la période enchantée des luttes organisées · l’organisme aménageur qui va rétribuer deux...

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La question des espaces partagés La période enchantée des luttes organisées Lorsque l’on s’attache aux quartiers dit sensibles, on bute en premier lieu sur la permanence de termes non seulement vagues, mais également toujours négatifs, quartiers « défavorisés », « sensibles », ou « en difficulté ». On est donc fréquemment enclin à définir ces quartiers par les problèmes qu’ils posent. Les mots ne sont pas neutres, chacun le sait, et ils assignent de fait aux populations une identité négative. Cette identité négative implique aussi une certaine forme de regard porté sur le lien social et les modes de vie qui ont cours dans ces quartiers. Pour reprendre les termes de Cyprien Avenel, chercheur à la Caisse Nationale des Allocations Familiales, la population est alors « souvent présentée comme la part maudite d’un fonctionnement de la société qui la fait basculer dans la marginalité » 1 . Et la description de ces quartiers d’énumérer dès lors une série de manques et de déficits, d’emploi, de ressources ou encore d’identité collective, tous résultant de formes de décompositions sociales diverses. Les espoirs d’intégration se transforment en désespoirs d’insertion, et c’est en général l’ anomie qui caractérise les descriptions de la vie des habitants de ces quartiers. Dans quelle mesure un système de représentations s’est-il aujourd’hui mis en place et pour ainsi dire solidifié ? Et à l’inverse, comment dès lors mettre à distance les images de la destruction sociale pour appréhender les habitants des quartiers pauvres, les habitants des quartiers d’habitat social sous un autre regard que celui de la distance à la norme ? Probablement en privilégiant deux volets que nous avons essayé de développer dans ce travail : s’attacher autant à la production des rapports sociaux et spatiaux qu’à l’idée de crise, et surtout prendre cette production de rapports dans le temps, remonter la bobine du temps, comme nous l’explicitions dans notre introduction. Ainsi, parmi d’autres exemples, le chargé d’opération des architectes du Centre Sud, que nous avons interviewé à près de 30 ans d’intervalle, 1 Cyprien Avenel, « Les quartiers dits « sensibles » entre logique de ghettoïsation et dynamique d’intégration », in Michel Bassand, Vincent Kaufmann et Dominique Joye (dir.), Enjeux de la sociologie urbaine, Presses Polytechniques et Universitaires romandes, coll. Espace en société / logique territoriale, Lausanne, 2007 (2001 1 ère éd.), (pp.222-247) p.224. 1

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La question des espaces partagés

La période enchantée des luttes organisées

Lorsque l’on s’attache aux quartiers dit sensibles, on bute en premier lieu sur la permanence de termes non seulement vagues, mais également toujours négatifs, quartiers « défavorisés », « sensibles », ou « en difficulté ». On est donc fréquemment enclin à définir ces quartiers par les problèmes qu’ils posent. Les mots ne sont pas neutres, chacun le sait, et ils assignent de fait aux populations une identité négative. Cette identité négative implique aussi une certaine forme de regard porté sur le lien social et les modes de vie qui ont cours dans ces quartiers. Pour reprendre les termes de Cyprien Avenel, chercheur à la Caisse Nationale des Allocations Familiales, la population est alors « souvent présentée comme la part maudite d’un fonctionnement de la société qui la fait basculer dans la marginalité »1. Et la description de ces quartiers d’énumérer dès lors une série de manques et de déficits, d’emploi, de ressources ou encore d’identité collective, tous résultant de formes de décompositions sociales diverses. Les espoirs d’intégration se transforment en désespoirs d’insertion, et c’est en général l’anomie qui caractérise les descriptions de la vie des habitants de ces quartiers. Dans quelle mesure un système de représentations s’est-il aujourd’hui mis en place et pour ainsi dire solidifié ? Et à l’inverse, comment dès lors mettre à distance les images de la destruction sociale pour appréhender les habitants des quartiers pauvres, les habitants des quartiers d’habitat social sous un autre regard que celui de la distance à la norme ?

Probablement en privilégiant deux volets que nous avons essayé de développer dans ce travail : s’attacher autant à la production des rapports sociaux et spatiaux qu’à l’idée de crise, et surtout prendre cette production de rapports dans le temps, remonter la bobine du temps, comme nous l’explicitions dans notre introduction. Ainsi, parmi d’autres exemples, le chargé d’opération des architectes du Centre Sud, que nous avons interviewé à près de 30 ans d’intervalle,

1 Cyprien Avenel, « Les quartiers dits « sensibles » entre logique de ghettoïsation et dynamique d’intégration », in Michel Bassand, Vincent Kaufmann et Dominique Joye (dir.), Enjeux de la sociologie urbaine, Presses Polytechniques et Universitaires romandes, coll. Espace en société / logique territoriale, Lausanne, 2007 (2001 1ère éd.), (pp.222-247) p.224.

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était-il aussi un militant qui relate précisément les différentes actions qui se sont développées dans le quartier, actions encadrées ou non mais qui donnaient un sentiment d’appartenance, mettaient en avant l’entraide et promouvaient la mixité sociale et ethnique : « [On avait] des rapports de voisinage plus proches et plus tenus avec ceux avec qui on faisait des activités, oui. L’époque de la boue, par exemple, qui a entraîné un mouvement de solidarité, jusqu’à faire une grève des loyers, quand même. Aujourd’hui, on aurait la trouille de faire ça, mais les gens venaient nous payer leur loyer chez nous. On ramassait l’argent pour le déposer sur un compte à la Poste en disant à Logirep qu’ils ne le reverraient pas avant qu’ils fassent quelque chose contre la boue. Au bout d’un an après la fin du chantier, on était quand même toujours dans la boue, hein ! C’est là qu’on a découvert des gens tout à fait solidaires et qui voulaient agir ensemble ».

La caractéristique de ce mouvement, qui pouvait être qualifié alors de « lutte urbaine », est qu’il est composé de façon éclectique, les idéologies défendues parfois âprement et les rivalités étant momentanément oubliées. Il reflète aussi la mixité du quartier à cette époque : « Je pense notamment, poursuit-il, à un appartement occupé par des religieuses. Elles étaient 3 ou 4, là. Des filles très, très sympas, une quarantaine d’années. Combatives, avec nous, elles se bagarraient ! Sinon, au niveau activités, il y avait aussi la cellule du parti communiste, dont j’ai été secrétaire pendant un bon moment. Il y avait aussi une amicale de locataires créée en parallèle, en parallèle de la cellule, et qui avait justement été l’acteur principal de cette grève des loyers. Et puis il y avait beaucoup de gens qui n’étaient nulle part en particulier, mais qui participaient, quoi. Cet ensemble de gens qui étaient sur le terrain […] on s’est dit qu’on allait aller plus loin et faire un « comité de quartier », un « comité de gestion » comme on l’a appelé à l’époque. Ça ne voulait rien dire et tout dire. On a créé ce comité et quand je suis parti, il existait encore ». Parti alors que l’euphorie des premiers temps n’avait donc pas encore cédé le pas d’abord à la crainte puis au repli sur soi.

Le comité de gestion a été finalement soutenu par la Sonacotra, l’organisme aménageur qui va rétribuer deux salariés dans ce comité, notamment « Pierre Baillet, un prêtre-ouvrier plus ou moins défroqué », à côté de locataires bénévoles et dévoués, enseignants, assistantes sociales, artistes etc. … Cette association de militants de tous bords se retrouve aussi aujourd’hui dans les cités et Marc Hatzfeld cite comme « médiateurs » habituels, outre les militants syndicaux et politiques, « d'anciens prêtres-ouvriers ou prêtres tout court, investis corps et âme dans leur quartier, et dont l'appartenance est devenue invisible à l'œil nu,

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mais pas la vocation. On trouve des enseignants qui ont investi leur autorité pédagogique dans un espace plus large que celui de l'éducation. Ces hommes, et parfois ces femmes, agissent en général avec une discrétion cultivée, évitant de porter ombrage aux porteurs de la régulation officielle que sont les policiers, les représentants des bailleurs sociaux ou les travailleurs sociaux. Mais on les connaît dans l'environnement immédiat et, s'il le faut, on fera appel à eux. »2. Ces personnes ressources, volontaires pour s’impliquer « faire quelque chose « sans pour autant être encartés, peuvent aussi répondre aux souhaits d’une politique municipale qui sait utiliser les bonnes volontés. Ainsi Mme E., qui a participé à de nombreuses initiatives. Un temps vice-présidente de l’association de locataire, et par ailleurs assistante sociale à Bagnolet, elle se souvient que c’est sous l’impulsion de la mairie que l’association de quartier a été créée : « [J’ai été] sollicitée en bas de l’immeuble par un mec qui était été mandaté par la mairie pour que puisse se créer cette association de quartier. Il sollicitait les gens, il leur parlait, il disait ça serait bien que, etc, ». Mme E met à profit un moment où elle a arrêté de travailler pour se consacrer à ses enfants et pour militer dans le quartier : « Moi c'est la période où je bossais pas, donc du coup je me sentais disponible pour m’y impliquer un peu. »

Il serait bien naïf en effet de considérer l’égalité des conditions de logement sans prendre en compte l’ensemble des dispositions socialement acquises qui distinguent les résidents. Les associations du quartier se sont donc rassemblées autour du comité de gestion pour organiser des cours de rattrapage scolaire et d’alphabétisation, un atelier de couture mis sur pied par des femmes tunisiennes, de la gymnastique, du judo, etc. Mais aussi des fêtes dont l’impulsion semble venir de la Mairie puisque Mme E. explique qu’il y en a eu peu par manque de volonté de la municipalité ensuite : « Comme il y avait l’idée de faire vivre un peu le quartier, il y avait eu une fête avec une course cycliste […] Il y avait eu des stands […] On a fait une vers 1978. Je crois qu’il n’y en a eu qu’une, parce qu’après, c'est passé de mode de faire vivre les quartiers.. C'est-à-dire que, je pense qu’on devait avoir en plus des subventions de la mairie pour faire vivre un peu ce quartier, par exemple organiser la fête, et qu’après ça n’a plus été l’ordre du jour de faire vivre les quartiers, les communistes sont passés à une autre manière de voir les choses et ça s’est arrêté ». Les actions d’alphabétisation pour les familles immigrées semblent avoir été plus pérennes : « C'était sur l’impulsion de la mairie, c'est la mairie qui avait beaucoup fait en sorte que les quartiers vivent, c'était la mode à ce moment-là, il fallait que les quartiers vivent, il fallait créer des associations de quartier, mais après étaient accueillies je crois un

2 Op.cit., p. 64.

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certain nombre d’associations qui venaient faire quelque chose dans les locaux que nous on gérait. En fait c'est ça, l’association de quartier gérait les locaux communs résidentiels du bas des immeubles. »

Ces locaux communs résidentiels (LCR), destinés aux activités des associations d’habitants et aux réunions de locataires ont très bien fonctionné pendant les premières années qui ont correspondu aux luttes décrites plus haut et jusque dans les années 80, selon nos interlocuteurs. Ils ont autant accueilli les réunions du comité de gestion (qui gérait la présence des associations et les coûts des activités) que des fêtes familiales ou d’immeuble et plus quotidiennement, l’alphabétisation qui réunissait adultes et enfants immigrés. Le dirigeant sportif interviewé s’y est consacré, bénévolement, de nombreuses années : « Moi je m’occupais de la gym, en bas, dans les salles, pendant 4 ans, toutes les semaines, Il y a plus de 20 ans, 25 ans. Ça aussi j’y pense pas, mais il y a encore des femmes qui sont venues à la gym. »

Ces espaces perçus aujourd’hui comme difficiles à gérer par certains maîtres d’ouvrages et gestionnaires ont été utiles tant que des associations de voisinages les ont animés : « Le comité de gestion […] était dans le LCR, le fameux LCR. Il y avait aussi du judo là-bas, une section de judo qui a marché pendant longtemps. L’alphabétisation aussi. Il y avait des soirées, aussi, dans les sous-sols de la TH8. Des locaux immenses. Il y avait des boums. Aperghis (compositeur d’opéras) était aussi dans la TH8, un peu isolé, dans sa musique. D’ailleurs, la relation avec Aperghis n’a jamais bien pris, au fond, toujours un peu… A part le fait qu’il était sympa de le rencontrer, avec Edith Scob à cet endroit-là, à part ça, bof… Les gens du quartier n’ont jamais vraiment dû bien savoir qu’il était là, hein. ». Comme nous faisons remarquer à mr K. que « sa présence était à chaque fois signalée dans le bulletin municipal, quand même… », il approuve : « Ah, c’est sûr que si la Mairie n’avait pas été là, avec sa politique, les choses auraient été bien plus difficiles, hein. ». La mairie avait en effet mis à la disposition du compositeur d’opéras moderne, Georges Aperghis une salle de répétition isolée phoniquement dans les sous-sols de la tour HLM TH8, à condition qu’il ouvre ses activités aux habitants du quartier qui souhaitaient s’initier au chant. Cette activité se poursuivra quelques années.

Le dirigeant sportif interviewé évoque ces années où il a été un militant qui organisait et participait aux activités du quartier et impute l’arrêt de ces activités au manque de dynamisme qui s’est peu à peu installé, du Parti Communiste : « Ça a duré jusqu’à tant que le parti soit vraiment malade. Nous, on a maintenu très longtemps. On a eu une vie de parti,

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avec la cellule, avec le couscous tous les ans pour la remise des cartes, qui faisait qu’on invitait des tas de gens. Et comme c'était un couscous d’ailleurs fait par des non communistes …les gens nous connaissaient, les enfants nous connaissaient. Comme il y avait eu des trucs aussi à la piscine, que j'étais entraîneur d’athlétisme, au club, ils me voyaient au stade, voilà, donc on avait une vie… même si moi je passais toujours pour un gars un peu..(difficile ?) C'est M. (son épouse) qui facilitait les relations ». Mais ils étaient et reste des personnes-ressources dans le quartier et c’est encore souvent à eux qu’on s’adresse quand se pose un problème collectif.Pour Mme E. qui a milité dans ces associations, il s’agissait de se socialiser, de rencontrer ses voisins, de se faire des amis dans le voisinage car elle était d’origine provinciale. Mais elle insiste, comme le diront beaucoup d’interviewés parmi ceux qui sont partis et ceux qui sont restés, le quartier en lui-même n’était pas très attachant : « l’extérieur, comme ça, a priori, n’a pas tellement d’importance, en même temps, j'ai quand même investi le quartier, par le biais de l’association de quartier qu’on avait créée… Mais l’extérieur, ça va pas être les lieux, mais plutôt ce qui s’y passe, les gens, les rencontres. » Insister sur la définition de l’extérieur par ceux qui le fréquentent, c’est encore lui dénier toutes qualités et aussi toute influence. On ne le voit plus, il ne vous qualifie pas.

Les locaux d’un des anciens LCR devenus centre de quartier La fosse aux fraises.

Un seul locataire interviewé récemment a évoqué ce lieu de rencontre voulu par la mairie et il n’est pas étonnant que ce soit le plus jeune, né dans le grand ensemble et actuellement au chômage : « La fosse aux fraises ? A l’origine ils s’occupaient de la jeunesse, d’activités… ça

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continue. Pendant un moment ça a été fermé. Là, il semblerait que ça redémarre… tout doucement. Il y avait de l’alphabétisation, du soutien scolaire, des choses comme ça . Depuis j’y suis allé 2-3 fois parce qu’il y avait une réunion qui se faisait là-bas au niveau du centre de RMI où je suis inscrit […] Il y a aussi le ‘Café des Familles’, ils organisent des dîners, des choses comme ça, des réunions, qui peuvent être à thème culturel. » Ce silence sur le centre d’activité semble lié à un problème d’information, mais aussi à la dévalorisation d’un lieu au pied de chez-soi, qui ressemble peut-être trop à un lieu d’assistance sociale : « Au Café des Familles on n’y va pas.. Et on n’est pas vraiment tenu au courant de ce qui se passe, ou alors faut lire le journal de Bagnolet… » explique Mr.H.

Mais ce silence sur ce qu’étaient et ce que sont devenus les LCR n’est cependant pas spécifique à ce quartier. Une étudiante de Master 2 à l’Ecole d’architecture de Paris-La Villette vient par exemple d’achever en mai 2007 un travail, Les LCR, pour mémoire, en mettant précisément en évidence cet effacement de la mémoire3. Un constat d’effacement - et de marchandisation générale des activités qui y sont aujourd’hui proposées – dressé un peu partout où elle a enquêté, à Ivry, mais aussi surtout à Cergy et Saint-Quentin, au sein de « villes nouvelles » encore jeunes où l’histoire de ces lieux se retrouve complètement effacée alors même qu’ils avaient été régulièrement mis en avant pendant quinze ans comme les emblèmes de nouveaux modes de vie dans ces lointaines périphéries : cadres moyens désireux de « changer la vie » ou en tout cas en inventer une autre, familles jeunes avec enfants, nombreuses associations, sections du PS florissantes, etc. Rappelons juste que la circulaire qui les généralisés, ces « LCR » imposés en 1965 dans les opérations d’au moins 50 logements aidés à raison d’1 m2 par logement, stipulait qu’ils étaient censés « favoriser les échanges sans les imposer »4.

La question des espaces partagés

Nous ne reviendrons pas sur le rôle important, surtout pour les jeunes gens et pour les femmes au foyer, du centre commercial, lieu animé et vivant, quelles que soient ses qualités architecturales et son niveau de prestations, qui permet, pour les uns la rencontre des anciens camarades et pour les

3 Marine Lainé, Les Locaux Collectifs Résidentiels pour mémoire, mémoire de Master 2, ENSAPLV, séminaire « Architecture, Formation urbaine, Habitat », juin 2007, 110 p.4 Circulaires des 9 et 11 juin 1965, reprise dans Les Locaux collectifs résidentiels dans les villes nouvelles d’Ile-de-France, IAURIF, novembre 1979, p.2.

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autres la possibilité de sortir de l’enfermement de leur logement. Ces femmes multiplient donc le temps des courses, qu’elles font souvent en plusieurs fois dans la journée pour avoir plus d’occasions de sortir. Ainsi Mme H. qui a arrêté de travailler pour élever ses deux enfants est extrêmement satisfaite de la proximité des commerces et alors que d’autres se plaignent du temps perdu à Auchan à cause des très grandes dimensions du magasin et des tentations que toutes ces marchandises étalées provoquent, elle a, au contraire, une attirance particulière pour cet hypermarché : « [J’y vais] pratiquement tous les jours à Auchan…parce que c'est plus simple, c'est à côté. C'est rare que je vais au Franprix, je préfère Auchan, c'est plus grand, il y a plus de … Ça m’arrive d’y aller, mais c'est rare, et puis il y a une boulangerie, il y a le métro, il y a beaucoup de choses, on est vraiment bien placés, je trouve ». Michèle Huguet avait déjà remarqué ces pratiques dans les années 60-705 qu’elle percevait comme compensatoire à l’isolement et au manque de repères sociaux et architecturaux qui provoquent l’ennui. Et Henri Coing6, dans son étude sur le quartier Jeanne d’Arc dans le 13é arrondissement de Paris, en faisait une des caractéristiques de l’espace ouvrier, dans lequel la rue et les commerces deviennent une annexe du logement. Mr. H exprime tout au long de l’entretien sa « gratitude » vis à vis de ce centre commercial qui est pour lui, qui a connu le quartier sans, une vraie ressource qui sauve de la pauvreté relationnelle et du manque d’excitation : « Il y a eu l’ouverture du centre qui a redonné pas mal d’animation, on rencontre des gens qui sont à la fois de Paris, de Bagnolet et de Montreuil qui viennent ici.. Ça a redonné un élan, les gens se re-communiquent plus.. ». Ce centre commercial ressemble par certains aspects aux passages parisiens, lieux d’achat mais aussi et parfois surtout de déambulation, activité gratuite celle-là, qui permet de rencontrer « par hasard » ses voisins et connaissances, de rêver devant les boutiques, de draguer, de traîner longtemps à une table de café, tout cela sans avoir à se justifier. D’avoir l’impression de faire partie du monde et pour certains, de mettre à distance la sensation d’isolement.

Les espaces communs publics. « Ça se dégrade !! »

L’état des abords de l’immeuble Logirep, et des autres constituant la cité, est critiqué par tous les interviewés. Sont évoqués pêle-mêle la conception

5 Michèle Huguet, Les femmes dans les grands ensembles, en particulier le Chapitre II: Grand ensemble et pathologie mentale et le VII: Le mythe du grand ensemble et la problématique de la conscience de soi, Paris, Ed. du C.N.R.S.,19716 Henri Coing, Rénovation urbaine et changement social, Paris, Ed. Ouvrières, 1976.

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des murs de bétons entourant certains des immeubles, plus brutale que brutaliste, les aérateurs surgissant sur la dalle, l’exposition des batteries de poubelles devant une porte qui devrait être celle présentée aux visiteurs, le mauvais entretien des « espaces verts », la saleté de certains locataires et jusqu’à des questions de salubrité. Mme B. souligne la différence de traitement entre les quartiers de la ville, pour conclure que cet endroit est abandonné. Elle insiste pour nous montrer, alors que nous la rencontrons sur le boulevard Gallieni, le « ridicule rond-point fleuri qui ne ressemble à rien, avec des fleurs miteuses ». Mais surtout elle s’énerve contre ceux qui ont organisé la porte d’entrée de l’immeuble située sur le boulevard non loin du métro. Elle est traitée comme une porte secondaire et donc la façade sur le boulevard devient une façade arrière. Entourée d’une haie de poubelles, l’entrée est du plus mauvais effet. La virulence des propos de certains, qui pourtant se disent par ailleurs satisfaits de leur logement, est surprenante. Ainsi Mme J. qui tient plutôt des propos tempérés, se déchaîne dès que cette question est abordée : « On a eu les rats ici il y a pas longtemps, ils ont fait la dératisation une première fois, ils sont revenus, ils l’ont refait une deuxième fois, pour l’instant on est tranquille, on avait des gaspards comme ça, la nuit on les voyait.. ça rassurait pas les gens ! » Et les rats fréquentaient les poubelles de l’entrée… Elle dénonce les difficultés à traiter une question aussi primaire de sécurité, chaque autorité se « renvoyant la balle »« Le maire ne voulait pas prendre le truc en compte, Logirep disait c'est pas à nous… Ils ont apparemment trouvé un compromis. C'est inadmissible de trouver ça. Il y a longtemps que je suis ici et je peux vous dire qu’il y a un sacré laisser-aller du côté de la mairie. Il y a qu’à voir comment c'est nettoyé dehors, c'est pas entretenu, les espaces verts, ça fait sourire, c'est ni fait ni à faire. » Même son de cloche chez Mr. H., lui aussi plutôt satisfait de son logement et de son immeuble, et qui se montre modéré et œcuménique sur d’autres sujets : « C'est de pire en pire la gestion de la ville. Là-dessus je suis parfaitement d’accord avec tout le monde, c'est des rues qui ne sont plus entretenues au niveau du balayage, c'est le ramassage des poubelles, les espaces verts qui sont négligés, qui sont organisés n’importe comment au niveau des compositions florales.. C'est vraiment laissé.. »Il oppose cet abandon des quartiers d’habitation, pourtant si centraux, à l’intérêt des élus pour des opérations de plus grande envergure : « On nous sort des grands projets comme là pour faire un grand parc, c'est très bien mais à côté de ça.. [Ils veulent] réunir le parc Jean Moulin avec le parc de Montreuil, ne faire qu’un seul grand parc. Ils investissent pas mal là-dedans, mais à côté de ça, le balayage des rues, tout ça .. » Comme sa voisine, il signale la réapparition des rats mais aussi le manque récent de signalisation dans la ville : « C'est à peine s’il faut que je me

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promène avec un plan pour indiquer la place des commissariats, la Caisse d’Epargne, l’Office de l’Immigration, ça on me demande à chaque fois, et même l’entrée d’Eurolines, les gens qui viennent chercher des personnes, il y a plus du tout ces indications là ! ». Non seulement l’environnement n’a jamais été valorisé, car moins bien tenu que le reste de la ville, nous disent les habitants, mais de plus cet état qui était très moyen se dégrade car les espaces sont mal sinon pas entretenus. La position de ce boulevard, de ce quartier, sorte de confins qui n’ont jamais été traités de façon urbaine mais sont simplement la juxtaposition de décisions disparates d’implantation (hôtel, tours de bureaux etc…) et des restes d’une banlieue industrielle, mettent à mal le désir des habitants d’appartenir à un territoire bien défini et valorisé, donc valorisant.Si l’on entend beaucoup parler de liens de proximité et de voisinage et autres fêtes des voisins, on déménage aussi davantage. Mais si l’on se projette souvent moins longtemps à un endroit donné, la notion de quartier n’a pas pour autant disparu face à cette mobilité qui fondamentalement s’est accrue depuis trente ans.

Pourtant dans le passé, des phases de restructuration des espaces communs publics se sont succédé. Autour des années 1975, les espaces verts du bas des tours devenaient lamentables, pelés, jaunis, souillés, déserts. Le vide autour des tours et les vents tourbillonnants sur cette colline devenaient insupportables aux habitants. Le bilan a conduit la municipalité à appeler une équipe réunie autour d’André Scobeltzine, qui avait mené une réflexion sur les espaces pour enfants dans les grands ensembles, pour imaginer des espaces extérieurs plus adaptés. Le locataire travaillant chez les architectes de l’opération et membre du Comité de gestion s’en souvient : « Il y a eu un autre épisode, sur les espaces extérieurs, qui a correspondu à l’arrivée d’Aperghis, dans laquelle nous nous sommes tous un peu impliqués. Et ça devait être lié, au départ, à un réaménagement du quartier. Là, on a vu apparaître des projets, dont un kiosque à musique. Je ne sais pas s’il existe toujours, entre TH3 et TH4. Je crois qu’il a été foutu en l’air parce qu’il ne servait à rien et il fallait l’entretenir… Tout ça avait un peu relancé l’activité du comité de gestion d’ailleurs… A vrai dire, je ne sais pas ce que l’on cherchait au juste avec ce réaménagement. Un kiosque et des jeux d’enfants, ça ne changeait quand même pas du tout au tout la physionomie générale, hein… Les contraintes liées à l’urbanisme et au plan d’ensemble étaient des blocages qui doivent toujours exister ». Des espaces de jeux pour enfants petits avec murs protecteurs ont été installés et les décors de mosaïque ont parfois été l’œuvre d’enfants des écoles ou des centres aérés. Une table de ping-pong installée pour les plus grands.

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Les jeux d’enfants entre les tours HLM

« La dalle, j’y vais avec mon petit-fils, quand on passe là, lui il adore, parce que sur la dalle il y a un petit parc pour les enfants, qu’il n’il y a pas ici. En tout cas il y a l’autre truc là-bas mais qui est dégueulasse, parce qu’il y a des chiens, il y a plus de crottes que de sable. » Mr. C.

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Les jeux d’enfants entre les tours Logirep et HLM

L’insécurité dans le quartier et aux abords de l’immeuble

Le sentiment d’insécurité, perception construite ou danger réel7, se focalise sur trois points, les dealers, les voleurs, les chiens dangereux, auquel vient s’ajouter une quatrième raison de ne pas aimer traîner la nuit aux abords de l’immeuble, l’ouverture d’un café turc. Les abords et les espaces communs de l’immeuble sont, dans de nombreuses tours du grand-ensemble, perçus comme des lieux d’insécurité, envahis par des « étrangers au quartier », dont la présence est donc illégitime. La peur des dealers, des délinquants construit un sentiment d’insécurité qui ne cesse que quand la porte du logement s’est refermée. Les risques de franchissements incontrôlables de la frontière domestique sont en général vécus douloureusement, et l’habiter se résume parfois à l’art de s’accommoder avec peine des nuisances et des bruits extérieurs. Une femme de soixante ans, Mme B. l’exprime longuement : « il y a pas que [dans la rue], malheureusement, ils [ces jeunes] viennent sur les paliers, plutôt les escaliers de secours, ils se piquent, ils vendent, il y a des échanges.. Ils fument... (…) Ils sont partout. » D’après elle, ce phénomène remonte à « une quinzaine d’années » le trafic de drogue ayant été encore accru par le développement de la gare routière 7 Yvonne Bernard, Le sentiment d’insécurité

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toute proche, port d’attache des lignes d’Eurolines.La rue longeant le Centre-Sud et particulièrement le haut, « la Capsulerie » est elle-même perçue par certains comme le territoire de jeunes dangereux qui interdisent qu’on s’aventure plus haut que la porte de l’immeuble la nuit. Mais ce sentiment d’insécurité très fortement ressenti par les uns n’est pas partagé par d’autres qui comparent, eux, avec d’autres banlieues perçues comme plus agitées et qui n’ont pas peur de l’étranger puisqu’ils sont eux-mêmes d’origine étrangère - et qu’ils font partie des groupes ségrégés. Mais bien sûr ils n’excusent pas les voyous. Même dans la tour Logirep bien tenue et calme, il arrive de rencontrer des dealers dans les escaliers : « Maintenant ceux qui viennent de l’extérieur. Moi j'ai l’habitude de descendre par les escaliers.. je sais qu’il y a des gens qui ont peur. Donc je croise pas mal de gens, moi j'ai pas eu de problèmes. Après, je relativise. Je sais que il y en a qui partent tout de suite dans la psychose.. Il y en a qui se sentent plus à leur place là, qui attendent de partir, souhaitent partir.. qui ne se sont jamais sentis à leur place et qui sont là pourtant ». Mr H est jeune et se sent moins en insécurité devant des jeunes gens dont certains ressemblent à ses camarades de classe, ce qui n’est pas le cas pour nombre de « gaulois ».Le café turc, « un Kébab » comme ils disent, est un véritable abcès de fixation pour des représentantes de ces derniers et Mme J. va développer longuement son dépit de voir s’installer à deux pas de l’entrée de l’immeuble, dans un petit retrait formant une placette, un café/restaurant qui attire une population qui la dérange et lui fait peur, sans compter les animaux nuisibles « Et il y a ce truc qu’ils ont ouvert, le kebab, on a plein de jeunes qui sont là, et eux ils ferment des fois très tard, à 2h du matin […] Je dis pas que c'est forcément malsain, en tous les cas c'est pas propre ce qu’ils nous font avec leurs poubelles, ils fichent ça comme ça, c'est dégueulasse, c'est encore un coup à nous ramener les rats. »Mesurant elle-même sa véhémence elle modère le propos « Ceci dit, ça fait un an qu’ils sont ouverts, on peut pas dire qu’il y ait eu de bagarres ou de gros problèmes, mais les flics on les voit jamais quoiqu’il en soit […] C'est sympa pour les jeunes, puisqu’il y avait rien à Bagnolet ».Nous lui faisons remarquer que « s’il y a de la lumière jusqu’à 2 h du matin, c'est plutôt sécurisant ». Elle élude. Cette population, jeune et émigrée, les « bandes de là-haut », vieux fantasme bagnoletais8, la met justement en insécurité, elle et ses voisins au nom desquels elle parle : « Mais c'est aussi une certaine faune, ça rassure pas forcément les gens. Je peux vous le dire, certains m’en ont parlé, ça les met mal à l’aise, parce que... Ils savent qu’au-dessus, sur le plateau, il y a des rixes là-haut, avec les bandes, entre ceux qui sont sur les limites de Bagnolet et de Montreuil, ça deale aussi, c'est ça qu’il faut savoir. Donc ça peut descendre de là-haut, certains arrivent ici, on sait pas, forcément ce qu’ils font ces jeunes. Je veux pas jeter forcément la pierre en disant cela que c'est.. tout est à jeter, il y a sûrement des jeunes qui sont sans problème, mais les gens se sentent moins rassurés.

8 C’est toujours les populations des grands ensembles « des hauteurs », « de la colline » que la vox populi bagnoletaise accuse des divers méfaits dont elle a connaissance.

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Par ailleurs ce café apparaît comme une place conquise par les ennemis, « que des jeunes, des blacks et des maghrébins, des choses comme ça », il symbolise l’envahissement : « Ils ont monopolisé l’espace de la petite place. Il y avait des bancs, ils ont mis toutes leurs chaises avec leurs tables, je sais même pas s’ils ont l’autorisation de la mairie, en tous les cas ils monopolisent tout ça […] C'est ça qui rassure peut-être pas les gens, ce type de jeunes, qu’on avait pas avant. »Mr. H jeune homme d’origine en partie maghrébine, très sociable, apprécie ce café et se réjouit de l’animation qu’il apporte à deux pas de l’immeuble.Ce café peut aussi passer inaperçu. Ainsi Mr C. nous affirme qu’ « ici, on n’arrive pas à animer. On change de propriétaires tous les deux ans, le café [...] Il n’y en a qu’un, celui qui est en face de l’école Robespierre. C'est le seul café du coin maintenant. Tous les autres ont fermé ». Il est très étonné d’apprendre l’ouverture de celui-ci qu’il n’a pas vu et pourtant : « J’y suis passé ce matin sur la placette ». Et il s’explique « Non, et puis ce coin-là me plait pas du tout ».

Autre source d’insécurité, que Mr C. relate comme un phénomène de société qui s’est développé ici à grande échelle et qui caractérise la fin des années 80, celui des chiens tueurs associé à l’existence de bandes de délinquants. Ils instauraient en se promenant de façon provocatrice avec leurs chiens et en hantant les parkings, déjà source d’insécurité sans leur présence, une sorte de terreur qui leur donnait du pouvoir sur leurs entourage, voisins et autres bandes et de ce fait les protégeaient, les rendaient intouchables. Mr. C . était au premier plan pour observer ce qui se passait puisque sa tour, la TH7, abritait nombre de ces délinquants et que la vie semblait scandée par les sorties de ces chiens-tueurs : « Vers 84/85 c'est-à-dire a commencé à s’installer un peu, beaucoup même, d’incivilités. Bizarrement ça a commencé par les chiens. Ça devenait l’horreur, on pouvait plus sortir du garage, tu savais pas quel était le chien loup qui allait être derrière la porte. Les gens avaient peur de rentrer, parce qu’en plus il y avait des chiens tueurs. Donc les propriétaires de chiens s’étaient organisés des horaires de telle heure à telle heure […] parce que s’il y avait un autre chien, ils se bouffaient entre eux ».La situation s’est améliorée, bien après les protestations des autres locataires quand les propriétaires de chiens « ont commencé à comprendre qu’ils étaient débordés par leurs chiens ». Les chiens-tueurs sont moins présents aujourd’hui, dans ce quartier comme ailleurs, grâce à des lois et une surveillance accrue des forces de police. Seule trace de ce phénomène, un éleveur de chiens en appartement, qui avait accepté un rendez-vous avec nous l’a annulé quand

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il a compris qu’il devait se passer chez lui.Mr C date de cet épisode la dégradation des relations dans l’immeuble et de l’état des espaces communs « Les chiens ont amené la pisse partout, des engueulades avec les mômes, les mômes qui devenaient grossiers avec les gens […] D’ailleurs il y a eu des réunions, avec le commissaire de police, avec le maire. Ce moment-là était pénible, mais on était face à des petits voyous. Et puis après s'est installée la drogue et c'est une autre échelle ! ».S’en est suivi un calme établi par les dealers qui font eux-mêmes la police comme l’on remarqué les analystes de ce phénomène dans les cités.

Mais ce sentiment d’insécurité longuement exprimé (notons qu’il n’est même pas évoqué par trois des personnes rencontrées, nous y reviendrons) est fondé sur une réalité que plusieurs habitants et le maire de Bagnolet ont également évoquée, celle d’être envahi par des délinquants étrangers au quartier. Ainsi des sacs volés sont abandonnés dans la cage d’escalier d’une des tours, utilisée comme refuge contre la police par les voleurs à la tire. Le Maire de la ville l’interprète : « A travers le trafic de drogue ou la délinquance liée au vol dans le métro, cela donne le sentiment que les gens viennent se servir du quartier pour se cacher, se masquer... Des jeunes [du quartier ou pas], organisent le racket systématique des gens qui passent, notamment les jeunes femmes japonaises de 18-30 ans, qui se baladent avec du liquide - il n’y a pas de carte de crédit... C’est une organisation construite pour chaparder les choses… En gros il y a une mafia qui s’est emparée du quartier. » Oui, mais remarquent aussi des habitants, les jeunes du quartier y ont été entraînés, associés : « Il y a des jeunes, je les ai jamais vus travailler. Ils travaillaient mais… d’une façon particulière, parce que quand on les voit rouler dans certaines voitures, on se dit c'est bizarre quand même, enfin ça n’a rien de bizarre encore aujourd’hui parce que c'est toujours les mêmes, ils ont grandi, ils ont pris la succession des frères… Je les ai connus gamins en plus, parce que je traversais tout le temps le parc, ils avaient l’habitude de me voir » (Mme J.)Cette dernière, qui ne veut pas céder à ce sentiment d’insécurité mais en parle beaucoup, évoque par ailleurs la condition féminine face à cette question : « Vous savez, on n’est jamais en sécurité. Une femme seule quand elle rentre le soir, si elle n’est pas accompagnée, même si vous avez votre parking à côté pour ranger la voiture, vous ne rangez pas la voiture juste en bas de l’immeuble forcement, donc.. Non, on peut pas dire qu’on se sente forcément pleinement en sécurité, mais faut quand même être vigilante, quand vous rentrez seule à une certaine heure.. » En fait Mme J. banalise la situation car selon elle toute femme seule dans une grande ville le soir est potentiellement en danger, pas plus à Bagnolet

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qu’ailleurs semble-t-elle vouloir dire.

Par ailleurs Mr H. défend l’idée que, dans cet ensemble, l’insécurité commence avec le rapport avec les bailleurs. Il raconte qu’une fuite d’eau ayant eu lieu dans l’immeuble pendant un week-end, aucune assistance n’a été donnée aux locataires qui ont dû se débrouiller seuls et prendre des mesures au sein de leur Amicale : « On a juste un numéro à appeler, et encore maintenant on a eu la preuve que si on appelle ce numéro, c'est pas sûr qu’on ait une assistance. C'est pareil au niveau sécurité, on nous a mis des digicodes et compagnie, n’importe qui peut rentrer. » Mr.H.

Halls, ascenseurs, paliers. Civilité et friction

En 1976, lors de notre première enquête, les habitants avaient peur d’être stigmatisés, aujourd’hui ils savent qu’ils le sont ou qu’ils peuvent l’être… Et entre-temps, les halls et les ascenseurs sont devenus les lieux de frottements de populations qui évoluent différemment, entre ceux qui partagent les mêmes valeurs quotidiennes, liées en grande partie au monde du travail, attentifs à la civilité dans les espaces communs des immeubles qu’ils habitent, et d’autres souvent au chômage et sensibles aux idéologies de tous bords, pas toujours habitants des tours. Certains locataires, excédés, partis pourtant parfois d’idéaux égalitaires, vont finir par adopter des idées nationalistes et xénophobes ou racistes. On joue de la porte d’entrée comme d’un outil de différenciation sociale pour reconnaître le semblable et dénoncer l’altérité. La similitude apparente des conditions de logement renforce même parfois les mécanismes de différenciation.

D’autres déménagent, comme Mr. K, qui pourtant appréciait son appartement mais avait dans les années 1980 un garçon de 15 ans à protéger : « On a déménagé d’abord à cause des problèmes du quartier qui commençait à… à plus être très sympa. D’abord des problèmes de propreté, et puis je crois que c’est à ce moment-là qu’est apparu un peu sur Centre-Sud… bon, en relativisant, parce que…, la drogue[…] Moi, mon gamin, il me racontait ce qu’il voulait. Mais 2-3 fois, je l’ai pas vu revenir le soir et je me suis inquiété un peu plus que d’habitude. En enquêtant un peu, tu t’aperçois de trucs qui vont dégénérer très vite si t’arrêtes pas. Il me le dit d’ailleurs. Ça n’avait certainement pas la forme du commerce que l’on voit actuellement, cette espèce d’organisation de la vente, cette deuxième économie, comme on dit aujourd’hui. Pas cette forme-là, plutôt de la combine entre eux [voisins] qui se vendaient des machins». Et cela se passait autant dans les logements, quand les parents étaient absents, que dans les halls et les paliers.

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Mme B. décrit encore aujourd’hui les espaces intermédiaires de son immeuble comme envahis de jeunes dealers inconnus qui vendent et fument : « Qui les fait rentrer ? On ne sait pas. Est-ce qu’il y a des passes ? Pourtant on les avait changés. Il y a des jeunes qui vivent ici qui leur ouvrent. C'est relativement facile de rentrer quand on est un peu malin. Ou alors ils « interphonent » : ‘Je me suis trompé, vous pouvez m’ouvrir !’». Les portes, les codes ne protègent plus du danger bien concret pour Mme B. qui se sent assiégée ne rêve plus que de son départ, elle qui s’est toujours vécue dans cet endroit « en transit ». Et pourtant cette tour est perçue comme calme ce qui n’est pas le cas de la TH7 dont le hall a été la scène de plusieurs scénari qui se sont succédé, des africains dealers et « rigolards », peu agressifs car « ils étaient tous à moitié drogués, ils faisaient moins peur, ils étaient tous endormis » selon Mr. C, remplacés par d’autres liés à un trafic de drogue plus dure : « La drogue est arrivée en 98, jusqu’à l’année dernière où ils ont arrêté tout ce trafic. Ils (les policiers) ont découvert dans un logement à côté des armes et des kilos d’héroïne, la totale ! Les mecs sont en taule encore. Des petits jeunes qu’on a connus, qui étaient d’ailleurs les enfants du chef des islamistes du coin […] qui recrute, qui fait du prosélytisme sur l’islam ». Celui-ci s’inquiète alors plus de la posture de « gaulois » : « et là ça tournait Front National côté locataires. C'était vraiment haineux vis-à-vis des jeunes, haineux vis-à-vis des maghrébins, c'était les beaux moments de Le Pen, et ça se sentait ici ». Nous nous sommes demandé pourquoi l’une des tours, la TH7 avait été plus que d’autres le théâtre de ces trafics. D’après Marc Hatzfeld, le commerce des drogues dures n’est pas assuré par les habitants eux-mêmes mais ils sont protégées et « travaillent pour le compte de filières dont les activités sont centrées ailleurs, par certaines familles vivant en cités, dans celles des cités qui présentent des qualités topographiques requises pour la revente. Ces qualités sont la présence de parkings, la possibilité de planter des guetteurs et l’existence d’issues de secours ».9

C’est le cas de la TH7, placée le plus haut sur la colline facilitant la surveillance et le guet par les plus jeunes et connue pour être le lieu de tous les trafics et de dépôt des sacs volés dans le quartier. La porte arrière du hall a été fermée pour empêcher la fuite des délinquants, qui avaient beau jeu de courir vers le haut du grand ensemble puis de se cacher dans le parc. Ce qui explique les « nouveaux aménagements » : « Alors le hall, faut dire qu’ils l’ont raccourci, ils ont fermé la porte, il est moins grand qu’il n’était. Et avant, tout le monde venait toujours là parce qu’ils voyaient loin, ils disaient qu’ils voyaient les flics venir… Avant ils pouvaient rester à 15 dans le hall, et du coup ils faisaient chier, mais

9 Op.cit. p.44

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maintenant à 15, il y a plus de place pour rentrer dans le hall ! » (Mr. C)

Depuis cette période de grand trouble qui semble apaisée aujourd’hui, les ascenseurs semblent être devenus un des lieux privilégiés d’expression du rejet ou de la haine et des tentatives d’enrôlement de la part d’une autre population qui dit « des bêtises, des paroles racistes, mais pas des insultes devant les gens, c'était entre blancs, quand on était dans l’ascenseur, c'était très déplaisant […] tu résistes un peu, ils comprennent que tu vas pas les suivre là-dessus, et puis ‘bonne soirée’».

Les incivilités dans les espaces intermédiaires

Mr. K a habité la tour Logirep avant l’arrivée de la « nouvelle concierge » et « la saleté dans l’immeuble, la saleté dans l’ascenseur, ça devenait effectivement pesant ». Ainsi l’entretien de cet immeuble a laissé à désirer jusqu’à l’arrivée de la concierge qui est prête à partir aujourd’hui Mme B. comprend la gardienne : « Plus ça va, plus elle baisse les bras,.. De trouver des pipis, des cacas… C'est elle qui fait le ménage. Elle dit qu’elle est écoeurée de voir le comportement des gens qui sont un peu agressifs, ils vont la trouver comme si c'était de sa faute ». L’état des paliers est donc une autre source de friction.Leur dégradation est signalée même par un locataire très modéré dans ses propos comme Mr.H, qui rappelle que pour bien vivre ensemble, il faut s’acquitter de certaines tâches domestiques sur lequel existait encore, il y a une dizaine d’années, un consensus : « Oui et puis l’entretien c'était nickel. Que ce soit de la part de la gardienne, de Logirep et même des gens, les gens nettoyaient eux-mêmes, et c'est vrai que c'est quelque chose qu’on a perdu. »

L’état de la cage d’escalier, souvent sale et malodorante (pisse de chiens, sacs-poubelles abandonnés dans les coins, ordures sur les marches d’escaliers et les paliers, derrière les portes coupe-feu) est un autre des indices qui provoque l’impression de coupure entre le chez-soi et l’espace intermédiaire. Les logements sont en effet, le plus souvent bien, sinon très bien, rangés et propres, et l’impression que dès la porte, le reste est abandonné, quelle que soit l’attention de la concierge, qui se dit dépassée, navre les interviewés.

Faire pisser son chien dans l’ascenseur semble aussi, bien sûr, être une pratique banale dans certaines tours. Accident, provocation ou vengeance ? Pour reprendre les observations de David Lepoutre, « l’état parfois déplorable des parties communes n’est pas le seul fait des personnes désespérées, épuisées, « fatiguées par la vie », Rmistes ou

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chômeurs en fin de droits, mais aussi de gens qui ont simplement cessé de se sentir concernés par l’hygiène des lieux qui leur sont socialement imposés ». Lui aussi remarque que, « cela ne les empêche nullement, à l’évidence, de tenir par ailleurs leur espace privé dans un état de propreté impeccable »10.La présence d’un grand nombre de propriétaires de chien entraîne suspicion, rumeurs et accusations. Dans l’ensemble, « une mauvaise ambiance ». Madame J. raconte les petits conflits quotidiens de cohabitation sur l’état de l’ascenseur : « J'ai eu des problèmes avec certains voisins, ils m’ont fait des pétitions, ils ont appelé le service de l’hygiène, à cause de mes chiens [...] Alors que beaucoup pissaient dans les ascenseurs, c'était pas les bêtes ! Quand vous voyez l’urine à cette hauteur-là ! C'était lamentable. Je ne dis pas que c'est pas arrivé mais j'ai toujours eu le respect de la collectivité, j'ai toujours nettoyé. Là-dessus j'ai la conscience tranquille.».Son voisin Mr. H. montre comment les tensions entre voisins augmentent quand personne ne se sent responsable et que les conceptions de la propreté sont différentes : « On devrait nettoyer nos portes tous les mois. La semaine dernière, à notre étage, chez ma voisine, quelqu’un est passé avec un chien, qui a fait pipi sur le palier, personne n’a essuyé. Moi je n’ai pas essuyé non plus parce que ça fait déjà deux-trois fois […] Moi quand c'est mon chien, systématiquement je vais nettoyer ou même quand c'est un sac-poubelle qui crève ou qui coule un peu, je vais nettoyer automatiquement. C'est un respect vis-à-vis des autres, c'est un automatisme, les gens ne l’ont pas. Moi maintenant, à part nettoyer devant mon pas de porte de temps en temps, je vais pas aller faire tout le palier. […] Pourtant je suis un grand maniaque… Mais j’en ai marre de nettoyer pour les autres. Que d’autres gens réagissent, parce que c'est vrai qu’il n’y a qu’un petit groupe de gens qui va réagir, qui va se plaindre, et les autres qui vont rien dire, ou alors qui vont réagir sur le coup et puis par derrière, après. »Par ailleurs ces petits troubles quotidiens peuvent aller jusqu’à permettre des petites vengeances personnelles. L’incivilité des uns provoque celle des autres, la lassitude augmente et la suspicion empoisonne les relations : « Le cas de l’incivilité de l’autre fois, j'ai même pas cherché à savoir qui c'était, il y a plus ou moins des sous-entendus, on essaie de me mettre ça sur le dos, comme j'ai dit ‘je nettoie pas, c'est pas mon chien’. […] là j'ai dit stop. Ça restera sale. » (Mr. H)

10 C’est ce qu’écrit David Lepoutre à propos des Quatre mille à La Courneuve et qui illustre parfaitement la situation du Centre Sud, op. cit., p. 41.

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Escalier de la tour TH7, les journaux servent à éponger « la pisse »

La mise en cause de la politique de peuplement

Autre source de mécontentement des « installés depuis longtemps », et des « gaulois », l’attribution des logements, par Logirep et l’Opac, qui change l’équilibre des populations dans le Centre Sud. Mme J. pourtant bien installée dans son duplex coquet, tente de nous faire comprendre son point de vue ; « Je dis pas que tout était parfait avant, mais il est arrivé en quelques années des gens qu’on trouvait dans les banlieues reculées, sans vouloir faire du racisme, la vie de l’immeuble a changé totalement parce que, je sais pas si ça fait partie de leur culture, en tous les cas elle correspond pas à la bonne marche de l’immeuble qu’on pouvait avoir […] Oui, [une conception de] la collectivité, il y a une part individualisme et de je m’en foutisme aujourd’hui. Faut voir les containers à poubelles. On a le tri sélectif, beaucoup de gens ne veulent pas s’y mettre. Ils vous mettent même pas ça dans les containers, ils fichent ça par terre » (Mme J.).Marc Hatzfeld évoquant la demande « informulée mais sous-jacente » vis

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à vis des nouveaux arrivants dans les cités, de se comporter d’emblée selon la norme construite par les anciens, évoque une attitude que nous avons rencontrée chez Madame B., la nécessité qui lui apparaît toute naturelle de se plier : « aux manières de faire et de voir des maîtres du lieu, les « déjà installés », les faiseurs de saisons »11. Comme Mme F. s’offusque du fait que ses voisins (des africains en général), ne se plient pas aux règles de la vie de voisinage qui lui apparaissent si naturelles.

Elle rappelle en riant qu’on les appelle les Gaulois12, elle qui est originaire du Sud Ouest et va y retourner dès que son mari sera à la retraite, et elle assume un certain rejet de ce mélange de population trop important désormais, alors qu’elle avait fini par accepter les maghrébins. Et ce rejet s’enracine dans les façons d’utiliser les espaces intermédiaires et les abords de l’immeuble. Mais c’est peut-être une façon de présenter ce que devraient être les caractéristiques de la société française. Elle estime que ses voisins partis à cause du sur-loyer ont été remplacés par des « cas sociaux » : « Jusqu’à présent on avait été épargnés, tout ce qui concerne turcs, noirs, c'est malheureux de parler comme ça, mais on finit par devenir raciste, et maintenant on est obligé de prendre… Et pourtant, il y en a qui sont corrects, qui se tiennent tranquilles, mais le problème ce sont les gens qui vivent avec des grandes familles et qui prennent énormément les cousins, les cousines les amis tout ça et .. ça peut-être gênant […] En face nous avons des Maliens, qui ma foi sont sympathiques, mais c'est vrai que c'est sans cesse les allées et venues, les valises, ce sont des gens certainement de passage, des parents…Et puis en parlant des maliens, bon, je pense à leur nourriture, c'est vrai que des fois sur le palier, ça sent leurs épices ! C'est dommage parce que ça pourrait être un enrichissement de plusieurs cultures, mais je pense que chacun reste sur ses positions. »Le risque de promouvoir le communautarisme est clairement sous-jacent à sa position, qui rappelle le mot malheureux de Jacques Chirac et la réplique qu’est la chanson de Zebda « Le bruit et l’odeur », soulignant que les grands ensembles ont été construits par les émigrés.

Mme J. qui a des relations de longue date avec ses voisins Maghrébins, se fera la porte–parole des « anciens » à propos des africains « incapables de s’intégrer » : « Si vous interrogez les anciens ici, ils vous diront comme moi, qu’ils préféraient les gens qui habitaient là avant, plutôt que ceux qui

11 Marc Hatzfeld, La culture des cités. Une énergie positive, Autrement, 2006, p. 6 .12 « Ces Gaulois sont les derniers vestiges d’une tradition structurée autour des modes culturels élaborés : modes gastronomiques, relationnels, familiaux, professionnels, vestimentaires et langagiers. » Marc Hatzfeld, ajoute à cette définition, après Fernand Braudel dans L’Identité de la France (Paris Arthaud, 1986), l’appartenance à une province, op. cit. p. 12.

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arrivent maintenant, parce que je vous dis, c'est une question de culture et d’intégration. Parce que les gens s’intègrent pas forcément, les Africains, vous les voyez, c'est un peu particulier, c'est des gens qui sont bien entre eux, vous voyez plein de blacks qui arrivent, il ne s’agit pas de faire du racisme, mais ces gens là, vous les trouviez en grande banlieue, ils sont arrivés là, ça gêne certains parce qu’ils ne s’intègrent pas.. Un certain nombre ne vous connaissent pas, ils passent à côté de vous... Les anciens, ça les gêne peut-être un peu ... Maintenant ça n’engage que moi, je ne veux pas jeter la pierre forcément à tous ces gens-là. En tous les cas, je ne pense pas que c'est avec ces gens-là qu’ils vont nouer une relation. » Cette longue déclaration tranche avec l’attitude de locataires rencontrés dans le hall ou l’ascenseur, qui nous ont tenu le même discours mais en termes plus concis et parfois allusifs, en expliquant que cela les pousse à partir. Ils ont finalement refusé d’être interviewés, souvent de peur de devoir exprimer tout haut cette opinion.

Cette situation conduira-t-elle Mme J. à partir ? : « Non, je ne vois pas pourquoi, quand même. Je ne suis pas quelqu'un qui a envie de vomir en voyant ces gens-là, tout de même ! Je vote pas Le Pen ! ». Son affirmation se comprend mieux quand on sait que de nombreux employés de la RATP, ses collègues dans l’immeuble, se sont mobilisés pour lui dans ce quartier et selon le maire, depuis plus de dix ans.

Mais les comportements inciviles sont-ils récents et tous le fait des nouveaux arrivants ? Mme J. concède que dès son arrivée en 1982, des actes d’incivilité étaient patents : « je ne peux pas dire que j'ai eu une impression géniale, parce que déjà à l’époque il y avait des gens qui balançaient les poubelles par les fenêtres, sur le trottoir… Mais je pense que ça n’a pas été en s’améliorant, ça a été de pire en pire, ils faisaient des efforts pour tenir toujours... »Et elle admet dans le même mouvement que ce sont des petits ennuis : « Par rapport à certaines banlieues, c'est calme… ».Elle y reviendra ensuite, vers la fin de l’entretien à propos de la courtoisie dans l’immeuble : « Mais ceci dit, c'est pas pour ça que je rejette les gens qui sont là, c'est vrai que je suis un peu navrée par la tournure qu’on pris les choses, parce que les gens qui sont arrivés là de tous horizons, maintenant on trouve des africains qu’on avait pas, cependant je dis pas qu’ils soient tous négatifs, il y en a certainement des biens, mais j’en connais un certain nombre qui vous disent pas bonjour, qui ne vous saluent pas, il y en a, c'est du je-m’en-foutisme, pour les poubelles. Il y en a, je comprend pas, c'est pas dans ma culture, ça m’irrite un petit peu quand même … Ça, on l’avait pas avant, c'est depuis que tous … qu’on a des gens qu’on parquait dans les grandes banlieues, dans ces grands

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immeubles. »

La sociabilité dans l’immeuble

Trois des interviewés habitants de la première heure décrivent des relations de voisinage qui dépassent largement la simple courtoisie pour devenir une réelle relation d’amitié. Cette proximité est-elle due aux actions militantes communes, à l’âge, à l’idéologie, aux modes de vie comparables? Ces locataires avaient comme caractéristique d’être membres de la classe moyenne ou en train d’y accéder, alors que la majorité de la population venait d’un milieu plus populaire, voire ouvrier et y appartenaient encore. Ces habitants représentaient, dans cette population, les éléments qui permettaient la mixité sociale. Leur attraction réciproque n’est donc pas étonnante. Mme E, partie depuis plus de vingt ans se souvient d’un de ses voisins avec qui elle avait noué des relations d’amitié grâce aux activités de quartier : « J'ai fait de la gym avec lui, il a mis en place les cours de gym en bas, et comme il partait du principe que tout le monde était capable de…, quand il n’était pas disponible, c'est moi qui assurais le cours de gym ! Alors c'est pareil, c'est surtout avec lui que j'ai échangé. Je me souviens que j'ai été chez lui en tout cas, et qu’il m’avait passé.. une nouvelle qu’il avait écrite, qu’il aurait aimé publier […] Je ne lie pas facilement connaissance, par contre quand je crée des liens avec les gens, c'est souvent assez fort, il y a pas de milieu. Il y a les gens à qui je dis « bonjour, vous allez bien » et point, que je croise dans l’ascenseur, et c'est encore comme ça là où j’habite aujourd’hui, et après il y a les gens avec qui, du coup ça va être, si pas des grands amis, quand même quelque chose d’important.. »Et ces voisins s’invitaient aux fêtes et soirées qu’ils organisaient. Le degré des relations ne pouvait être qualifié d’intimité mais c’était plutôt une sympathie réciproque liée à l’histoire commune à une série d’expérience sur le temps long. C’est aussi ce que souligne une habitante d’aujourd’hui : « Dans l’ensemble, je suis très bien vue, et avec les femmes il n’y a aucun problème, j'ai de très bons rapports avec la plupart, c'est vrai qu’avec le fil du temps, on noue, je dis pas une amitié, mais une relation de voisinage un peu plus intime. » (Mme J.)

Mme F. remarque aussi que le temps joue un rôle dans les rapports de voisinage : « On parle par exemple sur le palier, mais c'est vrai que ça va pas plus loin, parce que ça fait un an que je suis là aussi, ça fait pas trop… C'est vrai que quand ça fait 30 ans, qu’on connaît les personnes, je pense que c'est différent. ». Elle pense peut-être à l’expérience de sa mère. Pour l’instant elle ne parle à ses voisins que quand elle les rencontre par hasard

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sur le palier, le hall, l’ascenseur ou devant l’école, ce qui est le régime le plus courant des rapports de voisinage.

Il faut parfois une raison qui dépasse le simple fait d’habiter la même tour pour que l’étincelle de l’intérêt pour le voisin se déclenche :« Je sympathisais déjà avec les gens qui avaient des chiens au départ mais beaucoup n’ont pas repris de chiens après le décès du leur, donc maintenant ce n'est plus un rapport avec les gens qui ont des chiens, mais un rapport avec certaines personnes que je connais depuis longtemps. » (Mme J.)Un autre point la lie à d’autres voisins, leur appartenance actuelle ou passée à la RATP, une culture d’entreprise commune, le sentiment d’appartenir au même monde, qui fait qu’elle peut aller accueillir avec confiance une nouvelle arrivante, même si elle occupe un poste beaucoup plus élevé que n’était le sien.

La sociabilité de palierLe palier est rarement abordé du point de vue matériel ou spatial. Rien n’est dit de sa configuration. On ne l’évoque que métaphoriquement à propos des relations de voisinage qui existent d’abord avec ses voisins de palier. Une relation très forte s’est établie entre Mr. C. et ses voisins qui implique des menus cadeaux (« ça c'est exceptionnel, mais avec les voisins de palier, il y en a plus »), des invitations aux évènements familiaux et éventuellement religieux et l’âge et l’origine ne sont pas du tout des obstacles : « Une petite voisine, qu’on a connue tout bébé est venu nous offrir un melon. Et puis voilà, on lui a donné des fringues, de temps en temps il y a des gestes comme ça. Elle nous offre des gâteaux, les voisins nous offrent des gâteaux, puisque c'est des tunisiens, donc on participe toujours un peu au Ramadan, aux mariages… » . Mme D. veuve de 80 ans qui vit seule aujourd’hui se réjouit d’avoir de : « bons voisins, de droite et de gauche»: a vu s’organiser une solidarité remarquable de ses voisins de palier des circonstances difficiles. « Puis les gens ne sont pas désagréables, parce qu’on a été privés des 2 ascenseurs pendant 8 jours, parce qu’il y avait une fuite d’eau. Alors descendre 16 étages, je ne pouvais pas. Alors les gens du 17ème se sont organisés pour m’apporter le pain, ou de la viande... Il y a longtemps qu’ils habitaient là évidemment. Autrement c'est « bonjour bonsoir », c'est tout. ».

Habiter le même palier semble donc très important pour que se nouent des rapports de convivialité et parfois de connivence, comme si la fréquence de l’exposition des uns aux autres permettait plus facilement de s’apprivoiser et entraînait un processus de familiarisation, voire d’intimité, de destin commun. Mme J. semble y avoir des relations très

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privilégiées, certaines de très longue date tant avec les parents qu’avec les enfants « Je peux dire que sur mon palier au moins j'ai un avantage […] On a toujours eu un bon voisinage ici, pas de gens qui... où il y avait des problèmes, pas de cris ici, on a pas mal des retraités quand même […] Sur ce palier-là par exemple, au 11e, là le monsieur, sa femme travaille encore mais elle va sûrement arrêter bientôt, son mari était RATP aussi, il est en retraite depuis plusieurs années, bon pas de problèmes, à côté pareil, la mamie qui est là.. charmante comme tout. Les deux appartements qui entourent l’ascenseur, j'ai de bonnes relations avec eux. Le jeune qui a l’appartement en face de moi, le même de l’autre côté, c'est un garçon sans histoires, je crois qu’il a dû se mettre en ménage car je le vois avec une jeune femme depuis quelque temps. Et puis il y a une femme qui habite le même appartement que mon voisin de l’autre côté, qui est très bien, elle est RATP aussi, au comité d’entreprise, elle est charmante comme tout. Il y a aucun problème, les gens qu’étaient là avant elle, c'est pareil, c'était un jeune couple. Je peux dire qu’ici j'ai vraiment la chance de pas avoir de problème de voisinage. »

Mr. H, jeune homme né dans l’immeuble regrette une période où les relations de voisinages en particulier sur le même palier, étaient plus intenses qu’aujourd’hui : « En 80, c'était très « famille », très « petit village », tout le monde sur les paliers se disait bonjour, prêt à se rendre service, passer boire un verre chez l’un chez l’autre, c'était une ambiance communicative. » Il regrette aussi la liberté de parole de l’époque : « Il y avait des échanges, les gens parlaient exprimaient leurs idées ». Nous avons en effet remarqué la peur de parler et la méfiance entre certains voisins traités comme des inconnus mais aussi celle envers les enquêteurs.

A plusieurs reprises la sociabilité décrite dépasse les générations. Des locataires âgés deviennent proches des enfants qu’ils ont vu grandir. N’allant pas chez la plupart de ses voisins, qu’elle préfère recevoir chez elle, Mme.J. fait une exception pour ceux qu’elle a connus enfants: « Si, il y en a… qui ont grandi maintenant, j'ai une amie qui est au premier, c'est son père qui habitait l’appartement, elle a 36 ans aujourd’hui, mais je l’ai connue elle en avait peut-être 16, et c'est vrai que je parle avec elle, l’autre fois j'étais chez elle, je lui ai dit :« va falloir que tu viennes à la maison »… J'ai quand même certaines… j'ai des relations un peu plus intimes ».

La gradation des relations est précise et suit la privatisation graduelle des espaces. Ainsi Mme J. parle-t-elle à certains de ses voisins devant l’entrée, ou dans le hall ou sur le pas de sa porte : « autrement je discute assez facilement avec les gens, je ne suis pas quelqu'un qui ..Souvent

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dehors, ou le hall, mais c'est pas évidemment des amis, je peux pas les considérer forcément comme des amis, mais comme une relation amicale avec ses limites, c'est pas les amis que je vois au dehors non plus, c'est pas des gens avec qui je vais faire des sorties, avec qui je vais aller m’éclater ».

Les limites des relations de voisinage Elles se situent le plus souvent au cours de rencontres inopinées dans les espaces intermédiaires de l’immeuble. Très populaire et impliqué dans la vie de l’immeuble et multipliant les rapports avec ses voisins Mr. C. souligne pourtant qu’il ne faut pas trop attendre de ces relations « De la solidarité ? Je dirais pas ça non, parce qu’il y a quand même un peu d’indifférence. ». Mme D. qui a plus de 80 ans et habite ici depuis le début regrette ses voisins partis et donne peut-être une des clé qui explique que l’attachement aux voisins doit avoir des limites car ils peuvent partir « […] les voisins évidemment, ça va ça vient, à part à coté, il y a un monsieur qui est là depuis très longtemps, même avant moi. Mais tout le reste, ça a changé. Oui, avec lui c’est « bonjour bonsoir », un petit mot par-ci par-là.. Chacun a sa vie personnelle, moi je suis toute seule, on discute un petit peu, mais enfin. C'est pas le même genre (ceux qui sont arrivés récemment), ils tiennent pas de conversation, « bonjour bonsoir », c'est tout.»

Peut-être faut-il être prudent dans une telle proximité spatiale qui permet si on le souhaite de comprendre des autres plus qu’ils ne veulent en montrer et le village, dont on peut avoir une vision idyllique comme Mr H, a aussi ses revers, celui de la surveillance, des rumeurs et des jugements. Mme E qui avait tendance à nouer des relations d’amitiés avec certains de ses voisins, a fini par le regretter quand sa voisine s’est retournée contre elle, au moment de son divorce et elle explique les raisons pour lesquelles elle a déménagé en 1982 : « Je me souviens que ça m’était très pénible de croiser les gens, hormis les amis, ça me dérangeait pas, ils étaient au courant de la situation, mais les autres gens de l’immeuble que je connaissais comme ça, à leur dire bonjour et c'est tout, je supportais pas ce que j’imaginais qu’ils pouvaient penser. Donc je pense que ça a été moteur dans mon envie de m’en aller. Et notamment [mes voisins de paliers] ont joué une part active dans ce divorce en faisant des attestations à mon mari, comme quoi je n'étais pas très disponible pour mes enfants, comme quoi mes enfants étaient souvent chez eux […] Alors qu’on se rendait beaucoup de service et que moi j'ai gardé ses enfants quand ils étaient malades par exemple […] Et donc non, j'ai même fui cet endroit, c'est-à-dire que je l’ai vécu comme un lieu… Je m’y

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sentais en danger, rien que de passer en bas de l’immeuble »

Cette proximité spatiale serait dangereuse car on peut facilement s’introduire dans l’intimité d’une famille ou d’un couple? Empêcherait-elle un approfondissement des relations par peur de l’envahissement ? Il serait difficile de garder la bonne distance ? C’est ce que de nombreux habitants nous ont expliqué au cours de nos enquêtes. L’idéal qui se dégage est celle d’une sociabilité maîtrisée, sans danger d’intrusion . Mr. C qui a tenu un discours très positif sur les rapports de voisinage fini par nuancer sa position ; « encore qu’il y ait un peu de réticences de ma part parce que..... c'est facilement l’envahissement, on le sent bien. Et puis on a des rythmes de vie différents… ».

Par ailleurs le statut matrimonial joue un rôle certain car les relations sont facilitées par les amitiés entre enfants, les échanges de garde etc, donc à un moment de passage de la vie relativement court, quand les enfants sont scolarisés. Ce qui fait dire à Mme J., bien consciente de son statut de femme seule depuis que sa fille est partie : « J’évite d’embêter les gens qui ont vraiment une vie familiale comme ça, je prend un peu de recul par rapport à certaines personnes pour ça justement. »

Le lien par les enfantsLa vie dans la tour et dans le grand ensemble entraîne une multiplicité de rapports de voisinage entre enfants qui se retrouvent à plusieurs moments de leur vie, se suivent dans leur histoire de vie. Ils deviennent en quelque sorte des go-between, des facilitateurs qui permettent la première parole entre parents et introduisent parfois leurs parents à une relation de longue durée.

continuité des relations avec des familles, les parents et les enfants ?

Avec voisins de paliers er continuité des relations dans une tour ???Les activités militantes ou sportives augmentent le niveau de sociabilité de voisinage, tout autant que la proximité d’âge et en particulier celui des enfants. L’interviewé travaillant chez les architectes a conservé jusqu’à aujourd’hui des amitiés qui ont démarré avec des voisins de palier : « D’ailleurs, une des filles S., Valérie, copine de ma fille, habite maintenant tout près de chez moi à Marne-la-Vallée. Elle habite maintenant chez moi depuis 1 an, 1 an et demi. Moi, je suis à Lognes

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depuis 10 ans. ». Ces voisins allaient-ils au-delà des petits services et se recevaient-ils pour des repas ? « Ah oui, certainement. Au-delà des copains de la cellule, il y avait quand même beaucoup de services rendus, garder un gamin, tout ça… Mais on a perdu contact avec beaucoup de gens. Et puis, il y a les événements de la vie, hein. Mais quand tu sortais et que tu voulais faire quelque chose, il y avait toujours quelqu’un qui embrayait. Et puis beaucoup de gens proposaient des choses, hein. C’était quand même intéressant. Les gens avaient tous à peu près le même âge, entre 30 et 40 ans, oui, à peu près. Des gens âgés, il y en avait, mais ils étaient loin d’être majoritaires. Et il y avait plutôt des familles que des jeunes couples sans enfants. Tous les gens que je connaissais avaient des gamins, par exemple. Et les gens se connaissaient aussi par les enfants, l’école… Ils jouaient sur la dalle. » Mme E évoque elle la sociabilité de palier du dernier étage où elle habitait : « Il y a même une période où les portes des appartements étaient ouvertes et les enfants passaient d’un appartement à un autre, en faisant du vélo... . Elle évoque une sorte de gestion des enfants à plusieurs : « Les petits voisins de droite avaient fréquenté la même école maternelle. L’aînée (des voisins d’en face), a fait un peu de baby-sitting chez moi. Et lui (peintre) me confiait ses clefs quand il s’en allait en vacances, j’allais arroser ses plantes. Mais c'était surtout avec lui que j'avais des relations. Parce que lui il était là tout le temps, elle, pas du tout »

On remarque ici encore, comme nous le notons dans nos enquêtes sur le terrain à Paris, dans des opérations de logement social neuf depuis plus de trente ans, que le moyen le plus sûr pour lier connaissance entre voisins est lié aux enfants et à l’école. Les femmes jouent leur rôle de mère et d’actrice d’une communauté de quartier en partie au cours des rencontres devant l’école « Elles créent ainsi des réseaux d'interconnaissance qu'elles mettent en ceuvre pour faire passer les informations ou pour faciliter la compréhension, soit entre les familles, soit entre les institutions et les familles. » et souvent cela transcende les classes et origines » cf. Hatzfeld

Mr. H, la trentaine est né dans l’immeuble et y a passé sa vie avec une petite interruption. Ses amis d’enfance étaient ses voisins : « Par le biais de l’école, on se connaissait... Il y avait une certaine ambiance... Ma nourrice, c'était ma voisine d’ailleurs, c'était un peu comme une deuxième famille. Ça faisait « petit village », malgré que… il n’y avait pas de barrières, c'était vraiment très divers ». Ce « malgré que » fait référence aux diverses origines des locataires et de la nourrice, espagnole précisera-t-il plus loin, alors que ses parents ouvriers, sont algérien pour le père et franco-polonaise pour la mère.Ces relations de longue durée sont plus ou moins fortes mais permettent

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de garder des liens avec ses amis d’enfance « Dans la tour on a le cercle des anciens, si je peux appeler ça comme ça, on s’est pas mal resserré durant cette période avec tous ceux qui sont partis […] Il y en a qui sont mariés, qui ont des enfants, il y en a qui sont restés là. On est quelques-uns à être resté .. Pour la plupart on a tous fait le collège, puis on s’est retrouvé au lycée, d’autres à se retrouver après. Après quand le centre commercial a ouvert, parce qu’après mon bac j'ai fait une spécialisation […] j'ai travaillé au Mac Do, donc on a été quelques-uns à se retrouver là.. aussi avec quelques-uns [qui habitaient] rue de la Capsulerie. »

De même Mme F., jeune femme d’une trentaine d’années, qui a fait son école maternelle et primaire ici, avant de quitter le quartier vers 11-12 ans et y est revenue en 2005 « reconnais des gens, des amis d’enfance, c'est agréable, je me sens pas trop dépaysée parce que je reconnais beaucoup de monde en fait […] les gens qui étaient petits avec moi, ils ont grandi, je les ai reconnu, on s’est revu […] c'est des connaissances... C'est vrai que c'est marrant de voir comment ils ont évolué […] ça fait bizarre de les revoir, eux aussi ça doit leur faire bizarre de nous voir, de voir comment on a pu évoluer... » Ses amis doivent être d’autant plus surpris qu’elle porte le voile et est devenue mère de famille, après avoir été secrétaire médicale. Mais elle ne le ressent pas de cette façon : « Si vous voulez comme ça fait assez longtemps que je le porte, j'ai jamais eu de remarques en fait, pour eux j'ai toujours été moi, comme ça fait presque dix ans que je le porte, pour eux.. C'est vrai ils ne m’ont jamais dit :« Ah tu portes le foulard ! ». Non jamais, juste :« Bonjour, qu'est-ce que tu deviens ? ». Quand nous lui demandons si ses relations de voisinage vont plus loin que le simple « bonjour-bonsoir » elle explique : « Oui. Par exemple quand je vois des parents qui sont avec leurs enfants… C'est plus facile avec les enfants. Oui c'est plus simple. » Mais elle évoquera à plusieurs reprises le « bonjour qui ne sort pas » de la bouche de ses voisins. Pourtant comme Mr. H elle insiste sur la tolérance dans ce quartier, ses amis d’enfance sont « de toutes origines », et croit en la volonté de la plupart des voisins d’être œcuméniques. Remarquons qu’ils sont tous les deux d’origine maghrébine et cette attitude est peut-être le signe d’une intégration réussie .

Habiter un grand ensemble semble être un destin commun qui permet de maintenir durablement les relations : « Il y en a par exemple ça va faire un an que je les avais pas vus, qui ont déménagé qui sont partis à Noisy ou autre, mais on peut se recroiser justement au centre (commercial), comme ça, en faisant des courses. C'est devenu un point de rencontre. » Les liens se maintiennent donc paradoxalement dans un lieu devenu en quelque sorte l’espace commun public du grand ensemble.

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Des relations cadréesMais si certaines relations de voisinage peuvent se transformer et devenir de l’amitié, ont-elles des limites ? : « Vous savez, pas forcément, répond Mme J. parce que je pense que la convivialité peut amener à une amitié, à partir de l’instant où les gens ont un feeling, ils ont envie de se voir plus souvent, d’échanger, de parler, ils vont facilement les uns vers les autres. Par exemple j'ai un voisin, c'est gens-là sont arrivés bien avant moi, vous avez vu le fils je crois. Je l’ai connu beaucoup plus petit qu’il n’est aujourd’hui, c'est vrai qu’il est venu ici, moi je suis jamais allée chez eux, personne n’est jamais allé chez eux par exemple. Il est chez ses parents, son métier fait qu’il a des difficultés un petit peu avec sa situation familiale, mais ceci dit, c'est vrai que ce sont des gens assez fermés, renfermés sur eux, mais depuis deux ans il y a un peu plus de contact avec eux, surtout avec lui. Je peux pas dire que c'est quelqu'un avec qui je vais sortir, mais il est venu chez moi, on a même mangé ensemble, ceci dit, il y a pas de problème, je fais la bise à tout le monde chez eux, je suis quand même très bien vue je pense. C'est pareil, j'ai plein de voisines avec qui ont se fait la bise, on se tutoie, c'est par pour autant qu’on se lâche totalement... Je peux pas comparer ça avec mes relations extérieures. » Le jeune homme dont elle parle a eu un père très sévère et austère qui n’invitait pas souvent les voisins chez lui. Pourtant en tant qu’enfant et jeune adulte, il a une expérience de relations d’intimités avec certains de ses voisins facilitées par le fait d’habiter une tour mais qui a aussi ses inconvénients : « Après c'est les affinités qui vont faire qu’on va s’inviter chacun chez soi. C'est des attitudes, des comportements. Il y en a oui, que je connais depuis des années, il y en a d’autres que j'ai découvert récemment, c'est vraiment le hasard. Mais aussi, c'est lié à mon expérience à moi, je suis méfiant par rapport à certaines personnes. Il y a des histoires, des rumeurs, les quand dira-t-on, ça fait petit village, ça, ça n’a pas changé. Je vois, par rapport à ma mère, elle me racontait les petites histoires de campagne avec les petites vieilles derrière leurs maisons, les ragots.. c'est exactement la même chose. »

La familiarité des rapports entre habitants d’une tour d’habitation a été soulignée à de nombreuses reprises par les sociologues13 et notamment la « sociabilité en chaussons ». Mr. H répond à notre interrogation : « En chaussons ? oui mais pas en pyjama. », se moquant de certains de ses

13 Cf. la recherche du CSU : « Etude sociologique des problèmes que pose la vie dans les tours d’habitation de grande hauteur », c. 1974.

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voisins : « On a nos petits personnages, nos petits cas, il y a une richesses de personnes et de caractères, et moi j’adore ça ». La métaphore du village employée pour parler des tours d’habitation est une constante que nous avons notée de la part des habitants eux-mêmes, mais il faut remarquer que cette image ne se diffuse pas auprès de ceux qui n’y habitent pas et qui ne voient le plus souvent que l’anonymat d’une part ou la trop grande promiscuité de l’autre.

Mme E fait bien la différence entre ses voisins avec lesquels elle a pu nouer des relations d’amitiés durables et les autres, en général ceux habitant le même étage « C'était des relations de voisinage, mais donc de voisinage comme ça, sur mon palier, il y avait les gens qui étaient juste à côté […] je les connaissais comme ça parce que nos enfants avaient le même âge, donc jouaient les uns chez les autres, c'était une femme au foyer, lui était à la RATP, donc pas des gens qui pouvaient devenir des amis, mais on avait des relations de bon voisinage. Il y avait aussi deux studios, dans l’un il y avait une jeune femme libyenne, je crois, enfin maghrébine, son fils s’appelait Farouk. On n’était pas vraiment amies, mais elle m’invitait parfois chez elle, on parlait, on se parlait, elle devait m’offrir le thé. Oui. Et puis avec le peintre... »

Parfois, dans les situations de grande solitude, le propos peut s’inverser : dans le discours de Mme D., ancienne ouvrière en exil de sa province natale et veuve, on sent ses espoirs déçus de nouer une relation de voisinage assez forte pour devenir une amitié ou au moins une relation stable : « Elle (la voisine), c’était pareil quand on est arrivé, elle était gentille comme tout.. Oui, il y a eu des voisins, ils sont pas restés très longtemps. Un jour avec le monsieur qui habite à côté de moi, il nous a invité à prendre l’apéritif parce qu’il voulait faire connaissance avec les gens qui l’entouraient, mais ils sont pas resté longtemps. Dommage parce qu’ils étaient très gentils ces gens-là.[…] ». Mme E sa voisine « gentille comme tout » se souvient d’elle : « on se disait bonjour et juste deux mots sur le palier, je me souviens pas être entrée chez elle. »

Mme J. qui vit seule aussi sait qu’il ne faut pas se faire d’illusions, que la sociabilité de voisinage a des limites : « A un moment donné j'avais des gros problèmes, il (son jeune voisin de palier qu’elle a vu grandir et qu’elle reçoit chez elle) ne s’en est pas inquiété. J’estime que quand on pense avoir noué une relation un peu plus intime avec certaines personnes, on s’inquiète un peu quand on voit qu’on est dans un état un peu de

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déprime, j'étais un peu déçue, c'est pour ça que je me dis qu’il faut se méfier de certaines personnes, moi je veux dire que mon amitié, je veux pas la donner comme ça non plus, j'ai tellement été déçue.. »Si son lieu de vie est fondamental, il ne faut pas non plus tout en attendre. Mais la déception est à la mesure de l’illusion, persistante et courante dans notre culture.

Mr et Mme C. font figure de « vedettes » dans l’immeuble, de personnalités publiques connues de tous (lui a été longtemps responsable sportif et pilier du PCF, elle était la secrétaire du Maire Jacqueline Chonavel et présidente un temps de l’association des habitants). Ce couple est typique de ce que Hatzfeld qualifie de « médiateurs, « de vieux sages », d’ « héritiers de la tradition syndicaliste européenne, formés aux principes d'éducation populaire dans les cellules des organisations ouvrières et du Parti communiste. »14

Mais qui plus est, leur caractère extraverti « leur charisme au service de la collectivité »15 selon l’expression d’Hatzfeld, y est pour beaucoup ils suscitent voire provoquent la rencontre et la discussion avec cette base toute trouvée qu’étaient les voisins : « [pour les réunions de cellules] quand on se réunissait là haut, c'était au 14ème (dans leur premier logement de 4 pièces). […] il y avait beaucoup de gens proches dans la tour à ce moment-là. ». Aujourd’hui la situation perdure : « Oui, on connaît tout le monde. Et on est connu de tout le monde. Plus M. (son épouse) que moi d’ailleurs. On est connu aussi par nos enfants. Par ma fille aînée, elle a 35 ans, mais elle a vécu ici jusqu’à 20 ans. Mon fils, il a 33 ans, il a vécu jusqu’à 22-23 ans, il est parti puis il est revenu. »

Certains locataires soulignent que la nationalité a dû jouer pour faciliter la sociabilité et l’entraide. Notamment, explique Mr. H. « Les portugais étaient plus à tel étage, il y avait quelques petits regroupements comme ça que l’on pouvait voir mais pas plus que ça. » Et il subodore une volonté des gestionnaires de l’époque d’opérer des regroupements, qui pour lui se perpétue encore aujourd’hui : « Il y a pas mal d’appartements qui se sont libérés, puisqu’il y a quelques années ils ont fait le sur-loyer, donc il y a des gens qui sont partis, et au niveau de l’attribution d’appartements, […] je vais prendre le cas d’un étage, tout d’un coup on a vu 3 familles maghrébines mises à cet étage-là et à un autre, c'était des familles africaines. »

14 Hatzfeld p.64

15 idem

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Mais il observe un déclin de la sociaabilité et une montée du repli, à l’époque même où les actes d’incivilité dans le quartier augmente et que la vente de la drogue s’installe. : « Je dirais qu’il y a eu une période, disons fin 80, début 90, où c'est devenu plus froid, les gens étaient moins ouverts, il y avait un peu moins de communication, moins de chaleur dans l’échange, c'était plus froid, chacun chez soi qui s’occupe de ses petites affaires… Peut-être un changement de politique….Je me souviens de certaines familles avec qui je m’entendais très bien, qui d’un coup sont devenues assez froides, distantes... ». Karim est d’origine algérienne et la montée des idées de Le Pen dans le quartier a été remarqué par tous. Pourtant il perçoit une nouvelle tolérance réciproque qui se voit dans les espaces communs de l’immeuble, notamment entre personnes croyantes et laïques : « Les liens se sont recréés, les gens se sont remis à se parler, il y a une sorte de toute nouvelle population qui est arrivée, il y a eu un peu de volonté de la part de certains à créer parfois des petites tensions, et puis … Dans les nouveaux couples qui sont arrivés, il y a eu plus de communication, tout de suite « bonjour » et tout, et des choses toutes bêtes, vous avez la dame avec son bébé, lui tenir la poussette, la porte, des choses comme ça, qu’il y avait plus. » Il insiste sur les relations courtoises de voisinage « Même dans les pratiques religieuses plus affichées ». Cette jeune femme porte le voile et il évoque le juif très religieux « qui porte la kipa », à qui il ouvre la porte de l’ascenseur le vendredi soir. Cette position est bien sûr aux antipodes de celle des « gaulois » les plus anciens dans l’immeuble qui ne perçoivent des nouveaux arrivants que les actes d’incivilité et contribuent à propager une image de désastre social : « Il y a quelques voisins qui vont être ou sont réticents, que ça va choquer. Il y en a qui vont l’afficher, d’autres qui vont faire des réflexions par derrière mais ça va, il y a pas de [conflits ouverts], dans notre tour, ça va. »

Si les « gaulois » se replient dans une position de défense contre les nouveaux arrivants, causes de tous les maux et de la saleté de l’immeuble mais peut-être aussi image de mélange insupportable à certains qui sans le dire ouvertement se sentent diminués de partager leur immeuble avec les derniers immigrés, d’autres sont plus tempérés : « C'est vrai qu’il y en a qui sont très bien, d’autres qui vont être plus négligents. Au niveau de la tour, oui il y a quelques cas. C'est vrai qu’il y a du laisser-aller, que ça se dégrade. »

Le bruit des voisins

Pour Mme D., 80 ans, ex-ouvrière et épouse d’un chef-comptable arrivée

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en 1975 et qui vit désormais seule dans un deux-pièces au 16e étage après avoir vécu avec son mari et sa fille dans un trois-pièces au 12ème étage, tout va bien. Elle sort très peu et a tendance à minimiser tous les problèmes et ne met en avant que la gentillesse de ses voisins. A notre question sur les problèmes de bruit elle répond d’une façon plus qu’ambiguë qui confirme que l’évaluation du bruit est aussi psychologique : « Non, non, il n’y a pas de bruit, justement, la dame à côté a un petit garçon qui a 4 ans, et elle a crié après lui, parce qu’un enfant de 4 ans il remue, il bouge, il crie, elle lui dit : « Tu vois c'est la dame, elle va te punir si tu fais encore du bruit ! » Faut bien qu’il s’amuse ce pauvre gosse ! Surtout que je ne l’entends pas en plus. » De l’art de s’accomoder des bruits extérieurs…

Madame B. habite un duplex et, étant au dernier étage, n’a pas de voisins du dessus. Pourtant elle se plaint des bruits dans l’immeuble, façon de dire son mécontentement de partager l’espace de l’immeuble avec des populations qu’elle n’estime pas, qui « ne savent pas vivre », qui ne respectent pas les règles de bon voisinage :« Ca c'est vrai qu’on entend pas au-dessus, je ne sais pas si aux étages inférieurs on entend vraiment parce que moi je fais attention, je marche pas avec des talons, pour ceux qui sont en dessous.. Est-ce que tout le monde fait ça ? Parce que c'est vrai que dans les nouveaux arrivants, il y a du bruit, ils ne se gênent pas. Avant, on n’avait pas le droit de percer le dimanche, de faire du bruit.. Là ils arrivent, ils font ce qu’ils veulent. Et je peux vous dire que ça correspond, ils peuvent percer au 5ème-6ème, on entend, ça remonte.. Alors faut bien que ces gens s’installent, certes, mais des fois, à 7h30 ça commence, 9h30 le soir un coup de perceuse, faut être correct quand même vis à vis des voisins. » Lorsqu’au plus intime du logement s’inscrit la vie d’autrui, l’art d’habiter s’éloigne parfois de la rationalité. Les termes de l’échange s’expriment alors sur le mode de l’inqualifiable, et en réaction l’ascèse s’impose comme un travail sur soi.

Mme J. trouve la plupart de ses voisins charmants : « À part le jeune au-dessus qui rentre très tard le soir, et qui n’est pas toujours très discret, on se demande qu'est-ce qu’il fait à tirer les meubles à 2h du matin, là ça fiche les boules ! Bon c'est pas tous les jours, heureux ! Ceci dit, ça m’énerve, parce que j'avais deux retraités avant. »

A réinsérer

Mme F. occupe une position particulière car voilée et affichant son islamité, elle doit conquérir un regard positif de ses voisins qui le plus

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souvent l’ignorent et sont gênés par son apparence, nous en avons été témoins dans le hall et l’ascenseur. Elle a pourtant une attitude de respect vis à vis des autres et attend en retour qu’on la reconnaisse, ce qui ne semble pas si évident. Dans un premier temps elle va évacuer le problème puis elle l’affrontera : « Ça fait qu’un an qu’on est là mais on a jamais eu de problèmes, ni de voisinage, tout le monde est plus ou moins aimable, je sais qu’il y a certaines personnes qui ont des a priori quand ils nous voient et tout..[avec le voile] Oui, mais moi ça ne me gêne pas du tout, j’assume complètement, c'est mon choix. Franchement il y a 90% des gens ici qui sont plus aimables que là où j'étais en fait. Peut-être parce que c'est le centre ville, qu’il y a plus de monde.. je sais pas. Mais c'est vrai qu’ici la plupart sont très aimables […] C'est sûr qu’il y a des gens qui sont récalcitrants, parce que moi je dis toujours bonjour, et des fois je sens qu’il y a des bonjours qui sont durs à sortir ! Ici c'est mélangé, il y a toutes les origines, donc ils voient un peu tout et c'est pas parce qu’on a un voile sur la tête qu’on est différent, au contraire. »

La facilité avec laquelle elle a accepté, dans l’ascenseur, notre demande d’interview, alors que nous avons essuyé de très nombreux refus, montre qu’elle recherche une sociabilité pas si facile à conquérir. De même quand elle évoque les rapports de voisinage, peu de voisins de l’immeuble semblent proches d’elle, la règle interne étant peut-être qu’il ne faut pas se distinguer autant pour appartenir à cet ensemble d’habitants. Pour s’accepter tous différents, et en fait être intégré, peut-être ne faut-il pas que les signes d’appartenance soient si voyants.

Dénégations et banalisation en conclusion

Les émeutes de l’automne 2005 vues à la télévision conduisent cependant certains à minorer les questions de délinquance sur ce quartier du Centre-Sud. Pourtant les limites sont posées. Il s’agit de ne pas vivre dans la peur, de résister au sentiment d’insécurité tout autant que de ne pas prendre de risque. Le milieu proche, le voisinage est perçu par une jeune femme au foyer d’origine maghrébine comme protecteur : « J’ai jamais vu quelque chose de mes yeux qui n’allait pas, mais j’entends, ici des trafics, des machins.. Mais moi de mes yeux, j'ai jamais vu. (…) Ici, vous savez c'est des gens que je connaissais avant, franchement je me sens pas du tout. C'est pas pour ça que je vais laisser ma porte ouverte ! Franchement, je me sens bien même. Parce qu’il y a aussi beaucoup de personnes qu’on connaît, même de vue, sans pour autant leur parler, c'est toujours les

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mêmes personnes. » L’insécurité vécue par certains de ses voisins paraît ne pas l’atteindre, mais les faits divers relatés à la télévision semblent l’influencer et elle dira à un autre moment de l’entretien « J’aime bien quand il y a un peu de monde, ça sécurise un petit peu. (…) Mais par exemple je ne laisserai pas ma fille descendre toute seule en bas. Ça c'est hors de question. Elle a quatre ans bientôt cinq. Mais même plus tard, non. Je préfère prendre la voiture, on va dans un grand parc, on s’amuse, j'ai toujours un peu cette phobie de kidnapping.. Avec tout ce qu’on entend à la télé ! »

Quant au maçon italien de 80 ans, veuf et vivant seul dans son cinq pièces, il ne voit le quartier que par son appartement : « l’ambiance ? Vous entendez. Pas de bruit. Ça a toujours été comme ça. Personne ne se bat. Enfin, c’est pas le cas partout, par exemple au 11e. Sinon, le quartier est calme. ». Les diverses péripéties voyant la domination du quartier par l’une ou l’autre bande de dealers en tous genres, les actes de vandalisme et les vols à la tire lui sont visiblement passés au-dessus de la tête.

Répétition, à vérifierLes émeutes de l’automne 2005 vues à la télévision conduisent certains à minorer les questions de délinquance sur ce territoire. Pourtant les limites sont posées. Il s’agit de ne pas vivre dans la peur, de résister au sentiment d’insécurité tout autant que de ne pas prendre de risque. Le milieu proche, le voisinage est perçu par une jeune femme au foyer d’origine maghrébine comme protecteur :« J’ai jamais vu quelque chose de mes yeux qui n’allait pas, mais j’entends, ici des trafics, des machins.. Mais moi de mes yeux, j'ai jamais vu.-Vous vous sentez en sécurité ?-Oui, franchement. Ici, vous savez c'est des gens que je connaissais avant, franchement je me sens pas du tout. C'est pas pour ça que je vais laisser ma porte ouverte ! Franchement, je me sens bien même.Parce qu’il y a aussi beaucoup de personnes qu’on connaît, même de vue, sans pour autant leur parler, c'est toujours les mêmes personnes. Il peut toujours m’arriver quelque chose ! Il y a toujours des « malades »… Mais je suis pas en train de tout le temps regarder derrière moi. Mais par exemple je ne laisserai pas ma fille descendre toute seule en bas. Ça c'est hors de question. Elle a 4 ans, 5 ans. Mais même plus tard, non. Je préfère, je prend la voiture, on va dans un grand parc, on s’amuse, j'ai toujours un peu cette phobie de kidnapping.. Avec tout ce qu’on entend à la télé ! ». L’insécurité vécue par certains de ses voisins ne l’atteint pas mais celle dont elle entend parler à la télévision cadre sa vie.

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Quant au maçon italien de 80 ans, veuf et vivant seul dans son cinq pièces il ne voit le quartier que par son appartement ; « L’ambiance ? Vous entendez. Pas de bruit. Ça a toujours été comme ça. Personne ne se bat. Enfin, c’est pas le cas partout, par exemple au 11e. Sinon, le quartier est calme. ». Les diverses péripéties voyant la domination du quartier par l’une ou l’autre bande de dealers en tous genres, les actes de vandalisme et les vols à la tire lui sont passés au-dessus de la tête. L’espace intermédiaire d’une des tours, la plus dépréciée aujourd’hui aux dires des interviewés est devenu quelques années après la première enquête un lieu d’insécurité et de peur presque primitive.La montée de la délinquance a abouti à une descente de police qui a démantelé un réseau de vendeurs de drogues et d’armes deux ans avant notre enquête. Mais tous ne le savent pas ou ne veulent pas le savoir.

Chaque Grand ensemble a un « mode de régulation interne »16, Marc Hatzfeld propose la notion « d’ajustement relationnel […] qui met en œuvre des pratiques de civilité, c’est à dire des façons de se rencontrer, de se saluer, de s’inviter, de se côtoyer, de s’adresser la parole, mais aussi de se draguer, de défendre sa place… »17. Peu à peu un consensus sur les façons de se comporter dans les espaces intermédiaires18 se met en place à travers l’épaisseur de l’histoire du GE. Respect, reconnaissance positive des caractéristiques de la culture de l’autre, qui passe souvent par la culture culinaire appréciée pendant les fêtes de quartier ou d’immeubles mais aussi tout simplement par la façon de dire bonjour à son voisin.

Le mode éducatif des enfants et leur devenir joue un rôle non négligeable dans l’établissement du respect de ses voisins et de l’estime qu’on leur porte. Ceux qui « tiennent leurs enfants », qui ne les laissent pas jouer la nuit dès 11 ans aux abords de l’immeuble, sont mieux perçus que les autres (cf propos de la concierge)

Mais ceux qui sont resté et ont réussi une convivialité apaisée entre voisins d’origine diverses pensent posséder le bon code et se sentent dépossédés quand il n’est plus reconnu par des nouveaux arrivants

16 Marc Hatzfeld, op. cit.p.1317 idem p.5218 Voir notre ouvrage Entre voisins,

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qui ont d’autres codes et rites et sont souvent trop nombreux pour que la transmission se fasse. Les nouveaux arrivants perturbent les codes mais beaucoup finissent par s’en accommoder « C'est comme ça, faut faire avec. Mais je me prend pas la tête avec les gens. Vous savez, si les gens me saluent, je vais les saluer, mais autrement... » Mme J.C’est ce qui motive le départ de certains qui ne souhaitent plus partager cet espace avec les strates de nouveaux arrivants, qui ne les comprennent pas et ne se sentent pas reconnus. Pour eux le seul recours est le départ, avec un sentiment de rejet de tout l’ensemble de la situation et parfois une colère liée à l’impression d’une injustice, qui peut les rendre agressifs. C’est le cas d’habitants rencontrés devant les ascenseurs et qui ont refusé d’être interviewés. Ces « gaulois » peuvent même tenir des propos ouvertement racistes, tout en soulignant que tous les émigrés ne sont pas à mettre « dans le même panier », donnant pour preuve le modus vivendi trouvé avec la plupart des Maghrébins. La réputation de ce quartier parmi ceux-ci est d’ailleurs très positive et l’un des garçons de café du bistrot face à la tour Logirep étudiée, jeune Marocain habitant d’un grand ensemble du 93 bien plus éloigné de Paris, nous a affirmé que Bagnolet était connu chez eux pour bien traiter les émigrés.

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