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LA SUBSISTANCEDE L’HOMME

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DU MÊME AUTEUR

La Grande Transformation. Aux origines politiques et écono-miques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983 ; rééd.2009.

Essais, Paris, Seuil, 2008.

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Karl Polanyi

LA SUBSISTANCEDE L’HOMME

La place de l’économiedans l’histoire et la société

Traduit de l’anglais (États-Unis) et présentépar Bernard Chavance

Ouvrage publié avec le concoursdu Centre national du livre

Flammarion

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© Kari Polanyi LevittL’ouvrage a paru pour la première fois

en 1977 aux éditions Academic Press, New York,sous le titre The Livelihood of Man.Traduction © Flammarion, 2011

ISBN : 978-2-0812-2910-5

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Karl Polanyi, l’économie et la société

Depuis les années 1980, la pensée de Karl Polanyi (1886-1964) suscite un intérêt croissant. La Grande Transforma-tion 1 (1944) est devenu un classique : son analyse du chan-gement économique et politique intervenu au XIXe siècle enEurope, puis dans le reste du monde, est en effet profondé-ment originale. Des chercheurs de nombreuses disciplines,anthropologues, politologues, historiens, sociologues et éco-nomistes, y trouvent une inspiration ou y font largementréférence.

Dans son récit de l’émergence du « marché autorégula-teur » en Angleterre au XIXe siècle, Polanyi a mis enlumière le mouvement de séparation de l’économie desautres dimensions de la société – les relations de parenté,les pratiques religieuses, les rapports politiques, la sphèreculturelle. Il a défini ce processus comme le « désencastre-ment » problématique de l’économie vis-à-vis de la société.La formation révolutionnaire d’une économie de marchés’est accompagnée de l’apparition d’une « société demarché » soumettant la société entière au mouvementautonomisé de son économie. Polanyi a développé une cri-tique radicale de l’utopie libérale du XIXe siècle et de ses

1. Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques etéconomiques de notre temps, trad. par Catherine Malamoud et MauriceAngeno, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des scienceshumaines », 1983 ; rééd. Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2009.

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VIII | LA SUBSISTANCE DE L’HOMME

effets déstabilisateurs, jusqu’à la grande dépression desannées 1930. Le libéralisme économique visait à universali-ser le marché, en l’étendant du domaine des biens matérielsau travail, à la terre et à la monnaie. Mais ces « marchan-dises fictives », qui touchent respectivement à l’homme, àla nature et au pouvoir, ne peuvent en réalité être soumisesentièrement à des mécanismes de marché sans avoir delarges effets destructeurs sur la société. Polanyi a décrit lecontre-mouvement de protection suscité dans ladite sociétépar cette tentative libérale de marchandisation universelle,qui a été à l’origine de la formation des syndicats, de lalégislation industrielle, des assurances sociales. Les réac-tions aux cataclysmes sociaux du début du XXe siècle sesont manifestées sous des formes aussi contradictoires quecelles du New Deal américain, du fascisme allemand et dusoviétisme russe, jusqu’au second conflit mondial. Conju-guant l’histoire des institutions et des idées avec une largepalette de disciplines, y compris la géopolitique, ce livreérudit s’est frayé une place unique dans les sciencessociales contemporaines.

La Subsistance de l’homme peut être considéré, avecl’ouvrage collectif Les Systèmes économiques dans l’histoireet dans la théorie 1 (1957), comme un complément et unapprofondissement de l’approche développée dans LaGrande Transformation. C’est le fruit de la large réflexionde Polanyi menée au cours de la période américaine de sonexistence, au cours de laquelle, de 1947 à 1964, il seconsacre principalement à l’élaboration d’une « histoireéconomique générale » comparative, un projet auquel sejoignent de nombreux chercheurs. Ouvrage inachevé, puismis en forme par Harry Pearson, ami et collègue, et publiéen 1977, treize ans après la mort de Polanyi, il prolonge

1. Karl Polanyi, Conrad Arensberg, Harry Pearson (dir.), Les Systèmeséconomiques dans l’histoire et dans la théorie [Trade and Market in theEarly Empires. Economies in History and Theory, New York, The FreePress, 1957], trad. de Anne et Claude Rivière, Paris, Larousse, 1975.

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KARL POLANYI, L’ÉCONOMIE ET LA SOCIÉTÉ | IX

La Grande Transformation en rassemblant les recherches del’auteur sur les sociétés antérieures à la « société de marché »qui est la nôtre depuis près de deux siècles 1. Adoptant une« analyse institutionnelle », combinant histoire et réflexionthéorique, s’inspirant des fondateurs de l’anthropologiecomme des grands théoriciens de l’histoire économique,Karl Polanyi y déploie et précise sa conception originale enl’appliquant aux économies de l’Antiquité.

Cette vaste entreprise peut sembler plus éloignée despréoccupations de l’époque que ne l’était La Grande Trans-formation. L’auteur précise qu’elle reste motivée par larecherche de formes d’organisation de l’économie qui, faceaux défis du temps présent, demeurent compatibles avecl’intégrité vitale de la société et des rapports de celle-ciavec la nature : « il est nécessaire de reconsidérer entière-ment le problème de la subsistance matérielle de l’homme,afin d’accroître notre liberté d’adaptation créatrice et parlà d’augmenter nos chances de survie » (p. 15). Dans unarticle de 1947, « La mentalité de marché est obsolète », ildisait « plaider pour la réabsorption du système écono-mique dans la société 2 », autrement dit son réencastre-ment. Son idéal était en fait celui d’un socialismedémocratique, où les activités économiques seraient sou-mises à une réglementation politique de la société, confor-mément aux exigences de la « liberté dans une sociétécomplexe 3 ». Les marchés y auraient toute leur place pourles produits, mais non pour la détermination des revenus

1. L’ouvrage porte le titre que lui avait donné Polanyi ; son plan étaitentièrement élaboré, comme le précise Harry Pearson dans sa préface(voir plus loin), en indiquant les matériaux avec lesquels a été consti-tuée l’édition américaine : Karl Polanyi, The Livelihood of Man, HarryW. Pearson (dir.), New York, Academic Press, 1977. Cette édition estépuisée depuis longtemps.2. Karl Polanyi, Essais, Textes réunis et présentés par Michele Can-giani et Jérôme Maucourant, trad. de Françoise Laroche et LaurenceCollaud, Paris, Seuil, 2008, p. 515. Il faut souligner l’importance dece recueil pour la connaissance de l’œuvre théorique comme de lapensée politique de Polanyi.3. Titre du dernier chapitre de La Grande Transformation, op. cit.

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X | LA SUBSISTANCE DE L’HOMME

liés au travail et à la terre ; la prétendue autorégulation del’économie de marché serait remplacée par une combinai-son plus équilibrée de la redistribution, de la réciprocité etde l’échange.

Polanyi souligne dans son introduction le contexte inter-national dans lequel l’ouvrage a été élaboré, bien différentde celui du tournant des années 1930 et 1940 où il avaitécrit son magnum opus. Les années 1950 sont l’époque dela guerre froide, de la « coexistence » conflictuelle entre lesdeux systèmes, capitaliste et socialiste, et de la menacenucléaire conjointe. Polanyi mentionne le recul relatif qu’aconnu le marché dans le monde occidental, au regard deson point culminant atteint avant la Première Guerre mon-diale – ce qui évoque pour nous la réglementation du sys-tème international, la politique économique active desgouvernements occidentaux, influencés par le keynésia-nisme, ainsi que la généralisation de la protection sociale àcette époque. Il insiste sur la montée des anciens pays colo-nisés. Les rapports entre le marché et la planification (oules méthodes « administratives » de direction de l’écono-mie), deux pratiques qui selon lui remontent aux anciensGrecs, constituent un thème important dans les parties his-toriques de l’ouvrage. Dans les années 1950, la questionde la possibilité de combiner le marché et le plan est entrain d’émerger à l’Ouest comme à l’Est.

L’ÉCONOMIE DANS LA SOCIÉTÉ

La première partie du livre porte sur un thème centraldes sciences sociales, entre le milieu du XIXe siècle et celuidu XXe, « la place de l’économie dans la société », un sujetmarqué par deux contributions majeures, celles de Marx etde Weber. Dans la conception matérialiste de l’histoire,l’économie constitue pour Marx le facteur qui détermine,directement ou indirectement, les domaines juridique etpolitique ainsi que la sphère des idées. La base économiqueconditionne et explique la « superstructure » de la société ;

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KARL POLANYI, L’ÉCONOMIE ET LA SOCIÉTÉ | XI

selon Marx, ce schéma a une validité historique générale.Pour Max Weber, dont le grand ouvrage s’intitule précisé-ment Économie et société, les diverses sphères de la viesociale (économie, droit, religion, pouvoir) entretiennentdes relations caractérisées par l’interdépendance et l’auto-nomie relatives, sans déterminisme historique universel.Marx comme Weber voient dans le capitalisme une foisétabli la domination directe du domaine économique surles autres dimensions de la vie de la société.

La thèse de Polanyi est que l’économie constitue undomaine d’activité inséré ou encastré dans les autres rela-tions sociales (de parenté, politiques, religieuses), et ce dèsla préhistoire, et qu’elle s’en émancipe lors du bouleverse-ment qui instaure l’économie et la société de marché, auXIXe siècle. Polanyi se distingue de Marx et de Weber parl’idée que le commerce à distance, différents usages de lamonnaie et les « éléments de marché », dont les originessont très lointaines, demeuraient jusque-là subordonnés àla réciprocité et la redistribution, en tant que « formesd’intégration » de l’économie humaine. Avec le bascule-ment vers l’hégémonie de l’échange, la troisième grandeforme d’intégration, se produisent une autonomisation etune désinsertion de l’économie vis-à-vis des autres sphèressociales, et la subordination déstabilisatrice de l’ensemblede la société à cette économie désormais régentée par lemarché.

Le projet de Polanyi n’est cependant pas tant de sedémarquer des grands récits de Marx ou de Weber que deréfuter le « sophisme économiste », qu’il définit comme lefait de projeter rétrospectivement les représentations issuesde l’économie de marché sur toute l’histoire humaine. Pourlui, la domination de la société par l’économie est un phé-nomène unique et récent dans l’histoire, la conséquence depolitiques actives de l’État fondées sur le credo libéral. Lessociétés humaines ont connu une grande diversité de rela-tions entre l’économie et la société, mais elles ont toujoursété marquées par l’encastrement des activités économiquesdans les rapports ou les institutions non économiques,

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XII | LA SUBSISTANCE DE L’HOMME

empêchant l’autonomisation perverse de l’économie, etsoumettant la « subsistance » de la société à des motiva-tions non principalement lucratives.

ÉCONOMIE SUBSTANTIELLE,

ÉCONOMIE FORMELLE

L’idée moderne que la nature de l’homme est utilitaristeet le pousse spontanément à échanger, ou à chercher ungain matériel, est réfutée par l’anthropologie et l’histoire.Ces dernières révèlent au contraire une variété de motiva-tions humaines, la solidarité, le devoir, le statut, l’honneur,à côté de la recherche du profit. Jusqu’à l’avènement dusystème de marché, le concept même de l’« économique »n’avait pu véritablement se former ; Polanyi attribue sadécouverte aux physiocrates et à Adam Smith.

Le sophisme économiste repose sur la confusion de deuxsignifications du terme « économie ». L’économie au sens« substantiel » est le processus institutionnalisé d’interac-tion entre l’homme et son environnement, destiné à four-nir à la société ses moyens d’existence, sa « subsistance »,au sens large du terme ; comme c’est souvent le cas, Pola-nyi s’inspire ici d’Aristote. Toute société possède une éco-nomie dans ce sens substantiel. Le « formalisme » ou lareprésentation de l’« économie formelle » renvoie, selonPolanyi, non à la mathématisation de la science écono-mique, mais à sa conception de la rationalité, comme ajus-tement individuel des moyens aux fins, dans un universsupposé marqué par la rareté. Cette conception n’est en faitqu’une rationalisation des comportements correspondant àl’économie de marché. L’universalisation de cette concep-tion formelle, qui postule que le choix rationnel utilitaristeest à la base de toute « économie substantielle » historique,constitue un aspect important du sophisme économiste.L’auteur développe une critique originale des conceptsmêmes de l’approche formelle, en particulier ceux du choixet de la rareté.

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KARL POLANYI, L’ÉCONOMIE ET LA SOCIÉTÉ | XIII

L’HISTOIRE DISCONTINUE

Polanyi qualifie de « triade catallactique » le commerce,la monnaie et le marché, qui sont considérés, selon l’éco-nomisme prédominant, comme reliés dans un mouvementhistorique de développement organique et progressif,culminant dans le système de marché moderne. Il critiquecette conception « évolutionniste » de l’histoire écono-mique : elle est « téléologique » ou finaliste, car elle pré-sente les changements passés comme de simples prémicesde la situation présente, qui n’en serait que la destinationprédéterminée. L’histoire humaine est faite, en réalité, d’unmélange de continuité (comme dans le développementorganique) et de discontinuités.

Polanyi se livre à une véritable déconstruction desnotions conventionnelles du commerce, de la monnaie etdu marché. Il définit le commerce comme l’acquisition debiens situés à distance, distinguant – c’est un point centralde son approche – le commerce non fondé sur le marché(essentiellement le « commerce de don » et le commerceadministré) et le commerce de marché. Avant l’unification,historiquement tardive, de la monnaie, différents « usagesde la monnaie » se sont développés séparément, concernantle paiement (pour les obligations sociales), la comptabilité,la thésaurisation et enfin l’échange proprement dit. Lesobjets monétaires correspondant à ces différents usagesétaient en général distincts. Enfin, la présence d’« élémentsde marché » est attestée dans l’histoire longue de l’huma-nité : ce sont des biens à échanger, un groupe pour l’offre,un groupe pour la demande, les règles de la coutume oudu droit et des « équivalences ». À partir de ces éléments,des « marchés non faiseurs de prix » ont ainsi longtempsexisté avant l’apparition des premiers « marchés faiseurs deprix », dans la Grèce des périodes classique et hellénistique.Polanyi soutient que les composantes de la trinité mar-chande ont des origines différentes et que « le commerce,les divers usages de la monnaie, et les éléments de marché

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XIV | LA SUBSISTANCE DE L’HOMME

ont existé séparément pendant la plus grande part de l’his-toire économique » (p. 28). Ce n’est que dans l’économiede marché moderne que ces différents éléments se trouventintimement reliés, et constituent un système intégré,alors que dans les économies antérieures, en particulierantiques, ils entraient dans des arrangements institution-nels réglés principalement par la réciprocité ou la redistri-bution, ou fortement articulés sur elles, qui ne remettaientpas en cause l’imbrication des activités économiques dansles institutions non économiques de la société. L’économiede marché moderne, où le commerce est réglé par lemarché et où les différents usages de la monnaie sont inté-grés sous l’hégémonie du moyen d’échange, est bien le fruitd’une discontinuité historique, d’une rupture radicale, etnon l’aboutissement d’un processus millénaire d’évolutiongraduelle, fondé sur la prétendue propension « naturelle »de l’homme à troquer et à échanger.

COMMERCE, MARCHÉ ET MONNAIE

DANS LA GRÈCE ANTIQUE

La seconde partie de La Subsistance de l’homme est uneétude du commerce, de la monnaie et du marché dans laGrèce antique, en particulier à Athènes. Elle s’insère dansun ensemble de recherches sur les économies primitives etarchaïques menées par Polanyi, où l’on trouve les textesdes chercheurs du projet interdisciplinaire de l’universitéColumbia publiés dans Trade and Market in the EarlyEmpires 1 (1957), ainsi que deux ouvrages posthumes del’auteur : une monographie sur l’organisation économiquedu royaume du Dahomey au XVIIIe siècle 2, et un recueil

1. Karl Polanyi, Conrad Arensberg, Harry Pearson (dir.), Les Systèmeséconomiques dans l’histoire et dans la théorie, op. cit.2. Karl Polanyi, en collaboration avec Abraham Rotstein, Dahomeyand the Slave Trade. An Analysis of an Archaic Economy, Seattle, Univer-sity of Washington Press, 1966. Le livre était pratiquement achevé aumoment du décès de Polanyi.

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KARL POLANYI, L’ÉCONOMIE ET LA SOCIÉTÉ | XV

de textes déjà publiés dans plusieurs revues ou ouvragescollectifs 1. Polanyi met ici en œuvre son approche théo-rique, dans une analyse historique détaillée, reposant surles travaux des spécialistes de l’économie antique de la pre-mière moitié du XXe siècle et sur les récits de nombreuxauteurs classiques grecs (Hésiode, Hérodote, Thucydide,Aristote, Xénophon, Démosthène).

Les deux voies de développement des transactions,interne et externe, sont caractérisées par des institutions,des objets et usages monétaires, des « équivalences », desacteurs (commerçants) et des comportements différents. Lapremière voie est celle de l’agora avec son marché localalimentaire, de détail ; la seconde est celle du commerceextérieur, où l’objectif de l’approvisionnement céréalier dela cité-État occupe une place centrale. S’il existe des rela-tions fortement réglementées entre les deux circuits,comme le montre le rôle de l’emporium du Pirée en tantque « port de commerce », la connexion moderne entrele marché et le commerce (extérieur) n’est ni réalisée niapprochée. Les facteurs politiques jouent un rôle essentieltant à l’intérieur, avec les conflits autour des institutionsdémocratiques, qu’à l’extérieur, dans les rapports de puis-sance que la « thalassocratie » athénienne entretient avecles royaumes ou empires voisins. Polanyi met en évidencel’imbrication des activités économiques dans lesdits rap-ports, tout comme la préoccupation des autorités poli-tiques relative à l’approvisionnement de la population.L’économie de la polis athénienne combinait en définitivetrois éléments, qui « coexistaient dans une totalité orga-nique » : « une redistribution au sein des unités domes-tiques du type manoir ; une redistribution au niveau del’État ; et des éléments de marché » (p. 254).

La création d’un « marché mondial » des céréales enMéditerranée orientale à la fin du IVe siècle av. J.-C. parCléomène de Naucratis, administrateur grec d’Alexandre

1. Karl Polanyi, Primitive, Archaic, and Modern Economies. Essays ofKarl Polanyi, George Dalton (dir.), New York, Anchor Books, 1968.

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XVI | LA SUBSISTANCE DE L’HOMME

le Grand, constitue pour Polanyi un épisode remarquablede formation d’un « marché faiseur de prix sous une strictesurveillance administrative » (p. 362). Il attribue cetteinnovation aux « superplanificateurs de l’Égypte ptolé-maïque, qui avaient adapté les méthodes de commercialisa-tion grecques aux techniques redistributives traditionnellesdes pharaons » (p. 336) ; elle n’a pas engendré un « systèmede marché » intégré mais a permis une rationalisation dela répartition des céréales à l’intérieur de la région.

Cependant, les deux grandes expériences de l’Antiquité,celle du marché local primitif de l’agora athénienne, etcelle du marché méditerranéen du blé organisé par Cléo-mène en Égypte, outre leur caractère strictement « régulé »,pour employer une expression contemporaine, et leurinsertion dans des économies à dominante redistributive,n’ont pas débouché sur une intégration du commerce etdu marché qui se rapproche de ce que l’Europe connaîtraau XIXe siècle 1.

CAPITALISME ET ÉCONOMIE DE MARCHÉ

Dans le chapitre final (hélas très fragmentaire), « Lecapitalisme dans l’Antiquité », Polanyi critique l’interpréta-tion de l’historien Michael Rostovtzeff, pour qui un « capi-talisme » antique était sur le point de ressembler aucapitalisme moderne, cette transformation ayant été inter-rompue par l’intervention étatique puis par le déclinde l’Empire romain. Il revient également sur la position deMax Weber qui voyait un « capitalisme politique » àl’œuvre dans l’Antiquité, qualitativement différent du capi-talisme rationnel moderne puisque fondé sur l’exploitationet la prédation, et qui disparut à la suite de l’évolution

1. On trouve dans le livre de Philippe Clancier, Francis Joannès,Pierre Rouillard et Aline Tenu (dir.), Autour de Polanyi. Vocabulaires,théories et modalités des échanges, Paris, De Boccard, 2005, différentesévaluations contemporaines des analyses polanyiennes concernant leséconomies primitives et archaïques.

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KARL POLANYI, L’ÉCONOMIE ET LA SOCIÉTÉ | XVII

politique et de l’expansion de l’Empire romain. Pour Pola-nyi, le concept de capitalisme est inapproprié dans cettediscussion : « l’indéfinissable “capitalisme”, ce sont les mar-chés, rien de plus » ; or, « dans le monde antique, l’activitééconomique – le commerce et les usages de la monnaie– ne passe pas de manière significative par les marchés »(p. 401-402).

Ce débat illustre une différence entre l’approche pola-nyienne, centrée sur le marché, et les interprétations entermes de « capitalisme ». Ce dernier concept, initialementd’inspiration marxiste, a été employé dans des cadres théo-riques divers, comme chez Weber ou Keynes. De grandspenseurs ont mis en lumière une opposition ou uncontraste entre l’économie de marché et le capitalisme.Marx voit un renversement dialectique entre l’économiemarchande simple et l’économie capitaliste, où l’équiva-lence se retourne en exploitation ; Schumpeter souligneune rupture entre l’« économie de circuit » et le développe-ment capitaliste, où l’innovation lance le processus de des-truction créatrice ; Braudel définit l’économie de marchépar son caractère local, concurrentiel et transparent, tandisque l’économie capitaliste est marquée par la longue dis-tance, le monopole et l’opacité (il qualifie même cette der-nière de « contre-marché »). Polanyi exprime des réservesquant au terme capitalisme ; « le terme que nous em-ployons ici pour le capitalisme libéral », écrit-il, est « lesystème autorégulateur des marchés faiseurs de prix »(p. 198-199). Le marché est le centre de son analyse et desa critique. Certaines questions propres aux théories du« capitalisme » restent à l’arrière-plan, comme l’exploita-tion et la lutte des classes marxiennes, ou bien la tendanceà la rationalisation et sa « cage de fer » webériennes. PourPolanyi, c’est le système de marché qui menace de détruirel’homme et la nature, lorsqu’il incorpore les pseudo-marchandises que sont le travail, la terre et la monnaie.La société ne peut que réagir par un contre-mouvementspontané de protection.

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XVIII | LA SUBSISTANCE DE L’HOMME

Une autre singularité de la pensée de Polanyi est que saconception du marché faiseur de prix reste relativementproche de la théorie économique « néoclassique », qu’il meten cause pour son sophisme économiste. En effet, le« mécanisme offre-demande-prix » auquel il se réfères’apparente à une version stylisée de cette théorie, à laquelleil concède une pertinence effective pour l’économie demarché moderne – à la différence de son application rétro-spective à l’histoire antérieure. Il s’éloigne sur ce point desthéories économiques hétérodoxes, comme celles issues dela pensée de Marx, de Veblen ou de Keynes, qui ontcontesté de diverses manières la théorie néoclassique desmarchés modernes. Cela tient au fait que, comme Weberd’ailleurs, Polanyi se réfère à la théorie de Carl Menger(dont il reprend la distinction entre biens inférieurs etbiens supérieurs), même s’il s’est fortement opposé à sessuccesseurs de l’école autrichienne au XXe siècle, Ludwigvon Mises et Friedrich Hayek, défenseurs radicaux du libé-ralisme économique et adversaires de tout socialisme.

UN CLASSIQUE DES SCIENCES SOCIALES ?

L’œuvre de Polanyi est l’objet d’interprétations diverses,ainsi que de critiques émanant aussi bien d’opposants quede partisans de son approche globale 1. C’est le sort desgrandes pensées dans les sciences sociales. L’originalité dePolanyi est de proposer une vision novatrice de l’histoireéconomique, qui remet en perspective les grandes ques-tions : la place de l’économie dans la société dans diverscontextes historiques, la nature du marché et la dynamiqueconflictuelle qui caractérise la « société de marché ».

1. Gareth Dale, Karl Polanyi. The Limits of the Market, Londres,Polity Press, 2010, présente une synthèse des débats sur l’œuvre dePolanyi et de leur impact sur les sciences sociales ; voir aussi JérômeMaucourant, Avez-vous lu Polanyi ?, Paris, Flammarion,coll. « Champs », 2011, et Alain Caillé, Jean-Louis Laville, « Actualitéde Karl Polanyi », in Karl Polanyi, Essais, op. cit.

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KARL POLANYI, L’ÉCONOMIE ET LA SOCIÉTÉ | XIX

Notre époque contemporaine est marquée par ce quis’apparente à un second cycle polanyien. Les trois dernièresdécennies ont connu, à l’échelle mondiale, un nouvel épi-sode d’utopie libérale caractérisé par une réactivation de lacroyance dans les vertus bénéfiques et autorégulatrices dusystème de marché, un véritable culte de la concurrence(sous la forme de la « compétitivité »), ainsi qu’une pousséeinédite de la marchandisation du monde. Les conséquencesdéstabilisatrices, voire destructrices, de ce mouvement, tantpour les sociétés humaines que pour leur environnementnaturel, sont aujourd’hui manifestes. Des contre-mouve-ments protecteurs, limités mais effectifs, sont apparus sousdiverses formes. Une seconde « grande transformation »peut-elle encore se produire ? Pour penser cette configura-tion historique inédite, les clés d’interprétation de Polanyigardent une grande force.

Dans sa préface à la récente réédition américaine de LaGrande Transformation, Joseph Stiglitz souligne qu’« on asouvent l’impression que Karl Polanyi traite directementdes problèmes actuels », ceux de la mondialisation néolibé-rale 1. La Subsistance de l’homme constitue un ouvrageinachevé, marqué par les années 1950 et les débats sur laplanification et le marché ; il est consacré en majorité àl’Antiquité. Mais, par la force de la pensée qui s’y déploie,il mérite à son tour de devenir un classique des sciencessociales. Il représente, par les questions fondamentales qu’ilsoulève, un livre théorique et historique d’une réelleactualité.

Bernard CHAVANCE

1. Joseph Stiglitz, « Foreword », in Karl Polanyi, The Great Transfor-mation, Boston, Beacon Press, 2001, p. vii.

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N° d’édition : L.01EHBN000262.N001Dépôt légal : octobre 2011