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Extramuros - N° 10 Supplément La Réunion www.typomag.net Les défis de la diversité Les défis de la diversité Une nature à dompter et à préserver Une société à métisser Une économie à émanciper Une «créolité» à assumer Mayotte

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Extramuros - N° 10

Supplément

La Réunionwww.typomag.net

Les défis de la diversité

Les défis de la diversité

➠ Une nature à dompter et à préserver

➠ Une société à métisser

➠ Une économie à émanciper

➠ Une «créolité» à assumer

Mayo t t e

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Typo Extramuros - N° 10 Réunion - Mayotte

Directeur de publication : Dominique Gaye (coordonnateur du Clemi Dijon - rectorat)

Rédacteur en chef : Alexis Hontang

Conseiller journalistique et correcteur Nicolas Barriquand, journaliste professionnel Relecture Arnaud Bouvier, journaliste professionnel

Rédacteurs Typo Alexis Hontang, Quentin Guillet, Léa Gauthier, Esteban Lopez, Alexandre Mathis*, Noémie Debot-Ducloyer*

Fixeur : Patrick Arnould (Ste-Marie)

« Le fixeur connaît bien le terrain, il prépare la mission, et trouve les contacts nécessaires...»

La mission a été encadrée par :Dominique Gaye et Nicolas Barriquand

* Post-Bac, typoïstes de générations antérieures

Prémission du 23 avril au 1er mai Dominique Gaye et Alexis Hontang

Mission du 9 juillet au 1er août 2009 Trois micromissions d’une huitaine de jours ont été organisées : Volcan, Cirques, Mayotte

Deux week-ends de formation et de travail en métropole

Mise en pages : Dominique Gaye pour la partie Réunion, Nicolas Barriquand pour la partie Mayotte. Maquette collective.

La Une a été réalisée avec l’aide amicale de Pa-trick Perrot et Christine Cortambert du service jour du Journal de Saône-et-Loire, partenaire professionnel de Typo.

Les photos sont de Typo, sauf mention contraire signalée (AFP, Eco austral, Gelabert)

Magazine tiré à 2 000 exemplaires (imprimerie Chirat - Roanne) Diffusion dans les établissements de l’académie de Dijon, de La Réunion, dans une centaine de lycées français et dans les rédactions francophones de Typo

Typo - Lycée Niepce - 141 avenue Boucicaut 71100 Chalon-sur-Saône (France)

Tél : (+33) (0)3.85.43.40.40 (+33) (0)6.21.04.83.36

Mail : [email protected]

Web : www.typomag.net

Cette mission a été financée par les Conseils Régionaux de Bourgogne et de La Réunion, le Grand Chalon et les membres de la mission.

Typo est aussi financé par le rectorat de l’Académie de Dijon qui salarie notamment tout le personnel d’encadrement

Le site de Typo a été créé et est hébergé, maintenu, référencé par www.LaRouteDuNet.fr

Typo : un Monde ouvert,

un média ouvert sur le Monde

Typo, c’est au départ une action de presse lycéenne à l’initiative du CLEMI (Centre de Liaison de l’Enseignement et des Médias d’Information) de l’Académie de Dijon, le service d’éducation aux médias du rectorat. Typo a été fondé en septembre 1998.

Cette expérience a donné, pendant 10 ans, aux lycéens des quatre dé-partements bourguignons un espace d’expression libre et responsable. Ainsi, ils ont conçu des articles, des dessins de presse, des séquences télévisuelles vi-sibles sur le site www.typomag.net et une page mensuelle dans les titres de la presse quotidienne départementale - Le Journal de Saône-et-Loire , le Bien Public (Côte-d’Or), l’Yonne Républicaine (Yonne) et le Journal du Centre (Nièvre). Depuis septembre 2008, Typo s’est recentré sur la Saône-et-Loire, département de son siège. Typo s’est aussi équipé d’un studio de web télévision mo-bile grâce à l’aide de ses partenaires habi-tuels auxquels il faut ajouter le Conseil Gé-néral de Saône-et-Loire. Ainsi de novembre 2008 à juin 2009, Typo a réalisé 77 émissions (à voir sur le site - rubrique TypoVision) pour un total de 14 heures.

En soutenant fortement cette action, l’école joue pleinement son rôle d’écoute, d’initia-trice, d’accompagnatrice. Soutenue par les collectivités locales ou régionales, elle par-ticipe activement à la formation des jeunes citoyens.

Une «parole» écoutéeGrâce à ce partenariat avec les profession-nels de la presse quotidienne départemen-tale, les écrits journalistiques de ces jeunes sortent de l’anonymat du journal de lycée. Lus par un public large, jeune ou moins jeune, leurs mots, photos ou illustrations trouvent là un lectorat, un sens, un poids et une reconnaissance. De par cette large au-dience, l’acte d’écrire n’est plus anodin : les jeunes sont vite amenés à comprendre qu’ils doivent être responsables de leurs écrits et de leur média.

En 2001, Typo décide d’aller à la rencontre d’autres jeunes francophones pour ouvrir

ses horizons et ses champs de découvertes, de compréhension. Premier pays de desti-nation : la Roumanie et le lycée Jean Louis Calderon de Timisoara. Cette « expédition » journalistique débouche sur le premier Typo Extra Muros et la création de Typo Rouma-nie. 2002 c’est le Vietnam, 2003 le Québec, 2004 le Mali et le Festival de Hué (Vietnam). En octobre 2004, Typo Québec débarque en Bourgogne étudier les cousins français et réaliser le 6

ème Extra Muros. Typo Roumanie sera aussi venu deux fois porter son regard sur la Bourgogne (articles en ligne).

2005 voit les Typoïstes sortir de l’espace francophone pour se rendre à Auschwitz et réaliser ainsi le 7ème Typo Extra Muros, « Dé-portation : histoires de ne pas oublier ».

2006, c’est Bombay et la sortie du 8ème TEM, numéro réalisé avec Typo Bombay, rédac-tion qui produit encore actuellement de nombreux articles, à ne pas manquer sur notre site.

2008, c’est le Maroc et la sortie du 9ème TEM, « Maroc, ouvre-toi ! », un magazine de 84 pages et des articles inédits sur le site.

Mais au-delà de cette aventure journalis-tique et humaine, de ces moments de travail commun, de découverte, d’amitié, d’écri-ture, de reportage écrit ou visuel, de vie, la vocation de Typo est de former nos jeunes à être les hommes et femmes de demain. D’un demain où Liberté, Égalité, Fraternité auront enfin trouvé toute leur place et tout leur sens, partout et pour tous, en Franco-phonie et ailleurs. ¿

Un Typo de MercisÀ Raymond Mollard, Vice Président du Conseil Régional de La Réunion pour son chaleureux soutien et accueil, aux Vice-Présidents Pierre Vergès, Christine Soupramanien, Philippe Berne du même Conseil régional, à Éric Rottier, proviseur Vie scolaire, aux Proviseurs et à leurs équipes du lycée agricole de St Paul (Christophe Bretagne, Jean Paul Diana) pour son accueil en avril et du lycée hôtelier (Michel Mongellaz, Martine Doublet, Jean Charles Deffond) pour nous avoir permis de travailler en juillet dans des conditions exceptionnelles, à Anne-Marie Agel directrice du Creps de St Denis, à Bernadette Loubier et Nicolas Bonin du Quotidien, Laurent Decloitre, Patrice Huet de la maison du Volcan, Jean Perrin (fixeur volcan), Véronique Lovelas (guide Maison Valliamé), Pierre et Ketty Dalleau, Thierry Tandrayen (fixeur Salazie), aux mairies de Salazie, Mafate et Cilaos, à l’association des 3 Salazes, à Nicole Jalouen, Janine Malartre, à la famille Ramaye pour son exceptionnel accueil, à Pierre Coppée. Un «On t’aime» et un grand bravo à Patrick Arnould, notre fixeur, sans qui rien n’aurait été possible. Enfin, merci à tous nos partenaires qui nous font confiance avec un hommage appuyé à Philippe Baumel, vice-président de la région Bourgogne, qui nous a toujours soutenus. Par contre, le Conseil Général de La Réunion, plusieurs fois sollicité, relancé, n’a jamais donné de réponse. ¿

Photo de Une - Route Notre-Dame-de-la-Paix : le fils de Jimmy Le Breton fait ses premiers pas de coupeur de canne avec son papa.

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Repères ¿ p 4Instantanés ¿ p 5 La Réunion ne s’arrête pas à la démesure de sa route des Tamarins ou à la multiplicité des échanges interethniques. Des faits tout bêtes, passant parfois inaperçus, singulari-sent aussi cette île.

Grand Témoin ¿ p 6 à 9Après une décennie de règne sur les par-quets d’Europe, Jackson Richardson, le handballeur aux dreadlocks revient plus sou-vent sur ses terres natales où il prépare sa reconversion. Avec Typo, il aborde les chan-gements, positifs et négatifs, de son île. Pour lui, La Réunion peut apporter son harmonie culturelle à la métropole.

Société ¿ p 10 à 17À la fois française et exotique, la Réunion af-fiche sans complexe son métissage. S’il est bien réel, ce melting-pot ne doit pas cacher les problèmes sociaux qui le menacent : communautarisme, illettrisme, racisme et exclusion.

Couleurs locales ¿ p 18 à 23Une cuisine relevée qui fait valser les pa-pilles, des cristaux de sel récupérés dans l’océan, des ronds de coqs qui font débat, un rhum arrangé qui fait l’unanimité, le marché de St-Paul qui vaut le détour... Les spécialités « made in Réunion » regorgent de richesses et de variété.

Économie ¿ p 24 à 33La canne à sucre et la bière Dodo. Deux élé-ments du paysage réunionnais, mais aussi d’une économie insulaire dépendante des « importations » - par la ville-containers du Port. Là-bas, une Marina est en projet. Une des pistes explorées pour, enfin, améliorer une industrie touristique empêtrée dans ses handicaps.

Médias ¿ p 34 à 37 Entre le Quotidien et le Jir, Antenne Réunion et RFO, la concurrence médiatique bat son plein à la Réunion et le moindre fait-divers est traité sur tous les médias. Seule Free-Dom parvient à capter unanimement l’at-tention de chaque insulaire. Une radio sin-gulière.

Nature ¿ p 38 à 47Univers multicolore de faune et de flore, la Réunion offre une variété inépuisable de paysages. Le volcan en tête. Un monde à protéger de la main de l’Homme et d’un cli-mat capricieux.

Dans les cirques ¿ p 48 à 63Au-delà des remparts… De la culture de la lentille à la cuisine au feu de bois. Des routes sinueuses aux chemins de randonnée escar-pés. Balades au cœur des cirques, le centre de la Réunion, à la découverte d’une vie rythmée par la nature.

Religions ¿ p 64 à 71La plus ancienne mosquée de France. Des églises chrétiennes remplies chaque di-manche. Des temples hindouistes plus gar-nis les uns que les autres. À la Réunion, le mélange des ethnies a favorisé la cohabi-tation de diverses religions… et même de cultes singuliers, tel celui de Saint-Expédit.

Culture ¿ p 72 à 77Existe-t-il une culture spécifique à la Réu-nion ? Vaste question, grand débat. De la musique au cinéma en passant par les arts contemporains et les contes, chaque artiste appréhende et revendique, à sa manière, « l’art réunionnais ».

Carnet de bord ¿ p 78 et 79Du 9 juillet au 1er août, le temps de la mis-sion à la Réunion, le typoïste Alexandre Ma-this a consigné, jour après jour, ses décou-vertes et étonnements. Carnet de bord. ¿

Sur notre site www.typomag.net 24 autres articles

(sommaire en page 57 ) et de très nombreuses

photos

8 heures du matin - juillet. Sur la route du volcan à partir de Bourg-Murat

Sommaire 3

La Réunion en juillet, le temps de la canne...

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1512 : Le Portugais Pedro de Mascarenhas débarque dans l’île. Il donnera son nom à l’archipel des Mascareignes (Réunion, Maurice, Rodrigues).

1649 : Elle devient l’île Bourbon.

1665 : La Compagnie des Indes s’en empare et la régit.

1789 : Sous la Révolution, l’île prend son nom actuel.

1802 : Napoléon la rebaptise à son honneur : l’île Bonaparte.

1810 à 1814 : Les Anglais s’emparent de l’île. Cette colonisation se retrouve dans la langue créole puisque certains mots sont issus de l’anglais.

1845 : Abolition de l’esclavage. Les riches propriétaires ter-riens perdent leur main d’œuvre. S’en suit l’immigration de tra-vailleurs libres. Chinois et Tamouls accostent en masse sur l’île.

1946 : La Réunion obtient le statut de département, avec les droits et avantages qui sont liés.

1991: L’île est en proie au chômage et les inégalités sociales entre les communautés, présentes dans l’île depuis trois siècles, persistent. Des émeutes éclatent alors à l’occasion de l’ouver-ture de Télé-Free-Dom, issue de la première radio libre de la Réunion.

1992 : La Réunion devient une région française.

2005-2006 : L’île est touchée par une épidémie de chikungunya causant 250 morts et plus de 250 000 malades.

Département d’outre-mer de la RéunionPréfecture : St-Denis (138 314 habitants)Sous-préfectures : St-Benoît (33 187 hab.), St-Paul (99 291), St-Pierre (74 480)Découpage administratif : Région et département français, 24 communes, 49 cantonsPrésident du Conseil régional : Paul Vergès (PCR) (élu le 15 mars 1998)Président du Conseil général : Nassimah Dindar (UMP) (élue le 28 mars 2004)Superficie : 2 512 km²Point culminant : piton des Neiges (3 071 mètres)Principales rivières : Rivière Saint-Étienne et Rivière des Galets (34 km toutes les deux)Population : 810 000 hab. (en 2009)Densité : 313 hab/ km² - contre 112 hab/km² en métropole Espérance de vie moyenne : 77 ans (en 2006)Age moyen de la population : 32 ans (en 2005) contre 39 ans dans l’ensemble de la FranceLangues : La langue officielle est le français. Sous l’influence des apports des différen-tes ethnies de l’île, les Réunionnais ont créé leur propre langue : le créole réunionnaisReligions : Catholicisme, hindouisme, islam, bouddhismePIB brut : 10 523 millions d’euros. Le PIB/ habitant s‘élève-lui à 13 887 euros (en 2003) contre plus de 23 000 euros pour l’ensemble de la FrancePopulation vivant sous le seuil de pauvreté : 52 % (sous le seuil national soit 800 eu-ros. par mois) 17 % (sous le seuil régional soit 473 euros par mois)Taux de chômage : 24,5 % (2008)Taux d’alphabétisation : 86 %

Carte vierge : Conseil Régional de La RéunionLocalisation des villes... : Typo

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Tamarins : la fin des poucesLa route des Tamarins a fait l’unanimité au-près de la population locale… ou presque. Les auto-stoppeurs, interdits de ce nouvel axe à quatre voies, pour raisons de sécu-rité, ont le pouce bien triste. Ils continuent de pêcher les autos sur l’ancienne route. « Mais il n’y a plus d’embouteillages. Les automobilistes roulent à 110 en daignant me regarder ! », se désole l’un d’eux, « L’au-to-stop marche de moins en moins… » À quand le retour des bouchons ?

« Merci, missié le minis’ »Le vendredi 10 juillet, Bras-Panon accueillait en grande pompe François Fillon, venu an-noncer l’augmentation du prix de la tonne de bagasse « à 13 € ». Après avoir coupé de la canne à sucre, le premier ministre a eu le droit à deux chansons en créole : une de la part du maire de Bras-Panon, défiant le ridi-cule ; une autre d’un chanteur péi, accom-pagné de deux « vahinés » locales. « Merci, missié le minis’ », reprenait-il à chaque re-frain. Le chef du gouvernement a, semble-t-il, apprécié, avant de s’enfoncer, généreu-sement escorté, dans les champs de canne à sucre.

Sans arrêt ?Des cars jaunes desservent les villes de l’île. À première vue, des bus lambda. Seulement, à l’intérieur, un touriste métropolitain peut vite être surpris s’il cherche le bouton « Ar-rêt demandé » Il n’y en a pas. Le secret pour descendre au bon endroit ? Taper dans ses mains. Il fallait y songer. Et mieux vaut s’en souvenir si l’on est seul à bord. Cela évitera de parcourir quatre fois le tour de l’île avant de rentrer… au dépôt de bus.

24,5 %C’est le taux de chômage dans l’île en 2008. Un record national et même euro-péen pour la région Réunion. Soit 94 060 demandeurs d’emploi, chiffre en hausse de 21,1 % en un an. Sans surprise, le nombre d’offres d’emploi a baissé de 17,8 % en douze mois… Le boom démo-graphique, le tissu économique réunion-nais (peu d’industries, beaucoup de très petites, petites et moyennes entreprises) et la crise expliquent en partie ce résul-tat.

Métropole / FranceQuel touriste métropolitain ne s’est jamais exclamé dans l’île : « Ah oui, on a la même chose en France » ? Avant de se reprendre expressément : « Pardon en métropole ». Pourtant, les Créoles eux-mêmes n’hésitent pas à dire : « Là-bas, en France ». Aucune revendication politique derrière cette habi-tude linguistique : personne ne réclame l’au-tonomie ou l’indépendance. Mais ici, c’est la Réunion. Leur île. Leur histoire. Différente de l’Histoire française. Raphaël Folio, 86 ans, affiche clairement son point de vue : « Je préfère dire la France, le mot métropole me rappelle trop les colonies ».

Dans la vague de Jérémy FlorèsEn novembre prochain, une épreuve du World Championship Tour (WCT), le Cham-pionnat du monde de surf, aura lieu à la Réu-nion. Pas étonnant pour cette île aux vagues impressionnantes sur lesquelles s’est formé un champion : Jérémy Florès, plus jeune sur-feur de l’Histoire qualifié pour l’élite mon-diale. C’était en 2007. Il avait alors 19 ans. 97... et de 1 et de 2 et de 3 et de 4

97 : N° des départements et de certaines collectivités d’Outre-mer : 971 Guade-loupe, 972 Martinique, 973 La Guyane , 974 Réunion, 975 Saint Pierre-et-Mique-lon, 976 Mayotte, 977 Saint- Barthélémy, 978 Saint-Martin.

Le fruit du ras du solComment s’appelle l’arbre sur lequel pousse l’ananas ? L’ananassier ? Perdu. Ce fruit pousse au sol, niché au creux des longues feuilles d’une plante également appe-lée «ananas», et qui peut atteindre 1 m à 1,50 m. Des champs d’ananas, d’un vert-bleu magnifique, jonchent le sol réunionnais sur plus de 200 hectares, notamment dans le sud de l’île. Depuis 2006, l’ananas de la Réunion a obtenu le Label Rouge. Un moyen d’exporter plus de fruits. Cependant, l’île souffre d’une concurrence énorme... Le plus gros producteur étant la Thaïlande, avec 1,7 million de tonnes produites en 2004.

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Jace le tagueur

Un peu partout sur les murs de la Réunion, une même signature : Jace. Un pseudo d’ar-tiste de la rue. Ce tagueur se plaît jusqu’à Mayotte à exposer son art sur les façades de bâtisses. Provocateurs, les dessins met-tent en scène les « gouzous », humanoïdes épurés stylistiquement, écrasés par l’indus-trie et la société de consommation. L’auteur est connu : blog, expos, livres, il sévit par-tout sur le globe avec ferveur. Une œuvre contemporaine que la Réunion partage avec New York ou Londres.

Instantanés

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Après une décennie de règne sur les parquets d’Europe, le handballeur aux dreadlocks revient plus souvent sur ses terres natales où il prépare sa reconversion. Avec Typo, il aborde les changements, positifs et négatifs, de son île.

JACKSON RICHARDSON

« La Réunion peut  apporter son harmonie culturelle à la métropole »

Typo : Vous avez été le seul Réunionnais porte-drapeau de la France aux Jeux olym-piques – c’était à Athènes en 2004. Incarner le trait d’union entre votre île et la métro-pole, a fait de vous un symbole !

Jackson Richardson : C’était une vraie fierté individuelle, c’est sûr. Mais quand j’ai porté le drapeau de la délégation française, je ne représentais pas la Réunion. Je suis d’abord Français. Avec le maillot de l’équipe de France, même chose. Je suis juste d’origine réunionnaise. Quand on préfère dire que l’on est Martiniquais, Guadeloupéen, Guya-nais ou Réunionnais avant d’être Français, je rigole. Que l’on me montre son passeport antillais ou guyanais !

T. : Vous ne croyez donc pas qu’un jour, la Réunion puisse devenir un pays indépen-dant ?

J.-R. : J’ai peur de l’indépendance. Ce n’est pas la solution pour nous et nos enfants réu-nionnais. Devenir un pays à part entière ? Que l’on observe les différences entre Ma-yotte et l’Union des Comores (voir le supplé-ment consacré à Mayotte). À la Réunion, ce n’est pas avec la canne à sucre que l’on va survivre !

T. : Pourtant, la population créole distingue la Réunion et la métropole, qu’elle désigne par « France ».

J.-R. : C’est un mauvais réflexe. Sans mé-chanceté, je reprends souvent ces gens-là, qu’ils soient réunionnais ou métropolitains. J’insiste : la métropole est importante pour la Réunion et réciproquement.

T. : Justement, qu’est-ce que la Réunion peut apporter à la métropole ?

J.-R. : Son harmonie culturelle. C’est déjà un bon point.

T. : C’est-à-dire ?

J.-R. : Venez à Saint-Pierre et vous aurez l’oc-casion de voir sur un kilomètre trois temples de religions différentes. On ne voit ça qu’à la Réunion ! Cette leçon, on peut l’apporter au monde. Si on apprenait à vivre avec plu-sieurs cultures, peut-être y aurait-il moins de guerres. C’est cela, notre richesse. Nous n’en sommes pas forcément conscients. À nous, Réunionnais, de transmettre ce message.

T. : Un exemple ?

J.-R. : Le port du voile. Je ne comprends pas qu’il provoque un débat en métropole. À 12-13 ans, la sœur du pote avec lequel je me rendais à l’école fréquentait la mosquée. Elle portait le voile. J’ai grandi dans cet envi-ronnement. C’est pour moi naturel. Au foot, je jouais aussi bien avec des potes arabes – ce terme n’est pas péjoratif, on l’utilise en créole – que des chinois ou des malbars (indiens, Ndlr.). On ne se souciait pas de l’appartenance à la communauté. L’échange se réalisait par l’intermédiaire du terrain de

football. Et le soir, on buvait un coup tous ensemble. Il n’y a pas de culture qui me cha-grine. Ici, on entend même les prières de la mosquée, comme si l’on était au Maroc ou dans un autre pays musulman. On grandit avec sans y accorder beaucoup d’impor-tance. Cela fait partie de notre île.

T. : Il y a 20 ans, vous quittiez la Réunion. L’adaptation d’un jeune Réunionnais en mé-tropole fut-elle difficile ?

J.-R. : À mon époque, c’était comme si un métropolitain partait pour les États-Unis ou l’Australie. Tu vois, c’est le truc qui te fait rê-ver. La première fois, je me trouvais en Nor-mandie et, tous les matins, je regardais s’il ne neigeait pas (rires). Maintenant, les gens partent dès 6, 8 ou 10 ans en métropole. Les allers-retours sont plus simples. On en de-vient même blasé.

T. : Avez-vous souvent le mal du « péi » ?

J.-R. : Obligé ! Les Réunionnais qui partent en compétition six mois ou un an en métro-pole, ils consacrent un mois à manger, à faire la fête, avant le départ. Et quand tu prends l’avion pour retourner au boulot, tu reçois un coup de poignard. Le pire, c’est pour les gens qui viennent au mois de décembre. Je l’ai déjà vécu. Après l’ambiance réunion-naise, la culture, les vacances, les litchis, les fleurs, quand tu arrives à Paris, à 6 heures du matin, place au froid sans aucun rayon de soleil. Quel contraste avec les 30 ou 40° que tu viens de quitter !

Le Grand Témoin

Propos recueillis par Alexis Hontang, Quentin Guillet et Alexandre Mathis

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« Si la Réunion était… »

par Jackson RichardsonUne couleur : « J’en distingue quatre. Le rouge pour le volcan, le bleu pour l’océan, le vert pour la nature et le jaune pour le soleil ».

Un plat : « Le cari de tangue » (Le tangue est un animal insectivore nocturne, qui ressemble à un hérisson, NDLR).

Un lieu : « Les magnifiques cascades Lange-vin. ».

Un personnage historique : « L’aviateur Roland Garros ».

Une musique : « Le groupe Ziskakan. C’est du créole qui signifie « Jusqu’à quand ». Le groupe a fêté ses 30 ans ».

Une histoire : « Celle de Sitarane » (Un bandit et voleur du groupe « la Bande du Sud », comman-dée par Saint Ange. Sitarane fut guillotiné pour ses actes le 20 juin 1911, NDLR).

Une expression : « La dodo lé la ! » (Slogan de la fameuse bière réunionnaise, NDLR). u

Roland Garros (6 octobre 1888, St-Denis

- 5 octobre 1918, Saint-Morel) se distinguait non par ses performances sur

un court de tennis, mais bien par ses exploits dans le domaine de l’aviation.

Ce pionnier fut le premier

à avoir traversé la mer Méditerranée, de Fréjus à Bizerte en 7 heures et

53 minutes. Il décède lors de la Première Guerre

mondiale, abattu par un Fokker D-VII de l’armée

allemande

Sa statue à St Denis sur le Barachois

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T. : Existe-t-il une solidarité, en métropole, entre les ressortissants des DOM ?

J.-R. : Une forme de taquinerie plutôt. Cha-cun vante son île et son… rhum !

T. : Le meilleur rhum, justement ?

J.-R. : Celui de la Réunion (rires). Comme je le dis aux Antillais qui en produisent quatre ou cinq : « Nous, nous n’en buvons qu’un seul, mais il est champion du monde. Il remporte la médaille d’or ! »

T. : En métropole, conservez-vous des habi-tudes réunionnaises ?

J.-R. : La gamelle ! (rires) Si je n’ai pas mon plat de riz à la maison…

T. : C’est bien pour un sportif… !

J.-R. : J’ai essayé une fois d’avoir une hygiène de vie correcte. Sans succès. Alors, autant continuer à se remplir le ventre de riz et de cari. Je suis aussi attaché à ma langue mater-nelle, le créole, et à mes potes réunionnais. C’est important de conserver ses racines. En métropole, j’entretiens le lien à travers la musique ou les humoristes locaux. Quand je reviens de la Réunion, j’emporte toujours des DVD ou des CD.

T. : Considérez-vous vos venues dans l’île comme un retour aux sources ?

J.-R. : J’ai toujours vu les choses dans ce sens-là. Quand on est sportif de haut ni-veau, il y a plein d’événements dans sa car-rière. Avec la pression et la concentration, on se prive aussi d’une certaine alimentation ou de la fête. À la Réunion, je retrouve ma culture, ma personnalité, ma jeunesse. Ici, j’ai l’impression d’enlever le masque. Natu-rellement. La sensation de parler créole, de manger créole, les repas préparés par ma famille enlèvent mon étiquette « sportif de haut niveau » et tout ce que cela implique. Ma mère peut me lancer : « tu peux être aussi grand que tu veux, mais cela ne m’em-pêchera pas de te mettre une raclée » (rires) Ca te ramène sur terre.

T. : Retraité sportif, vous avez désormais plus le temps de retourner à la Réunion. D’ailleurs, c’est ici que vous vous reconver-tissez dans le milieu professionnel…

J.-R. : C’est ça. À travers un projet de cabi-net d’affaires. Mais je préfère ne pas reve-nir m’installer tout de suite si jamais je dois faire marche arrière.

T. : Et souhaiteriez-vous vous engager dans d’autres domaines ?

J.-R. : Oui, mais ce sont des projets vagues. Je n’en fais pas le but de ma reconversion. Je préfère miser plus sur un projet personnel au début, pour assurer. Les autres, c’est plus par plaisir, par loisir.

T. : Une carrière politique vous tenterait-elle ?

J.-R. : Non, car m’engager en politique serait totalement opposé à mes compétences. J’ai mes idées, mais je préfère les garder pour moi. Ma politique, c’est le sport et la Réu-

nion ! Je ne partage pas forcément les avis de tout le monde et je préfère rester à ma place.

T. : Pourtant, vous bénéficiez d’une noto-riété importante.

J.-R. : Je la mets au service des bonnes causes, des associations pour handicapés, défavorisés, malades. Je préfère me lancer dans cette politique-là plutôt que dans une autre que je ne saurais maîtriser.

T. : Vous aviez quitté la Réunion à 20 ans, vous en avez aujourd’hui 40. La Réunion a beaucoup changé…

J.-R. : C’est sûr…

T. : En bien ou en mal ?

J.-R. : Difficile à dire. Mais autant ne pas re-gretter ce qui a été réalisé.

Le Grand Témoin

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Sa bio en 12 dates14 juin 1969 : Naissance à Saint-Pierre (Réunion).

1989 : Début de sa carrière profession-nelle de handballeur avec le club Paris-Asnières.

10 janvier 1990 : Première sélection avec l’Équipe de France, contre l’Algérie.

1992 : Médaille de bronze aux Jeux olym-piques de Barcelone.

1994 : Premier titre de champion de France, avec OM-Vitrolles.

1995 : Champion du monde avec les « Barjots » de l’Équipe de France.

1996 : De nouveau champion de France, toujours avec OM-Vitrolles.

2001 : Deuxième titre de champion du monde, avec cette fois-ci les « Costauds » de l’Équipe de France.

13 août 2004 : Porte-drapeau de la délé-gation française à la cérémonie d’ouver-ture des Jeux olympiques d’Athènes.

5 février 2005 : Dernier match internatio-nal en Tunisie contre la Croatie.

10 mai 2008 : Dernier match joué en France, sous le maillot de Chambéry, contre Ivry (victoire 34-33).

12 avril 2009 : Retour au jeu, en Alle-magne, avec les Rhein-Neckar-Löwen. Il prendra sa retraite définitive à la fin de la saison. u

T. : Si la Réunion a changé, c’est que vous la voyez autrement.

J.-R. : Quand je reviens, à chaque fois, il y a quelque chose de nouveau. Le béton pousse de partout. L’idéal serait pour moi de pré-server notre richesse, notre verdure notam-ment.

T. : Alors, vous déplorez la route des Tama-rins…

J.-R. : Pas du tout. Elle améliore les condi-tions de vie des Réunionnais. Avant, depuis Saint-Pierre, il me fallait une journée pour sortir à Saint-Denis. Aujourd’hui, le trajet ne dure que 45 minutes contre trois heures auparavant. C’est un vrai progrès pour l’île, pour le Sud, notamment. On ne perd pas son temps sur la route !

T. : Envisagez-vous votre retraite à la Réu-nion ?

J.-R. : J’aimerais bien la prendre ici. Mais il faut d’abord stabiliser ma situation en réussissant ma reconversion. Et faire com-prendre à ma femme et mes enfants que La Réunion ne sera plus un endroit pour les vacances, mais bien un lieu de vie. Un sacré changement ! u

1- Le 24/08/08 à Pékin, malgré sa retraite internationale,

Jackson Richardson était présent dans l’encadrement de l’équipe

de France, preuve de son influence intacte.

Photo AFP Philippe Huguen.

2- Le 26/08/06 à Strasbourg, lors d’un match entre Chambéry

(équipe d’alors de Richardson) et les Espagnols de Ciudad Real.

Photo AFP Frédéric Florin.

3- Le 13/08/04 à Athènes, ouverture des JO. Il porte le

drapeau tricolore en tête de la délégation française.

Photo AFP Jeff Haynes.

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Une femme voilée se balade, sans cho-quer le Blanc, bien bronzé, qui passe à côté. Au coin d’une rue piétonne

de St-Denis, des Chinois, affairés dans leurs restaurants, accueillent des Créoles pour un bon repas. À la télévision comme sur les vieilles affiches électorales décolorées par la pluie, une mixité s’affiche. Ce constat, réa-liste, s’explique en grande partie par l’his-toire même de la Réunion.

Esclavage et exploitation

L’île ne fut colonisée par la France qu’au XVIe siècle. Avant, personne, aucun hom-me ne foulait les lieux. « Quand les Blancs débarquèrent, ils avaient besoin d’esclaves. Les Africains arrivèrent pour exploiter le café puis la canne à sucre », rappelle Georges Thenor, descendant d’une de ces familles esclaves. L’homme, bavard et charmeur, se plaît à raconter l’histoire de son île minutieusement. Il pourrait, presque heure par heure, détailler les luttes pour l’abolition de l’esclavage. « Je suis un pur Cafre, avant même d’être Réunionnais », clame-t-il bien fort. Électricien de profes-sion, Georges est un autodidacte à la soif immense de savoir. Il regarde et analyse la société réunionnaise aussi méticuleuse-ment qu’un sociologue. « Quand je vois un

créole, je sais qu’il est issu d’un mélange cul-turel provenant de son histoire. La Réunion, c’est un bouquet de fleurs multicolore. » « Quand l’esclavage disparut, les proprié-taires terriens durent trouver de la main-d’œuvre pour les champs. C’est ainsi qu’ils proposèrent des contrats aux hindous du sud de l’Inde », continue-t-il. Ces contrats, très durs, devaient permettre aux Indiens de pratiquer librement leur religion. « En fait, pour faire plaisir aux patrons, les travailleurs se soumettaient à la religion catholique. Mais le soir, dans leur maison, ils prati-quaient en cachette l’hindouisme, analyse Véronique Lovelas, guide à la maison Martin Valliamé, symbole du syncrétisme réunion-nais. Ils essayaient de ne pas bronzer pour rester au maximum blanc de peau : paraî-tre blanc, ça faisait bien. » Cette situation particulière a encore des conséquences aujourd’hui. À St-André, 75 % des habitants pratiquent l’hindouisme, mais certains de façon quelque peu déformée, en mêlant des croyances chrétiennes notamment. Pour les différencier de leurs homologues d’Inde, at-tention à leur appellation. Ces hindouistes sont surnommés Malbars, « car ils faisaient escales sur la côte Malabar, à l’extrême sud-ouest de l’Inde, afin de récupérer des épices, explique Véronique Lovelas. Les habitants d’ici pensaient qu’ils venaient de cette côte. » Leur intégration s’avéra difficile. Les Africains d’origine partis se réfugier dans les montagnes, les Malbars aux champs, les

Blancs dans les bureaux, les communautés ne se mélangeaient pas.

Zarabes, pas Arabe !

L’immigration musulmane est plus tardive. Une partie vient de Madagascar - plutôt chi-ite - mais la plupart des fidèles du prophète Mahomet sont originaires de l’actuel Paki-stan, en général des sunnites. À tort, les lo-caux les ont surnommés Zarabes. « Rien de péjoratif, c’est même affectif », assure Idriss Issop-Banian, président du comité inter-religieux de la Réunion. Pas de Maghrébins donc parmi ces « Zarabes ». Une implanta-tion symbolisée par l’édification de la pre-mière mosquée de France, à St-Denis, en 1905. Autre présence, au premier abord plus surprenante : les Chinois. Selon Georg-es Thenor : « Ils ont trouvé le bon filon, ils sont tous dans le commerce. » Très solid-aires, ils cotisent à une caisse de solidarité, afin de venir en aide à ceux qui traversent des difficultés. Un peu partout à St-Denis, des échoppes et des restaurants aux noms comme Lang ou Tang foisonnent.

Respect mutuel ?

Le syncrétisme est né de cette rencontre entre peuples. « L’île est petite et regroupe nombre de populations, nous étions obli-gés de nous croiser, de nous mélanger, pour notre survie », estime Idriss Issop-Ba-nian. Depuis leur enfance, les Réunionnais s’habituent à fréquenter des individus de

Société

Malbars, Zoreilles, Zarabes : la Réunion réussit un extraordinaire métissage culturel et religieux. Si des difficultés subsistent, l’île apparaît comme un modèle d’intégration réussie et de tolérance.

Un bouquet de fleurs multicolorepar Alexandre Mathis

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diverses origines. « À la sortie de l’école, je jouais au foot avec des Zoreilles (les Blancs, Ndlr.), des Chinois, des musulmans, se sou-vient Georges Thenor. Sans concurrence, on s’amusait. » « L’école républicaine a rapproché les communautés », estime Id-riss Issop-Banian. Un discours qui pourrait surprendre de la part d’un musulman qui défend par ailleurs l’école coranique. Seule-ment, le président du comité inter-religieux s’avère être un instituteur de l’enseignement public à la retraite. Quand l’île obtint le

statut de département en 1946, la scolarité devint obligatoire. « Cet accès à l’éducation a permis une cohabitation entre ces groupes culturels et religieux avec un respect des croyances des autres, précise-t-il. Les élèves savaient par exemple que les musulmans ne venaient pas le vendredi. » Et quand on l’interroge sur la difficulté d’organiser une semaine de cours avec les absences, il ré-torque calmement : « Une fois que vous le savez, vous vous adaptez très vite ». Hor-mis une ou deux fois avec des témoins de

Jéhovah, l’ancien instituteur affirme n’avoir jamais rencontré de problème d’intégration.Mais quand il faut accueillir de nouveaux ar-rivants, le melting pot se grippe. « Comme dans toutes les civilisations, ils sont visés par toutes les critiques, s’attriste l’autodidacte Georges. Quand une société ne va pas bien, on cherche le coupable. Actuellement, ce sont les Mahorais et surtout les Comoriens qui cristallisent les rancœurs. » Au détour d’une discussion anodine, dans la rue, le même discours revient régulièrement. Ces

Fresque à St-Pierre

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12 Société

immigrés récents piqueraient les logements des Réunionnais et profiteraient du RMI (Revenu minimum d’insertion). Une dame vocifère : « Ils ont oublié le « i » d’Insertion ! Plutôt que de se fatiguer aux champs, ils préfèrent toucher les aides. Je ne dis pas que le RMI est néfaste, je l’ai déjà touché, mais dès que j’ai eu du travail, j’ai arrêté de le percevoir », avant de lâcher : « non vrai-ment, il faut ramener ces gens chez eux ! » Un discours populiste en vogue. « Exagéré », selon Georges Thenor. Les emplois dans les champs de canne, en plus d’être pénibles, se révèlent mal payés. « Ce réflexe communau-taire est grotesque alors que Mayotte et la Réunion sont tous les deux territoires fran-çais », ajoute le Cafre de St-Leu.

Un mélange pas totalLe vrai souci se situe ailleurs selon lui. « Le mélange n’est pas total. Les mariages mixtes entre musulmans et autres communautés sont impossibles. » « Tout simplement, car notre religion nous l’interdit, rétorque Mo-hammad Bhagatte, imam à St-Denis. Pour se marier à un musulman, il faut se convertir. C’est écrit dans le Coran ! » « Ce que je crains le plus, c’est que tous ces flux de populations fassent déborder l’île, redoute Georges. Cet espace d’échange et de savoir-vivre pourrait devenir un enfer si d’autres peuplades ve-naient à débarquer ici. Pas par rancœur de l’étranger, juste parce que l’île est petite ! »En homme de paix à l’optimisme débordant, Idriss Issop-Banian minimise les tensions entre communautés : « Dans toute société, il y a des frictions. Nous travaillons avec l’évêque Monseigneur Aubry, avec les dig-nitaires religieux musulmans, juifs, hindous, bouddhistes au rapprochement des commu-nautés. » Le comité inter-religieux favorise le dialogue, invite des dignitaires religieux d’autres pays comme l’Algérie ou l’Inde. Pour les 60 ans de la libération des camps, tout comme ses confrères, Idriss Issop-Banian a participé aux commémorations. « Ça n’a rien d’intéressé. Au contraire pour moi, c’était un grand honneur. Cela ne m’empêche pas, en tant que musulman et humaniste, de déplor-er ce qui se passe entre Israéliens et Palesti-niens. » Plus étonnant peut-être, le comité a commémoré les cent ans de la loi de sépara-tion des Églises et de l’État. « Elle a mis fin à la domination catholique sur l’éducation », justifie Idriss Issop-Banian.Symbole de cette symbiose, les membres se regroupent dès qu’un événement important a lieu (mort de Jean-Paul II, crash d’un avion) autour de la stèle des Droits de l’homme des Champs-fleuris, à St-Denis. « Sur place, nous entonnons chacun une prière de notre confession, puis tous ensemble, une prière commune. Celle-ci a été écrite à l’initiative de notre association. » Une sorte d’hymne « transreligieux » et multiethnique, miroir de la foi réunionnaise. u

Alexandre Mathis

Un 14 juillet à St-Denis

Pique-nique sur les hauteurs de St-Denis, par un dimanche pluvieux

Un jeune Tamoul lors d’une cérémonie de marche sur le feu

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C’est l’hiver à La Réunion. Et ce di-manche, il ne fait que… un peu plus de vingt degrés. Les Réunionnais

ont froid. Malgré tout, les inconditionnels du pique-nique se sont installés sous les kiosques des Tamarins à St-Denis, en bord de mer. Au menu : grillades, salades, riz et plats traditionnels.

Créole : Cari et distraction

« Attention, prévient Patricia, mère de fa-mille, le pique-nique créole, ça n’a rien à voir avec le pique-nique métro (métropolitain, Ndlr.) » Ici, pas de sandwichs à la va-vite ou de chips en sachet. Mais plutôt des bro-chettes cuites par Laurent, le grand-père et du cari, du rougail et du riz préparé la veille par Patricia et ses amies. Tous viennent du même quartier : le Chaudron, la banlieue de St-Denis située juste en face de l’aire de pique-nique. Bien assises sous le kiosque, derrière une bâche bleue pour se protéger du vent, Patricia et Lucine attendent patiem-ment la fin de la cuisson de la viande tandis que les petits jouent avec leur père dans l’herbe. « Venir manger ici, c’est une façon

de se distraire de la maison, continue Patri-cia, chez nous, les enfants ne peuvent pas jouer comme ici et on n’a pas les moyens d’aller à la plage. » Et même si à St-Denis, il est interdit de se baigner à cause des petits requins, pour cette famille du Chaudron, le pique-nique est vécu comme une journée de vacances.

Malgache : ravitoto et tatis

Plus loin, une famille d’origine malgache est installée à la table d’un kiosque depuis 5 heures du matin afin que personne ne lui « chipe la place ». Ce pique-nique-là n’a rien à voir avec celui des Créoles. Davantage de musique, de monde, de whisky aussi. Ils préparent l’anniversaire de Françio, 13 ans. Chaque événement représente pour cette famille l’occasion de manger dehors ensem-ble. Très tôt le matin, les hommes préparent les viandes pour les brochettes de Masikita (composées de porc et de bœuf). Vers midi, après la messe, les femmes et les enfants arrivent les bras chargés de spécialités mal-gaches. « Les tatis et les tontons sont venus chez nous, on a fait des courses et cuisiné

le ravitoto – plat à base de bread manioc et de porc – et le poisson depuis hier » com-mente Diamondra, une des cousines de la famille. Finalement, tous s’installeront pour déjeuner. Les tantes, les mères et les enfants sur des couvertures par terre et les hom-mes sous le kiosque. Après le repas, elles parieront de l’argent au loto tandis qu’eux joueront aux dominos au son de la musique de Madagascar.

Comoriens : queue de bœuf et convivialité

Plus près de la mer, à l‘écart des autres ki-osques, des Comoriens vivant à La Réunion se sont installés au pied d’un barbecue en pierre. Plus que le partage d’un repas, c’est le moment de convivialité que la famille préfère. « Si on ne pique-nique pas, on ne se voit pas, commente Rouhima, la fille, venir manger ici, c’est l’occasion de se retrouver ensemble ». Le père, Dzinion coupe une queue de bœuf et la bourre d’une mixture pimentée à l’ail. « Nous, on ne mange pas de porc comme les Créoles, précise-t-il, et on cuit bien la viande, pas comme en métropo-le où les gens mangent saignant ». Le pique-nique à St-Denis, c’est chacun à sa sauce. u

Noémie Debot-Ducloyer

Pique-nique identitaireÀ St-Denis, le dimanche, grande messe du déjeuner en plein air. Les familles comoriennes,

malgaches, créoles ou métropolitaines apportent chacune un peu de leurs origines.

Ambiance joyeuse lors d’un pique-nique à Maloya Bord de mer - St-Denis

On sort même les marmites

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Typo : À 30 ans, vous êtes le plus jeune maire de la Réunion. Incarnez-vous le re-nouvellement politique de l’île ?

Olivier Rivière : Je n’ai pas la prétention de représenter la nouvelle génération d’élus. Le simple fait de contribuer au renouvellement de la classe politique est pour moi gratifiant et suffisant. Nous avons des hommes poli-tiques qui sont là depuis des années, voire même des décennies. Un peu de change-ment, ça ne fait pas de mal.

Typo : Vous êtes maire UMP…

O.R. : (Il coupe) Je suis un maire d’Objectif Réunion. C’est un mouvement politique qui rassemble au-delà du parti UMP.

Typo : Est-ce qu’à la Réunion, les étiquettes politiques nationales ont le même sens qu’en métropole ?

O.R. : Non, elles n’ont pas le même impact. Je pense qu’à la Réunion, les électeurs vo-tent pour des personnes et pas forcément pour un parti politique. Le logo UMP n’était pas présent sur mes affiches de campagne.

Typo : Conseil régional présidé par un élu communiste, Conseil général aux mains d’une présidente UMP… Quelle est la cou-leur politique de la Réunion ?

O.R. : De nombreux partis existent, mais au-cun ne domine. Un peu à l’image du melting-pot propre à la Réunion.

Typo : En tant qu’élu d’une société aussi diverse, exercez-vous votre mandat en sui-vant une certaine logique communautaire ?

O.R. : Non, je ne joue pas au caméléon po-litique. On ne change pas en fonction des communautés. Je ne ressens pas de pression communautaire ni le besoin de m’adapter à telle ou telle communauté.

Typo : St-Philippe reste une ville typique de la Réunion avec son label « Village créole ». Souhaitez-vous maintenir la commune dans cette optique ou, au contraire, la moderni-ser ?

O.R. : Je pense que l’on peut concilier les deux. On ne va pas opposer modernité et authenticité. Il est vrai que St-Philippe reste une des rares villes à la Réunion à avoir gar-dé cette particularité. La population croît : il y a maintenant 5 100 habitants, ce qui fait de St-Philippe la deuxième « petite ville » de la Réunion.

Typo : St-Philippe est proche du piton de la Fournaise. Quels sont les impacts tou-ristiques et naturels du volcan sur votre village ?

O.R : Le volcan est un point fort de la com-mune. Sa proximité vis-à-vis des habitants du Tremblet pose problème, car à chaque éruption ils doivent être évacués par prin-cipe de précaution. Cependant, il reste un atout considérable, car il attire beaucoup de touristes et intrigue toujours autant les locaux qui sont fascinés par les éruptions. Mais il doit être davantage exploité au ni-veau touristique. J’ai d’ailleurs proposé, lors d’un conseil municipal, un nouveau logo

pour St-Philippe qui met clairement en avant le volcan.

Typo : La Réunion a-t-elle besoin, selon vous, d’une plus grande autonomie vis-à-vis de la métropole ?

O.R. : Non, je n’emploierais pas le terme d’autonomie, mais peut-être de déconcen-tration. Je ne suis pas autonomiste. On se bat contre l’autonomie ou contre un quel-conque référendum qui l’envisagerait. La question du statut de la Réunion ne se pose absolument pas. La Réunion est un départe-ment français depuis longtemps.

Typo : Comment expliquez-vous que la Réu-nion ne se soit pas enflammée comme les Antilles ?

O.R. : Il y a quand même eu des mouve-ments de grève. La différence, je pense, c’est que le dialogue a été maintenu. C’est ce qui fait que ça n’a pas dégénéré.

Typo : Certains préconisent la fusion du Conseil régional et du Conseil général dès 2014. Y êtes-vous favorable ?

O.R. : Non. Je ne souhaite pas d’assemblée unique. Chacune des deux institutions a sa compétence.

Typo : Et l’éventuelle séparation de la Réu-nion en deux départements, Nord et Sud ?

O.R. : Je pense que l’on fonctionne très bien avec un seul département. L’actualité, au-jourd’hui, c’est le découpage législatif qui bascule St-Philippe dans la circonscription Est, ce qui est une erreur, car géographique-ment, la commune de St-Philippe reste dans

« Les électeurs votent ici pour des personnes et non pour des partis »Photos du piton de la Fournaise, lianes et odeur de vanille : les deux symboles de la commune

de St-Philippe sont rassemblés dans le bureau d’Olivier Rivière. Le benjamin des maires de la

Réunion, membre de l’UMP, élu en 2008, a reçu Typo. Cette jeune pousse de la droite locale

aborde sa nouvelle fonction, les enjeux de l’île et la politique à la réunionnaise.

Société

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le Sud, que les instances de Paris le veuillent ou non. Il ne s’agit là que d’un découpage pour les législatives de 2012.

Typo : Ce découpage octroie deux nouveaux députés à la Réunion… deux nouvelles places à briguer. Serez-vous candidat à l’As-semblée nationale ?

O.R. : Certes les élections législatives, c’est bientôt, mais je viens juste d’arriver en poli-tique. St-Philippe devra néanmoins être pré-sent pour cette échéance.

Typo : Il y a à la Réunion un homme poli-tique qui domine le paysage politique, c’est Paul Vergès, président du Conseil régional. Que retenez-vous de sa carrière politique ?

O.R. : C’est un pilier de la vie politique locale. Il est respecté par tous, quels que soient les partis politiques. C’est un homme qui a beaucoup travaillé, il est à l’origine de nom-breux projets.Typo : Quel mérite lui reconnaissez-vous ?

O.R. : Celui d’avoir été fin politiquement. Il est clair que c’est un homme d’expérience, un homme à qui on n’apprend pas à faire de la politique.

Typo : Des défauts ?

O.R. : Je suis trop jeune pour trouver des dé-fauts à Paul Vergès.

Typo : Même s’il compte un opposant his-torique, Jean-Paul Virapoullé, on ne trouve personne pour le critiquer, y compris dans les rangs de l’opposition. Pourquoi ?

O.R. : Je pense qu’il y a un sentiment de res-pect qui domine, car c’est le patriarche de la vie politique réunionnaise. Au-delà de son appartenance à un mouvement politique précis, c’est un personnage politique incon-tournable.

Typo : Comment voyez-vous la Réunion dans dix ans ?

O.R : Avec une population beaucoup plus im-portante qui atteindra le million d’habitants. Alors se reposera la question du découpage législatif à ce moment-là (rires). Le dyna-misme se sera accru, le tissu économique sera plus dense et peut-être y aura-t-il une lisibilité politique plus flagrante.

Typo : C’est-à-dire ?

O.R. : On parlait de la distinction entre le Conseil régional et le Conseil général. Il se-rait bon de clarifier la situation politique de chacun. Au Conseil général, il y a une pré-sidente UMP avec une majorité politique socialo-communiste, ce n’est pas courant ! La présidente du Conseil général (Nassimah Dindar, Ndlr.) s’est donné une étiquette po-litique. C’est une majorité de circonstances qui s’est construite autour d’elle. Les Réu-nionnais ont du mal à comprendre, et j’en fais partie.

Typo : Vous étiez d’ailleurs candidat aux cantonales cette année ?

O.R. : Cette candidature s’est soldée par une défaite au second tour. Mais les échecs for-ment la jeunesse ! u

.

Vers une région Mayotte-Réunion ?

Dans le cadre des États généraux de l’Outre-mer, un certain nombre d’élus po-litiques de la Réunion, dont les présidents du Conseil régional et du Conseil général, ont proposé la création d’une assemblée unique pour l’île. Fermement opposé à ce projet, Objectif Réunion a soumis une autre suggestion : une région française de l’océan Indien. Réel combat ou diver-sion sans lendemain ? Quoi qu’il en soit, une esquisse est sur la table : en plus de la Réunion, moteur potentiel de cet Espace Sud, et du futur département de Mayotte, cette institution regrouperait les Terres australes antarctiques françaises (Taaf). Les critiques essuyées visent le peu de per-tinence qu’offre cette alternative au regard des dissemblances entre ces îles. Mais Oli-vier Rivière, maire UMP de St-Philippe, la défend : « On a une voix à faire entendre au niveau national et cette région aurait un poids plus important en France, malgré nos différences de culture et de religion domi-nante ». u

Q.G.

Typo a sollicité d’autres responsables politiques réunionnais. Aucun, en dehors

d’Olivier Rivière, n’a donné suite à nos demandes d’interview.

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Quentin Guillet

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110 000 illettrés de 16 à 65 ans. C’est beaucoup pour les 785 200 habitants que

compte la Réunion. 45 % d’entre eux n’ont pas suivi de scolarité complète. Les rai-sons : « Jusque dans les années 1970, les enfants n’étaient pas tous scolarisés », sou-ligne Christine Soupramanien, déléguée du Conseil régional à la lutte contre l’illettrisme. Par ailleurs, le système éducatif français ne s’est mis en place dans l’île qu’après la dé-partementalisation en 1946. Aujourd’hui, malgré plus de 50 ans de scolarisation, on recense toujours 18 % de jeunes en très grande difficulté lors de la Journée d’appel pour la défense (JAPD). Un taux deux fois su-périeur à la métropole.

Pour contrer ce grave problème, le poste de Christine Soupramanien, déléguée à la lutte contre l’illettrisme a été créé. Une fonc-tion unique qui n’existe pas dans les autres Conseils régionaux. Et pourtant, le taux d’il-lettrisme reste le même que dans les années 1990 : « On se calque sur le modèle de la métropole alors qu’ici, on est dans une situa-tion de bilinguisme qui n’est pas reconnu », éclaire la déléguée. Une particularité en partie responsable de l’illettrisme (voir en-cadré ci-contre). La géographie de l’île peut influencer également l’apprentissage de la langue : « Plus on monte dans les hauts de

l’île, moins les enfants ont accès au français courant, car ils croisent moins de Z’oreilles, explique Élodie Blineau, orthophoniste. Or une langue se maîtrise en la pratiquant ».

Des programmes en pagaille

Quelles solutions pour enrayer l’illettrisme ? La région a engagé des programmes de for-mation d’adultes, le département aide les Rmistes, la préfecture, les missions locales, le pôle emploi… Du côté des jeunes scolari-sés, le rectorat a aussi mis en place un pro-gramme de téléformation avec l’université de Paris V, la Caisse d’allocation familiale prévoit du soutien scolaire… Un bataillon d’actions pour empêcher aux plus jeunes de rester illettrés. L’association de prévention en orthophonie « Keskidi Keskili » préfère combattre le problème dès la petite enfance en intervenant dans les crèches et les écoles maternelles. Elle repère, entre autres, les enfants en difficulté d’apprentissage et leur propose une prise en charge orthophonique et un accompagnement des familles et des enseignants.Aujourd’hui avec l’arrivée d’Internet dans les foyers et les campagnes de sensibilisation et de prévention, les enfants ont davantage accès à la langue française. Ils sont pris en charge plus tôt. Mais, les marmailles venant d’un milieu moins aisé restent très touchées.

Certains parents n’ont jamais pratiqué le français : « Personne ne doit se forcer à uti-liser une langue qu’il ne maîtrise pas avec ses enfants, avertit Marie Guillemain, prési-dente de « Keskidi Keskili ». L’essentiel est la préservation de la communication. » Pour y arriver, le milieu scolaire doit s’adapter aux difficultés de chacun, celles des bambins, mais aussi celles des parents. u

Noémie Debot-Ducloyer

L’illettrisme :  dur de s’en débarrasser !Si aujourd’hui tous les enfants sont scolarisés à la Réunion, l’illettrisme, deux fois supérieur à la métropole, persiste. Un mal qui nécrose l’île.

Société

Créole versus français ?

Peut-on parler de bilinguisme à l’île de la Réunion ? « Un grand débat, répond Marine Guillemain, présidente de l’asso-ciation réunionnaise de prévention en or-thophonie Keskidi Keskili. Les Réunionnais utilisent les deux langues en usage alterné adapté à différentes situations de la vie. » En créole, beaucoup de mots proviennent du patois normand et breton importé par les marins, les premiers occupants de l’île, finalement pas si éloignés du français cou-rant. « Cette difficulté de l’usage de deux langues sur un même territoire est un réel questionnement pour les parents. Ils se demandent souvent quel choix faire pour que leur enfant réussisse au mieux à l’école », poursuit la présidente.

Certains petits n’ont jamais parlé français avant leur scolarité. « La majorité de mes patients sont vraiment créolophones, confirme Élodie Blineau, orthophoniste. Une langue plus développée à l’oral qu’à l’écrit. » Malgré l’apprentissage du français obligatoire, les habitants de la Réunion privilégient le créole y compris dans les locaux administratifs. Quoi qu’il en soit, de nombreux enfants parlent à la fois les deux langues : « Ils ont un cerveau d’une adaptabilité exceptionnelle, commente Marie Guillemain. Ils sont tout à fait ca-pables d’apprendre et de maîtriser deux langues en même temps à l’école et à la maison ». u

N.D.D.

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«Je lui trouve une énergie étrange », tremble une tou-riste éberluée. La maison

Martin-Valliamé a des allures surprenantes. Façade blanche, colonnes romaines, cette demeure originale mélange les influences. Le mérite au médecin Léopold Martin, homme atypique qui construisit ce joyau de l’architecture créole en 1925. « Il refusait les attaches, les contraintes, il disait qu’il vou-lait être libre de voyager. Il a donc créé cette maison pour y vivre seul et reclus », raconte Véronique Lovelas, guide du lieu. Quand le propriétaire meurt, c’est la famille Valliamé qui hérite de l’endroit. Elle y ajoute une touche d’Inde, son pays d’origine.

Mais pourquoi alors cette étrangeté ambi-ante ? Étonnement, les règles de sécurité interdisent la visite des étages. « C’est un peu frustrant, se désole Nathalie Esteve, venue en famille visiter la demeure blanche. Pourquoi le deuxième étage est-il fermé ? » Les réponses de la guide, évasives, épaissis-sent encore le mystère. Elle préfère narrer les légendes : « Les Réunionnais pensent

aujourd’hui encore que des fantômes han-tent les lieux. Je ne dis pas que j’y crois, mais je ne peux m’empêcher de sentir une présence quand je rentre. Je leur dis que je viens en paix. Je crois que c’est juste pour me rassurer. Et quand j’entends des grince-ments, je me persuade que c’est à cause du bois ou du vent. »Preuve de cette crainte générale, jamais la maison ne fut taguée alors qu’aucun sys-tème de sécurité ne la protège. « Pas même un portail, tient à préciser Véronique Love-las. Pourtant, il y a tout le temps des jeunes qui viennent jouer sur le parking ! »

« Tout est calculé »

Ces mythes admettent une explication histo-rique très… rationnelle. La famille Valliamé, hindouiste, procédait à des cérémonies re-ligieuses, avec lampes et chants. On trouve d’ailleurs des vestiges de socles destinés aux statues des dieux. L’ambiance surréaliste que ces processions dégageaient suffisait à

susciter toute une série de fantasmes. Léo-pold Martin aurait sûrement apprécié l’en-gouement autour de sa bâtisse, lui qui vou-lait tromper le visiteur. « Il cherchait à faire croire depuis l’extérieur qu’il s’agissait d’une maison créole, éclaire la guide. Mais les pe-tites originalités font de ce lieu un endroit unique. La véranda, habituellement ouverte, est ici fermée. » « Le plus impressionnant, c’est que tout est calculé », admire Natha-lie Esteve. 24 pièces composent les lieux : 24 comme le nombre d’états de l’Inde, 24 comme les communes de l’île.

Depuis 1982, la maison Martin-Valliamé ap-partient à la commune et le site est classé. Pas assez pour éviter le blasphème : les toilettes se trouvent à l’emplacement de l’ancien lieu de prières. « C’est comme si vous mettiez les sanitaires à l’endroit d’une vierge Marie, dénonce Véronique qui a lutté en vain contre cette décision. Drôle de façon de protéger un site ! » u

Alexandre Mathis

La maison  du syncrétismeAux abords de St-André, une drôle de demeure attire l’attention des touristes et des habitants. Elle possède le look, les couleurs et la symétrie d’une case créole… ce qu’elle n’est pas. Ses secrets trouvent une explication. En partie.

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D’abord l’odeur. Un effluve vanillé qui envahit progressivement les narines à l’approche de la plantation. Sur des

rangées de yuccas, appelés « vanilliers », s’agrippent les précieuses lianes de l’orchi-dée à la gousse. Bienvenue chez les Roulov, exploitants de St-André. S’ils se sont installés ici, ce n’est pas un hasard. Le climat humide et chaud, spécifique à la côte orientale de la Réunion, de Ste-Suzanne à St-Philippe, favo-rise la production de vanille.

Tout débute d’une fleur. À son apparition sur la liane, le temps est compté – 24 heures – pour la polliniser, sous peine de la voir se faner. Dans la nature, les plants de vanille sont fécondés par le mémipane, une guêpe ne vivant qu’au Mexique et au Brésil. Faute de cet insecte à la Réunion, la fécondation revient aux « marieuses ». Ces femmes – le geste bref et précis exige des doigts fins – pollinisent près de 2 500 fleurs par heure. « L’une d’entre elles atteint les 3 000 ! Moi, je plafonne à 2 000 par heure », reconnaît Maurice Roulov, le patron de la plantation. Le procédé utilisé provient de l’imagination d’un jeune esclave créole, Edmond Albius, reconnu seulement à titre posthume. « La pollinisation n’est réalisée que dans la ma-tinée, car à partir de 14 heures, il fait trop

chaud », ajoute Florineige Roulov, qui gère l’exploitation avec son mari. Tous les jours dès 5h30 du matin, elle « marie » les fleurs.

Nez désensibilisé

Neuf mois plus tard, la cueillette. Les gousses sont ramassées comme des haricots verts. Les bonnes années soit une fois sur deux en moyenne, la production de Maurice s’élève à 2,5 tonnes. « Pour une qualité égale quelle que soit la quantité », précise-t-il. Vient en-suite l’échaudage. Le bâton de vanille, en-core vert, est plongé dans un bassin d’eau de 65 °C pendant trois minutes. Pas une de plus. Ils sont aussitôt placés dans des caisses pendant douze à quatorze heures. Main-tenus au chaud, ils perdent leur eau et ac-quièrent une couleur marron. Pendant huit à neuf mois à raison de deux à six heures par jour, les gousses sèchent au soleil, contre trois mois avec des fours. « On peut accélé-rer cette phase avec ce procédé… au détri-ment de la qualité. Sans compter que c’est plus cher, car, au moins, le soleil, je n’ai pas à le payer ! », rigole Maurice, des poignées de vanille, désormais noire, dans les mains. Il est en train de les trier par gabarit. « Comme chez les hommes, il y en a des petites et des grandes. Mais les différences de taille ne modifient pas le goût », souligne-t-il.Dernière étape, enfin, l’affinage. Les gousses dorment huit mois dans des caisses en bois. C’est lors de cette période que l’arôme se développe. Il faut contrôler ces stocks de

temps en temps pour retirer les éventuels bâtons moisis qui contamineraient les autres. Maurice n’a qu’à renifler : à force de travailler en contact avec la vanille, il ne sent plus ou presque son odeur, et peut plus faci-lement détecter une moisissure.

Pas de temps pour la fête

Deux ans se sont écoulés entre la pollini-sation et la commercialisation. Deux ans sans temps mort. Maurice, qui ne s’accorde jamais de vacances, insiste sur ce point : « Mon fils ambitionne de reprendre l’exploi-tation une fois ses études terminées. Mais je lui ai déjà répété que si tel est vraiment son choix, il faudra qu’il oublie les fêtes avec les copains. La vanille ne peut jamais attendre ». Sans compter une rude concurrence. Alors qu’un kilogramme de vanille Roulov est vendu 400 euros, la même quantité en pro-venance de Madagascar se monnaye 20 eu-ros : 20 fois moins cher ! « C’est le coût de la main-d’œuvre qui fait la différence, mais aussi le coût de la vie, bien plus élevé à la Réunion », précise Maurice. Et puis l’appel-lation « vanille bourbon » peut tromper les consommateurs : aucun label ne la protège, et celle de Madagascar peut usurper son identité. Cependant, cette concurrente in-quiète relativement peu l’exploitant de St-André : « Sur un marché qui se maintient, le prix ne pose pas vraiment problème, car les métropolitains recherchent la qualité ». Pas de vanille sans travail… et sans passion. u

Au service de  la vanille

Harassante et laborieuse, la culture de la gousse exige un dévouement à plein temps. Dans la famille Roulov, on respecte le processus artisanal avec pour seul objectif, la qualité.

Couleurs locales

par Quentin Guillet

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La gousse dans le sang

Chez les Roulov, la passion pour la vanille se trans-met de père en fils. Maurice incarne la quatrième génération au service de la gousse et son fils, Ma-thieu, 17 ans, compte bien poursuivre le chemin tracé par ses ancêtres, des immigrés russes. « Rien n’a changé ! », clame Maurice quand on l’interroge sur l’évolution de son travail depuis l’époque de son arrière-grand-père. Seul le thermomètre nu-mérique a fait son apparition. Mais Maurice pré-fère encore utiliser le mercure. « C’est plus sûr », assure-t-il. Auguste, son père se passait même de tout outil pour contrôler la température de l’échau-dage. Son secret : plonger ses mains dans l’eau fré-missante de la bassine. « Je ne l’ai pas cru la pre-mière fois. J’ai quand même vérifié avec le mercure. Il avait dit juste ! La température de l’eau était bien de 65 °C », sourit Maurice. Auguste aide encore son fils, malgré ses 87 ans. « Il nous aide à polliniser, à son rythme bien sûr, mais sans lunettes ! », assure son fils, très fier. Et, qui sait, dans quelques années, Mathieu Roulov vantera peut-être à son tour les ex-ploits de son paternel Maurice. u

Q.G

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Maurice Roulov

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Carry au poulet, canard, poisson gin-gembre, tangue, porc ou camaron, à la langouste, aux crevettes... Rougail sau-

cisse, porc palmiste, civet de bœuf, gâteau patate, tarte chouchou, beignet banane… La cuisine créole se caractérise avant tout par sa diversité. « Avoir autant de richesses sur un si petit territoire, c’est incroyable ! » exulte, entre deux tintements de casseroles, Philippe Doki-Thonon, restaurateur au Ro-land-Garros, à St-Denis.

La spécialité, c’est le carry ! « À la Réunion, la spécialité, c’est le carry ! » scande Jean-Pierre Grondin, restaurateur du Garde-Manger, à St-Denis. Derrière lui, on s’active en cuisine. Objectif : préparer un rhum arrangé. Mais au fait, qu’est-ce qu’un carry ? « Il se compose de riz, de grains et d’une viande ou d’un poisson », détaille-t-il. Traditionnellement, le riz constitue la pre-mière couche de ce met, d’où l’expression « gazon de riz », souvent utilisée par les Réunionnais. Viennent ensuite s’ajouter les fameux grains, qui sont en fait le plus sou-vent des lentilles, et au sommet la viande ou le poisson. « Le plus souvent, c’est du pou-let, du porc ou du tangue (petit mammifère terrestre ressemblant au hérisson, Ndrl.). Mais nous, on cuisine aussi le carry bichique.

C’est un petit alvin pêché à la rivière de Bras-Panon », revendique le cuisinier, les mains encore imprégnées de pâte. Sûrement un gâteau patate…

Mais tout le monde ne partage pas l’avis de Jean-Pierre quant à la spécialité péi. « Pour moi, le rougail saucisse, c’est le plat emblématique réunionnais, confie Philippe Doki-Thonon. Un vrai rougail saucisse, on n’en trouve pas dans le monde entier. Les saucisses sont comme celles de Toulouse, mais beaucoup plus épicées. C’est un plat très significatif. Les gens le mangent lors des piques-niques. Et le pique-nique, c’est quelque chose ici ! (voir page 13) C’est simple et c’est bon ! »

Rougail saucisse« On dit toujours que le rougail saucisse, c’est facile à préparer. Ce n’est pas si simple », re-prend, entre deux rougails prêts à être ser-vis, Philippe Lauret, cuisinier au restaurant St-Bernard. « Parfois, vous tombez sur un rougail saucisse plein d’huile, sans oignons ni tomates, avec une saucisse trop grasse : un truc immangeable quoi ! Un bon rougail saucisse ne doit pas être trop gras. Il faut que ce soit maigre. Il ne faut pas hésiter à mettre de l’oignon, à rajouter un peu de gin-gembre. Il faut lui donner un goût ! »

« La cuisine créole, c’est comme la cuisine ‘métro’ : on laisse mijoter. C’est de l’art la cuisine ! Le poulet, pour qu’il ait une cou-leur, il faut le laisser bien mijoter » conclut-il, rêveur.

Le rougail saucisse doit son nom au piment qui l’accompagne, le… rougail. Même si le plus connu et le plus apprécié reste le rou-gail saucisse, d’autres déclinaisons existent : rougail andouille ou rougail morue, par exemple. Plus surprenant, il existe aussi le rougail guêpe. « On ne le sert que deux fois dans l’année, car un nid de guêpes est vendu 120 euros le kilo. C’est un plat rare, c’est pour cela qu’il est apprécié », relate Jean-Pierre Grondin, tablier autour du ventre. Justement, c’est le menu de ce soir. Alors, en cuisine, ça s’agite et les ordres fusent. « Deux rougails guêpe, deux ! »

Épices, épices...A la richesse des produits, au potentiel culi-naire, et aux plats typiques bien définis… s’ajoute la quatrième roue du char gastro-nomique réunionnais : l’attirance pour les épices.

« Bien avant les autres, on a utilisé les épices de notre région. On a été les premiers à mettre de la vanille dans des plats salés, alors qu’avant, elle ne servait que pour les glaces. Même chose pour la cannelle qui n’était utilisée que sur la tarte aux pommes », ap-plaudit Philippe Doki-Thonon. « Nous avons des gingembres spéciaux : je pense à celui qui a un goût de mangue. Vous râpez ça dans une crème légère, ça a un goût fabuleux ! Il cumule le piquent du gingembre et le par-fum de la mangue », s’émerveille-t-il.

« La base de la cuisine créole, ce sont les épices. Un bon carry est un carry bien épicé. Il ne faut pas y aller de main morte lorsqu’on épice un plat. Ça donne du goût. Un bon gingembre donne une bonne sa-veur » commente Jean-Pierre Grondin. « Les Réunionnais sont de gros mangeurs de piments. Je pense que les métropolitains apprécient la cuisine créole. Mais ils la préfè-rent lorsqu’elle est moins pimentée ». C’est confirmé ! u

Quentin Guillet

A la sauce créoleUne multitude de plats, de saveurs, de couleurs et d’odeurs… À la Réunion, la cuisine, c’est tout bonnement sacré. Mais c’est aussi sacrément bon !

Couleurs locales

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St-Leu est le paradis des parapentistes. Et pour cause, toutes les conditions climatiques sont réunies pour permettre aux pas-sionnés de s’éclater, aux élèves de se perfectionner et aux touristes débutants de découvrir l’activité sous les meilleurs auspices.

«J’ai effectué près de 180 vols. Mais je ne suis jamais blasé. Je suis toujours à la recherche

d’un plaisir jamais assouvi », sourit Maurice, un inconditionnel. « Quand j’ai commencé, ça s’appelait le parachute de pente, se sou-vient-il. C’était beaucoup plus dangereux qu’aujourd’hui même si ça reste un sport à risque ». « À St-Leu, nous sommes dans la côte sous le vent. Le relief nous protège des vents dominants. Sans compter ce temps idéal : sec et venté », s’enthousiasme Jean-Baptiste, chef de la base de parapente Azur Tech. « Cela nous permet de voler potentiel-lement 300 jours par an, ce qui est énorme. On ne voit ça nulle part ailleurs. À titre de comparaison, on ne peut voler que 120 jours en métropole », se réjouit son collègue Henri.

À St-Leu, c’est 300 jours de vol possibles, et c’est énorme

Fort de ces atouts, St-Leu se révèle une pépite pour passionnés et attire de nom-breux touristes locaux, métropolitains, voire même étrangers. Mais ils ne sont pas les seuls à venir se frotter à l’activité. « Certains se perfectionnent et apprennent à voler en solo. Car St-Leu est aussi le meilleur site pour la formation », confirme Henri. Il tem-père : « Dans ces cas-là, on a souvent affaire à des locaux. Peu de métropolitains peuvent se permettre de venir apprendre à voler ici à cause du prix du billet d’avion ». Vrai

problème pour ces moniteurs qui perdent ainsi des clients et qui voient d’un mauvais œil le projet de tourisme de qualité prônée par l’Île de la Réunion Tourisme (IRT). « Ce qu’il faut, c’est un tourisme de masse. Le parapente, comme toutes les autres activi-tés à la Réunion, s’adresse au grand public », clame Henri qui, comme tous ses collègues, a passé son Brevet d’État (BE) en métropole. Étonnant… « En fait, le BE de parapente n’existe pas à la Réunion », justifie Jean-Baptiste. Paradoxal pour cette île qui reçoit chaque année les meilleurs parapentistes internationaux lors d’épreuves qualificatives pour la Coupe du Monde. u

Quentin Guillet

Ça vole à St-Leu !21

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Les quatre sauniers s’activent chacun à leur rythme pour récolter les bassins. « Avec la blancheur du sel ce n’est pas

évident de travailler sous le soleil », té-moigne Frédéric Morza saunier depuis 2006. Les quatre coéquipiers s’équipent de cas-quettes et de lunettes de soleil pour affron-ter les durs rayons du soleil qui se reflètent dans les bassins. Ils travaillent de 6 h 15 à 12 h 15 pour récolter 150 tonnes de pépites blanches par an. Les cristaux sont commer-cialisés à la Réunion sous la marque « tati Léa ». « Si le sel est sale, on le réserve aux animaux ou aux piscines et s’il est blanc il sera vendu comme sel de table, mais on ne le traite jamais », certifie Jean-Luc Rangama, guide du musée du Sel. Les salines qui sont de nouveau en activité depuis 2000, mais restent non rentables, sont directement rat-tachées à l’activité du musée. « S’il n’y avait pas de musée, il n’y aurait pas de salines », ajoute Jean-Luc Rangama. Les visiteurs peu-

vent ainsi se promener dans les salines et voir s’activer les sauniers le matin.

Les galets d’autrefois

Pompée directement dans la mer, car les marées sont presque imperceptibles à la Réunion, l’eau particulièrement salée de la Pointe-au-Sel – qui porte bien son nom – est ensuite déposée dans le bassin de tête. « Pour avoir une eau de mer très salée, il faut avoir du soleil en permanence et au-cune arrivée d’eau douce dans les environs. Ces conditions sont réunies ici », commente Jean-Luc Rangama. L’eau de mer passe en-suite par 24 bassins de décantation. « Mi occupe d’ouvrir les vannes entre chaque », note Jean Claude Casanove, en créole, dont le père était l’un des derniers sauniers de la Réunion avant la réouverture des Salines. De cuve en cuve, sous l’action du soleil, l’eau s’évapore et la teneur en sel augmente.

Après 23 jours environ, l’eau arrive à satura-tion. « On ne fait pas de mesures, c’est tout à l’œil, sourit un saunier. Autrefois il mettait un galet dans l’eau, s’il flottait cela signifiait qu’il fallait retirer le sel »Les sauniers récoltent alors la fleur de sel qui s’est formée à la surface. « On la ramasse avec une épuisette que chacun entretient avec les moyens du bord », expose Frédé-ric Morza. S’ils ne la recueillent pas, elle se dépose au fond des bassins. « La technique de la Réunion est unique, car le fond des bassins, construit en pierre volcanique, est recouvert de bâches pour faciliter la récolte et ne pas salir le sel », précise le guide. Au fond, la fleur de sel se transforme en gros sel. Pour le ramasser, les sauniers se munis-sent de balais. Ils poussent en direction du bord tout en revenant souvent en arrière pour n’oublier aucune pépite. Lorsqu’un tas commence à se former, un des coéquipiers saisit sa pelle pour extraire le sel du bassin. À la brouette ils l’emportent ensuite sur une plateforme où il est stocké sous des bâches pour sécher. « Pendant l’été, on récolte un bassin trois fois par semaine, en hiver une fois. Et dans les grands bassins, on récolte à chaque fois environ 500 kg de sel », rap-porte Frédéric Morza. Dans un entrepôt les sauniers empaquettent leur récolte. Ils rem-plissent de gros sacs en toile qu’ils ferment ensuite à l’aide d’une machine à coudre portative. « Ça, c’est plus dur que la récolte. La machine est lourde, si on ne la tient pas correctement on peut se faire mal au dos », confie Frédéric Morza. Les sauniers préfè-rent encore le soleil. u

Léa Gauthier

L’or blanc  de la merInstallées depuis 1942 à la Pointe-au-Sel, lieu-dit de St-Leu, les salines ont connu différents

propriétaires avant d’être rachetées par le conservatoire du littoral. Depuis 2000 elles sont

exploitées par quatre sauniers et servent de toile de fond au musée du sel.

Couleurs locales

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Sous le toit d’une grande cabane, à St-Denis, des tribunes entourent un sol en terre battue. La patronne, chinoise,

prévient : « C’est 3 euros l’entrée ». Bienve-nue dans une arène de rond de coqs. Le prin-cipe est simple : des éleveurs font s’affronter deux coqs, et le premier qui refuse le com-bat a perdu. La salle n’est pas encore pleine. « Il y a une autre arène à St-André, il doit y avoir du monde », explique un spectateur. Dans toute l’île, on dénombre cinq enceintes officielles, mais les rencontres non-autori-sées pullulent. Retour dans celle de St-Denis en ce samedi après-midi où la salle se rem-plit vite. Des vieux jouent énergiquement aux dominos, la Dodo, la fameuse bière réu-nionnaise, coule à flots, des parents emmè-nent leurs enfants voir le spectacle. Frédéric, quinquagénaire blagueur n’en loupe aucun : « Il n’y a que des amateurs, nous avons un emploi la semaine. Mais le week-end on se

retrouve ici, quel que soit notre milieu so-cial. C’est une tradition, pas une barbarie. Après il faut connaître pour apprécier, c’est comme les courses de chevaux du PMU. »

Tous se regardent en chiens de faïence. D’un côté les éleveurs avec leur volatile sous le bras ; de l’autre, les spectateurs, prêts à lan-cer les paris, légalement interdits. Certains tiennent les deux rôles. Les règles, précises, sont encadrées par un arbitre. L’habitué des lieux se nomme Evans : « Les éleveurs com-parent leurs coqs. S’ils ont la même corpu-lence et que le défi est accepté, le combat peut commencer. Il durera maximum deux heures. » Les rois de la basse-cour ne se bat-tent pas à mort, du moins pas ici. « Il y a des endroits où on laisse durer jusqu’au décès. Je suis contre, c’est barbare, déplore Frédé-ric. Il faut que ça reste un sport, comme la boxe ! »

Prise de becs

Sur le terrain, deux bêtes sont lâchées. L’une est marron, l’autre noire et blanc cassé. Pour

échauffer les combattants, les dresseurs les aspergent d’eau. « Le propriétaire vainqueur récupérera la mise des deux concurrents. Elle varie de 100 à 3 000 euros, ça dépend du budget, commente Thierry, un de ces nombreux éleveurs amateurs. Moi je ne pa-rie jamais plus de 500. » L’homme vient de ramener un nouveau coq. Mais il a son pou-lain, « Tireur d’élite », « parce qu’il vise très bien selon ma femme ! » Pendant ce temps, les coqs se prennent littéralement le bec.Les paris vont bon train dans les gradins où chacun balance son avis à voix haute. « Et encore le match n’est pas terrible, il n’y a pas beaucoup de bruit », tempère Frédé-ric. Il mise 30 euros sur le marron, mais à la tournure des événements, en parie 50 sur l’adversaire. Il a vu juste : le coq bat en re-traite après une heure et demie de duel. « Le combat était nul, c’était une perte de temps. Mais il paraît que l’adversaire était malade », crâne Jimmy, propriétaire du vainqueur. Les coqs, eux, se battront toute la nuit. u

Alexandre Mathis

Les coqueluches de l’arèneInterdits en métropole (sauf dans le Nord-Pas-de-Calais), les ronds de coqs - ou gallodromes - de la

Réunion, autorisés en vertu de la tradition, rassemblent une foule d’amateurs de combat de coqs.

Plongée dans celui de St-Denis à la découverte de ce loisir, spectacle ou barbarie selon les avis.

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Des cultures à perte de vue, des ca-mions-bennes sur toutes les routes de juillet à décembre, le temps de

la récolte, deux usines visibles de loin : à la Réunion la canne est partout. Sa pré-sence remonte à la colonisation de l’île au XVIe siècle. À son apogée, au XIXe siècle, la Réunion comptait plus de 2000 sucreries. Aujourd’hui 4 700 producteurs cultivent 26 000 hectares de plantations. À l’Est ou à l’Ouest de la région, les routes mènent souvent à travers champ. C’est là, dans ces forêts de tiges de plus de deux mètres, vé-ritables murs verts, que débute le cycle du sucre. Un cycle qui génère 15 000 emplois directs et indirects sur l’île et qui ne pour-rait exister sans les subventions de l’Union européenne.

Acte I : la pousse

La récolte précédente a vidé les champs, ou presque. Des agriculteurs ont replanté certaines cannes horizontalement, dans le sol. En s’accroupissant, on distingue de jeunes pousses. Elles germent des « yeux » de la tige laissée à la terre. « Un œil peut donner jusqu’à 10 cannes », éclaire Chris-tophe Grondin, planteur dans les hauts de St-Louis. Le végétal se développe, grandit. Il réclame de la pluie les neuf premiers mois puis, dans l’idéal, une sécheresse, les trois mois qui précèdent la coupe. Celle-ci a lieu entre juillet et décembre selon les parcelles.

Inversez cette météo et c’est toute une plan-tation qui souffre. Alors, les agriculteurs se prémunissent des aléas du ciel en irriguant leurs champs. À l’ouest de l’île, par exemple, il ne pleut pas assez, les cannes reçoivent artificiellement de l’eau pendant les neuf premiers mois. Mais ce n’est pas toujours possible. « La borne d’irrigation est trop éloi-gnée de mes parcelles, se résigne Christophe Grondin. Si jamais la sécheresse frappe trop tôt, c’est foutu. » À l’inverse, à l’Est, les pluies trop abondantes baissent la teneur en sucre des cannes.Face aux insectes, tels que le ver blanc qui s’attaque aux racines, et aux maladies, les cannes reçoivent les renforts de traitements chimiques qu’épandent les exploitants. « Mais ils doivent respecter des normes en-vironnementales sinon ils ne reçoivent pas les aides de l’Europe », insiste Emmanuel Porto, responsable pour la sucrerie du Gol de la canne, du champ à son entrée dans l’usine.« Pour que la tige pousse plus haut et avec moins de feuilles je la dépaille lorsqu’elle arrive à hauteur de mon épaule », détaille Christophe Grondin. Muni de sa faucille il dénude la canne en deux mouvements, vers le bas, de chaque côté de la tige. Après les avoir mises KO il laisse les feuilles à terre : elles serviront d’engrais naturel et maintien-dront l’humidité du sol.

Acte II : la coupe

Après douze mois de croissance arrive le temps de la récolte, qui en 2007 s’éleva à 1 575 513 tonnes pour toute la Réunion.

Le paysage change et les forêts de canne laissent petit à petit place à de grandes étendues dégagées. La coupeuse, ogresse friande, débite en petits morceaux 200 tonnes de cannes par jour. Mais le prix de la machine est élevé et son utilisation diffi-cile, car très technique. Il faut en effet savoir jongler entre les nombreux boutons qui la commandent. Ses dompteurs sont rares et souvent employés par plusieurs exploi-tations. Illustration avec Isidore Laravine, planteur à Ste-Marie qui emploie un chauf-feur avec 12 autres planteurs. Cependant si la machine représente un lourd investis-sement, la récolte manuelle coûte encore plus cher : 13 euros par tonnes, contre 7 ou 8 euros pour la récolte mécanique. « J’ai in-vesti dans une machine à cause du coût de la main-d’œuvre », confirme Isidore Laravine. Mais la récolte mécanisée n’est pas toujours adaptée aux terrains torturés de l’île. « Je suis obligé de couper à la main à cause de la pente de mon terrain », témoigne Chris-tophe Grondin. 70 % de la coupe reste tou-jours l’œuvre des mains des coupeurs.Si la machine s’apparente à un ogre, les coupeurs ressemblent, eux, à des robots. Leur couteau fuse comme l’éclair, du ma-tin au début d’après-midi, avec une pause casse-croûte, décapitant 3 tonnes de cannes par jour. Chacun choisit donc son mode de récolte en fonction de sa situation géogra-phique et de la taille de son exploitation. « La coupeuse est avantageuse à partir de 7 000 tonnes (soit une vingtaine de jours de récolte à la machine et plus de deux ans non-stop à la main pour une seule personne) », estime le coupeur des hauts de St-Louis.

De la canne au sucre

Plantations et installations sucrières façonnent le paysage de la Réunion et emploient des milliers de bras, pour la coupe, la transformation ou encore l’exportation. Du végétal aux cristaux ou au rhum, toute la métamorphose de la canne à sucre se déroule dans l’île. Une pièce en quatre actes.

Économie

par Léa Gauthier

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Benne attendant son jour de livraison à l’usine

Champ de canne en fin de croissance Machine dévorant des cannes

Coupe à la machette Rhum blanc « lontan »

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26 Économie

Les plantes abattues à la main reposent dans le champ entre 3 et 7 jours pour lais-ser s’évaporer l’eau et augmenter ainsi la concentration en sucre. Puis elles s’achemi-nent vers l’usine. Lorsque les champs sont proches, les planteurs assurent eux-mêmes le trajet. C’est le cas de Christophe Gron-din. Le planteur commence par enchaîner la récolte dans la benne. « Mi prend toutes les précautions pour pas perdre de cannes sur la route », lance-t-il en créole. Il conduit alors sa cargaison à l’usine selon un planning strict défini par la sucrerie. « J’ai le droit à deux voyages de 10 tonnes par semaine », relate-t-il. À l’arrivée la coupe est pesée et analysée. Le planteur est payé proportion-nellement à la concentration en sucre de sa livraison. Et gare à la qualité : s’il reste trop de feuilles il peut recevoir un avertissement, voire si cela se reproduit une mise à pied. Les planteurs qui sont trop éloignés de la su-crerie livrent à la balance la plus près et les cachalots, énormes camions-benne, pren-nent le relais.

Acte III : la laborieuse résurrection

de la canne en sucreUne fois déchargées des cachalots ou des remorques les cannes s’engouffrent dans l’usine, imposante créature d’où s’échappe une odeur âcre. Elles reçoivent alors de nombreux supplices infligés par des ma-chines aux noms barbares. Défibreur : ses centaines de marteaux broient le végétal. Pré-extracteur : il filtre la fibre gorgée de jus, mégasse, pour extraire le liquide de la canne. Celui-ci sera stocké dans les entrailles de l’usine pour être réutilisé plus tard. Dif-fuseur : la mégasse, qui dégage une odeur d’artichaut, passe successivement sous 15 pompes qui l’aspergent de jus de canne. Le liquide provoque l’illusion qu’il pleut autour de cette machine. Le but de l’opération : en baignant la mégasse, le jus lui soustrait le sucre qu’elle contient encore. Il est alors concentré au maximum.La mégasse, épurée de sucre, est broyée pour obtenir de la bagasse. Après combus-tion dans des centrales thermiques, elle per-met de produire de l’électricité et les agri-culteurs se la font payer 10 euros par tonne de cannes à la livraison de celle-ci (bientôt 13 euros, voir page 5).Arrive ensuite le décanteur : le jus préa-lablement chauffé à 100 °C, y repose et se sépare de ses déchets. Ces impuretés, ou « écumes », sont récupérées comme engrais par les agriculteurs. Car comme le souligne Isidore Laravine : « Dans la canne à sucre rien n’est perdu ». Évaporateurs : au nombre de cinq, ils injectent de la vapeur chaude dans le jus afin de le concentrer ; il devient ainsi sirop. La machine à cuire : le sirop sous l’effet de la chaleur se transforme en masse cuite cristallisée à 80 %. Malaxeur : il pétrit

cette masse cristallisée pour permettre au sucre encore dans le sirop de se déposer sur les cristaux et à ces derniers de grossir. Cen-trifugeuse : elle sépare le sirop des cristaux. Le premier repasse par la machine à cuire, le malaxeur et la centrifugeuse pour en tirer le maximum de sucre. Lorsque ces machines lui ont soustrait toutes ses ressources, il prend le nom de mélasse et se dirige vers la distillerie. Les cristaux prennent eux le che-min du séchage.Toutes ces machines sont dirigées de la salle de contrôle où trônent quelques employés. « Avant, chaque machine était dirigée par un homme. Mais depuis 1992 l’usine se moder-nise : il ne reste plus qu’un « rondier » (celui qui effectue les rondes) qui tourne vers les machines. Tout le reste se fait par ordina-teur », relate l’un d’eux.Le séchoir : encore humides les cristaux y sont épongés. Puis le sucre est pesé et stocké. Des camions l’acheminent ensuite vers le Port. Là il est empaqueté. Il reprend alors la route à travers l’île s’il est destiné à la consommation locale ou le large s’il est exporté vers l’Europe. En 2007, 167 124 tonnes de sucre furent ainsi produites à la Réunion.Les différents arômes du sucre se révèlent à la cuisson. Plus il reste dans la machine à cuire plus il libère de saveur. Les hommes interviennent pour modifier sa couleur. Le sucre blanc de la Réunion n’est pas naturel, contrairement à son compatriote métropoli-tain qui est lui issu de la betterave. Les Réu-nionnais dissolvent du sucre roux dans de l’eau et du dioxyde de carbone et y ajoutent des produits chimiques pour qu’il blanchisse. « Donc, il vaut mieux manger du roux », conseille dans un sourire Sandrine Honorine guide de la sucrerie de Bois-Rouge. Ce que les Réunionnais ont bien compris puisqu’ils ne consomment que du sucre roux ou blond.

Acte IV : L’autre résurrection…

le rhumUn autre destin est réservé aux résidus de canne expatriés vers la distillerie : le rhum. Ces alcools acceptent deux origines : le jus soutiré à la canne dans le pré-extracteur et la mélasse séparée des cristaux par la centrifugeuse. Le premier donne les rhums agricoles, le second les rhums traditionnels, léger ou grand arôme. Mais le procédé pour transformer le jus en rhum reste le même. On ajoute au moût sucré (mélasse diluée dans l’eau ou jus de canne) des levures qui se développent lors de la pré-fermentation. Ce développement est stoppé durant la fer-mentation, car le mélange est privé d’oxy-gène. Le sucre contenu dans le liquide se transforme alors en alcool. Comment savoir si la fermentation est terminée ? « Les em-ployés ouvrent le fermenteur et regardent s’il reste de la mousse. Si elle a disparu, les

levures ont cessé toute activité, la fermen-tation est terminée », répond la guide de la sucrerie de Bois-Rouge. Le vin obtenu, très peu alcoolisé, est ensuite distillé pour deve-nir du rhum. Chaud, il redescend la colonne distillatrice. Il rencontre la vapeur d’eau qui, elle, remonte et lui lègue son alcool. Elle est alors condensée pour former le rhum. Les colonnes distillatrices, qui embaument la distillerie d’odeur d’alcool, sont en inox pour le rhum traditionnel ou en cuivre pour les rhums agricoles et grand arôme.Les rhums blancs sont mis en bouteille et pour la plupart transportés au Port pour être exportés. Les rhums vieux sont quant à eux mis en fûts pour vieillir entre 3 et 15 ans. À Savanna, distillerie accolée à l’usine de Bois-Rouge, les tonneaux où l’alcool re-pose étaient à l’origine destinés à la fabrica-tion de Cognac, ce qui donne un goût parti-culier aux rhums vieux de cette marque. Et pendant que certains videront leurs verres de ce précieux breuvage, ou que d’autres su-creront leurs yaourts, dans les champs, aux pieds des ravines, de frêles pousses sortent déjà des « yeux ». Le cycle recommence. u

Parlez-vous canne à sucre ?

Yeux : nœuds sur la tige de la canne où re-poussent les nouvelles tiges.

Cachalots : camions bennes qui assurent le transport de la récolte entre les balances et l’usine.

Sucrerie : Usine où la canne donne naissance au sucre.

Mégasse : fibre de canne, préalablement broyée, gorgée de jus.

Bagasse : mégasse entièrement vidée de son jus. La bagasse est brûlée dans les cen-trales thermiques pour produire de l’élec-tricité.

Écume : déchets extraits du jus de canne. Les planteurs l’utilisent comme engrais.

Mélasse : Jus de canne vidé de tout son sucre.

Rondier : employé de la sucrerie en charge d’effectuer des rondes auprès des ma-chines pour vérifier leur bon fonctionne-ment.

Distillerie : C’est dans cette usine que le jus issu de la canne devient rhum. u

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Dans son champ, situé dans les Hauts de St-Louis, Christophe Grondin, coiffé d’une casquette publicitaire

orange vif, arbore fièrement son couteau. Le planteur, sous le regard attentif d’Adrien son fils de 12 ans qui ne peut encore imiter son père, prend une part une les tiges. Il les sabre à la racine puis décapite les feuilles hautes et élimine la verdure qui jaillit sur le côté de la tige. Habitué à couper la canne depuis l’âge de huit ans il reproduit ces gestes indéfiniment et actionne mécanique-ment son sabre avec précision et rapidité. Il a toujours aidé ses parents dans leur exploi-tation de cinq hectares. « Petits, on n’avait pas de vacances », se remémore Christophe. Il a hérité de son père « l’instinct d’aimer la terre et encore plus la canne ». « Je n’étais pas très fort à l’école. Alors, j’ai arrêté en

cinquième, à l’âge de 15 ans, pour travailler avec mon père. Et j’ai quitté l’exploitation familiale à 20 ans », retrace le coupeur. As-socié avec ses frères depuis 1986, il travaille les terres héritées de son père, qui a pris sa retraite, ainsi que de nouvelles parcelles.

Un poids de moins sur les épaules

« Mon papa avait une charrette, on effec-tuait deux voyages à l’usine par jour », se souvient-il. Aujourd’hui le tracteur de Chris-tophe emprunte la route seulement deux fois par semaine. Avec un engin, le trans-port de la récolte se simplifie. Ramassées dans le champ avec la fourche du tracteur, les cannes sont directement déposées dans la remorque qui les apporte à l’usine. « Au-trefois il fallait les transporter du champ à la route puis les monter sur l’épaule dans la charrette. À la fin de la journée, tu ne sen-tais plus ton dos », témoigne Christophe. Parmi la fratrie, c’est lui qui conduit le trac-teur. Alors, cet outil, il le vénère. « Si un jour mi a plus tracteur et dois recommencer à la main mi arrête la canne », s’emporte-t-il en créole.

« Les deux lé liés »Malgré la dureté du métier, Christophe n’a jamais imaginé quitter la canne. Pourtant, de nombreux voyages auraient pu lui don-ner envie de changer d’air. Il effectue une escapade tous les deux ans hors de l’île :

Madagascar, l’île Maurice, l’Australie et la métropole. « Mon père dit que je voyage trop. Mais non, mi prend de l’avance, se dé-fend-il. Lui, il a travaillé jusqu’à 60 ans puis il a commencé une maison et n’a encore jamais voyagé. Moi je fais l’inverse ». Il a déjà construit une belle demeure et projette d’ouvrir un gîte pour partager son amour de la canne avec des touristes. « Et cela occu-perait Madame » plaisante-t-il en buvant une bière Dodo. En complément, Christophe élève aussi des bovins. Cet élevage lui per-met de stabiliser son salaire. « Mi peux reti-rer argent dans la canne pour le mettre dans les bovins ou dans les bovins pour la canne. Les deux lé liés », détaille-t-il, en regardant affectueusement son fils qui s’amuse avec les bêtes.

«La plante se transformer en sucre, c’est magique »

Christophe a toujours travaillé en collabo-ration avec l’usine du Gol, tout comme son père. Aussi comme tous les coupeurs de l’usine il reçoit une invitation tous les ans pour la visiter. « Mi l’a visité deux fois, mais pas depuis la modernisation, regrette-t-il, mi la regarde de loin. » Pour rattraper son re-tard, il a prévu d’accepter l’invitation de l’an prochain. Il s’extasie à cette idée : « Je trouve ça tellement extraordinaire de voir la plante se transformer en sucre, c’est magique ». u

Léa Gauthier

La canne en héritage

Coupeur de père en fils. Dans la famille Grondin, les générations se transmettent la culture sucrière. Si les techniques se modernisent, l’appel de la terre demeure. Rencontre avec Christophe, l’un des frères de l’exploitation.

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Avril 2009. Alors que les Antilles s’em-brasent contre la vie chère, à 13 000 kilomètres d’écart, le Collectif des

organisations syndicales, politiques et as-sociatives de la Réunion (Cospar) s’inscrit dans la lignée du Liyannaj kont pwofitasyon (L’Alliance contre les profiteurs ou LKP). Un mois après les manifestations qui ont mo-bilisé entre 12 000 (selon la préfecture) et 35 000 (selon l’organisation) personnes dans toute l’île, l’un de ses chefs de file, Yvan Hoareau, jubile au micro de Bobby, l’un des animateurs phares de la radio Free Dom. « J’annonce la baisse des prix des produits de la grande distribution ! 500 produits étaient dans notre collimateur. De ces 300 marchandises… » Surprise du présentateur. « 300 ? J’ai dû commettre une erreur. Suite à nos réunions à la préfecture, nous sommes tombés d’accord sur 240 éléments. » Nouvel ébahissement. « Que dîtes-vous là ? Les pro-duits cosparisés sont juste à côté de nous, dans un chariot. Jean-Hugues (Ratenon, autre tête de pont du Cospar) me confirme qu’il y en a 130. C’est ça, même Jean-Pierre

Rivière (secrétaire général de la CFDT-Réu-nion) m’atteste que nous en avons 62. »

L’émission en question s’intitule « Kanal la blague », sorte de « Guignols de l’info » à

la sauce créole diffusée sur Antenne Réu-nion, et reprend sur un ton humoristique et satirique l’actualité locale. Bien sûr, Yvan Hoareau et Bobby sont deux avatars, et leurs voix imitées. Mais ce petit format très prisé des téléspectateurs possède le mérite de soulever plusieurs questions : le Cospar est-il si inefficace ? Pourquoi se moque-t-on d’un mouvement qui souhaite améliorer la vie quotidienne de la population ? En une phrase : pourquoi la Réunion n’a-t-elle pas connu les mêmes événements que les An-tilles françaises ?

Contexte différent

Première mise au point par Pierrick Pédél, journaliste à Eco Austral, hebdomadaire éco-nomique de l’océan Indien : « Les métropo-litains aiment regrouper les quatre départe-ments d’outre-mer dans une même région. Ils commettent une énorme erreur ». Yvan Hoareau appuie dans ce sens : « Chaque DOM possède ses propres spécificités. Ana-lyser la situation sociale et économique de la Réunion en la comparant avec celle des Antilles serait faire fausse route ». « Géogra-phiquement, notre île se situe à l’opposé de la Guadeloupe et de la Martinique, renforce Catherine d’Hanens, déléguée générale du Medef-Réunion. Socialement, les ethnies sont plus mélangées à la Réunion alors qu’aux Antilles on constate un vrai rejet des populations blanches, notamment des békés (les membres blancs de la classe diri-geante). » Ce sujet est bien le seul sur lequel s’accordent tous les protagonistes.D’un côté le Cospar, mouvement formé pour « répondre à une crise sociale et écono-mique urgente », avec à sa tête Jean-Hugues Ratenon, leader de l’association Agir pou nout tout, et Yvan Hoareau, secrétaire gé-néral de la CGT-Réunion (CGTR). De l’autre, le Medef de l’incontournable François Caillé, PDG d’un groupe automobile pesant près de 450 millions d’euros de chiffre d’affaires par an (données 2006).

Les Antilles s’embrasent, la Réunion somnoleEn mars dernier, la rébellion contre la vie chère et la « pwofitasyon » en Guadeloupe et en

Martinique a provoqué une grève de plusieurs semaines qui bloqua ces DOM. Rien de tel à la

Réunion, malgré son urgence sociale, son chômage élevé (24,5 %), et son « LKP » local, le Cospar.

Économie

Yvan Hoareau, secrétaire général de la CGT-Réunion

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Un parc hôtelier insuffisant,

un manque de prestations de

haut niveau ou encore des

billets d’avion trop chers : le

tourisme réunionnais souffre.

Quels remèdes et pour

quand ?

Il est 20 h. La scène se déroule un soir de semaine sur le littoral, à St-Gilles-les-Bains, une station balnéaire. Des touristes

métropolitains, décidés à faire la fête, re-cherchent désespérément un endroit avec un peu d’ambiance. Peine perdue. Pas de bars. Ils finiront attablés à un snack. Ce n’est évidemment pas avec des exemples comme celui-ci que la cote du tourisme local va s’améliorer…

Cherche qualité, chambres et employés…

Si l’île traîne une réputation si mitigée dans le monde touristique, c’est en partie à cause des comparaisons avec sa voisine, l’île Maurice. Là-bas, on y trouve des presta-tions de haute qualité, un personnel abon-dant et performant et beaucoup de plages. L’inverse de la Réunion. « Nous n’arrivons pas à remplir nos hôtels alors qu’à Maurice, il y a plus de personnel que de clients dans un établissement », reconnaît Pierre Vergès, président de l’Île de la Réunion Tourisme (IRT), dans un sourire crispé. Sans compter que seulement 2 000 chambres sont re-censées dans l’île. « C’est un cercle vicieux. Nous avons peu de chambres, pas beaucoup de touristes qui dorment à l’hôtel et donc les employés se font plus rares », continue Pierre Vergès. Le problème se situe aussi en

Quand l’intersyndicale a commencé à poin-ter le bout de son nez, le Medef s’est vite couché. « Par peur », selon Pierrick Pédél. Catherine d’Harens : « Quand sont arrivés les desiderata du Cospar, nous avons vite adopté une position politique afin d’éviter le même désordre qu’aux Antilles ». Sur-fant toujours sur la même vague, le Cospar a dressé une liste de 62 revendications. Comme aux Antilles, une augmentation de 200 € des plus bas salaires et une baisse des prix de 500 produits de consommation cou-rante.

70 % de déçus

Autre point décisif : l’implication de la po-pulation réunionnaise dans les négociations. Début mars, une manifestation a réuni entre 12 000 et 38 000 personnes. « Ce sera tout, explique Pierrick Pédél. Globalement, l’ad-hésion au Cospar est quasi nulle. » Yvan Hoareau fait aujourd’hui son autocritique. Absence d’un leader charismatique à la tête de l’intersyndicale, à l’instar du Gua-deloupéen Élie Domota ? « Une personna-lisation du mouvement aurait entraîné des jalousies », Création trop hâtive du Cospar ? « Oui, mais la crise sociale demandait une réponse rapide. C’est sûr que la prochaine fois, nous nous y prendrons différemment. » Trop d’associations membres du Cospar ? « 40, c’était énorme ! Comment agir rapi-dement en ayant l’approbation de tous ? » Mélange de genres (syndicaux, politiques, associatifs) incompatibles ? « Je n’aime pas trop ces alliances. Le Cospar posait des pro-blèmes de société alors que le LKP était un mouvement entièrement politique ! Cela faisait sa force ! »Le 25 mai 2009, d’intenses négociations ac-couchent d’un protocole d’accord régional interprofessionnel de la Réunion. Au final, les salaires seront augmentés entre 50 et 60 € par les entreprises (malgré les réti-cences de la CGPME) ; 250 produits verront leur prix baisser. « Sans verser dans l’auto-satisfaction, le Cospar a quand même fait du bon boulot… même si notre bilan est un peu en dessous de ce que l’on attendait. Une hausse de 150 € des revenus, c’est déjà pas mal », défend Yvan Hoareau. Le secrétaire général de la CGTR additionne « les 50 € des entreprises et les 100 € du Revenu supplé-mentaire temporaire d’activité (RSTA, re-venu de transfert appliqué seulement dans les DOM) ». Au Medef, Catherine d’Hanens campe sur les 50 €. Elle dissocie l’instaura-tion du RSTA de la lutte menée par le Cospar.Quoi qu’il en soit, la déception des Réunion-nais se révèle massive. Selon un sondage – réalisé entre le 22 avril et 7 mai – publié par l’Ipsos en juin, 70 % d’entre eux s’esti-ment désappointés, contre 23 % des An-tillais. Dans un élan de pessimisme, 84 % des sondés de l’île pensent que le pire reste à venir. u

Alexis Hontang

Destination… ailleurs

Pierre Vergès, Vice -président de la Région, président de l’IRT

Philippe Doki Thonon, président de l’Union des métiers et

des industries de l’hôtellerie

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amont : les jeunes formés aux métiers de l’hôtellerie sont encouragés à partir en mé-tropole ou à l’étranger pour travailler. « La Réunion n’offre pas d’hôtels de luxe, il faut qu’ils découvrent autre chose », reconnaît Martine Doublet, proviseure adjointe du lycée hôtelier la Renaissance, l’unique de la région.Pour la saison 2008, il fallait compter 311 021 visiteurs dans l’île, soit 10,8 % d’augmentation par rapport à 2007. Cepen-dant, 197 840 de ces personnes sont des touristes dits « affinitaires » (visite dans la famille ou chez les amis, Ndlr.) ce qui représente plus de 60% des touristes.« Ces chiffres ne m’étonnent pas, s’exclame Pierre Vergès. Comment voulez-vous qu’un touriste qui paye déjà son billet d’avion 1 000 € puisse rester plusieurs semaines, dormir à l’hôtel et manger au restaurant même avec la baisse de la TVA. C’est incon-cevable. » « Depuis 2007, nombre de mes collègues ferment, faute de clients », ob-serve Philippe Doki Thonon, cuisinier et chef du Roland Garros à St-Denis, par ailleurs pré-sident de l’Union des métiers et des indus-tries de l’hôtellerie.

Des atouts uniques« Le touriste qui vient à la Réunion pour se baigner est tombé sur la tête où alors, aime jeter son argent par les fenêtres », s’emballe Nicole, une ancienne guide dans la ville du Tampon. Avec seulement dix kilomètres de plages, la Réunion ne peut évidemment pas miser sur le tourisme balnéaire. Seulement, « où pouvez-vous trouver une île avec une telle diversité ? », nuance Nicole. Un volcan (voir pages 38 à 41), des cirques (pages 48 à 63), un parc national, l’océan Indien, des randos, des paysages à vous couper le souf-fle, une population accueillante… : le choix est large. Certains événements font parler d’eux et attirent le public du monde entier tels le grand Raid (appelé aussi la Diagonale des fous), le Championnat du monde de parapente ou encore le festival musical « le SAKIFO ».

Un tourisme durablePour améliorer la fréquentation touristique, l’IRT veut essayer de diversifier un peu plus l’hôtellerie de l’île. « Des chambres d’hôtes, des gîtes, etc., ce sont le genre de structures qui plaisent aux gens aujourd’hui et non plus la traditionnelle chambre d’hôtel », explique Pierre Vergès. Reste à trouver des investisseurs pour ces nouveaux établisse-ments puisque cela fait deux ans qu’aucune chambre n’a été construite alors que com-me le constate Christian Wolf, président de l’Union des hôteliers de la Réunion (UHR), « il en faudrait 200 par an ». Ironie du sort, le seul hôtel de luxe de l’île, le Grand Hôtel du Lagon, a été restauré pour 13 millions d’euros par Naïade Resorts un groupe… mauricien. u

Économie

Coulées de lave 2007 au Tremblet

Quelques-uns des atouts touristiques de l’île sans oublier les 3 cirques de Salazie, Mafate et Cilaos, le paradis des randonneurs - voir rubrique « Vivre dans les cirques » p. 48 à 63

Port de St-Pierre

Océan Indien à St-Philippe

Esteban Lopez

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Sur l’asphalte des plateformes, des chariots-cavaliers, engins à l’allure fu-turiste, transportent des conteneurs.

Non loin de là, des camions attendent leur cargaison, prêts à dévaler des kilomètres au-tour de l’île. « 98 % des produits importés à la Réunion transitent par ici ! » : Alain Gau-din, chargé de la gérance du Port-Réunion, possède ses motifs de fierté. Ce passionné pour le trafic maritime, se félicite de cette in-frastructure « qui constitue le poumon éco-nomique de l’île ». En 2008, 4,286 millions de tonnes de marchandises ont été traitées dans cet endroit, communément nommé port de la Pointe des Galets, idéalement si-tué entre St-Denis et St-Paul.

Un chiffre appelé à croître. Les chantiers s’accumulent en effet entre le Port-ouest, avec notamment la construction d’un ter-minal céréalier et la modernisation de la darse de pêche, et le Port-est, désormais équipé d’un quatrième portique censé décharger plus rapidement les navires. « Le trafic maritime est très versatile. Un port se doit ainsi d’être attractif auprès des arma-teurs, en possédant toujours une longueur

d’avance », s’explique Alain Gaudin. Jean-Pierre Paris, responsable de l’exploitation, lui répond en écho : « L’intérêt est de rédu-ire le temps passé à quai. Un port qui est efficace, dépote ! » Au final, une addition… salée : 150 millions d’euros investis en qua-tre ans dans l’équipement.

Les durs effets de la crise

« C’est triste à dire, mais peu de bateaux ac-costent actuellement ! », se lamente Jean-Pierre Paris. Les nouvelles taxes d’entrée au port et… la crise – « notre chiffre d’affaires va baisser de 10 % suite à la récession. Nous retrouverons notre équilibre finan-cier fin 2011 », pronostique Alain Gaudin – renvoient l’image d’un endroit dépourvu d’agitation humaine. Sur un grand park-ing, plusieurs centaines de voitures restent enveloppées sous une bâche de plastique, dans l’attente d’être vendues. « Du jamais vu », souffle Jean-Pierre Paris.Journaliste économique pour l’hebdoma-daire Eco Austral, Pierrick Pédel dresse un constat lucide sur la situation actuelle du

port de la Pointe des Galets : « L’actuel in-vestissement est symptomatique de l’écono-mie réunionnaise. Développer le port, c’est améliorer la réception des produits importés certes, mais aussi renforcer le déséquilibre de la balance commerciale… » u

Alexis Hontang

Le Port  entre deux eauxAvec 150 millions d’euros investis en quatre ans, le Port-Réunion espère attirer les armateurs. Une

infrastructure, touchée par la crise, symptomatique du déséquilibre de l’économie réunionnaise.

Une future marina au Port !

D’énormes portiques métalliques, des fumées qui s’échappent des usines et bientôt, des yachts. Un ambitieux projet de la municipalité et de la chambre de commerce (concession-naire du port, Ndlr.). « Nous souhaitons rameu-ter cette plaisance haut de gamme qui transite entre les Seychelles, Maurice et les Maldives. Ce sera la première marina de la Réunion », se félicite Alain Gaudin, chargé de la direction du Port-Réunion. « Je vois mal comment l’île peut attirer ces touristes. Nous n’avons ni ré-cif corallien, ni même de bonnes plages ! », doute Pierrick Pédél, journaliste économique. Affaire à suivre. u

A.H.

Un charge containers

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Un indispensable, une institution, un mythe : la bière Dodo, au même titre que le piton de la Fournaise ou

le rhum-charrette, est à la Réunion ce que la Tour Eiffel est à Paris. « Quand je suis ar-rivé sur l’île, la première chose qu’a faite mon beau-frère, c’est m’offrir une Dodo ! », témoigne Pierrot, qui tient le Bar des Pê-cheurs, à St-Denis. Créée en 1962 sous le nom de Dodopils par Gerhard Avanzini, son vrai nom est « bière Bourbon ». Mais elle est surnommée Dodo. Cet oiseau de l’île Mau-rice, aujourd’hui disparu, est même devenu l’emblème publicitaire de la bière blonde. On le retrouve, toujours souriant, sur une multitude de murs de petits commerces,

toujours accompagné du fameux slogan « La dodo lé la », ce qui signifie « La dodo est ici » en créole. Cet oiseau, réputé absurde, a porté préjudice à la bière Bourbon au début. Mais les Réunionnais se sont familiarisés au profil sympathique de ce gros oiseau, an-crant définitivement la boisson dans la tra-dition réunionnaise. « Les gens ne peuvent pas s’en passer », sourit Pierrot.

À la bouteille

« La large majorité de la population la boit à la bouteille, par tradition. Mais quelques-uns, notamment les métropolitains, préfè-rent la consommer en pression. D’autres,

dont beaucoup de jeunes, la boivent même avec une paille ! », observe Pierrot, origi-naire du Nord, où la bière occupe aussi une place significative. Il s’emporte : « La Dodo est universelle ! Même les touristes sont fans ! ».

Quand on présente la Dodo comme la seule bière originale, produite localement par les Brasseurs de Bourbon, Ludo, métropolit-ain, tempère : « La Dodo, bière locale ? Oui, d’un point de vue historique. Mais une des matières premières essentielles, le houblon, vient de Belgique. Elle est juste brassée dans l’île ». Quoi qu’il en soit, le volatile occupe la première place sur les tables réunionnaises. Et pour cause : « Chaque jour, je vends 5 packs de 18 dodos contre 2 Fischer », dé-taille une commerçante de St-Denis. Avec 70 % de part de marché, la Dodo devance ses concurrents. Mais alors qu’elle semble

invincible, alors qu’elle écrase toute rivalité dans l’île, certains tentent néanmoins de la faire vaciller ou au moins de la plumer de quelques parts de marché.

La guerre des bières ?

Un autre oiseau s’y essaie : Phoenix. Le groupe Castel a implanté cette marque mau-ricienne de bière à la Réunion depuis 2006. Selon Pierrot, « Phœnix veut s’installer dura-

La reine à plumes des boissonsConnue - et surtout bue - par tous, la bière Dodo règne en maître sur les tables et les comptoirs réunionnais. Mais gare à la concurrence d’autres volatiles…

Économie

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Avant d’arriver au gosier, la Dodo, principale bière de la Réunion, suit un long chemin de fabrication.

Les dessous de la bièreTout d’abord, les ingrédients : pour 10 000 litres de bière Dodo, 1 800 kg de malt, 700 kg de riz et 3 kg de houblon. Brassée dans l’île, la Dodo n’est cependant pas 100 % made in Réunion : le houblon vient tout droit de Belgique.Le brassage, d’une durée de 13 heures, est le point de départ de la production. Les ingrédients – eau, malt et riz – sont subtilement mélangés puis chauffés. Sous l’effet de la chaleur, l’amidon contenu dans le riz se transforme en sucre. Le ré-sultat est une bouteille qui sera filtrée. Le jus sucré des écorces est ainsi séparé des autres résidus appelés « la drèche ». Le liquide sucré est de nouveau chauffé puis porté à ébullition. C’est là qu’on y ajoute le houblon en faible dose. C’est cette fleur qui donne l’amertume à la bière. Refroidi à dix degrés, le mélange est transvasé dans une cuve où la levure est ajoutée pour la fermentation. L’opération dure douze jours et passe par plusieurs stades dans des cuves de 60 000 litres. Durant la fermentation, la levure dégrade le sucre en produisant du dioxyde de carbone, autrement dit, des bulles et de l’alcool. En fin d’élaboration, le mélange est à nouveau refroidi à zéro degré pour arrêter l’évolution. Un dernier filtrage pour la brillance et voilà le breuvage tant attendu ! u

Q.G

blement pour défier Bourbon ». Il poursuit : « Des Mauriciens non déclarés sont venus repeindre les murs de mon bar aux couleurs de leur bière (le rouge, NDLR.), et fixer une enseigne publicitaire. Ils font ça partout ici ». « Ils étaient en règle. Il ne manquait pas de papier, mais juste un fax, qui n’a pas été en-voyé. Mais ils respectaient la loi française sans problèmes », rétorque Ludo, lui-même payé par Phœnix pour repeindre les bars consentants de St-Denis.Aux nouvelles devantures rouges, la riposte ne tarde pas. Les Brasseries de Bourbon ré-pliquent en bichonnant les distributeurs : « Ils nous avaient déjà livré un frigo. Mais quand ils ont appris le coup de la peinture, ils ont tout de suite contre-attaqué et sont venus mettre une enseigne aussi ici », sourit Pierrot, dans la position de l’arbitre.

Dodo toujours en tête

Dodo garde de l’avance. Pour l’instant, Phœ-nix n’est pas son principal concurrent. Un restaurateur de Salazie ajoute qu’il ne vend lui-même pas de Phœnix et que la bière mau-ricienne ne se classe pas parmi les cinq meil-leures ventes de bières de l’île. Mais l’oiseau qui renaît de ses cendres se démène : « Il y a des offres dans les supermarchés : pour un pack de 24 bouteilles acheté, un deuxième est offert. Phœnix casse les prix de façon phénoménale », raconte Pierrot.Pour autant l’oiseau de paradis n’aime pas se faire passer pour le diable : « Le but de Phœ-nix, c’est d’acquérir des parts de marché et pas forcément d’être le premier ni d’avaler Dodo, car Dodo est historique », récrimine Ludo. Pierrot, lui, reste dubitatif : « Ils se sont fait la guerre ici, au bar, en 15 jours ». Pour être le roi du marché. Phœnix peut-il bousculer la hiérarchie en détrônant de ses terres Bourbon, LA bière de la Réunion ? « Non, tranche Pierrot. La Dodo, favorite des ouvriers, a toujours été la première ici et elle le restera ». Alors, pour qui la mise en bière ? u

Quentin Guillet

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Presse quotidienne : « C’est du je-te-bats-sur-un-

scoop ! »

Cette citation de Jean-Noël Fortier, chef de service au Quotidien, résume bien le cas de la presse quotidienne réunionnaise. La forte concurrence entre les deux principaux titres, le Journal de l’île de la Réunion (JIR – 31 300 exemplaires imprimés – 1 €) et le Quotidien (32 869 unités – 1 €) « pousse chaque ca-nard à glaner la meilleure information pos-sible chaque jour », selon Christophe Tézier, rédacteur en chef du JIR. Les deux rivaux cherchent aussi à séduire dans leurs ma-quettes respectives : leurs pages, imprimées dans un format un peu plus grand que celui du tabloïd, sont entièrement colorées ! « Au final, le lecteur se retrouve avec une presse de qualité et très réactive », poursuit-il.

Même si le Quotidien possède quelques exemplaires d’avance en termes de ventes sur le JIR, ce dernier, historiquement associé à l’homme politique Michel Debré (RPR, dé-puté de la Réunion de 1963 à 1988), semble dominer sur la toile. Le site clicanoo.com, alimenté des articles parus dans le canard, exhibe fièrement ses « 30 000 à 40 000 lec-teurs quotidiens », selon Christophe Tézier. Le site internet du rival, payant, y joue pour beaucoup. « Mais il faut bien vivre, non ? », se défend Jean-Noël Fortier.

Enfin, à l’écart du bras de fer JIR-Quotidien, Témoignages (6 000 exemplaires – 0,76 €), fondé par Raymond Vergès (le père de Paul, l’actuel président du Conseil régional, Ndlr.) en 1944, ne cache pas sa proximité avec le Parti communiste réunionnais (PCR), le ren-dant un peu marginal auprès du grand pub-lic. Une sorte de cousin créole du quotidien l’Humanité.

Télévision : Antenne Réunion vs RFO

Dans les téléviseurs comme dans les kiosques, deux groupes monopolisent l’au-dimat. Et entre Antenne Réunion et RFO (qui détient deux chaînes dans l’île : Tempo et Télé Réunion), la guerre est aussi déclarée. « C’est une concurrence saine, nuance Jona-than Evrard, journaliste reporter d’images (JRI) à Antenne Réunion depuis deux ans. Même si nous ne disposons pas des mêmes moyens. Chez nous, le JRI s’occupe du mon-tage, du tournage et du contenu, alors qu’à RFO, ces tâches sont souvent exécutées par trois techniciens différents ».

Dans ses locaux flambant neufs de la Tech-nopôle de St-Denis, Antenne Réunion do-mine l’audience que ce soit pour les éditions de 12 h 30 et de 19h, dont certains sujets sont empruntés à TF1, ou les séries, elles aussi issues de la programmation de la Une. À RFO, « les programmes proviennent de France Télévisions. Mais, il se peut que nous envoyions des reportages en métropole, comme pour le crash de l’airbus aux Co-

mores », explique Gilbert Hoair, rédacteur en chef adjoint de RFO.

Radio : Free Dom, l’unique, la seule

Quel est le point commun entre les rédac-tions du JIR, du Quotidien, de RFO et d’An-tenne Réunion ? « On écoute Free Dom », répond Jean-Noël Fortier. « Cette radio, c’est l’AFP réunionnaise ! », surenchérit Jonathan Evrard, en référence à l’Agence française de presse qui abreuve les rédactions de dépêches. Difficile d’éviter le phénomène Free Dom dans l’île : dans les bus, au travail comme à la maison, les insulaires restent branchés sur la fréquence 97.4 (à St-Denis, Ndlr.) à longueur de journée.

Pour écouter de la musique ? Pas tout à fait. « Free Dom s’apparente à une radio « la fé la di » (« commérages » en créole, Ndlr.). L’auditeur appelle le standard et il peut par-ler de tout et de n’importe quoi à l’antenne. L’animateur n’a plus qu’à gérer le temps de parole de chacun », explique un étudiant auteur d’un mémoire sur cette station, mais qui a souhaité conserver l’anonymat. « Un chien perdu ? On contacte Free Dom. En panne sur la route ? Vous avez été volé ? Idem. » Pas aussi bavarde que ses auditeurs, la direction de la station a rejeté toutes nos demandes d’interview.

La réputation de la radio a fait le tour de l’île : chacun a une anecdote à raconter. « On avait dérobé sa voiture : une personne l’a alors décrite à l’antenne. Quelques instants

Free-Dom et les autres

La Réunion et la métropole ne peuvent partager les mêmes médias : l’éloignement est géographique (11 000 km) et culturel. Aussi, l’île a développé son propre paysage médiatique.

Médias

par Alexis Hontang (avec Esteban Lopez et Noémie Debot-Ducloyer)

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plus tard, un auditeur prenait en filature l’automobile volée », relate un fidèle audi-teur. Mais attention aux dérives. La liberté de ton accordé peut parfois servir à des causes plus personnelles… « C’est radio-dé-lation ! », pense un observateur.

Derrière l’omniprésence de Free Dom, dif-ficile de se faire une place. « Les autres ra-dios diffusent sur un registre totalement différent, plus conforme à ce qui se fait en métropole. On ne peut pas laisser les indi-vidus dire n’importe quoi, explique Yannick Pitou, journaliste à Festival-RTL. Par contre, nous essayons d’accorder une plus grande place aux auditeurs via plus de libre antenne et de directs… sans copier Free Dom ». u

Visite du 1er ministre François Fillion à Bras Panon (Nord de l’île - région de

canne à sucre) - le 9 juillet-

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La rédaction du Jir. Elle se partage, à parts égale avec le Quotidien,

les lecteurs de la Réunion.

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Bernadette, journaliste au Quotidien, semble fatiguée. Ses trois portables sonnent à tour de rôle. Trois ! « Oui à

mon grand regret ! Un de permanence, un du journal et un personnel », soupire-t-elle. La raison de ce surmenage ? Les faits-divers ! « Ils ne sont pas plus nombreux qu’en mé-tropole, mais comme St-Denis rassemble tous les tribunaux… », constate-t-elle. Grande instance, Correctionnelle, Assises et Cour d’appel se concentrent dans la préfec-ture. « La Réunion, en raison de sa situation géographique, est aussi souvent le théâtre de reconduites à la frontière, de problèmes à la douane, etc. » Ce qui, selon la fait-di-versière, augmente sa masse de travail. Un constat nuancé par le bâtonnier de St-Denis, Michel Bidois : « Le nombre de renvois à la frontière équivaut à celui de métropole ». Il s’inquiète néanmoins de la délinquance des jeunes. « Certains s’ennuient et pensent re-cevoir une médaille en passant par la case prison. »

Peu de grand banditisme, mais plutôt des bagarres

qui dégénèrent

Mais Michel Bidois s’accorde avec Berna-dette sur un point : la plupart des faits divers ne sont pas prémédités. « Ici, on constate peu de grand banditisme, mais plutôt des bagarres qui dégénèrent. Alors, on se bat, on sort les sabres ou parfois les fusils », re-marque la journaliste. Le vendredi 24 juillet,

par exemple, Roderick Dartin, 26 ans, a poi-gnardé son oncle après s’être disputé avec celui-ci dans la case familiale à Bourbier-les-Hauts. Ce dernier a succombé à ses bles-sures.

Rien d’étonnant à ce que les médias s’em-parent de ces histoires. Jusqu’à la sensation qu’elles envahissent leurs colonnes. Trois pages par jour dans le Journal de l’Île de la Réunion (JIR) et le Quotidien, les deux plus grosses parutions de l’île. « La concurrence nous oblige à tout couvrir, défend Berna-dette. Mais les gens ne se lassent pas, ils trouvent même qu’on n’en fait pas assez ». « En dehors des faits-divers, il ne reste plus grand-chose dans les médias », remarque l’avocat. « Cette médiatisation ne me gène généralement pas dans mes affaires », note-t-il encore. Pour dénicher les dernières af-faires, les journalistes se renseignent auprès des pompiers, gendarmes, policiers et ser-vices judiciaires comme partout en France. Mais particularité de la Réunion, ils sont aus-si branchés sur radio Freedom pour collecter les appels des auditeurs. Les Réunionnais, dès qu’ils constatent un trouble ou un acci-dent joignent souvent cette station... avant la police ou la gendarmerie. u

Léa Gauthier

Accidents,coups de sang et Cie.Les faits-divers réunionnais se distinguent par leur traitement médiatique. Les journaux locaux en font leurs colonnes grasses.

Médias

Bernadette, journaliste au Quotidien

Les 3 journaux de l’île : le Quotidien, Témoignages, le JIR

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Le matin où nous sommes allés à sa rencontre à RFO, notre vedette, très occupée, avait oublié que nous avions

rendez-vous. Il a tout de même répondu à nos questions, tout en gérant sa matinale au micro. Nouvelle performance pour l’anima-teur-vedette. Géo est fier de lui.

« Je n’arrête jamais »

« C’est simple, je n’arrête jamais », rit Géo. Sur l’antenne de RFO depuis déjà 10 ans, le présentateur ne se lasse pas de son tra-vail. « J’adore mon job à la radio, pourtant je ne suis pas un professionnel dans ce do-maine : je n’ai pas de diplôme ». La vie de Géo a bien failli ne jamais croiser la radio. C’est une visite à NRJ organisée par son papa qui est le déclencheur de sa carrière. Le père de Vivien, qui travaillait dans le mar-keting, a depuis été victime d’une attaque cérébrale qui l’empêche de parler. « Vous savez, ce que je fais aujourd’hui, c’est aussi pour lui », confie Géo le regard dans le vide, les larmes aux yeux. À l’époque, le directeur de NRJ lui propose un poste de présenta-teur : « J’ai dit non. Puis le lendemain, j’ai assisté à la matinale et je me suis dit : « Al-lons-y ! ». C’est d’ailleurs à ce moment-là qu’un journaliste lui trouve ce surnom de Géo, l’homme qui fait tout. Et quatre ans plus tard, c’est la direction de RFO qui le contacte pour lui proposer un emploi auquel Vivien répond aussi par l’affirmative. « Vous

vous rendez compte, à 30 ans, je devenais animateur, sans aucun diplôme, et en plus sur une radio du service publique. C’est juste énorme », lance Géo, modestie mise à part. Mais pour lui, la matinale n’est que le début d’une journée bien chargée. À côté de son activité à RFO, Géo, par ailleurs ancien sala-rié d’une société d’animation et désormais associé ainsi que directeur de sa micro-en-treprise d’animation, vante les promotions de Carrefour dans les supermarchés. Une manière d’arrondir ses fins de mois ? Le jour-naliste s’en défend : « Je retrouve là une par-tie de mon boulot d’animateur que j’adore : le contact humain. Je suis assez timide de nature, mais je ne me sens bien qu’avec des gens autour de moi avec qui je peux discu-ter ». C’est ensuite l’inauguration du rallye voiture de la Réunion, qui a lieu une fois par an ou encore la Diagonale des fous que Géo est chargé d’animer.

Du Club Med à la télé ?Avant d’arriver à l’île de la Réunion, Vivien était chef animateur au Club Med au Séné-gal. Après une maîtrise d’art dramatique, il peine à s’imposer dans ce domaine, malgré plusieurs auditions. « Je me suis alors es-sayé au Club Med et c’est là que je me suis rendu compte que je ne pouvais pas me sé-parer d’un public ». Même passionné, l’ani-mateur ne dédaignerait pas laisser le micro pour le petit écran. « Une petite chronique avec William Leymergie dans Télé Matin me plairait énormément ! Du style : « Les questions qui ne servent à rien, mais que tout le monde se pose» », conclut-il avec un sourire. En attendant France 2, son rêve de télé s’est concrétisé : le 21 septembre der-nier, il a fait ses premiers pas sur RFO télé avec sa « Rubrique du Net », qui n’est pas sans rappeler « les Enfants de la télé ». u

Géo fait toutÀ 40 ans, Fabrice Vivien, plus connu sous le pseudonyme de « Géo », s’est forgé une image d’animateur-vedette dans l’île. Il présente la matinale toute la semaine sur RFO radio, est animateur dans un hypermarché quelques heures par semaine, ou à la Diagonale des fous une fois par an (voir p 42 et 43).

Esteban Lopez

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«Tu penses qu’on va voir la lave dans le cratère ? », demande David à son fils.

« Oui ! », lui répond émerveillé Achille. Pas de chance pour ces touristes venus à la Réu-nion en famille et avec des amis, le piton de la Fournaise est très calme. Seul le brouillard trouble le paysage. « C’est un peu un regret. Je suis Réunionnais de naissance et quand je suis revenu en 2003, il y avait une éruption. Aujourd’hui, on ne verra rien », se désole le père. Pas de quoi s’attrister, le spectacle qui s’offre aux touristes vaut le coup d’œil. À perte de vue s’étendent des coulées de lave refroidies. Pour avoir droit à « cette mer-veille tout bonnement lunaire ! », comme le décrit Frédéric, un Nîmois, il faut descendre dans la zone Est de la région appelée l’En-clos, une partie de l’île recouverte de roche volcanique. La grande majorité des coulées se déroulent ici.

Les randonnées attirent foule de touristes qui, armés de leurs chaussures de marche et de leur excitation, parcourent les chemins balisés. Les plus sportifs peuvent admirer de loin les cratères Dolomieu et Bory. Inter-diction néanmoins de les approcher depuis l’effondrement du premier en 2007. Lors de l’éruption qui eut lieu en avril, le cratère s’est affaissé de plus de 300 mètres. La rai-son : une vidange de la chambre magma-tique. « J’en ai vu des coulées, mais celle de 2007 était la plus impressionnante », affirme Pierre Dalleau. Sa maison, qui abrite un res-taurant, s’est retrouvée à une centaine de

mètres du danger. « Je n’étais pas inquiet, on sortait, on allait assister au spectacle. Il y avait des voitures au bord de la route sur plusieurs kilomètres ! »

Mon p’tit piton

Malgré l’allure impressionnante de la masse rocheuse, les Réunionnais l’ont adopté. « Je l’aime mon volcan ! », clame Pierre Dalleau. Une véritable ferveur anime les habitants quand le piton se met à gronder. « Ça fait énormément de bruit, se remémore le res-taurateur, on ressent les secousses de l’érup-tion. Pas étonnant que notre village s’appelle le Tremblet. Nous avions conscience d’un événement unique, parce que nous pen-sions que la lave allait sortir de l’Enclos. » Face aux menaces pour les habitations, les forestiers et les gendarmes évacuent la po-pulation. « En fait, l’originalité de l’éruption provenait du sommet, avec l’effondrement du cratère », conclut Dalleau.

Patrice Huet, responsable du service des pu-blics à la Maison du Volcan et géologue de formation, revient sur les dangers d’éven-tuelles coulées hors Enclos : « Aucune com-mune n’est vraiment à l’abri, et des villes comme St-Philippe ou Ste-Rose pourraient un jour être menacées. Il faut comprendre que la pression de millions de m3 de roche en fusion pousse à la surface, et cela peut sortir n’importe où ». La vaste zone sur la-quelle passe la majorité des coulées porte le nom évocateur de Grand Brûlé. À l’em-placement des coulées de 2006, le spectacle surprend. Par endroits, les pierres encore chaudes couvrent un sol à 200 °C deux mètres plus bas. La vapeur d’eau, engendrée par une rosée matinale en contact avec le

four interne des pierres, s’échappe. Décor apocalyptique. « Quand tout ça arrive vers la mer, des orages volcaniques très bruyants se créent. La route nationale doit être re-faite à chaque fois, la flore est décimée, les flammes envahissent le ciel. Toute lumière éteinte, on y voit comme en plein jour », rapporte Pierre, avec un air presque blasé. Au bout de trois ans, la nature ne reprend ses droits que grâce à quelques fougères. Il faudra attendre 200 ans avant de retrouver une véritable forêt.

La Fournaise offre de beaux spectacles aux risques peu élevés… à condition de prendre quelques précautions. « Les gens sont im-prudents, se désole Jean-Claude Lavernay, ami des Dalleau et lui aussi habitant du Tremblet. Des parents viennent avec leurs marmailles en tee-shirt en pleine nuit. Moi je leur dis : « Ils ne seraient pas mieux cou-chés ? » ». Pour éviter toute embûche, des parcours sont balisés. Ces interdits suscitent la frustration d’une partie des habitants qui pensent qu’on les prive de leur volcan. Conséquence : ils ne les respectent pas. « En 2003, un jeune intrépide est tombé dans une faille à plus de 200 °C. Cette mort a obligé les autorités à renforcer les précau-tions. Mais les gendarmes ne sanctionnent pas assez, déplore Jean-Claude, hormis une fois où ils ont mis une amende à ceux qui s’étaient trop approchés du cratère du Do-lomieu. »

Le « volcan laboratoire »

Les scientifiques, eux, le côtoient de près. « On s’y est rendu à peine trois jours après l’effondrement du Dolomieu, confesse Patrice Huet. On mesure les risques, on

Plus fascinant qu’inquiétant, le piton de la Fournaise suscite une profonde curiosité. Touristes, habitants et scientifiques s’accordent sur la magnificence de cette montagne de feu, à surveiller de près, pour la science et la sécurité.

Volcan, mon amour

Nature

par Alexandre Mathis

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fait attention. » La Fournaise connaît des éruptions de type effusives, donc moins dangereuses que les activités volcaniques explosives (voir encadré p 41) comme pour l’Etna en Italie. « Le piton émergea d’un point chaud il y a 60 millions d’années. Les éruptions sont créées par une poussée pro-voquant des débordements. Elles s’arrêtent quand il n’y a plus de gaz », vulgarise Patrice Huet de la maison du Volcan. Grâce à cette structure, les scientifiques de l’observatoire surveillent de près la bête. De Cilaos à Ste-Rose en passant par Dolomieu, un réseau de surveillance complexe quadrille ses moindres faits et gestes.

Ainsi, des stations sismiques, des extenso-mètres (qui mesurent les mouvements sur les failles) ou encore des sondes à radon (un gaz radioactif dégagé lorsque le magma re-monte) sont autant d’outils utiles à l’observa-toire. « Le renfort des images satellites nous facilite les analyses », estime Valérie Ferraz-zini, sismologue depuis 14 ans. Quand elle parle de « son » volcan, ses yeux s’illuminent d’une ardeur passionnelle aussi bouillante que le magma en fusion. Les gestes accom-pagnent la parole, le phrasé se fait plus en-joué. En grande spécialiste de la surveillance, elle décrypte chaque activité sismique po-tentielle. Ces dernières signalent les risques

avant-coureurs d’une entrée en éruption du monstre. « Je vois plus de choses depuis mon ordinateur que le mec sur le terrain parfois ! Je l’appelle, je lui signale qu’une coulée se produit par exemple. » Frustrée de rester dans son bureau ? « Non, je vais le voir de temps en temps ! De toute façon, il y a un système de surveillance tournant. En plus, la nuit, s’il y a plus de trois séismes, l’ordinateur appelle automatiquement sur mon téléphone afin de me prévenir. » Pas de fantasme non plus, la Réunion n’est pas une plaque qui tremble en permanence. Comme l’explique Patrice Huet, « les tremblements de terre sont peu puissants, moins de 2 de magnitude sur l’échelle de Richter, c’est-à-dire indétectables par les êtres humains. Leur nombre et leur fréquence augmentent si l’éruption approche. On est sûr qu’elle va avoir lieu quand on constate un phénomène d’inflation. Le cratère gonfle sous l’effet de la pression magmatique. »

Volcan le plus connuD’après Valérie, la sismologue, ce « volcan laboratoire » est le plus connu du monde. Plus encore que celui d’Hawaii, le Kilauea. « Les zones intéressantes sont plus acces-sibles, et le grand public peut en profiter. » L’ancien directeur de l’observatoire, Thomas

Staudacher, récupère des échantillons de laves en fusion. « On s’approche de la cou-lée à deux, avec des combinaisons de pilotes de Formule 1. J’ai une pelle de deux mètres pour prendre un morceau. Mon collègue me tend un sceau pour plonger la lave en fusion dans l’eau. La température n’est pas suppor-table plus d’une minute si l’on s’approche à moins d’un mètre du magma. » Ce refroidis-sement permet de cristalliser la roche avant qu’elle ne s’oxyde à l’air. « On peut ainsi étu-dier la composition de l’intérieur du cratère. Décisif pour la recherche », justifie le profes-seur Staudacher. Dernièrement, une étrange découverte intrigue. « On a retrouvé une roche proche de la pierre ponce au cratère du Dolomieu, s’étonne Patrice Huet, c’est la première fois. »

Découverte prometteuse ? Ce qui est cer-tain, c’est qu’un seul caillou peut éblouir ces mordus de savoir. Pour preuve, ils ne comp-tent pas les heures, ni le danger. « Une nuit de cyclone, plusieurs de nos appareils sont tombés en panne, ce qui posait problème pour l’observation, se souvient Valérie Fer-razzini de l’observatoire. Notre électroni-cien, Philippe Kowalski est sorti malgré le pé-ril. Il a franchi des côtes très compliquées et a remis en état un instrument de mesure. » Que ne ferait-on pas pour son volcan ? u

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Photographie de Serge Gélabert, le photographe de l’île. Voir son portrait sur notre site.

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Non loin du fameux piton de la Four-naise, l’architecture d’un bâtiment imposant rappelle la forme conique

d’un volcan. Construit il y a 17 ans, à l’ini-tiative des célèbres volcanologues Maurice et Katia Krafft, « le Muséum de la Fournaise est devenu une référence touristique », se félicite Patrice Huet, responsable de l’accueil du public. Chaque année, 55 000 visiteurs découvrent les nombreuses activités pro-posées. « La visite commence par une ex-position. L’idée est de faire comprendre le fonctionnement d’un volcan effusif, tel que le piton de la Fournaise, ou encore de pré-senter les origines de l’île de façon simple et ludique », continue Patrice Huet. Place ensuite à la découverte des coulées de lave d’avril 2007 en vidéo dans une des deux salles de projection. La seconde étant réser-vée à un film en trois dimensions sur l’activi-té du volcan. Il comble les plus petits comme les plus grands : « Le musée est vraiment intéressant. Finalement, on en connaît peu

sur les volcans et « sa maison » nous permet de combler nos lacunes ! », s’enthousiasme Pierre, un vacancier bordelais.

Éducation au volcan

« Les Réunionnais sont fiers de leur volcan. Il est donc normal que soit enseignée cette science de la terre aux élèves de la région », confie Bernard, visiteur. Ils sont 10 000 écoliers, collégiens ou encore lycéens à se rendre au musée chaque année pour une sortie pédagogique. Des sections spéciales ont même été créées. Sur une période d’une semaine, les 25 élèves de ces classes dîtes « volcan » étudient leur monument naturel de fond en comble.

Financée à 56 % par la région Réunion, la Maison du Volcan a pour ambition de créer de nouvelles attractions sur le modèle du Fu-turoscope par exemple. Peut-être dès 2012, pour le vingtième anniversaire du musée. u

Esteban Lopez

Nature

Le piton en sa demeureÉtape indispensable dans la découverte du Piton de la Fournaise, la Maison du volcan propose depuis 17 ans expositions, projections vidéo ou encore activités pour les plus jeunes.

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Patrice Huet de la Maison du volcan

Coulées de lave 2007 au Tremblet

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Du  magma dans les veinesLa chaleur du piton pro-voque une fièvre passion-nelle chez de nombreux Réunionnais. C’est le cas de Jean Perrin.

L’attente aura été longue. Trois semaines avant de pouvoir rencontrer Jean Perrin. Ça se fera au resto, un jour où son bou-

lot de médecin généraliste ne l’occupe pas. Son fils, Alexandre est là aussi, tout juste débarqué de ses études en métropole. Ado ouvert et courtois, on ne peut s’empêcher de se dire que ça va le saouler d’entendre

encore son père parler du piton de la Four-naise. Ce dernier doit lui rabattre les oreilles tous les jours avec le volcan à la maison. Le cinquantenaire arrive, enthousiaste. « Enfin, j’ai la crève », précise-t-il. Son meilleur médi-cament ? Sa passion.

Accro, presque drogué. On peut ainsi résu-mer son état d’esprit. Un comble pour un médecin. Sa dépendance concerne le piton de la Fournaise : « J’ai déjà tout lâché, même le boulot, pour aller voir une éruption ». L’homme compte parmi ces passionnés qui maîtrisent tellement le sujet que même les professionnels parlent de lui. « Je l’ai déjà vu moult fois dans nos locaux, il connaît bien la Fournaise, je sais qu’il arrive parfois avant nous sur les lieux des éruptions », confie Va-lérie Ferrazzini, de l’observatoire. Même son de cloche à la maison du Volcan où le géolo-gue Patrice Huet affirme : « Jean Perrin s’est déjà retrouvé avec nous en expédition. Il connaît les risques. Et il en prend autant que nous. » En outre, l’amateur emmène souvent des touristes à l’intérieur de vieilles coulées séchées. « C’est magnifique, mais il faut vraiment jauger les dangers, prévient Jean Perrin. Nombreux sont les imprudents à s’être aventurés sans préparation face aux vastes étendues de roches volcaniques du Grand Brûlé (zone de l’île où le décor n’est fait que de laves refroidies, Ndlr). »« Ma passion n’a que 30 ans, c’est récent, rit le médecin. Je dis ça parce que la préhistoire me titille depuis mes 3 ou 4 ans. Ça, c’est une vieille passion ! » Vocabulaire précis. Jean ne galvaude pas les mots et évite les hyperboles

à outrance. La voix toujours calme s’allie à un débit rapide. Il ne faut pas l’entraîner trop loin, sous peine de ne plus savoir de quoi on parlait quelques secondes auparavant. Dans ses artères coule une lave en fusion, un sang contaminé par des vapeurs toxiques. Dia-gnostic : Jean risque de garder la bougeotte, comme quand il va en expédition avec ses

amis et sa femme pour admirer le début des coulées de lave. « Pour voir quelque chose, il faut camper. Alors quand on sait par les indications de l’observatoire que l’éruption est imminente, on attend vers les cratères et on plante nos tentes. » Baroudeur pour assouvir sa soif d’émerveillement, mais « en rien sportif », Jean regrette en partie son aventurisme : « Je le paie physiquement. Je viens de subir ma deuxième opération au genou. Je me calme ». Le regard dubitatif d’Alexandre laisse penser qu’il n’en est rien. C’est grave docteur ? u

Alexandre Mathis

« Volcan rouge » pour île verte

Tout tourne autour de la roche vol-canique à la Réunion. « L’île, ce sont deux volcans : le piton des Neiges,

aujourd’hui en sommeil, et celui de la Fournaise, analyse Patrice Huet, géologue de la maison du Volcan. Quand le point chaud qui se trouve sous l’île a créé ces deux masses montagneuses, la surface n’était pas unie. C’est au fur et à mesure des éruptions que les deux se sont re-joints. La Réunion est vouée à s’agrandir. Les coulées plongent jusqu’à 400 mètres sous la mer. » Les experts estiment que c’est ce même point chaud qui créa l’île Maurice et les Maldives. Les cirques sont aussi les produits des jaillissements mag-matiques. Les vallées se sont creusées par l’érosion. Mafate, Cilaos et Salazie se sont façonnées sur de la roche noire comme du charbon. C’est toute la géographie qui s’en trouve bouleversée. « Il y a 300 000 ans et plus récemment 4 700 ans, des effondre-ments ont formé des barrières naturelles au centre entre les deux Pitons. Consé-

quence : d’éventuelles coulées de lave à l’Ouest seraient bloquées », précise Patrick Huet.

Lorsque celles-ci sont poussées à l’exté-rieur sous l’effet de la pression, le mag-ma, chargé de gaz, est à 1 200 °C « Il refroidit un peu à l’air libre : il n’est plus qu’à… 1 150 °C », sourit le géologue de formation. On parle de « volcan rouge » pour la Fournaise puisque ses éruptions sont effusives et non pas explosives. La première catégorie signifie que le mag-ma coule avec fluidité par une simple pression en dehors de la chambre magmatique. Les éruptions explosives caractérisent les « volcans gris ». Sou-vent créées par des phénomènes de subductions de plaques tectoniques, elles concernent des sommets comme la mon-tagne Pelée, à la Martinique, ou le mont St-Helens, aux États-Unis. Ces explosions dégagent de terribles nuées ardentes, composées entre autres de monoxyde de

carbone et de soufre. Rien de tel pour la Fournaise qui n’offre que de belles fon-taines de laves, des envolées de cheveux de Pelé (filaments de roche volcanique) et des coulées spectaculaires. u

Alexandre Mathis

Coulée de lave (2007)

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La Diagonale des Fous de A à ZLe Grand Raid, course d’endurance extrême, attire tous les ans en octobre des milliers de champions et d’amateurs de nombreuses nations. Partis à minuit de la côte sud-est, les concurrents mettent de... 20 à 62 heures pour traverser l’île de part en part. Ils doivent pour cela monter, descendre, monter et descendre encore, franchir des cols vertigineux, et traverser les trois cirques ! Un parcours d’environ 150 km, avec 9 000 mètres de dénivelé positif ! Un défi collectif et une extraordinaire aventure.

A comme Appréhension

« Juste avant la course, il y a une montée d’adrénaline incroyable. Mais après sept participations, ça se calme un peu », relati-vise Yoland Maillot, facteur à Mafate.

B comme Bénévoles

Médecins, masseurs et kinés présents tout au long du parcours, Samu à disposition aux endroits stratégiques… Ils sont nombreux à œuvrer au bon déroulement de l’épreuve. « Nous avons même réussi à faire déplacer des militaires dans l’intérêt de la course », se félicite Robert Chicaud, président de la Diagonale. Sans tous ces bénévoles, pas de Grand Raid !

C comme Courage…

« On marche plus qu’on ne galope. Il ne faut pas forcément être fort physiquement, mais avoir beaucoup de résistance et de mental. Il faut les jambes et la tête ! » soutient Yoland Maillot. « J’ai fait de l’hypoglycémie. Je n’en pouvais plus. Mais je suis une battante et les gens m’encourageaient, se souvient Fabiola Fénélon, participante en 2002. Je me disais : Allez, c’est comme une rando ! »

… et comme Chrono

Après des moments douloureux, pendant lesquels « on se demande ce qu’on fout là », dixit Yoland Maillot, c’est l’arrivée, sous les applaudissements des spectateurs du stade de la Redoute à St-Denis. Le temps importe peu pour les amateurs. « Je l’ai fini en 58 heures. Mais le plus important pour moi, c’était de finir », raconte une randon-neuse réunionnaise croisée à Marla, dans les cirques. « Je voulais connaître mes limites », confie Fabiola Fénélon. Même si elle détaille fièrement : « J’ai terminé 32ème féminine et 500ème sur environ 2 000 au général. Je ne le fais pas pour le chrono, mais je me fixe quand même un objectif : arriver avant le samedi soir » (le départ est donné à minuit dans la nuit du vendredi au samedi, Ndlr.).

D comme Dénivelé

Les valeureux concurrents doivent traverser le cœur de l’île pour rallier l’arrivée. Autre-ment dit, ce sont les cirques et leurs impar-donnables sentiers qui constituent le point d’orge de cette course hors du commun. « 9 500 mètres de dénivelé positif ! » s’écrie Robert Chicaud.

E comme Entraide

« C’est avant tout un défi collectif. » Ces mots reviennent souvent dans la bouche des concurrents amateurs. « J’ai couru avec d’autres personnes. On se donnait de l’eau », témoigne Fabiola Fénélon. « Les gens s’encouragent et s’aident, confirme Yo-land, le facteur. Il y a un bon esprit d’équipe. Les cent premiers, souvent sponsorisés, participent pour la compétition. Mais les autres, c’est pour le plaisir ». « L’ambiance est très bon enfant avant le départ, reprend Fabiola Fénélon. C’est surtout une aventure

humaine ». Les concurrents sont aidés et encouragés par les spectateurs, notamment dans les cirques : « A Marla, un monsieur m’a invité à dormir, car j’étais fatigué », se rappelle la coureuse. Yoland renchérit : « Je me repose souvent à Marla. Massages, re-pos et je repars ».

F comme Fous

« C’est un journaliste qui a eu l’idée géniale de parler de « Diagonale des fous » », confie Robert Chicaud. « L’épreuve porte bien son nom. Il faut être assez cinglé pour se lancer dans cette aventure ! » sourit Philippe Car-rof, sept Grands Raids au compteur … « mais seulement trois de terminés. »

G comme Générations

Elles sont toutes représentées. Pour cette édition 2009, l’âge moyen des participants est de 42 ans. Le benjamin de l’épreuve a 18 ans. Le vétéran... 78 ans !

I comme Itinéraire

Quelque 150 kilomètres, dont de nombreux sentiers. « Je les connais comme ma main, sourit Yoland. Beaucoup de métropolitains abandonnent, car ils ne connaissant pas les chemins, contrairement aux Réunionnais. Même si on est bien entraîné, si on découvre les sentiers en même temps que la course, c’est fini. »

L comme Locomotives

Jugées indispensables par le président Ro-bert Chicaud. Les locomotives sont les plus rapides de la compétition. « Les meilleurs effectuent le parcours en 22-23 heures non-stop : ce sont des sportifs de qualité dotés d’un physique exceptionnel », témoigne

Nature

Les participants parcourent 150 kilomètres, dont de nombreux sentiers escarpés. La course réclame une longue préparation physique Photos AFP Richard Bouthet - octobre 2006

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Robert Chicaud. C’est le cas de Thierry Chambry, vainqueur de l’édition 2007. « Les gens nous connaissent par la suite. On est reconnu en tant que vainqueur du Grand Raid. C’est une grande fierté », lâche-t-il par téléphone.

M comme Morts

Lors de l’édition 2002, deux compétiteurs ont trouvé la mort : un Français de 48 ans a succombé à un arrêt cardio-ventilatoire, et un Néerlandais de 38 ans a chuté 50 mètres. « Ça a été un moment terrible, très dur à surmonter. Et je crois que nous n’avons tou-jours pas fait notre deuil », se désole Robert Chicaud. L’une des victimes « était tout le temps dans les cinq premiers à chacun de ses Grands Raids. Et ce jour-là, il a craqué, il aurait dû arrêter », juge Yoland Maillot. « Depuis ce drame, les gens s’entraînent da-vantage, et il y a une meilleure surveillance au niveau des certificats médicaux », ob-serve-t-il.

N comme Nature

Habituellement, la Diagonale des Fous em-preinte chacun des trois cirques. « Mais celui de Salazie a souvent été délaissé, rétorque Robert Chicaud. Le Parc national ne nous a pas autorisés à le traverser cette année pour protéger le tuit-tuit, un oiseau en voie de disparition. » Par respect pour la nature, le nombre de concurrents est limité par le fameux tirage au sort. « Il pourrait y avoir 4000 personnes sur le Grand Raid. Mais nous ne voulons pas être submergés par cet enthousiasme », tempère Robert Chicaud..

P comme Préparation physique

Au-delà de la dépense économique (115 euros l’inscription), comptez surtout une dé-pense énergétique. « Le Grand Raid néces-site une pratique antérieure de la course de montagne, prévient Robert Chicaud, index levé. L’année dernière, il y a eu 30 à 40 % d’abandon, c’est trop. » Message reçu pour Fabiola Fénélon : « Je me suis entraînée à fond pendant un an avec l’association Pro-mo Run. Une fois toutes les trois semaines, trois à quatre bus pleins à craquer nous em-mènent pour courir une partie de la grande course. N’importe qui pouvait venir, les ama-teurs comme les champions. Ça crée des liens. Des femmes qui l’avaient déjà parcou-ru plusieurs fois me donnaient des conseils : comment bien s’étirer, manger beaucoup de fruits et légumes. Le Grand Raid, c’est une grande famille ». « Un dimanche sur deux, je cours 70 kilomètres, en six à sept heures », livre Yoland, entraîné par ailleurs par son métier de facteur dans les cirques (voir page 53). « Ça ne sert à rien de sortir pour courir dix kilomètres, argumente-t-il. Il faut, tous les mois ou tous les quinze jours, organiser des sorties de 60-70 kilomètres. C’est comme cela que l’on gagne de la résis-tance et de l’endurance. Un Grand Raid, ça se prépare six mois à l’avance. » La prépara-tion s’avère néanmoins difficile. Fabiola s’en lamente : « Ça demande énormément de sa-crifices. Je n’ai pas pu retenter un deuxième Grand Raid pour cette raison, d’autant plus que je suis mère de famille et que mon tra-vail est très prenant ». « Il faut trouver une bonne organisation entre la famille, le tra-

vail et la course », souffle Thierry Chambry, quatre Grands Raids dans la musette.

S comme Sécurité

Les mesures de sécurité ? Drastiques. « Il y a deux points de secours importants, à Cilaos et Deux-Bras, et une vingtaine de médecins à chaque poste qui délaissent leur cabinet pendant deux à trois jours », se réjouit Ro-bert Chicaud. À chaque ravitaillement, l’un d’eux contrôle le pouls et oblige le concur-rent à s’arrêter s’il bat trop rapidement. Yo-land poursuit : « On part avec un kit – lampe frontale, piles, couverture de survie et nour-riture – sinon, interdit de départ. »

T comme Tirage au sort

Chaque année, et ce depuis seize ans, à la fin du mois d’octobre, près de 2 500 « fous » se rassemblent pour participer à l’événe-ment. « Nous recevons énormément de demandes. Beaucoup de Réunionnais, mais de nombreux métropolitains et près de 1000 étrangers. Les inscriptions sont closes cinq mois avant le départ de la course », détaille Robert Chicaud. Alors, il y a un tirage au sort, pour les locaux. L’année dernière, sur 2 500 inscrits, 1 500 ont été retenus.

Z comme Zoreilles

Eux aussi sont nombreux à venir se frotter à la course. Souvent exténués et découragés, mais toujours avec le désir de revenir... u

Quentin Guillet

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Les participants parcourent 150 kilomètres, dont de nombreux sentiers escarpés. La course réclame une longue préparation physique Photos AFP Richard Bouthet - octobre 2006

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Escarpé, vallonné, abrupte… Tous ces adjectifs décrivent parfaitement le re-lief réunionnais. Des plages aux mon-

tagnes, du Port à St-Philippe, difficile de faufiler des infrastructures pour circuler. Un vaste défi dans lequel le Conseil régional in-vestit. Revue de détails de quatre chantiers, passés ou à venir, avec Philippe Berne (PCR), vice-président chargé de l’aménagement du territoire.

1/La route du Littoral, voie du passé

Elle cause bien des soucis. Régulièrement à la radio, un avertissement : « Chute de pierres sur la quatre voies ». La route du Lit-toral relie St-Denis à St-Paul. Obstacles na-turels obligent, elle longe de hautes falaises. Le décor inquiète, un long voile métallique maintient les rochers pour éviter qu’ils ne dégringolent sur le bitume. Elle est souvent fermée, pour des raisons de sécurité, soit côté falaise, soit côté mer, ce qui provoque des bouchons monstrueux. « Nous dépen-sons beaucoup d’argent dans la sécurisation avec ces filets, rassure Philippe Berne. Mais ça n’est pas une solution à long terme. » Alors, une idée « dingue », comme l’avoue le politique, fait son chemin : construire un via-duc sur la mer. « Il remplacerait la route du

littoral, trop dangereuse ! » Le concept tient debout : cette nouvelle quatre voies ferait la liaison St-Denis/La Possession. « Pour le mo-ment, nous ne rencontrons qu’un seul obs-tacle. Des écologistes veulent protéger un petit bout de barrière de corail. Mais nous réfléchissons à trouver un accord, comme par exemple déplacer cette ressource na-turelle vers St-Gilles. » Estimation du pro-jet, « environ 1,2 milliard d’euros », calcule le vice-président. Début des travaux pour 2017, quand l’argent aura été trouvé.

2/La route des Tamarins, une fierté

C’est en grande pompe qu’a été inaugurée en juin 2009 la route des Tamarins sou-haitée par le président de la région Paul Vergès (PCR). Une imposante 4 voies aux allures d’autoroute – sans les péages, du moins pour le moment. L’œuvre phare de la région se révèle avant tout une prouesse technique. Face aux multiples ravines, les concepteurs ont construit des ouvrages d’art complexes. « Nous avons dû investir au total plus d’un milliard d’euros, mais aujourd’hui tout le monde reconnaît que c’est un suc-cès », synthétise Philippe Berne, un des ini-tiateurs du projet. La route de 34 km permet en effet de rallier en une petite demi-heure St-Paul à l’Étang salé. « C’est aussi bénéfique

au tourisme, puisqu’elle passe par nos sta-tions balnéaires, notamment St-Gilles-les-bains. Éviter de passer par la route nationale permet aussi de fluidifier la circulation », ar-gumente Philippe Berne. Pas totalement. À l’arrivée à St-Paul, les bouchons se forment régulièrement, alimentant les mécontente-ments. « On devrait pouvoir régler ça au plus vite, nous y travaillons », assure l’élu.

3/Le tram-train, projet d’avenir

« La voie royale, c’est le transport en com-mun !, s’exclame Berne. Nous ne voulons pas rester au tout automobile ! » Après avoir échoué à mener à bien un vieux projet de train par la montagne – « trop compliqué », dixit le vice-président – la nouvelle idée des responsables du Conseil régional s’appelle « Tram-train ». L’engin remplit en ville le rôle de tramway - il s’arrête aux feux rouges, freine rapidement – mais accélère une fois sorti de la ville, comme les trains tradition-nels. Ce projet, évalué à 1,4 milliard d’euros, financé à la fois par le public (Région, Union Européenne) mais aussi par le privé (les dis-cussions sont en cours), devrait dans un pre-mier temps desservir l’île entre Ste-Marie et St-Paul. Début des travaux en 2014, si tout se passe bien.

4/L’Est et le Sud, régions abandonnées ?

Avec leurs routes étroites, leurs chemins goudronnés, un éclairage nocturne quasi inexistant, le Sud et a fortiori l’Est, moins peuplés que l’Ouest, paraissent les parents pauvres de l’équipement. Philippe Berne s’en défend : « Le Sud sera à terme relié par le Tram-train, son parcours recouvrira donc presque tout le pourtour de l’île, à l’excep-tion du Grand Brûlé (zone où des coulées de lave détruisent régulièrement les routes, ndlr). Là-bas, il est impossible de construire durablement donc on répare sommaire-ment. » Reste que cette différence de trai-tement laisse le sentiment d’un développe-ment à deux vitesses. Voie express avec les Tamarins, voie secondaire ailleurs. u

Alexandre Mathis

Chacun sa route, chacun son cheminVéritable casse-tête, la circulation à la Réunion demande toujours plus d’investissement

pour réguler les flots de voitures tout en se préoccupant du développement durable.

Route des Tamarins à St-Leu

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Pas plus d’une soixantaine. C’est l’esti-mation dérisoire de la population de tortues marines à la Réunion. Des tor-

tues vertes pour la plupart. Mais aussi des olivâtres, les plus petites, des imbriquées, à la disposition d’écailles particulière, des caouannes, voraces de crustacés ou encore, des tortues luths, mastodontes de deux mètres de long. Diverses, mais trop rares. C’est que ces animaux furent braconnés, « décarapacés », dévorés. L’interdiction de les manger ne date que de 1983. L’île comptait même un centre d’élevage pour la viande. Aujourd’hui, à son emplacement et dans ses murs, s’est installé Kélonia, l’obser-vatoire des tortues marines. Comme une re-vanche sur le destin, ce qui était un abattoir est devenu en 1994 une réserve de survie. Son objectif : favoriser le retour de ces rep-tiles.

D’abord, faire évoluer les mentalités. Des équipes de Kélonia ont sensibilisé les pê-cheurs à la protection des tortues. « Certains nous les apportent quand elles se sont bles-sées dans leurs filets », se félicite Murièle Douyère, chargée de la communication du

centre. Au quotidien, cinq soigneurs s’en occupent, « réparent » les carapaces. « Par-fois, nous les mettons en quarantaine », complète l’un d’eux, Bernardin, en train de nourrir ses pensionnaires. Requinquées, les tortues marines sont relâchées à proximité. Resteront-elles ? Pas forcément. Le repeu-plement de la Réunion passe avant tout par la ponte : « Une tortue revient toujours pondre sur le lieu de sa naissance, éclaire Murièle Douyère. Il semblerait qu’une ponte recensée en 2006 corresponde au retour d’anciens bébés relâchés il y a 30 ans… Soit le temps nécessaire pour qu’une femelle at-teigne sa maturité sexuelle. »

Un survivant sur 100

Depuis la convention de Washington de 1976, il est interdit d’importer ces animaux, donc impossible d’organiser artificiellement des premiers pas de tortues sur le sol réu-nionnais. Kélonia peut juste bichonner celles qu’ils croisent au large en espérant qu’un jour elles se décident à faire leur nid ici. Et quand bien même, pondre ne suffit pas. « Sur cent œufs, un seul arrive à terme, dé-

taille Murièle. La petite tortue est ensuite à la merci des crabes, des bernard-l’hermite, des oiseaux, des filets de pêche. » Kélonia poursuit, malgré ces obstacles, son travail de longue haleine. Les résultats se mesu-rent sur des décennies. « Un peu frustrant », avoue Murièle. Des occupants du centre, ce sont peut-être les tortues des bassins – 80 ans d’espérance de vie – qui assisteront au retour de leurs congénères. u

Alexandre Mathis

Finie la torture pour les tortuesÀ peine soixante reptiles mouillent leur carapace dans les eaux réunionnaises. Un chiffre

infime que Kélonia, centre de sauvegarde de l’espèce, s’emploie à augmenter.

Coque en stockCoutelier, Pierre Bernard travaille une ma-tière précieuse particulière : l’écaille de tortue. Plus pour très longtemps. L’animal étant désormais protégé, l’artisan exploite les restes de l’ancien centre d’élevage. « Encore 10 ans de stocks », estime-t-il. Alors, il n’en perd pas un cm², d’autant plus qu’avec les années la valeur de la carapace grimpe en flèche. « La cuirasse de tortue morte renferme des couleurs toujours dif-férentes », admire-t-il en la sciant. Ils ne sont que cinq habilités par l’État à travailler cette matière. u

Harold, la tortue Une des pensionnaires du centre de soin

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250 morts. Triste bilan du chikungunya à la Réunion. En 2005, les habitants sont

confrontés pour la première fois au virus transmis par le moustique. En 2006, l’épi-démie dévaste l’île. Mi-janvier 2006 plus de 700 cas sont déclarés chaque semaine. « À trois heures du matin j’avais très soif, mais ne pouvais plus me lever, j’ai donc appelé le 15, mais on m’a dit qu’il n’y avait plus de place à l’hôpital et que je devais attendre le matin pour joindre mon médecin traitant. C’était très dur d’être livré ainsi à soi-même ! » se remémore Guylaine Clain, touchée par la maladie à cette époque. Fortes fièvres, dou-leurs articulaires et musculaires pouvant entraîner une paralysie momentanée, érup-tion cutanée tels sont les symptômes de la maladie. Ce virus transmis des malades aux individus sains par la salive des moustiques n’est pas directement mortel. Aussi ses vic-times sont des personnes dont les défenses immunitaires n’étaient pas optimales.

La maladie a aussi affecté l’économie de l’île. « Le personnel malade ne pouvait aller travailler et cela a ralenti les cadences des entreprises, poussant certaines à mettre la clé sous la porte », a observé Guylaine Clain membre de l’association Citoyen contre le chikungunya. Et les touristes apeurés ont fui la Réunion. « Mais c’est fini. Selon moi, si, aujourd’hui, le tourisme se porte mal, cela ne tient qu’à la crise économique », assure-t-elle.

Citoyen contre le chikungunya

Pendant l’apogée de l’épidémie, pour venir en renfort aux autorités et médecins, des asso-ciations ont vu le jour comme Citoyen contre le chikungunya. Les bénévoles sensibles aux effets de l’épidémie, voire personnellement malades, se mobilisent pour la prévention. Aidés par une trentaine de Contrat d’avenir (CAV) et une vingtaine de Contrat d’unique insertion (CUI), les membres de l’associa-

tion ont distribué moustiquaires, répulsifs et serpentins devant les mairies et églises. Ils ont aussi sensibilisé et informé la popu-lation et nettoyé les ravines, lieux particu-lièrement propices au développement des moustiques. « Aujourd’hui il n’y a plus de distribution, mais nous continuons de discu-ter avec les gens, notamment pour les sen-sibiliser contre la dengue et le paludisme, et nous n’avons pas arrêté notre action dans les ravines », note Guylaine Clain, par ailleurs encadrante d’équipes de CAV et CUI à St-Denis. De plus, les moustiques se déve-loppant dans les eaux stagnantes, une large campagne d’assainissement des jardins a été menée. « Aujourd’hui encore ces zones sont mieux nettoyées, observe Guylaine Clain, et les Réunionnais ont adopté les bons gestes contre les moustiques, ils ne laissent plus l’eau croupir et se protègent à l’aide d’an-ti-moustique. Si la maladie refrappait l’île, elle aurait moins d’impact. En 2005 même les médecins ne savaient pas ce qu’était le chikungunya, il a fallu quelques mois avant une réaction efficace. Aujourd’hui nous sommes préparés. » Car le chikungunya n’a pas totalement disparu. En août dernier, trois cas se sont déclarés dans l’île. u

Léa Gauthier

Chik’ souvenirsQuatre ans après le premier cas et trois ans après « l’année noire », l’ombre du chikungunya plane encore au-dessus de l’île. Les malades se souviennent et les services sanitaires continuent de se mobiliser.

Nature

Démoustication par l’armée dans un jardin de St-Denis, le 26 février 2006 Photos AFP Mehdi Fedouach

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«De toute façon, la météo se trompe tout le temps. » Cet adage populaire

s’avère encore plus fondé à la Réunion qu’en métropole. « Les prévisions sont presque impossibles à plus de 24 heures, s’explique Philippe Caroff, responsable de la division cyclone à Météo France Réunion. Il peut faire beau à St-Denis et pleuvoir des cordes trente kilomètres au Sud. Dans toutes les zones tropicales, le temps est plus capri-cieux qu’en région tempérée. Ajoutez qu’ici, le relief crée des microclimats et vous com-prenez la difficulté de l’exercice. » En hiver (pendant l’été de l’hémisphère Nord), les conditions globales demeurent relativement stables à l’échelle de l’océan Indien. Les an-ticyclones ne bougent guère, seuls les alizés apportent des perturbations par la côte Est, côté volcan. Les températures varient en plaine entre 10 et 25 °C. Pas trop rude comme hiver, sauf aux sommets, où le mer-cure descend en dessous de 0° la nuit.

Un œil sur le cyclone

« La période estivale, de décembre à avril, est plus instable, avec de basses pressions qui s’installent. C’est à ce moment que le risque cyclonique existe, poursuit Philippe Caroff. Chaque année, environ neuf tem-pêtes s’avèrent potentiellement dange-reuses. Mon rôle est justement de surveiller d’éventuelles menaces de vents violents et le cas échéant de prévenir la presse et le pré-fet. » Les cyclones de l’océan Indien trouvent leur source jusqu’en Sibérie, où les alizés, froids et secs, descendent vers l’Équateur. Là, ils se chargent en chaleur et en eau. Par un mécanisme complexe, cette dépression tropicale rencontre des vents contraires. Ainsi naissent les cyclones. « En général, ils passent sur Madagascar et se vident, ne nous laissant que des vents moindres, mais il est fréquent qu’ils arrivent jusqu’à nous. La Réunion est le DOM le plus exposé aux risques cycloniques ! », avertit le spécialiste de Météo France. Derniers cas d’envergure :

Gamède en 2007, où il fit 2 morts et sur-tout Dina en 2002, avec des rafales de vent à 250 km/h et l’œil qui passa tout près des côtes.Quand un tel danger approche, Philippe Caroff alerte les autorités. Trois agents sur-veillent, en permanence, jour et nuit, le tra-jet du déluge à venir. « Les appareils actuels sont trop peu précis. Avec une marge d’er-reur de 200 km incompressible, il est impos-sible d’être sûr de l’évolution des trajectoires à plus de 12 heures. » Afin de contrer toute catastrophe, Météo France a mis en place un système d’alerte. Jaune quand le danger est loin, orange quand un cyclone peut arriver dans les 72 heures et rouge quand ce der-nier atteint les côtes. Le préfet décide alors un black-out total. Écoles fermées, aéro-ports morts, habitants cloîtrés chez eux, l’île devient région fantôme. Un système efficace qui a fait école : la métropole a repris cette méthode de couleurs par niveau d’alerte de-puis la tempête de 1999. u

Alexandre Mathis

Climat à fort  tempéramentEncombrée de microclimats propres à l’île, la prévision météo à la Réunion se révèle un véritable casse-tête. D’autant plus en période de cyclones, où le déluge guette en permanence.

Philippe Caroff, responsable de la division cyclone à Météo France Réunion

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Salazie : Nature hostile

Des routes sinueuses au milieu de montagnes qui accrochent le regard. D’un côté, les roches, de l’autre, la ravine. Mais bus et voitures circulent sans trop de gêne entre les « îlots ». Ici, on ne parle pas de village, mais « d’îlot » ou « d’îlet » - prononcez le « t ». Salazie, une seule et même commune de 7 700 habitants, re-groupe toutes ces bourgades. Mare-à-poule-d’eau, Hell-Bourg, Mare-à-citrons, Grand-Ilet …

Les cyclones. Chaque année, ils balaient la commune entre novembre et avril. « On souffre », témoigne Stéphane

Fouassin, le maire de Salazie. L’accès au téléphone, à l’eau potable et à l’électricité est alors restreint, les routes impraticables. Selon le niveau d’alerte, les habitants se cloîtrent chez eux. « Malgré ces difficultés, les Salaziens restent très attachés à leur ter-roir », commente Gérard Payet, directeur général des services techniques de la com-mune. Même les glissements de terrain ne les découragent pas. La route est souvent coupée entre Salazie et St-André – l’unique accès. « Il tombe ici deux fois plus de pluie qu’à Paris », constate René Robert, géo-graphe et résident du cirque. À certains endroits, vers Hell-Bourg, au Sud, la route s’affaisse, transformant la voie en véritables escaliers. « Comme c’est une île jeune, l’éro-

sion et les pluies modifient constamment les sols. Parfois des Salaziens ne peuvent plus ouvrir leurs portes, car les fondations de leur maison bougent, s’alarme le maire. Il faut ac-cepter qu’on limite les zones de construction à cause des risques naturels. » À Grand-Ilet, le plateau géologique qui soutient le bourg descend vers la vallée de cinq à dix centi-mètres par an. « On est soumis à des prin-cipes qui nous dépassent, continue René Robert, mais attention, il n’est pas question d’effrayer, juste de donner la vérité ».

Autre défi à surmonter… l’enclavement. 46 % des habitants sont au chômage selon les chiffres Insee de 2004. « Le tissu écono-mique n’est pas suffisant, le coût du trans-port assez cher. Toute l’économie de Salazie dépend de St-André », développe le maire. La population très jeune – plus de 35 % ont moins de 19 ans – oblige Salazie à se doter d’établissements scolaires. Sept écoles pri-maires et un collège pour la commune. « À cause de l’éclatement des bourgs, les Sala-ziens veulent des structures de proximité », détaille le maire. Pour le lycée, les jeunes se rendent à St-André ou St-Benoît à une demi-heure de route minimum, mais ils n’ont pas besoin d’être internes comme c’est le cas pour leurs voisins de Mafate et Cilaos.

Bientôt à l’UNESCO ?

Alors, masochistes ces Salaziens ? S’ils res-tent, c’est avant tout pour « le calme, la beau-té des paysages », selon l’un des habitants. Avec ses cascades, sa verdure, ses maisons créoles – Hell-Bourg est classé « plus beau village de France » – la commune conserve

des points forts. Tout autour des îlets de Sa-lazie et d’Hell-Bourg, s’étendent des champs de chouchous. Plus de trois de ces légumes sur quatre consommés à la Réunion pro-viennent du cirque. La commune décroche également le titre de premier producteur de volaille de l’île (20 %) et de cresson (80 %). Autre richesse : les touristes. Les villages créoles (Hell-Bourg et Grand-Ilet) offrent la possibilité de découvrir l’histoire et les tra-ditions du pays. Le tourisme salazien a com-mencé dès le XIXe siècle, à la construction de la route, alors que le bitume n’est arrivé à Cilaos qu’en 1935 et qu’on ne peut toujours accéder qu’à pied à Mafate en passant no-tamment par le col des Bœufs, situé dans la commune de Salazie. Prochainement, les cirques (avec les pitons et les remparts de la Réunion) pourraient être inscrits au pa-trimoine mondial de l’UNESCO. Une recon-naissance internationale qui se traduirait par toujours plus de touristes.

Cilaos : De l’eau et du vin

Comme dans les deux autres cirques les 5 838 Cilaosiens sont très atta-chés à leur lieu de vie. Moins touché par le mauvais temps que Salazie (car situé « sous le vent », la côte du soleil à la Réunion), l’endroit est tout de même soumis aux mêmes contraintes : enclavement, glisse-ment de terrain, etc.

Trois cirques. Trois façons de vivre. À leur manière, les habitants de ces lieux géographiques inhabituels ont su s’adapter. L’enclavement, le chômage, les risques d’affaissements géologiques : beaucoup d’éléments qui pourraient en rebuter plus d’un. Et pourtant, les Mafatais, les Cilaosiens et les Salaziens restent très attachés à « leur cirque », différent de celui du voisin. Tous partagent des paysages et une qualité de vie exceptionnels. Voyage au cœur de la Réunion.

À chacun son cirque

Vivre dans les Cirques

par Noémie Debot-Ducloyer

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420 virages. Peut-être 402 ou 404 ? Pirouette d’un habitant : « Moi j’en

connais deux de virages… Un à gauche, un à droite ! ». La route sinueuse qui relie Cilaos au bas de l’île est empruntée réguliè-rement, voir quotidiennement par les habi-tants du cirque pour aller travailler, faire les courses, ou se rendre au cinéma. Il faut tout de même compter entre une heure et une heure et demie de voiture ou de bus pour gagner St-Louis, ville la plus proche. Asphal-tée en 1935 seulement, la voie n’était aupa-ravant accessible qu’à pied. Les gens les plus riches employaient alors des porteurs. Au-jourd’hui, on peut encore croiser le relais si-tué à mi-chemin. Une autre route construite dans les années 1970 a également permis le désenclavement vital d’Ilet-à-Cordes, situé à 12 km de Cilaos. « Auparavant, quand il y avait un décès il fallait transporter à pied le mort entre les deux villages », raconte Bruno Sausseau, adjoint à la mairie.

Curistes brodeuses

Prendre un bain dans les thermes. Un privi-lège à Cilaos (voir sur notre site). Des habi-tants de toute la Réunion viennent ici pour se détendre et se soigner. L’origine du tou-risme dans le cirque est essentiellement

thermale. 20 à 70 curistes dorment quoti-diennement sur place. Certains ou plutôt certaines en profitent même pour faire un stage de broderie, spécialité locale (voir page 63), en complément de la cure.Dans le bourg, il n’est pas rare de croiser des marcheurs en polaire et chaussures de randonnée logeant dans les nombreux gîtes. Parmi les marches les plus connues : le col du Taïbit, le Piton des neiges. Mais que l’on soit sportif ou non, les balades sont nom-breuses dans le coin.Autres incontournables : le vin et les len-tilles de Cilaos. « C’est le caviar de notre île », revendique la guide Nicole, au sujet des secondes. Pour le breuvage du cirque, la clientèle des Bas n’hésite pas à affronter les virages du bitume pour se réapprovisionner. Quelques touristes métropolitains achètent du vin pensant retrouver les saveurs du Bor-deaux ou du Bourgogne. Les viticulteurs s’en amusent. « C’est davantage un apéritif, dira l’un d’entre eux. Souvent les Z’oreilles sont surpris du goût fruité. » Malgré ces atouts, le cirque enregistre une baisse du tourisme. « Le chikungunya surmédiatisé par les jour-naux français nous a causé beaucoup de tort, commente Bruno Sausseau. Le prix du billet d’avion toujours en hausse, ne favorise pas non plus le tourisme. »

Dina les prive des Bas

54 % de chômage. Selon M. Boisviller, ad-joint des services techniques à la mairie, une des causes pourrait être l’enclavement, comme à Salazie. Lors du cyclone Dina, en janvier 2002, la route des 400 virages a été coupée pendant six mois. Certains habitants sont partis s’installer plus près de leur tra-vail, dans les Bas de l’île. Entre les deux re-censements (2004 et 2009), la commune a perdu 300 habitants. « Autrefois beaucoup de Cilaosiens partaient travailler le lundi et revenaient le vendredi. Aujourd’hui, ils em-pruntent la route tous les jours, continue l’adjoint des services techniques. Mais avec les intempéries, elle peut être dangereuse même si on a l’habitude. » Les jeunes, mal-gré leur attachement au cirque, sont sou-vent obligés de partir. Dès le lycée, ils vivent dans une des villes de la côte, en internat. Un circuit de transport en commun hebdo-madaire n’étant prévu que le lundi matin et le vendredi soir.

Au pied du Piton des Neiges, Cilaos est éga-lement soumis aux contraintes géologiques comme dans les deux autres cirques. « On a tendance à perdre la mémoire à Cilaos, explique Bruno Sausseau, les derniers ébou-lements ont eu lieu il n’y a pas très long-temps … » Tranquillement assis en train d’at-tendre le bus, il n’est pas rare d’entendre le bruit de pierres qui roulent sur la route.

Mafate : Le cœur perdu de l’île

Deux communes pour un cirque : St Paul et La Possession. La rivière de Galets pour les départager. Dans cet endroit reculé, impossible d’installer une mairie, car l’accès y est difficile. La route n’existe pas et risque de ne jamais être construite depuis que le cirque est devenu parc national en mars 2007 avant, peut-être, de de-venir bientôt Patrimoine mondial de l’UNESCO. Les 800 Mafatais qui vivent là doivent se rendre chez le médecin, faire leur course… à pied ! Un mode de vie qu’ils ont choisi.

Pas d’eau du robinet, pas d’électricité, la distribution de courrier une fois par semaine. « À Mafate, la gestion des

services publics est assez problématique, souligne Christophe Hillairet, directeur du service urbanisme de la mairie de La Pos-session, les habitants aimeraient les mêmes standards que dans les Bas de l’île, mais ce n’est pas possible. » Chacun, avec l’aide de l’État se débrouille. L’eau provient de forages et l’électricité de panneaux solaires. Au moins, le paysage n’est pas dénaturé par des poteaux et des fils électriques. Aujourd’hui le quotidien s’est considérablement amélio-

Vivre dans les Cirques

Le voile de la mariée, cascade vertigineuse de Salazie

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ré avec l’arrivée des téléphones portables et depuis peu d’Internet en 3G (par satellite).

Se rendre à l’école à Mafate demande toute une organisation. Les « marmailles » (en-fants) marchent parfois plusieurs heures sur les sentiers, une route insolite bordée de magnifiques fleurs endémiques. Le plus souvent ils vivent loin de leurs parents dès l’âge de 6 ans, hébergés chez des proches ou parmi des familles d’accueil. Pour faciliter le travail de l’instituteur, l’école commence le lundi midi et finit le vendredi midi. Ce der-nier doit marcher deux à trois heures au moins pour se rendre sur son lieu de travail. Au collège et au lycée, les adolescents par-tent dans les Bas de l’île. « Je ne rentre que pour les vacances, confie Jennifer, élève de terminale, qui réside dans le minuscule ha-meau mafatais de La-Plaine-aux-sables. Re-venir toutes les semaines, ça prendrait trop de temps. »

Des ailes pour aller au supermarché

L’hélicoptère. On raconte que quand on demande à un petit Mafatais de dessiner un moyen de transport, il crayonne un hé-licoptère. En permanence, l’engin survole le cirque. Pour les commissions, le transport des ordures, aller à l’hôpital en urgence… les rotations ne s’arrêtent jamais. Un dépla-cement qui coûte cher : environ 160 euros par personne pour 500 kg de marchandise. Pour faire ses courses par exemple, mieux vaut prévoir une bonne journée. Un Mafa-tais habitant le hameau de La Nouvelle doit d’abord, pour rejoindre la route goudronnée la plus proche, grimper le col des Bœufs, soit deux à trois heures de marche. Une ascen-sion dévoilant un spectacle époustouflant. Les remparts s’affaissent dans le cirque, laissant apparaître la rivière des Galets. Ar-rivé au sommet, le Mafatais conduit sur les routes sinueuses de Salazie et descend dans les Bas de l’île au supermarché de St-André. Enfin, il remonte au col en voiture et de là, l’hélicoptère récupère ses denrées et les transporte jusqu’à chez lui. « Je vais dans les magasins à peu près une fois par mois », té-moigne l’un des habitants. Pour les produits frais et la viande, il a sa petite parcelle et ses animaux. À l’épicerie, vu le prix des rota-tions, les prix ont doublé, voir triplé par rap-port à ceux pratiqués en dehors de Mafate. Il est pratiquement impossible de trouver une marchandise à moins de trois euros. Norma-lement, le survol en hélicoptère devrait être interdit depuis que le cirque est devenu parc national. Mais sans ce moyen de transport, les habitants auraient beaucoup moins de facilité à vivre dans les îlets.

Le randonneur repéré à l’odeur

Pas de propriété privée pour les Mafatais. Pas de taxes foncières non plus. Les terrains

appartiennent au Conseil général qui les concède à l’ONF (Office national des forêts). Et pourtant, depuis des générations les Ma-fatais se sentent chez eux. « Une réunion à Mafate demande beaucoup de discussion de la part de tous les acteurs de la vie locale », admet Christophe Hillairet. Aujourd’hui, il est impossible de construire là, à part si on est Mafatais et que l’habitat est en rapport avec un projet touristique ou agricole (gîtes, élevages, etc.).

Le tourisme : principale source de revenus

Le tourisme constitue la principale source de revenus des habitants du cirque. Des randonneurs réunionnais, de la métropole et du reste du monde viennent parcourir les sentiers de Grandes randonnées (GR). Les plaines verdoyantes laissent place aux pitons obliques. Malgré le nombre de marcheurs dans les sentiers, on se sent toujours seul à Mafate. Chacun va à son rythme, se salue. Une senteur de manioc, une fleur exotique plus belle que les autres : il y a toujours une raison de s’attarder pendant la randonnée. Les toits colorés éparpillés dans le cirque rappellent aux marcheurs qu’il est temps de se reposer. Sur un même îlet, les familles tiennent parfois plusieurs gîtes et épiceries. Le soir, les « gîteurs » servent un repas ty-piquement réunionnais à leurs hôtes, suivi d’un rhum arrangé. Tout y est cuisiné au feu de bois, dans le « boucan », petite maison qui fait office de cuisine. Il n’est d’ailleurs pas rare que les habits du randonneur sen-tent le « boucané », l’odeur du feu de bois mélangée à celles des saucisses qui sèchent au-dessus des braises. Malgré l’afflux de tou-ristes et l’ouverture au monde extérieur, les Mafatais restent accrochés à leur tradition, en créole on le résume en deux mots : « la vie lontan ». u

Du côté de la nature humaine

Passé le détail sportif de la randonnée, le regard peut s’attarder sur les fleurs colorées, les arbres endémiques, les oiseaux tec-tec et tuit-tuit. Les forêts ombragées laissent souvent place aux plaines ensoleillées ou… nuageuses, car dans le cirque, il faut se lever tôt pour admirer le paysage. Seules quelques maisons éparpillées rappellent que des hommes vivent ici. Des panneaux so-laires parsèment le toit des maisons. Eh oui, l’électricité n’arrive pas jusque dans ces coins reculés. Seuls soucis, quand le temps est gris, l’eau est froide et la lumière n’éclaire plus. Embêtant pour le citadin qui vient se balader me direz-vous. Finalement, on finit par s’y habi-tuer.

Sans portable, sans ordinateur, sans micro-ondes… Il ne reste plus qu’à ob-server la nature, écouter le son des oi-seaux, ressentir le froid… Bizarrement, après quelques jours passés à Mafate, le retour à Cilaos, la commune située de l’autre côté du col du Taïbit est presque vécu comme une agression. Et plus vous descendrez dans les bas de l’île, plus la vie citadine vous reviendra en mémoire. Finalement, vous étiez bien, perdu dans la nature. u

Noémie Debot-Ducloyer

Cilaos, Mafate, Salazie

Salazie dérive de « salaozy » en malgache qui signifie « bon campement », en réfé-rence à la marmite à trois pieds utilisée pour la cuisine au feu de bois.

Mafate se traduit par « le pays qui tue ». D’autres diront que c’est « le pays qui pue » à cause des sources odorantes qui coulaient dans le cirque. Un sorcier ou un chef esclave malgache (selon les lé-gendes) du nom de Mafate se serait éga-lement installé dans une grotte près de la rivière des galets.

Cilaos vient d’un mot malgache « tsilaosa » : « Que l’on ne quitte pas ». u

panneaux solaires

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Yoland n’est pas LE mythique «facteur de Mafate», celui qui s’est vu consa-crer d’innombrables reportages,

en France comme à l’étranger. Ce facteur célèbre, c’est Angelo Thiburce. Il est au-jourd’hui à la retraite et vit paisiblement au Port. « On a souvent dit qu’Angelo était le seul facteur de Mafate… Ce n’est pas vrai. Il y a plusieurs postiers à Mafate : Angelo avait un remplaçant. Et j’étais là aussi quand il exerçait », nuance Yoland Maillot, sac dans le dos et courrier à la main. « C’est vrai qu’il a galopé. Mais pas autant que ce que les journalistes prétendaient. C’était un peu exagéré. Il n’était pas un robot : sa tournée était réalisable. Mais attention, il a quand même beaucoup marché. N’allez pas affir-mer qu’il n’a rien fait ! »

En poste à mi-temps à Mafate de 1994 à 2001, Yoland Maillot est aujourd’hui facteur à Salazie, où il habite, mais il distribue en-core parfois le courrier à Mafate, en rem-placement de on collègue titulaire, lorsque celui-ci est en congés. Très connu et attendu, il s’arrête quelquefois pour discuter avec les gens, mais s’applique à refuser café ou thé. Il est surtout adulé par les touristes. « Il y a souvent des gens qui me prennent en photo. Ça montre qu’il y a un certain respect pour le facteur. J’en suis quand même fier, ça fait plaisir ».

Un rôle social

Yoland est aujourd’hui un facteur comme les autres, avec cependant les heures de marche et les kilomètres dans les mollets en plus. Parti l’après-midi du col des Bœufs, il dort à Marla puis retourne au col des Bœufs, où l’attend sa voiture. Il distribue le cour-rier à La Nouvelle, à la Plaine-aux-Sables et à Marla. Mais dans un passé pas si lointain que ça, « le facteur avait un rôle beaucoup plus social ». Yoland s’explique : « Il y avait beaucoup plus de relations entre les clients et moi. De nombreuses personnes âgées ne savaient pas lire. Alors, je m’arrêtais dans

chaque maison pour distribuer et lire le courrier. Aujourd’hui, il y a moins de contacts, moins de prox-imité. Les jeunes savent lire désor-mais. Il y a toujours des personnes âgées auxquelles je dois lire le cour-rier, à La Nouvelle plus qu’à Marla, mais c’est bien plus rare. Et puis je suis remplacé dans cette fonction : à La Nou-velle, il y a quelqu’un chargé de remplir les papiers de ceux qui ne savent pas le faire ».Yoland a vu sa charge de travail augmenter avec l’accroissement de population dans les cirques. « Avant, il y avait moins de mai-sons, donc moins de courrier à distribuer, confirme ce Réunionnais pure souche. Mais ceux qui habitent un peu à l’écart avancent leur boîte aux lettres pour éviter de rallon-ger les trajets ».

Un sportif aguerri

Yoland parcourt environ 20 kilomètres lors d’une tournée. Sur un an, le total s’élève à 960 kilomètres. Facteur à Mafate, ça use les souliers ! Surtout avec un sac dont le poids peut atteindre parfois les 40 kg ! « En moy-enne, c’est 12-13 kg », minimise Yoland. Mal-gré cela, pas d’entraînement spécial. « Il faut savoir et aimer marcher, c’est tout », répond-il avec son accent créole. Mais il reste un très grand sportif avec à son actif le marathon de Paris et surtout sept Diagonales des fous. « Et j’ai fini les sept ! », clame-t-il fièrement. Bientôt une huitième ? « Si j’ai la chance d’être tiré au sort (Les Réunionnais qui dési-rent participer sont tirés au sort, Ndlr.), j’irai avec grand plaisir. Mon métier entretient la forme. Mais je m’entraîne à côté pour le Grand Raid. » Yoland n’est pour autant ja-mais à l’abri d’une blessure : « J’essaye de faire au maximum attention. Je me suis déjà fait une entorse à la cheville et j’ai dû monter dans le cirque avec une attelle. Mais rien de très grave ». À 46 ans, Yoland a encore de belles années devant lui. Il nuance : « Appar-emment, Sarkozy veut décaler notre retraite

à 67 ans. Je suis contre ! Comment effectuer la tournée de Mafate à 67 ans ? Je serai cuit à cet âge-là ! ». u

Quentin Guillet

Mon facteur est formidable

Ne vous fiez pas aux Mafatais qui

marchent !« Oh, il faut 45 minutes pour se rendre à « La-Plaine-aux-sables » », clame la pa-tronne d’une épicerie de La Nouvelle. Une heure plus tard, vous êtes toujours en train de grimper sur des pierres et de redescendre dans une rivière. De toute fa-çon, le randonneur n’a pas le choix. Pour se déplacer dans le cirque, pas de route, que des sentiers ! Le Mafatais, souvent en sandalettes et sac sur le dos ne semble pas fatigué. Il a l’habitude. Pour acheter des denrées ou aller chez le médecin, il doit forcément marcher. À leur côté, des ran-donneurs, métropolitains ou créoles, sont pour la plupart armés de chaussures de randonnée et d’un sac à dos. Les locaux se révèlent indispensables aux randonneurs, car c’est eux qui tiennent les gîtes et font la cuisine au feu de bois. Détail incongru en ce week-end de juillet, certains marcheurs transportent des instruments de musique. Des cernes sous les yeux, ils reviennent d’un festival à Ilet-à-Bourse dans le cirque de Mafate. Fatigue ou pas, pour rentrer chez eux, ils doivent forcément franchir un des cols (du Taïbit, du Maïdo, des Bœufs…). La montée sera longue ! u

Noémie Debot-Ducloyer

À Mafate, le facteur est une vedette. Mais c’est aussi et surtout un sportif invétéré qui randonne pendant deux jours pour vider son sac de lettres. Typo a suivi les pas de Yoland Maillot, postier dans le cirque depuis 1994.

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Avec le développement de la randonnée, gîtes et commerces ont fleuri dans le cirque de Mafate. Manger, dormir, se réchauffer : les habitants du cirque ont tout prévu pour les randonneurs.

Après une longue journée de marche, les randonneurs peuvent passer la nuit dans de nombreux gîtes. Les

chambres ou dortoirs sont entretenus par les gérants avec soin et ils concoctent des plats traditionnels. Au menu : carry ou saucisses boucanées. De quoi rassasier les marcheurs. Cette activité nécessite l’aide de toute la fa-mille. « Pendant les vacances, quand je suis à la maison, j’accueille, sers, fais le ménage. Mon père fait la cuisine et ma mère, la pâ-tisserie », relate Jennifer Gravina. Ses pa-rents tiennent un gîte à la Plaine-des-Sables. « Mais malheureusement parfois la notion

d’accueil s’arrête au toit, au lit et au repas, regrette Sébastien Ladrange, médiateur des parties habitées du Parc National. On s’ap-plique néanmoins à créer un réel échange entre les Mafatais et les randonneurs ». « Je m’occupe des gîtes et de la cuisine, ça me prend toute la journée. C’est mon travail, mon salaire. Mais pour que ça marche, il faut aimer recevoir », souligne Madame Gi-roday, propriétaire de 6 gîtes à Marla. Alors, elle échange volontiers avec ses hôtes. « Chaque soir on me pose les mêmes ques-tions : « Comment et depuis quand avez-vous l’électricité ? », « Depuis quand vivez-vous ici ? », « Quelles sont les conditions de vie ? », etc. Ce n’est pas grave, je répète », s’amuse-t-elle. Tous les gîtes, comme toutes les habitations de Mafate, sont alimentés en électricité par des panneaux solaires depuis les années 1980. Alors, gare aux douches froides ou coupures d’électricité les jours de mauvais temps. « Chacun possède des batteries et des panneaux. Normalement il y a toujours un peu de lumière et d’eau chaude », nuance Madame Giroday. « Il faut juste faire attention quand il y a beaucoup de monde », ajoute-t-elle.

Autre particularité du cirque : le ravitaille-ment. Il faut en effet au minimum une ou deux heures pour entrer dans le cirque.

Même pour les Mafatais qui battent des records de marche, rapporter les courses depuis Cilaos ou Salazie n’a rien d’une si-nécure. L’hélicoptère prend donc le relais. « Avant si tu ne portais pas les provisions tu ne mangeais pas, maintenant, c’est plus facile », témoigne Jocelyn Gravina, habitant de La Nouvelle. La compagnie d’hélicoptères approvisionne tous les habitants du cirque et les commerces. « Tous les mois, je paye six rotations d’hélicoptère, chacune de 800 kg, pour remplir mon épicerie », commente Syl-vie Bègue, épicière à La Nouvelle. Chaque livraison coûte 160 euros. Ce qui explique les prix particulièrement élevés : le paquet de gâteaux Lu à 3 euros, la boite de Pringle’s à 4 euros. Et l’absence de produits frais : l’approvisionnement ne revient qu’une fois par mois ! u

Léa Gauthier

À votre serviceVivre dans les Cirques

Mme Giroday chez elle.

Le cirque de Mafate paradis des randonneurs

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En apparence, des adolescents comme les autres. En apparence seulement. Car ils cultivent une différence : ils habitent à Mafate, l’un des endroits les plus retirés de France.

Pas d’eau chaude, pas d’électricité, pas d’Internet… Un univers montagnard pour un jeune métropolitain. Le quoti-

dien pour les adolescents mafatais, habitués aux conditions de vie ardues. « C’est vrai que l’eau froide est assez courante ici », plaisante Steeve, 17 ans. « L’électricité est moins rare, car l’énergie solaire marche avec des bat-teries. Donc, un seul jour de pluie ne suffit pas à nous priver d’électricité. À partir de deux jours consécutifs, ça se complique… », poursuit celui qui vient de terminer son CAP boulangerie. Si Mafate est connu pour être le plus sauvage des trois cirques, c’est

aussi parce qu’il n’est exclusivement ac-cessible qu’à pied. Ça pose un problème à quelqu’un ? « Bien sûr que non. À chaque élection, on nous demande si on souhaite une route. Et à chaque fois c’est la même ré-ponse. Nous n’en voulons pas, c’est hors de question. Mafate est un des rares endroits du monde seulement accessible à pied et nous comptons bien qu’il le reste », soutient Jennifer, 17 ans elle aussi, qui aide ses pa-rents à tenir les gîtes qu’ils louent à la Plaine-aux-Sables.

L’éducation en pointillés

Rien ne perturbe donc ces jeunes ? Un pro-blème se pose quand même : l’éducation. L’éloignement des élèves vis-à-vis de leur établissement scolaire est en cause. Steeve, qui habite à Marla, est allé à l’école de La Nouvelle, au collège de La Possession et au lycée de St-Paul. Il devait rester à proximité de son établissement scolaire pour éviter les allers-retours quotidiens éreintants. Inter-nat ou famille d’accueil. « Je ne rentrais chez moi que pendant les vacances scolaires. Au début, c’était dur d’être séparé de mes par-ents. Mais ensuite, j’ai pris l’habitude. » Le taux d’échec à Mafate est néanmoins très élevé et rares sont ceux qui parviennent à

obtenir le bac. Mais cela n’empêche pas les jeunes Mafatais d’aimer leur cirque. « Je suis heureuse de vivre dans les cirques car je trouve que j’y suis tranquille. Il n’y a pas de bruit et j’apprécie », opine Jennifer. Steeve se verrait bien quand même aller un jour à la métropole, mais ne lâchera jamais son îlet qu’il aime trop. Jennifer est dans le même état d’esprit et soutient : « J’aimerais bien tenter Sciences-Po Paris. Mais je reviendrai ici pour mes vieux jours, quoi qu’il arrive. C’est sûr et certain ». u

Quentin Guillet

J’ai 17 ans et  je vis à Mafate

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Le cirque de Mafate vu du Maïdo dans l’après-midi

Mafate n’est accessible qu’à pied

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La cour d’une maison d’Hell-Bourg. Confortablement assis dans son fauteuil, le journal communiste Témoignages sur

la table, un homme au crâne dégarni de 86 ans se lance dans le récit de sa vie à La Réu-nion. « Je tutoyais Paul Vergès et Raymond Barre », confie avec malice Raphaël Folio. Ils étaient assis ensemble sur les bancs du ly-cée de St-Denis. Comment le petit Folio, issu d’une famille pauvre, habitant dans le Sud a pu les rencontrer ? « J’ai passé un concours, explique l’homme devenu grand-père. À l’époque, c’était rare. Il n’y avait qu’un éta-blissement pour les élites, mais, chaque an-née, cinq bourses étaient distribuées. J’en ai obtenu une. » Au final, il n’est pas devenu politicien à l’instar de ses camarades, mais ingénieur météorologiste. « Papy, il faisait de la météo », confirme avec fierté Lucas, le pe-tit-fils, six ans environ. « Et j’étais le premier à manipuler un ordinateur à la Réunion », ajoute le grand-père.

Bambouseraie avortée

Chez Raphaël Folio, « l’âme d’aventurier » de « son ancêtre flibustier » n’est jamais bien loin. Il aime raconter ses voyages. « J’ai beaucoup bourlingué en Afrique et dans les îles australes », raconte-t-il avec le sourire. Il est ensuite revenu à la Réunion avec femme

et enfants. « J’étais perdu, je voyais tout ce que j’avais laissé derrière moi, tomber en ruine ». Alors en 1969, il décide de racheter une maison créole « pour une bouchée de pain ». « Ça me faisait mal cette rupture complète avec le passé », continue-t-il. Il crée une association pour préserver le pat-rimoine bâti et obtient le classement « plus beau village de France » pour Hell-Bourg. Ac-teur important de la vie locale, il a toujours été syndiqué à la CGT. Selon lui, il aurait eu « toutes les chances d’être élu maire » mais il préférait se consacrer à ses projets. « J’avais mis en place l’écomusée, mais il était telle-ment malmené qu’il a coulé. Nous ne parta-gions pas la même vision avec le directeur », se souvient le vieil homme, non sans regret. Raphaël Folio avait également dans l’idée de construire une bambouseraie pour attirer les touristes. En faisant de grands gestes avec ses bras, il explique ce qu’il y aurait installé : « A Mare-à-poule-d’eau, on aurait pu avoir un restaurant et des bungalows en bambou d’un côté. De l’autre, des artisans. Des plats à base de bambou auraient été cuisinés pour les curieux ». Des officiels étaient même ve-nus voir les plans du projet, mais tout a fini par capoter. « Il y a eu un changement de majorité, il paraît que c’était un projet de gauche. Tout s’est arrêté », lâche-t-il déçu.Tenace. Raphaël Folio ne lâche pas le morceau. Il veut faire venir des touristes à Hell-Bourg. Il y arrivera. En 1985, avec l’aide de son fils et de sa fille, Raphaël Folio finit par ouvrir sa case et son jardin créoles aux visiteurs. « Les Réunionnais ne vivent pas

à l’intérieur la journée, alors les visites ne nous dérangent pas », justifie-t-il. Par ail-leurs, son jardin créole compte beaucoup d’espèces endémiques. « Avant qu’il entre dans les propriétés, le jardin c’était la forêt locale. On élevait les enfants avec des plan-tes. Il y avait une tisaneuse dans le coin pour nous soigner. Nous, on était huit et on s’en est tous sortis », déclare-t-il goguenard. La nuit tombe. Les derniers visiteurs de la mai-son Folio passent à côté de l’homme, vêtu d’un pull « été comme hiver ».

« Tout le monde veut voir ma binette »

Il se lève de son fauteuil d’un pas assuré pour discuter avec son fils. C’est lui, qui an-ime les visites avec les autres guides du vil-lage. Avec émotion, il parle de son père : « Il a connu l’avant et l’après 1946 (date de la départementalisation de la Réunion, Ndlr.). J’essaie de m’imprégner de ce qu’il a vécu, mais je ne suis pas aussi charismatique que lui ». En attendant, Raphaël Folio est « vi-vant » comme il aime le souligner. Et pour le prouver, il aime offrir un peu de son rhum arrangé qui macère depuis deux ans. Des journalistes du monde entier ont partagé un verre avec lui. « Tous ceux qui passent ici veulent voir ma binette », rigole le vieil homme. « Je suis vieux, je ne voyage plus, poursuit-il, aujourd’hui, ce sont les gens qui voyagent vers moi. ». u

Noémie Debot-Ducloyer

L’âme des HautsLa vie de Raphaël Folio, 86 ans, Salazien profondément réunionnais, épouse les évolutions de son île. Portrait d’un témoin.

Vivre dans les Cirques

Raphaël Folio

Son salon

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Ses histoires « péi »

« Allez voir Folio ». C’est la ré-ponse des Salaziens quand on leur demande de parler de leur cirque. Avant d’ajouter : « C’est la mémoire vivante du lieu ». Descendant des premières familles fran-çaises arrivées il y a 350 ans, Raphaël Folio est un enfant de l’île. Il maîtrise l’histoire locale… et ses anecdotes. Ex-traits de conversations : « Au départ, les premiers habitants étaient des marins, la Réunion étant un comptoir de la Compa-gnie des Indes. Petit à petit, les hommes de la mer sont devenus des hommes de la terre et ont fait venir des esclaves noirs. Ces derniers allaient se cacher dans les bois des cirques. De grandes battues étaient alors organisées pour ra-mener les « noirs marron » morts ou vifs.

S’ils étaient tués, le chasseur ne ramenait au maître blanc que l’oreille et la main gauche coupées. Celui-ci les affichait à sa porte pour dissuader les autres de s’enfuir. D’où le nom pour ces collection-neurs de « Z’oreilles », toujours donné aux métropolitains aujourd’hui. Après les esclaves, les habitants du bord de mer sont venus s’installer dans les cirques. Au XIXe siècle, les familles grossissaient, mais pas l’île. Les maîtres blancs se réser-vant les plus belles « négresses » parmi les esclaves. On les a alors appelés « les petits blancs des hauts ». Un nom, sy-nonyme de « Yab », qu’eux aussi, ils ont conservé aujourd’hui. » u

N.D.D.

Tamoule Rebelle. Débordante de bonho-mie, Véronique Lovelas travaille comme guide à la maison Martin-Valliamé. Cette activité lui permet de cultiver sa vision philosophique de l’hindouisme, malgré les réticences.

Si proche, si loin. L’île de la Réunion abrite une multitude de communautés. Parmi elles, les Mahorais, entre 20 000 et 40 000 selon diverses estimations. Une immigration singu-lière : Français comme les Réunionnais, ils souf-frent néanmoins de discriminations.

La plus comorienne des Françaises et vice-versa. Descendante du premier colon français des Comores, Vanessa Humblot étudie à la Réunion, avant de s’envoler prochainement pour la métropole. Exclue de son pays natal, elle possède dorénavant la nationalité fran-çaise… mais garde un œil sur les Comores.

Un retard handicapant. Plus de centres médicalisés et des structures plus adaptées. Voilà ce que réclament les associations pour l’intégration des personnes handicapées. Mal-gré quelques progrès depuis les années 1990, en la matière, la Réunion reste à la traîne.

Dom-trotteuse. Comment conjuguer Jura, Guyane et La Réunion ? Réponse avec Janine Malartre, 75 ans, retraitée et esprit vif.

L’essentiel des huiles. 1 570 kg d’huiles essentielles de la Réunion sont exportés en métropole chaque année pour les marques de luxe françaises. Le marché ne cesse d’augmen-ter avec des produits pensés pour le quotidien.

Des souvenirs à bon marché. Le marché de St-Paul, le plus important de l’île, accueille chaque vendredi et samedi à la fois les locaux avec ses fruits et légumes et les touristes avec l’artisanat.

L’ananas Victoria loin d’être victorieux. La production d’ananas n’est pas au meilleur de sa forme à la Réunion. L’île souffre de la rude concurrence d’autres exportateurs.

Un précieux savoir-fer. Métier rare qui ne se transmet que de père en fils, la ferblan-terie, méconnue, intrigue et fascine ceux qui daignent y prêter un œil. St-Leu compte deux ferblantiers.

Le maître du Rhum. Inscrit dans la tradition réunionnaise, l’alcool de canne à sucre, revu et corrigé par Philippe Lauret, peut réserver quelques surprises.

Tourism photographer. Impossible de flâ-ner dans un magasin de souvenirs sans croiser la signature de Serge Gélabert. Ce photographe d’art, comme il se définit, n’a d’autre objectif que de faire découvrir la Réunion au Monde.

Plantations choyées. Pour le plaisir des yeux et des mains vertes, certaines cases ont préservé leur jardin créole. Avec leur esthé-tique bien différente des parterres métropoli-tains, ils passionnent de nombreux jardiniers.

A la recherche de la flore disparue. Il y a 400 ans la Réunion était recouverte à 90 % de forêt. À l’heure actuelle plus des deux tiers

de cette végétation ont disparu, par exemple la forêt de l’Ouest. Le conservatoire botanique national de Mascarin, implanté à St-Leu, tente de recréer cette flore sur sa propriété. Herbier de cette collection.

Les lycéens apportent leur plante à l’édifice. 33 kilomètres, 4 ouvrages d’art ex-ceptionnels. La route des Tamarins, l’un des plus grands chantiers d’Europe (un milliard d’euros), se distingue par sa démesure. Entre deux coups de pelleteuse, les lycéens réunion-nais ont contribué à l’ouvrage.

Dans les pas des marrons en fuite. Au centre du cirque de Salazie trône le piton d’An-chaing. Objet d’une légende...

Après l’effort, le réconfort. Exploitées depuis 1972 les sources Irénée et Véronique abreuvent, aujourd’hui encore, les thermes de Cilaos. L’établissement thermal très familial ac-cueille 500 à 600 curistes chaque année.

Paroles de randonneurs. Nathalie, William, Carlos et Gaby, Alexandra, Jérome livrent leurs impressions de randonneurs : « C’est assez dif-ficile, mais on rencontre de temps en temps du plat pour récupérer de la montée »...

Le juteux bambi des montagnes. À Marla, où l’on compte plus d’animaux que d’hommes, on croise un troupeau hors du commun : l’un des quelques dix élevages de cerfs de la Réu-nion, sur lequel le commerçant Alain Begue veille depuis 1996.

Artiste cherche reconnaissance. Philippe Turpin a toujours jumelé son métier d’institu-teur à son amour pour la gravure. À la retraite depuis 2004, il se consacre maintenant en-tièrement à sa passion et dénonce un certain manque de gratitude du public.

En direct sur le cirque. À Salazie, la plupart des magasins écoutent Salazes FM, radio asso-ciative. Des émissions sportives, culturelles et de la musique…

C’est le cirque chez les gourmands. Canne bonbon. Rien que le nom du magasin donne l’eau à la bouche. C’est dans le bourg de Cilaos, que Sylvie Fabre accueille ses clients. À peine entré, ça sent bon le sucre...

Maisons «de changement d’air». Hell-Bourg, ville thermale pendant le XIXe siècle, rassemble une collection de cases créoles. Ces demeures de villégiature typiques ont été construites par des Réunionnais aisés pour « changer d’air » dans les Hauts. Visite pièce par pièce.

La musique, mon combat. Percussionniste incontournable de la Réunion depuis 15 ans, Jean-Yves Padeau s’occupe d’un groupe de mu-siciens formé d’ex-alcooliques. Un engagement qui résonne avec son passé familial.

Souvenirs d’outre-mer. Personnage majeur de l’histoire de l’art réunionnais, Louis-Antoine Roussin (1818-1894) a laissé derrière lui plus de 400 lithographies. Son œuvre constitue au-jourd’hui un formidable témoignage sur la so-ciété coloniale du XIXe siècle. u

À lire sur notre site www.typomag.net

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Tressages si chouChapeaux, étuis à lunettes, boucles d’oreilles, portefeuilles… Tout est possible avec la paille de chouchou, ce légume de la famille des cucurbi-tacées comme la courgette ! Encore faut-il s’ar-mer de patience. « Son tressage est très long », selon Jeannette Deville, experte en la matière. Marie-Paule, qui a commencé cette activité à 19 ans, confirme : « Je ne peux pas réaliser un objet la veille pour le lendemain. Un chapeau nécessite 20 heures minimum ». Elle a dû néan-moins arrêter cette activité, car elle ne pouvait pas en vivre : « Les gens n’achètent pas, car les prix sont élevés (un chapeau peut être vendu 40 euros, NDLR), déplore-t-elle. Mais ils corres-pondent à la tâche réalisée. »

Et il y en a du travail ! À partir des lianes de chouchou, on enlève les feuilles au couteau pour ne garder que la tige. On fend ensuite celle-ci en deux afin d’enlever la partie charnue qui se trouve à l’intérieur. Les tiges gardées sont trempées dans l’eau puis séchées au soleil. En-suite, intervient le calibrage, qui consiste à sé-parer les gros brins des petits. « Les premiers servent pour la confection de chapeaux et d’étuis à lunettes. Les seconds pour des broches ou des boucles d’oreilles », détaille Jeannette. Suivent le tressage puis l’assemblage. « Le mé-tier n’est pas reconnu. Il n’y a pas de structures. De moins en moins de personnes tressent la paille de chouchou », se lamente Marie-Paule. Elle, Jeannette, et toutes les autres artisanes sont d’une espèce en voie d’extinction. u

Quentin Guillet

Le chouchou des  légumes réunionnais À Salazie, chouchous partout. En gratin, en daube, en tarte - et même dans les chapeaux ! -

l’île raffole de cette cucurbitacée, dont on mange les fruits, mais aussi les jeunes pousses

et les racines ! 90 % de la production réunionnaise provient du cirque.

Vivre dans les Cirques

«Où il y a de l’eau, le chou-chou pousse », lance Pascal Grondin, agricul-

teur depuis une vingtaine d’années à Sala-zie. Et comme le cirque est très arrosé, c’est le royaume du chouchou, légume le plus consommé à la Réunion, qui ressemble à une grosse poire verte bosselée. « Dans les bonnes périodes, on récolte tous les 10 à 15 jours », expose Pascal Grondin. En moyenne un hectare à Salazie promet 40 à 50 tonnes par an. « Un hectare sur tonnelle », précise le cultivateur. Le chouchou accepte deux méthodes de culture. Cette plante expansive peut pousser à même le sol ou surélevée en grimpant sur un grillage horizontal. De cette manière, le rendement augmente car « la récolte est plus facile et le chouchou moins sale », certifie Pascal Grondin. Cependant au sol ou en l’air, tous les chouchous n’arrivent pas à terme. « Sur mes plus de 5 000 m² j’enregistre 80 % de pertes pendant la sai-son des mouches », regrette-t-il. Celles-ci pondent des larves à l’intérieur du légume et le font pourrir. « Comme il n’y a pas de produits homologués pour s’en défendre

chacun se débrouille », remarque l’agricul-teur. Sous les tonnelles de Pascal, gare aux bouteilles jaunes attrape-mouches !

Dans le chouchou, il ne suffit pas de planter la graine. « Après, c’est un travail de titan », scande Pascal Grondin. D’abord, accélérer la croissance. Tous les deux mois, il faut « aérer les tonnelles » en retirant toutes les vieilles lianes pour laisser s’étendre les nouvelles. Puis surveiller la productivité de chaque plante. Au bout de deux voire trois ans, les anciens pieds sont remplacés par des nouveaux. « Mais on attend que la jeune plante ait recouvert la tonnelle pour enlever l’ancienne. Sinon les oiseaux arrachent l’os-sature », observe le producteur.

De la fleur au chouchou : deux semaines. Puis la récolte. Les jeudis pour Pascal Gron-din sont synonymes de cueillette, en prévi-sion du marché à St-Denis. Aucune difficulté pour écouler son stock. Le chouchou cumule les avantages : riche en vitamine C, constitué à 90 % d’eau, et recommandé dans de nom-breux régimes ! u

Léa Gauthier

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À Mare-à-Poule-d’Eau, au bout d’un chemin boueux et sinueux, une de-meure dégage une odeur de bois

qui accompagne les premiers pas de cer-tains curieux. Ordinaire de l’extérieur, elle abrite en fait des meubles tous plus beaux les uns que les autres. Ces merveilles sont l’œuvre de la famille Deville, menuisiers-ébénistes de pères en fils. Lits à baldaquin, chaises, étagères, tables, buffets... Tous les bois se côtoient, du bambou au camphre en passant par le tamarin ou le grévillaire. Pas de confusion sur la paternité des pièces en bambou : Marius est le premier de sa famille à travailler cette essence. Ce fils, petit-fils et arrière-petit-fils de menuisiers-ébénistes attache de l’importance au travail de ses aïeuls. Et c’est avec beaucoup de fierté qu’il montre les prix, médailles ou diplômes que ceux-ci ont glanés lors de concours officiels.

Marius sait diversifier les objets qu’il confec-tionne, entre étuis à lunettes et récipients variés, avec une préférence pour les coffrets à bijoux. Il vend ensuite ses pépites à des magasins d’Hell-Bourg ou de St-André, aux

touristes de passage sur son lieu de travail, ou lors de salons d’artisanat.

« Chips dans un ramequin »

Il est 10 heures. Dans son atelier, Marius s’anime. Il tourne ou rabote le bambou selon l’utilité qu’il lui a attribuée. L’intérieur est constitué de nœuds (ou cloisons) qui sont de plus en plus distancés au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la racine. Puis c’est le ponçage. « Cette dernière étape est importante. Si vous voulez mettre des chips dans un ramequin qui tangue, c’est désagréable », plaisante-t-il. Le gâchis n’est pas au goût du jour chez Marius. « J’essaye d’utiliser au maximum le bambou que je coupe, explique-t-il. Mais c’est difficile. Lors du séchage, qui dure sept à huit mois, il y a 30 % de pertes à cause des fissures qui se forment ».

Marius commence à déraciner le bambou en hiver. Cela peut lui prendre un quart d’heure comme une heure et demie. « Je vais près des rivières, là où il y a de l’humidité. C’est là que le bambou pousse le plus rapidement. En fait, plus il y a de pluie, plus il pousse rapi-dement. En un mois, il peut mesurer dix à quinze mètres. Sa taille finale moyenne at-teint 15 à 20 mètres, et les plus grands, 30 mètres », décrypte celui qui extrait deux à trois m3 de bambou chaque année.

Histoire de pleine lunePas de soucis à se faire pour Marius, la plante repousse systématiquement après avoir été coupée. Mais attention ! Ça ne marche que s’il est coupé trois jours avant ou après la pleine lune. Le nou-veau bois Deville a ses exigences. u

Quentin Guillet

Il creuse des  bambous et ça lui va bienMarius, dernier d’une lignée de menuisiers-ébénistes, s’est mis, à 17 ans, à travailler un

bois inédit dans sa famille : le bambou.

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60 Vivre dans les Cirques

Ce matin, Noëlie, stagiaire en tourisme durable et ancienne chef scout, pré-pare du gâteau ti-son, servi en ac-

compagnement des eaux chaudes, au bar à tisanes, de l’association les 3 Salazes. Xavier attend que le café bouille. Dans la case, pas de gazinière, juste un feu de bois. Les yeux piquent. « Ça boucane (ça fume) », crie Xa-vier.

Le jeune homme est arrivé là par hasard : « J’ai vu, l’année dernière, une émission de France 5 sur les 3 Salazes. Je suis venu et je ne suis plus reparti ». Pour l’association, il est un bénéficiaire. Il est là pour apprendre. Entouré de jeunes qu’il ne connaissait pas avant son arrivée, il se confronte à une vie nouvelle pour une période indéterminée. Au coin du feu, à côté, Maxime, plus âgé, habite l’îlet depuis deux ans. Il est un peu le second de « Papa Ian », le fondateur des 3 Salazes. Il a beaucoup appris sur les espèces endémiques avec son mentor. Aujourd’hui, il transmet son savoir-faire aux plus jeunes - coupe du bois, arrosage, construction de système d’irrigation, élevage de volailles et de cochons.

Mais le maître des lieux reste incontestable-ment Ian Winkless. Le visage buriné encadré d’une grosse barbe, irlandais de naissance et Réunionnais d’adoption, il a à cœur de partager ses connaissances aux stagiaires, bénévoles et bénéficiaires qui vivent avec lui. Plus qu’une vie en communauté c’est la

transmission intergénérationnelle qui prime ici. Ian parle souvent du « Granmoun ». C’est « l’ancêtre », selon la traduction littérale, mais c’est aussi celui qui apprend et montre

le chemin à ses enfants. Ian a lui-même été éduqué par son beau-père, originaire de l’îlet. Parfois accompagné de son petit chien, celui-ci fait une apparition dans la case. Il parle essentiellement créole et les habitants de l’îlet, y compris « Papa Ian », l’écoutent avec attention.

Les habitants du petit îlet ne vont à Cilaos que pour les courses. Ils se financent exclusi-vement grâce aux dons des visiteurs ou aux clients du bar à tisanes. Les marcheurs qui ont descendu le col du Taïbit ou qui s’apprê-tent à le monter peuvent acheter des tisanes « descente ou ascenseur ». Les membres ne déboursent pas un centime pour les frais de la communauté.

Respect du milieu naturel

« Il faut environ trois mois pour permettre au corps de se réhabituer à vivre en forêt », détaille Ian. Dans la froideur matinale, Xa-vier, Thibault et Gaëtan, le dernier arrivé, partent pour la corvée de bois, car la réserve pour le feu est vide. « Le bois, ça réchauffe deux fois, une fois quand tu le coupes et une deuxième fois quand tu le brûles », lance Gaëtan.

Malgré l’éloignement de la vie citadine et leur relation privilégiée avec la nature, les habitants de l’îlet n’oublient pas de se faire connaître. Dans leur « QG », une petite case en bois, à côté de la cuisine où le dîner cuit au feu de bois, ils travaillent avec plusieurs ordi-nateurs sur leur site Internet (www.3salazes.com). Le but ? Concilier le respect du milieu naturel de l’îlet et le développement écono-mique avec l’afflux de touristes. Le tourisme participatif est le principal moteur de leurs actions (voir encadré à la page suivante). Lorsqu’ils reçoivent des groupes, Noëlie, Gaëtan et les autres préparent un bon carry, plat traditionnel, et échangent autour d’un repas leur expérience. Dans un mois, Noëlie quittera l’îlet pour poursuivre ses études en métropole et emportera avec elle le savoir-faire et la pédagogie de « Papa Ian ». u

Noémie Debot-Ducloyer et Léa Gauthier

Retour aux sources« Vivre ensemble autrement ». Dans un petit coin de terre perdu, entre Mafate et Cilaos, des

jeunes, guidés par « Papa Ian », tentent de redonner vie à la végétation environnante.

Une communauté constituée en association, les 3 Salazes, du nom de l’îlet qu’elle bichonne.

Papa Ian, le « granmoun» de l’îlet

Une vue imprenable depuis la case de l’association

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Au printemps le cirque revêt son maillot à pois… verts. La lentille plan-tée entre avril et juin, germe pendant

quatre mois. Puis en août, Cilaos jaunit. Ar-rive le temps des moissons. Les gousses, une fois récoltées, sont battues pour récupérer les graines. Deux méthodes pour ce battage. « À la main, une grande parcelle réclame six ou sept personnes en permanence pendant une semaine. Alors qu’à la machine on met 10 heures, remarque Gérard Rivière, produc-teur. Et comme l’entraide ne marche plus, il faut payer la main-d’œuvre pour le battage manuel. Il coûte aussi cher que la machine ». Aussi plus de 60 % des producteurs de len-tilles utilisent désormais une batteuse méca-nique. Une fois les lentilles extraites de leur gousse restent certains déchets. L’associa-tion des producteurs de Cilaos s’est équipée de deux machines pour permettre à ses ad-hérents d’éliminer les dernières impuretés.

Une étude de l’Association réunionnaise pour la modernisation de l’économie fruit-ière légumière et horticole (Armeflohr) re-cense onze variétés, au minimum, de lentille de Cilaos. « Cette diversité s’explique : la Réunion était le carrefour des marchands. À leur arrivée, les colons ramenaient de tout dans leurs valises. Notre produit compile des origines indienne, malgache, pakistan-aise… », analyse Gérard Rivière. Plantée dans divers endroits de l’île, c’est à Cilaos que la lentille s’est épanouie. D’abord implantés à

flanc de falaise, les champs sont aujourd’hui souvent aménagés en terrasses dans des sols épierrés. « Une solution pour mécaniser ma parcelle », complète Jannick Gonthier exploitant et technicien de l’association des producteurs de Cilaos qui exploite plusieurs terrasses. Certains champs allient lentilles et vigne pour gagner un maximum de place. « Où je peux semer mes graines, je sème », confirme Jannick Gonthier. Ces deux cul-tures ne se gênent pas : la lentille se récolte début août quand la vigne commence à bourgeonner.

Une production à préserver

Après le battage, la lentille est commer-cialisée. Pour le moment sans appellation. « Nous avons monté un dossier pour obte-nir le label Identification géographique protégée, il ne manque plus que les sous », regrette Jannick Gonthier. Un handicap pour les producteurs locaux puisqu’ils ne sont pas protégés des fraudes. « On ne peut pas em-pêcher un producteur de vendre des lentilles de Madagascar sous le nom de lentille de Cilaos et donc de faire un profit énorme », s’alarme Gérard Rivière. La lentille est ven-due un euro le kilo à Madagascar contre une dizaine d’euros à la Réunion. « Pour le porte-monnaie c’est un peu lourd, admet Gérard Rivière. Mais pour le travail que ça représente, ce n’est pas cher payé. » u

Léa Gauthier

La graine du cirque

En mal de reconnaissance, la culture de la lentille de Cilaos se

modernise peu à peu, nécessité vu la concurrence.

Aux trois salazes, le randonneur participe aussi

«Marchez bien sur les sentiers », lance Thibault aux randonneurs qui se dirigent vers le point de

vue. « Ici, le marcheur participe, explique Ian Winkless, le fondateur de l’association des 3 Salazes. Nous leur donnons une bouteille d’eau qu’ils versent pour arroser les plantes en contre-bas. » Les visiteurs en empruntant les chemins de l’îlet tassent aussi la paille posée par terre, appelée « le mulch ». Chaque pas accélère sa dé-composition. Elle nourrit le terrain en manque de terre. Tout un programme !

« La culture occidentale n’a pas de sens »

Créer de la matière organique pour reconstituer le sol, c’est le grand combat des 3 Salazes. « Suite à une culture intensive, le terrain s’est appauvri et il ne restait plus que de la roche », témoigne Ian. Pour enrichir la terre, l’association pratique une culture basée sur la décomposition des vé-gétaux et l’ombre. « A la Réunion on a appliqué le mode de culture occidentale qui repose sur le soleil, mais ici où il brille en quasi permanence cela n’a pas de sens ! » s’exclame Ian. Pour pro-téger la végétation des rayons de l’astre, les membres de l’association plantent des arbres à croissance rapide. Ils ont aussi repiqué des frui-tiers qui procurent au sol une nouvelle ressource organique lorsqu’ils perdent leurs feuilles. Les racines d’autres plantes captent les déchets du sol et de la végétation environnante. Lorsqu’on y plonge la main, on sent une terre fraîche et humide. Ces herbes servent ainsi de composteur naturel. Ces techniques ont payé : en moins de dix ans, les roches ont été recouvertes de végé-tation. u

N.D.D. et L.G.

Champs de lentilles sous des plants de vigne

Thibault, jeune homme aux cheveux bruns, gros pull en laine, propose des tisanes aux

randonneurs de passage. Il fait partie de l’association des Trois Salazes. En plein milieu du sentier du col du Taïbit (entre Cilaos et Mafate),

son « bar à tisane » paraît incongru. Mais il offre un magnifique point de vue.

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À peine plus de treize hectares. C’est la place qu’occupe le vin à Cilaos. « Neuf seulement sont en produc-

tion », détaille Marie-Sully Boyer, qui tra-vaille à la cave coopérative. « Des vignes ont été plantées fin 1993 – début 1994, et d’autres seulement l’année dernière, pour-suit-elle. Avec une vigne, on n’a pas de ven-danges les quatre premières années. Elles n’ont donc pas le même rendement ». Au-tour d’elle, 17 vignerons et 3 autres salariés, dont un maître de chai œnologue. Si la cave coopérative de Cilaos a vu le jour, c’est grâce à eux. Et même si aujourd’hui, la production annuelle avoisine les 30 000 bouteilles, tout n’a pas toujours été rose comme un Caber-net d’Anjou pour le vignoble de Cilaos. Petit retour en arrière…

De la désillusion à la renaissance

En 1860, avec l’introduction de la vigne américaine Vitis labrusca, appelée Isabelle,

le vignoble réunionnais, jusque-là limité de St-Paul à St-Denis, s’étend sur toute l’île. Le climat de Cilaos se révèle très bien adapté à cette espèce productive et résistante aux maladies. Mais en 1868, le phylloxera ravage les cépages nobles en métropole. Consé-quence à la Réunion : interdiction d’intro-duire des cépages sensibles de l’espèce Vitis vinifera, cultivés dans les vignobles renom-més. Cette prohibition a contrarié l’évolution du vignoble de Cilaos vers une production de vins de qualité jusqu’à récemment. En 1975, la production de vin à base d’Isabelle, pas recommandé pour la santé, est interdite. Pour proposer aux viticulteurs une alterna-tive, l’État décide de sélectionner de nou-veaux cépages nobles : le chenin (blanc), le malbec et le pinot noir (rouges). Puis, plus récemment, le verdelho, le gros maseng, le gamay et la syrah. À eux sept, ils forment l’encépagement du Vin de Pays de Cilaos, « dénomination attribuée en 2004 », précise Marrie-Sully Boyer.

C’est en 1992 que la cave coopérative est créée grâce à une dizaine d’agriculteurs cilaosiens regroupés. Leur objectif : mettre en place une culture moderne. Ils y par-viennent en 2008. « Ils ne vivent pas de la vigne. La plupart d’entre eux sont agricul-teurs », continue Marie-Sully Boyer. C’est le cas de Jannick Gonthier : « J’ai un hectare de vignes, mais je l’utilise aussi pour les lentilles, l’autre spécialité de la région. Je ne peux pas me permettre de travailler uniquement la vigne ». « Ils ramènent le raisin et il est vendu sous l’appellation chai de Cilaos dans toute l’île. En contrepartie, ils sont payés au kilo et à la maturité », certifie Marie-Sully Boyer. Seuls ces 17 vignerons ont le droit de travailler sur des cépages nobles, dont le vignoble est exclusivement implanté dans le cirque de Cilaos. « Il est situé entre 600 et 1 300 mètres d’altitude, ce qui donne de la fraîcheur à la vigne en hiver. Ça lui permet de se reposer », observe Jannick Gonthier. Il poursuit : « L’érosion est très active. Alors, on a créé des terrasses qui nous permettent d’œuvrer sur de fortes pentes. Le relief très accidenté nous oblige à travailler à la main ».

« Comme nous sommes dans l’hémisphère sud, le cycle végétatif est complètement décalé par rapport à la métropole. Du coup, les vendanges se font en décembre-janvier, jusqu’à mi-mars. Ce qui fait que le vin de Cilaos est, chaque année, le premier à sortir en France », souligne Marie-Sully Boyer, sou-riante et très fière.

Mais le chai de Cilaos n’est pas le seul vin du cirque. Il existe aussi une production artisanale, généralement élaborée avec du Isabelle, et à laquelle on rajoute du sucre. « Ce vin traditionnel est interdit en métro-pole, car il produit du méthanol qui, à forte dose, agit sur le système nerveux. Mais il y a une tolérance particulière à Cilaos », relate Marie-Sully Boyer. De délicieuses dégusta-tions de vins attendent donc les œnophiles à Cilaos. Mais toujours avec modération… u

Quentin Guillet

Le premier vin de France

Point fort du « pays que l’on ne quitte pas », le vignoble de Cilaos représente une des

activités économiques principales du cirque. Longtemps freiné dans son développement,

il a trouvé un second souffle grâce au dévouement de viticulteurs de la région.

Vivre dans les Cirques

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Impossible de passer à côté de l’emblème du village de Cilaos : Angèle Mac Auliffe. Une rue et un musée lui sont consacrés.

Cette jeune femme forma toute une géné-ration aux « jours anciens de Cilaos », une broderie inspirée directement de la faune et de la flore du lieu. De mère en fille, la disci-pline se transmet. Luciane Techer, brodeuse indépendante de la commune, a accroché dans sa boutique un portrait de sa mère à l’ouvrage. « C’est elle qui nous a transmis son savoir-faire, elle travaille encore à mer-veille », s’émerveille-t-elle. Non loin de la rue Mac Auliffe, des petites mains s’affairent à la Maison de la broderie. Suzanne Maillot, meilleure ouvrière de France en 1995, y ac-cueille les visiteurs. Passionnée du « jour en biais » (un point de broderie), elle a à cœur de transmettre son savoir. « C’est dommage les jeunes filles sont moins pressées d’ap-prendre, se lamente-t-elle. Mais on ne peut pas vivre en étant brodeuse, c’est juste un complément dans le ménage ». Pour perpé-tuer la tradition, l’association pour la promo-

tion de la dentelle à Cilaos a mis en place des stages. Pour 244 euros, 20 heures de brode-rie seront dispensées sous l’œil avisé de la présidente de l’association, Suzanne Maillot.

Les pâquerettes de Bernadette

Même Bernadette Chirac est passée par Cila-os. Suzanne Maillot, très fière, ne se lasse pas de raconter l’anecdote. « Elle a acheté

une nappe brodée et les huit serviettes avec le motif Pâquerette, le plus difficile à réal-iser », précise-t-elle. Et comme tout travail minutieux a un prix, une brassière de nuit en soie brodée, matière la moins facile à tra-vailler, coûte 500 euros. Les heures passées sur l’ouvrage sont longues. Pour un set com-plet de table, il faut compter dix mois de tra-vail et des « années de pratique ». Luciane

Techer, quant à elle, travaille quotidienne-ment huit heures, quasiment tous les jours, pour pouvoir vivre de sa passion. Mais la broderie de Cilaos n’exclut pas forcément les maigres bourses : la maison de la Broderie propose par exemple de petits sous-verres à 16 euros. Soit, pour les petites mains minu-tieuses, deux jours de travail. u

Noémie Debot-Ducloyer

Des fils de mère en filleOn vient du monde entier pour admirer les dentelles de Cilaos. Les brodeuses, encore pré-

sentes dans le bourg, aiment ouvrir les portes de leur atelier pour raconter leur

savoir-faire.

Suzanne Maillot, meilleure ouvrière de France

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Un tintement métallique coupe sou-dain toute l’effervescence qui règne rue de la Giroday, à Bras-Panon, où

la route à moitié défoncée mène à des rési-dences à l’allure désuète. Depuis déjà deux jours, la maison de Marie-Thérèse Ramaye, 70 ans, est le théâtre d’une célébration hin-douiste unique dans l’année. Dans son autel particulier, elle célèbre la déesse Marian-mèn. L’occasion de retrouver les membres de sa famille, d’autres croyants et même des inconnus, puisque, comme elle aime le rap-peler avec un grand sourire, « la fête est ou-verte à tous, même aux personnes d’autres religions, qu’elles soient blanches, noires, jaunes… rouges ou vertes ! » À la Réunion, la population d’origine tamoule est estimée entre 175 000 et 210 000 croyants. C’est au XIXe siècle que les premiers hindouistes ar-rivent à l’île Bourbon, en tant que planteurs de canne à sucre. Rien de surprenant donc à les retrouver majoritairement sur la côte Est de l’île, là où l’on cultive la plante.

La cloche sonne toujours. Une cinquantaine de croyants, dans une masse uniforme de tenues jaunes, blanches et rouges se réunis-sent vers le petit temple, derrière la maison. Trois divinités sont peintes sur les murs dé-crépis couleur citron. Quatre hommes ta-pent violemment sur leur tambour dans une cadence effrénée. Mickaël, le dernier des dix « marmailles » de Marie-Thérèse, fait alors

son apparition. Pieds nus comme l’exige la religion, ce trentenaire porte une longue tunique rouge, une barbe et des cheveux hirsutes. C’est lui le maître de cérémonie, le brahmane de circonstance. L’avant-veille, il a mené la procession qui a serpenté dans les rues de Bras-Panon. Au cours de celle-ci, des hommes et des femmes, disséminés dans le village, soumettaient des offrandes - fruits, encens, argent - à Marianmèn en gage de leur bonne foi. Mickaël les remerciait en dé-posant des cendres rouges sur leur front. Les fidèles entraient alors en transe.

Pour la déesse Marianmèn

Retour rue de la Giroday. Le fils retire une dalle de la plateforme de béton face au temple. Apparaît alors un trou, le troukav, bordé de pétales d’œillets d’Inde et surmon-té d’un soulon, une croix de bois recouverte de fleurs multicolores, avec un citron planté à son sommet. Cet objet symbolise l’esprit de Karly, l’une des divinités tamoules, qui, elle aussi, est célébrée. Une odeur d’encens se répand dans l’air. Mickaël dépose alors au bord du troukav une offrande. Sur une feuille de bananier s’étalent une noix de coco, une banane sur laquelle on a planté trois bâton-nets d’encens, un citron et deux verres, l’un rempli de vin, l’autre de rhum Charrette !

En transe

La célébration bat son plein. Les tambours aussi. Le fils de Marie-Thérèse entre dans la chapelle. Il récite des prières sacrées, suivi par les fidèles. Au même moment, deux

boucs sont tirés en direction du troukav. Une corde nouée autour du cou, les deux bêtes ne semblent pas se douter du sort qui les attend. Au fur et à mesure que la voix de Mickaël se diffuse, l’intensité augmente en même temps que la musique. Deux femmes, dont Marie-Thérèse, entrent même en transe, se désarticulant tels des pantins dont une seule divinité tirerait les ficelles. Après trois minutes d’invocations, un petit cortège contourne le temple, Mickaël en tête.D’une placidité absolue, le maître de céré-monie revient devant l’autel. Pendant ce temps-là, les boucs restent impassibles. On allume une flamme à chaque coin du troukav. Mickaël casse la noix de coco en la lançant violemment contre le sol. Elle répand son lait, symbole de fertilité, sur les témoins. Parmi eux, Benoît, qui filme avec son téléphone portable le moindre détail de la scène. « C’est pour ceux qui n’ont pas la possibilité de venir », explique-t-il.La transe continue pour les deux femmes. Mickaël récupère un sabla, un sabre long de l’extrémité de sa tête à son nombril. Le tintement de la cloche accumulé à celui des tambours perce les tympans. Un bouc est amené vers le troukav. « Attention, cela peut vous heurter. Il y aura du sang », prévient Marie-José Itala, l’une des filles de Marie-Thérèse. Ça y est. Après avoir déposé de la cendre rose sur le front de l’animal, on lui tranche la gorge d’un geste violent et bref. Marie-Thérèse, en transe, se précipite vers le buste de la bête et lui aspire un maximum de sang. Le reste est déversé dans le troukav

Pour la déesse Marianmèn, Marie-Thérèse organise une célébration ponctuée par des transes et le sacrifice de boucs et de coqs. Son fils Mickaël, marchera même quelques jours plus tard sur les braises en l’honneur d’une autre divinité. Avec la famille Ramaye, immersion parmi la première communauté hindouiste de France.

En péi tamoul

Religions

par Alexis Hontang

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afin de nourrir la déesse. On dépose la tête sur une feuille de bananier à la gauche du trou sacré. Le buste, lui, est traîné vers l’ar-rière-cour enfumée où l’on s’active vivement aux préparations du grand repas. Des rigoles d’un rouge aussi épais que celui qui a taché les vêtements et le visage de Marie-Thérèse Ramaye se dessinent sur le béton.

Massalé, civet et ti’rhumAprès le sacrifice de deux boucs et de huit coqs – toujours des mâles – la cloche finit de tinter. La célébration s’arrête. Pour le moment. Entre six heures du matin et une heure de l’après-midi, pas moins d’une di-zaine de boucs et d’une vingtaine de coqs sont, tour à tour, tués. Quelques minutes plus tard, Marie-Thérèse, confortablement assise dans son salon, porte de nouveaux vêtements. « J’ai tout oublié de ma transe, raconte-t-elle, sur le ton enjoué qui la carac-térise. La déesse Marianmèn entre en moi.

Je ne contrôle plus mes gestes. » Benoît, témoin avisé de la scène a déjà vécu cette expérience. Il estime « qu’une transe laisse des marques. On se sent toujours épuisé en-suite. »Les proches de Marie-Thérèse défilent de-vant elle. Parmi eux, Clément Elmira, 19 ans, l’un de ses dix-huit petits-enfants. Il a joué du tambour durant tout le sacrifice. « Je n’ai jamais appris ce rythme-là. J’ai toujours eu cela dans le sang », se justifie-t-il, content d’être ici « car cette fête représente l’occa-sion de se retrouver, de manger ensemble ».Justement, aux fourneaux, Marie-José, la fille, s’active. Les boucs et les coqs sont dé-pecés et plumés avant d’être suspendus, tranchés et cuits en civet – avec des oignons et du vin rouge – ou en massalé – mélange à base d’épices. Comment, elle, une chré-tienne baptisée, peut-elle assister à une fête tamoule alors que la messe se déroule au même moment ? « L’un n’empêche pas l’autre. Je suis ici avec ma famille, répond-elle. De toute manière, le curé ne dira rien. C’est comme cela à la Réunion ! Les religions se tolèrent. » Les « chrétiens-tamouls » ne sont pas rares. Au temps où ils étaient em-ployés dans les plantations de canne à sucre, les hindouistes se soumettaient à leurs chré-tiens de maîtres. Certains devaient se rendre à l’église catholique chaque dimanche… Deux siècles plus tard, nombreux ont conservé la double appartenance religieuse.Il est 13h30 et Bras-Panon est inondé de soleil. Sous une imposante bâche devant la maison, les convives se réunissent et profi-tent du festin. Des non-Tamouls viennent même d’arriver, attirés par l’odeur du repas gratuit et abondant. Bien sûr, on mange avec les doigts. Bien sûr, une feuille de ba-nanier fera office d’assiette. Et bien sûr, les Tamouls, d’une gentillesse rare, offrent le ti’rhum à tous. Épuisé, Mickaël se recueille. Il ne goûtera pas à cette profusion de nour-riture. Pour lui, le carême bat son plein. Cet acte, 18 jours durant lesquels on s’abstient

de tout aliment d’origine animale, est le préambule d’un autre événement d’une ampleur au moins égale aux sacrifices : la marche sur les braises, qui se déroulera dans deux jours seulement…

« Comme un match de football »À Paniandy, village bordé de cannes à sucre à cinq kilomètres de Bras-Panon, le soleil se couche. La D48 est saturée de voitures. La raison ? À 18 heures, les Tamouls marche-ront sur le feu, pour une célébration elle aussi unique dans l’année. Réunionnais et touristes se précipitent en masse autour du tikouli, le carré de feu. Certains prévoient même leur escabeau, d’autres grimpent sur le toit d’une maison voisine. Situation co-casse. « On se croirait dans un stade de foot-ball !, rit Antonin Laquia, un fidèle. Mais cela ne me dérange pas. C’est ouvert à tous ! »En ce jour de fête nationale, les hindouistes fêtent Pandialé. Cette déesse avait marché sur les braises pour prouver sa virginité à son époux. En guise de feu d’artifice, l’explosion des couleurs sur les vêtements des croyants. Rouge, jaune, blanc, orange… Toujours les mêmes. Une procession d’une cinquantaine de croyants s’approche pas à pas du tikouli. En tête, les joueurs de tambour. À la fin, un char recouvert d’œillets d’Inde expose les statues des divinités, dont Pandialé. Entre les deux, des fidèles, dont certains portent sur leur tête un karlom, un objet conique en-veloppé de roses, rouges et blanches.La cérémonie gagne en intensité. Encore une fois, des Tamouls entrent en transe. Vers 18 h 30, le public, jusqu’ici stoïque, commence à s’agiter. Dix-huit hommes, les uns après les autres, marchent sur le tikouli. Durant la traversée, longue d’une dizaine de pas, certains lèvent un poing rageur ou s’époumonent en criant. Même pas mal ! S’ils ont accompli cet acte, c’est pour re-mercier la déesse. « Je fais cela depuis bien longtemps !, explique Mickaël toujours aussi sereinement, C’est Pandialé qui est en moi. Je ne peux ressentir la douleur ! » En atten-dant, à la fin de leur passage respectif, les « marcheurs » trempent tout de même leurs pieds dans un bassin d’eau et de lait.Après les 36 traversées – chacun exécute deux tours – l’ensemble des fidèles se dirige devant le petit autel érigé en face du carré de braises. Après les offrandes, on « coupe » le coq. Le gallinacé est suivi d’un bouc. C’est la fin. Les curieux regagnent leurs cases. Les croyants aussi. Marie-Thérèse bavarde avec sa fille. Fini le tintement métallique. Du moins jusqu’à l’année prochaine. u

page 65 : La cérémonie dans les rues de Bras-Panon, la veille du sacrifice

page 66 : Marche sur le feu à Paniandy page 67 : Le jour du sacrifice, boucs, coqs

seront offerts à la déesse Marianmèn. Ils serviront aussi à un pantagruélique repas

offert à toute la communauté.Marie-Thérèse pendant la cérémonie.

Toute la cérémonie en photos et

vidéos sur notre site

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7 h 30 du matin, on déroule le tapis rouge : les derniers préparatifs s’achè-vent. David Golivan et Oppilamei Cade-

by s’apprêtent à se marier au temple tamoul de St-Anne, ou plus précisément dans sa salle des fêtes attenante. Les invités arrivent au compte-gouttes, les fleurs envahissent les allées tapissées de sables multicolores et les femmes portent leur plus beau sari. Ils devraient être 400. Rien d’exceptionnel, par-fois, plus de mille personnes participent aux festivités. La tradition est précise, la céré-monie religieuse se déroulera en 22 étapes. Laborieux… Même les convives hindous ont l’air un peu perdus devant le programme. « C’est comme à l’église, les gens devant écoutent, mais derrière ça bavarde ! », plai-sante Mera Willy, caméraman de mariages.

David puis Oppilamei, colliers de fleurs au-tour du cou, arrivent au temple, puis mar-chent avec les invités pour une procession auprès des dieux tamouls. Shiva, Ganesh et les autres doivent bénir cette union. Jianny s’est récemment marié, il se souvient pré-cisément du protocole : « Tout le long, il y

a de la musique, c’est joyeux ! » Un groupe de percussions et d’instruments à vent se charge de l’ambiance. Les effluves des en-cens restent discrets. En revanche, on devine l’agitation des cuisines aux senteurs épicées qui parviennent à la salle. Sur une scène dé-corée en l’honneur du jeune couple, le brah-mane entame ses prières. La première partie lui permet de sacrer cette union. Le rituel est attentivement suivi dans ses moindres dé-tails. Une bougie s’éteint, le père du marié s’active pour la rallumer. « Tout est histoire de symboles », explique Swani Natarajan Thangal Gurukkal, le brahmane. En dési-gnant une bougie sur scène : « La lumière est au centre, car tout est lumière. Il faut bénir tous les ustensiles que l’on va utiliser. »

Offrandes et échange

Nouvelles tenues – bénies – pour les mariés. « Encore plus belles ! », selon Micheline, une cousine. Les fiançailles peuvent enfin avoir lieu. David et Oppilamei rendent d’abord hommage aux astres en allumant un feu.

« La fumée symbolise les offrandes brûlées qui montent au ciel », décrypte Willy le vi-déaste. Plus important encore, les mariés lavent les pieds de leurs parents. Jianny in-siste sur la signification de ce geste, l’Abis-hégam : « On remercie son père et sa mère pour tout ce qu’ils ont fait jusqu’ici. Ensuite il y a le Tâli, c’est comme l’alliance, un cordon avec une bague au bout que l’on garde en permanence. On porte aussi les Mâleï, des anneaux aux doigts de pied. »Déjà trois heures de festivités. L’union est presque scellée, ne manquent plus que quelques étapes pour marquer l’acceptation de l’autre. Le père saisit la main d’Oppilamei, la pose dans celle du conjoint : il « donne sa fille ». On leur souhaite prospérité, bonheur et fidélité. L’assemblée se scinde en deux. Les plus fervents accompagnent au temple les époux, déjà plus détendus, pour une dernière prière aux dieux hindous. Le ma-rié va pouvoir s’installer avec sa conjointe. « Connaissant la famille, je pense qu’elle ne les laissera pas seuls avant une semaine, plaisante en rigolant un convive. C’est dur la vie de jeune marié ! » u

Alexandre Mathis

Un long dimanche de mariage tamoulPas d’épousailles d’hindouistes sans grande cérémonie religieuse chargée de

symboles. Par étapes précises, les mariés scellent leur union devant une foule d’invités.

Religions

Temple tamoul de St André

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En métropole, il y a les bornes kilomé-triques, parfois des fleurs, des croix ou des plaques... À la Réunion, ce sont

les maisonnettes rouges dédiées à St Expé-dit qui bordent les chaussées. « Elles mar-quent la disparition des tués sur la route », décrypte Lilian Payet, prêtre de St-Denis. Centurion de l’armée romaine martyrisé, Ex-pédit est un saint de la religion catholique. Peu connu en métropole, c’est une icône à la Réunion. Tout a commencé en 1931 par l’apposition d’une statue à son effigie à la chapelle de la Délivrance, à St-Denis. C’est le point de départ de la dévotion que les Réunionnais vont entretenir à St Expédit, rapidement devenu le saint des causes dif-ficiles. « En 1937, une chapelle est même construite en son honneur, à St-Benoît. Aujourd’hui, on le retrouve dans plusieurs églises et dans quelques maisons », ob-serve le curé qui officie à la chapelle de la Délivrance. « Tout le monde a confiance en ce saint. Ça va du maçon au PDG, de l’étu-diant à la personne âgée », continue-t-il. Sa rapidité et son efficacité supposées pour exaucer les prières des fidèles ont fait de St Expédit le saint incontournable de l’île. Mais

derrière cette vénération se cachent parfois de sombres pratiques.

20 000 euros la fécondité

D’après sa représentation, St Expédit écrase un corbeau, symbole du mal. Donc il vainc le mal. En toute logique, certains le prient pour écraser un adversaire, un ennemi. « Ceux-là ne prient pas St Expédit sous la forme catho-lique, mais à travers de la magie ou de la su-perstition », se désole Gilbert Aubry, évêque de la Réunion. D’autres profitent de son ado-ration par les Réunionnais pour leur faire les poches. « Je suis en contact avec lui depuis mon enfance. Je soigne des gens grâce à un parfum à base de roses fabriqué en Inde », raconte, par téléphone, un autoproclamé guérisseur. Il poursuit : « J’ai réussi à soigner une femme qui avait la migraine depuis 25 ans. Elle avait tout essayé, mais rien ne mar-chait. Elle est venue me voir et son mal a disparu. Les résultats sont là ». Mais à des prix souvent exorbitants. Le guérisseur (ou

charlatan ?) confirme : « Une femme avait tout essayé pour devenir mère. Elle n’a pas hésité à débourser 20 000 euros pour im-plorer St Expédit de devenir féconde. Après sa visite auprès de moi, elle a pu donner la vie ». Celui qui affirme compter aussi des clients portugais, espagnols et métropoli-tains confie que ceux-ci lui payent le billet d’avion pour qu’il puisse leur rendre visite. « St Expédit est un très grand saint. Il est efficace, rapide, puissant, très très fort », se défend-il. Le père Lilian Payet reste hostile à ces pratiques : « Elles sont parfois ambiguës. J’ai des doutes quant à la véracité de leurs propos ». « C’est pour cela que l’Église prend ses distances vis-à-vis de St Expédit, ajoute Monseigneur Aubry. Les gens l’implorent pour d’obscures raisons ». Et de conclure : « Le plus important quand on veut progres-ser, ce n’est pas d’envoyer des coups de poing dans les ténèbres, mais d’allumer la lumière ». u

Quentin Guillet

Le vilain petit canard des saints catholiquesLes Réunionnais vouent un culte particulier à St Expédit, guérisseur… mais aussi vengeur. Certaines personnes n’hésitent pas à l’implorer pour répandre le mal. D’autres prétendent entretenir un contact avec lui.

Statue de St Expédit

Micro chapelle dédiée à St Expédit. On en trouve de nombreuses le long des routes...

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Typo : Un imam qui tient un magasin, c’est surprenant…

Mohamad Bhagatte : Nous n’avons pas un style de vie monastique dans l’islam, on se marie, on tient des commerces, on mange une glace entre amis. Le prophète disait : « Promenez-vous sur terre ». Nous avons une vie comme les autres, sauf que par-fois on dirige la prière. Ce commerce, c’est l’aboutissement du rêve de trois amis.

T. : Les produits halals, ça fonctionne bien ?

M.B : Il y a une vraie demande, et pas que des musulmans. Des hindous végétariens ou des personnes qui craignent les problèmes d’hygiènes avec le porc viennent s’approvi-sionner ici.

T. : Pourquoi considère-t-on la Réunion comme un exemple d’intégration réussie pour les musulmans alors que vos « frères » de métropole sont souvent stigmatisés ?

M.B : Une différence de statut. Quand les Maghrébins sont arrivés dans les années 1960 en France, ils pensaient retourner au bled un jour. Ils venaient d’un pays où ils étaient majoritaires, et devenaient subite-ment minorité. Les musulmans d’ici sont surnommés par erreur « Zarabes », or, nous venons d’Inde ! Là-bas, nous étions déjà une minorité, nous l’avions déjà intégré. Et quand nos ancêtres posèrent le pied sur cette île, c’était pour y vivre, pas pour repar-tir un jour.

T. : Comment se sont-ils intégrés ?

M.B : Par le commerce. Vers 1800, les mu-sulmans se trouvaient dans les rues mar-chandes. Si je suis un élément moteur de l’économie, je ne peux pas être marginalisé, voilà leur raisonnement. La mosquée de St-Denis se situait au cœur des centres com-merciaux.

T. : C’est d’ailleurs la plus vieille mosquée de France.

M.B : Oui, construite en 1905 et inspirée de celle de l’île Maurice.

T. : Y a-t-il des risques de dérives extré-mistes à la Réunion ?

M.B : Le danger existe, mais je ne le redoute pas. Si jamais quelqu’un devait arriver avec des idées nauséabondes, il se ferait vive-ment juger par l’ensemble des dignitaires musulmans d’ici. Néanmoins avec les cri-tiques adressées à notre religion, je sens des jeunes frustrés, il faut surveiller leurs poten-tielles dérives.

T. : Vous êtes mal vus parfois, même ici ?

M.B. : Depuis le 11 septembre, les choses se dégradent. Nous faisons des efforts pour montrer qu’islam ne signifie pas terrorisme. Pour les cent ans de la mosquée, nous avons ouvert les lieux au public. On accepte qu’une touriste puisse venir en débardeur et en jupe. On comprend et on ne juge pas.

T. : Personnellement, en tant qu’imam, que faites-vous pour changer l’image de l’is-lam ?

M.B. : Ma plus grande victoire, c’est quand un métropolitain perd ses clichés sur cette religion. Je veux leur montrer l’islam, son œuvre. J’aimerais que les gens découvrent le prophète comme un homme bon et to-lérant. Saviez-vous que Victor Hugo lui a consacré un poème le décrivant comme un bienfaiteur ? u

Alexandre Mathis

« Depuis le 11 septembre, les choses se dégradent »Mohamad Bhagatte, un des 32 imams de St-Denis, prône un islam réunionnais tolérant et ouvert.

Rencontre avec ce dignitaire religieux et… chef d’entreprise, dans sa boutique d’alimentation halal.

Religions

Grande mosquée de St-Denis, Nour-e-Islam, ce qui veut dire

Lumière de l’Islam, en plein centre de la ville. Elle a été inaugurée en 1905.

Mohamad Bhagatte, un des 32 imans de St-Denis

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Typo : La foi catholique classique faiblit-elle ici ? Se sent-elle en concurrence avec les évangélistes et les sectes ?

Mgr Gilbert Aubry : Ce n’est pas la même situation qu’en Hexagone. Ici, le cadre est plus multi-religieux. L’affichage sans tabou de l’islam et de l’hindouisme écarte les re-plis dans la sacristie comme en métropole. Les gens demeurent très religieux et osent le montrer dans la rue. Nos églises ne se vident pas. Bien sûr, il y a une baisse des mariages, mais proportionnellement moins qu’ailleurs. Concernant les évangélistes, les choses se passent bien. Nous avons repris le dialo-gue avec eux depuis quelques années, un peu comme nous discutons avec les autres confessions au sein du comité inter-religieux de la Réunion. Sur les sectes, enfin, nous n’avons pas plus de craintes qu’ailleurs. Le seul embarras dans une île où la religiosité reste profonde est de définir précisément le statut de secte. Y a-t-il liberté d’aller et venir, le lien familial est-il gardé, y a-t-il une transparence économique ? Voici quelques éléments pour tenter de les identifier.

T. : Rencontrez-vous des difficultés à ordon-ner des prêtres ?

G.A. : Nous avons connu un passage à vide dans le recrutement pour la période 1970-1980 : une ordination de prêtre par an en moyenne. Nous ne dépassions jamais les

4 durant les bonnes années. Aujourd’hui, on se situe au-dessus du niveau métropoli-tain (le diocèse comprend 126 prêtes dont 90 pour en activité, Ndlr). Rien que cet été 2009, j’en ordonne 3 (en comparaison, le diocèse de Strasbourg, l’un des plus dyna-miques n’en ordonne que 6 cette année, Ndlr). Notre vivier de vocations ne demeure pas trop mauvais. Malgré tout, nous ne sommes pas assez nombreux pour nos 62 paroisses composées de sous-ensembles, autant d’églises à desservir.

T : Le Vatican se préoccupe-t-il de toutes les îles de l’océan Indien ?

G.A. : Le Saint-Siège est extraordinaire face à la mondialisation. Ce fut le premier présent partout, dans toutes les cultures. Il a donc un système rodé. Ce qui peut être réalisé à un niveau inférieur ne doit pas remonter au niveau supérieur. Donc pour notre région, Madagascar compte 22 évêques et les pe-tites îles (Seychelles, Réunion, Maurice…) s’organisent seules afin de rendre la vie re-ligieuse plus dynamique. Il nous laisse gérer.

T : On parle de vous comme d’un futur Car-dinal…

G. A. : Arrêtons les fantasmes. Il existe des cardinaux de 3 types : ceux qui vivent à

Rome en tant que collaborateurs immédiats du Pape, parfois présidents de commissions, ceux qui résident à des postes géogra-phiques comme Paris, New York ou Le Cap, et les cardinaux nommés, car ils sont spé-cialistes d’un domaine ou qu’ils ont rendu service à l’Église auparavant. Je ne suis, me semble-t-il, dans aucun des trois cas. Tout cela dépend du Pape.

T : Vous ne refuseriez pas sa proposition…

G.A. Quand il appelle quelqu’un, ça ne se re-fuse pas. L’honneur est trop grand. u

Alexandre Mathis

« Nos églises  ne se vident pas »Homme discret et calme, l’évêque Gilbert Aubry aborde l’état de la foi réunionnaise, ses rapports avec le Vatican et son éventuel avenir de cardinal.

La Vierge au parasol à côté de l’église de St-Rose, église épargnée lors de la

coulée de lave de 1977. Le parasol est là pour la protéger

de la pluie fréquente sur la côte Est. Pèlerinage très fréquenté le 15 août.

Monseigneur Gilbert Aubry, évêque de La Réunion depuis 1976.

Il est né à St-Louis en 1942.

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Une longue robe multicolore, une paire de tongs noires, des cheveux bruns mi-longs et frisés. A 36 ans, Iza affiche

et revendique ses origines créoles. C’est le credo de son album « Cilaos ». Avec cet al-bum « tout en créole », comme elle le dit, sourire aux lèvres, « c’est comme si je renais-sais ». Dans ces chansons écrites sur mesure par le musicien Davy Sicard, la jeune femme a trouvé ce qui lui correspondait. « Avec cet album, je retrouve mes racines, les Hauts de l’île, le créole, et je peux les faire partager et découvrir aux autres », confie la chanteuse.

Une renaissance

Cilaos... Le nom, déjà, évocateur. C’est le lieu où Iza a vécu durant son enfance – dans les Hauts de l’île. Les textes ensuite. Son extrait préféré fait partie de la chanson Not Kozé (Notre langue, ici, le créole, Ndlr.) : « Jordu gèt amwin mi viv an tèlkesé, Kinport kwé-sak le monn i va pansé, sak lé inportan sé ma libèrté ». « Aujourd’hui, je me dévoile telle que je suis, peu importe ce que les gens peuvent penser, le plus important c’est ma liberté ». Finie la longue période où Iza était une autre, chantait de la variété, se forçait à parler français parce qu’elle avait honte de son accent créole. Elle est redevenue elle-même. « Regardez comme je suis au-jourd’hui, je m’habille comme je veux, très simplement, je n’ai plus aucun complexe.

Si vous voulez, on continue l’interview en créole », rigole la chanteuse. Ce style re-trouvé est une chose qui plaît dans le monde musical réunionnais. « Iza fait partie d’une nouvelle vague d’artistes qui travaillent la mélodie et les textes dans la tradition tout en s’ouvrant au monde avec des musiques qui s’étendent et s’exportent », s’enthousiasme Alain Courbis, président du Pôle régional des musiques actuelles de la Réunion (PRMA).Après avoir enchaîné plusieurs concerts au mois d’août au festival populaire « le Sa-kifo », Iza doit préparer, avec l’appui de son mari, ses prochaines interventions en mé-tropole pour la sortie de Cilaos le 13 octobre prochain. Concerts, séances d’autographes, publicités. « Le moment sera vite là et j’es-père être bien accueillie en métropole », lance Iza, les yeux pleins d’excitation.

La chanson très jeune

« La musique est venue vraiment pas ha-sard », confie Iza. La jeune femme chantait dans un petit groupe. « De la variété fran-çaise dans l’orchestre du case de Cilaos », se souvient-elle. « Un commerçant m’a enten-du une fois chanter et a décidé de financer mon 45 tours ».

Un 45 tours de variété française ? Difficile de comprendre comment une chanteuse qui, aujourd’hui, revendique le créole et la culture de son enfance, pouvait chanter à l’époque de la variété... « C’était une pé-riode assez difficile, lance l’artiste. Avant, je ne parlais pas le français correctement. Et dans les Hauts de l’île, les gens ont un ac-

cent très fort. Je sentais que l’on se fichait de moi quand je parlais ». Iza en souffre au fond d’elle. Pendant longtemps, elle incarne une autre personne. Elle se force à parler un français correct, à se vêtir sobrement en pu-blic, délaissant peu à peu ses origines.

Après ce 45 tours, elle rencontre Jean-Max Figuin, maçon, comme son père. Elle a 17 ans et arrête la musique pour fonder une famille. Elle s’installe à St-Denis, dans les Bas de l’île et ouvre son salon de coiffure.

« Et si je remettais ça »

Un beau jour, la jeune femme confie à son mari son envie de faire son retour dans le monde musical pour « essayer ». Il la sou-tient, et devient même son agent. « Il fallait que je prenne des cours de chant. Au bout de 12 années, cette petite remise à niveau était nécessaire », rit la chanteuse. Elle rencontre Davy Sicard, l’ambassadeur de la musique réunionnaise, qui lui écrit son deuxième album « Iza Eponyme ». « À ce moment, je ne me sentais pas encore prête à parler en créole, tout allait trop vite. Et puis, je ne sais pas vraiment comment il est venu, mais il est venu », s’exclame la chanteuse en parlant du « déclic » comme elle dit, qu’elle a eu, un beau jour. Comme une voix qui lui rappelait ses origines enfouies au fond d’elle-même. « Je me suis dis, ça y est, maintenant je suis prête. Il faut que je chante mon enfance, du maloya en créole », continue la chan-teuse. Chose faite. Un prochain album suivra dans le courant 2011. Nouvelle étape pour l’artiste puisque celui-ci sera écrit par ses soins. u

Isabelle Boyer Figuin, alias Iza, revient après douze années de silence avec l’album « Cilaos ». Cette éternelle adolescente assume désormais son identité créole.

Mademoiselle chante le créole

Culture

par Esteban Lopez

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Du rap créole au jazz manouche

En dehors du maloya,

la musique réunionnaise

s’épanouit aussi.

Quelques artistes

développent des styles

originaux comme le rap

créole ou le jazz manouche.

Unique en son genre dans l’île, Alex Sorres a décidé de « raper » en créole. « C’est ma passion depuis que

je suis petit : le rap. Ce n’est pas parce que je suis ici que je n’ai pas le droit de chanter ma musique », revendique le rappeur. Rap et créole, un mélange un peu spécial, mais pour le musicien, l’essentiel n’est pas de se distinguer des autres rappeurs métropoli-tains. « Je suis né ici, à la Réunion alors je ne parle pas comme mes collègues de métro-pole et au fond, je revendique des choses qui me tiennent à cœur dans mes textes ». Des problèmes sociaux comme l’alcoolisme ou encore la modernité. Comme ceux du maloya, ses textes avec des problèmes de fond plaisent au public réunionnais et même métropolitain. « J’ai eu la chance de chanter sur scène dans certains festivals et j’ai reçu un accueil chaleureux », se réjouit le chanteur. Ce n’est pas le cas de tous les artistes « minoritaires » de la Réunion. « On fait avec ce que l’on nous propose » confie Nicolas Manuel, guitariste pour le groupe Koté Manouche. Et ce que l’on leur pro-pose, c’est essentiellement de se produire dans des salles de restaurants et des cafés. Fondé il y a un an et demi, Koté Manouche surprend et amuse le public avec leur jazz manouche. On ne compte seulement que deux groupes de ce genre-là, Koté Ma-nouche et Rugaï Manouche.

Que ce soit pour Alex ou pour Nicolas, le constat est le même : « Si les artistes restent seuls, le public les oublie plus facilement. Il faut créer un collectif de ces « minorités musicales », plaide Nicolas. « Le véritable problème pour nous, c’est la communica-tion », conclut le rappeur créole. Avenir ou pas, ces artistes font bel et bien parler d’eux. « Certains commencent à se faire connaître, observe Alain Courbis, président du Pôle régional des musiques actuelles de la Réunion. Ces jeunes artistes promet-teurs, je ne serai pas étonné si en on parle encore dans quelques années. » u

Esteban Lopez

Maloya, renaissance

d’une culture« Les noirs d’Amérique ont créé le jazz ; les esclaves de la Réunion ont conçu le maloya », compare Jean-Pierre La Selve, fondateur du groupe traditionnel Vavan-gue. Le maloya ? Un chant de complainte. Cette musique populaire, les esclaves l’in-terprétaient « avec les moyens du bord », continue Jean-Pierre. Elle se joue à l’aide d’un rouleur, une sorte de tamtam, un kayamb, constitué de feuilles de canne à sucre entremêlées et remplies de grains de cascavelle pour reproduire le son des vagues et d’un bobre, un arc musical. Le tout accompagné par des chants. « Jusque dans les années 1980, il était très dur de la jouer. Considérée comme une musique pour rassembler le peuple, à visée révolutionnaire, elle était très mal vue », souligne Jean-Yves Padeau, per-cussionniste. Depuis, « le maloya est de-venu un des éléments indissociables de l’identité culturelle réunionnaise », ob-serve Jean-Pierre La Selve. Aujourd’hui, ses groupes sont légions dans l’île et les radios les diffusant tout autant. « Nous pouvons enfin célébrer le souvenir de nos ancêtres ».

E.L.

Iza de son vrai nom Isabelle Boyer Figuin

Alex Sorrès, rape en créole

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Aucun film ne représente la Réunion. Pas ou peu de productions célèbres ont été dans l’ancienne île Bourbon.

Tout juste y a-t-on dirigé « les Secrets du Volcan », une saga de l’été de France 2, un épisode de « Joséphine Ange Gardien » et quelques autres fictions du même genre. Pourtant, des réalisateurs locaux essaient de percer.

« La principale difficulté, c’est que nous manquons de grosses structures de produc-tion. Un réalisateur sera par exemple obligé de se rendre à Paris pour le montage s’il veut travailler avec des professionnels », regrette Fred Eyriey, 43 ans. Il se définit lui-même autodidacte, juste formé « SLEE », compre-nez, « Sait Lire Et Écrire ». Depuis son pre-mier court-métrage en 1995 – tourné à Ma-fate – intitulé « Qui peut espérer tutoyer les nuages ? », ce fan de cinéma indépendant et des « Aventuriers de l’Arche perdue » consi-dère que RFO devrait permettre de diffuser des productions locales. Fabrice Bourriquen, lui aussi réalisateur et producteur, regrette que « la chaîne omette de remplir ses obli-gations de participation à la production et à la diffusion locale, alors qu’il existe des cré-neaux horaires avec de la visibilité. Heureu-sement avec l’arrivée de la TNT en 2011, les cartes vont être redistribuées. »

Faute de mieux, cet amateur de films fantas-tiques, « surtout Les trois lumières de Fritz

Lang (le réalisateur de Metropolis, Ndlr.) », et de la mise en scène de Brian de Palma, se contente de courts-métrages. « Ça me convient bien, nuance-t-il. J’ai constaté que le cinéma pouvait être un outil pédago-gique. Je possède donc ma boîte de prod’ : Intervalle Production. » Ainsi, Fabrice tra-vaille lors d’ateliers avec des lycéens, leur montre l’univers qu’il aime. Des associations utilisent ces courts-métrages pour des cam-pagnes de prévention. Dernier exemple en date, un 20 minutes intitulé « Mais où est passée Chloé ? ! », lauréat au concours du 8ème festival du film scientifique, raconte la dramatique histoire d’une adolescente qui se drogue.

L’hypothétique film réunionnais

« Le succès des Ch’tis pourrait servir d’émula-teur pour les autres productions régionales. Pourquoi pas un film réunionnais ? se met à rêver Fred Eyriey. Ce cinéma nous ressem-blerait. Les habitants ici sont aussi friands des films américains que de Bollywood. »

Fabrice croit en un avenir créole dans le milieu. Il espère voir un jour des longs-métrages entièrement en langue créole. « Même pour les réalisateurs étrangers, l’île est un bonheur avec ses décors naturels ! », s’exclame-t-il. Et il compte bien en profiter. Parallèlement à un prochain court-métrage de prévention sur la délinquance juvénile, il

termine un documentaire sur le Gouverneur français Desbruslys. Deux cents ans après sa mort, « Un brûlot pour Desbruslys » a pour but de réhabiliter sa mémoire, bafouée pour avoir voulu lutter contre les Anglais. Fred Eyriey doit aussi sortir un moyen-métrage, tourné au Mozambique : « « Ilha Sorrow » raconte une histoire d’amour dans laquelle un homme et une femme, 15 ans après s’être perdus de vue, confrontent leur vision de l’Afrique. J’y prône un développement de ce continent par lui-même, pas par l’ex-ploitation des Occidentaux. » Si l’avenir du cinéma à la Réunion reste encore incertain, Fred croit connaître sa nature profonde : « Il s’inscrit culturellement autant en Afrique qu’en l’Occident. Il devra donc être métis. »

Reste à trouver un public. « Bien sûr, les gens vont au cinéma pour de grosses pro-ductions, mais ne sont pas cinéphiles dans la très grande majorité. Dur pour nous de les attirer avec un simple court-métrage », convient, lucide, Fred. Malgré tout, les festi-vals fleurissent : Ekwa à St-Denis, le Festival du film de St-Paul et surtout celui du Film d’Afrique et des îles du Port, le plus réputé. Si Fred et Fabrice ne revendiquent pas for-cément le même cinéma, ils sont d’accord sur deux points : ils veulent faire partie de l’aventure réunionnaise dans ce domaine et la jeune génération est porteuse d’espoirs. « Nous ne serons pas dans la concurrence, mais dans une émulation partagée ! », conclut Fabrice. u

Alexandre Mathis

Pellicule péiTrouve-t-on un cinéma réunionnais ? La question, complexe, se substitue à une réponse : il

existe des réalisateurs réunionnais. Ils ne chôment pas, mais rament un peu.

Culture

le réalisateur Fred Eyrié toujours occupé à préparer de nouveaux tournages

Fabrice Bourriquen milite pour un cinéma local

Frabice Bourriquen travaille avec les jeunes pour leur faire découvrir

l’univers du cinéma

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L’animation prend du reliefÉcole multimédia, l’Institut de l’image de l’océan Indien (ILOI) forme non seulement aux métiers

du cinéma, mais surtout aux domaines technologiques des Jeux vidéo et de l’animation 3D.

Aux murs, entre les affiches de vrais films, des portraits en images de synthèse. « Des créations maison »,

souligne Jean-François Lepinay, directeur de la section 3D d’ILOI (l’Institut de l’image de l’océan Indien). L’école, basée au Port, aime les créateurs, « car même s’ils finissent tech-niciens, les élèves auront plus de chance d’être embauchés pour une production d’animation. Un technicien n’aura pas possi-bilité dans son travail de développer le côté artistique. Un artiste, lui, assimilera l’aspect technique et progressera davantage », es-time Jean-François Lepinay. L’institut forme des jeunes de la région et de l’étranger (Québec, Chine) aux métiers de l’audiovi-suel. L’école, reconnue par l’État et en par-tenariat avec des universités comme Paris VIII, a notamment développé une section 3D. « À l’origine, nous avons été fondés par Pipangua, une société réunionnaise spécia-liste de l’animation 2D qui a voulu se déve-lopper pour la 3D », narre Sébastien Lechat, coordinateur pédagogique du site. Depuis, ils ont accompli leur mue. Matériellement, les moyens existent : pièce avec fond vert, utilisée pour les effets spéciaux, caméras, tables de dessins…

Des anciens chez Disney...Au montage, ça s’active. « Je finis l’étalon-nage des couleurs, car on doit rendre notre projet dans quelques jours », balbutie Yann en Master 1 cinéma, plus concentré sur l’écran d’ordinateur que sur le monde exté-rieur. Minutieux, les étudiants en animation 3D s’isolent. « Ils cherchent tellement le moindre défaut que ça devient obsession-nel, s’amuse Jean-François Lepinay. Il faut dire que le travail est monumental. Ils ont un an pour monter un projet de court-mé-trage, souvent par groupe de 2 ou 3 : créer l’histoire, le décor, l’infographie des per-sonnages et réaliser le tout. » Preuve de ce travail herculéen, ces productions durent en général moins d’une minute. Mais au final, les débouchés font saliver. « Nous comptons déjà des anciens qui aujourd’hui travaillent à Disney ou Nintendo ! », s’enthousiasme Sé-bastien Lechat. Encourageant. u

Alexandre Mathis

Le montage, une étape capitale dans le travail annuel des étudiants d’ILOI

Une maquette utilisée pour un des projets d’animation 3D

Dans la section jeux vidéo, ça s’active aussi. Plus que quelques jours avant de rendre le travail.

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Typo : Existe-t-il un art contemporain réu-nionnais ?

Guy Trichet : Contrairement à l’art vivant, les arts plastiques ne revendiquent pas une identité propre. Même si tous les artistes travaillent sur une recherche identitaire, celle-ci n’est pas forcément réunionnaise. Il faut préciser que dans l’île, la culture est jeune. Elle n’a que trois siècles au maximum.

Jean-Luc Igot : Prochainement, une mai-son des civilisations et unité réunionnaise doit être construite à St-Paul. C’est un pro-jet initié par Paul Vergès, le président du Conseil régional. Pour moi, ce n’est pas à un homme politique de fabriquer les arts, mais au peuple de construire sa propre identité. Notre métier est constamment influencé par des joutes politiciennes, l’État étant notre principal créditeur. Mais j’ai espoir, je pense qu’un art spécifique, détaché des politiques, né de l’emplacement géographique est en train de se forger.

Typo : Manquez-vous d’artistes à la Réu-nion ?

Jean-Luc Igot : On manque de technologies, mais pas d’artistes. Par exemple, ici, on ne peut pas fondre de l’aluminium. Les maga-zines d’arts coûtent très cher. Pour que les Réunionnais s’intéressent à l’art contem-porain, les peintres, les sculpteurs doivent avoir une démarche innovante avec peu de moyens techniques. Pour l’instant, les expo-sitions dans l’île sont principalement photo-graphiques. Grâce aux nuits d’arts de pleine lune – manifestation organisée par l’asso-ciation Cheminement – le grand public a enfin accès aux œuvres d’art contemporaines.

Guy Trichet : À la Réunion, seulement une dizaine de pro-fessionnels insulaires vivent de leur art. Les autres, sont des Z’oreilles qui effectuent des allers-retours entre la métropole et l’île. Cependant, beaucoup de jeunes artistes originaires d’ici sont inscrits à l’école d’art et d’architecture

du Port à la Réunion. Ils vont faire avancer les choses. Pour nous, c’est une véritable chance.

Typo : Le métissage influence-t-il les arts contemporains ?

Jean-Luc Igot : Même s’il y a de plus en plus de métissage, il y a tout de même une cer-taine protection des cultures. L’art à la Réu-nion c’est comme une vinaigrette. Le mé-lange ne se fait pas intimement. C’est rare qu’il y ait des mariages entre les différentes communautés. Pour les artistes, c’est pareil.

Guy Trichet : La culture française influence beaucoup les arts contemporains de l’île. Mais la donne est en train de changer grâce à l’école d’art et d’architecture. C’est un ber-ceau de jeunes artistes créoles. Peut-être les débuts d’une identité propre. u

Noémie Debot-Ducloyer

« L’art à la Réunion c’est comme une vinaigrette »À l’inverse des arts vivants (chant, danse, poésie), les arts plastiques ne revendiquent pas de « créolité ». Selon Guy Trichet, responsable de l’association Cheminement Preac (Pôle recherche émergence arts contemporains) et Jean-Luc Igot, artiste et vice-président, les arts plastiques sont plus soumis à une créativité mondiale que réunionnaise. Au moins jusqu’à présent.

Culture

L’artothèque de St Denis rassemble un nombre important d’œuvres contemporaines de tous styles.

Sa particularité: pratiquer la location d’œuvres à des particuliers et des

entreprises qui souscrivent un abonnement. La volonté est ici de rendre

l’art accessible à tous

Guy Trichet

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Quelles histoires racontent les conteurs de La Réunion ? Gare au Grand méchant loup entendrait-on

en métropole. À St-Denis ça serait plutôt gare à Gran Diab, le méchant local, connu pour manger les enfants. « Mais le gros se fait toujours rouler par le petit », raconte avec un brin de malice, Jean-Bernard Ifano-hiza, conteur. Le petit, c’est Tizan ou Petit-Jean. « À travers ce personnage, on rappelle aux adultes qu’il ne faut pas perdre son enfant intérieur », décrypte Ketty Lisador, conteuse de 54 ans. Tizan invente toujours des stratagèmes pour s’en sortir face aux adultes notamment avec Granmèr Kal (pro-noncer « grand-mère kalle »).

Granmèr KalCette vieille femme est un des mythes fon-dateurs de l’île. Selon certains, elle habite-rait sur le volcan considéré comme la terre brûlée des sorciers. Pour d’autres, elle vivrait dans les hauteurs de l’île. Avec ces person-nages ancestraux, le conte renvoie souvent à la période esclavagiste de la Réunion. « Pen-dant 400 ans, nous n’en avons pas parlé, la souffrance de l’esclavage est loin d’être évacuée », commente Christine Langot, conteuse et présidente de l’association Koze

Conte regroupant 28 conteurs de la Réu-nion. « Les héros des marronnages (les es-claves en fuite) sont très importants, ils ont eu le courage d’aller dans les montagnes. Ces contes donnent la force aux adolescents d’affronter la société », développe avec émotion Jean-Bernard Ifanohiza, lui-même descendant d’esclaves.

« Un art perdu » ?

Pourtant, la tradition orale du conte a failli se perdre. Selon le foonkèseur (poète) Teddy Lafare Gangama, son île est passée d’une so-ciété orale à une société de consommation au moment de la départementalisation, en 1946. « Tout ce qui venait de métropole était mis en avant », précise-t-il. Le fonkèr, poésie sonore plus diffusée à l’oral qu’à l’écrit, signi-fie « qui vient du fond du cœur ». Pour cet artiste, c’est « un art perdu » qu’il essaye de remettre au goût du jour avec d’autres foon-kèseurs de sa génération (27-35 ans). Ketty Lisador déplore également la perte de la tra-dition orale depuis 20 ou 30 ans : « En 1966, est arrivée la télé, finis les contes. On ne fai-sait plus de soirées en famille pendant les-quelles les oncles nous racontaient des his-toires. Ça m’a manqué, c’est pour cela que j’ai voulu devenir conteuse ». Aujourd’hui

encore, elle ne cesse de raconter des his-toires aux petits, mais aussi aux adultes. « Le conte c’est comme la construction de la so-ciété à la Réunion, précise Teddy Gangama. Il est créolisé dans un ensemble qui nous renvoie en Inde, à Madagascar, en Asie et en Europe. Quand tu manges dans un plat sur l’île, il y a toujours quelque chose qui vient d’ici ou là. Pour le conte c’est pareil, c’est le mélange de tout ça dans un lieu unique. » u

Noémie Debot-Ducloyer

Jean-Bernard Ifanohiza

Qui a peur du Grand Diab ?Contes, poésie et légendes hantent la Réunion. À l’heure où les enfants passent beaucoup

de temps devant un écran, des artistes de l’île essayent de réhabiliter la langue orale.

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Ketty LisadorChristine Langot

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10 juillet - DéboussoléPremiers instants sur le sol réunionnais, tôt le matin, à profiter des montagnes embuées par notre regard hagard. En métropole, il fait (logiquement) chaud et le soleil se couche tard ; normal c’est l’été. À la Réunion, nous sommes dans l’hémisphère sud ! Un détail ? Non, une réalité qui déboussole.

Les soirées hexagonales s’allongent avec la petite pétanque du camping. Ici, les maga-sins ronflent très tôt. D’où cette première sensation, étrange, que nos journées ne se-ront pas très longues.

11 juillet - Colorée

Dans l’arène des violences, la Réunion s’est fait une spécialité créole du rond de coqs. Au-delà de la tradition toujours scanda-leuse de voir des bestioles se « prendre le bec » pour le plaisir « testostéroné » des hommes, une jolie vision adoucie le climat. Voilà un rendez-vous de passionnés. Si les Créoles sont majoritaires, on y trouve des « visages pâles », des « blacks », des Chinois. La palette colorée rappelle que le métissage fait partie de l’essence même de cette île. La volaille reste sur le champ de bataille, mais sort de mon champ de vision. Seul demeure cette idée que c’est peut-être cela qui s’ap-pelle la Réunion.

12 juillet - Légèreté

Je sors du béton dionysien (de St-Denis, Ndlr.). À peine 30 minutes en voiture. Juste assez pour déguster du regard les paysages. Les champs de canne à sucre s’étendent à perte de vue, à peine stoppés au loin par les montagnes. Une ravine exhibe des galets en contrebas d’un pont. L’exotisme provoque une légèreté naïve au visiteur.

15 juillet - Acné

Au cours d’une discussion avec Idriss Issop Banian (voir article sur le melting-pot), nous voilà à parler du peuplement de l’île. Avant la colonisation française, ce bout de terre perdue dans l’océan Indien était désert. À quoi pouvait bien ressembler la Réunion ? De vastes forêts remplies de moustiques peut-être. Avant que l’acné humaine ne vienne envahir l’épiderme rocheux, les arbres devaient exprimer leur floraison li-brement, sans pollution visuelle. Avant que l’Homme ne déséquilibre la faune et la flore par sa hache, l’ancienne île Bourbon devait sûrement être la réunion parfaite de la ri-chesse naturelle.

17 juillet - Collé-serré

Placardé sur tous les murs de St-Denis, Franckie Vincent, grimé en bodybuilder, an-

nonce son concert. Il joint un slogan abyssal digne de Kant : « Tu veux mon zizi… » Loin de tomber dans une pseudo-psychanalyse freudienne, attardons-nous plutôt sur ce message. Le chanteur caricature la culture des DOM. L’équation est simple : sang chaud + exotisme = référence salace. L’insulte (j’ose le terme) est de taille : faire passer la culture des îles françaises pour grotesque et obs-cène. Loin du charme du maloya, le « vas-y Frankie, c’est bon » amène à croire que le collé-serré se conclut systématiquement par une coucherie. C’est peut-être puritain, mais il y a des claques qui se perdent. Eh non Frankie, je n’en veux pas de ton zizi.

18 juillet - Ciné

En discutant avec le réalisateur Fabrice Bourriquen, il m’explique que la première fois qu’il est venu à la Réunion, les décors lui ont fait penser au Seigneur des Anneaux de Tolkien. Nous étions alors avant la sortie de la trilogie au cinéma, c’est donc le simple fruit de son imaginaire et non pas l’influence hollywoodienne. On imagine comme lui ai-sément le volcan en Montagne du Destin, les elfes se réfugiant à Salazie et les canons du Barachois en arme naine contre les Go-belins. Mais où trouverait-on Frodon et ses sympathiques Hobbits de la Comté. Aussi aimables soient-ils, les petits êtres de Tol-kien aux pieds poilus sont réputés égoïstes et bougons. Les Créoles sont-ils comme ça ? Pas franchement. Néanmoins, cette com-paraison, aussi amusante soit-elle, signifie l’existence d’une potentielle structure natu-relle pour développer le cinéma dans l’île. Les producteurs feraient bien de jeter un coup d’œil dans l’océan Indien ? Pour Bilbo le Hobbit par exemple…

27 juillet - Cultivé

Georges est gentil, Georges parle bien, mais Georges n’est vraiment pas très discret. Il parle fort, connaît tout le monde à St-Leu. Les pompiers s’arrêtent lui dire bonjour, lui regarde discrètement les filles qui passent. Georges est très cultivé. Il se souvient du démantèlement des usines de canne à sucre en 1974. Les grèves, le désastre social n’ont

« La palette colorée »Du 10 juillet au 1er août, le temps de la mission à la Réunion, le typoïste Alexandre Mathis a consigné, jour après jour, ses découvertes et étonnements. Carnet de bord.

Carnet de bord

Alexandre

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aucun secret pour lui, il en faisait partie. Mais sa revanche, il la tient en s’instruisant. Il cultive aussi son « jardin des cinq sens » comme il se plaît à le définir. Il explique avoir recréé toute une Réunion en microcosme. Ajoutez à cela 11 chiens et des poules, et vous obtenez l’univers visible de Georges. Son monde intérieur paraît plus complexe, plus long à explorer. Quelques heures n’y suffiront pas. Pas sûr qu’une vie suffirait, on abandonne ; il en fait ce Georges.

29 juillet - Aidés

Un discours revient souvent. Le RMI est perçu comme vecteur de chômage. Pour beaucoup de monde, les immigrés maho-rais et comoriens et les jeunes préfèrent toucher cette aide plutôt que de suer dans les champs de canne à sucre. Une décision à la fois réaliste, tant bosser à la coupe de la canne est mal payé, et un peu hypocrite. Pourtant, ces critiqueurs avouent avoir pro-fité du Revenu minimum d’insertion. Alors que faire ? Ils refusent de l’enlever, c’est une aide précieuse. Mais ils ne veulent pas que les gens le touchent. « Les Comoriens ont ou-blié de « I » d’Insertion », balance une dame dont nous tairons le nom. C’est toujours le même refrain, égoïste au possible, des fai-néants – ils l’avouent eux-mêmes – qui ont fait l’effort de se bouger, mais qui critiquent d’autres fainéants, un peu moins courageux. En tout cas, moi, j’ai la flemme de débattre de ça avec eux, ça va me fatiguer…

1er août - Résumer

Dernier jour, dernières impressions. On de-mande à Patrick Arnould, notre « fixeur », comment résumer la Réunion en une image. On pense à la canne à sucre, industrie tra-ditionnelle, en difficulté financière et ai-dée par l’Europe. Symbole de l’implication métropolitaine pour les problèmes écono-miques de l’île. La réponse, sans équivoque, teintée de réalisme : « Vous seriez venus au mois de janvier, vous n’auriez pas vu ça. Vous auriez plutôt eu l’image des cultures de letchis ou ce genre de choses ». Quelle meilleure conclusion que de se dire que tant de diversité empêche toute conclusion. u

D’autres impressions, découvertessur www.typomag.net

Sur la route du Piton de la Fournaise à partir de Bourg-Murat : beauté

Les chemins du Piton de la Fournaise : émerveillement

Route Notre-Dame-de-la-Paix : sérénité

Georges

Georges

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Mon vol inoubliable

«Quand je te le demande, tu cours à fond. OK ? Sois tranquille, si on se plante, les champs de canne à sucre

nous attendent ! Allez Go ! » 3, 2, 1… c’est par-ti ! Aux ordres du moniteur, je cours au plus vite jusqu’à ce que mes jambes moulinent dans le vide. Je crois que je peux m’arrêter, les champs de canne à sucre sont sous mes pieds ! C’est bon, le plus dur est fait : je viens de décoller en compagnie d’Éric, moniteur chez Azur Tech. So-leil au beau fixe, ciel bleu azur, et toujours cette verdure : tout y est, c’est une journée idéale ! Une fois dans les airs, on se sent léger comme un oiseau. D’ailleurs, puisqu’on en parle, nous suivons les pailles-en-queue, oiseaux marins au plumage blanc, qui nous servent de guides pour s’engouffrer dans les courants. Ça nous permet de prendre de la hauteur et encore plus d’adré-naline ! Je suis tranquille : rien à faire, à l’aise et très confortablement installé dans la nacelle.

Éric s’occupe de tout ! Ah si, je dois quand même l’aider pour tourner : la jambe droite sur la gauche pour tourner à droite et inversement. L’horizon à perte de vue, la route des Tamarins sous mes pieds : j’ai l’impression de dominer ce paysage infini. Cela fait bientôt un quart d’heure que j’ai quitté la piste de décollage fraîchement aménagée pour les épreuves qualifica-tives à la Coupe du Monde de parapente. Pas lassé, direction l’océan ! L’eau est limpide, toute la barrière de corail est mise à nue sous mes yeux émerveillés. C’est sûr que la Saône qui coule à deux pas de chez moi n’est pas aussi sexy ! Avec un peu de chance, j’aurais pu voir les baleines à bosses. Mais elles n’ont pas osé montrer leurs fanons. Bientôt, Éric m’annonce que l’on va atterrir et c’est comme s’il me sortait d’un rêve. Alors attention à l’atterrissage, ça risque de faire mal ! Gai comme un pinson et maître du monde il y a deux minutes, je fais déjà moins le malin… Plus de peur que de mal : j’atterris comme si je dévalais les marches d’un bus. Je suis redescendu sur terre, c’est le cas de le dire… u Quentin Guillet