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Maurice BLONDEL (1861-1949) La Pensée Tome I La genèse de la pensée et les paliers de son ascension spontanée (1934) Un document produit en version numérique par Mr Damien Boucard, bénévole. Courriel : mailto :[email protected] Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales" dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web : http ://classiques.uqac.ca/

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La Pense (1934).

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Maurice Blondel, La Pense Tome 1 (1934)2

Maurice BLONDEL

(1861-1949)

La Pense

Tome I

La gense de la pense

et les paliers de son ascension spontane

(1934)

Un document produit en version numrique par Mr Damien Boucard, bnvole.

Courriel: mailto:[email protected]

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

Site web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

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Fondateur et Prsident-directeur gnral,

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

Un document produit en version numrique par Damien Boucard, bnvole.

Courriel: mailto:[email protected]

Maurice Blondel

La Pense (1934). Tome I.

La gense de la pense et les paliers de son ascension spontane.

Paris: Flix Alcan, diteur, 1934, 421 pp.

Polices de caractres utiliss:

Pour le texte: Times New Roman, 12 points.

Pour les citations: Times New Roman 12 points.

Pour les notes de bas de page: Times New Roman, 12 points.

Pour le grec ancien: TITUS Cyberbit Basic

(disponible : http://titus.fkidg1.uni-frankfurt.de/unicode/tituut.asp)

Les enttes et numros de pages de ldition originale sont entre [ ].

dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2007 pour Windows.

Mise en page sur papier format

LETTRE (US letter), 8.5 x 11)

dition complte Chicoutimi, Ville de Saguenay, Qubec, le 5 janvier 2010.

Table des matires

INTRODUCTION - DBLAIEMENT ET SONDAGES - COMMENT ET POURQUOI LA PENSEE EST UN PROBLEME POUR ELLE-MEME.

I - De quelles faons diverses le problme essentiel de la pense a t mconnu ou escamot ou dnatur par dimplicites et fausses solutions.

II - Comment la pense en acte concilie partiellement ce que la spculation est expose rendre exclusif dans labstrait: divers tmoignages recueillir pour appuyer et stimuler notre recherche.

A. Tests linguistiques.

B. Tests smantiques et logiques.

C. Prospections largissant en bas et en haut lenqute philosophique.

III - Les traits spcifiques de la mthode adapte une science intgrale de la pense.

PREMIRE PARTIE - LA PENSEE RELLE HORS DE LA PENSE PENSANTE OU PENSE

Chapitre I La pense cosmique et son double aspect

Chapitre II - La pense organique et organisatrice

Chapitre III - La pense psychique

I. En quoi consiste ce psychisme et quel en est le rle exact?

II. Loriginalit et lefficience de la ralit psychique.

III. Comment lactivit psychique devient condition de survie pour les organismes volus.

IV. Comment les progrs de lactivit psychique crent de nouveaux besoins et sollicitent lapparition de la conscience.

DEUXIME PARTIE - LA PENSE PENSANTE - AUBE, EVEIL, LEVER DE LA LUMIERE INTERIEURE DU PENSER

Chapitre I Confrontation du comportement animal et de la mthode humaine dans lacquisition de lexprience

Chapitre II - Linvention de la conscience

I. Constatation des faits et premire bauche dune explication de leur aspect paradoxal.

II. Conditions du retardement intellectuel et du soudain veil mental dans certaines expriences offertes par la nature.

III. Cause prochaine de lveil mental et premier aperu des implications cohrentes quexige toute rflexion.

Chapitre III - Linventaire initial de la pense consciente

TROISIME PARTIE - DPLOIEMENT NORMAL DE LA SPONTANEITE INTELLECTUELLE - Le progrs de la pense, lunit dynamique de sa gense et les incarnations provisoires de sa fonction rationnelle.

Chapitre I - Les objets devant la pense et en elle

Chapitre II - Le sujet pensant et pens

Chapitre III - La pense raisonnable. Lchelle de la raison et les problmes que rsout et que pose lide de Dieu

Conclusion et transition

Excursus Eclaircissements et assainissements

Index

INTRODUCTION- DBLAIEMENT ET SONDAGES - COMMENT ET POURQUOI LA PENSEE EST UN PROBLEME POUR ELLE-MEME.

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Il navait pas t facile, en 1887, de faire agrer un projet de thse sur lAction. A une demande adresse en Sorbonne pour linscription de ce sujet, lon avait dabord object quun tel titre ne semblait point convenir, et lon ajoutait: peut-tre serait acceptable une tude sur lide de laction, avec un sous-titre prcisant encore le caractre dun travail qui ne ferait pas sortir la philosophie de son domaine propre, celui de la pense. Depuis lors, sans doute, de semblables scrupules ont gnralement paru de moins en moins justifis. Certains ont mme pu dire: Cest en ramenant laction la seule ide de laction quon pcherait contre la philosophie! Car, en dpit de Descartes XE "Descartes, Ren" qui formule expressment cette fausse identit, en dpit de bien dautres [VI] qui, leur insu ou contre leur gr, traitent abstraitement, dialectiquement, de laction comme dune ide ou mme dune contre-ide, on ne saurait lgitimement ni supposer une concidence entre lune et lautre, ni inversement opposer formellement lune lautre: cest prcisment marquer lcart entre le projet et leffet, entre les aspirations idales et les acquisitions relles dont laction est le page, mme dans lordre intellectuel, quavait t principalement consacr mon effort initial, un effort dailleurs volontairement restreint linquitude de la destine humaine et laspect moral plutt qutendu aux difficults mtaphysiques et au problme total de lagir.

Maintenant ne va-t-on pas concder demble que lobjet dsign en son unit formelle et totale par ce mot singulier, la pense, est tellement philosophique, que nul autre, ce semble, ne saurait ltre davantage? Sauf deux exceptions, aucun doute sur ce point na surgi, aucune objection ne sest leve, que je sache, parmi ceux qui ont connu mon dessein, comme si un tel titre ne suggrait aucune critique. Mais alors, cest mon tour dprouver un scrupule et de dclarer aux lecteurs qui, trop vite satisfaits, ne sentiraient pas le besoin pralable dun plus attentif examen: Prenez garde: car, si vous estimez que lintitul de cet ouvrage dsigne par excellence, quelques-uns diraient mme par exhaustion, la tche essentielle du philosophe, cest que peut-tre vous ne vous rendez pas encore exactement compte du paradoxe de notre entreprise. Pour peu, en effet, quavec un regard frais nous scrutions un pareil dessein, cette rflexion liminaire risque de nous arrter et de nous faire reculer en rendant suspecte la lgitimit et de notre titre et de notre recherche. Un gupier endormi, mais frmissant de dards envenims, quil faut bien se garder de heurter, selon lavertissement dun ami qui me conseillait [VII] la fuite! Moins effrayant, mais peut-tre plus dcourageant, un autre correspondant mcrivait: La Pense! un btard sans tat civil dont on ne sait do il vient et o il va; moins encore, une maquette substitue un tre vivant,; moins mme, des oripeaux bigarrs, des bulles irises qui se brisent sans laisser de traces durables, pas mme cette mince et brillante pellicule la surface des choses, dont parlait Barrs XE "Barrs, Maurice" .

Nous ne fuirons pas: il y a une manire de capturer, sans danger et dans leur intgrit, les nids de gupes, et mme dy dcouvrir lhte trange, le Metcus paradoxus, compagnon paisible et dsarm du peuple vindicatif, au sein duquel, souterrainement, malgr ses ailes et ses yeux, il rside toujours seul et sans quon le rencontre ailleurs, venu on ne sait do ni comment pour une besogne secrte et une nigmatique symbiose.

Serait-il vrai que la pense nest pas un tre, quelle na rien de substantiel? Faudrait-il concder quelle est un simple attribut, moins mme, un mode, une relation, un piphnomne, une apparence subjective, une hallucination? Serait-elle moins encore, une simple tiquette collective? Usurpe-t-elle un nom propre et singulier, comme une reine, pour donner un semblant dexistence un mannequin ostentatoire que la philosophie substituerait la foule laborieuse des penses en leur mouvante et utile diversit? Alors, devant un tel tre de raison, cest trop dire encore, devant un mot sous lequel il ny a rien de rellement pens, ni deffectivement pensable, nous ne ferions plus un pas dans le royaume des entits, loin des donnes positives et des vrits concrtes.

Cest donc cela que nous avons tirer au clair: la pense est-elle une unit subsistante, comme le suggre ce substantif et ce singulier monarchique? Existe-t-il un problme de la Pense, indpendamment des applications [VIII] varies, des productions multiformes, des manifestations phmres quon est tent dattribuer cette cause mystrieuse? On simagine la connatre parce quon la nomme, et on se plat ds lors la croire vidente parce quelle est une appellation simple pour cacher la plus secrte, la plus invisible, la plus insaisissable, faut-il dire, des ralits ou des fictions. Pour prciser, nest-ce pas mme moins de la pense dj constitue que des conditions du penser, de lacte intrinsque de penser, de la ralit autant que de la possibilit du penser quil sagit dabord? Et ds lors ne voit-on pas que ce problme, pralable tout autre, ne semble pas avoir t aperu en sa primitive puret, ni, par consquent, mthodiquement examin, ni, encore moins, expressment rsolu?

Notre premire tche est donc de discerner ce qui fait question, et de montrer que si, en fait, la pense a dordinaire paru linstrument propre rsoudre tous les problmes, cest elle cependant qui, plus que tous autres, fait elle-mme problme. Pour tre pleinement clairante, elle a besoin dtre claire sur ses origines, sur sa nature, sur sa destination.

Mais, afin de nous prparer cette intelligence de lintelligence mme, il est utile dindiquer rapidement pourquoi [IX] ce problme des problmes a t mconnu, comment on a sembl lescamoter, de quelle faon, rel et invitable comme il est, on en a fourni dindirectes et dcevantes solutions dans lordre de la rflexion, tandis que la pense vivante continuait passer travers les difficults spculatives et les fausses antinomies. Nous allons donc considrer un instant les chappatoires auxquelles on a dordinaire recouru pour liminer notre problme sans y chapper pour cela. Nous verrons ensuite comment lexercice de la pense en acte bauche les solutions et suggre les mthodes appropries notre recherche. Nous essayerons enfin desquisser les dmarches que rclame une telle investigation afin dentrer plus srement dans la route poursuivre en dcrivant et en stimulant le dveloppement intgral de notre pense, partir de ses sources les plus lointaines jusqu son terme suprme.

I - De quelles faons diverses le problme essentiel de la pense a t mconnu ou escamot ou dnatur par dimpliciteset fausses solutions.

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Do vient quil semble paradoxal daffirmer que la pense fait question et quelle doit tre lobjet dune recherche dominant toutes les autres sans se mler ou avant de se mler aucune?

A premire rflexion, on se trouve embarrass entre deux difficults, entre deux explications. Dune part, la pense parat plus claire que toute dfinition; elle est la lumire intrieure sans laquelle rien ne serait pour nous et qui, loin de recevoir son irradiation des objets, semble, devant une rflexion critique et approfondie, les illuminer son propre foyer. Eclairante, elle ne pourrait [X] donc tre plus claire sur elle-mme par la rverbration des rayons qui servent lui faire prendre conscience de cette source intrieure: tout ce quelle peut concentrer de reflets lumineux ngale pas ce soleil invisible dune pense qui ne saurait sapercevoir immdiatement quen une sorte dblouissement indistinct. Dautre part, ce qui est clair, tout en contribuant rvler la lumire, ne la fait pas connatre elle-mme en son centre; et, faute de pouvoir fixer utilement le foyer rayonnant, nous sommes rduits dtourner notre vue dun spectacle strilisant pour nous tourner, comme les prisonniers de la caverne, vers ce mlange dombres et de clarts qui compose la figure de ce monde, moins quil ne faille dire le rve de lesprit.

Dj donc notre embarras semble se prciser par la vue confuse dune quivoque sur la pense et dune sorte de diplopie: nous oscillons des objets penss au sujet pensant sans pouvoir dterminer ce quil y a dclair ou dclairant en eux, ou plutt en tant comme forcs dadmettre quils ont alternativement lun et lautre de ces rles. Nous ne russissons dailleurs pas sparer ces aspects apparemment solidaires pas plus qu dfinir exactement la causalit rciproque dlments supposs distincts et relatifs lun lautre; impossible donc de justifier le prsuppos dune dualit ni par consquent lide mme dune relation; car la notion de sujet et dobjet, dont le criticisme et le relativisme partent comme de donnes primitives et videntes, est tardive, factice, invrifiable.

Aussi un examen un peu attentif nous rvle une difficult plus complexe, plus profonde que celle o nous tions dabord tents de nous arrter. Ce nest pas une simple diplopie, mme incurable, cest une triplopie qui brouille nos rflexions, comme nos regards sont troubls devant ces images artificieuses dont on ne sait dire si [XI] elles ont les yeux ouverts ou clos. En fait et indpendamment de toute thorie, la pense comporte trois significations quon ne peut ni isoler, ni rduire lunit, ni simplement juxtaposer. Tour tour, elle est ce qui est pens ou tout au moins pensable, elle est ce qui est pensant, produisant, agissant, elle est ce rapport mystrieux entre ce qui semble les deux donnes prcdentes; mais ces donnes elles-mmes ne sont affirmes comme telles que par une laboration abstractive dont la rflexion savante a chou jusquici dcouvrir les lments primitifs et justifier les dmarches progressives.

Or, si elle ne rend pas compte de ces constatations et si elle ne montre pas lharmonie de ses fonctions, une tude de la pense ne rpond pas aux plus ncessaires exigences auxquelles elle doit satisfaire. Nous avons rendre intelligibles ces oppositions, ou tout au moins ces alternances, qui forment la vie en mme temps que lobscurit et la clart mles de la pense. Nous avons aider par l mme la pense raliser son uvre, diriger son dveloppement normal, viser sinon atteindre sa fin vritable.

Il est vrai que la pense offre cette triple existence: fonde dans les tres, elle est, en outre et la fois, ralit subjective, subsistance originale et promouvante; mais il est indispensable de doser, si lon peut dire, tous ses [XII] ingrdients vitaux. Il est non moins urgent den dcrire et mme den procurer la gense relle, normale, fconde. Il y a une faon de thortiser sur elle qui la rduit des simulacres figs en gestes, peut-tre expressifs, mais inoprants, comme ce gnie ail de la place de la Bastille qui, paraissant slancer on ne sait vers quel but, ne peut ni senvoler, ni, comme le dit la chanson, lcher la colonne et sauter jusquen bas. Nous cherchons, non une effigie de la pense, mais une philosophie la fois explicative et efficiente.

Si la rflexion na pu trop souvent quobtenir des poses immobiles, alors que la vie relle est un continu mouvant, recueillons donc les enseignements de la pense en acte au profit de la pense savante et oprante. Notre espoir est dtendre luvre philosophique elle-mme les mthodes qui permettent luvre de la nature et la spontanit de lesprit de passer outre et de rsoudre, au moins transitoirement, les difficults devant lesquelles les procds abstraits ont le double tort dchouer et doffrir ou de fictives solutions ou des antinomies inextricables. (2)

Ds cet examen liminaire qui met en cause la possibilit, la probit, lefficacit de notre enqute, nous apercevons dj quelques-uns des caractres indits de la question poser, quelques-unes des implications dont nous avons tenir compte pour quune science de la pense ne se perde pas, avant mme de stre trouve, dans des thories prcipites, subrepticement frauduleuses et invitablement dcevantes.

Peut-tre ces indications, en entrouvrant les perspectives qui sont explorer, nous font dj comprendre pourquoi tant de thories ont enlac et mme touff ltude foncire de la pense dans le problme de la connaissance, pourquoi aussi tant dingniosit sest dpense pour aboutir, aprs de spcieuses explications, des [XIII] checs, de partielles solutions, impossibles pousser jusquau bout et contradictoires les unes avec les autres. Et limage qui vient lesprit en prsence de ces tiraillements sans fin dont les systmes ne saffranchissent quen cassant le fil, cest celle dun cheveau embrouill.

Devant limmense complexit des choses et des penses que les philosophes cherchent dmler, mettre bout bout, enrouler dans une belle ordonnance, que fait-on trop souvent? Saisissant un point de lenchevtrement, on tire dessus; et, moins de beaucoup de malchance, on libre en apparence une longueur plus ou moins encourageante de la trame emmle. Il en vient, de fait, toujours assez pour permettre chacun de triompher, comme si la nature, plastiquement complaisante, lui donnait raison; chacun se glorifie donc de la longueur quil a russi affranchir, sauf rtrocder bientt dautres, qui tirent de leur ct, une part de son gain provisoire. Mais cest ne rien faire encore pour la vraie solution ou mme cest la retarder et la compromettre dans la mesure o on prtendrait lobtenir en resserrant les nodosits: car si ces nuds prcipits se durcissent la manire des concepts et semblent offrir un point de dpart ou dappui, leur rsistance, au lieu de procurer la russite, soppose au dnouement. Sans doute on parat fournir des explications partiellement cohrentes; ces nuds mobiles ne sont toutefois que des suppts fictifs dont la fixit relative et la plasticit mouvante tiennent au double caractre des mots qui les dsignent, mots tour tour rigidement dfinis et comportant dinconsistantes quivoques. Casser le fil ou serrer les nuds, ft-ce pour obtenir une petite part de lcheveau, cest en somme supprimer le vrai problme, opposer un prtendu irrationnel un soi-disant intelligible au rabais. Car ce qui importe, ce qui est seul apaisant, cest de saisir lextrmit mme de lcheveau, den montrer lunit, den respecter la continuit, dtre en tat de [XIV] dvelopper toute son tendue comme aussi de lenrouler dans lordre et la joie.

Quun tel succs soit possible malgr les difficults insurmontes dans lordre spculatif, cest peut-tre lespoir que doit aviver en nous le spectacle des heureuses connivences quobtient la pense vivante entre la spontanit de la nature et le dveloppement de lactivit spirituelle. L o la vie passe et russit en dpit des antinomies que suscite une spculation abstraite, la rflexion, normalement conduite, du point de dpart le plus lointain jusque vers son terme dapplication, ne pourra-t-elle lucider, justifier, promouvoir ce que, dans une phase mdiane ou par un emploi dficient, elle laissait confus ou contradictoire? Ce qui semble inadmissible, cest une rsignation au conflit du rel et de lintelligible, la dualit irrductible du rationnel et de lirrationnel dans le monde et dans la pense. Que cette dualit apparaisse comme une donne initiale, nous aurons peut-tre le constater; mais quon doive sen tenir finalement un dualisme, cest ce qui ne saurait tre postul davance, alors que leffort constant de la pense et les tmoignages multiples de lefficacit de cet effort vers lunit nous encouragent, comme nous allons le voir maintenant, estimer que notre problme, non seulement nest pas fictif et chimrique, mais quil est constamment en voie de solution spontane et tributaire en mme temps dune mthode rflchie et dune option dcisive.

II - Comment la pense en acte concilie partiellement ce que la spculation est expose rendre exclusif dans labstrait: divers tmoignages recueillir pour appuyer et stimuler notre recherche.

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Non seulement les doctrines philosophiques ne nous donnent pas dordinaire une notion une, homogne, [XV] intrinsque de la pense, mais les ides complexes quelles proposent sur ce sujet essentiel semblent impossibles juxtaposer sous la forme abstraite o elles cherchent sorganiser en systmes. Si lon y rflchit fond, maintes thories rendent lintelligence inintelligible, le pens impensable comme un fait brut quil faudrait subir, alors que ltre mme de la pense parat tre de se comprendre et de se produire en elle-mme. Entre ces deux excs dobscurit et de clart, ny a-t-il pas cette vie relle de lesprit qui en mme temps subit et agit, se cherche et se trouve peu peu et runit ce que lanalyse notionnelle semblait opposer? (3)

Au lieu donc de nous attacher demble aux thories de la pense ou au problme de la connaissance, considrons comment, avec plus ou moins de succs et dunit, la vie associe ce que la spculation tendrait disjoindre et heurter. A voir de quelles faons multiples cohabitent des formes de pense quon pourrait croire exclusives les unes des autres, nous serons renseigns et rassurs, puisque ce que la pratique rsout, au moins partiellement, la rflexion, pousse assez loin, ne saurait le dclarer radicalement inexplicable et insoluble. Il va donc tre utile de remarquer comment stablissent les compromis et quel prix peuvent se lgitimer les tentatives de rapprochement entre des termes quon aurait tort de croire contradictoires alors quils sont htrognes et que leur irrductibilit sert de ressort permanent au travail de la pense.

Constatons donc, comme des tmoignages stimulants, les dmarches spontanes, les ingniosits des murs intellectuelles et des usages complexes, la coopration organique de ces fonctions vitales de lesprit, ou, plus profondment encore, les essais de la nature prparatoires et immanents la conscience, voire mme ultrieurs aux emplois discursifs de la raison. Sans songer parcourir [XVI] les vastes domaines o nous entranerait cette exploration, prenons du moins quelques chantillons suggestifs: telles les russites du langage pour exprimer avec une varit et une souplesse indfinies linvisible pense; telles les ressources que la littrature, lart, les intuitions de la vie spirituelle mettent profit, au dedans ou au del des contours abstraits dune science toute sche. Ainsi peut-tre, sans atteindre une solution vraiment unitive et adquate, nous verrons dj trs utilement que la diversit relle est toute diffrente dune contrarit logique.

Prenant notre point de dpart antrieurement la distinction du sujet et de lobjet, considrons la pense en acte, soit dans le langage o elle sincarne, soit dans la logique spontane de la grammaire, soit dans cette mtaphysique implicite qui forme latmosphre intellectuelle des esprits.

A. Tests linguistiques.

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Les tudes linguistiques, comme le remarque M. Meillet XE "Meillet, Antoine" , offrent ici un champ vaste, fcond et pourtant peu explor encore; elles ont en effet proposer la philosophie ce quon peut appeler le corps mme de la pense. Tout fait de pense humaine implique une incarnation sans laquelle il ne saurait subsister dans les conditions qui nous sont connues. Partons donc de ce point dappui solide, ou plutt encore de cette donne constitutive, sans prjuger dailleurs si la pense sidentifie avec ltat mme, o non seulement elle [XVII] sexprime, mais par lequel elle semble se produire et se crer en quelque faon.

Ce ne sont pas les mots seulement qui sont le corps visible de la pense; mais, peut-on dire, ces mots eux-mmes incarnent des mtaphores propres offrir limagination des reprsentations concrtes quon nommerait bien le corps invisible de nos oprations intellectuelles. Bien plus, lorsquil sagit, non point de telles ou telles productions de cette activit intrieure, mais de la pense totale en son mystre inaccessible, avec son visage voil et sa retraite insondable, il est encore plus invitable de recourir des artifices allgoriques. Ne soyons donc pas surpris que, dans chaque famille ethnique et linguistique, lon ait recouru des tropes multiples et divers.

Peut-on dcouvrir une loi commune la varit de ces notations et apercevoir une compatibilit ou mme une convergence de ces multiples stratagmes pour projeter dans les mots lombre de la pense qui passe comme un insaisissable Prote?

Cest toujours de faon unilatrale que ces vocations concrtes peuvent indirectement suggrer lunit interne des oprations les plus complexes et les plus nuances de cette vie qu parler le langage des apparences on appelle immatrielle. Ainsi les unes visent le lieu o semble sexercer la rumination (tte, cur, diaphragme, viscres... et lon se rappelle la pittoresque description des trois mes chez Platon) XE "Platon" . Dautres dcrivent le mouvement qui semble constituer lopration pensante dans ses rapports internes avec les parties et les fonctions de nos organes et de notre personnalit. Certaines sattachent laspect du rsultat obtenu, aux vraisemblances objectives soit de laction pensante, soit du concept pens. Mais dj, ce premier point de vue, tous ces lments, quoique disparates, sont cependant composables, sans contrarit intrinsque. Ils contribuent mme suggrer la [XVIII] varit, la richesse, lingniosit de cette activit originale et indescriptible en elle-mme, que seuls des symboles peuvent, du dehors et inadquatement mais expressivement, transposer en un plan sensible: images quon est tent de prendre pour la ralit mme (et cest pour cela quon risque de les opposer), mais qui de fait, si incarne que soit toujours la pense, ne la saisissent jamais en son acte propre.

Cest pour cela que, grce aux intuitions profondes du sens populaire, les mots qui dsignent la pense ont, dans chaque idiome, une tonalit propre et des connotations originales, sans cesser pour cela doffrir des quivalences qui permettent une comprhension mutuelle tout en sauvegardant un lment littralement intraduisible. Do lintrt de recueillir les multiples visions dont sinspire cette smantique polymorphe.

Par exemple, en franais, en italien, etc., le terme pense veille originellement limage dune pese (pensare) et sapplique, avec une double prcision, soit ce qui, pour le sujet connaissant, est apprci, compar, soupes, soit ce qui, dans lobjet connu, est pondr, quilibr, adapt, harmonis, unifi. En latin, cogitare, cogitatio, suggrent une sorte de tassement intrieur, un remuement des choses et de lesprit qui cherchent semboter en vue dune certaine conformit.

En grec, la question devient plus complexe et provoque de nouvelles rflexions; car nous saisissons l sur le vif lintrt que nous avons ne pas devenir dupes de lunicit des mots au dtriment de la pluralit des sens. Grce au merveilleux gnie intuitif et analytique du peuple et de la langue, des termes tout diffrents dsignent des oprations trs distinctes que le vocable pense embrasse en une simplification qui risque de les confondre. Avec notre mot passe-partout, nous avons peine comprendre la subtilit des voies qui souvrent spontanment [XIX] aux esprits pourvus de plusieurs termes relatifs des fonctions intellectuelles que mle notre terminologie simpliste. Notons les figures du quadrille que nous offre lagilit hellnique. Dune part, deux termes dj diffrencient la pense discursive, , et la pense unitive , qui toutes deux se rattachent, la premire mdiatement, la seconde plus immdiatement, leur principe, . Dautre part, cette pense concrte, comprhensive, pntre dardeurs affectives, de gnrosit courageuse et de sagesse sereine qui surgissent de lme o communient raison, cur et profondes motions de notre nature humaine dj souleve dun souffle divin, trouve aussi une expression spcifique dans les mots , . Ainsi, dun ct, un travail de tte et, pour ainsi dire, des intuitions mathmatiques, un pur notisme. De lautre ct, une plnitude de vue et de vie, faite de rminiscences et danticipations qui nous lvent au-dessus de la dure et des passions; science unifiant ce quil y a de plus lucide, de plus chaud, de plus intgral dans ltre spirituel et pneumatique que nous sommes.

Dans tous les cas, quil serait trs instructif dtudier successivement (4), les mtaphores les plus contrastantes ont beaucoup nous apprendre si nous savons les assouplir et les concilier. En chacune il y a, de fait et dintention, plus que le sens littral: il y a laffirmation implicite de linaccessible et certaine ralit; il y a le sentiment dune prsence qui nest quimparfaitement reprsente par les mots et les images. Recueillir toutes ces touches pittoresques, ce serait obtenir, non point un chaos, mais un portrait anim, une figure, encore voile, mais vivante et parlante, de cette pense, comme dun tre sans analogue en son intimit essentielle.

B. Tests smantiques et logiques.

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Plus encore que la polyphonie des mtaphores servant suggrer le secret [XX] ineffable de la Pense, do nous avons tir, avec le sentiment dune complexit indfinie, la certitude dune harmonie possible et dune consonance finale, voici maintenant les significations multiples, contrastantes, parfois incommensurables en apparence, qui sattachent simultanment notre mot pense ou ceux qui lui servent dquivalent dans les divers idiomes, comme pour crer la fois de nouvelles difficults et apporter aussi de plus pntrantes lumires.

Prenons les articles de Dictionnaires, dcrivant les acceptions varies de ce vocable si usuel. Au premier aspect, il semble presque que cest un caravansrail. Et lon est tent de croire quen effet, sous le mme son verbal, se placent des dsignations sans rapport entre elles, comme si lhtel des voyageurs et lautel du sacrifice scrivaient de mme ainsi quils se prononcent pareillement. A prendre la succession des dfinitions dans le Dictionnaire de lAcadmie, dans celui de Littr XE "Littr, mile" ou dautres grammairiens ou historiens, dans le Vocabulaire de la Socit franaise de Philosophie, un examen superficiel nous ferait supposer une juxtaposition dsordonne de sens irrductibles une unit organique, une continuit gntique. Mais non, regardons de plus prs: une logique secrte et souvent profonde engendre, rgle, hirarchise les significations les plus htrognes; rien donc de ces simples homonymies qui seraient une mine de calembours.

Dans cette incohrence apparente se cache un lien subtil, une filire dcouvrir. Quil suffise de suggrer ici quelques-uns de ces traits dunion pour nous faire au moins souponner ces gnalogies de sens historiques et logiques. Lacte intellectuel, la facult de le produire, le produit initial et ses divers panouissements, lunit synthtique ou la diversit analytique, les formes concrtes et les prcisions abstraites, ce qui est [XXI] sec dans lentendement, et les grandes gnrosits qui viennent du cur, les intentions vellitaires et les ralisations intelligentes, lintelligible sans dpendance dune vie consciente, llment notique, ou laspect subjectif, etc., tout cela se heurte et pourtant sentresuit; et notre tche sera prcisment de tout ordonner, de tout hirarchiser, sans quaucun lment soit exclu ou demeure dans le chaos.

Mais, rien dexclusif en tout ceci: nous avons retenir ces acceptions diverses; et nous verrons peut-tre que lusage populaire ou savant, toujours tranger lesprit de systme et aux constructions tendancieuses, nous apporte de riches matriaux, des lments vitaux, des ferments philosophiques. En tous ces sens dcoups et jets ple-mle, comme les morceaux dun puzzle, ny a-t-il donc pas lme commune, la seule interprtation qui, mettant tout sa place, dcouvrira lintention unique et totale? Aucun dtail ne la dcle dabord, mais cest tout autre chose quun amas de fragments, quun morcelage dun dessin coll sur une planchette. Il est vrai quil ny a sans doute quune manire demboter les pices, et cest cette unit de la solution que nous avons procurer pour faire de ce dsordre lordre mme de la pense. De mme donc que toutes les mtaphores discordantes qui bourdonnent autour de la pense peuvent former finalement un concert, de mme les dfinitions les plus htrognes russiront sans doute sharmoniser dans une doctrine complte et cohrente de lesprit.

C. Prospections largissant en bas et en haut lenqute philosophique.

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Ce nest pas seulement du langage populaire, de la grammaire ou de la logique spontane que nous avons tirer oppositions prouvantes et suggestions clairantes; cest encore et davantage de la vie affective, des intuitions artistiques, de cette vision [XXII] spculative qui, de faon toute concrte, suscite en tout homme un mtaphysicien et un pote au moins embryonnaire. Sans nous attarder sur ces aspects dont nous aurons montrer les sommets clairs par une rflexion mthodique, nous les notons ds labord pour nous encourager demeurer en contact avec les ralits profondes, en attendant datteindre des formes plus prcises et plus hautes.

Ici galement nous nous heurtons dabord des obstacles qui semblent nous encercler: contradictions internes qui travaillent la pense et mettent, semble-t-il, en conflit, non seulement le rel et lintelligible, mais, au sein de la pense elle-mme, lintelligent et lintellig, lobjet connu et les conditions subjectives de la connaissance, la dualit ncessaire et lunit exige de lintellectum et de lintellectus; bien plus encore, la triple incommensurabilit dune connaissance de lautre en tant quautre, selon la formule scolastique, dune possession de cet autre en tant que ntre et dune dtermination de la pense en tant que forme dun intellect actu par lobjet. Triplicit qui parat fondamentale et dfinitive, autant que reste incoercible lexigence dunit pour la pense consciente de son vu essentiel.

Lhistoire des doctrines (2) a surtout abouti lvidence de ces apories dune mtaphysique abstraite et statique; mais faut-il sen tenir l? Et la philosophie doit-elle senfermer dans la cage tournante de ses concepts et de ses oppositions intestines? Que la pense semble tour tour empreinte de lobjet empirique dans le sujet passif, acte original de la vie subjective, participation relle la forme substantielle et la nature intelligible des tres; quelle apparaisse comme une docilit qui se laisse faire par les choses, comme une initiative productrice et promotrice, comme une union fconde qui lamne se raliser en se transcendant sans cesse [XXIiI] elle-mme, ce sont l sans doute des incompatibilits notionnelles. Cest l pourtant la vie propre de lesprit, la vritable et concrte mtaphysique, sinon en acte, du moins en bauche, en devenir, en faillite mme si lon veut, mais en dsir, en espoir indfectible, en effort incessant. Ab actu inchoato ad posse debiti conatus et ad opus, si non perfectum, saltem perficiendum valet consecutio.

Il y va de toute la science de la pense. Que serait la philosophie si, profitant de la mise en train de la pense par la nature et la spontanit, elle se bornait une rflexion inhibitrice? Assurment son devoir et son bienfait, cest de prvenir les prcipitations et les prsomptions, de susciter les difficults normales et salutaires, de mettre o il faut des btons dans les roues. Mais aussi, elle peut et doit remdier aux maux quelle risque de produire. Nous esprons le montrer: elle surmontera les obstacles dont elle est ne. Ces obstacles, quelle a prciser et lever, elle contribuera les rendre stimulants et bienfaisants en mme temps quelle les fera voir intelligibles et, en un sens, ncessaires.

En mettant en pleine lumire ce quimplique la possibilit et le fait de penser dans un tre born et en qui linachvement et linadquation semblent des limites et des tares indlbiles, mais en sappuyant sur la vrit effective de notre pense vivante, une philosophie attentive aux exigences rationnelles comme la ralit intgrale noncera des problmes de valeur universelle: problmes dont lexamen a t souvent cart par prtention ou dont lexistence est demeure inaperue. On simagine quil suffit de prendre la pense comme un fait enregistrer et utiliser en ses manifestations indfinies; mais non: ce qui importe plus que tout, cest de chercher ce quimplique ce fait, de voir comment il est possible et comprhensible, dexpliquer comment surgissent les difficults du problme de la connaissance, dexposer les [XXIV] fonctions solidaires de notre organisme intellectuel, den mesurer la porte et den apercevoir la finalit. Cest donc une tude gntique et intgrale de la pense qui simpose notre exploration depuis les origines les plus lointaines jusquaux conditions les plus complexes et les plus hautes de son dveloppement. Et au cas o cet achvement semblerait naturellement inaccessible en nous et par nous, il y aura sans doute lieu, pour rendre compte de notre imparfaite pense, dexaminer si est concevable la pense en soi, sans laquelle la pense en nous resterait inintelligible, et si, de quelque manire, nous avons y participer et nous y unir.

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Si dun regard rapide nous revoyons toutes ces significations et ces emplois du mot pense, est-ce limpression de chaos, est-ce celle dune vie et dune fcondit luxuriante qui doit prvaloir? Sans doute cette frondaison est dabord dconcertante; mais ny trouvons-nous pas la justification de notre paradoxe initial: cest un problme que de dfinir la pense, de comprendre les difficults que rencontre une telle tude et de surmonter la pluralit ou mme lincohrence, au profit dune notion unique et organique. Mais en mme temps nous entrevoyons dj la possibilit de justifier notre second paradoxe: le problme de la pense qui rsulte de lapparent chaos de notre vie mentale et de linstabilit mme des sens si variables de ce mot, ce problme nest pas insoluble. Nous avons lespoir de dcouvrir comme le lieu gomtrique o se rencontreront tant dacceptions disparates, tant de fonctions discordantes.

La prospection sommaire laquelle nous venons de nous attacher a dj suffi nous suggrer ces deux remarques essentielles dont sinspirera toute notre recherche. 1 Si des conflits inextricables ont surgi, au point de faire [XXV] abandonner le problme quil nous a paru ncessaire de poser, cest parce que lhabitude de labstraction a fait natre des thories systmatiques, chacune prtendant rester seule matresse du domaine intellectuel, chacune se durcissant en une explication exclusive, chacune considrant la pense son seul point de vue, sans souponner dsormais quil sagit seulement daspects qui, pour tre diffrents, nen sont pas moins compatibles et mme solidaires. Les thses empiristes, rationalistes, idalistes se heurtent en effet lorsque lune ou lautre se pose comme une vrit absolue et exhaustive. Par cette disposition une sorte daccaparement, on limine sans mme sen apercevoir la ralit distincte et originale de la pense, de lesprit dont la fonction est prcisment de rconcilier les tendances ennemies quon avait tort dopposer, sur le terrain notionnel ou ontologique, comme des choses absolument vraies ou absolument fausses, alors quil sagit seulement daliments assimilables et destins tre transubstantis par la pense vivante. 2 Cest donc cette vie de la pense quil nous faut suivre dans son dveloppement rel, dans sa croissance organique; et alors les oppositions qui restaient invincibles dans le domaine des constructions conceptuelles nous apparatront comme ce rythme vital qui est la loi des tres anims, non seulement dans lordre biologique, mais mieux encore et plus parfaitement dans lordre spirituel.

Ce nest que peu peu quune telle mthode se dfinira elle-mme par lapplication progressive qui en manifestera la possibilit, la facilit, la fcondit.

Chemin faisant il y aura lieu de la dfendre contre les mprises, les griefs et les dviations. On devine dj quelle demande de nous une libert dattention et une vue frache et directe qui ne vont pas sans exiger prudence, patience et confiance. Prudence qui nous retient aux affirmations les plus universellement incontestes, [XXVI] vrits tellement simples, communes, partout impliques quon peut les regarder comme des truismes et que le plus souvent on sen dsintresse comme de choses qui vont sans dire, (mais elles vont mieux encore en les disant et en les runissant); et cest de ces laisss pour compte, de ces vrits de tout repos, que nous nous emparerons afin den constituer ce trsor dune philosophie qui, constamment sous-jacente toute civilisation, na dennemi que la prsomption systmatique. Prudence, disions-nous, et aussi patience: car, le danger, cest driger chaque pas des solutions isolables, cest desprer prouver les vrits ou fonder les ralits une une comme si chaque tre formait un tout indpendant des autres dans son individualit close, ou comme si, au contraire, nous pouvions demble, ainsi que le demandait Xnophane, XE "Xnophane" embrasser dun regard lunivers et affirmer dun coup lUn et le Tout. La prudence et la patience; mais aussi la confiance, parce que, malgr la lenteur et lampleur de la recherche, chaque dmarche apporte un sentiment de solidit, un appel de la route mme, une certitude davant et daprs le point acquis et clair. Loin de compromettre ainsi la valeur raliste de la pense en tout son dveloppement, nous ferons voir que ses assises premires participent linbranlable fermet de son couronnement, de mme que son suprme appui ne se passe pas, en nous et pour nous, de ses fondations les plus basses.

Il est si important dapercevoir le sens, les raisons, la porte de notre mthode que, mme avant de lexpliquer et de la justifier par ses applications, nous devons essayer den fournir un aperu pralable. Par une telle admonition, qui ressemble aux criteaux ou aux cartes quon place aux carrefours des chemins, nous allons aider comprendre cette mthode inusite; nous susciterons chez le lecteur dutiles rflexions en cours de route. Nous le prmunirons ainsi contre le risque de recourir ses procds [XXVII] habituels ou ses conclusions toutes faites, alors quil sagit de parcourir un itinraire o ne sont craindre nulle rencontre, nulle inimiti.

Sans mconnatre, sans critiquer les rsistances prvoir ni les difficults qui naissent dhabitudes intellectuelles quun effort de bonne volont ne suffit pas changer ou suspendre, nous exprimons du moins le vu de garder pour notre part et dobtenir une attitude irnique, mme l o les suprmes intrts passionnent lgitimement les esprits. On ne peut empcher les luttes intellectuelles; il faut mme les souhaiter ardentes et approfondies; elles sont normales afin de prvenir lengourdissement, surtout aux poques qui se tournent vers les nouveauts scientifiques et les organisations utilitaires. Pour viser des biens plus hauts, qui dailleurs tiennent sous leur dpendance les intrts subalternes, on ne saurait se rfugier dans ces templa serena qui nont exist que dans limagination de Lucrce XE "Lucrce" . A tous les tages, la vie de la pense est forces en conflit, besoin de conciliation et de subordination. Et ce nest pas au-dessus de la mle, dans des intermondes, cest plutt sous la poussire souleve par les conflits quil nous faut trouver la scurit et la solidit ncessaires pour fonder la science de la pense.

Si dsireux que nous soyons davancer dans une rgion de paix et de concorde active, nous nchapperons sans doute pas en fait cette loi du combat par les ides et pour les ides. Mais cest montrer ce quil y a de normal et de progressif en de tels antagonismes que nous travaillerons sur tous les paliers de notre ascension. Ce ne sont pas seulement les impressions sensibles qui, rsultant dun dsquilibre, sont comme on la prouv dynamogniques. Ce ne sont pas non plus seulement les images qui sont motrices et combattives, les ides qui sont des forces gnratrices; cest, sous la forme concrte o [XXVIII] elle sincarne en nous, la pense qui rsume le dynamisme entier de lunivers; cest elle qui exprime tout notre tre, qui le travaille pour lunifier. Dans cet effort dramatique, elle reoit ou refuse lirradiation du foyer infini dont elle ne peut sempcher dtre claire, mais quelle ne peut accueillir vraiment sans triompher dune lutte intestine. Rien dtonnant, ds lors, si lhistoire de la pense ne peut sachever sans une victoire onreuse dont lexpos, mme le plus impassible, ne peut manquer daller remuer dans les mes plus quune curiosit intellectuelle.

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Mais, avant denvisager le suprme enjeu de la pense et en nous bornant dabord aux proches horizons de toute spculation, nous ne saurions nous dissimuler quune exploration pacifique risque, ft-ce injustement, dmouvoir ceux pour qui la philosophie noffre plus de terra incognita ou qui prtendent sannexer tout champ nouveau dinvestigation. Convenons en effet que toute pense tend par nature se faire centre, se propager, suniversaliser: ds lors quelle vit, elle ne peut demeurer indiffrente ou neutre. Elle a des contacts subir, des heurts prvoir, des conqutes souhaiter. Mais cest un tel effort de confrontation et dassimilation qui, poursuivi sans esprit de contention, devient fcond et pacifiant.

Ici, particulirement, le trac que nous nous sommes assign semble favorable aux plus apaisantes collaborations. Car, dintention et de fait, nous nous mettons le plus possible, par le caractre de notre enqute, labri des accidents. Loin davoir refouler quelquautre doctrine que ce soit, nous esprons procurer aux esprits les plus opposs la satisfaction de voir leurs thses compltes et prolonges plus que refoules; vrai dire nous [XXIX] leur donnerons souvent raison mieux quils ne le comprenaient peut-tre eux-mmes. Prcisment parce que nos recherches se meuvent dans un plan o ne passe aucune des routes dordinaire frquentes, les rencontres ne sont pas redouter. Et mme si nous discutons les questions classiques, cest sans danger de collision. L, en effet, o nous croiserons les directions invitables de la pense, ce sera toujours au-dessous sinon au-dessus des voies accoutumes, sans que nous usions jamais vrai dire de passages niveau.

Cest dans cet esprit quaprs avoir procd, dans les deux premires parties de cette introduction, divers dblaiements ou recueilli certaines vues anticipatrices, nous allons faire quelques sondages comme pour nous assurer du sol ou mme du sous-sol sur lequel nous avons passer: prospection dsirable, non pour btir des architectures dides, mais pour enraciner la pense vivante, pour en suivre la gense, pour tendre les conqutes de lintelligence et de la vie sous le poids mme dune civilisation de plus en plus complexe, de plus en plus onreuse, de plus en plus abaissante ou sublimante.

III - Les traits spcifiques de la mthode adapte une science intgrale de la pense.

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Si le problme de la pense, sous laspect o nous venons de le proposer, est beaucoup dgards indit, cest sans doute parce que la mthode qui laurait spcifi na pas t non plus vue et pratique. Et, comme doctrine et mthode ne sauraient se sparer du point de vue proprement philosophique, cest donc une ncessit pour nous de dfinir le procd intrinsquement indispensable ltude dune question qui, sans une telle mthode technique [XXX], ne pourrait acqurir droit de cit et caractre strictement philosophique.

Sans doute ce nest quen se dveloppant peu peu par le progrs mme de notre investigation quune telle mthode saura se dfinir, se justifier; car toute vritable mthode est vrai dire une science ou une doctrine en acte. Toutefois, pour permettre au lecteur de rflchir chemin faisant sur les procds employer et pour le mettre en garde contre les dviations, il est utile de fournir un aperu pralable du vhicule, de litinraire et du but mme qui vont tre les ntres.

I. Dailleurs le peu que nous avons dit pour faire comprendre le problme qui est poser suggre dj la marche suivre, la procdure employer dans cette tude de la pense considre en son effort dunit et dintgralit. En effet, puisque nous cherchons sil y a, immanente toutes nos penses les plus diverses ou mme les plus contraires, une ralit commune et des lments identiques et permanents, il faut donc quen laissant de ct les oppositions et les applications indfiniment extensibles, nous cherchions ce qui est impliqu en chaque pense et en toute pense, quelque chose de concret qui soit la fois universellement et singulirement prsent, indpendamment des emplois particuliers, des imperfections ou des erreurs. Il faut mme ajouter que les ngations les plus radicales qui se puissent concevoir doivent contenir encore cette prsence, indniable et indlbile, cet invariant trs rel dans la variabilit illimite.

Donc, si le problme que nous cherchons noncer existe vritablement, cest la condition que dans les formes les plus htrognes auxquelles on a pu appliquer le mot pense se retrouve toujours un quid proprium, un quid commune, la prsence effective ou mme efficiente dun dynamisme reliant tous les tats en apparence pars ou mme exclusifs les uns des autres. [XXXI]

Prcisons davantage cette vue qui, par son caractre inattendu ou paradoxal, ne saurait manquer dtre dabord obscure et de provoquer des rsistances ou des doutes. Lon a souvent parl du courant continu de la conscience qui, mme endormie et comme souterraine, ne cesse cependant de conserver son identit dans lombre, la pnombre ou la lumire; et ce flot ininterrompu compose la vivante unit de notre personne. Mais ici cest dautre chose quil sagit. Ce nest plus, en effet, des seuls phnomnes psychologiques que nous cherchons le lien secret et lpanouissement dans la conscience; cest dune connexion plus tendue et plus radicale que nous avons besoin: nous voulons dcouvrir et voir rattaches les unes aux autres les conditions relles et intelligibles qui prcdent, prparent, accompagnent, soutiennent et portent vers leur fin toutes les penses constituant le monde de la nature et de lesprit constamment solidaires en notre reprsentation et peut-tre aussi en leur ralit profonde.

Une science de la pense requiert donc une tude intgrale, non pas simplement des tats de conscience ou de subconscience, mais de tout ce qui rend possibles ou rels ces tats eux-mmes; do ce problme de lextension du domaine de la pense qui comprend aussi bien lordre universel du monde physique lui-mme que le dveloppement de la vie organique et spirituelle. Mthode dimplication en mme temps que dintgration, voil sous quels traits nous apparat dabord le procd quexige, pour tre adquate son objet formel, une tude philosophique de la pense.

Et la force de cette implication, cest de faire dpendre et profiter chacune de nos assertions de dtail et chacune de nos constatations progressives de cette connexion entire sans laquelle ni les donnes relles ne seraient possibles, ni la conscience que nous en prenons ne serait [II] intelligible. Loin de nous borner des considrations fragmentaires en des plans diffrents, nous voulons constamment naffirmer que ce qui est requis par lensemble et extraire des ngations ou des erreurs mmes ce qui les rend possibles, les juge, les condamne pour restituer les affirmations dont elles restent invisiblement grosses.

II. Par l mme se manifeste un caractre plus dcisif de cette mthode qui oriente notre investigation au rebours des dmarches et des initiatives coutumires. Dordinaire, en effet, on sattache aux penses labores en notions comme des matriaux tags par labstraction et on rige ces constructions en lois scientifiques ou en palais dides: do tant de thories partiellement explicatives qui substituent aux donnes singulires et concrtes tout un monde de connaissances reprsentatives et de gnralits thoriques. Or, rien de semblable ne rpond notre dessein; et nos dmarches sont toutes trangres cette procdure. Loin dlever en hauteur [XXXIII] des difices de penses, nous nous retournons toujours en bas, si lon peut dire, vers ces donnes lmentaires, ddaignes comme napprenant rien quon ne sache dj et regardes comme scientifiquement inutilisables. Voil notre butin qui semble modeste et noffusquer personne, au point que ce simplisme indigent na quun tort, dira-t-on peut-tre, celui de ne rencontrer aucun contradicteur, mais non plus aucun disciple, puisquil est, ce semble, sans valeur critique ni intrt philosophique. Cest l cependant une illusion: peut-tre sera-t-on tonn de voir ces vrits partout impliques, ces rebuts jets en arrire de la route intellectuelle former peu peu un ensemble cohrent, nous enrichir mesure que nous les ramasserons et constituer un organisme de certitudes essentielles, celles dont on ne se passe jamais, mais dont on ne saperoit gnralement pas plus que de lair quon respire. Ces vrits foncires composent en effet latmosphre dont vit la pense; et de mme que lair parat invisible par sa transparence et sa simplicit de soi-disant lment primitif (quoiquil ait une couleur, un poids, une complexit, une action vivifiante), de mme ces certitudes natives et constantes o nous baignons peuvent et doivent tre discernes, analyses et riges en une science organique des conditions ncessaires et universelles de la pense.

Ny a-t-il pas dans les tres vivants, outre les phnomnes qutudie le chimiste ou le physiologiste, ce que Claude Bernard XE "Bernard, Claude" appelait une ide directrice, un type qui se ralise selon une norme ou un canon intrieur la structure de lorganisme pour en rgler la forme et la croissance? Semblablement la pense a, ou plutt est une norme, et, comme on et dit autrefois, une cause formelle et substantielle. Cest cette ralit si profonde que nous devons descendre en nos recherches, afin den dcouvrir llan premier, la gense progressive, les aspirations finales. [XXXIV]

Bien plus, car il ne sagit pas dune simple similitude, nos analyses de la pense ne chercheront pas seulement des analogies, elles trouveront des ralisations dj effectues et des promesses anticipatrices dans les inventions que nous offrira la nature vivante ou mme inorganique. Si nous nous faisons bien comprendre, nous appuierons toujours la pense pensante et ses progrs les plus rflchis sur ces incarnations naturelles qui prparent et nourrissent la vie consciente en cela mme quelle a de plus spirituel et de plus idal. Nous ne nous attacherons jamais des ides dracines, des penses en lair, voire des tres pensants dtachs de toute subsistance cosmique ou biologique. Cest dans la nature et par la nature dabord que la croissance de la vie consciente est rendue possible et nous avons toujours rattacher nos penses humaines aux ralits dj notiques qui les soutiennent et qui contribuent les susciter. Toujours donc cest sur les productions relles de la nature progressivement organisatrice que nous fonderons et notre pense et la science que nous pourrons acqurir delle. Non pas que, sous prtexte de regarder vers les conditions lmentaires, nous nous dtournions des vues et des fins suprieures: loin de l; car cest en discernant les ressorts les plus bas du dynamisme de lesprit que nous apercevrons seulement et que nous approcherons les plus hauts degrs de son ascension.

Il faut quau terme de cette tude nous ayons un ensemble dides prcises et cohrentes mettre sous ce nom de pense, dont on a rpt trop souvent quil est indfinissable et quil faut en accepter le mystre sans prtendre rien saisir de ses origines et de sa nature. [xxxv]

Non pas que nous devions faire appel, en pragmatistes, la seule preuve de lefficacit: on ne prouve pas le mouvement en marchant, procd illusoire qui nest quune ptition de principe ou un sophisme de confusion entre la sensibilit et la mtaphysique. Nous ne nous satisferons pas dune preuve en quelque faon empirique; et puisquil sagit la fois dintelligibilit et dintelligence, il nous faudra non seulement constater, mais comprendre la pense comme une vrit qui porte en elle sa lumire et, si lon peut dire, sa pleine lgitimation.

Il ne faudrait donc pas que le mot implication dont nous nous servons pt causer sur ce point une mprise. Lon serait peut-tre tent de croire quen nous contentant de donnes implicites nous revenons des vrits confuses, enveloppes, sans prcision analytique, une sorte de prlogisme ou de prphilosophie qui nous ramnerait au-dessous mme de ce sens commun vhiculant la fois des vrits fondamentales, des prjugs sculaires et des modes transitoires. Nous verrons au contraire que le terme implicite a une signification plus comprhensive et plus haute. Il peut dsigner non plus ce qui est envelopp et inexpliqu, mais ce qui est enveloppant, comprhensif, unifiant; il sapplique non seulement ce qui est sous-jacent lexplicite mais aussi ce qui surpasse lanalyse et la synthse elle-mme, lunit suprieure que les routes discursives entrevoient leur horizon et dont la pense contemplative et unitive se rapproche par les procds qui lui sont propres. [XXXVI]

III. Malgr tout, bien des obscurits et des hsitations sont permises notre lecteur. Et la faon dont les vrits implicites peuvent tre retrouves, prserves des contaminations, relies entre elles sans passer par dartificieuses abstractions, doit paratre nigmatique sinon chimrique. Ce nest quau terme de notre marche que, nous retournant, nous pourrons donner de la mthode employe une justification plus complte. Du moins, pour encourager et soutenir leffort ncessaire au grand voyage que nous entreprenons, pouvons-nous ds prsent nous aider dune image propre faire saisir la diffrence quil y a entre notre marche et celle qui a t le plus communment suivie; et du mme coup nous apercevrons la possibilit paradoxale de rsultats auxquels on aurait cru vain de prtendre.

Lanalyse de nos penses ressemble trop souvent leffort dun auditeur qui entendrait la fois plusieurs concerts mlant leurs sonorits dans le milieu forcment restreint o lair porte les sons. Les ondes sentrecroisent et se superposent. Mme si les orchestres sont des distances trs diffrentes, la peine est grande pour que lattention puisse liminer les notes troublantes au profit de la seule harmonie dont on veut suivre lexcution musicale et cet effort est vain si les orchestres sont galement voisins. Mais voici la Radiophonie. Tant quon avait faire aux vibrations sonores ariennes, le problme de la transmission lointaine et de la distinction analytique des concerts simultans restait insoluble. Il en va tout autrement lorsque lon russit faire moduler par les ondes sonores elles-mmes des ondes hertziennes de priodicits diffrentes qui leur permettent de coexister, et rgles de telle manire quelles puissent tre slectionnes la rception par des filtres lectriques appropris. Il reste alors seulement reconstituer les vibrations ariennes des sons; et la preuve de notre emprise scientifique et industrielle [XXXVII] sur la nature, cest quen effet, travers cette double transposition, le succs opratoire vient prouver que nos analyses et nos synthses sont, sinon vraies, du moins efficaces et rvlent la matrise du savant et du constructeur sur les prodigieuses complexits du milieu foncirement inconnu qui nous entoure. Ainsi voudrions-nous que lanalyse des implications de notre pense, tout en paraissant nous loigner de la promiscuit obvie, des observations ou des systmes philosophiques se heurtant tumultueusement, nous permt une rceptivit beaucoup plus ample, une laboration beaucoup plus suivie et distincte, une restitution beaucoup plus exacte et comprhensive de la symphonie totale de la pense.

Si, dans le domaine des sons, la difficult qui semblait insoluble est surmonte de faon ouvrir un champ virtuellement indfini ltude et lharmonieuse reproduction des ondes dont le nombre dfie limagination, semblablement, et bien davantage encore, lanalyse de nos penses comporte une ampleur, une prcision, une distinction dont la seule ide et paru nagure encore chimrique et presque inconcevable. Davance nous ne saurions fournir une claire et utile description de cette sorte de tlphonie intellectuelle. Cest en pratiquant la mthode dimplication que nous la trouverons lucide, aise mme et instructive, vrifiant ainsi la parole souvent rpte pour [XXXVIII] enhardir les initiatives paradoxales: fac et videbis. Ninsistons donc pas sur des explications prmatures et ne cherchons pas livrer davance des conclusions qui nauront tout leur sens quaprs les dmarches qui nous y auront spontanment conduits. Par l peut-tre nous comprenons, mieux encore que tout lheure, quavec une longueur donde diffrente notre investigation entre dans un monde tranger aux luttes habituelles des ides et des systmes. En nous attachant aux vrits universellement impliques en toute doctrine, en toute pense, nous sortons de la rgion des conflits pour demeurer dans la srnit, comme celle que lon trouve au-dessus de notre atmosphre orageuse ou dans le calme liquide qui, trs peu au-dessous des flots les plus agits, assure aux profondeurs de locan une quitude sans trouble.

Est-ce dire que ces vrits resteront isoles, ainsi que le sont des concerts simultanment donns et perceptibles distinctement les uns des autres grce des rythmes vibratoires diffrents? Nullement; car, sil est bon de discerner dabord la diversit des donnes intelligibles et des initiatives intelligentes, cependant le monde rel ne comporte pas les sparations facticement institues par notre art et notre technique. Aussi laccord de toutes les vrits impliques rsultera-t-il de lanalyse mme qui mettra en vidence leur ralit distincte et leur convergence finale. Pour reprendre la comparaison que nous employions tout lheure, les penses prises dans leurs oppositions de surface ne produisent gure quune cacophonie, ou ne peuvent donner lapparence dune cohrence quau prix dexclusions dans une sorte de milieu artificiellement clos; tandis que les vrits lmentaires, que nous dclerons peu peu en leur puret, suniront comme les parties dune harmonie unique: en apparence elles sembleront dabord une srie de polyphonies indpendantes les unes des autres; mais limpression finale [XXXIX] sera celle dune symphonie o la pense pensante et la pense pense, lintelligible et lintelligence se rpondront de telle sorte que la nature et lesprit ne seront que deux voix sunissant sans jamais se confondre ni se sparer.

Toutefois cet unisson ne saurait tre absolument ralis au point dliminer les discordances de cette rgion o les penses sont exposes se heurter et o se droulent les pripties de notre activit intellectuelle et morale. Sans doute nous devons tendre pacifier les rapports du rel et de lintelligible quon a si souvent et si injustement opposs. Mais nous ne devons mconnatre ni le fait de ces oppositions dpasser, ni loption salutaire ou ruineuse dont nous aurons clairer et prparer lissue invitable et librement dtermine. Et lintelligence doit comprendre ces antagonismes mmes qui sont pour nous loccasion de son exercice et lenjeu de ses victoires. Bien plus, la conclusion que nous pouvons ds maintenant pressentir et faire entrevoir, cest celle qui justifiera linquitude intellectuelle, une attente la fois incurable et inlassable, incurable parce que, dans les conditions prsentes de notre pense, jamais lunit parfaite et stabilisante nest atteinte par une rconciliation de la pense pensante avec son propre objet pens; inlassable cependant, parce que, sans se renier elle-mme et sans mentir ses propres dcouvertes, elle ne peut nier la possibilit, lbauche, la promesse, en voie de ralisation, de cette union entre lintelligible et lintelligence qui, sans spouser encore dans la consommation de leur hymen, sont comme des fiancs srs de leur engagement dfinitif.

A cette condition seulement le problme que nous avons transpos semblera rsoluble, sinon pleinement rsolu. Non, encore une fois, il ne faut pas que le fait de penser reste quelque chose de brut, dopaque, dimpermable la lumire mme de la pense, une sorte dx quil suffirait [XL] dadmettre pour partir de l sans revenir jamais sur ce mystre des origines: ce serait rendre la pense vraiment impensable.

Si nous avons russi montrer que lgitimement la pense nest pas seulement un moyen clairant pour les autres problmes, mais quelle est dabord un problme authentique, le problme des problmes, le problme qui consiste lclairer sur soi, cest quen effet elle est intelligible en son fond. Or pour silluminer ainsi soi-mme elle ne peut rester seule, sans connatre ses propres conditions, sa vie interne, sa fonction suprme; cest--dire que la solution complte dun tel problme implique ltude, ncessairement complmentaire, de ltre et de laction qui sont le support, le ressort de la pense elle-mme.

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Oublions maintenant ces avis prliminaires pour ne garder que limpression dune tche neuve entreprendre et dun enjeu vital gagner. Il sagit dapporter toute notre critique chacun des points de notre parcours. A chaque pas suffira sa place et sa clart; et le vrai danger, cest de considrer les opinions coutumires afin de les mettre prmaturment en accord ou en conflit avec les constatations toutes simples de notre enqute. Nous allons procder minimo sumptu, comme le demandait Leibniz, XE "Leibniz, Gottfried Wilhelm von" en nous contentant de linvitable. Quon ne croie pas pour cela que lesprit scientifique doive mpriser les vrits obvies que nous recueillons chemin faisant. Le propre de cet esprit scientifique est au contraire dcarter tout ce qui est douteux, contest, tout ce qui nest pas ncessaire. Et la philosophie naura un caractre plus pleinement scientifique que dans la mesure o aux considrations et aux vraisemblances hypothtiques elle substituera les affirmations universelles qui rsultent dune ngation [XLI] de toutes les autres solutions; o, dautre part aussi, elle nous ramnera toujours aux ralits positives et des consquences vitales, car la vraie science est celle qui est oprante et vrifie par l mme.

Ds le dbut donc, procdons en examinant ce qui parat llimination la plus radicale qui se puisse concevoir de la pense. Nous allons voir dans cet effort apparatre forcment la prsence immense, totale, de cette ralit notique qui, mme quand elle est incapable de se penser dans lunivers aussi matrialis que possible, nen demeure pas moins une vrit subsistante, une incarnation dj partiellement intelligible, un point de dpart ou mme un ressort pour tout le mouvement qui, du fond des choses les moins immatrielles, lance le monde vers lesprit et lesprit vers la recherche avide et besogneuse de la Pense pure, elle, de qui procde dj ce ttonnement obscur destin lavnement futur de la vie spirituelle et unitive.

Pour toucher au premier problme de fond quimpose ce mystre de la pense, abordons-la sous la forme quil nous faut nommer audacieusement la pense cosmique. [XLII] [XLIII]

PREMIRE PARTIE

- LA PENSEE RELLE HORSDE LA PENSE PENSANTE OU PENSE

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Y a-t-il rellement, en ce qui parat le plus tranger ou mme le plus oppos la conscience ou lide que nous avons spontanment de ce qui est pensable, une pense subsistante, une pense digne de ce nom, et qui ne serait cependant ni pensante, ni rduite quelque chose de pens, une pense qui aurait, si lon peut dire, une sorte dtre physique, comme un ingrdient du monde considr aussi matriellement que possible par un regard critique? Une telle pense est-elle effectivement donne? est-elle mme concevable comme relle et rellement concevable comme possible? Cest ce que nous avons dabord nous demander pour ne laisser en arrire aucune hypothse, ou plutt pour ne pas risquer domettre peut-tre, ds labord, un lment primitif, une condition fondamentale de la pense en soi et en nous.

On a dit maintes fois que le monde est une pense qui ne se pense pas. Qua-t-on entendu et que faut-il entendre par cette pense cosmique dont le nom seul semble un paradoxe, voire un scandale pour beaucoup? Mme quand on nemploie pas cette expression dans le sens littral qui va tre le ntre, et qui na peut-tre jamais t [2] propos en toute sa force prcise, plusieurs se sont tonns de laudace de ce quils estimaient une mtaphore tmraire; et cest cette tmrit que nous avons surpasser.

Signifie-t-on, par ces mots, que cest de notre pense qui le pense ou de la pense divine laquelle il est suspendu que lunivers tire intelligibilit et ralit? Non. Ce nest pas en ce sens seulement que nous avons comprendre une vrit qui, nous lallons voir, est rellement implique dans toutes nos affirmations et toutes nos actions. Loin donc de recourir de simples mtaphores, des analogies lointaines ou une interprtation toute idaliste, nous devons constater comme un fait inluctable, et comme une condition de notre connaissance et mme du devenir total de lunivers, la ralit positive de cette pense antcdente et sous-jacente la pense pensante ou pense. Tche difficile: il est pourtant ncessaire de dceler cette ralit en ce qui semble le plus matriel, en ce qui est immanent dans la nature, en ce qui suscite et organise dj le mouvement stellaire, le principe de la vie et lapparition du psychisme inconscient. Sil y a l des vrits relles, il vaut dautant plus la peine de les constater quon les laisse en arrire de la rflexion philosophique: tirons-les donc de ces dessous ngligs, car elles suffiront peut-tre fournir les premiers lments et asseoir les fondations dun difice de certitudes pourvoyant aux besoins essentiels de la Pense. [3]

Chapitre I La pense cosmique et son double aspect

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Cest un fait, le plus exprimental de tous, cest une ncessit, la plus invitable de toutes, que lunit et la liaison de ce que nous appelons lunivers, le milieu o nous agissons, lensemble cohrent dont, ni pratiquement, ni spculativement, nous ne pouvons absolument nous isoler. Cest une vrit souvent nglige, mais qui pourtant, domine tout, quil y a une interdpendance totale et en mme temps unique. On a beau, par manire de langage, parler de la pluralit des mondes; en fait, il est impossible dadmettre un seul instant des cloisons tanches, des juxtapositions dunivers spars; car cette supposition mme se dment, puisquon ne peut se les reprsenter distincts quen les tenant sous un mme regard ou quen imaginant des barrires dont on doit dire quon ne les installe imaginairement quen impliquant quelles sont [4] en effet fictives et renversables. Nous avons beau partir de notre infime petitesse afin de poursuivre en esprit les bornes fuyantes et toujours recules du prodigieux univers; quelque dilat quil soit, nous atteignons, nous dpassons toujours dun trait les limites provisoires dune imagination qui ne se lasse pas plus de fournir que la nature elle-mme. Et nous avons beau envelopper dun regard de lesprit lunivers entier, quelque vaste quil soit, toujours notre pense, en le concentrant comme une unit quelle domine, sent la fois que le contenant et le contenu restent indfiniment extensibles, sans que nous cessions de les treindre dune prise unique.

I. Or, indpendamment de toute explication, ce fait brut que nul ne peut contester et qui soutient toutes nos habitudes de vie et de pense, comme le cadre, le vinculum, sans lequel tout tomberait en une poussire insaisissable, cest l une ralit qui est de lordre de la pense et que la pense implique au point de ne plus la remarquer, de ne plus sen soucier, de la laisser hors des constatations utilises. Car cette unit globale, cette interdpendance totale, ce sont des vrits non moins que des ralits: vrits, en ce sens quune telle unit dans une telle multiplicit, cest, comme le remarquait Leibniz, XE "Leibniz, Gottfried Wilhelm von" la dfinition mme de laspect immatriel au sein de lexistence la plus matrialise qui se puisse concevoir. Le monde est donc bien une pense subsistante, encore que simplement bauche; non seulement il offre un spectacle qui nous parat dj partiellement intelligible; mais, en dehors de tout spectateur, il tend raliser certaines des conditions dune pense en quelque sorte incarne et positivement subsistante.

De cette vrit imprieuse et fondamentale, qui donc a tir parti? Quel philosophe la mise aux fondements, ou mieux, au cur de sa doctrine? Do vient, malgr lusage invitable dune telle vrit, la prtention qui la [5] laisse inactive, elle cependant qui, peine remarque, est contenue la fois dans notre conscience spontane, dans notre science positive, dans ces certitudes qui composent lontologie naturelle et indestructible sur laquelle repose notre vie autant et plus que notre connaissance?

Donc, pour la rflexion la plus avertie et la plus critique, le monde nous apparat bien sous un aspect dunit totale et cela en diffrents sens quil est ncessaire de discerner et de composer dlibrment les uns avec les autres, de mme quils semblent unis de fait et en droit sans que nous le remarquions. Parmi les rares esprits qui, du point de vue philosophique, (mais sans en tirer tout le parti dsirable), ont not cette foncire implication, Leibniz XE "Leibniz, Gottfried Wilhelm von" nous donne en passant cette juste formule: Jappelle monde, (en parlant de tous les mondes possibles), toute la suite et toute la collection de toutes les choses existantes, afin quon ne dise point que plusieurs mondes pourraient exister en diffrents temps et diffrents lieux; car il faudrait les compter tous ensemble pour un monde, ou, si vous voulez, pour un univers. (Leibniz, Thodice, I, 8).

Mais ce nest pas seulement dans lespace et le temps sous un aspect empirique, ni, subjectivement, pour la pense humaine que la continuit, la cohrence et, si lon peut dire, lunicit du cosmos apparat comme une donne inluctable; cest encore dans lordre des ncessits physiques et pour les exigences de laction humaine, comme un fait positif et proprement scientifique, quune telle vrit simpose; bien plus, cest au regard de lanalyse mtaphysique, par une ncessit intrinsque et rationnelle, que cette solidarit, tout ce qui est pensable et ralisable la requiert comme une condition de lordre universel. (5)

Ainsi, par cette premire vue jete sur le monde que si souvent lon a appel lun et tout, nous sommes comme [6] forcs de reconnatre cette connexion qui en fait une totalit et qui, malgr son intenable extension, ramne sa multiplicit et sa succession une sorte dinterdpendance de tous les moments, de toutes les parties: or, cest l une relative unit qui est contradictoire avec la notion commune de la matrialit et qui apparente manifestement lunivers sous son aspect le plus brut ce qui nous semblait spontanment le caractre mme de la pense, lun dans le multiple, le continu dans le morcel, le permanent dans le successif, lomniprsent dans limpntrable des partes extra partes.

Dj donc, un lment se rvle nous, sans que nous ayons lintroduire de force: il nest pas projet du dedans par notre pense dans les choses. Il nest pas non plus impos du dehors comme une matrialit brute: il est inhrent, intrinsque, constitutif au cur mme de la nature la fois certaine et nigmatique, partiellement opaque et partiellement pntrable lesprit. Ce monde, dont nous ne pouvons jamais renier rellement la certitude spculative et pratique, ne serait donc pas ce que nous le pensons et ce quimprieusement il impose notre action, sans que nous y impliquions cette double affirmation: ce monde subsistant comme un solidum quid, nous le constatons en mme temps que nous le concevons comme une vritable et effective pense la fois diffuse et synergique. Voil le double fait, la double vrit que nul esprit, conscient du contenu et de la porte de ses assertions, ne supprime ni ne conteste. Lunivers, ce premier point de vue et sous cette forme dtre, est donc dj une pense, faut-il dire bauche, dgrade, ou en qute delle-mme? Cest ce que la suite aura nous apprendre. Mais, dj, tenons pour irrvocable cette certitude de ce que, pour abrger, nous pouvons appeler quelque chose didalement rel ou de rellement idal: nous aurons bientt sans doute prciser et mieux nommer cette donne qui [7] nous demeure encore ambigu, toute irrcusable quelle est.

II. Pourtant, en raison de cette ambigut mme, navons-nous pas craindre dtre dupes dune illusion? Le monde est et il est une pense, venons-nous de dire, sous la force dune sorte de ncessit. Mais une autre ncessit ne nous contraint-elle pas immdiatement nous raviser et recevoir des faits et dune rflexion plus attentive un dmenti formel? Absolument parlant, le monde nest pas, car il nest ni un en soi, ni totalis en aucun moment de la dure, en aucun point pas plus que dans lensemble de sa mystrieuse tendue. Il nest pas, puisquil devient sans cesse et que ce devenir est, selon lantique expression, un non-tre ml dtre, sans que jamais le triage puisse soprer entre ces deux choses quon ne sait mme comment appeler distinctement puisquelles sont plus que des aspects, moins que des lments. Ici donc surgit forcment un nouveau problme. Nous ne pouvons renier nos premires constatations positives; mais nous ne pouvons nous y tenir, et toute ralit, toute pense relative au monde nous imposent dautres constatations qui semblent dabord incompatibles avec les prcdentes.

Quels sont donc ces faits partout impliqus, et quest-ce quils impliquent leur tour?

Loin dtre un et homogne comme lavait imagin Parmnide XE "Parmnide" sous lintrpide lan dune dialectique confusment idaliste et raliste, le cosmos nest ni un bloc compact o tout serait identique, ni (concept contradictoire) une unit infiniment tale. Il nest donn, il nest pens que sous les espces de la multiplicit, de la varit, du changement. A tort on prtendait lexpliquer par la rduction des diffrences au pur identique: cest cette explication, censment rationnelle, qui est lirrationnel mme; et le rel, qui soffre comme diversifi linfini, nous ouvre [8] par ces diffrenciations la seule voie possible vers lintelligibilit. Comprenons bien cette implication si mconnue et si salutaire pour la pense.

Comment, toutefois, affirmer, comme tout lheure, lunicit de lunivers, et reconnatre, comme maintenant, la multiplicit intestine et indfinie qui fait de lui le rgne en apparence chaotique du devenir? Si lon aperoit l une sorte de contradiction, cest que lon transforme indment des donnes concrtes et solidaires en pures entits, solidifies en tres rels et rendues par l antitypiques. On peut, on doit, avec Aristote, XE "Aristote" dire que le mouvement est le fait universel: est-ce dire pour cela que le concept du mouvement, analys en sa teneur abstraite comme sil tait le rel lui-mme en sa subsistance physique, doive se substituer aux choses mouvantes dont le contenu nest jamais rductible la mobilit ni surtout expliqu par elle? Ainsi, sans rien retirer de ce quil nous a fallu affirmer, non de lunit et de la totalit, mais de lunicit et de luniversalit du monde, nous avons maintenir la pluralit, lhtrognit, les diffrenciations quantitatives et qualitatives quil comporte sans limites assignables; et ce sont l des assertions qui, en fait, conditionnent toute donne positive, toute recherche scientifique, toute pense distincte. (6)

Mais suffit-il de subir ces vidences quasi brutales? ont-elles pas une relation utile et clairante avec les faits et les vrits qui dabord avaient pu choquer notre rflexion discursive? Cest ce qu prsent nous devons chercher comprendre au moins partiellement.

III. A examiner de prs, pour le ramener ses justes proportions, le fait qui apparat dsormais comme symtriquement inverse et profondment solidaire de cette pense cosmique totalement rpandue dans lunivers entier pour y faire courir comme un frisson unique, quy voyons-nous de surprenant autant que de banal? Une pluralit [9], bien plus, une diversit, bien plus encore, une htrognit qualitative dont ce vaste monde est compos au point quon a pu le dfinir: un passage incessant et organis de lhomogne lhtrogne. Est-ce l une donne brute subir, un de ces contrastes accepter, sans chercher comprendre cette trange loi de lopposition constamment renaissante lencontre de la tendance vers lunit et lidentit, o, nous venons de le rappeler, certains veulent voir le seul principe de toute explication relle et de tout achvement idal? Non pas; car cest tout le contraire qui se trouve impliqu dans les dmarches de la nature comme dans lintelligence docile lenseignement des faits et la loi de ses propres exigences.

Prcisment parce que le monde nest et ne peut pas tre un tout suffisant, il ne saurait demeurer stable, satur, immobile, compact, tout identique lui-mme. Cest sa tendance mme vers lunit et lachvement qui dtermine la diversification des moyens, le devenir multiforme, la pluralit des initiatives, et toute cette histoire infiniment poursuivie non plus seulement sous la loi dun dterminisme stabilisateur, mais sous celle dun dynamisme propulseur qui domine toutes les sciences, comme toute la nature, selon une formule dentropie et dirrversibilit.

Ds longtemps, lon avait remarqu quune perfection plus haute ne peut tre imite ou atteinte quau prix de tentatives multiples ou dtres diversifis; car ce qui est vraiment un, simple, parfait, implique une richesse intrieure dont les formes infrieures dexistence ne sauraient reproduire que partiellement la beaut suprieure. Cette loi se vrifie par tout leffort de la nature et il nous reste ici mieux comprendre comment et pourquoi ce morcellement du monde en devenir, tout en rsultant dune imperfection congnitale, et tout en paraissant compromettre [10] son intelligibilit et son excellence, est, au contraire, lheureuse invention qui ouvre les voies ascensionnelles de la vie et de la pense.

Si donc nous avons dj entrevu comment la multiplicit mme de lunivers et son mobilisme irrversible, qui lemporte vers des fins imprvisibles, sont une consquence normale du caractre contingent du cosmos, nous devons prsent tirer de cette connexion un enseignement nouveau et dcouvrir le rythme mme qui constitue le ressort de la pense. Cest de cette gense quil nous faut nous rendre compte ds ses plus lointaines origines.

IV. Il semblerait dabord que la multiplication des aspects que nous appelons des phnomnes, des qualits, ou mme des tres empiriquement fournis notre science ou nos industries, devienne un obstacle de plus en plus insurmontable, comme une contradiction invincible cette tendance vers lunit, lintelligibilit, la solidarit qui paraissent la condition dsirable de la ralit du monde et le but de notre pense. Sans doute, la complexit toujours croissante de la science et de la civilisation humaine qui nous rvlent des horizons toujours reculs en tous les sens semble rendre de plus en plus inaccessible cet idal dordre simple, unique, fixe que les Anciens avaient espr faire tenir dans leur pense, comme ils le croyaient plus ou moins ralis dans la nature, en prenant pour modle la rgularit apparente des mouvements clestes. Mais cest une interprtation tout oppose des faits qui, ici encore, simpose nous. Restons tout proche des donnes quil sagit de constater en leurs relations certaines et en leurs implications troitement concertes. Cest parce que le monde ne peut tre un tout, unique et suffisant, que, renonant un effort incapable daboutir, la nature tourne, pour ainsi dire, la difficult, insurmontable par la voie directe. Prenant donc une mthode tout oppose celle de la spculation moniste et des extrapolations [11] factices que nous serions tents de lui supposer et de lui appliquer, elle cherche lunit et luniversalit par cette diversification mme quon pouvait croire un chec dfinitif. Comment cela? Considrons ce quimplique la varit mme des qualits ou des tres que multiplie le devenir. Pour tre prcisment spcifies en leur singularit individuelle et mouvante, ces formes dexistence et de connaissance comportent deux traits symtriques. Dune part, il y a dj en elles une dtermination qui en fait une unit relative, une sorte de quiddit originale, quelque chose de plus dfini que ne saurait ltre lunivers entier en son devenir illimit et en quelque manire amorphe. Cest donc l un progrs vers une forme de ralit dj plus subsistante parce quelle est plus une et plus formellement dtermine. Et cest encore quelque chose de plus adapt, de plus apparent la pense, un objet plus assimilable notre pense mme qui trouve en lui du rel pensable, ou, mieux encore, du pensable ralis. Dautre part, on ne saurait isoler cette bauche dunit singulire, ds lors quon la considre, non point comme une entit abstraitement isole pour les besoins de la science, mais comme une donne concrte qui, par son existence singulire elle-mme, est insre dans le devenir total.

Il ny a point de cloche pneumatique qui vaille en mtaphysique; et mme dans les sciences exprimentales, lisolation nest jamais que relative: si elle carte certains phnomnes pour en mettre dautres en plus pure vidence, elle ne coupe jamais tous les liens qui rattachent le moindre des faits des influences innombrables et invitables. Aucun effort, pratique ou thorique, ne russit, ni en fait ni en droit, arracher de la connexion cosmique quelque point que ce soit: liaison infrangible qui emporte chaque chose singulire avec tout le reste et la dtermine par tout le reste, en mme temps que cette chose partialise agit et ragit sur tout ce dont elle est passive. [12]

V. Nous navons pas encore puis le sens paradoxal de cette recherche de lunit relle et intelligible par le recours la diversit et la singularit. Nous devons mme avouer prsent quen parlant comme nous venons de le faire, nous avons partiellement subi le prestige de fausses apparences et dhabitudes secouer comme des prjugs.

Voici en effet quune palinodie, analogue ou symtrique au dmenti que nous avions d tout lheure nous infliger, est requise de nous par une sincrit attentive. En fait et en droit, disions-nous, le monde navait pu, dans son ensemble, tre pos absolument, comme une donne totalement ralise et unifie: eh bien, maintenant, le refuge de la multiplicit et des existences partielles, o nous avions cru trouver asile et solution, doit nous tre interdit, tout au moins sous la forme rudimentaire o il se prsentait nous. Car, ce sont ces lments, ce sont les individualits singulires, les qualits en apparence dfinies comme des simples et des irrductibles, oui, ce sont ces prtendues composantes non composes, ces soi-disant atomes de substance, ces phnomnes crus sparables, ces entits qualitatives ou logiques, ces suppts censment atomiques ou subjectifs qui seffondrent sous un regard savant ou critique. Pas plus que linfiniment grand, linfiniment petit nest stabilisable, nest attingible, nest ni donn en fait, ni pens, ni concevable rellement. Ce nest pas en retournant la lunette quon dcouvrira dans la tnuit du spectacle le secret quaucun tlescope ne rvlera. Si donc nous avons d dnoncer, comme une erreur premire et empoisonnante, lidole du monde affirm comme Un et Tout, cest une autre idole, plus subtilement dissimule, plus frauduleusement nocive, que celle de parties lmentaires et isolables absolument.

Tout lheure, du bluff dun Univers unique, unifi et hypostasi, nous avions t rejets vers la multiplicit des [13] fragments distincts et qualifis. Or, en ce qui nous semblait la voie du salut pour la pense, il se trouve un autre bluff plus insidieux auquel, sous des apparences modestes, bien peu chappent depuis Hraclite XE "Hraclite" qui en avait eu le sentiment, alternativement pousss que nous sommes, comme par un jeu de raquettes, entre un faux universel et un faux singulier. Pas plus que nous ne pouvons concevoir le monde sans le mettre en morceaux et sans le particulariser, nous ne saurions voir et penser les parties sans les solidariser et les mettre en rapport avec luniversel. Toute philosophie qui fait abstraction de ces vrits omet des implications certaines et ncessaires; elle reste inconsciente des ralits naturelles comme des conditions invitables et des devoirs de probit de la pense.

Mais, malgr ce chass-crois de difficults, rassurons-nous. Lalternance des coups de raquette nentrane pas les volants dans la strilit dun mouvement cyclique. Il sagit dune propulsion alternative dont les phases sont en effet irrversibles; et notre tude de la pense consistera prcisment dcrire, expliquer ce processus auquel participent en commun la nature et lesprit. Nous naurons donc pas renier lune ou lautre des deux tendances qui dabord peuvent paratre antagonistes, mais qui, par leur irrductibilit mme, suscitent un progrs, des risques, un problme suprme dont nous aurons justement prparer lnonc en cherchant les conditions dune solution.

Sans trop anticiper, maintenons donc, ds prsent, que ce nest pas tort, ni en vain, que lunit cherche dans le monde et impossible y trouver est plus fructueusement poursuivie par la route paradoxale dune pluralit dtres, de vivants, de conscience