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LA TEMPORALITE CHEZ PLOTIN

« [ … ] alla pan tolmaton, ... » Sapphô, frag. 31

HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE DE L’ANTIQUITE TARDIVE MARINE MANOUVRIER Un cours de Monsieur S. DELCOMINETTE

Université Libre de Bruxelles Faculté de Philosophie et Lettres

Mai 2010

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LA TEMPORALITE CHEZ PLOTIN

INTRODUCTION

Dans ce travail nous allons nous intéresser à la temporalité chez Plotin. Dans un premier mouvement, nous nous demanderons pourquoi et comment Plotin distingue l’éternité et le temps en nous appuyant sur le chapitre 7 de sa troisième Ennéade, intitulé « L’éternité et le temps »1. Nous verrons en quoi l’origine du temps est à chercher dans l’audace de l’âme qui s’écarte de l’Intellect ; cela sera l’occasion de nous pencher dans un deuxième mouvement sur l’ambivalente signification du mot « audace » (tolma).

Une fois cela posé, le troisième mouvement de ce travail sera de montrer comment se déploie la temporalité chez Plotin. Nous verrons quels sont les liens entre les trois hypostases, l’Un, L’Intellect et l’Âme, et leur temps respectif, le temps propice (kairos), l’éternité (aîon) et le temps (chronos).

DE L’ETERNITE ET DU TEMPS

Plotin, à l’entrée du chapitre intitulé « L’éternité et le temps », part de la connaissance commune sur le temps et l’éternité. Ainsi, il est dit que l’éternité appartient « à la nature perpétuelle »2 tandis que le temps « appartient à ce qui est en devenir »3. Plotin ne se contente pas pour autant de cette définition car encore faut-il comprendre réellement ce que cela veut dire. Pour arriver à une définition correcte du temps et de l’éternité, il va se pencher sur ce qu’en disent les anciens.

Dans le Timée, Platon écrit que le temps est « une sorte d’image mobile de l’éternité, […] une image à l’éternel déroulement rythmé par le nombre »4, Plotin va donc s’attacher d’abord à expliquer ce qu’est l’éternité puisque, d’après Platon, le temps en est le reflet. Une fois cela établi, il pourra montrer quelles sont les spécificités du temps.

1) L’éternité

L’éternité est, selon Plotin, la temporalité qui caractérise la nature intelligible. Elle ne peut pas pour autant être identifiée à cette nature. L’éternité peut par contre être définie dans sa relation à la nature intelligible en ce sens qu’elle « se rapporte à elle, qu’elle est en elle, ou qu’elle lui appartient »5.

Tour à tour, Plotin va montrer qu’on ne peut identifier l’éternité ni au repos ni au mouvement. Dans le premier cas, l’éternité peut être considérée comme participant au repos mais

1 PLOTIN, Traités, traductions sous la direction de L. BRISSON et J.-Fr. PRADEAU, Paris, GF- Flammarion, 2002-(8 volumes parus sur 9). Dans ce travail, nous utiliserons cette traduction pour toutes références aux Ennéades, sauf indication contraire explicite. 2 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 1, 1-5. 3 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 1, 1-5. 4 PLATON, « Timée » in Œuvres complètes II, traduction de L. ROBIN, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1950, p. 452, 37d. 5 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 2, 10-15.

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ne peut pas être le repos en soi et dans le deuxième cas, l’éternité ne peut qu’être « dépourvue d’étendue »6 car si elle ne l’était pas, elle serait alors semblable au temps.

Comme le monde intelligible est habituellement prédiqué des adjectifs « éternel » et

« perpétuel », Plotin va s’interroger sur la signification de la perpétuité et la distinguer de celle de l’éternité.

« Dans l’éternité, qui est l’Être intelligible (nous), toutes les puissances sont ensemble en tant qu’elles sont unies »7, nous dit E. Alliez dans Les Temps capitaux. Et il poursuit un peu plus loin en distinguant l’éternité comme une « infinité d’intensité, l’infini de puissance »8 et la perpétuité, une « infinité extensive, l’infini d’intention »9. Tous les actes dans l’éternité sont simultanés, aucun n’est à venir, ils sont tous présents, toujours. La notion de perpétuité est éclairée par Plotin grâce à l’exemple de la perpétuité du monde et des mouvements célestes qui se meuvent en cercle, tendant « ainsi à être toujours, en se projetant vers l’avenir »10. L’éternité est le substrat qui contient et produit la perpétuité. La perpétuité est quant à elle l’état de ce substrat.

La définition que donne Plotin de l’éternité est la suivante : « une vie qui demeure dans l’identité parce que le tout lui est toujours présent »11. Par « une vie qui demeure dans l’identité », nous pouvons comprendre que cette vie est parfaitement identique à elle-même et n’est donc pas autre chose que ce qu’elle est. Ensuite, par « le tout lui est toujours présent », nous entendons, d’une part, qu’elle ne contient pas de parties et, d’autre part, que cette vie ne connaît ni passé ni futur, elle est toujours présente telle qu’elle est.

Si tel n’était pas le cas, et si l’éternité pouvait considérer un « était » ou un « serait », il faudrait accepter qu’elle ait été quelque chose qu’elle n’est plus, ou qu’elle ne soit pas encore quelque chose qu’elle pourrait être. Ce n’est pas concevable car l’éternité est pleine et entière, perpétuelle, « rien ne lui manque »12, elle est « ce qui est toujours »13.

Prêtons pourtant attention à l’expression « ce qui est toujours » nous dit Plotin ; en effet, dans l’entendement courant, nous pourrions comprendre par « toujours » quelque chose qui perdure et qui s’étend, or cela nous éloignerait absolument de la définition de l’éternité puisque nous avons vu plus haut qu’elle ne pouvait être « étendue » car, si elle s’étend, c’est qu’elle n’est pas une, entière, totale, toujours déjà-là, à demeurer.

Que peut-on dire du rapport entre l’éternité et l’Un ? La nature perpétuelle de l’éternité « est auprès de l’Un, […] elle vient de lui et […] est tournée vers lui, sans jamais s’en écarter ; puisqu’au contraire elle demeure auprès de lui et en lui, et qu’elle vit en conformité avec lui »14.

Cette vie de l’Intelligible qu’est l’éternité se tourne donc vers l’Un en même temps qu’elle y demeure, elle est complète unité malgré la multiplicité de ses actes intelligibles, raison pour laquelle Plotin dit qu’elle « ne doit avoir absolument aucun contact avec la quantité »15, car si tel était le cas elle perdrait son caractère d’indivisibilité.

6 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 2, 30-35. 7 ALLIEZ E., Les Temps capitaux, (tome I), Paris, Editions du Cerf, 1991, p. 118. 8 Ibid., p.118. 9 Ibid., p.118. 10 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 4, 30-35. 11 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 3, 15-20. 12 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 4, 35-40. 13 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 4, 40-45. 14 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 6, 1-5. 15 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 6, 45-50.

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Une fois sa présentation de l’éternité terminée, la question que se pose Plotin est la suivante : comment est-il possible que nous ayons une quelconque connaissance de l’éternité alors que nous sommes régis par le temps et que nous appartenons au devenir ? 2) Le temps

Pour comprendre pourquoi nous sommes dans le temps et pourquoi nous sommes aussi dans

l’éternité, « il nous faut donc descendre de l’éternité pour aller vers le temps »16 nous dit Plotin dans la septième section.

Comme il l’avait fait pour l’éternité, Plotin se réfère aux théories des anciens pour arriver à une définition du temps. Il relève pour cela trois grands groupes de définitions relatives au temps :

- le temps est mouvement Dès la section 8, Plotin réfute cette définition. Pour cela, il avance que le mouvement peut

« cesser ou être interrompu, sans que le temps ne cesse »17. - le temps est ce qui est mû Par « ce qui est mû », Plotin entend les sphères célestes. D’après lui, il n’est pas possible de

rattacher le temps aux sphères célestes car la simple observation de leur mouvement circulaire nous permet de constater qu’elles ne mettent pas chacune le même temps pour parcourir leur orbite. Dans ces conditions, il est difficile d’accepter que le temps puisse être ce qui est mû telles les sphères célestes.

- le temps est quelque chose qui se rattache au mouvement Il nous semble important de retenir ici que « si ce quelque chose est l’intervalle du

mouvement, alors il faut dire d’abord que cet intervalle n’est pas identique pour tous les mouvements »18. La conséquence que Plotin tire à propos de cette définition du temps est que « le mouvement qui s’étend sur un intervalle et cet intervalle ne sont pas eux-mêmes le temps : ils sont dans le temps »19. S’ils sont dans le temps, il nous reste encore à élucider ce qu’est le temps !

Dans la section 9, Plotin va s’intéresser particulièrement à la définition du temps que nous donne Aristote dans son livre D, au 4ème livre de la Physique. Il nous dit : « voilà ce qu’est le temps, le nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur »20.

Comme le souligne M. Heidegger, il faut comprendre ici que « le temps est au mouvement ce qui lui est compté »21 s’inscrivant dans l’avant et l’après ; cela pourrait être taxé de raisonnement tautologique de décrire ainsi le temps mais M. Heidegger précise ensuite que le temps « ne peut être interprété que s’il est lui même à son tour compris à partir du temps, c’est-à-dire du temps original [ Zeitlichtkeit - temporellité ] »22.

Mais revenons au raisonnement de Plotin à partir de la définition d’Aristote. Plotin préfèrera dire que « le temps n’est pas la mesure de tout mouvement mais seulement de celui dont il

16 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 7, 5-10. 17 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 8, 5-10. 18 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 8, 20-25. 19 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 8, 50-55. 20 ARISTOTE, Physique, traduction de A. STEVENS, introduction et notes de L. COULOUBARITSIS Paris, Vrin, 2002, 219b1-2. 21 HEIDEGGER M., « Le Temps » in Martin Heidegger Le Temps Le Monde, (trois cours de) FEDIER F., Paris, Lettrage Distribution, 2005, p. 82. 22 Ibid, p. 85.

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accompagne le cours »23. Mais encore faut-il alors que le mouvement soit toujours uniforme sinon cette mesure que serait le temps serait fort peu fiable.

Plotin porte enfin l’estocade à l’idée que le temps serait le nombre en invoquant le fait que le temps est illimité et que, comme tel, il serait impossible de le rattacher à un nombre particulier.

Enfin, à ceux qui disent que « le temps est l’accompagnement du mouvement »24, Plotin répond que cet accompagnement ne peut se faire que dans le temps et que donc cela ne nous éclaire pas plus sur la véritable nature du temps.

Voici, brièvement énoncé, tout ce que le temps n’est pas ! Nous allons maintenant nous

consacrer à la description du temps chez Plotin et à l’audace qui lui est originale.

L’ÂME AUDACIEUSE 1) La naissance du temps Pour parler du temps nous devons, nous dit Plotin25, nous reposer tout d’abord dans

l’éternité, vie de l’intelligible, éternité qui repose en elle-même et demeure en l’Un, tournée vers lui, entière et illimitée. Là où le temps n’existe pas encore, où il n’y a ni avant, ni après, où les réalités intelligibles de la seconde hypostase reposent elles aussi dans une multiplicité non divisée.

Plotin décide de faire « comme s’il » s’adressait au temps en lui demandant d’expliquer le moment où il est advenu à la réalité. Attardons-nous un instant sur ce procédé. Il s’agit de la pratique de l’epinoia, ou le fait d’attribuer des caractéristiques à un concept (comme le temps ici) afin de l’éclairer. L. Couloubaritsis nous dit que l’usage de la pratique de l’epinoia est « une étape décisive dans l’itinéraire philosophique qui conduit au jugement de réflexion»26. Nous aurons l’occasion d’y revenir lorsque nous aborderons la temporalité proprement dite.

Voici le passage où Plotin interroge le temps : « il se reposait dans l’être avec l’éternité, car il n’était pas le temps : il demeurait au contraire lui aussi tranquillement dans l’éternité. Mais une nature affairée, parce qu’elle avait choisi de se gouverner elle-même et de s’appartenir à elle-même, en prenant le parti de rechercher plus que le présent, se mit elle-même en mouvement, et le temps, lui aussi, se mit en mouvement »27.

Que faut-il comprendre de ce passage ? Quelle est cette « nature affairée » (ou « curieuse » selon la traduction des Belles Lettres28) ? Il s’agit de l’Âme qui jusqu’alors reposait dans le monde intelligible. L’âme s’en détourne en un temps insaisissable pour observer sa propre image, elle s’écarte de l’Intelligible et cet écart fait apparaître le monde sensible, soumis aux lois du devenir, nous sommes ainsi arrivés dans le règne du temps.

Au moment de l’écart, l’Âme se temporalise elle-même, elle sort de l’éternité. La multiplicité de ses actes, au lieu d’être gardée dans l’unité de l’éternité, est projetée dans l’étendue avec la venue au jour du monde sensible. Les actes exercés par l’Âme se succèdent et ainsi « apparaît en même temps ce qui n’existait pas auparavant »29. L’apparition de la succession est bien le signe du

23 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 9, 20-25. 24 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 10, 1-5. 25 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 11, 1-10. 26 COULOUBARITSIS L., « Kairos et logos hénologique chez Plotin », article non paru, rédigé pour les actes du Colloque Kairos et logos dans l’Antiquité, 1997, p. 10. 27 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 11, 10-20. 28 PLOTIN, Troisième Ennéade, texte établi et traduit par BREHIER E., Paris, Les Belles Lettres, Classiques en Poche, 2002. 29 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 11, 35-40.

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passage de l’éternité (où rien ne se succède, où tout est toujours déjà-là, où rien ne pourrait être altéré par un avant et un après) au temps (où tout est devenir, contingence, altérité).

A la section 11, Plotin revient au temps comme image de l’éternité et explique que si le temps « désire être dans l’être en acquérant sans cesse de nouvelles déterminations – le temps imitera bien ce qui est d’emblée total, d’un bloc, et d’emblée illimité. Car son être, ainsi, imitera bien l’être de l’Intelligible »30. Le temps comme image de l’éternité tend toujours vers le futur pour tenter d’acquérir cette qualité d’illimité qui caractérise l’éternité. La nature du temps est donc celle de la vie de l’Âme « qui s’étend de manière continue »31.

Alors qu’Aristote comparait le temps à une mesure, Plotin propose plutôt de dire qu’il est « ce par rapport à quoi se fait la mesure »32. Et pour manifester le temps qui régit l’univers et le monde sensible, il suffit de s’intéresser à la révolution du ciel. Par l’exemple de l’intervalle entre deux levers de soleil, Plotin nous indique que le temps est ce par quoi la mesure est rendue possible.

A la fin de son chapitre, Plotin souligne que ce qui a provoqué la mise en mouvement de l’univers est bien la descente de l’Âme dans le temps, « elle a engendré le temps et le temps se confond avec son activité »33. Tout ce qui appartient au monde sensible vit sous le joug du temps.

Nous avons à maintes reprises parlé de cet écart que fait l’Âme pour prendre distance par

rapport à l’Intelligible. Par quelle impulsion l’Âme s’écarte-t-elle de l’Intelligible ? Cette impulsion Plotin l’a nommée tolma. 2) L’audace - tolma Nous trouvons dans le Dictionnaire étymologique de la langue grecque cette définition pour le mot

tolmê : « ‘action de prendre sur soi, d’oser’, d’où en bonne part ‘courage, hardiesse’, en mauvaise part ‘audace, excès’ »34.

La question qui se pose à nous est de savoir si l’ambivalence de ce mot peut se retrouver dans le mouvement même de l’Âme. En d’autres termes, en quoi l’âme fait-elle preuve d’hardiesse d’une part et d’audace, ou d’excès, d’autre part ?

Dans Le Temps et l’éternité chez Plotin et Saint Augustin, J. Guitton nous dit : « étant par nature intermédiaire, elle [l’Âme] peut se porter dans deux directions. Regarde-t-elle du côté où elle procède, elle est alors dans un état de plénitude. Qu’elle ne consente plus à demeurer dans son calme, elle engendre à l’opposé une image qui […] est la nature et la sensation chez les végétaux »35. L’Âme, quand elle se tourne et tend vers l’Un, est illuminée elle-même par le principe. Par contre, lorsqu’elle se tourne vers le bas, elle « se voit dans un miroir comme Narcisse »36 et se contemple alors dans son propre reflet. Ce reflet la trouble et ainsi se perd-t-elle par le mouvement qu’elle fait vers elle-même. Il faut préciser d’emblée que ce mouvement n’est pas un mouvement local mais bien plutôt une intime et soudaine (exaiphnês) impulsion de l’Âme surgissant du désir qu’elle a de se posséder elle-même.

30 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 11, 55-60. 31 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 12, 1-5. 32 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 12, 40-45. 33 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 12, 45-50. 34 CHANTRAINE P., Dictionnaire étymologique de la langue grecque : histoire des mots, Paris, Klincksieck, 2009 (1968-1980), p. 1084. 35 GUITTON J., Le Temps et l’éternité chez Plotin et Saint Augustin, Paris, Bovin et Cie Editeurs, 1933, p. 30.

36 Ibid., p. 30.

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La contemplation de l’Âme par elle-même introduit l’altérité là où elle n’était encore qu’en germe. Lorsque l’Âme reposait dans la nature intelligible, sa multiplicité était encore indivise, l’éternité la contenait toute. Mais à l’instant où l’Âme jette son regard vers son reflet, elle se sépare de cette nature, elle est jetée hors de, et ainsi l’autre apparaît, « l’abondance secrète de l’âme s’épanche alors en produisant la nature ou l’organisation corporelle »37, comme l’écrit J. Trouillard.

Nous l’avons vu, la naissance de l’altérité est indissociable de celle du temps, « la vie

émancipée de l’Âme est l’essence du temps »38 précise H. Barreau. Les choses, qui s’ajoutent inexorablement à l’être, empêchent le retour au même, ce qui fait dire à J. Guitton que le temps est « cette irréparable addition de l’être à lui-même »39.

A la lecture du texte de J. Guitton, il nous semble qu’il considère la tolma de l’Âme comme une chute que l’on pourrait rapprocher du péché originel puisqu’il dit d’elle qu’elle se perd. L’Âme a osé se séparer de l’Être intelligible et provoque ainsi la séparation d’avec ce qu’il y a plus haut. Il précise pourtant « qu’elle ne s’incline pas […]. S’incliner ce serait oublier l’Intelligible, et si l’Âme l’avait oublié, comment pourrait-elle façonner le sensible ? »40

Le temps, et « l’in-quiétude de l’instant »41 qu’il suscite, est au coeur de cette angoisse métaphysique de la chute. En effet, qu’est-ce qui fait le plus obstacle à la conversion sinon le temps ? Le temps empêche l’atteinte de l’unité. Une fois que l’être est dans le temps, il n’est plus jamais complet puisqu’il sera toujours plus que ce qu’il était dans le passé et moins que ce qu’il sera dans l’avenir. En d’autres termes, « […] en subtituant le temps à l’éternité, non seulement elle [l’Âme] s’écarte de son principe, mais elle fait subir à ce qui vient dans l’être les conséquences de son écart et de son abandon »42 et c’est là son audace d’après N. Baladi.

Pourtant, le solution se trouve en germe dans la procession de l’Âme. En effet, comme nous l’avons souligné plus haut, si l’Âme crée le monde sensible, l’univers et tout ce qui appartient au devenir, c’est bien parce qu’elle ne s’est pas entièrement séparée de l’Intelligible. En un sens, elle ne s’en détache pas, « l’âme universelle n’est pas elle-même dans le temps, elle n’y laisse procéder que ses ouvrages. Ceux-ci se dispersent dans le temps et dans l’espace, mais leurs raisons demeurent ensemble »43.

La condition de possibilité du mouvement de conversion pour tout ce qui appartient à l’ordre du devenir est entièrement gardée par le fait que l’Âme, reccueillie dans l’éternité, baigne dans la lumière de l’Un, et, comme par reflet, cette lumière peut être aperçue dans le monde sensible. Mais comment ? Par la contemplation de l’Intelligible, par la pratique de la philosophie, car « toute pensée est intemporelle puisque les intelligibles sont dans l’éternité et non dans le temps »44. Et, bien que la matière ne puisse accomplir pleinement le mouvement de conversion vers l’Un, la pensée quant à elle peut opérer le mouvement de retournement vers l’Un, la première hypostase.

37 TROUILLARD J., La Procession plotinienne, Paris, PUF, 1955, p. 82. 38 BARREAU H., « Du mythe au concept du temps psychique et vécu : l’héritage de Platon chez Plotin et Saint Augustin» in Les Figures du temps, sous la direction de L. COULOUBARITSIS et J. WUNENBURGER, Strasbourg, PUF de Strasbourg, 1997, p. 126. 39 GUITTON J., Le Temps et l’éternité chez Plotin et Saint Augustin, Paris, Bovin et Cie Editeurs, 1933, p. 87. 40 Ibid., p. 41. 41 ALLIEZ E., Les Temps capitaux, (tome I), Paris, Editions du Cerf, 1991, p. 92. 42 BALADI N., La Pensée de Plotin, Paris, P.U.F., 1970, p. 69. 43 GUITTON J., Le Temps et l’éternité chez Plotin et Saint Augustin, op. cit., p. 76. 44 PLOTIN, Ennéades IV, texte établi et traduit par BREHIER E., Tome IV, Paris, Les Belles Lettres 1927, IV, 4 [ 28 ], 1, 12-13.

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Ce retournement est possible aussi car, par la succession infinie des événements de l’univers, le temps devient « une image de l’éternité »45 ; ce qui faire dire à N. Baladi « si donc il y a là de la part de l’Âme une activité audacieuse et si la procession dont témoigne cette activité est dégradation, cette dégradation est finalement compensée »46.

Nous pensons donc, à la lumière de l’étymologie même du mot, que l’audace de l’âme renferme à la fois l’inévitable limitation due à la naissance du temps mais qu’elle est aussi la condition même du sursaut des âmes sensibles prenant conscience du monde intelligible et, par la contemplation de celui-ci, la possibilité d’être effleuré par la lumière de l’Un.

Dans les deux sections précédentes, nous avons pu nous rendre compte que le monde

sensible et le monde intelligible avait chacun une temporalité propre. L’éternité est la vie du monde intelligible alors que le temps est la vie du monde sensible. Nous nous proposons d’entrer plus avant dans chacune d’elle et d’en déterminer plus précisément les caractéristiques. Nous verrons ensuite que l’Un aussi s’inscrit dans une certaine temporalité, nous verrons laquelle.

LA TEMPORALITÉ HENOLOGIQUE 1) Chronos, le temps de l’Âme Nous avons largement abordé le temps ci-avant, nous nous permettrons donc de souligner ce

qui est essentiel dans la perspective de la temporalité. Chronos naît de l’audace et de la volonté de puissance de l’Âme, la troisième hypostase. Le

temps est la vie de l’Âme et celle-ci transfère dans le monde sensible ce qu’elle voit dans le monde intelligible. Si le temps se manifeste partout dans le cosmos, c’est que « comme l’Âme, à la fois une et multiple, l’hypostase psychique qu’est le temps conjugue l’unité d’un temps séminal et son déploiement immédiat selon une multiplicité d’expériences psychiques de la temporalité »47.

Toutes les âmes se déployant dans l’univers tendent vers l’à-venir dans une succession ininterrompue d’actes. Ces âmes appartiennent à l’Âme universelle qui les contient. Avec la naissance du temps, est brisée l’unité de la multiplicité d’actes co-existants de l’Intelligible, ainsi « le temps en tant que vie psychique, totalité dont les parties adviennent les unes après les autres, manifeste la vie d’une totalité rassemblée »48.

Pourtant, le temps est la vie de l’Âme universelle et par là même la vie de toutes les âmes individuelles ; par sa succession infinie, il est le souffle qui permet le reflet en chaque chose de la vie noétique. C’est ainsi que J. Trouillard dit que « le temps est un ordre disloqué, l’ordre un temps réintégré » 49.

Mais quelle est donc alors cette vie noétique?

2) Aiôn, l’éternité de l’Intelligible

45 PLOTIN, III, 7 [ 45 ], 11, 20-25. 46 BALADI N., La Pensée de Plotin, op. cit., p. 70. 47 LACROSSE J., « Chronos psychique, aiôn noétique et kairos hénologique chez Plotin » in Les Figures du temps, sous la direction de L. COULOUBARITSIS et J. J. WUNENBURGER, Strasbourg, PUF de Strasbourg, 1997, p. 78. 48 Ibid., p. 78. 49 TROUILLARD J., La purification plotinienne, Paris, PUF, 1955, 37.

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Demandons nous tout d’abord ce que dit le Dictionnaire étymologique de la langue grecque du mot aiôn : « force vitale, vie, durée, éternité. Du sens de ‘vie’, aiôn est passé au sens de ‘durée de vie’, [puis à] ‘éternité’ chez les philosophes, considérée comme une vie durable, éternelle »50.

Il faut ici souligner un point important relevé par L. Couloubaritsis à propos des différentes significations du mot aiôn dans le monde grec. Aiôn signifie éternité mais pas seulement, il désigne aussi le « temps de vie propre à chaque être ou chaque phénomène »51. En ce sens, F. Fédier propose comme sens complet d’aiôn « la durée complète d’un mûrissement »52. Ces différentes et anciennes significations permettent de faire voir des conceptions du temps peu usitées alors qu’aujourd’hui le temps est essentiellement considéré comme unité de mesure. Cela nous aidera à mieux saisir la notion de kairos à la section suivante de ce travail.

L’éternité est bien une vie, celle de l’Être intelligible, comme nous l’avons montré au début de

ce travail. Cette vie est présente dans tous les êtres intelligibles, simultanément puisqu’à cette hypostase, le temps n’est pas encore apparu. L’altérité n’existe pas, les actes ont beau être multiples, ils se contiennent tous et tous sont contenus dans la totalité du monde intelligible.

« L’éternité, dont le temps est l’image, désigne ainsi une vie multiple et foisonnante, mais en même temps une Vie unique simultanément présente à sa totalité »53. La vie noétique qui est sous le signe de l’éternité ne connaît pas le changement, les modifications, ajouts ou retraits, elle reste unitaire malgré la multiplicité de ses actes, elle est pure présence. C’est d’ailleurs ainsi que F. Fédier peut dire que « le temps est l’image de la présence, image mobile. Cela signifie qu’il n’est pas toujours présent mais qu’il passe »54.

Platon dit de l’éternité qu’elle est « immuable en son unité »55, qu’elle demeure dans l’Un en d’autres termes, ce qui est particulièrement intéressant ici est que « cela n’est possible que parce que l’éternité est elle-même moindre que l’Un »56. Si le niveau temporel qu’est l’éternité est en deçà de l’Un, nous pouvons supposer qu’il existe un niveau temporel propre à l’Un.

3) Kairos, le temps propice Dans cette section, nous tenterons de faire voir en quoi le kairos est une expérience commune

et fondamentale du temps pour les Grecs anciens. Une fois cette notion éclairée, nous pourrons montrer pourquoi il semble opportun de rapprocher le kairos du temps hénologique.

Rappelons-nous tout d’abord l’épitaphe que s’est choisie Eschyle, le plus grand poète tragique

de l’Antiquité : « Ci-gît Eschyle, fils d’Euphorion d’Athènes, enterré dans le sol fertile de Géla et bien connu pour son courage à la bataille. Le Bois de Marathon et les Mèdes l’attestent »57.

50 CHANTRAINE P., Dictionnaire étymologique de la langue grecque : histoire des mots, Paris, Klincksieck, 2009 (1968-1980), p. 40. 51 COULOUBARITSIS L., « Temporaliser le temps » in L’Expérience du Temps Mélanges offerts à Jean Paumen, Bruxelles, Editions Ousia, 1989, p. 62. 52 FEDIER, F., Martin Heidegger Le Temps Le monde, Paris, Lettrage Distribution, 2005, p. 60. 53 LACROSSE J., « Chronos psychique, aiôn noétique et kairos hénologique chez Plotin » in Les Figures du temps, sous la direction de L. COULOUBARITSIS et J. J. WUNENBURGER, Strasbourg, PUF de Strasbourg, 1997, p. 77. 54 FEDIER, F., Martin Heidegger Le Temps Le monde, op. cit., p. 64. 55 PLATON, « Timée » in Œuvres complètes II, traduction de L. ROBIN, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1950, p. 452, 37d. 56 Ibid, p. 79. 57 ATHENEE, Les Deipnosophistes (livre I), trad. A. M. DESROUSSEAUX, Paris, Les Belles Lettres, 1956.

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Pourquoi Eschyle décide-t-il que le souvenir que nous avons à garder de lui est celui d’un homme qui s’est distingué à la guerre alors que ce sont ses tragédies qui nous rappellent son nom encore aujourd’hui ?

Cela peut sembler de prime abord très étonnant pour des hommes de notre temps qui ont l’habitude de rapporter la vie d’un homme par ce qui l’a rendu le plus célèbre. Tout autre est la vision de ce qu’un Grec ancien va garder comme souvenir de la vie d’un homme. Il nous faut absolument entendre cette expérience grecque du temps pour toucher ce qu’est le kairos.

Cette façon toute singulière de dater les évènements est soulignée par F. Fédier : « toute vie d’un être est datée par une seule indication, celle de l’akmé, c’est-à-dire le moment où cet individu est parvenu à maturité »58.

Référons-nous immédiatement au Dictionnaire étymologique de la langue grecque pour appuyer notre raisonnement. Au mot kairós nous trouvons : « le point juste qui touche au but, […] ce qui est opportun, l’occasion favorable »59. Il est ici intéressant de noter que le mot suivant dans le dictionnaire, ‘kaîros’ (où seul l’accent se déplace du “o” au “i”), pourrait être un emploi figuré de kairós et signifier « le point exact, le point de rencontre, le nœud »60. Peu importe donc les tragédies pour Eschyle, là où se noue son être même, là où il est advenu à son humanité, c’est dans l’expérience qu’il a faite de la bravoure à la bataille.

Nous ne pouvons donc pas appréhender le kairos comme un temps successif, il s’agit de quelque chose de bien plus insaisissable. « En effet, à l’origine, le terme concerne un coup fatal parce qu’il touche le corps à l’endroit le plus apte à tuer »61. Tel l’archer qui choisit l’exact moment pour tirer sa flèche et s’assurer ainsi de toucher l’oiseau en plein vol, le kairos est le meilleur moment et/ou lieu pour agir.

Dans le Lexicon Plotinianum, nous trouvons pour kairos: « critical, season, occasion»62 et le Dictionnaire étymologique du français nous précise que le mot occasion trouve sa racine dans le mot latin casus : la chute, l’événement63. Le kairos porte ainsi en lui l’ambivalence de ce qui est bien et de ce qui est maléfique, selon que nous considérons l’archer ou l’oiseau, pour reprendre cet exemple. Par ce mouvement de balancier entre ces deux extrêmes, nous pouvons constater que le kairos est intimement lié à la problématique de la juste mesure, d’ailleurs « la maîtrise du temps hénologique ne s’avère possible que parce que l’action est régie par la phronèsis (prudence ou sagesse pratique), qui constitue le mode par lequel l’homme agit dans le monde dominé par la contingence, loin des dieux »64.

Maintenant que nous cernons mieux la signification de ce mot, voyons comment il se

présente dans la perspective hénologique. Pour ce faire, nous aimerions tout d’abord mettre en parallèle les définitions que donne F. Fédier de l’aiôn d’une part et du kairos d’autre part. Rappelons-nous, l’aiôn est « la durée complète d’un mûrissement »65 et le kairos est « le moment où l’individu est parvenu à maturité »66, l’akmé. Ces deux définitions nous donnent une indication

58 FEDIER, F., Martin Heidegger Le Temps Le Monde, Paris, Lettrage Distribution, 2005, p. 59. 59 CHANTRAINE P., Dictionnaire étymologique de la langue grecque : histoire des mots, Paris, Klincksieck, 2009 (1968-1980), p. 461. 60 Ibid., p. 462. 61 COULOUBARITSIS L., « Le temps hénologique » in Les Figures du temps, sous la direction de L. COULOUBARITSIS et J. J. WUNENBURGER, Strasbourg, PUF de Strasbourg, 1997, p. 90. 62 SLEEMAN J.H. et POLLET G., Lexicon Plotinianum, Louvain-Leyde, Presses Universitaires de Louvain-Brill, 1980, p. 524. (la traduction française était indisponible) 63 PICOCHE J., Dictionnaire étymologique du français, Paris, Dictionnaire Le Robert, 2009, p. 106. 64 Ibid., 97 65 FEDIER, F., Martin Heidegger Le Temps Le Monde, op. cit., p. 60. 66 Ibid, p. 59.

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quant à la place du kairos par rapport à celle de l’aiôn. Le kairos est le faîte de toute chose en quelque sorte car il concerne les conditions propices de ce qui advient à un moment donné.

Il est bien entendu que l’Un ne pourrait être dans le temps ; aucun devenir ne peut l’entacher puisqu’il est la parfaite unité de la totalité. De même l’Un ne peut pas non plus appartenir à l’ordre de l’éternité car, même si celle-ci n’est pas non plus soumise au devenir, elle contient la multiplicité et peut être dite exister toujours, éternellement, de manière perpétuelle alors que l’Un est quant à lui « prééternel et au-delà de toute éternité »67 et ne peut être prédiqué par rien.

Il faut reconnaître par ailleurs que le texte des Ennéades (Enn., VI, 8 [39], 18, 45-50) où le kairos est mentionné, est un texte isolé et le seul qui contienne cette mention. Proclus attribue aux pythagoriciens cette structure métaphysique de la temporalité, en écrivant : « Other commentators, again, have seen fit to make a distinction, and call the primal God « Occasion » (kairos), the second « Eternity », and leave to the third here the appellation of « Time », in order, forsooth, that the One may be preserved beyond both time and eternity »68. Il semblerait donc qu’il fasse « référence à une tradition perdue d’inspiration néopythagoricienne »69.

L’Un se porte à l’hypostase non pas parce qu’il serait soumis à une quelconque nécessité mais bien par « sa volonté et son amour de lui-même, [il est le] produit de son propre acte, si bien qu’il est par lui-même ce qu’il est, à la différence de la seconde hypostase, qui est le substrat de l’acte d’un autre »70. La liberté de l’Un est intimement liée au kairos, l’Un est « souverainement le maître de ce qui vient après lui et, au premier chef, de lui-même »71 de toute activité, y compris la sienne. « L’Un se déploie partout selon un mode d’activité qui associe cette sorte d’activité propre à ce qui se doit avec l’unicité contingente de ce qui advient en un moment propice »72.

L. Couloubaritsis donne un exemple éclairant pour mieux entendre comment se déploie ce

kairos hénologique. Comme nous allons le voir, il s’agit d’un déploiement absolument hors du temps mesurable : « L’amitié et l’amour supposent des conditions préalables, une forme de disponibilité grâce à laquelle le hasard se laisse maîtriser par le moment propice comme si ce qui advient dans sa singularité était nécessaire, alors qu’en réalité aucune nécessité ne prédéterminait ce qui advient »73. Ici encore nous devons passer par la pratique de l’epinoia pour essayer d’approcher la temporalité de l’Un. L’utilisation de situations ou de notions qui nous sont familières permet de mettre un visage sur l’indicible, même si nous devons toujours garder à l’esprit que ce ne sont que des tentatives d’approches avec des outils qui ne seront jamais tout à fait adaptés à ce que nous tentons de faire apparaître.

Le kairos est « le moment propice et approprié sans lequel il ne saurait y avoir réalisation des choses relativement à la co-présence du temps et de l’éternité dans le Tout »74. L’Un est en toute chose et le kairos est sa marque, ou sa trace, au sein de toutes choses. Le kairos permet

67 LACROSSE J., « Chronos psychique, aiôn noétique et kairos hénologique chez Plotin » in Les Figures du temps, sous la direction de L. COULOUBARITSIS et J. J. WUNENBURGER, Strasbourg, PUF de Strasbourg, 1997, p. 80. 68 PROCLUS, Proclus’ Commentary on Plato’s Parmenide, traduit par GLENN R. MORROW ET JOHN M. DILLON, Princeton, Princeton University Press, 1987, p. 559. 69 LACROSSE J., « Chronos psychique, aiôn noétique et kairos hénologique chez Plotin » op. cit., p. 81. 70 Ibid, p. 80. 71 PLOTIN, VI, 8 [39], 18, 45-50. 72 COULOUBARITSIS L., « Le Temps hénologique » in Les Figures du temps, sous la direction de L. COULOUBARITSIS et J. J. WUNENBURGER, Strasbourg, PUF de Strasbourg, 1997, p. 101. 73 Ibid., p. 104. 74 COULOUTBARITSIS L., « Kairos et logos hénologique chez Plotin », article non paru, rédigé pour les actes du Colloque Kairos et logos dans l’Antiquité, 1997, p. 17.

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l’émergence de toute chose en ce qu’elle a à être, comme il se doit qu’elle soit. Ainsi, L. Couloubaritsis conclut « Plotin rassemble pour ainsi dire le temps et l’éternité sous la souveraineté du kairos qui par la présence de l’Un en tout devient la temporalité profusionnelle de toute temporalité, tout comme l’Un est la cause de toutes les causes (VI, 8, 18, 37-38) »75.

CONCLUSIONS Plotin « lie le kairos à la liberté de l’Un, mais lui confère le rôle le plus éminent que l’on puisse

s’imaginer, puisqu’il le caractérise selon la souveraineté même de l’Un »76. L’Un, par sa volonté, se porte lui-même à l’hypostase lors d’un événement unique, une occasion, hors du temps, qui répond à la condition que cela soit comme cela doit être. Cet événement peut surgir seulement dans la vibration temporelle du kairos qui est ce par quoi ce qui doit arriver arrive, au moment où les conditions sont mûres pour qu’elles arrivent.

Le kairos se situe dans la fracture entre le hasard et la nécessité. Nous ne savons ni où ni quand quelque chose peut advenir selon le kairos mais il est pourtant certain que ce qui adviendra, adviendra selon ce qu’il se doit d’être.

L’Un pénètre tout ce qui constitue les deux hypostases qui le suivent, l’Intellect et l’Âme, leur multiplicité, qu’elle soit unité pour la première et division pour la seconde, est baignée dans l’omniprésence de l’Un. Cette trace de l’Un qui subsiste en tout malgré la multiplicité et le devenir suscite en creux, dans la matière et les intelligibles, le désir de l’Un nécessaire à la conversion, ce désir régit le principe de toute vie.

La tentation est grande chez Plotin et les néo-platoniciens de présenter un système théologique de l’Un. Mais la mise entre parenthèse de la dimension théologique qu’introduit Plotin dans sa description de l’Un permettrait de considérer un temps qui ne serait pas uniquement physique. Ce temps serait le temps propice qui correspondrait « au temps propre de ce qui advient comme il se doit parce qu’il se trouve selon les meilleures conditions pour qu’il advienne »77.

Comme le souligne L. Couloubaritsis, l’étude de ce qu’est le kairos nous ouvre un nouveau champ de réflexion métaphysique car « alors que les anciens s’appliquaient à trouver une scientificité au temps et à l’éternité, en occultant progressivement le ‘temps propice’, nous cherchons au contraire, dans un monde qui banalise de plus en plus la scientificité du temps, à retrouver d’autres pratiques du temps »78.

75 COULOUTBARITSIS L., « Kairos et logos hénologique chez Plotin », article non paru, rédigé pour les actes du Colloque Kairos et logos dans l’Antiquité, 1997, p. 19. 76 Ibid., p. 15. 77 COULOUBARITSIS L., « Le Temps hénologique » in Les Figures du temps, sous la direction de L. COULOUBARITSIS et J. J. WUNENBURGER, Strasbourg, PUF de Strasbourg, 1997, p. 103. 78 Ibid, p. 91.

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TABLE DES MATIERES

Introduction...................................................................................................................................... 2  De  l’éternité  et  du  temps .............................................................................................................. 2  L’âme  audacieuse ............................................................................................................................ 5  La  temporalité  henologique ........................................................................................................ 8  Conclusions .....................................................................................................................................12  Bibliographie..................................................................................................................................13