la petite fille du silence - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782221203910.pdf · de...

23

Upload: dothien

Post on 14-Sep-2018

215 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

LA PETITE FILLE DU SILENCE

CHRISTINE ALEXANDER avec la collaboration de

Françoise Langevin-Turner

LA PETITE FILLE DU SILENCE

document

FIXOT

© Fixot, 1995 ISBN 2-87645-238-3

Note au lecteur

L'histoire de ce livre est authentique. Seuls les noms des personnes et des lieux ont été modifiés, afin de préserver l'anonymat de mes frères et sœurs.

Son sujet est tabou : la violence, les agressions sexuelles dont sont victimes les enfants, garçons et filles. Victimes idéales parce que sans défense.

Je voudrais que mon témoignage redonne à tous ceux qui ont traversé ou traversent une épreuve comparable à la mienne l'envie de recommencer à vivre et de se battre. Ce livre est une main tendue vers eux, le seul moyen en mon pouvoir de les aider à briser la loi du silence qui les emprisonne. Si les sévices subis, marqués de sang, ne s'effacent jamais, en parler reste un grand soulagement, une manière d'évacuer la haine et la honte, de garder l'espoir de jours nouveaux, qui ne soient plus noirs.

Je répondrai personnellement à toutes les lettres. La cause des enfants et de toute autre personne vic- time de violences domestiques est pour toujours la mienne.

Christine Alexander

Que les personnes qui se reconnaîtraient dans ce texte sachent

que je leur ai pardonné.

1.

Il faisait beau cet après-midi-là, quand la sonnerie du téléphone a déchiré le silence.

— Maman, c'est pour toi ! me crie Helen. Je prends l'appareil. Au bout du fil, brutale et

saccadée, presque méconnaissable, la voix de ma mère : mon frère vient d'être arrêté par la police, dénoncé par sa fille.

— Elle a dit qu'il l'avait violée, la petite salope. Il y a enquête, les flics interrogent tout le monde, tous les membres de la famille. Surtout, tu ne t 'en mêles pas, je sais que t'as bon cœur, mais c'est moi qui m'occupe de la défense de ton frère.

Je balbutie quelque chose, je ne sais pas quoi, puis elle raccroche. Je reste là, clouée sur place, sans voix, terrassée par ce qu'elle vient de dire et la rai- son précise de son coup de téléphone : me faire taire.

Depuis trente-quatre ans je me tais, je fais sem- blant d'être comme tout le monde, je compose avec soin mon rôle de femme ordinaire. Et puis soudain, à travers le malheur épouvantable d'une petite fille de treize ans que ma mère veut empêcher de parler et faire passer pour une menteuse, j 'y retourne, je redescends dans l'ombre, celle qui m'a faite ce que

je suis, malade, à moitié aveugle, des vertèbres écra- sées. Celle qui m'a rongé le sang, dévoré le cœur depuis l'âge de cinq ans, en silence, comme une hyène, et m'a recouverte de honte.

L'ancienne angoisse me saisit à la gorge et m'étouffe, je me précipite dans la chambre, je m'enferme. Je bloque la porte. Je ne veux pas qu'on me voie. Je ne veux pas d'yeux sur moi.

— Christine, ouvre ! Qu'est-ce qui se passe ? crie mon mari derrière la porte.

Je ne réponds pas, je glisse à terre, recroquevillée sous le poids d'un passé qui refait surface. J'ai du mal à respirer, je me tiens le cœur à deux mains, comme quand j'étais petite.

— Maman, dis quelque chose ! crie à son tour Stephen bouleversé.

Je n'entends plus rien, que les martèlements dou- loureux, assourdissants de mon cœur, et cette voix à l'intérieur de moi qui répète : il faut tout arrêter. Tu ne peux pas être complice avec ta mère du crime de ton frère. Il n'y a qu'une chose à faire.

Alors je me redresse et là, seule derrière la porte, dans l'ombre de la chambre, terrifiée par la portée de ma décision, je jure de sauver ma nièce, de faire pour elle ce que ma mère n'a jamais fait pour moi, ce que justement elle veut m'empêcher de faire aujourd'hui en m'appelant : tout dire. Mettre fin à l'histoire monstrueuse d'une famille. Pour ma nièce et pour mes enfants. Qu'ils sachent. Que jamais, sur- tout, la violence ne passe par eux. Pour tous les enfants du monde aussi, dont on assassine l'enfance, comme on a assassiné la mienne, puis la vie d'homme et de femme pour toujours.

Lentement les larmes coulent le long de mes joues et me libèrent. J'aspire à petits coups l'air de la pièce.

Quand j'étais petite, je rêvais d'être grande. Pareille à ces femmes dans la rue qui poussaient leur landau. Pour ne plus me laisser faire. Me défen- dre. Être libre, comme elles. Sans parents, sans per- sonne pour me faire du mal. On croit toujours que les autres sont libres quand on est enfermé, quand on n'est pas heureux.

Et puis j 'ai grandi. Et je n'ai pas su. Ça n'a servi à rien. J'ai fait semblant, tout caché, nié au plus profond de moi, je suis restée la même petite fille affolée, humiliée, coincée entre la souffrance et la peur.

En même temps, à quarante ans, j'ai l'impression d'être vieille. Je me dis toujours que j'ai dû rater quelque chose, un épisode dans une histoire qui est pourtant la mienne, quelque chose que je n'ai pas compris.

Derrière la porte fermée, je balbutie à mon mari : — Dis aux enfants de rester. Je reprends mon souffle, je commence à parler,

tremblante, je remonte du fond de moi une mé- moire en larmes, je fais un inimaginable inventaire : les coups, les cris, la peur, la douleur, l'ignoble, la honte, les visages du malheur, ces fantômes qui me hantent depuis trente-quatre ans.

2.

Les premières années de ma vie tiennent dans les pages jaunies d'un vieux carnet de santé.

Je nais le 12 avril 1953 à six heures quinze du matin, dans la Maison maternelle nationale de Saint-Maurice — petite commune du département de la Seine —, de Joseph Strauss, maçon, né le 19 mars 1909 et de Thérèse R., son épouse, sans pro- fession, née le 6 septembre 1922, domiciliés à Créteil, 5 bis, rue Danton.

J'ai crié tout de suite, précise-t-on. L'acte de nais- sance est dressé le lendemain sur la déclaration de Marie Rimbolt, surveillante ayant assisté à l'accou- chement.

Mais deux jours après, le 14 avril, le père Olivier, aumônier à la Maison maternelle, procède en toute hâte à mon ondoiement. En toute hâte parce que ce baptême donné sans les cérémonies habituelles est « conféré seulement en cas de nécessité ou par permission de l'autorité diocésaine » comme il est précisé au dos du certificat. Il ressemble d'ailleurs à un faire-part de décès avec son encadrement noir et sa petite croix de deuil sur la gauche. Je dois être très mal en point, mais je m'en tire. Je serai toujours de constitution fragile.

Entre trois et quatre ans, de 1956 à 1957, je subis tous les examens médicaux et vaccins à l'hôpital Saint-Vincent-de-Paul de la rue Denfert-Rochereau à Paris, au foyer des filles, premier étage. Je suis en placement provisoire.

Pourquoi ? Qui m'a mise là ? Qui s'occupait de moi jusqu'à l'âge de trois ans ? Aujourd'hui encore, des questions sans réponses, une ignorance totale de mes débuts dans la vie.

Ce qui est sûr, c'est le piètre état dans lequel j'arrive. Le 9 mars 1956, on note dans le carnet de santé un retard de croissance et de poids, le 13 février 1957 une déviation de la colonne verté- brale, une respiration rude du côté gauche, « à sur- veiller de près ». Puis, après un dernier rappel de vaccin, le 10 mai 1957, plus rien du foyer des filles. Le carnet est vide. Je suis placée ailleurs. A la cam- pagne cette fois, pour un an.

Là, je me rappelle, j 'ai des images heureuses dans ma tête, le souvenir d'une présence tendre et gaie à mes côtés, de gros baisers, d'une douceur de vivre, d'arbres devant la maison, d'oies, de jars et d 'un chien dans la cour.

J'ai deux mères maintenant, parce que ma mère naturelle — je ne sais pas trop ce que ça veut dire, elle est pour moi une totale étrangère — a gardé un droit de visite. Elle vient de temps en temps et s'appelle Thérèse. Elle me fait peur. Elle me paraît très grande, avec de grosses lèvres rouges au milieu de la figure.

Un jour, l'acte d'amour qu'elle a eu pour moi, sans le savoir, en me plaçant loin d'elle, elle décide d'y mettre fin, elle me reprend avec elle. J'ignore pourquoi, comme j'ignore les raisons pour les- quelles je fus placée en 1956 au foyer des filles de l'Assistance publique.

Je m'en souviens comme si c'était hier. Ce matin-là, celle qui s'occupe de moi, que

j'appelle maman avec tout mon cœur, pleure beau- coup en m'habillant :

— Ta mère naturelle vient te chercher. Tu dois être très gentille, bien écouter ce qu'on te dit, obéir comme une grande, tu me le promets ?

Je ne pèse pas tout à fait le poids de ses paroles, mais de grosses larmes coulent sur ses joues et je suis très inquiète. D'instinct, je serre contre ma poi- trine ma grande poupée blonde.

Tout se passe vite. Un taxi s'arrête dans la cour. La femme aux lèvres rouges en descend. Je recule, la poupée contre moi. Les oies de la cour s'agitent et m'entourent.

Elle sent bon, ma poupée. Elle sent bon le neuf, le Celluloïd rose, le matin de Noël et le bonheur. Elle a des cheveux blonds qui brillent et qui pous- sent comme je veux. Je tourne une petite clé dans son dos, en avant, en arrière, et hop ! ils allongent ou ils raccourcissent. Elle a tout le temps le sourire. C'est une poupée heureuse, ma poupée.

Plus Thérèse avance, plus je recule. Le jars se met à gesticuler, il ondule des ailes et du cou, il pousse des cris stridents qui font aboyer le chien, il menace, il crache vers Thérèse qui, de rage, jette des papiers au visage de celle que j'appelle maman :

— Ils sont en règle, allez la chercher, c'est ma fille !

— Si j'y vais, tu vas le regretter ! crie soudain une voix d'homme. Dépêche-toi ! On va pas t'attendre deux heures !

Je ne l'avais pas vu. Il est là, debout, derrière Thérèse, il me regarde d'un air mauvais, sa bouche dans son visage comme un grand trou noir. Je ne le

connais pas, il n'est jamais venu. Il me fait peur, j'éclate en sanglots.

— Vas-y, dit maman, il est temps maintenant. Je la regarde sans comprendre, puis ma poupée,

ma grande poupée heureuse avec des cheveux qui poussent comme je veux. J'ai au cœur le pressenti- ment d'un malheur qui va me frapper et m'empor- ter. Je sens aussi que je n'y peux rien, que je n'ai pas un mot à dire : ils ont décidé pour moi de ma vie.

Alors j'avance, les yeux pleins de larmes, et je suis soulevée, mise à l'arrière du taxi sans avoir le temps de dire au revoir, coincée entre Thérèse et l'homme.

— C'est moi ta mère, et lui, c'est Robert. Tu dois l'appeler papa.

Elle le regarde : — Elle est belle, celle-là, hein ! La voiture démarre.

Je ne la reverrai jamais, ma mère d'avant. Sous la violence et l'incompréhension de l'arrachement, elle disparaît de ma mémoire, je la perds. On dit souvent qu'on oublie tout, qu'on pose un long voile noir sur les choses quand un choc est brutal, qu'il est insupportable. Le seul moyen sans doute pour continuer de vivre : tout effacer d'avant, faire table rase. Mais tout est là, je le sais, en dessous, enfoui profond à l'intérieur de moi, dans l'or des premiers souvenirs.

A cinq ans, je perds tout et je cesse de compren- dre ce qui m'arrive. La poupée n'est pas du voyage. Au moment d'être emmenée, furieuse, je l'ai jetée par terre.

Plus tard, je jetterai de la même manière, sans un

regard, ce qui m'est cher, toutes les promesses non tenues des autres. Une à une, j'arracherai les pages douloureuses de ma vie, comme on ferme au fur et à mesure les fenêtres et les portes d'une maison qui se délabre, condamnée à l'ombre, au silence, à la démolition.

3.

Malgré mes cris, la voiture roule longtemps, puis elle s'arrête devant une auberge, le long de la route.

Je n'ai pas faim, je pleure, je refuse les plats qu'on met devant moi, je dis que je veux ma mère d'avant, que je veux rentrer chez moi. Je ne regarde personne.

Avec la nuit qui tombe, je finis par m'endormir. C'est le froid du dehors et un bruit de clé qui me réveillent. Je fais semblant de ne rien voir, je tiens mes yeux bien fermés mais je regarde entre mes cils.

Robert me soulève, s'engouffre avec moi sous la porte d'une maison inconnue, grimpe des marches, puis ouvre une seconde porte, me dépose sur un lit qui grince, rabat sur moi une couverture.

— Tu crois qu'on peut la laisser ? dit Thérèse. — Elle va se rendormir, on y va, répond Robert. Ils referment la porte. J'entends leurs pas dans

l'escalier, puis le bruit de la clé dans la serrure en bas.

J'ouvre les yeux, j'essaie de voir quelque chose autour de moi, mais c'est difficile, il fait noir. Au bout d'un moment, je réalise que la pièce est complètement vide. Qu'ils ont dû m'abandonner là pour toujours. Terrorisée, je me tapis au fond du

lit, je crie au secours, j'appelle de toutes mes forces ma mère d'avant, je la supplie de venir.

Puis, dans le silence de la pièce, entre deux san- glots, je distingue des bruits, des couinements, des faufilements rapides. Je retiens mon souffle. Petit à petit ça se rapproche, ça bouge autour du lit, ça me saute dessus, des pattes piétinent le long de la cou- verture, courent sur mes jambes, me frôlent la tête. Ça cherche à rentrer et ne recule que lorsque je crie. Ce sont des rats.

Mon épouvante est indescriptible : je me fais pipi dessus sans même m'en apercevoir. Trempée, je cla- que des dents, la couverture remontée jusqu'aux cheveux. Toute la nuit, je crie comme un animal qu'on égorge. Une éternité de cauchemar qui n'en finit pas et hante encore mes nuits.

Quand j'entends enfin un bruit de clé dans la serrure, le jour passe à travers la couverture et m'éclaire par en dessous. Je n'ai plus de voix, les yeux bouffis par les larmes, les doigts tellement raidis sur la couverture que Robert s'y reprend à deux fois pour me faire lâcher prise.

Au-dessus de moi, la figure sans tendresse de Thérèse. Elle tient dans ses bras, posé contre sa han- che, un petit garçon en couches, avec deux grosses joues et presque pas de cheveux.

Robert rejette la couverture, m'empoigne et me fait mettre debout. Je tremble des pieds à la tête. Quand enfin je lève les yeux, je reçois un autre choc : face à moi, tous pareils, maigres, avec des cheveux noirs, un tas d'enfants inconnus. Des grands, des petits. Quatre garçons et deux filles. Six paires d'yeux qui me dévisagent de la même façon, sans réel étonnement. Ils se taisent, ils regardent la pièce vide et triste autour d'eux. Hébétée par ma

terreur de la nuit, honteuse d'être mouillée, je baisse la tête, je fais comme eux.

— C'est votre sœur Christine, leur fait Thérèse. Elle renifle tout de suite l'odeur que je dégage. — Elle a pissé, la petite salope. Eliane, va lui laver

la gueule ! La plus grande des filles s'avance et m'amène près

de l'évier. Elle a l'air gentil. Elle me change puis me passe de l'eau sur la figure, doucement. Ensuite, comme ma mère d'avant, elle dénatte mes cheveux et commence à me coiffer.

— Occupe-toi du petit, lui lance Thérèse. Les garçons, vous aidez Robert. Toi, Marie-Line, emmène-la dehors.

Marie-Line, c'est l'autre fille, la plus petite des deux. Celle qui ressemble le plus à Thérèse avec ses longs cheveux bruns et son petit nez effronté. Elle sort sans me regarder.

Eliane rattache en vitesse mes tresses sur le dessus de ma tête et je descends l'escalier derrière Marie- Line, je me tiens au mur. Je repasse la porte de la veille qui donne sur un petit passage, une sorte de caniveau le long de la maison, bouché à un bout par une porte surmontée d'un drôle de perron en pierre grise, comme un décor en carton pendu dans le vide.

Autour de moi, les toits très bas des maisons voi- sines qui se montent les uns sur les autres, s'enche- vêtrent, avec l'air de vouloir m'engloutir. Le mur d'en face, très haut, ressemble à celui d'une prison et fait de l'ombre.

Pas rassurée du tout, je rattrape Marie-Line à l'autre bout du passage, qui donne sur une petite rue en pente. Il doit être très tôt. Les boutiques sont fermées.

Je ne la lâche pas d'une semelle. Le lieu me fait

peur : l'immense pont de pierre en bas de la rue qui chevauche une eau noire, sans fond, rapide, et le labyrinthe compliqué des ruelles qui se croisent dans tous les sens, qui montent et qui descendent sans cesse, les vieilles maisons de chaque côté serrées les unes contre les autres, silencieuses, noires et tristes. Quand on débouche sur l'église, tout en haut du village, je suis à bout de souffle et j 'ai mal aux chevilles. Marie-Line s'assoit devant moi, sur une marche, et m'interroge.

— T'étais où, avant ? — Chez ma mère. — Mais non, ta mère, c'est Thérèse ! Elle t'a mise

chez quelqu'un d'autre parce qu'elle voulait pas de toi.

Je ne réponds rien, surprise. Elle se trompe. Ma vraie mère à moi, c'est ma mère d'avant. Je n'en veux pas de Thérèse.

— Nous, on était à Pierrefitte chez grand-mère, la maman de Robert. Tu sais comment elle s'appelle ?

Je hoche la tête, comment je pourrais savoir? Je ne sais plus rien du monde depuis hier, depuis la nuit des rats.

— Elle s'appelle Rolande et c'est ma marraine. Elle s'amuse à faire voler sa robe à pois rouges en

tournant sur elle-même. — C'est quoi ton nom ? — Christine Strauss. — On a le même, mais t'es pas comme nous. C'est vrai, je ne leur ressemble pas, il doit y avoir

une erreur. Moi, j 'ai les cheveux blonds de ma poupée.

Quand on redescend, les stores des boutiques sont levés. Au rez-de-chaussée de la maison, sous les deux fenêtres du premier, il y a la vitrine d'un

marchand de couleurs, des seaux en plastique, des tuyaux, des cannes à pêche, des bottes de géant, un tas d'épuisettes classées par tailles, de la plus petite à la plus grande. Ça pourrait ressembler à une vitrine de Noël, seulement c'est vieux et recouvert de poussière, sans lumière et sans joie.

Etrangement vides aussi, en face, la boucherie avec l'énorme tête de cheval en or qui brille, l'épi- cerie et la boutique de couturière avec une grosse machine à coudre en acier gris, des habits noirs accrochés à des cintres, des patrons de robes et de manteaux épinglés aux murs, une dizaine de bobines de fil.

Marie-Line se précipite dans l'impasse et sans m'attendre disparaît dans la maison. Désemparée, les bras collés le long du corps, je m'arrête : en haut de l'escalier, des gens que je ne connais pas, des étrangers que je dois appeler papa et maman sans savoir pourquoi. Alors j'ai de nouveau peur, un grand frisson me parcourt de la tête aux pieds en pensant à hier, à ma poupée, mes arbres, mon chien, mes oies, mon jars, la main de ma mère d'avant serrant très fort la mienne. J'éclate en san- glots, seule au monde.

C'est tout de même une drôle de maison, le 6 de la rue Louis-Pasteur, à Bourdieu.

On rentre par une porte sur le côté, dans l'impasse, comme des voleurs, et c'est triste là- dedans. Ça sent le chagrin. C'est peut-être l 'odeur du charbon dans le cellier du rez-de-chaussée, ou les pommes de terre. Ou le gros crochet scellé au plafond, un de ceux qui servaient à tuer le cochon autrefois.

J'ai peur d'aller aux toilettes qui sont sous les

marches, cachées par un grand sac à pommes de terre. Je demande à Éliane de venir avec moi et de m'attendre.

L'autre partie du rez-de-chaussée est occupée par les marchands de couleurs, mais leur porte sur le palier est condamnée. Ils rentrent par le magasin. Ils n'ont pas d'enfants.

— Je veux rien entendre quand vous montez, nous a dit Robert.

Notre porte à nous, au premier, donne sur la pièce principale, avec, tout de suite quand on ren- tre, un escalier qui va au grenier et la pierre à évier pour l'eau courante. On mange à une grande table, assis sur deux bancs. Thérèse a punaisé un rideau au-dessus de la fenêtre mais on voit quand même chez le voisin. Le même bouquet de fleurs tout le temps, en plastique comme sur les tombes. Parfois j'aperçois un gros chat qui fait sa toilette, assis sur le buffet. C'est la maison de madame Marie, l'épicière.

Sur le côté droit de la grande pièce, il y a deux chambres. Celle des aînés, Pierre et Didier, avec un beau lit cosy sous la fenêtre et surtout, merveille des merveilles, magique, flambant neuf, l'intérieur en feutrine rouge, un tourne-disque ! Je n'en avais jamais vu. Pierre connaît toutes les chansons par cœur. Je l'écoute chanter derrière la porte.

A côté, la chambre de Thérèse et de Robert. C'est la plus grande et la plus belle. On y rentre avec des patins. Seulement quand on a le droit de rentrer.

Par terre, le carrelage rutile, rouge sang. Rouge aussi, le fauteuil. Une commode arrondie, haute, avec un dessus de marbre rose. Une grande armoire. Un berceau. Parce que Thérèse est enceinte. Elle a un ventre qui prend chaque jour de drôles de proportions !