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Cristina Albertini Bahnarel

LA RÉALITÉ FACTICE DE CE QU’IL Y A DE PLUS BRUTAL DANS LA SUBLIMATION DE LA BEAUTÉ“Point contemporain”, Paris, France, Janvier 2020

— texte en marge de l’exposition « Blush » à la galerie Sintitulo, janvier-mars 2020

Marta Zgierska est une jeune photographe prolique avec un parcours étonnant. En 2016,elle a obtenu le Prix HSBC pour la photographie avec sa toute première série, Post. Ils’agissait d’un travail précis, avec des images qui se concentrent à chaque fois sur l’objetunique. Les images nettes, fonds neutres, lumière blanche et uniforme partout égale enintensité, invoquaient la situation post traumatique de l’artiste ayant subi un très graveaaccident : un de ces événements radicaux qui font basculer le cours d’une vie. Dans le textecritique qui allait être un des premiers à accompagner ce travail, Christian Caujolle mettaiten garde quant à l’usage de l’image de soi: « Autoportrait. Danger du genre. Risque permanent.Celui du narcissisme. Celui de la complaisance. Celui de l’identité factice. »

Nous avions à l’époque accueilli le travail de l’artiste, et proté, le temps d’une exposition,de ces beautés d’apparence à la fois apaisante et inquiétante. Chaque fois il est hasardeuxde prédire la suite que prendrait le travail d’un(e) jeune artiste. Surtout lorsque sa premièresérie ssérie séduit autant. Allait-elle poursuivre son intérêt pour l’autoportrait, malgré la miseen garde de son premier critique ? Il est bien possible qu’elle ait eu toujours envie de lefaire, comme pour dire que, somme toutes, pour faire art, autoportrait et autobiographiedoivent rejoindre l’archétype. Si tout un chacun peut retrouver dans Post une partie desoi-même – perdu, endolori, transguré, aveuglé, muté par les traumatismes dont la vieest faite – le culte de l’apparence s’insinue à présent dans les nouvelles préoccupationsde Marta, comme une nouvelle corde que la pratique de l’autobiographie sait faire vibrer.

AerbAerbeauty et Votive Figure, séries en cours dont il sera question dans cette nouvelle expositionséduisent, intriguent, dérangent. S’attarder sur le sens des images c’est voir en un trait lemorbide, tel un baiser ou une poignée de main d’une Cendrillon dans un parc de Disneyland.Mise en scène de soi, identité factice, narcissisme, complaisance : la mise en garde de Caujolleaurait pu faire o ce de malédiction. Seulement, Marta maîtrise son sujet – quête d’arché-types donc – avec l’exigence à laquelle elle s’adonne pour prouver sa maîtrise d’une techniquephotographique sans faille. L’image plastique lui colle comme une peau. L’image de soi,Marta Marta s’en sert pour questionner notre rapport au monde. Il s’agirait ici de nous, femmesd’aujourd’hui et de tous les temps ; de notre relation aux canons de beauté associés audésir et au besoin de séduire. Chaque époque crée et invoque des dieux et des valeurs plusou moins pérennes ; chaque système de valeurs impose son set de contraintes et recettesdont le dessein est de formater, puis de faire rêver. Les sacrices sont constamment lacondition sine qua non pour que la magie opère et pour avoir l’illusion d’atteindre un graal.D’ailleurs, les époques ne sont pas si lointaines où les questionnements de Marta Zgierska

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Cristina Albertini Bahnarel La réalité factice de ce qu’il y a de plus brutal…

n’auraient pas eu le droit de cité et nul écho, ou alors aurait-elle été vue en sorcière, oubien l’aurait-on soignée en hystérique. C’est selon les temps.

Recherche de perfection et image de soi se côtoient dans sa démarche. Je me souviens cecerticat d’école décrivant Marta comme l’archétype de l’élève parfaite : ce souvenir d’avant,elle l’a pris en photo et en a fait une œuvre de sa série Post. J’apprécie la bonne impressionque son curriculum-vitae-sans-faille fait sur tous mes publics – quel amas de diplômessupérieurs, tous plus ssupérieurs, tous plus savants les uns que les autres ! J’adore communiquer avec le portraitde mon artiste, montrant un visage de poupée ou de mannequin espiègle, sorte de Coppéliaissue d’une réalité parallèle, justement parfaite; Je suis scandalisée par la beauté de sesfesses auxquelles elle se plaît d’imposer l’artice d’une faille, etc… Dans ses images (pas si)contrefaites et parfaites à plein d’égards, Marta n’a de cesse de jouer son propre rôle danssa quête incessante du plus-que-parfait. Lorsqu’elle porte le masque de ce rôle à jouer,elle joue aussi le mien et le vôtre : tous à la recherche de ce plus-que-parfait contre lequeldes sades sagesses anciennes nous mettraient en garde…

Narcissisme, complaisance et identité factice : dire que l’oracle nous avait mis en garde…A quoi, Marta Zgierska rétorque naturellement : Blush. C’est le titre qu’elle choisit pourses expositions récentes dont le corpus réunit les œuvres d’Aerbeauty et Votive Figure. Motsanglais. Toutes ses séries d’images portent des mots anglais chargés du sens dans lequelMarta-ex-machina souhaite que l’on regarde. Blush, dans la langue de Molière décriraitl’action de rougir sous l’eet d’une émotion. On rougit par timidité, par plaisir. C’est lemaquillamaquillage involontaire de notre visage atteint par l’émotion mais c’est aussi le fard rouge,qui en langage international s’appelle « blush ». Il invoque non seulement l’idée de masque(fard) mais aussi le fait d’inscrire implicitement sur ce masque, l’expression de l’émotionmême – q’il s’agisse de timidité, plaisir, honte ou autre.

En parlant de la série Aerbeauty – celle-ci même, faite des images quasiment abstraitesdes masques cosmétiques qu’elle a utilisés – Marta avoue ne jamais utiliser des masques debeauté. Sauf pour sa recherche sur le sujet : que se passe-t-il après la beauté (aer-beauty) ?Mais de quelle bMais de quelle beauté Marta entend-elle parler : celle que l’on doit pouvoir entretenir(voire fructier) sur la base des promesses de la cosmétique contemporaine ou plutôt labeauté des formes abstraites dans la lumière scialytique de l’univers de Marta ? La sérieest plus brève que d’habitude ; une couleur diérente pour chaque image, comme uneénumération de l’inventaire existant : il y a des masques de beauté rouges, blancs, verts, bleus,des roses et des dorés ou verts foncés. Point. La série est close en huit (auto) portraits etdeux séquences. On passe à la cire anatomique de la nouvelle série, Votive Figure.

Les guLes gures votives sont des orandes à l’intention d’une divinité en vue d’en obtenir uneprotection ou des avantages dans l’existence, ou la réalisation d’un vœu. Elles impliquentune forme de privation ou d’eort de la part de l’orant : enduits de cire anatomique,

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Cristina Albertini Bahnarel, Director of the Galerie Sintitulo

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Cristina Albertini Bahnarel La réalité factice de ce qu’il y a de plus brutal…

des fragments du corps de Marta Zgierska s’orent (à nous) comme dans un sanctuaire(du culte de l’apparence).

La série est en cours. Sa réalisation implique un travail performatif de plus en pluséprouvant. L’inconfort de la cire chaude sur son corps s’ajoute aux attentions régulièresdes préparatifs de studio : mise en scène, mise en place, isolation de détails. Aux imagesde fragments de corps couverts de cire s’ajoutent désormais de véritables scènes d’intérieur,ddont on ne saurait pas dire si ce sont d’aperçus de boudoir, de salon de beauté, d’atelierou autre… Il pourrait s’agir de fragments d’une ction d’anticipation, du côté de la dystopie,ou bien l’expression psychédélique à la Twin Peaks d’une histoire personnelle du culte del’image. Avec ces images Marta éveille cette phrase que Louise Bourgeois faisait brodersur un tissu : « I have been to the hell and back and let me tell you it was wonderful ».On comprend que dans son processus de recherche, Marta éprouve le besoin et l’énergiede défaire les choses pièce par pièce, pour comprendre comment elles sont faites, commentelles fonctionnent, elles fonctionnent, avant d’en reproduire les mécanismes. Leur reproduction subit lestransformations et la force d’abstraction de la pensée. De ce fait, le miroir qui nous estproposé montre une image qui choque : sa réalité invoque ce qu’il y a de brutal dans lasublimation de la beauté.