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La Peste de 1720 à Marseille et les Intendants du Bureau de Santé Tout a été dit ou à peu près sur les causes de la peste de 1720 qui ravagea Marseille, une partie de la Provence et des provinces voisines. Sur les circonstances qui permirent à ces de développer leurs effets, il reste encore beaucoup à dire. Un jour, en compulsant certains documents aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône, je tombais presque sans le vouloir sur une série de délibérations des intendants du Bureau de la Santé se directement à cette triste page de notre histoire. Quelque temps après, les Archives de la Chambre de Commerce de Marseille me livraient les registres de recette et de dépense ainsi que les registres de délibérations de 1693 à 1724 des intendants du Bureau de la Santé sortant de charge (1). Les registres de délibérations de 1720-1721 des Archives départemen- tales et de la Chambre de Commerce se complètent en. quelque sorte; les mêmes délibérations concernent les mêmes événements, bien entendu, mais celles de la Cbambre de Commerce sont parfois un peu plus !Iétaillées. Raoul Busquet a montré la tragique responsabilité par quelques personnages investis de fonctions publiques dans le déroulement de ce drame. Nous allons les voir en action. Mais avant, rappelons brièvement les conséquences économi- ques de cette catastrophique avent ure pour notre ville et le trouble qu'elle apporta dans la nation. On sait que, sur une population . (1) C'est un arrêt du Co"""U du 7 octobre 1694 qui enjoignit aux Intendant. de remettre ces registres aux Archives de notre compagnie consulaire.

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La Peste de 1720 à Marseille

et les Intendants du Bureau de Santé

Tout a été dit ou à peu près sur les causes de la peste de 1720 qui ravagea Marseille, une partie de la Provence et des provinces voisines. Sur les circonstances qui permirent à ces caus~ de développer leurs effets, il reste encore beaucoup à dire.

Un jour, en compulsant certains documents aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône, je tombais presque sans le vouloir sur une série de délibérations des intendants du Bureau de la Santé se rapp~rtant directement à cette triste page de notre histoire. Quelque temps après, les Archives de la Chambre de Commerce de Marseille me livraient les registres de recette et de dépense ainsi que les registres de délibérations de 1693 à 1724 des intendants du Bureau de la Santé sortant de charge (1). Les registres de délibérations de 1720-1721 des Archives départemen­tales et de la Chambre de Commerce se complètent en. quelque sorte; les mêmes délibérations concernent les mêmes événements, bien entendu, mais celles de la Cbambre de Commerce sont parfois un peu plus !Iétaillées.

Raoul Busquet a montré la tragique responsabilité assumé~ par quelques personnages investis de fonctions publiques dans le déroulement de ce drame. Nous allons les voir en action.

Mais avant, rappelons brièvement les conséquences économi­ques de cette catastrophique aventure pour notre ville et le trouble qu'elle apporta dans la nation. On sait que, sur une population

. (1) C'est un arrêt du Co"""U du 7 octobre 1694 qui enjoignit aux Intendant. de remettre ces registres aux Archives de notre compagnie consulaire.

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de 75.000 habitants, Marseille en vit mourir 40.000. La Provence pour sa part compta 50.000 morts (2). Qui porte la responsabilité de ces 90.000 victimes? Une inexorable et imprévisible fatalité ou des complaisances préparant cette fatalité?

Ce que l'on sait moins c'est que pendant deux ans Marseille, la Provence et les ports du Languedoc furent à peu près rayés de la carte du monde, c'est que les ports étrangers se virent interdits à no~s marins sous peine de mort, c'est que certains d'entre eux le restèrent longtemps encore après la cessation du fléau. Sait-on que pour empêcher la contagion de s'étendre dans le reste du pays le tiers de l'infanterie et le quart de la cavalerie française formèrent un cordon sanitaire a utour des régions ravagées? (3)

C'est avec l'arrivée du vaisseau Le Grand Sain/-An/aine que tout commença, car il portait la peste dans ses flancs.

Ce n'est pas le fait de porter la peste qui était grave - tout navire venant du Levant en recélait la menace - car Marseille avait su mettre au point un système de protection dont s'inspiraient à peu près tous les ports étrangers. Le grave était de tricher avec le système de protection. Le lazaret, appelé encore « infirmeries>, constituait la base de cette organisation défensive, dont l'élément essentiel élait l'isolement aux nes Pomègues et Jarre.

Depuis 75 ans notre cité n'avait plus connu d'alertes sérieuses . Ces années de quiélude avaienl-elles endormi, comme cerlains ont pu le penser, la vigilance de ceux chargés du fonctionnemeut du magnifique instrument de défense qu'on leur devait et qu'ils administraient? Certainement non car cette vigilance devait s'exer­cer sans cesse pour faire respecter avec plus ou moins de bonheur

(2) Raoul Busquet, Histotre de Provence, p. 301. Imprimerie Nationale M onaco, 1954 .• G AFFAREL et DE D URANTY, La peste de Marseille de 1720, p. 335. Perrin et C io, paris, 1911.

(3) Jean Brunan, Bibliothèques et collection mi11taires. Note à l'Académie. En septembre, quatre mois après l'appa.rition de la ,peste, le barrage mili­

taire se dressait le long du Rhône, de la Durance, du Verdon. Le roI de sardaigne et du Piémont prenait des mesures analogues le long de la rivière Var, frontière entra ses états et la France. En Janvier 1721, le cordon sanitaire s'étendait au Languedoc, au Vivarais, au Rouss11lon. En novembre, Avignon touché, le Comtat, à son tour, devait être isolé. Soixante bataillons d'infanterie. quatre-cinq escadrons de cavalerie sous les ordres du maréchal de Berwick enser­raient les régions contaminées, Toute personne convaincue d'svoir franchi le cordon sanitaire en fraude risquait d'être passée par les armes. C'est en décembre 1722, c'est-à..dire deux ans et demi après la première attaque du mal, que ces mesures turent définitivement rapportées,

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LES INTENDANTS DE SANTÉ BT LA PESTE DB 1720 137

lun règlement que tous ceux en quarantaine avaient intérêt à lvioler et les intendants sanitaires responsables le savaient mieux !que quiconque. Si, en mai 1720, les réflexes de défensè furent

I :::!~::t~ :~ f:~tu;~é~hercher la cause ailleurs que dans l'accou-

1

On se doute des conséquences économiques, entre antres, qui :découlèrent pour notre ville de mesures d'isolement pourtant linévitables .

« La peste de Marseme avait causé une vive émotion non seulement 1 chez nos voisins d'Espagne et d'Italle ... où l'on s'empressa d'interrompre Iles échanges maritimes avec lés vaisseaux provençaux, mais dans les

I ~~:l ~:t~:-~~~~~~~~~~~ 7 e~~lu~~~~~uI~ !~~:::~:~r c~~O~~~n!a:tr~; il'Ue du Vent publlèrent une ordonnance faisant très expresse prohl-1 bltlon et défense, sous peine de vie, à tous capitaines et maltres de Inavlre et autres bâtiments marchands venant de Marseme, Languedoc

1 ~I~sa~::: ~~~~~ro~ !:~!~~~r~~é~ed~o::::~~~U~a~~lt~~~~el:at'!~~~ s~~~ :avec les navires déjà moumés. >

i • Les ports espagnols et certains ports Itallens resteront fermés aux ivalsseaux marseillais à la fin de l'épidémie ou leur Imposeront dé longues

1 ~1~~~~i~~~~%e~r:~~~ aC:::or~~~~~~;:,ss ~~~ I~~ ~~::,:r:e ~ra~~~e~~: démarches que le maréchal de VUiars fit pour les échevins auprès du gouvernement (4) .•

Cette mise à l'index longtemps justifiée, les pertes humaines subies, les ruines dues à l'épidémie et à l'écroulement du « Sys­tème • provoquèrent une crise dont les effets se firent sentir pen­dant plus de dix ans.

« En 1723 tout manquait à la fols, les espèces, le crédit, les marchan­dises, les producteurs. Les vides creusés parmi ces derniers étalent Immenses ... Les pertes d'argent n'étalent pas moins cruelles ... La fin de l'épidémie trouva la ville sans ressource ... Les habitants, pressés de .fulr. avalent réallsé leurs biens à n'Importe quel prix et accepté en paiement, de la part de spéculateurs étrangers, des billets de banque qu'Ils ne purent échanger à leur retour, à cause de la débâcle du Système. La démorallsatlon était générale et ne profitait qu'à quelques agioteurs ... Il fallut longtemps . aux Marsemals épargnés par la contagion pour retrouver leur équilibre (5) . •

Plon, (1~5raston Rambert, Rist. du Commerce de Marseille, t. IV, pp. 609·610.

(0) Icùm. pp. 61HH2.

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Tout cela parce que le 25 mai 1720 un vaisseau marseillais, Le Grand Saint-Antoine, commandé par le capitaine Chataud, venant de Seyde, en Syrie, avec la peste à son bord et une cargaison de 100.000 écus, bénéficia de complaisances manifestes. Il est vrai que le premier échevin, Jean-Baptiste Estelle, était, en association avec d'autres négociants de la place, propriétaire de la cargaison. Parmi ces négociants on relève le nom de deux autres échevins : Audimar et Dieudé (6) . Lorsque Raoul Busquet écrit : « Les Intendants de santé, anciens échevins pour la plupart, avaient voulu sauver la cargaison de M. Estelle - échevin en exercice - d'une valeur de 100.000 écus (7) >, et lorqu'il ajoute ailleurs « Les intérêts de J .-B. Estelle ont coûté cher à son pays . (8), il a raison plus encore qu'il ne le pensait. L'apport capital de Raoul Busquet à l'histoire de la peste de Marseille, c'est d'avoir mis en évidence ce que les contemporains soupçonnaient : la r esponsabilité indis­cutable des intendants de santé dans le franchissement par la contagion du barrage des infirmeries.

Je rappelle que lorsqu'un vaisseau demandait l'entrée dans le port, il devait avant de l'obtenir mouiller obligatoirement aux Iles, à Pomègues en l'espèce. Le capitaine se rendait alors en barque sou. escorte à la Consigne sanitaire où il fai sait sa déposition à l'intendant semainier. A sa déposition étaient jointes les patentes et toutes pièces délivrées en cours de route par les a utorités por­tuaires avec lesquelles il avait été en contact. La patente délivrée par le consul du lieu indiquait l'état sanitaire local et autant que possible celui des régions d'où provenaient les niarchandises mises à bord. Elle était dite « nette • lorsque l'état sanitaire du port ne motivait aucune mention particulière, « brute • dans le cas contraire.

Donc le capitaine Chataud, en arrivant le 25 ma i, se r endit immédiatement à la Consigne sanitaire qui venait à peine d'être installée là ';Ù sont aujourd'hui les bureaux du pilotage et le

(6) Archives départementales - Amirauté IX B 165 - Jugement du 8-12-1723, volume paginé Jusqu'à. 1015. Voir bien au-delà.

(7) Raoul Busquet, Histoire de Marseille, p. 288. Lattont, Paris, 1945. (8) Raoul Busquet, Hl$tolre de Provence, pp. 299-301. I .N.M., Monaco. 1954.

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service des phares et balises. Il fit sa déposition à l'intendant semainier Tiran. Nous verrons dans un instant ce que fut cette déposition. Ce que nous savons aujourd'hui, la plupart l'ignoraient alors. Certains connaissaient la vérité : chacun pourtant la soupçonnait.

Dans l'ouvrage de Gaffarel et Duranty : « La peste de 1720 à Marseille >, nous trouvons l'écho des rumeurs qui circulaient sans ménager personne. Le capitaine Cha taud était accusé de n'avoir pas dit toute la vérité, les intendants de santé d'avoir manqué de clairvoyance, le premier échevin Estelle d'avoir, par intérêt, favorisé le débarquement de marchandises suspectes, avant désinfection.

« Le capItaine Cha taud se doutaIt de la peste à son bord, Il s'Isola à la poupe ... A LIvourne Il relâcha, or ni le médecin, ni le chIrurgien du Lazaret quI visItaIent les malades ne reconnurent la peste. Ils attri­buèrent ces décès successlls à des !lèvres malJgnes d'un caractère conta­gIeux, mals dans leur certl1lcat Ils n'admirent pas d'autres malad1es.

« Chataud étaIt donc en rèile. n n'avait pas caché la vérité ... OD a prétendu plus tard que cette déclaratIon avaIt été Inventée : en tout cas on ne l'a Jamais reproduite dans les actes publJcs ... (8) .•

Contrairement à ce que disent ces auteurs, d'après les docu­ments à leur disposition, la déclaration de Livourne a été reproduite dans un acte public, mais bien différente de ce qu'ils croyaient, car la peste y était diagnostiquée en toutes lettres. C'est même pour cela que Cha taud n'a pas été pendu.

c ... Ce sont les Intendants sanitaires de Marseille qui, pour excuser la légèreté avec laquelle Ils acceptèrent le certl!lcat de leurs collègues de LIvourne, auraIent a1l:lrmé plus tard qu'II n'y avait aucun soupçon de contagion à bord du Grand Saint-Antoine et que les prétendues fièvres malignes quI avalent décImé l'équipage n'avalent d'autres causes que la mauvaIse nourrIture et des soIns hygIéniques défectueux. Les inten­dants de la santé, écrIt un contemporaIn. après avoIr examiné la patente, ordonnèrent une quarantaIne et firent transporter les marchandises aux Infirmeries et en même temps la contagIon avec elles. Qui eut cru que des personnes établies pour conserver la santé eussent Innocemment contrIbué à nous la ravir (10) . >

(9) Gaffarel et Ms. de Duranty, La pe.te de 1720 cl MarsoU/o, pp. 38-311, ln",'. Perrin, Paris, 1911. .

(10) Gatfarel et de Duranty· Ibidem.

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Ainsi DOS intendants, pour leurs contemporains, se justifient d'une « légèreté ~ par une « inexactitude :t; de plus, c'est « inno­cemment » qu'ils ont déchaîné la peste ». Celte " légèreté »

et cette « innocence » nous allons les voir en action.

" Il est un autre personnage, l'échevin Estelle, qui très à tort fut Impliqué dans l'affaire Chataud. On l'accusait d'avoir des Intérêts dans la cargaison du Grand Saint-Antoine et d'avoir favorisé ... le débar­quement des marchandises ... suspectes. Ces bruits prirent une telle consis­tance que le maréchal de Vlllars, alors à Paris, en tut informé et crut de son devoir de le faire savoir à Estelle (lettre du 5 aoo.t 1720) en le priant de se justifier ... Les magistrats incriminés étalent manifestement Innocents. Ils étalent Incapables de combiner de louches opérations ... Aussi repoussèrent-Ils avec Indignation l'accusation dont on les char­geait (11) . »

La rumeur publique ne se trompait pas, mais il élait difficile dans certains milieux, d'admeltre officiellement la responsabilité d'un personnage aussi important qu'Estelle dans le drame dont mourait Marseille ; il était plus difficile encore à ses collègues de fonction et à ses confrères de négoce de ne pas se solidariser avec lui car dans celte affaire tous étaient plus ou moins complices,

Ecoutons maintenant Raoul Busquet. Il analyse la « dépo­sition » du capitaine Cha taud à son arrivée à la Consigne sanitaire

et constate (12) : qu'elle est entachée d'un révoltant maqulllage contemporain ... Une main zélée a ajouté dans la marge ... « avec patente» sans quallflcatlf, ce qui ferait supposer ... que le caplta.lne ... avait présenté la « patente nette .... ma.ls que ce ne devait pas être le cas puisque les deux mots ont été rayés. En outre à la fin de la déposition flgure un l'envol visiblement ajouté après le 25 mal (probablement après la fin de juin) et mal Inséré faute de place après l'enregls~rement de la dépo­sition suivante : « Le capltalrie ayant déclaré que les gens de son équi­page, qui lui sont morts tant en route qu'à Livourne, sont morts de mauvais aliments. » Ce renvoi qui ne s'accorde pas avec la déposition faite à Livourne n'a pas été rayé. La déposition du capitaine Cha taud, telle qu'elle a été consignée dans le registre de la santé, nous propose une énigme? Qui avait menti et pourquoi le maqulllage et le mensonge?

Sur le registre en question rien de suspect, aucun cas de contagion n'est signalé puisque les morts en cours de route et à Livourne, indiqués après coup, sont morts d'une sinlple intoxi­cation alimentaire. Aucune remise de patente n'est mentionnée

~g~ ~~i ~u~!uet. Histoire de Marseille, pp. 28'7-288. cette déposition figure aux Archives départementales, Registre des déposi­

tions de 1720-1721 et 1722-1723. Santé. 200 E.

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sauf celle, ajoutée en surcharge et rayée par la suite, relevée par Busquet. Or, ce jour-là, en même temps que le Grand Sain/-Antoine, six autres navires se présentaient à la Consigne sanitaire, tous avec « patente • normalement portée sur le registre.

Seul, le Grand Saint-Antoine n'en mentionne pas. Or, nous savons qu'il en détient deux, l'une délivrée à Chypre, l'autre à Seyde. Cette omission, cet ajout, cette rature traduisent passable­ment de remous autour du Bureau de la Santé. Rien de suspect n'est signalé sur le registre des dépositions et pourtant nous savons que dès son arrivée le capitaine Cha taud a dit toute la vérité, qu'il a signalé les morts de Livourne non pas morts d'intoxication ali­mentaire mais morts de fièvres pestilentielles, comme l'avaient écrit en toutes lettres les médecins du port italien.

Les intendants de santé connaissaient la vérité, les échevins parmi lesquels se trouvaient trois chargeurs dont le plus important. Estelle, connaissaient la vérité et ils la connaissaient bien avant que leur vaisseau ne fftt en vue des i1es. Il 'y avait la peste à bord, mais il y avait aussi 100.000 écus, soit 400 millions environ d'anciens francs, qu'il fallait essayer de sauver. La manœuvre était prête avant l'arrivée du Grand Saint-Antoint!. Comme le dit Busquet, Il s'agit bien d'un mensonge, les textes qui vont suivre en appor­teront la preuve. Quant au maquillage ce n'en est pas un à proprement parler, c'est un alignement imposé par un mensonge.

La déposition du capitaine Chataud est du 25 mai 1720. Or, ce même jour où l'in tendait semainier Tiran enregistrait cette déposition, les intendants du Bureau de la Santé se réunissaient et nous avons la stupéfaction de lire dans le Livre des Délibération. de MM. les Intendants du Bureau de Santé de 1720-21 (13) une délibération où il est dit que le Grand Saint-Antoint! èst arrivé avec une patente nette. Il fallait donc aligner la déposition de Chataud sur la délibération des intendants de santé.

Les délibérations à propos du Grand Saint-Antoine se préci­pitent, nous les analyserons tout à l'heure car elles sont caracté­ristiques. Nous devons retenir d'abord celle du 3 juin (14), car

(13) Arch. départ,. Fonds Santé. Livre des déUb., 172()'1721, 200 E 40, p. 42 verso et 43.

(14) Arch. départ., Fonds Santé. Livre des déllb., 1720-1721, 200 E 40, p. 42 verso et 42,

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eUe se rapporte directement aux déclarations du capitaine Chataud; de plus elle est tout simplement déconcertante. Elle pose un point d'interrogation d'une telle gravité qu'on hésite à conclure et pourtanl. .. ? Ils sont là neuf intendants de santé à écouter ce qui suit :

< Après que M. le sematnter a représenté au bureau que depuis le précédent bureau le 29 mal Il a Interrogé le capitaine Chataud, son chi­rurgien et les gens de son équipage, pour savoir si les personnes de leur bord qui sont mortes pendant la route de leur voyage étalent mortes de maladies pestilentielles, Ils ont tous alflrmé avec serment que non et que leurs maladies n'étalent survenues que de mauvais aUments. ,

Et voilà l'origine de la falsification relevée par Busquel. Ce sont les intendants de santé qui ont a posteriori complété la déclaration Cha taud avec l'accord de ce dernier nous disent-ils. Cette délibératiou est déjà un aveu, l'aveu qu'il était quelque part question de « maladies pestilentielles ,.

Est-il vrai que le capitaine Chataud, san médecin et les gens de son équipage aient pu affirmer sous serment ce qu'ils savaient manifestement faux, alors qu'ils avaient eu en mains les certificats attestant le contraire? Je dis c avaient eu en mains ::t, parce que depuis le 25 mai ces certificats étaient dans celles des intendants de santé de Marseille.

La délibération continue: < et ayant ensuite examiné le certi­ficat du médecin de LIvourne où Il mourut trois des matelots et celui du sieur Guelrard, chirurgien du bureau qui visita le cadavre d'un des hommes mort aux Iles de cette ville, qui y fut transporté dans les infirmeries pour y être enseveli, par lesquels il n'est fait aucune mention que ces hommes soient morts de la peste (15) >.

Ici, nous sommes bien obligés de nous demander : que faut-il penser de ces hommes chargés de protéger spécia lement leur cité contre la peste et qui font dire au capitaine Cha taud tout le contraire de ce qu'il a déclaré huit jours avant à peine à l'inten­dant semainier Tiran? Ont-ils obtenu de lui qu'il se contredise? Invoquent-ils son autorité à son insu ? L'intendant Tiran aurait-il caché la vérité à ses collègues? Le secrétaire du Bureau de Santé Bezaudin serait-il complice ? C'est invraisemblable. Alors il faut

OS) Le rédacteur avait d'abord écrit « deux », mals une autre main a rétabli la vérité en bUfant le deux et en rétablissant le trois au-dessus.

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LES INTENDANTS DE SANTÉ ~T LA PESTE DE 1720 143

bien admettre que tous les intendants étaient au courant du danger que représentait la cargaison du Grand Saint-Antoine mais qu'aucun ne put résister aux influences qui s'exerçaient de plus en plus pressantes sur chacun d'eux. La peste est à bord, eUe n'a pas encore eu le lemps d'attaquer sérieusement la ville. Les intendants vont-ils prendre des mesures exceptionnelles pour protéger leurs compa­triotes ? Hélas ...

. .. Comment .~vons-nous que cette délibération du 3 juin est un

tissu de contre-vérités? Par un jugement du 8 juillet 1723 (16) rendu en faveur du capitaine Chataud, après qu'il eut tout de même fait plus de deux ans de prison au château d'If. Que nous révèle ce fameux jugement long de huit grandes pages ?

c En la cour criminelle du procureur du roy, en l'Amirauté au siège de cette ville de Marseille, querellant en contraventlon avec les ordonnances de la Santé, fausses déclarations, d'avoir fait entrer des marchandlses avant la purge et d'avoir favorisé l'évasion d'un homme de J'équipage pendant la quarantaine suivant la plainte du dix-huit sep­tembre mU sept cent vingt, d'une part, contre Jean-Baptiste Chataud et ses compl1ces d'autre .•

Ainsi, depuis le 18 septembre 1720, c'est-à-dire pas tout à fait quatre mois après l'arrivée du Grand Saint-Antoine, le capi­taine Chataud était accusé de fausse déclaration, c'est-à-dire d'avoir caché que la peste était à son bord, d'avoir fait entrer des marchan­dises avant la purge, c'est-à-dire d'avoir fait sortir clandestinement des marchandises du lazaret pour les faire entrer en ville avant la fin de leur quarantaine, et d'avoir favorisé l'évasion d'un homme de l'équipage. Pourquoi ces accusations ? parce que la peste, déjà meurtrière en juillet, élendait chaque jour ses ravages. Toutes ces accusations étaient vraies; seulement ce n'est pas Chataud qui les méritait. Le ou les coupables se lrouvaient ailleurs que dans la prison où Chataud venait d'être enfermé.

Le jugement continue et précise : c Notre décret ... qui ordonne ... qu'Il sera accédé à la dlte Isle de Jare

en compagnie du ... procureur du Roy, de Jean Merote faisant fonction de grelrler et de Lazare Drogue, huissier en l'Amirauté. les exploits

(16) Archives départementales - Anùrauté de Marseille, 1719-1723, IX. 165. folioté jusqu'à 1016. Aller 66 pages au-delà.

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d'assignation aux témoins, le cayer d'information prise en conséquence à la dite ile de Jarre composé de dix-sept témoins, celuy de recollement, le verbal de vérification des marchandises qui composaient le charge­ment du dit vaisseau le Grand Saint-Antoine, le tout en date des dix­huit, dix-neuf, vingt, vingt-un, vingt-deux et vingt-six septembre mll sept cent vingt ... montrer au procureur du roy ensemble les poHces et manifestes des marchandises qUi composaient le chargement dudit vaisseau, le manifeste des pacotilles embarquées par le même vaisseau certlflé par Chataud ... l'état ou le rôle des gens de l'équipage décédés ... tenant à enjoindre aux Intendants de la santé de cette ville ou à Me Bezaudin, leur secrétaire de remettre à notre grelIe l'original du certlflcat expédié à Livourne au dit capitaine Chataud par le médeciJl des Infirmeries de cette ville et l'extrait de la déclaration que ce dit capitaine fit par devers les dits sieurs intendants lors de son arrivée avec le vaisseau, le Grand Saint-Antoine, aux isles de cette ville pour être joint à la procédure. L'extrait des dits comparants et ordonnance avec l'explOit d'lnjoJlction au dit Me Bezaudin par Barret, huissier, le len­demain quinzième où il a dit que le certificat qui est en Italien tant couché au dos de la patente de santé ne saura être tirée du bureau de la santé ...

Après l'exposé des formalités pour traduire l'italien en fran­çais, le texte continue en reprenant souvent les ' formules de procédure:

C ... Le dit Me Bezaudin remettra l'extrait de la déclaration que le dit capitaine Chataud fit au bureau de la santé de cette ville il son arrivée avec son vaisseau en ce port; l'extrait de la dite déclaration prise par le sieur Tiran intendant semainier dudit bureau le vingt-

~è~emd~n~~ ~~te;~~t:.sv~~~ ;f~:~~~~~~~~a~~!e~~,,:/;o~:~, ~ao:::~ et la seconde à Chypre le seize avrU en sUivant signée à l'original Wlet consul, avec la traduction de la déclaration des magistrats de la santé de Livourne du dix-neuf mal de la même année portant que le vaisseau du dit Chataud arriva au port de cette ville le quatorze du même mols par le mauvais temps pour y faire des provisions qu'Il manquait, que ce capitaine leur avait exposé qu'U lui était mort pendant son voyage cinq personnes dans son bord, qu'Ils l'ont obHgé de se tenir dans un Heu (17) assez écarté à la plage et gardé par le dehors des gardes accou­tumées, et le dix-sept dudit mols lui étaient mort trois autres personnes, Ils furent visités par leur médecin de la santé et adjugés être morts des fièvres mallgnes pestllentielles, le tout devant servir pour notice à qui que ce soit afin qu'U use avec précaution et dl1lgence pour la sfireté de la pubHque santé, signé Pierre Rourls MoHn sous-chanceHer à l'orlglpal ; autre copie avec pattante de santé déllvrée à Trypolly le vingt-cinq mars mU sept cents vingt, signé il l'original Monke Noulte Vice-Consul et plus bas Roustant Chanceller, avec la traduction en français d'une déclara­tion mlse au dos de l'original par lesdits magistrats de la sant.é de

(17) Ici un brochage défectueux oblige IL sauter 12 pages pour trouver la suite du jugement.

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INTENDANTS DE SANTe ET LA PESTE DB 1720 145

Livourne portant qu'Ils ont vu la dite pattante sans donner l'entrée attendu qu'ils entendent renouveller par cette déclaration celle qu'lis ont faite dans la précédente pattante de Seyde qui est au pouvoir du capitaine Chataud à cause de la mortalité de son équlpage dont l'origine de la maladie suivant i'attestatlon de leur médecin de santé était !lèvres malignes pestilentielles (18). »

Sur le vu de ces documents montrant à l'évidence que dès le premier jour ' le capitaine Chataud avait dit toute la vérité, que pouvait faire le tribunal d'autre que de l'acquitter? Ce qu'il fit sans hésiter. • Nous, lieutenant général au Conseil, avons sur plainte du procureur du roy mis le dit Cha taud hors de cour et de procès ... il sera, élargi des prisons et son écrou barré par notre greffier. » La vérité soupçonnée en 1720 devenait la vérité pro­clamée en 1723.

Rapprochons maintenant la délibération des intendants de santé du 3 juin 1720 dont j'ai donné des extraits caractéristiques du jugement sur lequel je viens de m'étendre longuement. Nous sommes bien obligés de conclure que le 3 juin, les intendants qui connaissaient la tragique vérité ont refusé de l'admettre. Leur délibération est un alibi.

On voudrait comprendre, trouver une raison défendable à une attitude inspirée semble-t-il de mobiles suspects. Ont-ils pensé que les médecins de Livourne par excès de prudence avaient exa­géré? Que leurs conclusions découlaient plutôt des renseignements obtenus du capitaine Chataud que de leurs observations? On ne peut s'empêcher de croire que les intérêts de qnelques-uns exer­çaient sur eux une telle pression qu'ils finirent par admettre que les morts de Livourne, malgré l'avis des médecins de ce port, pouvaient être morts d'intoxication alimentaire plutôt que de la peste. Que des Marseillais, en contact r égulier avec le Levant où la peste sévissait presque en permanence, aient pu se contenter

(18) Voilà ce qu'on peut lire a.ujourd'hut à Livourne, aux archives d'Etat: c Livomo. 17 maggio 1720. « 10 tn!rascrltto med1co della Sanltà. ho visitato al moletto numero tre

cadaverl di tre persane della nave 11 gran S. Antonio, capttano 01o-Batta Cha~ taud di Marsllia, venuta di Se.1da e una delle Quali persane riferisce il detto

~~~~~iO~~e O~doert~id~~~~a~~~rl{gl ~~~rol r~a:~~e'd:i J:ttc:,U~a~tii~od~g~ erano congiunti con detto male, e dalla recagniz10ne che ho latta di detti cadaverl, quali ho trovaU tutti ricoperti di macchie livide, giudico essere morte tutte le dette tre persane di febbre maligna pestilenziale,. et in fede.

c: C. Marcello ItUert, medico della sanità. » (Archlvlo dl Stato dl Livomo, fonda della Sanltà - busta 78 cc 234 bis.)

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d'un doute sollicité est à première vue étrange. Qu'un Jean-Baptiste Estelle, premier échevin, ayant lout jeune séjourné durant trois ans à Alger, puis à Salé au Maroc comme consul de la nation française, pour être enfin chargé du consulat de France: à Saïda (Seyde) en Syrie pendant près de dix ans, ait pu douter des conclusions des médecins de Livourne est d'autant plus invrai­semhlable que dans les trois pays qu'il connaissait bien, il ne pouvait pas ignorer que la peste existait à l'état quasi-endémique. Or, le vaisseau plus que suspect arrivait d'une ville qui ne devait pas avoir beaucoup de secrets pour lui.

Depuis le 25 mai, on sent la présence des principaux cbargeurs, d'Estelle en particulier, autour du Bureau de Santé et même à l'intérieur. Echevins et intendants n'imaginèrent certainement pas les conséquences que la pression des premiers et la faiblesse des seconds allaient déclencher sur leurs concitoyens et sur leur ville. S'ils avaient pu les envisager, leur comportement eût certainement été très différen!. Quoi qu'il eu soit, nous sommes obligés de pren­dre les faits tels qu'ils ont été et non . tels qu'ils auraientl pu être.

:. 1

Maintenant, la preuve étant faite que les intendants Ide santé et les chargeurs, dont le chef de file était Estelle, con~aissaient unè vérité qu'ils se refusaient à admettre, suivons les p~emiers à travers leurs délibérations. Nous les trouvons dans le More de's délibérations de MM. les Inlendan!s du Bureau de la ~anté de 1720-1721 (19) .

25 mai : Délibération du Bureau suivant immédiat~ment la déposition du capitaine Chataud. La « déposition > ne l fait pas état de remise de « patente >, tandis que la délibération l fait état de « patente nette >. Nous savons maintenant qu'effectivement Cha taud a remis deux patentes à l'intendant semainier, une de Seyde, l'autre de Chypre, en même temps que la déclaration des

200 i1~)aArchIV" départementales, Fonds Santé, Llv. des déUbér., 1720-21,

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LES INTENDANTS DE SANTt ET LA PESTE DE 1720 147

médecins de Livourne. Que sa déposition ne mentionne aucune patente, alors que le même jour celles accompagnant les autres navires sont indiquées, est pour le moins surprenant. Le vaisseau est à Pomègues en attente d'une décision.

27 mai : Nouvelle délibération (20) .

• Le cadavre du matelot mort dans le vaisseau du capitaine Cha­taud sera porté aux Infirmeries pour être visité par le chirurgien du bureau en présence de celui du bord .•

Cette mort était la neuvième. En attendant que les médecins se prononcent, le bureau décide .: c que le vaisseau du capitaine Chataud ira à la grande prize de Pomègues jusqu'à nouvel ordre >.

Le vaisseau est toujours à Pomègues, mais change de poste. Ce changement de mouillage indique-t-i1 une prolongation de séjour aux îles? Cette décision ne semble pas faire l'affaire des chargeurs, car un nouvel ordre ne va pas tarder.

29 mai : Un mercredi, quatre jours après l'arrivée du Grand Saint-Antoine. Le Bureau ne chôme pas. Il décide (21) :

« Les marchandises fines du vaisseau du capitaine Chataud seront transportées mardi prochain aux infirmeries et feront leur purge au surhaussement de la halle. Les cottons, filets et soye seront ouvertes leurs serpUlères et leurs cordeaux entièrement relachés et les portefaix qui les mettront en purge resteront au surhaussement sans en pouvoir sortir. ns y seront fermés à clef et leurs vivres leur seront donnés avec précaution. Et après que toutes les marchandises fines auront été trans­portées aux Infirmeries le capitaine Cha taud fera porter les cottons en laine à rUe de Jarre et y seront éventrés à fond pour y faire leur purge. >

Les interventions ont porté leur fruit. Le Grand Saint-Antoine restera quelqnes jours encore à Pomègues, jusqn'au 4 environ, puis fera mouvement sur les Infirmeries. Je rappelle que les Infirmeries sont situées aux abords de la ville, à 400 mètres de ses murs.

Les mesures concernant les portefaix, ceux en un mot chargés de c purger :) les marchandises sont réglementaires; mais pour qu'elles soient précisées avec cette rigneur, il faut que les intendants n'aient eu aucun doute sur la contamination des marchandises.

(20) Archives départementales, Fonds Santé, Livre des dél1bér., 1720-21. 200 E 4a.

(2I) Archives départementales, Fonds Santé, Livre des dél1bér., 1720-21, 200 E, 4 a, p. 40.

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Aucun doute certainement, car la désigna tion de l'ile de Jarre pour la « purge :. des collons en laine complèterait "l'aveu s'il en était besoin. A Jarre, derrière le cap Croisette, loin de Pomègues par conséquent, on n'isolait que les marchandises plus 'lue suspec­tes; il n'y avait là a ucune installation ; tout s'improvisait au gré des propriétaires des marchandises; le plus souvent, ils étaient tenus de construire à leurs frais les abris nécessaires .

Les infirmeries ou lazaret se trouvaient alors, grosso modo. là où l'on voit aujourd'hui le quai du même nom. Remarquable ensem­ble de constructions, le lazaret divisé en enclos isolés les uns des autres, entouré d'une double muraille espacée de 12 mètres, cha­cune haute de 8 mètres, empêchaient toute communication avec l'extérieur. Entre plusieurs, une seule porte où veillait un poste de garde permettait entrée et sortie. Cette organisation servait de mo­dèle aux ports étrangers, mais du côté du bassin où accostaient les navires se trouvait une brèche dont nous parlerons dans un instant.

3 juin (22) : nouvelle délibération que j'ai longuement citée plus haut. .Je dois y revenir, ca l' elle explique la prise de position du Bureau. Elle se tient cinq jours après celle du 29 mai.

« Et comme par le dit précédent Bureau, !J avait été déllbéré que les cottons en laine faisant partie du chargement du vaisseau feraient leur purge à l'Ile de Jarre et qu'aujourd'hui Il y a suffisamment de place dans les halles du petit enclos des Infirmeries, Il jugerait à propos qu'Il fut déllbéré que tant les dits cottons en laine que les autres marchan­dises du dit chargement fissent leur purge dans le dit enclos ainsi et de même que celles qui viennent avec c patente brute .) requérant sur ce être délibéré. >

Le Grand Saint-Antoine n'a pas encore appareillé on va à peine appareiller pour les infirmeries, nous sommes le lundi 3 juin. La laine comme les autres marchandises seront déchargées au lazaret. Les propriélaires ont obtenu ce qu'ils vou laient, c'est-à-dire leurs marchandises à portée de leurs mains. Comment les mêmes hommes qui, il y a cinq jours, ont décidé d'envoyer la laine à l'lie Jarre, ont-ils pu en conscience accepter de l'entreposer aux abords de la ville ? car pas un n'a protesté ...

(22) Arch. départ., Santé, 200 E 4 a, p. 43 verso.

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LBS INTENDANTS DE SANTIl ET LA PESTE DE 1720 149

• Bur quoi le bureau a unanimement délibéré que toutes les mar­chandises du vaisseau du Capitaine Chataud feraient leur purge aux infirmeries dans les halles du petit enclos... et que leur quarantaine sera de quarante jours à compter du Jour que la dernière balle aura été remise dans le dit enclos et le vaisseau fera trente Jours à compter du même jour et les passagers en feront vingt à compter du jour qu'Ils ont été remis aux Infirmeries. >

Tout est maintenant à pied d'oeuvre. Jean-Baptiste Estelle et ses associés savent que des infirmeries à leurs entrepôts, il n'y a que l'espace de quelques complicités. Pendant les vingt jours qui s'écoulent entre cette délibération et celle qui va suivre, les mar­chandises du Grand Saint-Antoine en cours de déchargement dans les halles, continuent de frapper mortellement le personnel chargé de leur manipulation. Les intendants commenceraient-ils à s'inquiéter?

27 juin. A nouveau, ils se réunissent.

• Les vaisseaux des capitaines Chataud et Gabriel - d'autres navi­res continuent d'arriver du Levant - à 'lu! Il est mort des portefaix et même audit Chataud des ge"" de son bord Iront moulier à l'Ile de Jarre pour y recommencer leur quarantaine et y sera mis un bateau de garde, et lors de son départ seront parfumé (désinfecté) et de huit jours en huit jours leur sera donné d'autres parfums à fond de calle, écout1l1es fermées. >

Depuis le 4 juin, le Grand Saint-Antoine est au lazaret. Le débarquement des marchandises a commencé aussitôt. Au 27 juin, on peut penser que toute la cargaison est à terre. A lire cette déli­bération, on éprouve un sentiment de malaise, car à quoi sert d'envoyer un bateau vide à l'île de Jarre si les marchandises restent au lazaret? car c'est bien ce qui va se passer.

Or, nous savons par le jugement de l'amirauté cité plus haut que les marchandises déjà débarquées aux infirmeries sont entrées en partie clandestinement en ville sans avoir terminé une c purge :t

à peine commencée. La peste a fait. son apparition à Marseille depuis le milieu du mois de façon sensible. Elle ne tue plus seulement les portefaix au lazaret; clle tue à domicile maintenant. Les cas se mnltiplient, on ne peut pIns la nier. Ce même 27 jnin, dix autres navires arrivent à Pomègues. Sans hésiter les intendants les envoient à Jarre.

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9 juillet (23). Réunion du Bureau, 12 jours après l'envoi à Jarre du Grand Saint-Antoine. Réunion extraordinaire. Il reconnalt officiellement que la peste sévit à Marseille, mais il refuse de convenir que la cal'gaison transportée par le capitaine Chataud en soit responsable. Il décide tout de même :

« Que les marchandises du Grand Saint-Antoine seront tirées des Infirmeries et portés à l'Ile de Jarre. Les bateaux et les hommes qui les y conduiront feront leur quarantaine à la même ile. »

Ces marchandises continuent de tuer les portefaix chargés de leurs soins. Trois d'entre eux étant morts, le chirurgien du Bureau de la Santé Gueirard avait établi un certificat de constat. Après l'avoir examiné :

«Le Bureau n'ayant pu discerner positivement si ces maladies étalent véritablement pestilentielles et si ces marchandises que ces portefaix fatsalent purger pouvaient la leur avoir communiquée, auraient résolu d'y envoyer le sieur Géraud chirurgien qui s'était trouvé au Levant au temps de la peste et qui avait traité des malades qUi en étalent atteints. >

Le dit Géraud, accompagné du chirurgien du Bureau de la Santé, des inlendants semainiers MM. Laurens et de Saint-Jacques et de MM. Croizet et Goujon se :

« Portèrent aux infirmeries et en leur présence le docteur Géraud avait fait lever les chemises aux malades et les ayant avec précaution examinés en toutes les parties de leur corps et pris d'eux toutes les Informations requtses sur le principe de leur maladie et sur toutes les suites qui les auraient suivi, 11 déclara aux dits Laurens et de Saln­Jacques que les trois portefaix étalent atteints de la peste. »

A la suite de quoi le sieur Gueinlrd ne put faire autrement que reconnaître ce qu'il avait nié jusque-là. Mais, n'était-il pas tenu par la déclaration du 25 mai : décès dus aux mauvais aliments? Quoi qu'il en soit, il confesse : « que les malades sont atteints de fièvres pestilentielles » .

Cette délibération du 9 juillet ordonne de transporter les mar­chandises du Grand Saint-Antoine des infirmeries à l'île de Jarre: que reste-toi! de ses marchandises, surtout des « fines » dans les enclos? Certes, il en reste encore beaucoup surtout des cottons en laine, mais il en est aussi beaucoup sorties et toujours clandes~

(23) Archives départementales, Santé. 200 E 4 a, p. 59.

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LES INTENDANTS DE SANTa BT LA PESTB DE 1720 151

tinement. Or, le 9 juillet toutes les marchandises sans exception du Grand Saint-Antoine auraient dtl se trouver en traitement au lazaret, car leur quarantaine était loin d'être terminée (24). Les intendants de santé pouvaient bien prendre maintenant les mesnres les plus sévères, le mal était fait, rien ne pouvait plus arrêter sa propagation.

Lorsque les intendants de santé prirent la décision de mettre e en purge > toutes les marchandises dn Grand Saint-Antoine au lazaret, ils n'ignoraient pas que pendant la qnarantaine des sorties clandestines se produiraient. Les pressions qn'ils avaient subies, révélées par les tentatives vaines d'éloignement des marchandises, dont témoignent les délibérations des 27 et 29 mai, ne laissent aucun doute à ce sujet. Ils le savaient aussi parce qu'à différentes reprises ils s'aUirèrent des observations du pouvoir central à propos de faits de ce genre. Ils furent même menacés de se voir remplacés par des officiers royaux dans la direction du lazaret. Les sorties clandestines avant la fin de la quarantaine constituaient une menace sanitaire, mais aussi frustraient le trésor de certaines redevances.

Sur, disons, la négligence des intendants de Santé concernant la surveillance des portes des infirmeries, - s'il y avait quelque part des ouvertures dont nous aurons à parler, il n'y avait tout de même qu'une porte principale - nons avons un témoignage officiel en quelqne sorte, celui de . l'intendant de justice Lebret, cité par Gaston Rambert (25) . Lebret attribue l'origine de la peste à la contrebande sur les « indiennes ) ou toiles peintes dont Law avait interdit l'importation à Marseille. Ces toiles en provenance de l'Orient étaient d'autant plus recherchées que la mode les impo­sait et que la prohibition augmentait leur prestige (26).

« Avant cette défense. la santé avait été bonne pendant 70 ans. par le moyen que les tntendants de la santé prenaient et sur lesquels Ils agissaient suivant leur prudence, qui sans doute n'a pas toujours été exacte, car comment peut-on croire que l'on ait trouvé pendant 70 années trente hommes exacts par an pour composer les bureaux de la santé de Marseille et de Touion ? Le monde entier n'en fouruiralt pas tant. )

déch~~:~~~:t Ji ra jd~~tA~: l,~l~~~n!~~~e d:rr1~ej~~~ esluk~xt: ~u~~~ital~~ ~~ ~~ençant qU~ la dernière balle mise à quai, le 9 jull et elle était toujours

(25) Gaston Rambert. Histoire du Commerce de Marseille, t. IV, page 610. D.2.

(26) Revue Marseille, no 4S, 3' série, J. Bllloud, pp. 24·27.

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L'intendant ne se faisait aucune illusion sur les hommes même comblés de fortune et d'honneurs.

C'est sans doute cette « prudence qui... n'a pas été toujours exacte , qui explique les hésitations puis la bienveillance dont bénéficia la cargaison du Grand Saint-Antoine. C'est peut-être aussi parce que dans des cas semblables - qui n'eurent aucune suite fâcheuse alors - ils ne s'étaient pas montrés rigoureux qu'ils ne purent pas résister aux interventions dont ils étaient l'objet malgré une situation dont ils connaissaient la gravité.

Ainsi le 9 juillet les intendants reconnaissent que la peste sévit dans la ville. Ses ravages ne cessent de s'étendre; en fin juillet la gravité de la situation impose déjà des mesures exceptionnelles.

4 août : les quatre échevins, Estelle, Audimar, Moustié, Dieudé, siègent à côté des neuf intendants au Bureau de Santé. II n'est plus possible de s'illusionner. Les mesures à prendre intéressent la ville et le lazaret. Le problème du jour est « faire de la place aux infirmeries ;).

19 août : les intendants viennent de recevoir une lettre de S.A.R. Monseigneur le Régent interdisant de donner l'entrée à aucune marchandise de Cha taud sans son autorisation expresse. Cette lettre devra figurer au procès-verbal. II est évidemment bien tard pour prendre cette mesure en août - prise en temps voulu, en mai, elle aurait, rigoureusement appliquée, évité le désastre - mais cette intervention royale prouve qu'en haut lieu, personne ne doutait plus des véritables causes du fléau et de son extension.

Avant de terminer cette trop longue mise au point, je veux citer encore deux délibérations, l'une parce qu'elle montre l'état de la ville cinq mois après J'arrivée du vaisseau du capitaine Chalaud, l'au Ire parce qu'elle éclaire d'un jour très particulier les rigueurs du lazaret.

24 octobre : Délibération du Bureau de Santé (27) :

« La maladie contagieuse qUi s'était Introduite dans la ville ayant augmenté, une grande partie des habitants de la v!lle se sont enfermés dans leur maison ou retirés dans la campagne, tous les patrons et mate­lots des bateaux qui font les transports des marchandises se sont retirés

(27) Arch. départ., Santé, 200 E, 4 a, p. 76.

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LES INTENDANTS DE SANT~ ET LA PESTE DE 1720 153

ou ayant été malheureusement attaqués par la peste abandonnent leurs bateaux dans le port et quelques recherches et dIligences que le Bureau al pu faire pour avoir des gens et des bateaux pour faire transporter les marchandises du capitaine Icard, venu de Seide sur l'tle de Jarre, Il est ImpoSSible d'en trouver, d'ail la nécessité de les laisser aux infirmières en attendant de trouver hommes et bâteaux . •

Cette même délibération décide que tous les vaisseaux venant de Seyde iront à l'île de Jarre pour une quarantaine d'un an. Une nouvelle quarantaine, la troisième, sera imposée au capitaine Chataud. Hélas, la rigueur actuelle ne compense pas la faiblesse du début.

Toutes les délibérations qui suivent, surtout celles où assistent les quatre échevins, sont intéressantes à des titres divers, mais leur analyse nous entraînerait trop loin, sans nous apprendre grand­chose de plus sur les faits eux-mêmes.

27 novembre 1721 (28). La peste sévit depuis plus d'un an et demi. II semble que brusquement les intendants de santé se soient rappelé qu'une faille existait dans l'isolement du lazaret, car voici ce que nous lisons non sans étonnement :

« Le semainier a représenté que sur la représentation que le Bureau fit à la Majesté en l'année 1717 que les propriétaires des maisons situées autour du bassin nord des infirmeries ont des ouvertures aux murailles de clOtures de leurs bastides par lesquelles on peut communiquer avec le bassin où les matelots qui sont en quarantaine ont accoutumé de se bai­gner et oil l'on débarque des marchandises venant des lieux Infestés des maux contagieux, ce qui peut faciliter non seulement la communication des habitants avec les matelots estant en quarantaine, mals même dopner Heu à l'introduction de quelques marchandises qui n'auraient pas été suffisamment purgées. Sa Majesté par son ordre du 9 janvier 1118 aurait ordonné Que les portes, fenêtres et autres ouvertures qui· peuvent avoir été faites aux murailles des maisons situées autour du bassin des Ipflr­merles, seront Incessamment bouchées à la diligence des Intendants de la santé, fait défense aux propriétaires des murs de clOture oil Il Y a déjà été fait des ouvertures que à tous les autres d'y faire à l'avenir des POrtes ou des fenêtres à peine de 1.000 livres d'amende et de demeurer respon­sable des Inconvénients qui en pourraient arriver ...

Et la délibération continue, car les choses étaient plus faciles à décider qu'à faire exécuter:

(28) Arch. départ., Santé, 200 E, 4 a, p. 158 verso.

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C ..• Et comme en conséquence de cette ordonnance, les propriétaires des bastldes voisines faisaient quelques difficultés de fermer les portes et les fenêtres qui étalent aux dites murailles, le Bureau se pourvut et les obUgea de les faire fermer, ce qui donna Ueu à ces propriétaires de faire leurs remontrances au conseil et de lui demander une indemnité sur la moins-value que ces fermetures causeraient à leurs bastides .....

Le Bureau, après avoir fait faire la lecture de l'ordonnance du 9 janvier 1718, compte tenu de toutes sortes de considération sur ce qui a été dit et

« Enoncé en la représentation du dit semainier et considéré l'utlllté qu'li y a que les murallles et leur sol qui font la clOture du bassin du cOté dn nord des infirmeries, soient la propriété du Bureau pour éviter tous les inconvénients qui pourraient s'en suivre sI elle restaient au pouvoir de leurs propriétaires, par rapport aux dangers de la communication a una­nimement déUbéré que les dites mur allies et le sol sur lequel eUes seront achetées au nom et pour le compte du Bureau de la Santé sur je pied des prix portés par le toisage énoncé cl-dessus . •

Ces amateurs de bastides si heureusement situées, qui au vu et au su de tou s, des intendants de santé comme des représentants du Roi, cOlnmuniquent directement avec une partie d~ lazaret, témoignent de singulières complaisances, lorsqu'on sait l'importance et la rigueur des mesures prises pour isoler le dit lazaret du terri­toire environnant.

A l'intérieur des doubles et hautes murailles, les enclos ne communiquaient pas libremen t entre eux. Celui où logeaient des passagers en quarantaine, très confortable pour ceux qui pouvaient payer, devait chaque soir être fermé à clef; la clef était remise à l'intendant responsable du lazaret qui, le lendemain lnatin, ouvrait aux prisonniers de la nuit dont la liberté de mouvement restait strictement limitée et surveillée.

Pendant ce temps, les marchandises chères, prohibées ou en quarantaine, les prohibées transportées en général avec la pacotille, passaient sans histoire par les portes ou par les fenêtres des hastides en question quand ce n'était pas tout simplement par les murs écroulés car :

« Il est arrivé que les pluies en ont fait tomber partie que les proprié­taires ne daignent pas faire redresser, ce qui cause des ouvertures plus préjudicIables que ne l'étalent les portes et jes fenêtres qu'on a bouchées .•

N'est-ce pas admimble ? Tout cela, simplement constaté par les contemporains nous pa rait aujourd'hui tellement extravagant qu'on hésite à le commenter. Indiennes, toiles de soie dont le port de

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LES INTENDANTS DE SANT!! ET LA PESTE DE 1720 155

Seyde était le principal entrepôt arrivaient à Marseille plus ou moins contanlinées et, en quarantaine ou non, se répandajent en ville en passant par portes et fenêtres des bastides jouxtant le bassin nord des infirmeries.

Il est probable et même certain que, par cette voie, des mar­chandises, indiennes et soieries, ont pris le chemin de la ville. Mai~ la cause essentielle de la diffusion de la peste dans la Cité reste incontestablement les sorties frauduleuses faites par les portes du lazaret, entre le 3 juin et le 9 juillet. On peut mesurer en quelque sorte le volume des produits sortant du lazaret par la progression de la peste en ville. Le 27 juin, la situation est sérieuse, le 9 juillet elle ne permet plus de douter de son extrème gravité. La quarantain~ imposait 40 jours de traitement après le déchar­gement de la dernière balle, mais il était facile avec des complicités de donner l'exéat après quelques jours seulement de • purge > sans même envisager des sorties nocturnes avec l'assentiment tacite de gardiens opportunément distraits. Oui, le jugement de Raoul Busquet dans sa sévérité reste sans appel.

Estelle est sans doute ceiui dont l'intervention intéressée dé­clencha ou précipita les événements, mais en toute justice nous devons nous demander s'il ne trouva pas un climat favorable dans les habitudes prises de longue date. Que penser aussi de ces inten­dants de santé refusant de regarder la vérité en face alors qu'ils connaissaient sa gravité pour obéir à des pressions d 'autant plus fortes que le Grand Saint-Antoine était plus sérieusement atteint. On voudrait pouvoir trouver une explication à cette attitude, autre que celle d'une question d'intérêt auquel tout aurait été sacrifié. Certes, l'intérêt des chargeurs, d'Estelle en particulier, est au premier plan de cette affaire. Mais, ceux qui étaient à la fois chargeurs et échevins, chargeurs et in tendants de santé, car les titulaires de ces charges étaient pris parmi les notables de la cité, comment ont-ils pu ne pas penser à leur responsabilité vis-à-vis de leur ville et de leurs concitoyens? S'ils y ont pensé, et ils y ont certainement pensé, on ne peut expliquer leur attitude que par des habitudes, des coutumes, des complaisances courantes, se traduisant par du laisser-aller dans l'application d'un règlement, d'une extrême sévérité pourtant, dont les bénéficiaires eux-mêmes,

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pensant que les choses se passeraient, cette fois encore, comme elles s'étaient toujours passées, n'ont soupçonné ni la gravité, ni les conséquences.

:.

J'ai eu la curiosité de compulser quelques délibérations du Bureau des Intendants de Santé antérieures à la peste de 1720. Elles son t révéla trices à un triple point de vue. Nombreuses infrac­tions aux règlements de quarantaine, peste sévissant au Levant et en Barbarie en permanence, intendants de santé toujours sur le qui-vive.

Le 26 juillet 1717, l'intendant semainier J.-B. Paul rend compte au Bureau des faits suivants. En revenant en bateau des infirmeries vers 8 h. 30 du soir, il remarque près du fort Saint-Jean un matelot recevant quelque chose à travers une ouverture faite dans une grille. Il s'approche et constate qu'il s'agit d'une cruche de vin qui du fort passe dans les mains du matelot. Ce matelot arrivait en barque d'un vaisseau en quarantaine aux infirmeries. Sévère­ment admonesté le matelot répond :

« Que s'U avait été demandé du vin à l'endroit oll. nous l'avons trouvé. 11 n'avait en cela suivi que la coutume et ce qu'il a vu pratiquer aux gens de bâtiments qui font quarantaine. Une telle réponse nous aurait jeté dans une frayeur Inconcevable surtout en ratsant attention que s'l1 est arrivé que plus d'une fols les mariniers des bâtiments en purge soient allés prendre du vtn à l'endroit marqué, bientôt la peste se communiquera· dans le royaume malgré les soins que nous prenons perpétuellement de l'en garantir et réfléchissant que le vaisseau d'oll. le matelot était sorti et oll. 11 retournait était actuellement en purge, qu'li venait du Levant oll. la peste faisait de terribles ravages ...•

Sanctions, renforcement de la surveillance.

« Pour empêcher toutes communications, d'autant que la faclllté Que le tavernier du fort Saint-Jean donne aux gens des bâtiments qui sont en purge de venir prendre du vin dans sa taverne par l'ouverture qu'on a ratte aux grilles de fer, à cause du proflt qu'U y trouve, est pré­judiciable à l'Etat parce que si la chose continuait de même, on ne saurait éviter la communication du mal contagieux en France dont la Providence divine l'a garantie jusqu'à aujourd'huI... • (29)

(29) Arch. Chambre de Commerce, L. 1.23, 1717, pp. 41-42.

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Ce verbal sera envoyé au Conseil du Roi. Nous pouvons conclure de cette délibération que la surveillance à l'intérieur du lazaret était assez relâchée, que la peste régnait au Levant, que les intendants ne l'ignoraient pas et qu'ils préconisaient les mesures voulues pour s'en défendre. Ils préconisaient les mesures voulues, mais les faisaient-ils appliquer? Deux ans plus tard, le 12 juin 1719, le Bureau de la Santé est réuni. Il vient d'être avisé par le Conseil de la Marine que la peste règne à Alexandrie :

c D'ordre de ce Consell, les bâtiments sujets à la quarantatne ne seront pas admis à la fatre à part dans les infirmeries et qu'lis resteront fi. leur bord avec leur équtpage pendant le temps de leur quarantaine pour éviter les accidents. Cette quarantaine se tera à l'Ue de Pomè­gues. > (30)

Le 17 juin 1719, nouvelle délibération :

c Un vaisseau arrive d'Alexandrie. Le capitaine a déclaré que un mols avant son départ Il lui est mort deux hommes d'équipage ainsi que certifie le certificat du consul c qu'Il a remis avec précaution' au dit semainier et duquel Il a été à l'Instant fait lecture •. Quarantaine à la grande prise de Pomègues. Ecoutilles ouvertes, marchandises sur tillac. Elles ne seront transportées sur le petit enclos des Infirmeries que lorsque le Bureau l'ordonnera. • (31)

Lorsqu'on sait avec quelle rapidité la décision maintenant à Pomègues le Grand Saint-Antoine a été remplacée par celle l'en­voyant aux infirmeries décharger ses marchandises - il n'a pas fallu 48 heures - on ne peut s'empêcher de souligner la prudence de la décision frappant un vaisseau venant d'une ville où régnait la peste et la témérité de celle concernant un vaisseau qui l'avait à son bord.

Le 30 juin 1719, le Bureau décide que 5 bateaux en quaran­taine à Pomègues viendront la terminer à la chaine, mais :

c Il est défendu à tous capitaines et matelots qui finiront leur qua­rantaine à la chaine de l81sserfPprOCher de leur bord des bateaux de la v11le et l'hors qu'Ils en verront approcher quelqu'un Ils leur enjoindront de les faire retirer sous peine e doubler leur quarantaine. >

Il faut croire que cette enace n'était pas très efficace puisque la même délibération signale les sanctions prises contre des contre­venants:

(30) Chambre de Commerce, Santé. L. 1124. 1719. p. 31 verso. (31) Ibid. p. 35.

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« n a été délibéré que le capitaine en second .... avec les deux hommes qui sont allés Il bord de la dite barque seront mis aux Infirmeries pour faire 12 jours de quarantaine. Le batelier qui a conduit les deux hommes à bord de la barque sera mis dans une tour des infirmeries et y restera 10 jours après lesquels fi finira les 12 jours de quarantaine avec les sus­nommés ... et les avirons du bateau seront br1Ués. >

Le 9 décembre 1719, le semainier propose l'agrandissement des infirmeries, car il estime :

« ·Que par le grand commerce qui se fait journellement dans cette ville, les Infirmeries sont toujours pleines de marchandises venant des lieux suspects, prinCipalement lorsque la peste est à quelques échelles du Levant que pour l'hors la prudence commande de redoubler la quaran­taine, ce que nous avons expérimenté cette année, en faisant purger des cottons en laine ... Il l'injure des pluies qui en ont gâté une grapde quan­tité ... par le défaut de place ... les batlments venant des lieux suspects ont été obligés de retarder d'y porter leurs marchandises ce qui leur était d'un préjudlce considérable. >

Le 2 janvier 1720, pas tout à fait cinq mois avant l'arrivée du Grand Saint-Antoine, le bureau délibère :

« Tous les bâtiments qui vlepdront du Levant, de Barbarie et de tous autres lieux suspects, aussi bien que leur équipage, passagers et les marchandises susceptibles, qu'Us apporteront, feront la quarantaine qui sera ordonnée par le Bureau et pour les visiter soit aux Ues qu'aux In!lrmerles, le Bureau a réglé messIeurs de semaine suivant l'ordre cl-après:

:.

Quelles réflexions inspirent ces délibérations ?

n'abord qu'il était bien difficile d'empêcber les vaisseaux en purge de communiquer avec les habitants de la ville ; la surveil­lance insuffisante et insuffisamment rigoureuse s'exerçait par mo­ment avec trop de complaisance ; de plus, nous savons qu'une hien singulière situation s'était créée au vu et au su des autorités autour du bassin des infirmeries où séjournaient les marins en quaran­taine. Le mur de ce bassin était mitoyen avec des hastides appar­lenant à des habitants de la ville, ces derniers y avaient pratiqué des ouvertures; ils pouvaient ainsi communiquer avec le personnel en surveillance sanitaire et aider aux sorties frauduleuses de mar­chandises avant désinfection. Il y a là une opposition flagrante entre le souci constant, révélé par la teneur des délibérations, de

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protéger la cité contre les risques de la contagion et ce qui se passait en réalité. Les intendants de santé étaient rigoureux dans leurs décisions, mais conciliants dans leur application, c'est sans doute cette double attitude qui motiva le sévère jugement de l'intendant Lebret, rappelé plus haut. Il semble que la réputation de facilité de ceux chargés de veiller sur les menaces d'épidémies venant de l'extérieur ait été bien établie, si nous en jugeons par une délibé­ration du 29 novembre 1723, protestant contre les accusations du marquis de Grimaldi, disant entre autre :

« Que les maglstrats de la Santé de Marseilie facilitent sans pren­dre les précauttons nécessaires l'entrée des marchandlses du Levant pour en avoir comme propriétaires un prompt et avantageux profit (32). ,

Quant à la peste, eUe est présente en permanence à l'esprit des intendants. On ne peut dire qu'eUe reste comme une menace éventueUe, mais lointaine, car eUe est signalée sur de nombreux points de la Méditerranée presque cbaque mois. Parmi les régions suspectes, le Levant revient comme un leitmotiv. Quatre mois avant l'arrivée du Grand Saint-Antoine, le Bureau de la Santé se penchait sur le cas des navires en provenance du Levant. Une quarantaine leur sera imposée de toutes façons. Le Grand Saint­An/oine 'arrive. C'est alors que l'attitude des intendants de la Santé devient incompréhensible, si l'on s'en rapporte aux déclarations qu'ils n'ont céssé de faire au cours des délibérations que nous venons d'analyser. et aux mesures de précautions rigoureuses qu'ils ont édictées contre des menaces éventuelles, mais ceUe attitude s'éclaire d'un jour singulier si...

Mais à quoi bon continuer : toutes les pièces du dossier sont là, chacun peut les examiner et conclure à son tour.

Charles MOURRE,

Président honoraire de la Chambre de Commerce et d'lndwilrie de Marseille.

(32) Arch, Chambre de Commerce, santé, L. 1.26, 1722-23, p. 133 et ver,o.