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JULIEN SANDREL

La vie qui m’attendaitROMAN

Le Livre de Poche remercie les éditions CALMANN-LEVYpour la parution de cet extrait.

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« Je voulais parler de la mort, mais la vie a fait irruption, comme d’habitude. »

Virginia WOOLF

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Est-il possible que toute mon existence se résume à cette seule journée ?

Ce jour-là fut le plus beau, le plus terrible, le plus définitif. Fondateur et destructeur. Mettant sur mon chemin, dans un même élan intolérable, le souffle incandescent de la vie et son exact opposé.

Ce jour-là, je l’ai vécu. Je ne l’ai jamais raconté. À quiconque.

Les souvenirs sont présents, pourtant. Âcres. Bru-taux. Mais les plaies sont refermées. Recousues. Il a fallu du temps pour que la beauté me soit de nouveau accessible. Qu’elle se désolidarise enfin de ces images insoutenables que je n’ai cessé de voir apparaître à chaque battement de paupières.

Aujourd’hui encore, mon cœur – que peut-il faire d’autre ? – continue de marteler que j’ai fait ce qu’il fallait.

Pardon.

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I

ANNÉES

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Ma vie

— Oui, monsieur. Ce sera fait, bien sûr. Mes amitiés à votre épouse.

Je pose mon téléphone, incrédule. Qui d’autre que moi emploie encore cette tournure tombée en désuétude au siècle dernier ?

Je m’exprime comme une vieille, je vis comme une vieille, je ne discute qu’avec des vieux. Je suis vieille. Vieille et seule, voilà le résumé de ma vie.

Mais commençons par le commencement.Je m’appelle Romane. J’ai trente-neuf ans. Je

suis médecin généraliste, option hypocondriaque à tendance paranoïaque. Une spécialisation des plus originale que je n’applique qu’à moi-même, mes patients peuvent dormir tranquilles. Par habitude, plus que par choix, je vis à Paris, où je suis née. Je voyage peu, car j’ai peur de presque

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tout ce qui permet de se déplacer au-delà d’un rayon de dix kilomètres. Monter dans une voi-ture est une épreuve. Dans un train, un bateau ou un avion, n’en parlons pas. Je connais les sta-tistiques, un crash tous les douze millions de vols, moins de chances de périr en avion que de gagner au Loto. Moi, ça me fout les jetons, parce que les gagnants du Loto, ils ne sont pas nombreux mais ils existent bel et bien. Je voyage peu car j’ai peur des araignées, des serpents, de toutes les bestioles qui piquent, mordent ou grattent, du paludisme, de la dengue, du chikun gunya, de la rage, de la grippe aviaire, d’être enlevée par une organisation mafieuse, de faire un infarctus loin d’un hôpital de premier rang, de mourir déshydratée à cause d’une simple dysenterie.

Récemment, mes paniques ont pris de l’ampleur. Une ampleur obsessionnelle, diront certains – dont mon psy. Depuis six mois, je suis sujette à ce que l’on nomme couramment l’hyperventilation. Dès que j’ai un moment de stress, la sensation qu’un danger est imminent, j’ai besoin de respirer dans un petit sac en papier pour reprendre le contrôle. Visualisez la scène au rayon fruits et légumes du supermarché du coin : la fille assise à côté des courgettes origine France, qui suffoque parce que sa paume s’est posée par mégarde sur un fruit déli-quescent et qui s’imagine succomber dans l’heure

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à une attaque bactérienne, c’est moi. J’ai la joie de me transformer plusieurs fois par jour en petit chien haletant, et les sacs en papier Air France sont mes meilleurs compagnons. Mon amie Melissa, qui par un hasard épouvantable se trouve être pilote de ligne, est devenue mon fournisseur officiel.

Vieille, seule, hypocondriaque, ridicule.J’aurais pu ajouter moche, mais pour être hon-

nête, ce n’est pas vrai. Chaque jour, je vois passer des corps que j’examine en toute sécurité, plan-quée derrière mes gants de latex, et je me rends bien compte que le mien n’est pas le pire. Mais je n’y peux rien, je ne l’aime pas ce corps. Alors je le cache sous des vêtements neutres.

Je suis discrète, presque invisible. C’est ce que les gens apprécient. Les gens, pas les hommes. Le seul homme dans ma vie, c’est mon père. J’ai grandi seule avec lui, protégée par lui, j’ai toujours suivi la voie qu’il avait tracée, et il y a six mois de cela, je vivais encore chez lui. Je l’aime comme ça, mon père. Jusqu’à l’étouffement. Mon psy dit que mon hyperventilation n’est rien d’autre que la manifestation somatique de mon besoin d’air vis-à-vis de mon père. « Coïncidence troublante entre vos problèmes de souffle et votre décision de vous éloigner de lui, vous ne trouvez pas ? » m’a-t-il asséné. Il a sans doute raison, d’autant que ça ne s’arrange pas côté respiration, malgré mon

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déménagement. À la veille de mes quarante ans, j’ai décidé d’apprendre à vivre sans mon père. J’ai largué les amarres. Mon psy m’assure que c’est une bonne décision. Qu’il était temps.

Il était temps, mais il était tard. Bien trop tard pour que mon père l’accepte sereinement. J’ai bien tenté de lui expliquer que les gens normaux, avec une vie normale, voient leurs parents trois fois par an, leur téléphonent une ou deux fois par mois, que nous ne sommes pas obligés d’aller jusque-là, que nous pouvons déjà passer d’une vie sous le même toit à des toits différents, d’une surveillance per-manente de mes faits et gestes à un coup de fil par semaine, que je lui ai épargné de longues années de poussées hormonales et autres sautes d’humeur, qu’il devrait être content, non ? Non, bien sûr que non. Pour mon père, cette modification profonde de nos vies quotidiennes est tout aussi absconse qu’inacceptable.

Depuis quelques mois, il ne m’adresse la parole que par pure nécessité. J’ai parfois l’impression d’être face à un enfant boudeur de soixante-cinq balais, déçu que son jouet préféré lui échappe. Au début, sa réaction m’a fait mal. Trop dure, trop radicale. Puis je l’ai intégrée. Au final, je pense que cet éloignement temporaire est nécessaire. Qu’il nous fait du bien à tous les deux. Il faudra du temps à mon père pour accepter cette nou-

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velle donne, mais il y parviendra. Une fois le choc absorbé, nos relations se normaliseront. Se banali-seront. Et ma respiration avec.

Je me rends compte que je parle de tout ça comme d’une rupture amoureuse. T’es vraiment grave, ma pauvre fille. C’est ton père, il n’y a pas rupture, il y a une mise à distance salutaire. Respire, Romane. Respire.

Vieille, seule, hypocondriaque, pathétique, mais qui se soigne. Ou du moins, qui essaie.

*

Après avoir raccroché avec mon patient, je m’accorde quelques minutes pour boire un verre d’eau, me rafraîchir le visage. Aujourd’hui est un jour de canicule. J’ai l’impression désagréable d’être coincée dans un hammam, sans massage ni pâtisseries orientales. Je garde mon petit sac en papier à proximité car la moiteur m’oppresse. Mes vêtements collent, mes patients collent, mes gants collent. Ils ont annoncé 38 degrés à la radio ce matin. Un record à Paris, même pour un 15 juil-let. Je suis en vacances à la fin de la semaine, et je ne sais toujours pas ce que je vais en faire. Rien ne m’effraie plus que de me retrouver face à moi-même – et Dieu sait que beaucoup de choses m’effraient. Je suis pourtant bien obligée de les

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prendre, ces vacances : Paris se vide significative-ment à ce moment de l’année, ouvrir le cabinet n’a aucun sens. Pour me motiver à fuir la fournaise parisienne, je me répète que me reposer renforcera sûrement mes défenses immunitaires, ce sera tou-jours ça de pris.

Punaise, qu’est-ce qu’il fait chaud ! Oui, c’est ma manière de parler. Dans ma tête je me dis putain fait chier cette chaleur de merde, mais l’idée se liquéfie en franchissant mes lèvres. J’ai acheté un ventilateur pour le cabinet, un autre pour ma chambre. Cette nuit, Fête nationale oblige, j’ai eu du mal à fermer l’œil. Fenêtres ouvertes, j’enten-dais les altercations avinées des pochtrons du coin, et je ne pouvais pas m’empêcher d’imaginer qu’à tout instant pouvait surgir un individu mal inten-tionné. J’habite pourtant au cinquième étage, alors à part le double maléfique de Spider-Man, le risque d’intrusion est assez limité. Malgré tout, je n’étais pas tranquille. Je me suis réveillée à plusieurs reprises, en sueur. Autant dire qu’aujourd’hui il ne faut pas trop me chercher. Ça, c’est ce que je for-mule dans ma tête – comme si j’allais mettre un taquet à quelqu’un qui me gonflerait. La réalité, c’est qu’aujourd’hui comme tous les autres jours, je suis désespérément polie.

Je décolle une dernière fois mon chemisier de mon dos, et j’ouvre la porte. Mme Lebrun

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– soixante-dix ans, le cheveu tellement noir qu’il en devient perturbant, la dentition tellement par-faite qu’elle en devient suspecte – entre dans mon cabinet.

C’est une patiente de longue date, et une connaissance de mon père, selon ses dires : lors-qu’il exerçait encore son métier de gardien dans le parc des Buttes- Chaumont, je sais qu’il la croisait régulièrement. Je les ai soupçonnés à une époque de se connaître bien plus qu’ils ne l’avouaient. Mme Lebrun, d’ordinaire si volubile, s’assied en silence. Son mutisme m’étonne. M’inquiète.

— Ma petite Romane, il faut que nous discu-tions, toutes les deux.

Mme Lebrun me fixe de ses petits yeux sombres. Elle tient son sac sur ses genoux, les mains crispées. Son visage est fermé. Elle ne m’a jamais regardée comme ça.

Je ne le sais pas encore, mais Mme Lebrun s’apprête à modifier le cours de mon existence.

D’ici quelques minutes, rien ne sera plus pareil. Jamais.

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Je vais bien

Mme Lebrun est toujours claire, nette, pré-cise. C’est mon tempérament, tu me connais, ma petite Romane. Je la connais en tout cas suffisam-ment pour savoir qu’elle est foncièrement bien-veillante. Pas le genre à colporter des ragots ou avancer des sous- entendus sans avoir réfléchi aux conséquences de ses paroles. Aussi, lorsqu’elle me demande avec précaution si tout va bien, je sens un frisson me parcourir. Mon corps se tend.

— Bien sûr, tout va bien. Mais c’est moi le médecin ici, c’est plutôt à moi de vous demander ça. Qu’est-ce qui vous amène ?

Je tente de dissimuler mon trouble derrière une jovialité forcée. Mme Lebrun prend une longue inspiration, plante ses yeux dans les miens.

— Je ne vais pas y aller par quatre chemins,

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ma petite Romane. Tu sais que je t’aime beaucoup. Tu sais que je n’ai pas d’enfant et… je t’ai toujours considérée comme… importante.

Pause. Trop longue. Ma nature de foldingue paranoïaque me pousse à imaginer le pire. Mme Lebrun va m’annoncer une terrible nouvelle, Mme Lebrun est mourante. Elle a l’air en pleine forme pourtant, mais je suis bien placée pour savoir à quel point une maladie peut être sour-noise.

— Romane, j’étais à Marseille le week-end der-nier.

Je me dis : qu’est-ce que ça peut bien me faire, madame Lebrun, votre petit voyage à Marseille ? Mais évidemment je me tais. Elle continue :

— Ma sœur a une fracture du col du fémur, je lui ai rendu visite. Elle est hospitalisée. À l’hôpital Nord.

— Je suis désolée pour votre sœur. Je suis cer-taine que tout va rentrer dans l’ordre très vite. Elle est encore jeune, il me semble. Ne vous inquiét…

— Ma sœur n’est pas le problème, Romane, elle s’en remettra. Le problème c’est toi.

Mme Lebrun vient de m’interrompre sèche-ment. Elle n’est pas dans son état normal.

— Je ne suis pas sûre de vous suivre… De quel problème parlez-vous ?

— Romane, je t’ai vue. À Marseille. J’étais

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descendue acheter un magazine à la boutique de l’hôpi tal, quand je t’ai vue entrer.

Punaise, Mme Lebrun a pété une durite.— J’ai été intriguée. Parce que ton père ne

m’avait pas dit que tu devais te rendre là-bas. Et puis surtout…

— Surtout quoi, madame Lebrun ?— Surtout… tu étais déguisée. Tu avais mis une

perruque rousse et une robe un peu trop décolle-tée à mon goût, mais enfin c’est le genre de robes qui se font aujourd’hui. Alors je t’ai suivie, sans rien dire. Je voulais savoir.

— Madame Lebrun, qu’est-ce que vous racon-tez ? Je ne suis jamais allée à Marseille de ma vie, et samedi dernier je suis restée chez moi à regar-der une saison complète de série américaine. Vous avez vu quelqu’un qui me ressemble, et vous avez imaginé ce scénario improbable, voilà tout… Com-ment vous sentez-vous ? Avez-vous des douleurs au crâne en ce moment ?

— Ma petite Romane, ne te moque pas de moi. Je suis vieille, mais je ne suis pas stupide. Je vais très bien merci, et j’aimerais pouvoir en dire autant de toi… Je voulais juste te rappeler que… si tu as besoin de quoi que ce soit, je suis là. Je n’ai rien dit à ton père, bien sûr. Je serai muette comme une tombe.

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Mme Lebrun semble véritablement touchée. Très inquiète pour moi.

— Tout ça est ridicule. Je ne sais pas quelle his-toire vous avez fantasmée à mon propos, mais je vous assure que je vais parfaitement bien. Arrêtez de vous faire du mouron pour moi, j’ai bien assez de mon père pour ça.

— Romane, je t’ai vue, bon sang ! À l’autre bout de la France, pour que personne ne sache. Je t’ai suivie, j’ai vu le médecin te faire entrer dans son bureau. J’ai vu son regard grave, je t’ai vue tous-ser. Je t’ai attendue. Trente minutes plus tard, ton dossier médical sous le bras, tu as fondu en larmes. Tu as mis des lunettes de soleil pour cacher ton désarroi. Tu semblais dans un état second. Tu es partie très vite. Je me suis approchée de la porte du médecin, j’ai lu l’intitulé de la plaque…

Je ne comprends pas un mot de ce que Mme Lebrun me raconte. Je sens monter une crise. Ma respiration s’accélère.

Elle s’en aperçoit, se lève, pose une main sur mon épaule. Elle hésite une dernière fois, puis se décide :

— Romane, pourquoi as-tu rencontré le chef du service de pneumologie de l’hôpital Nord ?

*

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Ensuite, j’ai perdu le fil de la conversation. Je me suis mise à flotter.

Mme Lebrun mettait tellement de force à me convaincre que j’étais réellement malade que je n’ai plus tenté de la contredire. Il fallait qu’elle sorte de mon cabinet, au plus vite. La chaleur me prenait à la gorge. Je suffoquais. J’avais besoin de respirer dans mon petit sac, mais je ne voulais pas le faire en sa présence, je ne voulais pas étayer ses hypo-thèses farfelues par des faits, des images concrètes. Je l’ai remerciée, elle m’a de nouveau promis qu’elle ne dirait rien à mon père, que cela resterait entre nous, m’a réitéré son soutien, et je l’ai poussée vers la sortie.

Une fois la porte close, je me suis assise sur le sol. Il m’a fallu dix bonnes minutes pour réguler mon rythme respiratoire.

J’ai expédié en moins d’une heure les quatre dernières consultations. Abrégé cette journée. Je ne parvenais plus à me concentrer, je devais rentrer chez moi. Réfléchir.

Mme Lebrun a vu une femme en détresse qui n’est pas moi, puisque je sais bien où j’étais samedi dernier. Punaise, elle me fait dire n’importe quoi, cette vieille cinglée – ce n’est pas moi, point barre, aucune justification à apporter. Mais Mme Lebrun n’est pas folle, justement. Son assurance m’a trou-blée, car elle semblait en pleine possession de ses

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moyens. Un détail dans ce qu’elle a dit m’obsède, plus encore que tout le reste. Elle a évoqué une perruque rousse. Je suis brune depuis l’adoles-cence, mais le roux est ma couleur naturelle. Je ne me souviens pas que Mme Lebrun m’ait jamais connue rousse. Bien sûr je ne suis pas la seule rousse sur Terre, bien sûr mon père a pu évoquer avec elle cette rousseur. C’est une coïncidence ou une affabulation, rien de plus, Romane.

Au cours de la soirée, la focalisation de mon esprit sur l’attribut capillaire de cette Marseil-laise a laissé progressivement s’épanouir une hypothèse. Aussi insolite qu’excitante. Et si cette personne était de ma famille ? Cela pourrait expli-quer une vague ressemblance. Et si la curiosité de Mme Lebrun me permettait de rencontrer enfin un membre de cette parenté dont mon père a tou-jours refusé de parler, et avec laquelle il a coupé les ponts après la mort de maman ?

Le décès de ma mère. L’élément qui a déter-miné, j’en suis certaine, mes fêlures, mes peurs, celles de mon père, mon isolement, ma relation fusionnelle avec lui, si difficile à dépasser, ma vie, mon absence de vie.

Ma mère est décédée lorsque j’avais tout juste un an.

De la plus tragique des façons. En me sauvant.Je ne garde aucun souvenir d’elle, ni de cet

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après-midi d’hiver. Des impressions, des sensations sont peut-être imprimées quelque part, dans une circonvolution de mon cerveau ? Rien de conscient, en tout cas. J’étais si petite.

Mon père m’a toujours dit qu’il faisait beau, ce jour-là. Qu’il fallait bien ça, « pour le dernier jour d’une déesse ». Qu’il n’aurait pas pu en être autre-ment. Depuis, j’éprouve une aversion irrationnelle pour le soleil des froides journées parisiennes. Ses rayons sont des lames qui me transpercent et reflètent à l’infini la mort de ma mère. Même si mon père m’a sans cesse répété, fataliste, qu’il n’y avait rien à faire, que c’était « la faute à pas de chance », je me suis toujours sentie responsable. Elle a donné sa vie pour la mienne. Si elle ne s’était pas précipitée pour projeter d’un coup sec ma poussette vers le trottoir, c’est moi qui serais morte. Mon psy balaie désormais cette culpabilité lancinante d’un revers de la main. Après toutes ces années de consultation, il faut que je passe à autre chose. Mais je n’y arrive pas. Lorsque je regarde des photos de maman, elle est tellement souriante, tellement belle, tellement mieux que moi, que je ne peux m’empêcher de penser que sa vie aurait mérité d’être prolongée.

Mon père a concentré sur moi tous ses espoirs, toute son attention, tout son amour. Voilà pour-quoi il m’est si difficile de m’émanciper vraiment.

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Depuis toujours nous sommes une famille de deux personnes. Mon père a tourné la page du passé, soigneusement. Je n’ai jamais rencontré aucun grand-oncle, aucune grand-tante, personne, jamais.

Et voilà que soudain, Mme Lebrun m’offre une perspective nouvelle. Différente. Probablement sans fondement, mais qui sait ? On ne peut l’as-surer comme ça, sans vérifier. J’ai forcément des cousins éloignés, je ne suis pas née par l’opération du Saint- Esprit, malgré le prénom de mes parents. Marie et Joseph. Je me suis toujours dit que si j’avais été un garçon, ils m’auraient peut-être appe-lée Jésus… et que je l’avais échappé belle.

Mais je digresse. Pour mieux revenir au sujet qui m’obsède, depuis la révélation de Mme Lebrun : j’ai envie de rencontrer cette femme. J’ai besoin de savoir. D’en avoir le cœur net.

Je suis allongée sur mon lit. Impossible de fer-mer l’œil.

Mme Lebrun m’a aiguillonnée. Ce qu’elle a remué en moi va bien au-delà de la curiosité. Elle est tellement sûre d’elle, sûre de m’avoir vue moi, que c’en est angoissant. Et exaltant. Depuis com-bien de temps ne m’est-il pas arrivé quelque chose d’aussi excitant ? J’essaie de rassembler mes idées, elles partent dans tous les sens. Morbides, parfois. Euphorisantes, souvent.

2 heures du matin, je ne dors toujours pas.

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Je repasse les paroles de Mme Lebrun en accé-léré, au ralenti.

Il fait une chaleur insupportable dans mon appartement. Je décide de prendre une nouvelle douche. Froide. Le jet glacé heurte mon visage, et soudain je sais quoi faire. Je sors de ma salle de bains en hâte, une serviette nouée sur la poitrine. Je suis encore trempée, mais peu importe.

Nous sommes en plein mois de juillet, je suis en congé dans trois jours, n’ai toujours rien prévu. Je suis libre comme l’air marin, lequel me fera sûrement le plus grand bien. Je vais partir pour Marseille. Explorer en profondeur cette ville dans laquelle je n’ai jamais mis les pieds.

J’allume mon ordinateur et commence à organi-ser mes vacances, frénétiquement.

Je crois que je n’ai pas ressenti une telle excita-tion depuis longtemps.

Je vais visiter les calanques. La Canebière. Le Panier. La Cité radieuse.

Et l’hôpital Nord.

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