivée sur l’aéronef, m’accoutumer à la solitude a été difficile puis, elle m’a conquise, à mon insu. Maintenant, ma

- 10 -

Page 11: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

cabine est une extension de ma personne, je n’aime pas en sortir ; chez moi, je me ressemble. Cela dit, ces réunions restent exceptionnelles. Et les mascarones savent s’y prendre pour nous faire supporter la promiscuité. Il suffit qu’elles se faufilent dans les rangs, séparent doucement les gens qui se sont agglutinés et c’est de suite l’apaisement. Moi, je sais que le coudoiement comporte des risques. Toucher quelqu’un, c’est pas rien. D’ailleurs, si d’aventure quelqu’un force ma barrière de sécurité, je recule par réflexe. Il arrive que l’autre continue ; derechef, je recule. Ma sécurité en dépend.

— C’est bien, reprend le Directeur. Avant, désertant cet abri interstellaire à intervalles cadencés et licites, l’ensemble des membres de l’expérience réintégrait la terre. Certes ?

— Certes !!!

Le contrat que j’ai signé à mon embarquement est sans ambiguïté : « Le patient décidera des thérapies adaptées à sa maladie pendant ses descentes terricatives.». Pour une meilleure compréhension, le texte est traduit de la langue des autorités en langue vulgaire : « A partir d’une exploration dans le temps et dans l’espace, le patient choisira lui-même et mettra en œuvre les logiques thérapeutiques appropriées à sa pathologie et les expérimentera sur sa propre personne. C’est l’egothérapie. » — Eh bien, c’est simple, à partir de maintenant, le cénacle ministériel décidera des spécimens à détacher vers la terre. C’est sa directive, ne me demandez pas de la légitimer ; je n’en sais rien. Le Ministère l’a envisagé et c’est ainsi. Est-ce bien saisi ?

— Certes !!!

Ces tactiques de participation m’agacent parfois. Il s’adresse à nous comme à des enfants. Et de l’enfant, on ne considère pas

- 11 -

Page 12: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

la personne. C’est toute l’ambivalence de ces réunions dans la salle des portraits. Les gestes confus du collectif m’étourdissent, je m’y égare. J’y égare ma folie. Or, chacun rumine sa folie de façon très personnelle et pas du tout enfantine. Je ne jette pas la pierre à notre Directeur dont j’admire au demeurant la pédagogie mais je trouve dommageable qu’il nous conditionne de la sorte à un semblant d’adhésion commune qui ne peut exister ici. L’aéronef ne possède aucun centre. Chacun est son centre, et c’est tout. Comme enivré par la jouissance de parler, le Directeur improvise avec emphase :

— Je ne pourrais faire que de vaines supputations sur ses fondements et ses impératifs…

Une mascarone brise l’éloquence du Directeur, glissant un papier entre ses mains. Le Directeur rougit et se reporte au papier :

— Il est malaisé de présenter les tenants de cette directive. Cela dit, la phase terricative à venir nécessite l’entraînement de stade 6. Le ministère de la San-Sé ne met pas en péril les membres de l’expérience.

Le Directeur parle fort et vite. Certains le craignent, je le devine à la sueur de leur peur. Moi, j’ai simplement résolu de ne pas croiser son regard, ainsi j’échappe à ses pensées. On ne sait jamais. L’aéronef des fous était probablement une belle promotion pour lui. Les questions les plus courtes atteignent le podium :

— De niveau 6 ?

— Qui est concerné ?

— Je vais y aller, moi ?

— Et moi, je pars aussi ?

- 12 -

Page 13: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

À mon tour je tente :

— Et moi, Dicteur ?

— Pas d’impatience, ni de tapage ! Le règlement d’ici exige gestes et démarches de bienséance et de civilité ; merci d’y penser. Ainsi, la première des règles est de parler l’un après moi, heu… l’un après l’autre… heu...

Le Directeur se ressaisit :

— Attendez le signal ! Le billet d’accès à la terre sera transmis très vite à l’intéressé. Maintenant, regagnez les cabines ! Rentrez gentiment !

D’un mouvement lent, le groupe se désagrège.

— Attendez …Mascars. Cette femme m’a appelé Dicteur, retenez-la ! Amenez-la !

— C’est Mélanie, là, devant Sa Sérénissime Excellence.

— Ah AMÉLIE ! Ainsi je serais le Dicteur ? Explicite l’essence de ce dérapage lexical.

La mascarone intervient :

— Admettez ma hardiesse, Sire ! Elle s’appelle MÉ-LA-NIE !

— Certes. Parle, Mélanie.

— C’est que, Directeur, vous dictez notre conduite.

— Écrivez, secrétaire. Cette MALADIE est intéressante ; parle sans gêne, ma chère. Secrétaire, écrivez, n’en perdez pas miettes ! Cette MÉLODIE… Ah…merde ! Ne prenez pas garde à cette méprise…Cette Mélanie est pleine d’esprit !

Quelle obstination à écorcher mon nom ! C’est tout ce qu’il reste de moi, il ne devrait pas. Avant d’être ici, je possédais toutes sortes de choses dont la variété résiste à la description.

- 13 -

Page 14: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

Les événements multipliaient les sensations à l’infini sans qu’elles ne s’épuisent et ne me lassent. La vie s’organisait et se désorganisait selon des desseins différents. Les sentiments que j’éprouvais se cherchaient, se trouvaient, s’abandonnaient, s’oubliaient ; pourtant, dans ce tâtonnement même de la vie, jamais je ne perdais de vue mon être. Et puis, ma vie s’est effondrée de l’intérieur. De contraires, j’étais habitée : l’excitation tantôt me suggérait toutes sortes de projets, l’abattement tantôt me rendait méfiante et douloureuse à l’égard de ce que contenait le monde, y compris et surtout de moi-même. Ce tourment arrachait, sur son passage, mes croyances, mes souvenirs, mes habitudes, mon présent, mon bonheur. Ma colère était inutile. Ma résignation l’était tout autant. Ceux que j’aimais me devenaient étrangers. Leur bon sens était à l’envers du mien et leur comportement, suspect. Pourtant, je soumettais ma pensée à des examens permanents, à l’affût d’un défaut dans ma propre boite noire et dans l’espoir d’édifier de nouvelles fondations, vain espoir car jamais ce bâti ne permettait de soutenir mon être désormais de guingois. J’étais comme ignorée par le bon sens. J’ai alors passé par-dessus bord la logique ordonnée, ballot désormais inutile. Je savais les ailleurs de l’univers, lisais le dessous des cartes. J’ai perdu pied, comme on dit, avec la réalité. Pourtant si l’on m’y autorise, je reste en éveil, prête à m’intéresser même à l’aéronef. Je sais par exemple que ce vaisseau, à dessein, endort nos sens. Dans les cabines, les couleurs indistinctes délassent et lassent alternativement le regard. Matières recyclées maintes et maintes fois, définitivement coupées des matières originelles et vidées de leur énergie.

Parfois, nous croisons un satellite avec lequel nous partageons le vide de l’atmosphère ; d’ailleurs, ici est un nulle part, où l’on

- 14 -

Page 15: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

existe sans le savoir. Le satellite pourrait nous renseigner sur l’heure qu’il est. Tout le monde se précipite alors aux baies pour regarder les reflets du soleil briller sur le métal. C’est beau mais c’est insuffisant. Ne pas en déduire l’heure m’irrite ; le Directeur interdit les montres et les horloges. Le temps nous manque. Nous tournons autour de la terre, lunaires. Le temps, c’était une belle invention. Une invention de toute éternité. Combien de fois ai-je parcouru le vaisseau afin de me représenter son aspect extérieur ? J’ai toujours échoué ; j’aime me le figurer comme une lente araignée. Parfois, je crois, au contraire, relever des indices en faveur d’un nénuphar géant. Parfois, à cause des lignes dessinées par les avenues et les balcons, j’en déduis encore un fuselage, garni de réservoirs multiples. Le vaisseau échappe à toutes les représentations, trop grand. Rien ne peut le contenir, que des hypothèses.

- 15 -

Page 16: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

- 16 -

Page 17: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

Chapitre 2

« La vie est courte et l’art est long ; l’occasion est fugitive, l’expérience trompeuse et le jugement difficile. »

Année 392 avant J.C. Ile de Cos

Elle gravit un petit raidillon de pierre, à travers une oliveraie qu’on lui a indiquée. Un parfum de fleurs embaume à tel point qu’il en devient entêtant. Sur la colline, seuls les oliviers tortueux poussent dans cette terre pauvre. Elle regarde autour d’elle cherchant à identifier cette odeur suave. Les gens, sur le chemin, ne semblent pas y prêter attention, ils gardent les yeux baissés, évitant les ornières. Peut-être est-ce l’olivier ou l’une de ces rares graminées qui parfument l’air de la sorte ? Ou peut-être est-ce l’air tout simplement, l’air de l’île de Cos, bercé par les vents marins, ramenés par les lointains ? Non, elle sait distinguer l’odeur iodée des algues de l’odeur sucrée des fleurs. Elle quitte le chemin et s’aventure à travers l’oliveraie.

— Oh là ! Où vas-tu, jeune étrangère ?

L’homme lui crie de revenir. Elle n’y prend garde et continue d’avancer, remontant sa tunique sur ses chevilles pour assurer son pas et éviter de se tordre les pieds.

— Laisse-la ! Tu vois bien qu’elle n’est pas comme nous !

- 17 -

Page 18: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

Depuis que Mélanie est sur l’île, toujours la même remarque. Faut-il avoir les cheveux noirs, comme les habitants de cette île, pour plaire aux dieux du ciel et gagner leur mansuétude ? Mais, au fond cette question n’a pas d’importance. Elle jubile de voir la mer, l’horizon et les lointains dans une immensité infinie, desquels nul regard ne vient à bout : éprouver le chemin des odeurs dans son corps, transpirer, lécher la sueur au creux de ses bras et se laisser guider par le parfum. Elle hâte le pas car, à n’en pas douter, les fleurs sont de l’autre côté de la colline. Elle ne s’est pas trompée. Sous ses yeux, un champ entier d’immortelles en fleurs ! Le désir est grand d’en cueillir une, deux, trois, de s’en faire un collier ou d’en piquer sa chevelure. Elle tombe à genoux ; sentir la terre féconde, y enfouir ses mains, la pétrir même pour faire durer le contact. Ici, rien ne lui manque : son nez se dilate aux thermiques de midi et les abeilles offrent à ses yeux une danse savante, une nuée travailleuse. Elle reste là, jusqu’à la tombée du jour, ivre de matière, ivre du crépuscule, dans la volupté de la demi-conscience. Au cri des suppliants qui se hèlent d’une charrette à l’autre, elle reprend ses esprits, elle se relève et regagne la crête de la colline, à quatre pattes pour aller plus vite. Là, elle distingue le fronton d’un temple de couleurs vives où le bleu, le rouge et l’or confèrent au bâtiment une grande magnificence, puis peu à peu, à mesure qu’elle avance, elle devine la façade en colonnes, de même, colorées. L’Asclépéion ! On ne lui a pas menti ; le sanctuaire est à la hauteur de la réputation de l’île de Cos. Le chemin vers le lieu de culte est emprunté par des infirmes, estropiés, aveugles, malades, soutenus par les esclaves implorant, par des chants, la guérison miraculeuse. Peu de gens marchent sans aide, à tel point que Mélanie se demande si les prêtres, habiles guérisseurs, interprètes du dieu Asclépios, sauront lui venir en aide, les troubles dont elle souffre ne se manifestant que par

- 18 -

Page 19: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

intermittence, de façon sournoise et imprévisible. Une grande agitation règne devant le temple, que tout d’abord elle a imputée aux allées et venues des suppliants. En réalité, il s’agit du rite annuel, célébré dès que les rayons du soleil levant viennent frapper la statue de la divinité ; elle se fraye un passage entre les carrioles, le public et les groupes de musiciens. Aussitôt, un homme à l’aspect bourru vient à sa rencontre et l’enjoint de faire demi-tour.

— Où est ta couronne ? lui demande-t-il, un reproche dans la voix.

Tous portent la couronne de lauriers comme l’exige le rite. Sans plus attendre, elle s’en procure une auprès d’une femme en train de les tresser, à l’arrière de sa carriole. Non loin de là, elle aperçoit à peine l’autel tant la cohue est dense ; chacun va présenter au dieu Asclépios une part de ses biens pour mieux disposer celui-ci tant à la clémence qu’à la clairvoyance. Sans que quiconque règle le mouvement de la foule, tous les fidèles font cortège vers l’autel et ce, dans la plus grande solennité. Les offrandes ont commencé et sur l’autel, orné de fleurs et de guirlandes, sont déjà disposés jarres de vin, huile d’olive, gâteaux au miel, cruches de lait, sel, pains gras, prémices de fruits, autant de plats et de boissons que l’on croirait dressés pour un banquet en l’honneur de Périclès tant la variété et le raffinement des mets surpassent l’imagination. Soudain, son tour arrivé, elle réalise qu’en guise de présent, elle ne possède que quelques figues ; un peu à contrecœur mais dans l’exaltation des hymnes et des incantations, elle dépose avec ferveur ses trois figues, après les libations d’usage. Chacun donne à hauteur de ses richesses. Elle s’éloigne du pas de la procession, se demandant avec anxiété ce qui va suivre. A dire vrai, ces panégyries contrarient un peu son programme dont le but n’est autre que la consultation d‘un prêtre susceptible de la

- 19 -

Page 20: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

guérir de son étrange maladie. Mais pour l’instant, prêtres, citoyens et métèques, toutes catégories unies dans la même piété, la même psalmodie, rendent grâce à l’immense bienveillance d’Asclépios, dieu à l’ondulation du serpent, des profondeurs terrestres desquelles il tient les puissances de la Terre mère. Dans son universelle indulgence, Asclépios ne se borne pas à guérir les humains, il étend sa miséricorde aux animaux – ainsi une femme est venue, une brebis stérile dans les bras, déposer sur l’autel, un œuf, geste d’imploration de la fertilité. Asclépios a également, dit-on, des pouvoirs sur les objets inanimés. Témoin, le savoureux récit de cet esclave qui, avec force détails, raconte à qui veut l’entendre que, servant à un banquet, il avait trébuché et brisé la coupe dans laquelle son maître avait l'habitude de boire. Comme il se désolait et essayait de rassembler les morceaux, l’idée lui vint en songe de mettre les fragments dans une toile et d’entreprendre le voyage pour Cos ; en arrivant au temple, il ouvrit le sac et trouva la coupe, intacte. Les auditeurs lèvent alors les bras au ciel et les flûtistes redoublent d’entrain, dirigeant les tuyaux de bois vers les nuées bleues où séjournent les songes, gronde le tonnerre des dieux, vient la pluie de fertilité…

Passé les réjouissances, le temple retrouve ses marbres silencieux, le temps lisse de l’adoration. Introduite par un assistant, ému par sa requête, Mélanie est enfin présentée à un prêtre, reconnaissable à la longue tunique qui lui tombe aux pieds. À l’intérieur du temple, les miracles sont attestés par des ex-voto en forme d'oreilles, d'yeux, de jambes, de bouches, de seins, de mains, de cœur. Aucune représentation de l’âme ou du cerveau ; Mélanie note ce détail qui augmente son inquiétude. Avait-elle tout son esprit alors qu’elle a entrepris son voyage ici pour trouver remède ? Rien n’y est familier, les

- 20 -

Page 21: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

manières ensorceleuses de l’homme augmentent son embarras. Et quand il plante son regard dans les yeux de Mélanie, elle sent un frisson d’antipathie lui courir le long du dos. Elle s’en remet malgré tout à lui. Avant même qu’elle n’ait le temps de le renseigner sur la raison de sa consultation, il se met à parler, frappant de son bâton au sol, scandant le récitatif monocorde d’une drôle de thérapeutique.

— L'incubation est la voie par excellence de la divination médicale. En conséquence, tu passeras la nuit, jeune esclave, sous le portique Ouest et puisque tu as négligé d’apporter de chez toi une couverture, tu te contenteras de jonchées de figuier. Je te recommande l’absolu silence même s’il te chatouillait l’esprit de converser avec les suppliants de ton rang ; et de t'endormir au plus vite, dans l'ardent espoir d'un songe. Car, c’est par le songe qu’Asclépios se manifestera, et de sa main touchera l’organe à l’origine de ton désaccord avec les dieux. Mais avant, il te faudra rendre propice la divinité, de laquelle dépend la première des conditions pour que cette nuit sacrée produise un résultat selon tes vœux. Suis-moi. Je vais te montrer les vasques où effectuer différentes purifications. Dans celle-là, tu cracheras trois fois. Dans celle-ci, tu feras tes ablutions. Dans cette cuve, tu te laveras les pieds et enfin dans cette niche, tu te baigneras par affusion : un serviteur viendra te verser de l’eau sur la tête afin qu’elle ruisselle jusqu’à tes pieds. Enfin, tu boiras à la fontaine que tu vois là-bas : dix gorgées d’eau d’oubli, dix autres d’eau de la mémoire. Ainsi, tu pourras te présenter à Morphée, lavée de tes impuretés et des souillures attachées aux désordres de ton corps et recevoir l’oracle, vierge comme une enfant. Demain, viens me trouver. Tu me raconteras la vision que t’a inspirée le grand dieu Asclépios, fils d’Apollon et les remèdes qu’il t’a ordonnés.

Et il tourne les talons sur un grand coup de bâton. Mélanie

- 21 -

Page 22: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

suit des yeux cette espèce de magicien. Puis elle se dirige d’un pas pressé vers les cuvettes désignées et suit scrupuleusement le parcours indiqué. Après quoi, elle s’endort.

Bientôt, l’aube dessine, à travers les colonnes du temple, des rayons blancs, épais comme la brume. Mélanie s’étire, frissonne et écoute avec enchantement le coq chanter, les chiens aboyer et les oiseaux piailler : le chant du monde, la palpitation de la Terre. Sitôt levée, elle va pour quelques ablutions, c’est alors que, penchée sur une vasque, elle se souvient du rêve de cette nuit. Un beau rêve. Sans superflu. Une image que l’on pourrait glisser sur la peau entre la tunique et le cœur. Sans égard pour les autres dormeurs et incrédule quant à la susceptibilité des dieux, elle court à travers le temple, appelant à pleins poumons : Eh Grand Prêtre ! Où es-tu, Grand Prêtre ? Le prêtre, distrait de son oraison matinale, se retourne vivement quand, essoufflée, elle parvient à sa hauteur.

— J’ai fait un rêve ! crie-t-elle de victoire. J’ai rêvé d’une source qui m’emportait vers des mers lointaines, des mers de toutes les couleurs !

Le prêtre prend sa main entre les siennes. Contre toute attente, le contact immédiatement apaise la jeune femme alors que d’ordinaire, il l’agresse ; ce songe - car il s’agit non plus d’un rêve mais d’un véritable songe, d’un oracle typique, reconnaissable à son charme et à sa limpidité - l’a fortement émue. Brillant dans ses yeux, l’eau des larmes, l’eau des ruisseaux de la terre nourricière, se met alors à couler tandis que son sourire se fait plus large et plus confiant.

— Asclépios t’a-t-il commandé un remède ?

- 22 -

Page 23: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

— Un remède ?!

— Eh bien oui, sous forme de potion, d’aliment à ingérer, d’exercices de gymnastique…

— Une ordonnance ? Non, je n’ai rien reçu de cet ordre là… Mon songe était divinatoire, j’en suis sûre !

— Alors, écoute. Écoute bien, mon enfant. Te sont apparues les eaux souterraines dans toute leur force et leur providence ; elles n’apportent pas seulement la santé, elles sont également signe de l’inspiration poétique. C’est dans le sein de la Terre mère que brillent les gemmes de la vie et les secrets de l’avenir ; c’est de là que toute chose apparaît et que toute chose retourne ; instruite par ton séjour dans l’en-deça des mondes, tu sais à présent ce qui est et ce qui sera.

Mélanie voudrait comprendre davantage cette étrange révélation mais le Prêtre, d’un geste de la main, lui intime le silence, seul conducteur à la vraie connaissance. Et pour dissiper le trouble que tous deux ressentent pareillement, le prêtre se redresse et prend congé d’elle en ces termes :

— Bois de l’eau de chaux tous les jours et marche durant trois jours, toujours face au levant. N’aie crainte, l’oracle lèvera tes interrogations, à condition que tu trouves où porter ce songe en toi afin qu’il te précède dans tout ce que tu entreprendras.

— Où ? Entre la tunique et la peau, sur le cœur ?

— Oui, sur le cœur, de là couleront les couleurs. Va à présent. Longue vie à toi, jeune étrangère.

Mélanie passe les trois jours suivants, dans un bouillonnement d’idées que l’évocation de la source aux couleurs ne suffit à calmer. Le quatrième jour, la frayeur la saisit. A ce symptôme

- 23 -

Page 24: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

trop familier, elle sait que la maladie ne l’a pas quittée. Et si son rêve n’était dû qu’au murmure des fontaines d’eau ? Si son rêve n’était, somme toute, rien qu’ordinaire ? Triste et vaguement honteuse d’avoir bu à la magie comme elle avait bu à l’eau d’oubli, elle se résout enfin à suivre le conseil de son maître Démocrite, sage conseil l’ayant menée jusqu’ici, par les terres et par les mers. Assez perdu de temps, allons voir un vrai médecin.

— Je cherche le grand Hippocrate de Cos. On m’a dit qu’il enseignait sur l’île. Où puis-le trouver ?

— Tu le reconnaîtras à son air digne et compatissant.

— Ah… Mais n’as-tu pas un détail physique à me donner qui me permette de le reconnaître ?

— Son visage est ridé et tu verras, à la différence des hommes qui portent les cheveux courts à la mode de Zeus, lui, est complètement chauve.

Autour d’elle, des dizaines d’hommes répondent à ce signalement. Elle remercie le citoyen de Cos et s’en va interroger une femme qui vend des étoffes fines, légères, orgueil des tisseuses de l’île.

— Bonjour, citoyenne. Peux-tu me dire où trouver Hippocrate, le grand médecin de l’île. On m’a dit le trouver par là mais je ne le connais pas. Peux-tu me renseigner ?

— Oh oui, je le connais. Il a guéri mon fils d’une mauvaise plaie. On dit que, durant la peste d’Athènes, il délivra les Athéniens du fléau en allumant de grands feux et en faisant, de guirlandes de fleurs odorantes, une enceinte tout autour de la cité ! Et qu’il fut envoyé auprès de Démocrite qui était considéré comme fou car tout, dans le commerce des hommes, lui fournissait matière à rire ; Hippocrate ne

- 24 -

Page 25: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

diagnostiqua chez lui qu’une disposition naturelle à être heureux !

— Démocrite d’Abdère ? le grand orateur ?! Je suis de sa maison !

— Sois tranquille, Hippocrate est pour tous doué d’un même jugement sûr et honnête ; il n’a d’aversion que pour les recettes de bateleurs et les charlatans qui, au motif du secret de leur art, en deviennent vaniteux. Tu le trouveras là-bas au bout de cette place sous le platane où il donne ses leçons.

Elle lui montre du doigt un attroupement que Mélanie a d’abord pris pour quelque affaire de commerce. Avant de la laisser partir, elle la retient encore :

— Que dis-tu de cette étoffe, jeune étrangère ? Tu as bien quelques drachmes pour relever ta beauté ?

— Toutes sont magnifiques mais je garde ma fortune pour les soins dont j’ai besoin.

— Alors, prends celle-ci, ma belle ; je ne l’aurais pas vendue, elle n’est pas brodée d’or et la pourpre a mal pris. Salut à toi et bonne chance !

— Bonne chance à toi aussi ! Merci !

Mélanie enfile aussitôt l’étoffe précieuse par-dessus sa tunique et s’en va vers le lieu indiqué. La marchande la rappelle :

— Oh là ! De quel pays viens-tu pour ignorer que ces tuniques se portent en dessous, à même la peau ?!

— Oh, pas d’importance !

Vite, elle se dirige de l’autre côté de la place, vers le groupe qu’elle voit maintenant nettement. Nul doute qu’il s’agit du Maître de Cos et des étudiants de son école. Elle longe les

- 25 -

Page 26: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

bâtiments d’enseignement et regarde par curiosité les salles de soin, toutes équipées de bancs de tractions pour soulager les fractures des membres inférieurs. Mélanie trouve le célèbre médecin sous un platane centenaire dont l'ombre abrite une vingtaine de personnes auxquelles Hippocrate s’adresse, ses disciples, reconnaissables à l’admiration qui se lit dans leurs yeux. Hippocrate est vêtu d’un long manteau en laine bourrue, drapé à droite, une partie de la draperie sur sa tête en guise de capuchon. Seule, la main droite en sort, les gestes réduits ainsi concentrant l’attention du jeune public sur sa pédagogie.

— L’art de la médecine se distingue par la rigueur de sa pratique et sa discipline. Aussi, sur la conduite à suivre lors de l’observation du malade, voilà ce qu’il en est. Un médecin qui arrive dans une région nouvelle, s'il veut être en mesure de soigner convenablement ses patients, doit également porter son attention à l’environnement ; partant, connaître les qualités et les défauts des vents, des eaux, s'informer des états du sol. L’action du climat et la variation des saisons sont en effet déterminantes car d’elles, dépendent le physique et le moral. Ensuite, le médecin doit s’astreindre à noter les nombreux symptômes comme la fièvre, les douleurs, l’apparence des selles, la couleur des urines, la glaire des crachats. Il faut une fois pour toutes chasser l’idée que l’observation objective des faits suffit à caractériser l’affection du malade.

— Maître, à ce point de ton exposé, puis-je te poser une question ?

— Parle, Polybe.

— Veux-tu dire que les causes de la maladie peuvent aussi se trouver à l’extérieur de l’homme et non pas, comme tu nous l’as toi-même expliqué, provenir d’un déséquilibre des

- 26 -

Page 27: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

humeurs dans l’organisme, lesquelles doivent être en quantité égale ?

— Ton raisonnement est fondé sur une grave opposition entre l’homme et la nature, aussi dois-je m’attarder sur ce point. L’homme non seulement appartient à la nature mais en est le reflet en miniature. Tout ce qui touche la nature, touche l’homme par conséquent. Interroger la qualité des sources, la composition des sols et les caprices du climat, c’est déjà connaître la maladie. Écoutez, tout ce qui se fait commence par un pourquoi. Pourquoi cette toux sans expectoration ? le malade est-il exposé à des exhalaisons néfastes ? La qualité de l’air est-elle viciée ? Le vent a-t-il changé ? L’air transporte-t-il des pollens comme en début de printemps ? Observez la température, les précipitations, le cycle des saisons : tout dans la nature est mouvement, tout phénomène nouveau est altération, rien n’est donc définitivement stable et nombre d’événements peuvent être reliés les uns aux autres. Aussi, l’on peut dire que la santé est la réponse à un milieu instable.

— Mais si, Maître, ces facteurs externes ont une incidence sur la santé, de la même manière, la colère des dieux, en tant que cause de certains troubles morbides, peut alors y être pour quelque chose ?

— Et c’est toi, Polybe, mon fils, qui ose parler comme un mage du sanctuaire d’Asclépios ! C’est que tu n’as pas pu encore te connaître toi-même, comme le commande l’inscription de Delphes, et qu’en effet, t’ignorant grandement, il serait ridicule de chercher à comprendre les choses étrangères ! Va donc consulter l’oracle et tu sauras à quelle heure va s’abattre sur toi ma colère ou alors attends un miracle !

Les étudiants se mettent à rire tandis que le jeune fils

- 27 -

Page 28: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

d’Hippocrate baisse la tête sous l’opprobre. A le voir si penaud, Hippocrate sourit et reprend :

— Je le répète, toutes les maladies naissent de ce qui arrive et de ce qui s’en va, de la froidure, du soleil, des gelées, etc. Ces choses-là sont divines, de sorte que toutes les maladies sont et divines et humaines à la fois. En revanche, aucune n’est punition infligée par les dieux mais résulte des habitudes de vie et des caprices de la nature.

— Si l’on admet que l’équilibre extérieur est aussi déterminant que l’équilibre intérieur, à quelle échelle s’arrêter ? La cité ? Le continent ? L’univers ? Ainsi, de la position des astres résulte-t-il quelque malaise ?

— Oui, tu vois juste, Polybe. La position des corps célestes autant que le lever et le coucher du soleil influent également sur les corps terrestres, le mouvement des constellations et à mesure que les saisons changent. Cela entraîne des variations sur les fluides du corps. C’est pourquoi l’observation du praticien doit être, tout à la fois, tournée vers le dehors et le dedans ; et s’attacher à y lire les correspondances utiles. Voyons à présent comment créer un climat favorable à la connivence sans laquelle le malade ne saurait aider le médecin dans son art et le médecin, considérer le patient unique en soi. Il est souhaitable de ne laisser aux malades et à leur entourage rien apercevoir de ce qui arrivera de l’évolution de la maladie car beaucoup pourraient en concevoir la frayeur d’être incurables ce qui, au lieu d’éveiller en eux, les ressources vitales, ne ferait que les miner.

À cet instant, un jeune homme se fraye un chemin à travers le groupe de disciples et de badauds attirés par le discours.

— Sache d’abord que je mets le plaisir d’entendre ta conférence au dessus de toute affaire. C’est le désir de

- 28 -

Page 29: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

m’instruire qui est en cause.

Le grand Hippocrate se redresse, cherche du regard celui-là qui vient de l’interrompre.

— Eh bien avance donc et parle…

— Si ne rien dire de sa science, par précaution de la critique, me semble en tout point bien avisé, celui-là qui se présente habile à secourir n’obtiendra la subordination de son patient qu’à condition de l’impressionner. Sinon, de quelle science peut-il se prétendre ? Ainsi, pourrait-on suggérer qu’avant même de palper l’organe douloureux, il faille déclarer sentencieusement de quel dérèglement, celui-ci est affligé ? Ou même, il faille raffiner une potion en ajoutant quelque mystérieux ou rare excipient ? Ou exagérer les bandages afin de les rendre plus dramatiques et augmenter par là même chez le malade la certitude d’avoir affaire à l’homme d’un art consommé ?

— Tu t’exprimes comme ceux de l’école de Cnide, mon ami ; tu connais les remèdes préliminaires à la médecine mais non, la médecine elle-même ! Ces artifices manquent, hélas, de vue élevée ; si leur présence aux yeux du vulgaire fait illusion, ils ne donnent pas de véritable autorité à celui qui en use ; ces subterfuges finissent, de plus, par discréditer la profession et nuire à sa réputation, au point qu’on la compare à la divination. Bannissez au contraire discours savant, geste pompeux, surenchère de science, choisissez la voie de l’homme éclairé qui ne cherche point à se faire valoir mais à servir l’énigme de la nature, dans sa grande complexité.

Le discours d’Hippocrate se poursuit ainsi de tierce à sexte tandis que les étudiants interviennent librement, relevant prudemment ici un point obscur, là, une ambiguïté. Le grand médecin s’empresse d’y répondre, usant, s’il le faut, d’analogies

- 29 -

Page 30: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

ou d’exemples tirés de la pratique et au besoin de dessins au sol. La bride de sa sandale droite s’est dénouée, les étudiants, l’ayant remarqué, n’osent le lui signaler, le respect que l’on voue aux Maîtres, non seulement tolère toujours quelque excentricité, signe d’un esprit rebelle à d’étroites conventions, mais s’en régale par affection. Hippocrate conclut son discours par une exhortation à la bienveillance et à la justice, insistant sur les soins gratuits. Tant d’humanité touche profondément Mélanie, non pas qu’elle ait été dans l’indigence – son Maître Démocrite a pourvu à ses dépenses – mais l’homme inspire tant de gentillesse et de sincérité qu’il est bel et bien à la hauteur de son art, non seulement l’art de guérir mais aussi celui de secourir les âmes en perdition. Celle de Mélanie.

Enfin, les étudiants s’égaillent comme une nuées de moineaux, qui, vers le pin d’Alep, pour des exercices gymniques, qui, pour regagner l’école, assister à une dissection de bœuf, qui, à l’officine, préparer des onguents et des suppositoires. Hippocrate retient un étudiant par le bras alors que celui-ci profite de la dispersion générale.

— Nikolos, approche.

— Oui, Maître. Que puis-je faire pour vous ?

— Tu peux me rasséréner le cœur ou faire mon désespoir. Dis-moi, quelle attitude le médecin doit-il adopter, pénétrant dans la maison de son patient ?

— Eh bien, Maître, il doit montrer un air humain, néanmoins grave, autant par respect pour son art que pour la souffrance du patient. Il convient en ce sens de ne plaisanter sur quelque sujet de fantaisie.

— Bien. Et qu’en est-il de ses mœurs ?

- 30 -

Page 31: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

— Ils doivent être irréprochables, à tout le moins honnêtes et discrets.

— Très bien. Et de son apparence ?

Le jeune homme regarde sa chlamyde, dont l’agrafe fixée négligemment laisse les pointes de l’étoffe bailler sur le cou. Il s’empresse de remettre son vêtement en place sans parvenir néanmoins à dissimuler d’indécentes taches de vin. Hippocrate l’arrête dans son geste et s’approche de son oreille. Nikolos, contractant les épaules, recule la tête immédiatement.

— Crois-tu que j’irais te frapper, mon pauvre enfant, pour manquer de cervelle ? Puis, il lui prend la main de sorte que ses doigts soient sous son nez. Et que dis-tu de cela, Nikolos ? Est-ce une façon de se présenter ? Crois-tu qu’avec ces ongles sales et cette crasse entre les doigts, tu puisses convaincre ton patient des grands principes d’hygiène ?

— Non Maître…

— Eh bien, va vite te laver ! Ah ! Le mauvais sujet !

Les étudiants ayant quitté la place au mot d’ordre du maître, Mélanie assiste seule à la remontrance ; l’embarras du jeune homme l’a gagnée elle aussi ; elle se trouve à présent à quelques pas du Maître, mais, au départ de Nikolos, elle ne bouge pas, considérant soudainement sa mise fort peu digne d’une rencontre avec une telle personnalité. Alors qu’elle tente vainement de remettre de l’ordre dans sa chevelure, il s’approche d’elle.

— D’où viens-tu mon enfant ?

— Oh ! C’est mon maître, le grand Démocrite, qui me recommande à toi car il te tient en haute estime par le cœur et

- 31 -

Page 32: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

par l’esprit.

— Ton voyage a été long et éprouvant, alors. Veux-tu boire à cette fontaine dont les eaux ferrugineuses sauront effacer la fatigue de tes yeux et te ragaillardir. Vas-y, bois et lave-toi, l’eau thermale de notre ville de Cos a mêmes vertus pour tous ; du maître à l’esclave, de l’aube au crépuscule, chacun peut en goûter la divine providence. Tu m’expliqueras ensuite le but de cette visite. Mon ami Démocrite se porte-t-il bien, au moins ?

— Oui. C’est mon état de santé qui l’inquiète, ses troubles et ses dérangements contraires à la nature le laissent impuissant et c’est dans une affliction profonde que je l’ai quitté à son étude.

— Jeune esclave, quel est ton nom, dis-moi ?

— Certes, je suis une esclave mais je pourrai te payer ! Mon maître m’a confié, à cet usage, une bourse de dix drachmes. Et je pourrai te céder mon âne de portage si ce n’est pas assez.

— Et comment feras-tu au retour, sotte enfant ?

— …

— Allez, dis-moi donc ton nom.

— Mon nom est Mélanie.

— Tu m’as entendu tout à l’heure : il en est parfois du devoir du praticien de guérir gratuitement en ayant comme seul espoir, la reconnaissance et l’estime. Mais dis-moi, d’où viens-tu ? Peu de femmes grecques ont tes cheveux roux et ton teint clair.

— Oh… je viens de loin.

— D’Europe, peut-être ?

— Oui, maître, d’Europe, exactement.

- 32 -

Page 33: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

— Et connais-tu ton âge ?

— Non.

— Maintenant, raconte-moi. Où souffres-tu ?

— Voici les choses telles que mon maître pourrait te les décrire. Car moi, je n’entends rien aux tourments des humeurs, et ne saurais autrement dire qu’il le dit, lui : je souffre d’un cœur furieux. Alors que rien, en apparence, ne justifie mes emportements, indépendants, je te l’assure, de la justice et de la tempérance qui règnent dans cette bonne maison, je me mets à hurler à en perdre la raison.

— Tu dis parler d’emportements. S’apparentent-ils au feu de la colère ? Au froid de la vengeance qui, en ton âme, soufflerait un vent glacé ? Précise ta pensée et parle sans arrière-pensée ; la crainte de mon jugement serait me faire offense.

— Hélas, ce ne sont ni la colère, ni la vengeance, ni un quelconque ressentiment ou encore quelque rancœur qui, comme tu le sais, se rapportent à quelqu’un. Ma fureur n’a pas d’autre but qu’elle-même et, me venant d’un coup, saisit tout mon être de transports, de délires et de sortes de convulsions forcenées lesquelles sont en totale contradiction avec tout le bonheur que j’éprouve à servir mon maître dont j’envie, en toutes circonstances, la juste mesure.

— Dis-moi, cette fureur te porte-t-elle à la violence envers autrui ?

— Oh non, Maître ! C’est une rage sans bras, ni jambe, elle ne torture que moi-même et m’assaille sans répit des démons de l’enfer, le siège de leur fantaisie est mon âme et ma langue se fait la leur. Je tente de résister, d’opposer ma propre volonté mais je ne suis qu’une esclave ignorante, ils ont le dernier mot et me voilà, à capituler à leurs ordres insensés.

- 33 -

Page 34: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

— Tu dis obéir aux démons, c’est bien cela ? Et que te commandent-ils ?

— Pardonne ma réserve, mais je crains qu’à trop parler, je ne m’expose davantage à leur insatiable exigence. C’est que, depuis le dérèglement de ma nature, jadis affable, ma maîtresse m’a instruite des pouvoirs de Hécate, déesse de l’ombre et de la mort qui suscite cauchemars, terreurs et apparitions nocturnes ; ses infernales suivantes instilleraient en mon âme, le sombre et le lunatique ; ainsi, me faut-il éviter l’ombre épaisse des ruelles étroites, l’obscurité des forêts, l’illusion crépusculaire et les carrefours aussi qui relient le ciel, la terre et les enfers ; et me bander la tête, de lune gibbeuse à pleine lune afin qu’elles ne parviennent à me souffler par l’oreille, leurs incantations terribles !

— Oh là ! Par Zeus ! Voilà bien de sots propos ! Considères-tu ton trouble comme divin à cause du merveilleux qu’il présente ? Laissons les dieux dans l’Olympe ; ils ont déjà fort à faire entre eux sans qu’ils ne se soucient du sort des mortels ! Je comprends, mon enfant, ta frayeur mais toute maladie a sa cause naturelle et, sans cause naturelle, aucune ne se produit.

— Veux-tu dire que je ne tiens mon mal d’aucune punition des dieux ?

— Tu as bien compris. Si tu en es d’accord, nous allons reprendre ce que tu viens d’exposer ; c’est de semblables observations qu’il faut partir pour juger chaque chose ; mon art, néanmoins, exige la connaissance aussi parfaite que possible des moindres détails, aussi ai-je besoin de t’interroger, asservi au devoir de consigner par écrit ce que tu me rapporteras ; car chaque cas est unique et chaque malade engendre une maladie unique. Tu as parlé tantôt de convulsions, perds-tu la voix au même moment ?

- 34 -

Page 35: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

— Non, Maître.

— L’écume te sort-elle de la bouche ?

— Non, Maître.

— Grinces-tu des dents ?

— Non pas, Maître

— Tes mains se tordent-elles ?

— Non plus, Maître

— Tes yeux divaguent-ils ?

— Je n’ai rien remarqué de tout cela.

— Y a-t-il sortie des excréments ?

— Oh non, Maître !

— Souffres-tu de migraines ?

— Oui, Maître, à tel point que des bourdonnements d’oreilles résonnent pendant trois jours sous mon crâne.

— Perds-tu la connaissance ?

— Comment puis-je en avoir connaissance si je perds connaissance !?

— Tu n’as pas tort. Écoute, de tels accidents surviennent lorsque le sang demeure immobile et ne se répand comme à son ordinaire, tout comme l’air, intercepté par le phlegme ne circule plus aisément des poumons au cerveau. Nécessairement, les parties du corps qui sont lésées réagissent par des spasmes et de la douleur et comme l’air produit l’intelligence, le manque d’air et l’accumulation de liquide dans la tête empêchent la connaissance. C’est de cette façon, vois-tu, que les choses se passent pour la maladie sacrée. Or, rien de

- 35 -

Page 36: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

ces signes inducteurs ne se produisent en toi et, si je procède avec méthode, par élimination, j’en conclus qu’il ne s’agit en aucune manière de cela. Laisse-moi cependant vérifier. C’est que l’âme est multiple et non une et toujours identique.

Il demande à Mélanie de s’asseoir sur un banc, à l’abri des regards indiscrets, non loin du platane sous lequel le colloque singulier a commencé. Placé derrière elle, il saisit sa tête à deux mains et lui imprime quelques secousses d’avant en arrière et de côté. Au bout de quelques minutes de silence, il s’explique :

— Les maladies de l’encéphale se déclarent en raison d’un excès d’humidité du cerveau ; quand en effet, il est plus humide que la normale, il se met à bouger. Alors, ni la vue, ni l’ouïe ne restent stables et l‘on voit et l’on entend autre chose. Est-ce le cas Mélanie ? Vois-tu autre chose que cette rangée de grenadiers là-bas ?

— Non, je peux même les compter.

— Et as-tu entendu d’autres voix que la mienne ?

— Oui, Maître, j’entends la voix de Nikolos qui t’appelle, derrière toi.

Le maître se retourne vivement. Nikolos, grand sourire aux lèvres se présente, fraîchement parfumé, les mains aussi propres que celles d’une accoucheuse.

— Nikolos, ne vois-tu pas que je suis occupé ?

— Maître, Pardonnez-moi mais je voulais vous assurer de mon obéissance.

Il lui tend ses mains.

— Puis-je vous assister à votre travail, je prendrai note de vos remarques, si vous voulez ?

- 36 -

Page 37: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

Hippocrate grommelle et l’envoie chercher des rouleaux de papyrus qu’il réserve à la compilation d’études de cas. Mélanie reprend :

— La maladie « sacrée » ? mais pourquoi « sacrée » ? Tu as vigoureusement critiqué tout à l’heure ceux qui rattachent la maladie à la divinité.

— Voici ce qu’il en est de la maladie dite sacrée : elle ne me parait avoir rien de plus divin, ni de plus sacré que les autres. Sans doute, est-ce en raison de l’inexpérience et de la fascination qu’elle exerce sur les mages, les charlatans et les imposteurs que ceux-ci la considèrent d’origine divine et l’ont faussement sanctifiée ; en effet, elle ne ressemble en rien aux autres affections. Les maladies de l’encéphale, si elles ne sont pas mortelles, n’en sont pas moins honteuses, vu la terreur du mal qu’elles inspirent.

— De quoi suis-je alors atteinte, Maître ? Mes troubles ne sont pas imaginaires tout de même !

— Laisse-moi encore t’interroger. As-tu bel appétit ?

— Oui, Maître. Je raffole des olives de ton île et ses figues sont succulentes.

— Et chez ton maître ?

— Trop agitée, il m’arrive de ne pas manger.

— Dors-tu bien ?

— Non, Maître, je suis prise d’inquiétudes, de craintes et de frayeurs et fais des cauchemars épouvantables dont je me réveille dans des hurlements, avec la fièvre, les yeux enflammés !

— Ce que tu me dis là est de première importance car, vois-tu, ces signes sont suggestifs d’un afflux de bile qui chauffe le

- 37 -

Page 38: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

cerveau.

— Dis-moi, Hippocrate, sans ambages et sans détour : est-ce de la folie furieuse comme ma Maîtresse le dit à qui va ? On raconte qu’Héraclès fut guéri de sa folie par Athéna qui lui frappa la tête avec une pierre, vas-tu m’assommer de la sorte ?

— Mélanie, la pensée troublée a de multiples origines. Tout d’abord, on ne peut négliger le fait que tu vives dans une contrée bien différente de ton Europe natale : ce changement de milieu a pu rompre l’harmonie entre ton corps et les influences naturelles auxquelles depuis ta naissance tu étais soumise. Aussi, je ne saurais que trop te recommander de regagner l’Europe.

— Est-ce tout le remède que tu me prescris ?!

— Non, la folie agitée dont tu souffres…

— Folie agitée ?!!

— Ne t’affole pas, mon enfant. Cette maladie peut connaître d’avantageuses rémissions grâce à l’ellébore dont les vertus sont très enviables à condition d’être bien préparée. Tu passeras d’ici à demain à l’officine, je t’en remettrai un flacon dont tu boiras une gorgée pendant sept jours, au coucher du soleil. Par ailleurs, ta faible complexion trouvera grand intérêt à boire davantage ; tout d’abord, l’eau est susceptible d’atténuer le feu de ton cerveau et ensuite, éliminera ton esprit de ces pensées morbides. Je te conseille en dernier lieu le bain thermal toujours dans le même but et, peut-être, une alimentation plus froide et sèche à base de poissons, de prunes et de poires. Tu t’abstiendras de vin et de viande. Tu n’en as que trop abusé lors des festivités au temple d’Asclépios !

A cette remarque, Mélanie rougit immédiatement.

— As-tu noté, Nikolos ?

- 38 -

Page 39: L'aéronef des fous, Catherine et Odile Pierron

— Oui, Maître et je vais, de ce pas, à l’officine, broyer l’ellébore pour la potion.

— Bien. Mélanie, je crois en avoir assez dit ; mais si tu as regret de quelque chose que j’aurais omis, fais le moi savoir.

— Maître, je suis arrivée ici dans une grande confusion d’esprit. Tu as su me convaincre que la dissimulation de mes troubles n’était que la honte du regard des autres. A présent, je me sens plus à même de prévenir les accès de ma maladie par une hygiène de vie propre à la tenir à l’écart. Dois-je te confesser que j’ai vu les prêtres du temple avant de te demander audience ?

— Laisse-donc cela, Mélanie, je le savais déjà. La vie est courte et l’art est long ; l’occasion est fugitive, l’expérience trompeuse et le jugement difficile. N’attends rien de la chance. Ton meilleur médecin, c’est toi. Va-t-en à présent, d’autres patients m’attendent. Tu as dans l’esprit, l’amour de la sagesse et un instinct divin te poussera à des œuvres plus hautes ; quitte ton maître, il n’en prendra pas ombrage si tu lui dis que c’est Hippocrate qui le recommande ainsi et porte-toi bien.

— Comment vous remercier, Maître ?

- 39 -