caille, alain - avec karl polanyi

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  • R e v u e d u M | A | u | S | Ss e m e s t r i e l l e

    N29 Premiersemestre2007

    Avec Karl Polanyi, contre la socit du tout-marchand

  • R e v u e d u M | A | u | S | Ss e m e s t r i e l l e

    mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales

    Indpendante de toute chapelle comme de tout pouvoir financier, bureaucratique ou idologique, La Revue du MAUSS, revue de recherche et de dbat, uvre au dveloppement dune science sociale respectueuse de la pluralit de ses entres (par lanthropologie, lconomie, la philosophie, la sociologie, lhistoire, etc.) et soucieuse, notamment dans le sillage de Marcel Mauss, dassumer tous ses enjeux thiques et politiques.

    Directeur de la publication : Alain Caill.Secrtaire de rdaction : Ahmet Insel.Conseillers de la direction : Grald Berthoud, Philippe Chanial, Franois Fourquet, Jacques T. Godbout, Serge Latouche.Conseil de publication : Jean Baudrillard, Hubert Brochier, Giovanni Busino, Cornelius Castoriadis (),Henri Denis, Vincent Descombes, Franois Eymard-Duvernay, Mary Douglas, Jean-Pierre Dupuy, Michel Freitag, Roger Frydman, Jean Gadrey, Marcel Gauchet, Andr Gorz, Chris Gregory, Marc Guillaume, Philippe dIribarne, Stephen Kalberg, Pierre Lantz, Bruno Latour, Claude Lefort, Robert Misrahi, Edgar Morin, Thierry Paquot, Ren Passet, Jean-Claude Perrot, Jacques Robin, Paulette Taeb, Philippe Van Parijs, Annette Weiner ().Anthropologie : Marc Abls, Mark Anspach, Ccile Barraud, David Graeber, Roberte Hamayon, Andr Itanu, Paul Jorion, Philippe Rospab, Gilles Sraphin, Lucien Scubla, Michal Singleton, Camille Tarot, Shmuel Trigano.conomie, histoire et science sociale : Genevive Azam, Arnaud Berthoud, ric Bidet, Genauto Carvalho, Pascal Combemale, Annie L. Cot, Alain Gury, Marc Humbert, Jrme Lallement, Jean-Louis Laville, Vincent Lhuillier, Jrme Maucourant, Gilles Raveaud, Jean-Michel Servet.cologie, environnement, ruralit : Pierre Alphandry, Marcel Djama, Jocelyne Porcher, ric Sabourin, Wolfgang Sachs.Paradigme du don : Dominique Bourgeon, Mireille Chabal, Sylvain Dzimira, Anne-Marie Fixot, Pascal Lardelier, Paulo Henrique Martins, Henri Raynal, Julien Rmy, Dominique Temple, Bruno Viard.Philosophie : Jean-Michel Besnier, Francesco Fistetti, Marcel Hnaff, Michel Kal, Philippe de Lara, Christian Lazzeri, Pascal Michon, Chantal Mouffe.Dbats politiques : Cengiz Aktar, Antoine Bevort, Pierre Bitoun, Jean-Claude Micha, Jean-Louis Prat, Jol Roucloux, Alfredo Salsano (), Patrick Viveret.Sociologie : Norbert Alter, David Alves da Silva, Rigas Arvanitis, Yolande Bennarrosh, Michel Dion, Denis Duclos, Franoise Gollain, Aldo Haesler, Annie Jacob, Michel Lallement, Christian Laval, David Le Breton, Louis Moreau de Bellaing, Sylvain Pasquier, Ilana Silber, Roger Sue, Frdric Vandenberghe, Franois Vatin.Les manuscrits sont adresser : MAUSS, 3 avenue du Maine, 75015 Paris.

    Revue comit de lecture international,

    publie avec le concours du Centre national du Livre.

    ISBN : 978-2-7071-5253-4ISSN : 1247-4819

  • La Revue du MAUSS change de formule

    Victime de son succs, la revue recevait trop de textes de qualit, maussiens et paramaussiens que nous nous devons de publier et grossissait vue dil. Le remde ce dbut dobsit est le suivant :

    La Revue du MAUSS semestrielle ancienne manire, avec ses 500 ou 600 pages, devient revue lectronique, disponible telle quelle uniquement en ligne, ce qui correspond dailleurs au mode de consultation le plus frquent de la part des jeunes universitaires et chercheurs ;

    en est tire une version papier plus are, moins volumi-neuse, qui reprend les textes les plus immdiatement accessi-bles pour un grand public non spcialis (et que l'on pourra se procurer par les canaux habituels de diffusion).

    Les deux formules restent cependant troitement lies. La prsentation du numro est commune aux deux. Les textes qui ne sont proposs que sous forme lectronique y sont indiqus par une signaltique particulire : @ >>>, et spcifis dans le sommaire par @.

    Pour toute question, contactez-nous par mail : [email protected] (ou consultez le site de la revue : www.revuedumauss.com.)

    . Vous trouverez en page 3 un lien pour commander la version lectronique.

    Copie de RdM29debutOK.indd 3 10/07/07 23:49:18

  • R e v u e d u M | A | u | S | Ss e m e s t r i e l l e

    N29 Premiersemestre2007

    Avec Karl Polanyi,contre la socit du tout-marchand

    SOMMAIRE

    AlAin CAill 7 Prsentation

    I. Avec Karl Polanyi, contre la socit du tout-marchand

    1. le sillon polAnyien

    Jrme mAuCourAnt 35KarlPolanyi,unebiographieintellectuelle KArl polAnyi 63Lesophismeconomiciste AlAin CAill 80ActualitdeKarlPolanyi et JeAn-louis lAville

    2. mArChAndises fiCtives : sAvoir, trAvAil, nAture

    Genevive AzAm 110Laconnaissance,unemarchandisefictive @ Julien GArGAni 127Delaconvivialitentrescientifiques

    dominique GirArdot 157Devons-nousmriternotresalaire? sylvie mAlsAn 180Licenciementscollectifs:leprixd'unedette symbolique @sbAstien ploCiniCzAK 207Au-deld'unecertainelecturestandard deLa Grande Transformation serGe lAtouChe 225Laconvivialitdeladcroissance aucarrefourdestroiscultures @ fAbriCe flipo 229Capitalisme,anticapitalisme etantiproductivisme

    1. Les textes marqus d'un @ ne sont accessibles qu'en version lectronique.

  • 3. enCAstrement et dsenCAstrement de l'Conomique

    ronAn le velly 241Leproblmedudsencastrement philippe steiner 257KarlPolanyi,VivianaZelizeretlarelation marchs-socit GuillAume sAbin 281MouvementspaysansdansleNord-Ouest argentin @riC sAbourin 301Produits,monnaieetbingo etRaymondtyuienon Cyril fouillet, 329Lemicrocrditauprildunolibralisme isAbelle Gurin, etdemarchandsd'illusions solne morvAnt-roux, mArC roesCh et JeAn-miChel servet @herv mArChAl 351Sousleclient,laqualit? @dominique 377Transmettreetreprendreuneentreprise JACques-Jouvenot et florent sChepens

    4. polAnyi, hier et AuJourd'hui

    ChristiAn lAvAl 393Mortetrsurrectionducapitalismelibral @ KAri polAnyi-levitt 411WhyKeynesandPolanyi?Whynow? @mArGuerite mendell 444KarlPolanyietleprocessusinstitu dedmocratisationpolitique AlAin CAill 465UnefondationPolanyi:unprojettoujours actuel

    II. Libre revue

    mAry douGlAs 479Pourneplusentendreparlerde laculturetraditionnelle miChel terestChenKo 517Contrel'hrosationdelarsistanceaumal @ mohAmed nAChi 528Letnfiloulasurrogation frAnois fourquet555UneintuitiondeFlixGuattari pAsCAl CombemAle 569Unesociologiedesactionssociales JoCelyne porCher 575Nelibrezpaslesanimaux!

    Bibliothque587

    Rsumetabstracts605

    Listedesauteurs624

  • Pourquoi est-il plus urgent que jamais de braquer le projecteur sur luvre de Karl Polanyi (1886-1964), historien, conomiste, anthropologue et politiste ? Parce que nous ne disposons pas de ressources thoriques plus prcieuses que celles quelle nous offre pour tenter de desserrer lemprise que la logique du march, dsor-mais systmatiquement mondialise, financiarise et drgule, exerce sur nos vies et sur nos ttes. Cette apothose du tout-mar-chand exacerb en tout-financier soumet lensemble de nos choix politiques ou existentiels la seule loi du TINA nonce hier par Margaret Thatcher : There Is No Alternative. Il ny a pas dautre solution. Assurment, les rfractaires la loi, les sceptiques, les agnostiques, les hrtiques, les critiques savants de la loi de la desse TINA ne manquent pas. Ils sont mme innombrables, y compris et de plus en plus chez certains de ses anciens sectateurs les plus zls, et au sein mme des temples vous son adoration comme le FMI ou la Banque mondiale1. Mais ces critiques sont le plus souvent partielles, disperses. Il leur manque une dimension de cohrence systmatique. moins quelles ne procdent de la galaxie du marxisme, sous ses multiples formes et retombes, et quelles ne portent alors la marque la fois de ce qui en a fait la force, mais aussi la faiblesse. Sa force : avoir produit lanalyse

    1. Comme le montre utilement Christian Chavagneux dans Comme le montre utilement Christian Chavagneux dans Les dernires heures du libralisme. Mort dune idologie, Perrin, Paris, 2007.

    Prsentation

    par Alain Caill

  • Avec KArl PolAnyi, contre lA socit du tout-mArchAnd8

    la plus ample et la mieux organise de la dynamique mme de la socit capitaliste, de ses tensions et de ses contradictions, lavoir saisie dans sa singularit historique et avoir indiqu les voies dun espoir plausible dchapper lapparente fatalit, la force du destin capitaliste. Sa faiblesse : sur le fond, davoir chou concrtiser cet espoir ; dans les faits, de lavoir dgrad et dconsidr dans les horreurs totalitaires.

    Do vient que le marxisme ait chou malgr sa grandeur ? De multiples causes videmment, mais, au plan le plus gnral, de la combinaison dtonante dun excs et dune insuffisance de radicalisme. Les effets de cette combinaison paradoxale sont patents politiquement et historiquement : cest pour stre berces du fantasme dune abolition ncessaire et souhaitable du march, de sa destruction pure et simple, que tant lex-URSS que la Chine ex-maoste ont bascul, comme par contrecoup et chacune sa faon, dans des formes de capitalisme dune sauvagerie et dune brutalit inoues. la mesure des horreurs commises durant leurs priodes totalitaires. Comme si elles avaient en quelque sorte tu tous les anticorps possibles du capitalisme dbrid. Mais, en amont de lerreur et du crime politiques, il y a une erreur thorique centrale du marxisme quil importe de localiser et dexpliciter si nous voulons nous donner une chance davancer en pense et en action. Le pch originel du marxisme rside dans son conomisme : dans la tendance penser que tous les problmes sociaux ou politiques sont en dernire instance des problmes conomiques. Ou, plutt, le marxisme nous confronte au mlange paradoxal et explosif dun anti-conomicisme exa-cerb et messianique alli un conomisme gnralis. Lanti-conomicisme marxiste est celui qui en appelle au souvenir dune communaut harmonieuse passe, pr-conomique, dans laquelle lintrt individuel se confondait avec lintrt du collectif, et la perspective dune grande communaut revivifie o chacun, travaillant pour soi, travaillerait aussi immdiatement pour autrui et rciproquement , et o, tous les besoins tant satisfaits et la ncessit conomique surmonte, on nagirait plus que libre-ment et par plaisir, hors de toute considration dintrt matriel et personnel. Mais lconomisme chass par la porte rentre par la fentre aussitt quon affirme proposition constitutive du marxisme institu que seule lconomie est infrastructurelle et

  • PrsentAtion 9

    que tout le reste est superstructurel second et donc secondaire, plus ou moins illusoire ou idologique. Seul, dans cette concep-tion, lconomique est rel.

    On pourrait formuler la chose un peu diffremment. Marx est parfois prsent comme celui qui, aprs avoir la suite de Feuerbach critiqu lalination de lhomme dans la religion, puis son alination politique dans ltat2, a dnonc son alination dans la division du travail et dans le march capitalistes. Il a, en dautres termes, dftichis le religieux, la politique et la marchandise capitaliste. Mais nest-ce pas au bout du compte au prix dune ftichisation de lconomique qui accrdite la thse de la naturalit de lHomo conomicus3 ? Car si lconomique, pour Marx, est toujours et partout dterminant en dernire instance , cest parce que toute lhistoire humaine est cense reposer sur le seul jeu des intrts et du besoin. En cela, le marxisme se rvle tonnamment proche de la pense bourgeoise quil dnonce et des doctrines qui ont faonn le libralisme conomique4.

    Une des grandes raisons du triomphe mondial actuel du capita-lisme spculatif et rentier rside dans lcroulement de lesprance marxiste, plus ou moins conjoint au long et lent effritement des compromis sociaux-dmocrates qui avaient permis dapprivoiser le capitalisme. Et dans labsence dun corps doctrinal suffisam-ment consistant pour faire pice efficacement aux simplismes brutaux des doctrines nolibrales.

    Cest ici que luvre de Polanyi prend toute son importance. Elle permet en effet dassumer une bonne part de lhritage criti-que du marxisme tout en se dbarrassant de sa double faille princi-pale que nous signalions linstant : la surestimation conomiciste de la naturalit de lHomo conomicus et du poids dterminant de lconomie dans lhistoire, conjugue un anti-conomicisme exacerb qui dbouche sur le fantasme de labolition du march et de la souhaitable limination de lHomo conomicus et des motivations matrielles . Ou encore, malgr ses erreurs, ses outrances, ses imprcisions et son incompltude mais aussi en

    2. Dans la Dans la Critique de la philosophie du droit de Hegel.. Paralllement celle de son inverse absolu : lhomme communiste. Paralllement celle de son inverse absolu : lhomme communiste.4. Ce que les Italiens appellent le librisme . Sur la pense, le destin et Ce que les Italiens appellent le librisme . Sur la pense, le destin et

    lactualit de Marx, on lira la trs synthtique prsentation de Pascal Combemale : Introduction Marx, La Dcouverte, Repres , 2006.

  • Avec KArl PolAnyi, contre lA socit du tout-mArchAnd10

    partie en raison delles , il nest pas exagr de dire que la pen-se de Polanyi se prsente comme la seule vritable alternative denvergure au marxisme. Elle nous offre en somme une forme de marxisme visage humain ou, plus prcisment, humaniste. Et sans doute nest-il pas inutile de rappeler ici quavec la pense de Marcel Mauss qui lui est si troitement complmentaire , elle a t la source principale dinspiration du MAUSS, qui fai-sait connatre et discuter Polanyi ds le deuxime numro de la revue ( lpoque, le Bulletin du MAUSS) en 1982 avant mme la traduction en franais de son livre principal, La Grande Transformation. Aux origines conomiques et politiques de notre temps5 et qui a publi, notamment sous la plume de Gerald Berthoud, Alfredo Salsano, Serge Latouche et Alain Caill, de nombreux commentaires et analyses de ses textes6. Mauss et Polanyi, mme combat.

    Le sillon Karl Polanyi

    On nentreprendra pas ici de rsumer et de fixer la doc-trine de K. Polanyi et dautant moins que le lecteur trouvera toutes les informations ncessaires sur sa vie et sur sa trajectoire intellectuelle et politique dans larticle trs clair et trs inform de Jrme Maucourant. Retenons-en seulement six thmes prin-cipaux dont le rappel permettra de comprendre la structuration de ce numro.

    1. La thmatique principale de Polanyi, celle qui la fois le rapproche et lloigne de Marx (et de Max Weber en symtrie), est celle de labsence de naturalit et duniversalit dHomo conomicus et du march. Pour lui comme pour Mauss ,

    5. Gallimard, Bibliothque des sciences humaines , Paris, 1981. Gallimard, Bibliothque des sciences humaines , Paris, 1981.6. On trouvera facilement les rfrences de ces textes sur le site du MAUSS On trouvera facilement les rfrences de ces textes sur le site du MAUSS

    < www.revuedumauss.com >. Mais on lira plus particulirement le n 18 du Bulletin du MAUSS (juin 1986), Thories de la modernit. Autour de Karl Polanyi , avec le texte de A. Salsano, Polanyi, Braudel et le roi du Dahomey , ainsi que celui de G. Berthoud, Un anti-conomiste nomm Polanyi ; et aussi, dans le n 19 du mme Bulletin (septembre 1986), la partie intitule Autour de K. Polanyi (fin) , avec un article de Bernard Gazier sur labrogation de lacte de Speenhamland intitul Pauvret, risque et socit et un autre article de G. Berthoud, Homo polanyiensis .

  • PrsentAtion 11

    lhomme na pas toujours t un animal conomique doubl dune machine calculer. Ce nest que dans le cadre et dans les limites dune conomie de march gnralise, i.e. dun systme interdpendant de marchs autorguls, soutient Polanyi, que les motivations de laction humaine se rduisent aux deux seuls mobi-les de la peur de mourir de faim et de lappt du gain montaire. Les mobiles par excellence dHomo conomicus. Naissance du march et naissance de lhomme conomique apparaissent donc troitement corrles. Or, contrairement ce quaffirme le dogme libral, et avec une force toute particulire sous la plume dun Hayek, le march nest pas pour Polanyi un ordre naturel, spontanment auto-engendr, mais un ordre construit en troite symbiose avec lordre politique et tatique, et en grande partie par lui. Loin que lon puisse attester son existence un peu partout dans le monde depuis la plus haute Antiquit, il nmerge plei-nement comme systme de marchs articuls que trs rarement et plutt brivement dans lhistoire : plus spcifiquement, au iiie sicle avant Jsus-Christ en Grce, la fin du Moyen ge en Europe et dans la priode qui va de 184 (date de labolition de la loi sur les pauvres de Speenhamland en Angleterre, qui initie la formation du premier vrai march du travail) 1929, sicle dor du libralisme conomique. Ailleurs, antrieurement, il existe des enclaves marchandes, des ports de commerce , des marchs saisonniers plus ou moins interstitiels, des foires, mais pas de vritable conomie de march.

    Lconomie, pourtant, y existe bien : lconomie substan-tive , celle qui assure la production et la circulation institue des moyens matriels de satisfaire les besoins. Elle nest toutefois pas organise et structure par le march prix variables, mais par la rciprocit le don/contre-don dgag par Marcel Mauss ou par la redistribution, i.e. la gestion familiale ou tatique des ressources dans le cadre de laquelle est assur le contrle des marchs et des prix l o marchs il y a.

    2. Ou encore, dans toutes les socits humaines lexception de la socit marchande, lconomie reste encastre (embedded) dans les relations sociales. Seule lconomie de march auto-rgule se prsente comme dissocie (disembedded) de la relation sociale, ce qui revient dire, si lon suit ce quexplique Louis Dumont dans sa prface la traduction franaise de La Grande

  • Avec KArl PolAnyi, contre lA socit du tout-mArchAnd12

    transformation, que dans les premires la logique des relations que les hommes entretiennent entre eux est hirarchiquement premire par rapport aux relations quils entretiennent aux choses, alors que, dans lconomie de march autorgule, cette relation hirarchique sinverse. Dconomie avec des marchs, lconomie est devenue conomie de march. Une implication importante de cette thse est que, dans le march autorgul, le prix des biens dpend davantage du prix des autres biens que de la valeur sociale des personnes qui les produisent ou les consomment7, alors que, dans les autres types dconomie, les prix sont dabord des prix sociaux et politiques.

    . Pour que se forme une vritable conomie de march, sys-tmatique, cohrente et denvergure, il faut que trois types de biens stratgiques deviennent soumis la logique de lchange marchand et soient traits comme des marchandises, alors quils nen sont pas et ne peuvent pas en tre : le travail, la terre et la monnaie. Ces biens ne sont pas des marchandises puisquils nont pas t produits, ou, sils lont t, ils ne lont pas t en vue dtre commercialiss sur un march. Mais le march leur affecte un prix comme aux autres marchandises. Ils deviennent ainsi ce que Polanyi appelle des quasi-marchandises ou plutt des marchandises fictives ; des marchandises qui nen sont pas, mais qui le sont quand mme tout en ne ltant pas, car ne pouvant pas et ne devant pas ltre vritablement.

    4. Quand le march autorgul est ainsi form, dsencas-tr du rapport social, gnralis, quil transforme peu prs tout en marchandises fictives, mettant lensemble de la socit en adquation avec sa logique spcifique et singulire, alors la socit elle-mme devient une socit de march . Ce nest plus lconomie qui est encastre dans la socit, mais la socit qui se retrouve encastre dans sa propre conomie.

    7. Sur le rapport entre valeur des biens et valeur des personnes ou des groupes Sur le rapport entre valeur des biens et valeur des personnes ou des groupes sociaux (gure trait en dehors du MAUSS), on lira Paul Jorion, Les dterminants sociaux des prix de march , La Revue du MAUSS (trimestrielle), n 9, La socio-conomie, une nouvelle discipline ? , e trimestre 1990, ainsi que P. Jorion, Lconomique comme science de linteraction humaine vue sous langle des prix , et A. Caill, Dune conomie politique qui aurait pu tre , La Revue du MAUSS semestrielle, n , Pour une autre conomie , 1er semestre 1994.

  • PrsentAtion 13

    5. En liaison troite avec ces thses, Karl Polanyi donne une interprtation trs originale de la nature et des racines de lco-nomisme inhrent la pense contemporaine marxiste ou lib-rale , de la tendance poser que tous les problmes sociaux et politiques sont des problmes conomiques. Cette interprtation est prsente de manire particulirement claire et saisissante dans le texte de lui que nous prsentons ici8. Cet conomisme, montre-t-il, rsulte de la combinaison dune erreur proprement conceptuelle, dune fallace (fallacy est le terme employ par K. Polanyi), et de la mutation du monde rel comprise, mais mal comprise partir de cette erreur conceptuelle. Lerreur logi-que procde du tlescopage illgitime de deux significations en elles-mmes totalement distinctes du mot conomique . La premire, la signification substantive, renvoie la ncessit o se trouve toute socit humaine de produire et de distribuer les moyens matriels de satisfaire les besoins. Lconomique, cest la satisfaction des besoins matriels. La seconde, la signification formelle, la base de toute la science conomique noclassique, repose sur lide que, les ressources tant rares, le comportement rationnel consiste les conomiser de manire procder la meilleure adquation possible des moyens et des fins. Lcono-mique, cest dans ce cas lconomie de moyens. Le sophisme sur lequel repose la science conomique consiste dans laffirmation mi-explicite mi-implicite que le seul moyen de pourvoir la satis-faction des besoins matriels qui est le problme de lconomie substantive est de procder un calcul cots-avantages systma-tique, et donc didentifier lconomie substantielle lconomie formelle, autrement dit au march, et de poser en consquence que le march est la seule forme conomique concevable. Et ds lors que le march se constitue dans la ralit comme un systme autonome, autorgul, apparemment indpendant de toute consi-dration sociale et politique, cette croyance quil nest dconomie que marchande devient littralement irrsistible9.

    8. Compos des deux premires sections des chapitres I et II de Compos des deux premires sections des chapitres I et II de The Livelihood of Man, recueil de textes posthumes runis par le disciple de K. Polanyi, Harry W. Pearson, New York-San Francisco-Londres, Academic Press, 1977.

    9. On trouvera dans ces pages de Polanyi un expos trs intressant des doutes On trouvera dans ces pages de Polanyi un expos trs intressant des doutes de Carl Menger, principal fondateur de lconomie noclassique avec Walras et Jevons, sur ce point et de la manire dont ses successeurs libraux ont balay ces

  • Avec KArl PolAnyi, contre lA socit du tout-mArchAnd14

    6. lencontre de cet conomisme et de cette ftichisation du march, lencontre notamment du dogme libral qui pose le capitalisme comme condition sine qua non de la dmocratie, tous les efforts de Karl Polanyi visent dgager les conditions de possibilit dun socialisme non bureaucratique, dun socialisme associationniste, trs proche l encore de lidal de Jaurs et de Mauss un socialisme qui nabolisse pas le march, mais le ren-castre dans le rapport social , et montrer que la dmocratie peut et mme doit se passer du capitalisme10. Cest ce mouvement de rencastrement que Polanyi pense laide du concept de contre-mouvement (dsencastrement-rencastrement). Les totalitarismes, objet central de la rflexion de Polanyi dans La Grande Transfor-mation, ont procd des rencastrements volontaristes et donc vous lchec de mme quavait chou la loi sur les pauvres de Speenhamland (1797-1834). Lexprience du New Deal et des politiques keynsiennes atteste quil est possible de rencastrer lconomie de march dans des rgulations dmocratiques. quoi il convient dajouter que cest prcisment ce contre-mouvement, ce rencastrement dinspiration sociale-dmocrate fordiste, disaient les conomistes de lcole de la rgulation qui a t mis mal par les politiques nolibrales. Ces dernires ont opr en somme un contre-contre-mouvement. Mais, dsormais, ce nest plus lchelle du village, de la rgion ou de la nation que se produit lautonomisation radicale du march, cest celle de la plante. Cest donc cette dernire chelle quil va falloir (r)inventer et dfinir les voies dun nouveau rencastrement, autrement dit dune reprise de pouvoir des socits humaines sur leur conomie. Sans doute ces voies seront-elles celles dune social-dmocratie radicalise et universalise, puisquil lui faudra

    doutes et la question pose dun revers de main. La question de la difficile articulation entre conomique substantiel et conomique formel ne serait pas pose. Cela tant, le problme, et Polanyi en est clairement conscient, est quavec lapparition de la socit de march et la dpendance croissante et de plus en plus forte o nous nous trouvons tous par rapport au march pour notre propre survie, il se produit en effet un recoupement croissant, en pratique, entre les deux dimensions de lconomie. Cest par le dtour du march que nous satisfaisons nos besoins. Je dveloppe ce point dans A. Caill, D-penser lconomique (La Dcouverte-MAUSS, Paris, 2005), un livre qui peut dailleurs tre lu comme un ensemble de variations sur des thmes polanyiens.

    10. Mais la condition dun tel socialisme dmocratique est une rvolution morale sans laquelle rien ne peut soprer.

  • PrsentAtion 15

    dsormais tendre sa vise au-del de la seule dfense des salaris celle de la nature et de la protection des fondements thiques de lordre social dune part, et, de lautre, le faire dans une optique transnationale et donc transculturelle.

    Jusquo la dmocratie peut-elle se passer du capitalisme ? Cest l toute la question. Qui force se demander ce qui reste peu prs dfinitivement acquis des analyses de Polanyi et ce qui, au contraire, a fait son temps et doit ncessairement tre rvis. Cest rpondre ces questions que sattache le prsent numro, dans une perspective qui vise moins lrudition acadmique systmatique qu montrer ce qui est encore vivant de la pense de Polanyi. Clturant la premire partie qui fait office dintro-duction la pense de Karl Polanyi, Alain Caill et Jean-Louis Laville esquissent une sorte de bilan scientifique et politique gnral actualis de luvre polanyienne encore si mal connue en France11. Et que ce numro dtaille et prolonge sur trois axes principaux.

    Les marchandises fictives : savoir, travail, nature

    K. Polanyi, on la vu, interprtait la transmutation de lcono-mie de march en une socit de march comme le rsultat de la marchandisation, du devenir-marchandise de la terre, du travail et de la monnaie, qui se voient dsormais dots dun prix comme les autres marchandises la rente, le salaire, lintrt , alors mme quils nont pas t produits ou en tout cas pas produits en vue dtre vendus. Ils ne sont donc marchandises que de manire en dernire instance fictive mme si leur marchandisation, elle, est bien relle.

    cette liste des trois marchandises fictives de Polanyi, il convient dsormais dajouter notamment le savoir, montre

    11. Mais que lon connatra mieux dici quelques mois lorsque paratra aux ditions du Seuil un important choix de textes de Polanyi, indits en franais, coordonn, traduit et prsent par Michel Cangiani et Jrme Maucourant. Larticle de A. Caill et J.-L. Laville a t crit pour servir de postface ce recueil polanyien. Nous remercions vivement Jacques Gnreux de nous avoir autoriss le publier ici avant lheure.

  • Avec KArl PolAnyi, contre lA socit du tout-mArchAnd16

    Genevive Azamdans une analyse trs clairante, qui gnralise au champ de la connaissance et de lappropriation de la nature les analyses que Polanyi avait consacres la terre, la monnaie et au travail. Lavnement dune conomie de la connaissance, tout entire rgie par la pratique de la prise systmatique de bre-vets sur chaque parcelle de connaissance, la multiplication des droits de proprit intellectuelle sur le champ global du savoir qui tait jusque-l considr comme un bien commun de lhu-manit, est lexact quivalent du mouvement des enclosures en Angleterre le point de dpart de laccumulation capitaliste selon Marx dans Le Capital qui avait permis lappropriation prive des biens communaux par les leveurs capitalistes remplaant les hommes par les moutons. Or, si le savoir peut en effet tre vendu (comme lart, ou comme des parcelles du corps humain), il a par ailleurs un sens, une dynamique et une valeur propres irrductibles sa commercialisation. Peut-on, doit-on vendre le savoir qui na pas t produit en vue dtre vendu, par exemple le savoir mdical des Amrindiens ou bien telle ou telle formule chimique ou mathmatique ? Au-del du scandale que reprsente lappropriation par dpt de brevet de connaissances produites par dautres, la question se pose de savoir si sa privatisation marchande gnralise ne risque pas dentraner rapidement la strilisation de la recherche. La prolifration des brevets en amont des innovations, sur une connaissance fractionne dans le champ de la recherche fondamentale, compromet les inno-vations laval, crit G. Azam. Elle est pour une part le rsultat de processus collectifs et cumulatifs, souvent non prvisibles, et elle fait partie ce titre du patrimoine commun. Pour une autre part, la transformation des droits de proprit intellectuelle rend possibles son appropriation et sa transformation en marchandise. Mais, mme clture, la connaissance comporte des indivisi-bilits et renvoie des connaissances communes, si bien que lappropriation ne peut jamais tre complte moins dappauvrir et de striliser le processus de sa production. Lachvement du processus de marchandisation, sil advenait, tuerait les conditions de la connaissance elle-mme.

    @ >>> On trouvera trs complmentaire largumenta-tion de G. Azam larticle de Julien Gargani, inscrit dans le champ de la sociologie des sciences, qui atteste des limites de

  • PrsentAtion 17

    lexplication de la pratique et de la production scientifiques par le modle de la concurrence entre les chercheurs par l axiomatique de lintrt et qui montre comment elle ne revt de sens quune fois resitue dans une description plus englobante et gnrale de la pratique de la recherche en termes de don et contre-don12.Privatisation, individualisation, fragmentation, technicisa-

    tion, mercantilisation bien sr, telles sont les conditions de la transformation de ce qui ressortit au registre du vivant et du collectif en quasi-marchandise. Pour le travail comme pour la connaissance, la question reste pose de savoir jusquo toutes ces transformations peuvent aller sans, dune part, mettre en pril le sens dune commune humanit et, de lautre, compromettre les conditions mmes de lefficacit marchande poursuivie. Ces questions, rendues chaque jour plus aigus par les mutations que les nouvelles normes de la gouvernance font subir au monde du travail travail qui devient de plus en plus sans qualits , sont poses un peu partout et par tout le monde. Mais elles reoivent ici une formulation particulirement int-ressante sous la plume de Dominique Girardot qui les organise partir de la question stratgique et dconcertante du mrite. Que mritons-nous ? Est-ce bien nous, est-ce bien moi, qui mritons ce qui nous, ce qui mest chu ? La transformation acheve du travail humain en marchandise fait croire quil est pay son juste prix marchand, comme nimporte quelle autre marchandise, et que donc, sauf situation de rente ou de concurrence fausse, chacun reoit peu prs le juste prix de son travail, mesure de sa productivit et de sa contribution effective la division du travail. Mais ce qui peut apparatre sous un certain angle sur le versant marchandise juste et objectif se rvle sous lautre le versant proprement humain parfaitement illusoire et inique. Une telle conception de la rmunration, crit D. Girardot propos de la rmunration au mrite, en effet, bien loin de consti-tuer une avance dans lquit par la reconnaissance de la valeur

    12. La mme chose pourrait et devrait tre dite propos de lart. Cf. sur ce point les analyses particulirement clairantes de Lewis Hyde dans The Gift. Imagination and the Erotic Life of Property, Vintage Books, 1983. Certains passages de ce livre ont t traduits dans LaRevue du MAUSS.Cf. notamment L. Hyde, La communaut du don , La Revue du MAUSS (trimestrielle), 1989, 4e trimestre.

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    individuelle est un avatar de la puissance de la fiction du march autorgulateur. Mais, ajoute-t-elle, si elle est cependant relle, si cette abstraction insense est cependant dote defficacit, cest parce quelle prend appui sur une caractristique anthropologique fondamentale : laspiration la reconnaissance .

    Cest prcisment la force de cette aspiration la reconnais-sance que fait ressortir Sylvie Malsan dans sa description de la raction des ouvrires dun site Alcatel leur licenciement. Cer-taines dentre elles entrent dans une surenchre quasi illimite , mais dont la finalit, montre-t-elle, nest pas en dernire instance pcuniaire. Cest que rien, aucune des compensations proposes nest la mesure de la dette symbolique contracte par Alcatel. La rupture de leur contrat a rompu la relation entre les ouvri-res et leur usine au sein du tissu social local. Elle est ressentie comme un refus dfinitif de ce que les ouvrires ont donn (un refus du don) et sont devenues travers elle.

    Aspiration la reconnaissance ? La conjugaison des articles de D. Girardot et S. Malsan permet de mieux comprendre ce qui se joue dans la tension entre ltre-devenu-marchand du travail et son irrductibilit intrinsque la marchandisation. Elle se traduit dans la tension entre deux dimensions de la reconnaissance. Pour le dire dans le langage du thoricien de la reconnaissance, Axel Honneth, le salaire vers, les indemnits proposes donnent une mesure objective des titres lestime de soi gagne dans et par la participation la division du travail. Une mesure qui selon les cas peut tre perue comme juste ou injuste, adquate ou inadquate. Il est permis den discuter en termes objectifs en invoquant les prix pays sur le march pour un type de travail comparable, la rentabilit de lentreprise, les qualifications, etc. Mais il entre bien autre chose dans la relation de travail que la dimension uniquement contractuelle, fonctionnelle et marchande : intervient aussi de la part des salaris la capacit donner de leur temps, de leur personne, de leur ingniosit, de leur loyaut, de leur nergie, etc., en contrepartie de ce qui est ressenti comme le don par lemployeur dun emploi et dune confiance. Il y entre donc de la reconnaissance sous la forme cette fois non de lobjec-tivation dune estime, de la mesure dune valeur fonctionnelle objectivable, mais sous celle dune gratitude, qui appelle une autre gratitude en retour. Cest le refus, labsence de toute gratitude

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    de la part de lancien employeur qui cre un ressentiment dune intensit sans bornes.

    @ >>> On le voit, ce que ces trois articles de G. Azam, D. Girardot ou S. Malsan nous donnent voir et penser, cest la force et la ralit dune fiction. Cest en ce sens juste-ment que Sbastien Plociniczak suggre de relire La Grande Transformation : non pas tant comme le rcit de la formation relle et effective du march autorgul jamais ralis dans les faits que comme celui de la naissance dune fiction et de son efficace. Mais une fiction qui produit des effets de ralit aussi massifs

    que le march peut-elle toujours tre considre comme de lordre de la fiction ? Il surgit l une question thorique particulirement complexe qui apparat cruciale pour toute la tradition de la philo-sophie sociale et de la sociologie critique dans le sillage de laquelle Polanyi sinscrit de toute vidence. Comment en effet soutenir quil y a quelque chose de fictif, de faux, dalin dans la ralit des socits modernes ds lors que celles-ci se prsentent comme notre seule ralit effective ? Quelles semblent ne pas pouvoir tre autres quelles ne sont et cela dautant plus, prcisment, quelles sont davantage objectives et rationalises . Quelle altrit plus vraie et plus relle invoquer ? Comme le montre trs bien Axel Honneth dans son dernier livre13, cest autour du concept de rification (Verdinglichung) forg par Georg Lukacs dans Histoire et conscience de classe partir de motifs marxistes, wbriens et simmeliens que ces problmes surgissent de la manire la plus aigu. Or le concept polanyien de marchandise fictive semble tout droit driver des analyses lukacsiennes de la rification, qui montraient comment les relations humaines sont chosifies et mar-chandises sous le capitalisme alors quelles sont par nature rebelles cette chosification. Par nature ? Mais de quelle nature sagit-il ? Quelle relation sociale non rifie, qui serait toujours prsente sous sa rification, prte renatre, est-il possible dinvoquer pour lopposer, titre de modle normatif, la ralit du capitalisme ? Honneth suggre pour sa part de la penser partir dune thorie de la reconnaissance originelle du monde (acknowledgement),

    13. Axel Honneth, La rification. Petit trait de thorie critique, Gallimard, Essais , 2007.

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    celle qui permet dy adhrer et dy prendre pleinement part. Dans une perspective maussienne, qui na pas particulirement besoin du concept dalination, la question pose est celle de savoir ce qui subsiste et peut subsister de lesprit du don et de la donation dans un univers marchandis. La question rejoint celle de Honneth si lon ajoute que ce que les sujets humains veulent voir reconnatre, cest leur capacit donner et entrer dans la dimension de la donation14. Et que cest prcisment cela que la marchandisation facilite, en donnant une mesure apparemment objective du don effectu telle est la force du march , mais en mme temps compromet puisque lobjectivation marchande rend invisible et annihile tendanciellement la dimension mme du don15.

    La source du savoir peut-elle se tarir force de privatisation et de parcellisation, lenvie de travailler spuiser faute dtre recon-nue pour ce quelle est ? Ces deux questions sont pressantes, mais pas encore pleinement tenues pour urgentes aujourdhui. Personne en revanche ne peut plus douter dsormais des prils que font courir lhumanit tout entire lpuisement des ressources naturelles et la dgradation climatique. La mise mal, en un mot, de la nature, ce mot quil faut maintenant substituer celui de terre employ par Polanyi, qui se conformait l au langage et aux questions de lancienne conomie politique. Comment amorcer vis--vis de la nature un contre-mouvement qui permette de sauver ce qui peut ltre ? On sait que, pour Serge Latouche, qui en est lun des principaux champions, le seul remde aux maux causs par la crois-sance et le dveloppement conomique, i.e. marchand, rside dans

    14. Sur limportance centrale de la pense de la rification dans toute la tradition sociologique allemande, on ne peut que renvoyer la trs synthtique Histoire critique de la sociologie allemande de Frdric Vandenberghe, 2 tomes, La Dcouverte-MAUSS, 1997 et 1998. Sur les liens entre don et reconnaissance, je formule (A. C.) quelques hypothses dans La sociologie face la question de la reconnaissance , in A. Caill (sous la dir. de), Tous reconnus ? Les sociologues et la reconnaissance, paratre au dernier trimestre 2007 La Dcouverte.

    15. Contre Lukacs et contre tout criticisme exacerb, il faut donc se garder de dnoncer comme intrinsquement alinante ou rifiante et de rejeter absolument toute forme dobjectivation et de marchandisation de la pratique humaine. Mais o tablir la limite si, linverse, on ne veut pas tout accepter ? Peut-tre devrions-nous ici nous inspirer du critre de moralit kantien : traiter les autres hommes non seulement comme des moyens, mais aussi comme des fins. Reste traduire cette maxime en implications concrtes et dtermines

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    la dcroissance . Machine arrire toute. Pour faire passer ce quun tel slogan renferme daustrit et dasctisme possibles, peu exaltants, les dcroissants parlent de dcroissance conviviale. Pur effet rhtorique ? Non, si lon en croit les explications que donne ici S. Latouche. Savoureuses, au sens strict du terme puisque, au-del dIllich ou de Franois Partant, elles en appellent dabord aux mnes de Brillat-Savarin et de sa gastronomie.

    @ >>> Fabrice Flipo, de son ct, auteur dun tout rcent Le dveloppement durable (Bral, Rosny-sous-Bois, 2007), hraut lui aussi des thses dcroissantistes, les confronte aux objections marxistes prsentes par Jean-Marie Harribey, prsident dATTAC. Et il conclut que le mouvement alter-mondialiste devrait tre et est en fait fond sur une posture post-dveloppementiste et non sur le productivisme marxiste. Laltermondialisme ne sinscrit donc pas dans la filiation de Marx, mais dans celle dIllich. Le diagnostic est l. Mais quelle mdication prescrire ? Quil

    sagisse du travail, du savoir ou de la nature, tout le monde, hors du camp ultralibral, saccorde reconnatre que les remdes aux crises multiples provoques par une excessive mercantilisation du rapport social passent par le rencastrement (reembedding) de lconomie dans la socit. Mais quest-ce dire ? Comment comprendre ce concept de rencastrement ?

    Encastrement et dsencastrement de lconomie. Le problme de l'embeddedness

    Parler dencastrement ou de dsencastrement de lconomie, dire quelle est ou doit tre plus ou moins encastre, embeddeddans le rapport social, est la fois clairant limage parle aussi-tt et frustrant, tant le concept semble se drober ds quon tente de le prciser. Le principal reprsentant de ce quil est convenu dappeler la nouvelle sociologie conomique, Mark Granovet-ter, dans un article qui a fait date16, reprochait K. Polanyi de

    16. Mark Granovetter, Economic action and social structure : the problem of embeddedness , ,, American Journal of Sociology, vol. 91, n 3. En franais dansEn franais dans M. Granovetter, Le march autrement, Descle de Brouwer, Paris, 2000.

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    surestimer le degr dencastrement de lconomie dans les soci-ts anciennes, de sursocialiser lconomie, et de le sous-estimer en ce qui concerne la socit moderne. En fait, expliquait-il, et on trouve l lide-force de cette nouvelle sociologie conomique, il est absolument impossible de penser le fonctionnement de lconomie en dehors de son encastrement social. Le march ne fonctionne pas en apesanteur, dans le vide, il est toujours encas-tr dans un rseau de relations sociales interpersonnelles. Pour dautres auteurs, surenchrissant sur ce thme, et en tout premier lieu Benjamin Barber17, lide mme dune conomie moderne dsencastre est une pure et simple absurdit.

    Devons-nous donc envoyer aux oubliettes ce concept dem-beddedness qui semblait de prime abord si lumineux ? Certai-nement pas. Mais il nous faut bien comprendre, explique Ronan Le Velly dans un article particulirement inform et convaincant, quil renvoie en fait deux problmes bien distincts quil vau-drait mieux cerner laide de deux concepts dencastrement eux-mmes bien diffrents : lencastrement-tayage et lencas-trement-insertion. Le premier est celui quutilise la nouvelle sociologie conomique pour penser la manire dont les systmes conomiques, mme les plus formellement rationaliss comme la Bourse par exemple, sappuient toujours et ncessairement sur des rgles et des relations sociales dtermines. Le second renvoie la question de la sociologie classique, de Marx jusqu Weber et sa formulation finale par Polanyi : dans quelle mesure est-il supportable que la sphre conomique sorganise selon la fiction de sa radicale indpendance par rapport toutes les autres sphres daction sociale ? et admissible on la vu en parlant des marchandises fictives que ce qui nest pas intrinsquement de lordre du marchand soit transform en marchandise ?

    Mais lconomie est-elle rellement indpendante ? La mon-naie, par exemple, revt-elle tous ces traits dimpersonnalit fonctionnelle, et ce titre inquitante, que lui attribuaient les sociologues ou les conomistes classiques, et notamment Marx et Simmel ? Est-il possible du coup de critiquer et de congdier la modernit au motif de la rification que la montarisation ferait

    17. Benjamin Barber, All economics are embedded : the career of a concept and beyond , Social Research, vol. 62, n 2, 1995, p. 387-414.

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    subir au rapport social ? Comme le rappelle Philippe Steiner,lune des principales ambitions et lune des premires sources de lintrt du travail de Viviana Zelizer (un autre des grands noms de la nouvelle sociologie conomique) est justement de critiquer ce quelle semble considrer chez Marx, Simmel ou Polanyi (gure nomm) comme un pathos antimoderniste oppos la dynamique de libration des individus et plus particulirement des femmes. Non, montre-t-elle, largent nest pas frapp de la maldiction de limpersonnalit. Dans la sphre de la vie quotidienne, il est toujours marqu (earmarked) et fractionn en des composantes bien concrtes : largent des trennes, largent de la communion du petit, largent des vacances, etc. Nanmoins, se demande juste titre Ph. Steiner au terme dune comparaison systmatique de Polanyi et de Zelizer, voil qui ne rpond gure la question, thique et politique, de savoir jusquo ce qui tait hier rput devoir rester labri du march et de la monnaie un enfant adopter, une pouse trouver, des organes remplacer, etc. doit dsormais se voir attribuer une valeur montaire et passer par le dtour du march. Sur tous ces points, conclut Ph. Steiner, les rponses de Zelizer sont moins assures que ses questions. Elle vite les consquences politiques de ses prises de position . Ou encore, pour le dire dans les termes de R. Le Velly, si elle analyse bien lencastrement-tayage de la monnaie sur le rapport social, elle tranche implicitement et sans argumenter en faveur dun dsencastrement-insertion radical. Et problmatique.

    Gnralisons : il existe un biais pro-marchand, pro-dsencas-trement (dans le cadre dun encastrement-insertion) de la nouvelle sociologie conomique, proportionnel la distance prise vis--vis de luvre de Polanyi et qui la laisse singulirement dmunie de toute puissance critique de lexistant. Comme lcrit juste titre un autre protagoniste important de ces dbats, Jens Beckert : Je ne suis pas satisfait de ltroitesse avec laquelle le concept dencastrement est utilis par la nouvelle sociologie conomique. Pour Polanyi, lencastrement tait un concept dirig de faon critique lencontre du modle de march libral. Il pointait du doigt le besoin dune intervention pour rguler le march et compenser les effets socialement problmatiques du systme marchand. Dans la nouvelle sociologie conomique, le concept se concentre sur les structures sociales des marchs sans traiter

  • Avec KArl PolAnyi, contre lA socit du tout-mArchAnd24

    de leurs consquences pour la socit dune faon plus large, incluant leurs effets sur lordre social, la justice et lgalit. [...] En cela, la nouvelle sociologie conomique ne relve pas le dfi pos par Karl Polanyi18.

    Une fois ces clarifications conceptuelles opres, il est possible de renouer simplement et directement avec la proccupation cen-trale de Polanyi et, avec lui, de tout le mouvement du socialisme dmocratique et associationniste des xixe et xxe sicles : celle de savoir comment protger, grce la coopration et lassociation, le rapport social des dgts engendrs par le march, et le protger ou le restaurer l o il est menac ou dsorganis. On trouvera un bel exemple de ce souci en acte dans la description que donne Guillaume Sabin des mouvements de coopration paysanne du Nord-Ouest argentin : Sur un territoire de 470 000 km2 qui regroupe cinq provinces et prs de quatre millions dhabitants, ces mouvements rassemblent plusieurs milliers de familles pay-sannes. Dans cette vaste zone forte dominante rurale, [] ces mouvements [] agissent en rseau au niveau local, national et international, adhrent ou sont proches du rseau mondial de paysans Via Campesina, la plupart dentre eux affichent leur autonomie vis--vis de la sphre politicienne gangrene par le clientlisme, enfin ils ne se contentent pas de revendiquer, mais mettent en place des projets concrets qui portent aussi bien sur la production et la commercialisation que sur la sant, la formation, la place des femmes et des jeunes. En sappuyant sur des reprsentations, des valeurs culturelles et des pratiques fondes sur la coopration, la valeur de lien des changes, la richesse environnementale, les paysans du Nord-Ouest argentin, conclut G. Sabin, tmoignent de leur conscience que leur participation au modle dominant signerait leur arrt de mort.

    @ >>> Pourtant, mme entre cooprateurs, il faut bien chan-ger et passer par une forme ou une autre de march. Mais, et l on retrouve lune des intuitions centrales de Polanyi, il ne faut pas conclure de lexistence de lieux de march (mar-ket places) celle du march autorgul des conomistes.

    18. Jens Beckert, Ten questions about economic sociology , Economic Sociology, the European Electronic Newsletter, vol. 7, n 3, 2006, p. 34-39, ici p. 37 (cit par Le Velly).

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    ric Sabourin analyse ainsi le fonctionnement des marchs ruraux en Nouvelle-Caldonie et montre, en utilisant les cat-gories polanyiennes de lchange, de la rciprocit et de la redistribution, comment ces marchs de proximit sont lar-gement ce quil appelle la suite de Dominique Temple des marchs de rciprocit . Pour les familles de deux des tribus qui comptent parmi les plus actives en matire de commercialisation des produits vivriers, on constate que 7 76 % de la production dignames est redistribue sous la forme de dons, de mme que 65 % des taros deau, 50 % des taros de montagne, 60 75 % des bananes et du manioc. Et il conclut : Quelle que soit, selon les dires de ces familles, la part croissante de la production vivrire commercialise cause de besoins montaires nouveaux, cest bien toujours la redistribution via les dons coutumiers, familiaux, festifs ou associatifs qui mobilise lessentiel de cette production alimentaire. Le dilemme est donc toujours le mme, tant entendu que

    toutes les dialectisations sont concevables : se servir du dtour par le march pour en faire un instrument de sa libert et de sa puissance de vivre, individuelles ou collectives, ou bien lui tre asservi. Ce dilemme apparat dans toute sa clart travers lexamen critique par Cyril Fouillet, Isabelle Gurin, Solne Morvant-Roux, Marc Roesch et Jean-Michel Servet dune recette la mode : le microcrdit. On sait que, avec le dveloppement durable, le commerce quitable, les SEL, etc., il fait partie de la panoplie des instruments politiquement corrects censs pouvoir porter plus ou moins miraculeusement remde aux maux dune conomie trop soumise au capitalisme, et que le prix Nobel de la paix a t rcemment accord son inventeur, Muhammad Yunus, et la Grameen Bank dont il est le fondateur. Lintrt tout particulier de larticle quon lira ici vient de ce quil est le fait des meilleurs connaisseurs franais de la question, qui ont t et sont encore de chauds dfenseurs de la microfinance, lorsquelle nest pas dvoye, et qui nen sont donc que mieux placs pour sparer le bon grain de livraie et dnoncer tout un ensemble de confusions graves entre un microcrdit qui aide effectivement accrotre sa capacit dagir et un microcrdit qui asservit. Et la dnonciation est verte : Doivent tre dnoncs

  • Avec KArl PolAnyi, contre lA socit du tout-mArchAnd26

    ceux qui sautoproclament acteurs de la lutte contre la pauvret tout en se transformant en usuriers ou sen faisant les compli-ces, notamment parce quils diffusent sans vergogne des types de prt qui conduisent rgulirement un surendettement des emprunteurs masqu par le rchelonnement des prts ou par le recours dautres prts. Il nous parat non seulement totalement faux, mais aussi parfaitement irresponsable de prtendre, comme le fait Jacques Attali, prsident de PlaNet Finance, que la pau-vret pourrait tre vaincue mondialement par un dveloppement gnralis et professionnel de la microfinance qui constituera aussi, dans lavenir, un formidable march pour les banques commerciales (Association dconomie financire, Rapport moral sur largent dans le monde 2006, p. 115). court terme, une telle croyance peut permettre certains oprateurs de la microfinance et leurs conseillers de capter des ressources, mais ni les investissements de responsabilit sociale, ni les placements financiers but lucratif, ni les autorits publiques nont intrt long terme ce quelle perdure. Et cest tout autant dcrdibili-ser long terme linvestigation scientifique acadmique que de se taire sous prtexte que de telles croyances peuvent permettre de mobiliser des ressources pour des projets de recherche. Les chercheurs aussi ont une responsabilit sociale.

    On le voit, il ne faut pas confondre rencastrement social fan-tasmatique de lconomie et rencastrement effectif et dmocratie. Rappelons-nous que le but premier de La Grande Transformation tait de rechercher les causes de lavnement dramatique des rgimes totalitaires et que Polanyi les voyait dans une tentative de rencastrement fantasmatique (et voue lchec) du march dans un rapport social non dmocratique. La mme analyse peut et doit tre transpose aujourdhui, pour nous prserver de remdes miracles et imaginaires parfois pires que le mal.

    @ >>> On terminera cette partie sur la dialectique de lencas-trement et du dsencastrement par la lecture de deux textes qui nous ramnent en France. Herv Marchal nous montre comment des gardiens dimmeubles HLM que leur direction voudrait formater dans une logique commerciale et profession-nelle les conduisant traiter les locataires comme des clients y rsistent nergiquement. Il dcrit la manire dont en dpit de ces volutions institutionnelles, les locataires demeurent,

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    aux yeux des gardiens dimmeubles, irrductibles la figure abstraite du client telle quelle est dcline par linstitution HLM [] et combien la dimension commerciale de la relation aux locataires est ici encastre, pour ne pas dire dissoute, dans des dimensions sociales, identitaires, affectives et personnel-les . De leur ct, Dominique Jacques-Jouvenot et Florent Schepens, partir de deux monographies professionnelles portant sur des exploitants agricoles (EA) et des entrepreneurs de travaux forestiers (ETF), montrent que lune des modalits centrales des formes de la transmission-rception des entre-prises est la dsignation du repreneur par le cdant, processus appel ici le choix de llu , et que loin dune logique de maximisation immdiate des gains conomiques, le cdant choisit son repreneur pour augmenter les chances de prennit de son entreprise. Ce faisant, lHomo memor prend le pas sur lHomo conomicus, car le cdant est inscrit dans une histoire professionnelle et, plus que la dimension conomique, cest la mmoire des anctres, cest la reconnaissance dune dette quil a leur gard qui dirigera la transmission .

    Polanyi, hier et aujourdhui

    Arrivs ce point de notre parcours, il apparat plus claire-ment, croyons-nous, que lenjeu central de luvre de Polanyi ne ressortit pas dabord lanthropologie, lhistoire ou la socio-logie conomiques, mais bien plutt la philosophie politique. Ce qui est en cause, cest la dfinition mme des conditions de possibilit de la dmocratie ; il sagit nanmoins dune dmocratie pense non seulement comme une forme politique ou consti-tutionnelle particulire, mais aussi dans son interdpendance troite avec linstitution de lordre conomique. Comment situer, du point de vue de la dmocratie, le march par rapport ltat et rciproquement et quel est leur avenir respectif probable et souhaitable ? Telle est la question cl formule par les grands conomistes-philosophes de lavant-guerre avec lesquels luvre de Polanyi entre directement en rsonance et en opposition comme le montre admirablement Christian Laval : le Joseph Schumpeter de Capitalisme, socialisme et dmocratie (1942), le Friedrich

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    Hayek de La Route de la servitude (1944) et le Walter Eucken des Fondations de lconomie politique (1940).

    @ >>> Kari Polanyi-Levitt, la fille de K. Polanyi, complte fort opportunment ce tableau en comparant les trajectoires et les destines thoriques croises de Polanyi et de Keynes, et en montrant comment ces deux penses au dpart si diff-rentes, lune socialiste et lautre librale, doivent aujourdhui entrer dans une sorte de front commun. Cest dailleurs cette alliance qua ralise le keynsien Joseph Stiglitz en prfaant la rdition amricaine de La Grande Transformation.Cette philosophie politique de la dmocratie taye sur une

    thorie de la place que doit occuper lordre conomique par rapport lordre social et politique est-elle encore dactualit ? Est-elle toujours susceptible dinspirer des mouvements sociaux denvergure ? Quand on voit le destin de luvre de Walter Eucken, champion de lordolibralisme qui a prsid la recons-truction idologique de lAllemagne daprs-guerre ou, plus grandiose encore, celui de Friedrich Hayek, champion incontest et par excellence du nolibralisme, on se demande si lheure nest pas faire revivre Polanyi et se mobiliser intellectuel-lement et politiquement dans son sillage. Sil avait la postrit et la rsonance dun Hayek, la face du monde en serait change en bien. En tout cas, nous le disions au dbut de la prsentation de ce numro, on ne voit pas quel auteur serait plus consensuel, mieux mme de fdrer des courants de pense progressistes dorigine et de tonalit bien diffrentes socialistes, sociales-chrtiennes, sociales-dmocrates, marxistes ou post-marxis-tes que Polanyi.

    @ >>> Cest ce que suggre Marguerite Mendell en montrant comment il est possible de penser partir des crits que Karl Polanyi a consacrs la dmocratie conomique, de sa pro-position de dmocratie fonctionnelle (socialisme fonctionnel) influence par le corporatisme social de G. D. H. Cole, les crits de Robert Owen et ceux, tout particulirement, dOtto Bauer avec lexprience de la Vienne rouge (1917-194) et de ses crits sur lducation, les processus contemporains dinstitutionnalisation des processus de dmocratisation co-nomique ns des initiatives de la socit civile.

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    Alain Caill donne ici quelques lments de lhistoire dune tentative faite en 1999-2000 de crer dans cet esprit une fonda-tion Polanyi, franaise et internationale, susceptible dimpulser lchelle mondiale un indispensable travail la fois thorique, doctrinal et militant. La tentative a chou, pour diverses raisons. La raison principale a peut-tre t la constitution la mme poque de la mouvance altermondialiste qui a pu sembler un temps en mesure deffectuer ce travail et de porter les esprances de ceux qui ne se rsignent pas la marche actuelle du monde. Mais quelque jugement quon porte en dfinitive sur laventure de laltermondialisme, il est dsormais clair quelle ne sest pas montre capable deffectuer le travail daggiornamento thorique et doctrinal qui lui aurait t si indispensable. Laltermondialisme sest en somme content de juxtaposer les diverses composantes idologiques dont ses membres fondateurs taient les porteurs et les hritiers, sans parvenir organiser leur intercritique et dfinir une base doctrinale commune et porteuse davenir. Les diverses mouvances marxistes, notamment, se sont limites euphmi-ser certaines de leurs thmatiques devenues hors de saison sans amorcer de vritable travail dautocritique et de dpassement de leur conomicisme ou de leur rvolutionnarisme constitutifs. Cest ainsi quon a vu prosprer les rvolutionnaires sans modle et sans espoir de rvolution, les anticapitalistes sans vision dune conomie alternative ou les champions dune alterconomie communiste rduite quelques formules magiques.

    Il est maintenant plus que temps de reprendre les choses et les ides la racine, de procder une rvision de tout lhritage de lhumanisme, chrtien ou athe, du socialisme et du marxisme, avec droit dinventaire, et de dcider de ce quon en fait. Et pour procder un tel inventaire, la rflexion sur luvre de K. Polanyi est un passage oblig. Un passage oblig vers la dfinition de cette social-dmocratie radicalise et universalise que nous voquions au dbut de cette prsentation. Cest du moins ce dont ce numro aura tent de convaincre ses lecteurs.

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    Libre revue

    Lecteurs qui trouveront ample moisson et matire rflexion dans les divers textes proposs hors dossier. Et dabord dans celui de Mary Douglas. Il prsente une rflexion de grande porte sur les racines de la pauvret, qui passe par une dconstruction systma-tique de la notion de culture traditionnelle. La chose ne manquera pas de surprendre de la part dune anthropologue de rputation mondiale. Mais elle nous offre en change, sur les dcombres de la culture traditionnelle , sa propre thorie, ttradimensionnelle, de la culture si connue et utilise dans les pays anglo-saxons et totalement inconnue jusquici en France. Michel Terestchenko, dans le droit-fil de son Un si fragile vernis dhumanit. Banalit du mal, banalit du bien, montre comment la rsistance au mal ne suppose le plus souvent aucun hrosme particulier : juste la capacit de dire non linsupportable dans les circonstances les plus usuelles de la vie ordinaire. Nous navons pas tant besoin de virtuoses de la morale que de femmes et dhommes dots du sens de ce quOrwell appelait si bien la common decency.

    @ >>> Il est permis de se demander si cette common decency ne se manifeste pas par la capacit donner un en-plus de ce qui est strictement requis par la loi, le march ou la cou-tume, par les actes surrogatoires. Cest la pratique de cet en-plus en Tunisie, o il sappelle le tnfil, que Mohamed Nachi dcrit et propose de conceptualiser laide de la philosophie analytique. Une contribution bien ncessaire et clairante au paradigme du don .Franois Fourquet, pour sa part, retrace le cheminement et

    la pense de son ami Flix Guattari un peu trop oubli au profit de son compagnon dcriture plus connu, Gilles Deleuze. Pas-cal Combemale nous donne une prsentation particulirement clairante et de tonalit tonnamment maussienne de la typolo-gie wbrienne de laction sociale. Quand nous aurons russi mettre ensemble Marcel Mauss et Max Weber, la science sociale aura accompli un grand bond en avant. Jocelyne Porcher, enfin, championne incontestable des animaux dlevage, en surprendra plus dun par son combat contre les chantres de la libration des animaux. Men avec dexcellentes raisons.

  • Prsentation 31

    Sil est une leon gnrale retenir de ce numro, cest que les mmes mots, les mmes concepts conomie, encastrement, microfinance, socialisme, dmocratie, libration, etc. recouvrent des significations bien diffrentes, et souvent mme opposes, et quil nous faut commencer apprendre ou rapprendre patiem-ment, mais rsolument le sens des nuances et des distinguos. Et faire la chasse aux faux-semblants.

    Pour plus de dtails sur les articles de la revue, consultez les Rsums & abstracts prsents dans les pages suivantes.

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  • Rsums et abstracts

    Jrme muur : Karl Polanyi, une biographie intellectuelle

    Rsum. Cet article, repris de lintroduction de J. Maucourant son livre Avez-vous lu Polanyi ? (La Dispute, Paris, 2005), donne une vue trs synthtique de la biographie la fois politique et intellectuelle de Polanyi.

    Mots cls : Polanyi, march, capitalisme, socialisme, dmocratie.

    Karl Polanyi, an intellectual BiograPhyAbstract. This article, derived from the introduction to

    J. Maucourants book Avez-vous lu Polanyi ? (Have you read Polanyi ?) (La Dispute, Paris, 2005), presents a very synthetical account of Polanyis both political and intellectual biography.

    Keywords : Polanyi, market, capitalism, socialism, democracy.

    Alain Caill et Jean-Louis Laville : Actualit de Karl PolanyiRsum. Que peut-on retenir de luvre de K. Polanyi en

    comparaison, notamment, de celles de Marx ou de Weber ? Cet article fait le point la fois sur les contributions historiques et anthropologiques de Polanyi lhistoire du march et sur son aspiration un socialisme associationniste, et il conclut que, au-del des ncessaires rectifications et actualisations, K. Polanyi

  • Avec KArl PolAnyi, contre lA socit du tout-mArchAnd606

    reste la source dinspiration principale pour un socialisme radical visage humaniste.

    Mots cls : Polanyi, march, capitalisme, socialisme associa-tionniste, dmocratie, conomie solidaire.

    The Actuality of Karl PolanyiAbstract. What must be kept of K. Polanyis legacy as com-

    pared, especially, to those of Marx or Weber ? This article pro-vides an evaluation both of the anthropological and historical contributions of Polanyi to the history of market(s) and of the present meaning of his advocacy of an associationist socialism. It concludes that, once the necessary corrections and rectifications are made, Polany remains our main resource to think a radical and democratic socialism with a humanist face.

    Keywords : Polanyi, market, capitalism, associationist social-ism, solidary economy.

    Genevive Azam : La connaissance, une marchandise fictive

    Rsum. Cet article se propose danalyser le sens de linven-tion dune conomie de la connaissance et de la transformation de la connaissance en bien conomique, illustre par la trans-formation des droits de proprit intellectuelle. En poursuivant lanalyse de Karl Polanyi propos des quasi-marchandises , la connaissance doit plutt tre considre comme une mar-chandise fictive . Cest le point de vue adopt dans cet article qui montre comment la tentative actuelle de rendre cette fiction effective menace la connaissance elle-mme en lassignant un rle instrumental.

    Knowledge, a Fictitious CommodityAbstract. This article offers some reflections on the sense

    given to the invention of a knowledge economy and on the conditions of knowledge commodification, as illustrated by the current changes in knowledge property rights. Elaborating on Karl Polyanis argument about quasi-commodities , we have

  • 607rsums et abstracts

    to regard knowledge as a fictitious commodity rather than a simple commodity. It is the point of view we have adopted in this article, which shows that the current attempts at giving this fiction more actuality pose a threat to knowledge itself by confining it to an instrumental function.

    Julien grgi : De la convivialit entre scientifiquesRsum. Les modles qui dcrivent les pratiques entre les

    scientifiques en termes de comptition permanente sont rela-tivement efficaces. Nanmoins, ces modles nexpliquent pas toutes les pratiques entre scientifiques, mais seulement celles qui ont t rendues conformes la sphre socio-conomique telle quelle fonctionne actuellement, notamment sous leffet des tutelles financires. La vision dsenchante nest pas la seule qui permette de dcrire les pratiques entre les scientifiques. Le modle du don est galement pertinent pour le faire. La description des pratiques entre les scientifiques rvle autant les caractristiques de lobjet dcrit que celles de lobservateur dcrivant. La mise en perspective du travail de description des pratiques entre les scientifiques souligne la coexistence de diffrents modles de description et galement la multiplicit des pratiques pouvant tre dcrites.

    About Conviviality between ScientistsAbstract. The models describing the behaviour of the scienti-

    fics as a permanent competition are relevant. Nevertheless, these models cant explain all the behaviours of the scientifics, but only those which have been normalized , in line with present market laws. Others models can describe, in part, the usual behaviour of scientifics, as the model of gift. The description of the scientific behaviour allows to understand the scientific world, as well as the processes of description used in sociology : we learn indirectly some characteristics about the sociologists and anthropologists who describe the behaviour of scientifics. This study shows the coexistence of more than one relevant model of description, as well as many different behaviours in laboratory life.

  • Avec KArl PolAnyi, contre lA socit du tout-mArchAnd608

    Dominique girr : Devonsnous mriter notre salaire ?Rsum. Lide quune rmunration juste du travail relve

    dun calcul du mrite tend simposer comme un lieu commun. Les prsupposs et les consquences dune telle reprsentation sont ici interrogs dans la perspective ouverte par les analyses de Polanyi sur les effets dvastateurs de la fiction dun mar-ch autorgulateur lorsquelle atteint des ralits comme celles parmi dautres du travail. Le paradigme du don et le concept arendtien de laction permettent didentifier, dans le besoin de reconnaissance, la fois la source de lefficacit de la fiction dun mrite rtribuable et les raisons de son invitable chec pratique. Non quon ne puisse instituer une rmunration au mrite ; mais cest au prix dune rification de lactivit humaine, lourde de menaces pour la ralit que nous partageons.

    Do We Have To Deserve Our Salary ?Abstract. The idea that a righteous works remuneration is to

    be measured by merit is tending to stand out as a commonplace. Presuppositions and consequences of such an idea are questioned here from Polanyis viewpoint on devastating effects of the self-regulating markets fiction when realities as work are reached. The gifts paradigm and Hannah Arendts concept of action allow to point out that the need of acknowledgement both gives its efficiency to the fiction of a payable merit and causes its inevita-ble practical failure. Not that its impossible to institute merits remuneration ; but its at the cost of reifying human activity, that threatens the reality we share.

    Sylvie m : Licenciements collectifs : le prix dune dette symbolique

    Rsum. Les licenciements massifs que connat depuis vingt ans lindustrie franaise conduisent les ouvrier(ire)s expri-mer des demandes de rparation symbolique sous des formes nouvelles, dont linterprtation chappe au paradigme classique de la lutte des classes. Cest avec Karl Polanyi, pour qui lacti-vit conomique nest pas autre chose que la vie elle-mme, et

  • 609rsums et abstracts

    Marcel Mauss, qui a pos le don au centre des relations socia-les, que nous tentons de rinterroger la relation de travail dans son ingalit constitutive, mais aussi dans ce quelle reprsente pour louvrier(ire) comme don de soi. En nous appuyant sur les donnes empiriques dune enqute mene dans la rgion de Cherbourg, nous entendons caractriser le lien symbolique existant au cur mme du contrat de travail.

    Massive Layoffs : The Price of a Symbolic DebtAbstract. Massive layoffs have occurred during the last twenty

    years in French industry which brings workers to express demands for symbolic reparation under new forms. This phenomena cannot be interpreted by classic paradigms as class struggles. Here we try to analyse working relationships through Polanyi and Mauss approaches. The first one considers that economic activity is nothing else that life itself ; the second puts gift at the core of social relationships. Following these authors, we characterize the symbolic link between employer and employee, which is anchored into employment contract. Our empirical data are based on research carried on in Cherbourgs area (France).

    Sbastien iizk : Audel dune certaine lecture standard de La Grande Transformation

    Rsum. Alors quune lecture standard largement vhicule de La Grande Transformation laisse penser que Karl Polanyi tablit et narre lacte de naissance effectif dun march autorgu-lateur au xixe sicle en Occident, ce texte suggre que la Grande Transformation fait de Polanyi lauteur dune critique de la fiction thorique du march autorgulateur et lhistorien de cette fiction agissante qui oriente le comportement des individus et transforme en profondeur les socits occidentales du xixe sicle.

    Beyond a Certain Standard Lecture of The Great Transformation

    Abstract. Whereas a largely conveyed standard reading of The Great Transformation lets think that Karl Polanyi establishes

  • Avec KArl PolAnyi, contre lA socit du tout-mArchAnd60

    the effective birth certificate of a self-regulated market at the 9th century in Occident, this text suggests that the The Great Transformation makes of Polanyi the author of a criticism of the theoretical fiction of the self-regulated market, and the historian of this acting fiction which directs individual behaviours and transforms in-depth the Western societies of the 9th century.

    Serge uhe : La convivialit de la dcroissance au carrefour des trois cultures

    Rsum. Le projet dune socit autonome et conome que recouvre le slogan de la dcroissance se trouve au carrefour des trois cultures : savante, traditionnelle et gastronomique. La convi-vialit, dans le sens de Brillat-Savarin et dIvan Illich, est le point de rencontre permettant de retrouver les saveurs et les savoirs des nourritures terrestres face une surabondance factice et frelate.

    The Conviviality of Degrowth as Crossroads of Three CulturesAbstract. The project of an autonomous and sober society

    implied by the slogan of degrowth is situated at the crossroads of three cultures : traditional, gastronomic and intellectual. The conviviality in the meaning used by Brillat-Savarin and Ivan Illich is the meeting-place of savours and experiences of healthy and earthly food instead of artificial junkfood.

    Fabrice Fi : Capitalisme, anticapitalisme et antiproductivisme

    Rsum. Une grande partie de nos concitoyens voient dsormais la mondialisation comme une menace. Ds lors, laltermondialisa-tion nest plus un luxe, mais une ncessit. Mais qui peut rnover lanalyse conomique ? Seule la dcroissance propose du neuf. En revenant sur les raisons mobilises par J.-M. Harribey pour sop-poser ce courant, nous montrons quelles relvent dun marxisme un peu trop orthodoxe qui, sil tait dpass, pourrait converger avec les thses dfendues par le courant de la dcroissance.

  • 6rsums et abstracts

    Capitalism, Anticapitalism and AntiproductivismAbstract. Today, many people view globalisation as a threat ;

    and thus alterglobalisation is no longer seen as a luxury, but rather as a necessity. However, who is capable of rethinking our economic models ? It appears that the notion of degrowth is the only alternative in which novel ideas are proposed. We show how Jean-Marie Harribeys arguments against this trend/move-ment/theory are based on a very orthodox/limited interpretation of Marxism. A more liberal interpretation of Marxism can, in fact, be seen as defending the theory of degrowth.

    Ronan eve : Le problme du dsencastrementRsum. Cet article revient sur la rception du travail de Karl

    Polanyi par plusieurs chercheurs importants de la nouvelle socio-logie conomique. Il montre que Polanyi a fait lobjet de deux types de critiques ayant en commun de contester la possibilit du dsencastrement. Ces critiques sont discutables, et il est possible de donner une explication des malentendus lis cette question en distinguant deux notions complmentaires dencastrement, la premire insistant sur les conditions sociales partir desquelles les changes marchands sont ncessairement construits et la seconde dcrivant les degrs variables de diffrenciation des conomies.

    The Problem of DisembeddednessAbstract. This paper discusses the reception of Karl Polanyis

    work by some leading scholars of the New Economic Sociology. It shows that Polanyi has received two different kinds of criti-cisms that, both of which, contest that there can be such thingsuch thing as disembeddedness. These criticisms are not very justified and These criticisms are not very justified and it is possible to give an explanation of this misunderstanding by distinguishing between two different and complementary notions of embeddedness, a first one that puts the stress on the socialputs the stress on the social conditions upon which economic transactions are necessary car-ried out and a second one that describes how much economies and a second one that describes how much economiesdescribes how much economies are differentiated.

  • Avec KArl PolAnyi, contre lA socit du tout-mArchAnd62

    Philippe eier : Karl Polanyi, Viviana Zelizer et la relation marchssocit

    Rsum. Aprs avoir donn quelques indications sur la place occupe par Polanyi dans la sociologie conomique contempo-raine, ce texte examine les dveloppements que Zelizer propose sur la nature de la monnaie moderne et sa thse, oppose celle de lencastrement polanyien, sur la symtrie dans les relations entre la socit et le(s) march(s).

    Karl Polanyi, Viviana Zelizer et the Relation between Markets and Social Life

    Abstract. After a brief study on the place given to Polanyis thought in contemporary economic sociology, the paper examines Zelizers works on money and her opposition to Polanyis thesis on embeddedness, grounded on the symetry between markets and social life.

    Guillaume i : Mouvements paysans dans le NordOuest argentin

    Rsum. Dans le Nord-Ouest argentin, sur un territoire de 470 000 km2 qui regroupe cinq provinces et prs de quatre millions dhabitants, les mouvements paysans cooprativistes comptent plusieurs milliers de familles paysannes qui agissent en rseau au niveau local, national et international et affichent leur autonomie par rapport la sphre politicienne gangrene par le clientlisme. Ils ne se contentent pas de revendiquer, mais mettent en place des projets concrets qui portent aussi bien sur la production et la commercialisation que sur la sant, la forma-tion, la place des femmes et des jeunes. Cet article montre ainsi comment il est possible de prserver lconomie substantive de son encastrement dans le march autorgul.

    Mots cls : coopratives rurales, conomie substantive, rsis-tance lconomisme.

    Peasant Movements in NorthWestern ArgentinaAbstract. In the NW Argentina, on a 470 000 km2 territory

    with almost 4 million inhabitants, the rural cooperative movement

  • 63rsums et abstracts

    counts several thousands families acting in network at the local, national or international level, opposing subordination to the corrupt political sphere and realizing concrete innovations in production, commercialization, health, formation and the place of younsters or women. This article shows how it is thus possible to preserve the susbstantive economic process from being totally embedded in the self-regulated market.

    Keywords : rural cooperatives, substantive economy, resis-tance to economicism.

    ric uri et Raymond uie : Produits, monnaie et bingo. Les marchs ruraux en NouvelleCaldonie entre change et rciprocit

    Rsum. Cet article prsente les rsultats de ltude des marchs de proximit dans la province Nord de la Nouvelle-Caldonie. partir dun inventaire des petits marchs en zone rurale, il analyse leur origine, leur volution et leurs modalits de fonctionnement, notamment dans les communauts kanak. Les auteurs identifient dans ces marchs un ensemble de relations qui sont mises en rapport avec la tradition kanak de rciprocit et de redistribution. Comment interprter le dveloppement et la modernisation de ces petits marchs ? Sagit-il dune gnrali-sation de lchange marchand ou bien dune hybridation entre le recours la redistribution par lchange dune part et la redistri-bution par la rciprocit des dons dautre part ?

    Mots cls : marchs, change, rciprocit, Kanak, Nouvelle-Caldonie.

    Products, Money, Bingo : Proximity Rural Markets in New Caledonia between Exchange and Reciprocity

    Abstract. This paper presents the result of the study about proximity rural markets in Northern Province of New Caledonia. Based on an inventory of these small rural markets, the study analyses the origins, the evolution and the functioning of these initiatives, in particular among Kanak communities. The authors identify in these markets some relationships which are compared with the Kanak tradition of redistribution and reciprocity. By

  • Avec KArl PolAnyi, contre lA socit du tout-mArchAnd64

    the way, how can be considered the development and the mod-ernisation of these small markets ? Is it an extension of capitalist exchange or a hybrid alternative between the redistribution ruled by exchange process and by the reciprocity of the gifts ?

    Keywords : markets, exchange, reciprocity, Kanak, New Caledonia.

    Cyril Fouillet, Isabelle Gurin, Solne Morvant-Roux, Roesch Marc et Jean-Michel Servet : Le microcrdit au pril du nolibralisme et de marchands dillusions

    Rsum. Sappuyant sur des travaux de recherche empiriques mens dans des contextes varis, cet article aborde tout tour les hypothses qui sous-tendent le lien entre la microfinance et la rduction dune pauvret qui ne serait la consquence que du manque daccs au march financier. Larticle suggre finale-ment dextraire la microfinance de lidologie nolibrale qui la transcende ainsi que de la force normative des discours qui la prsentent comme le remde contre la pauvret.

    Microcredit Threatened by NeoLiberalism and False Dreams Salesmen

    Abstract. Based on field research conducted in various con-Based on field research conducted in various con-texts, this paper examines and confronts to our own observations hypotheses that underscore the conventional wisdom on microfi-nance effectiveness to reduce poverty viewed as a result of lack of access to financial market. We finally suggest moving forward from both the actual neoliberal ideology that underscores microfi-nance and the normative discourses pretending that microfinance is the most important tool able to reduce poverty.

    Herv Marchal : Sous le client , la qualit ? Les gardiens dimmeubles de lhabitat social

    Rsum. Larticle montre combien, aux yeux des gardiens dimmeubles du logement social, les locataires demeurent irr-

  • 65rsums et abstracts

    ductibles la figure abstraite du client telle quelle est dcline par linstitution HLM depuis une vingtaine dannes. Il sagit plus particulirement de souligner, partir dexemples concrets issus dobservations participantes et de nombreux entretiens, que la dimension commerciale de la relation aux locataires est ici encastre pour ne pas dire dissoute dans des dimensions sociales, identitaires, affectives et personnelles.

    Under the Customer , the Quality ? Social Lodgment Keepers

    Abstract. The article shows how much the caretakers do not see the tenants solely like customers, as opposed to what the HLM Institution (low rent housing) say since a score of years. Using semi-directive interviews and participant observation as a base, it is more particularly stressed that commercial dimen-sion is embedded in social, identitary, emotional and personal dimensions.

    Dominique Jque-Juveet Florent hee : Transmettre et reprendre une entreprise : de lHomo conomicus lHomo memor

    Rsum. partir de monographies professionnelles portant sur deux populations dindpendants, les exploitants agricoles (EA) et les entrepreneurs de travaux forestiers (ETF), les auteurs montrent que la transmission-reprise dentreprises, familiales ou non, passe par une tape de dsignation du successeur par le cdant. Cette tape, appele ici le choix de llu , sert crer une filiation professionnelle. Au-del dune logique de maximi-sation des gains financiers, cette transmission-reprise sopre alors selon une logique de reconnaissance de dette dans laquelle lHomo memor prend le pas sur lHomo economicus.

    Hand Down and Retake a Business : From Homo Memor to Homo Economicus

    Abstract. From the professionnal monographs upon two popu-lations of independent workers farmers and work forest entre-

  • Avec KArl PolAnyi, contre lA socit du tout-mArchAnd66

    prenors , the authors show that the transference-repossession process of familial or non familial businesses goes through a stage of nomitation of the successor by the assignor. This step that we call the choice of the chose one attends to create a professionnal filiation. Beyond the logic of a maximization of the financial profits, this tranference-repossession process works according to a logic of a debt recognition during which the Homo Memor takes precedence over the Homo Economicus.

    Christian v : Mort et rsurrection du capitalisme libralRsum. Pour comprendre La Grande Transformation de

    Karl Polanyi, il faut la replacer dans le contexte des annes 930 et 940, poque de contestation gnrale du vieux lib-ralisme manchestrien . Larticle compare les positions de quatre auteurs contemporains : Karl Polanyi, Joseph Schumpeter, Friedrich von Hayek et Walter Eucken. Cette comparaison montre dabord que Polanyi ntait pas le seul constater la fin du cycle libral du capitalisme. Elle montre ensuite que la question portait aussi sur le type dintervention de ltat. La nouveaut introduite par le nolibralisme rside dans le fait que le march nest pas une nature, mais un ordre politiquement construit.

    Death and Resurrection of Liberal CapitalismAbstract. To have an accurate reading of Karl Polanyis The

    Great Transformation, the reader should put his work back in its context of the 930s and 940s, in a time of widespread criti-cism of the old manchesterian liberalism. The text draws a parallel between the points of view of four contemporary writers : Karl Polanyi, Joseph Schumpeter, Friedrich Von Hayek et Walter Eucken. First and foremost, it shows that Polanyi was not the only writer to note the end of the liberal cycle of capitalism. Then, it emphasizes the fact that the debate was focused on the type of state intervention. The originality brought about by neoliberalism lies in the conception of market, which is no more considered as natural but as a political construction.

  • 67rsums et abstracts

    Kari Polanyi-Levitt : Why Keynes and Polanyi ? Why Now ?Abstract. With reference to the writings of Keynes and Polanyi,

    this paper compares the attempt by the Western powers to restore the pre-94 liberal economic order in the 920s with the Anglo-American globalization project of the 990s. Keynes and Polanyi understood that the subordination of economic livelihoods to the financial dictates of the international gold standard in the inter-war years would result in mass unemployment (Keynes) and the social and political destabilization of national economies (Polanyi). The Great Depression, German national socialism and other forms of European fascism, Soviet five-year Planning, the American New Deal and the lessons of the Second World War gave rise to a post war political and economic order which subordinated capital to political and social objectives. The abandonment of the Bretton Woods Financial Order in 97-973 created permissive conditions for capital to regain economic freedom from national controls.

    We conclude with a comparison of Polanyis four institutions, which sustained the 9th century liberal economic order with the institutional context of economic globalization on the eve of the 2st century. Global financialization has created Keynes nightmare of a casino economy of rentiers and speculators and Polanyis disutopia of a self regulating market now dominated by large transnational corporations and financial conglomerates. The world economy is financially unstable, socially inequitable as never before and ultimately politically unsustainable.

    Rsum. En prenant appui sur les crits de Keynes et de Polanyi, cet article met en relation le projet anglo-amricain de globalisation des annes 990 avec la tentative faite par les puis-sances occidentales dans les annes 920 pour restaurer lordre conomique libral davant 94. Keynes et Polanyi avaient compris que la subordination de lconomie matrielle aux diktats financiers de ltalon-or dboucherait sur le chmage de masse (Keynes) et sur la dstabilisation sociale et politique des cono-mies nationales (Polanyi). Laba