la passe-miroir, tome 1 : les fiancés de...
TRANSCRIPT
Auprintemps2012,GallimardJeunesse,RTLetTéléramaontlancéungrandconcoursouvertàtousceuxquirêvent
d’écrirepourlajeunesse.Parmiles1362textesreçus,unjurycomposéd’éditeurs,d’auteurs,dejournalistes,delibraireset
dupublicadésignélegagnantenjuin2013.C’estcelivrequevousavezaujourd’huientrelesmains.
Bribe
Aucommencement,nousétionsun.MaisDieunous jugeait impropres à le satisfaire ainsi, alorsDieu s’estmis à nous diviser.Dieu
s’amusaitbeaucoupavecnous,puisDieuselassaitetnousoubliait.Dieupouvaitêtresicrueldanssonindifférencequ’ilm’épouvantait.Dieusavaitsemontrerdoux,aussi,etjel’aiaimécommejen’aijamaisaimépersonne.Jecroisquenousaurionstouspuvivreheureuxenunsens,Dieu,moietlesautres,sanscemaudit
bouquin. Ilmerépugnait. Je savais le lienquimerattachaità luide laplusécœurantedes façons,maiscettehorreur-làestvenueplustard,bienplustard.Jen’aipascompristoutdesuite,j’étaistropignorant.J’aimaisDieu,oui,maisjedétestaiscebouquinqu’ilouvraitpourunouioupourunnon.Dieu,lui,
çal’amusaiténormément.QuandDieuétaitcontent,ilécrivait.QuandDieuétaitencolère,ilécrivait.Etunjour,oùDieusesentaitdetrèsmauvaisehumeur,ilafaituneénormebêtise.Dieuabrisélemondeenmorceaux.
Lesfiancés
L’archiviste
On dit souvent des vieilles demeures qu’elles ont une âme. Sur Anima, l’arche où les objetsprennentvie,lesvieillesdemeuresontsurtouttendanceàdévelopperunépouvantablecaractère.Le bâtiment desArchives familiales, par exemple, était continuellement demauvaise humeur. Il
passaitsesjournéesàcraqueler,àgrincer,àfuiretàsoufflerpourexprimersonmécontentement.Iln’aimaitpaslescourantsd’airquifaisaientclaquerlesportesmalferméesenété.Iln’aimaitpaslespluiesquiencrassaientsagouttièreenautomne. Iln’aimaitpas l’humiditéqui infiltrait sesmursenhiver.Iln’aimaitpaslesmauvaisesherbesquirevenaientenvahirsacourchaqueprintemps.Mais,par-dessustout,lebâtimentdesArchivesn’aimaitpaslesvisiteursquinerespectaientpasles
horairesd’ouverture.C’estsansdoutepourquoi,encepetitmatindeseptembre,lebâtimentcraquelait,grinçait,fuyaitet
soufflaitencoreplusqued’habitude.Ilsentaitvenirquelqu’unalorsqu’ilétaitencorebeaucouptroptôtpourconsulter lesarchives.Cevisiteur-lànese tenaitmêmepasdevant laported’entrée,sur leperron,envisiteurrespectable.Non,ilpénétraitdansleslieuxcommeunvoleur,directementparlevestiairedesArchives.Unnezétaitentraindepousseraubeaumilieud’unearmoireàglace.Lenezallaitenavançant.Ilémergeabientôtàsasuiteunepairedelunettes,unearcadesourcilière,
unfront,unebouche,unmenton,desjoues,desyeux,descheveux,uncouetdesoreilles.Suspenduaumilieudumiroirjusqu’auxépaules,levisageregardaàdroite,puisàgauche.Lapliured’ungenouaffleuraà son tour,unpeuplusbas, et remorquauncorpsqui s’arracha toutentierde l’armoireàglace,commeill’auraitfaitd’unebaignoire.Unefoissortiedumiroir,lasilhouetteneserésumaitplusqu’àunvieuxmanteauusé,unepairedelunettesgrises,unelongueécharpetricolore.Etsouscesépaisseurs,ilyavaitOphélie.Autour d’Ophélie, le vestiaire protestait maintenant de toutes ses armoires, furieux de cette
intrusionqui bafouait le règlement desArchives.Lesmeubles grinçaient des gonds et tapaient despieds. Les cintres s’entrechoquaient bruyamment comme si un esprit frappeur les poussait les unscontrelesautres.Cettedémonstrationdecolèren’intimidapasOphélie lemoinsdumonde.Elleétaithabituéeà la
susceptibilitédesArchives.–Toutdoux,murmura-t-elle.Toutdoux…Aussitôt, les meubles se calmèrent et les cintres se turent. Le bâtiment des Archives l’avait
reconnue.Ophéliesortitduvestiaireetrefermalaporte.Surlepanneau,ilyavaitécrit:
ATTENTION:CHAMBRESFROIDES
PRENEZUNMANTEAULesmains dans les poches, sa longue écharpe à la traîne,Ophélie passa devant une enfilade de
casiers étiquetés : « registre des naissances », « registre des décès », « registre des dispenses deconsanguinité»,etainsidesuite.Ellepoussadoucementlaportedelasalledeconsultation.Déserte.Lesvoletsétaientfermés,maisilslaissaientpénétrerquelquesraisdesoleilquiéclairaientunerangéedepupitresàtraverslapénombre.Lechantd’unmerle,danslejardin,semblaitrendrecetteéchappée
delumièrepluslumineuseencore.IlfaisaitsifroidauxArchivesqueçadonnaitenvied’ouvrirtouteslesfenêtrespourfaireentrerl’airtièdedudehors.Ophélierestaimmobileunmomentdansl’encadrementdelaporte.Elleobservalesfilsdesoleil
qui glissaient lentement sur le parquet au fur et à mesure que le jour se levait. Elle respiraprofondémentleparfumdesvieuxmeublesetdupapierfroid.Cetteodeur,danslaquellesonenfanceavaitbaigné,Ophélienelasentiraitbientôtplus.Elle se dirigea à pas lents vers la loge de l’archiviste. L’appartement privé était protégé par un
simple rideau.Malgré l’heurematinale, il s’en dégageait déjà un puissant arôme de café.Ophélietoussadanssonécharpepours’annoncer,maisunvieilaird’opéraenrecouvritlebruit.Elleseglissaalors par le rideau. Elle n’eut pas à chercher loin l’archiviste, la pièce faisant à la fois office decuisine,deséjour,dechambreetdecabinetdelecture:ilétaitassissursonlit,lenezdansunegazette.C’était unvieil hommeavecdes cheveuxblancs enbataille. Il avait coincé sous son sourcil une
louped’expertisequi luifaisait l’œilénorme.Ilportaitdesgantsainsiqu’unechemiseblanchemalrepasséesoussonveston.Ophélietoussaencoreunefois,maisilnel’entenditpasàcauseduphonographe.Plongédanssa
lecture,ilaccompagnaitlepetitaird’opéraenchantonnant,pastrèsjusted’ailleurs.Etpuis,ilyavaitaussi le ronflement de la cafetière, les gargouillis du poêle et tous les petits bruits habituels dubâtimentdesArchives.Ophélies’imprégnadel’atmosphèreparticulièrequirégnaitdanscetteloge:lesfaussesnotesdu
vieil homme ; la clarté naissante du jour filtrant à travers les rideaux ; le froissement des pagestournéesavecprécaution;l’odeurducaféet,untonendessous,leparfumdenaphtalined’unbecdegaz.Dansuncoindelapièce,ilyavaitundamierdontlespiècessedéplaçaienttoutesseules,commesideuxjoueursinvisibless’affrontaient.ÇadonnaitenvieàOphéliedenesurtouttoucheràrien,delaisserleschosesenl’état,derebrousserchemin,depeurd’abîmercetableaufamilier.Pourtant, elle devait se résoudre à briser le charme. Elle s’approcha du lit et tapota l’épaule de
l’archiviste.–Nomdidjou!s’exclamat-ilensursautantdetoutsoncorps.Tunepourraispaspréveniravantde
tombersurlesgenscommeça?–J’aiessayé,s’excusaOphélie.Elle ramassa la louped’expertisequiavait roulé sur le tapiset la lui rendit.Elleôtaensuite son
manteauquil’enveloppaitdepiedencap,débobinasoninterminableécharpeetdéposaletoutsurledossier d’une chaise. Il ne resta plus d’elle qu’une forme menue, de lourdes boucles brunes malattachées,deuxrectanglesdelunettesetunetoilettequiauraitmieuxconvenuàunedameâgée.– Tume viens encore du vestiaire, hein ? grommela l’archiviste en nettoyant sa loupe avec sa
manche.Cette fixettedepasser lesmiroirsàdesheures indues!Tusaisbienquemabicoquea lesvisitessurprisesenallergie.Undecesjours, tuvasteprendreunepoutresurlatête,quetul’aurasbiencherché.Savoixbourruefaisait frémirdeuxsuperbesmoustachesquis’évadaient jusqu’auxoreilles.Ilse
levalaborieusementdulitetempoignalacafetière,marmonnantunpatoisqueluiseulparlaitencoresurAnima.À force demanipuler des archives, le vieil hommevivait complètement dans le passé.Mêmelagazettequ’ilfeuilletaitdataitd’undemi-siècleaumoins.–Unejattedecafé,fille?L’archiviste n’était pas un homme très sociable, mais chaque fois que ses yeux se posaient sur
Ophélie,telsqu’ilslefaisaientàcetinstant,ilssemettaientàpétillercommeducidre.Ilavaittoujourseuunfaiblepourcettepetite-nièce, sansdouteparceque,de toute la famille,elleétaitcellequi luiressemblaitleplus.Aussidésuète,aussisolitaireetaussiréservéequelui.Ophéliefitouidelatête.Elleavaitlagorgetropserréepourparler,là,maintenant.
Legrand-oncleleurremplitàchacununetassefumante.–J’aieuunpetittéléphonageavectamaman,hierausoir,mâchonna-t-ildanssesmoustaches.Elle
étaittellementexcitéequejen’aipassaisilamoitiédesajacasserie.Maisbon,j’aicomprisl’essentiel:tuvasenfinpasseràlacasserole,ondirait.Ophélieacquiesçasansmotdire.Legrand-onclefronçaaussitôtsesénormessourcils.–N’allongepascettetête,s’ilteplaît.Tamèret’atrouvéunbonhomme,iln’yaplusrienàredire.Illuitenditsatasseetserassitlourdementsursonlit,faisantgrincertouslesressortsdusommier.–Posetesfesses.Ilfautqu’oncausesérieux,deparrainàfilleule.Ophélietiraunechaiseverslelit.Elledévisageasongrand-oncleetsesflamboyantesmoustaches
avecunsentimentd’irréalité.Elleavaitl’impressiondecontempler,àtraverslui,unepagedesaviequ’onluidéchiraitjustesouslenez.–Jemedoutebienpourquoitumelouchesdessusainsi,déclara-t-il,saufque,cettefois,c’estnon.
Tes épaules tombantes, tes lunettesmoroses, tes soupirs demalheureuse comme les pierres, tu lesrangesauplacard.(Ilbranditlepouceetl’index,touthérissésdepoilsblancs.)Deuxcousinsquetuasdéjà rejetés ! Ils étaient moches comme des moulins à poivre et grossiers comme des pots dechambre,jeteleconcède,maisc’esttoutelafamillequetuasinsultéeàchaquerefus.Etlepis,c’estquejemesuisfaittoncomplicepoursabotercesaccordailles.(Ilsoupiradanssesmoustaches.)Jeteconnaiscommesi je t’avais faite.Tuesplusarrangeantequ’unecommode,à jamais sortirunmotplushautque l’autre,à jamaisfairedecaprices,maisdèsqu’on teparledemari, tuespirequ’uneenclume!Etpourtant,c’estdetonâge,quelebonhommeteplaiseounon.Situneterangespas,tufinirasaubandelafamilleetça,moi,jeneveuxpas.Lenezdanssatassedecafé,Ophéliedécidaqu’ilétaitgrandtempspourelledeprendrelaparole.–Vousn’avezaucuneinquiétudeàavoir,mononcle.Jenesuispasvenuevousdemanderdevous
opposeràcemariage.Aumêmeinstant,l’aiguilleduphonographesepritaupièged’unerayure.L’échoenboucledela
sopranoemplittoutelapièce:«Sije…Sije…Sije…Sije…Sije…»Legrand-oncleneselevapaspourlibérerl’aiguilledesonornière.Ilétaittropabasourdi.–Qu’est-cequetumebarbotes?Tuneveuxpasquej’intervienne?–Non.Laseulefaveurquejesuisvenuevousdemanderaujourd’hui,c’estl’accèsauxarchives.–Mesarchives?–Aujourd’hui.«Sije…Sije…Sije…Sije…»,bégayaitletourne-disque.Legrand-onclehaussaunsourcil,sceptique,sesdoigtsfarfouillantsesmoustaches.–Tun’attendspasdemoiquejeplaidetacauseauprèsdetamère?–Çaneserviraitàrien.–Niquejefassefléchirtonfaiblarddepère?–Jevaisépouserl’hommequ’onachoisipourmoi.Cen’estpaspluscompliquéquecela.L’aiguilledutourne-disquesursautaetpoursuivitsonbonhommedechemintandisquelasoprano
clamaittriomphalement:«Sijet’aime,prendsgardeàtoi!»Ophélieremontaseslunettessursonnezetsoutintleregarddesonparrainsansciller.Sesyeuxà
elleétaientaussibrunsquesesyeuxàluiétaientdorés.–À la bonneheure ! souffla le vieil homme, soulagé. Je t’avoueque je te croyais incapable de
prononcercesmots. Iladûsacrément te taperdans l’œil, lebonhomme.Crachelemorceauetdis-moiquic’est!Ophélieselevadesachaisepourdébarrasserleurstasses.Ellevoulutlespassersousl’eau,mais
l’évier était déjà rempli à ras bord d’assiettes sales. En temps normal, Ophélie n’aimait pas leménage,maiscematin,elledéboutonnasesgants,retroussasesmanchesetfitlavaisselle.
–Vousneleconnaissezpas,dit-elleenfin.Son murmure se noya dans l’écoulement de l’eau. Le grand-oncle arrêta le phonographe et
s’approchadel’évier.–Jenet’aipasentendue,fille.Ophéliefermalerobinetuninstant.Elleavaitunevoixensourdineetunemauvaiseélocution,elle
devaitsouventrépétersesphrases.–Vousneleconnaissezpas.–Tuoubliesàqui tu t’adresses ! ricana legrand-oncleencroisant lesbras. Jene sorspeut-être
jamaislenezdemesarchives,maisjeconnaisl’arbregénéalogiquemieuxquepersonne.Iln’estpasundetespluslointainscousins,depuislavalléejusqu’auxGrandsLacs,dontj’ignorel’existence.–Vousneleconnaissezpas,insistaOphélie.Ellefrottauneassietteavecsonéponge,leregarddanslevide.Touchertoutecettevaissellesans
gantsdeprotectionluifaisaitremonterletempsmalgréelle.Elleauraitpudécrire,jusqu’aumoindredétail, tout ce que son grand-oncle avait mangé dans ces assiettes depuis qu’il les possédait.Habituellement, en bonne professionnelle,Ophélie nemanipulait pas les objets des autres sans sesgants,mais songrand-oncle luiavaitapprisà lire icimême,danscetappartement.Elleconnaissaitpersonnellementchaqueustensilesurleboutdesdoigts.–Cethommen’estpasdelafamille,annonça-t-elleenfin.IlvientduPôle.Unlongsilencesuivit,seulementperturbéparlegargouillisdescanalisations.Ophélieessuyases
mainsdanssarobeetregardasonparrainpar-dessusseslunettesenrectangles.Ils’étaitsoudaintassésur lui-même, à croirequ’il venait de seprendrevingt ans sur les épaules.Sesmoustaches étaientretombéescommedesdrapeauxenberne.–C’estquoicebrol?souffla-t-ild’unevoixblanche.– Je n’en sais pas plus, dit doucement Ophélie, sinon que, d’après maman, c’est un bon parti.
J’ignoresonnom,jeneconnaispassonvisage.Legrand-oncles’enallacherchersaboîteàprisersousunoreiller,enfournaunepincéedetabac
aufonddechaquenarineetéternuadansunmouchoir.C’étaitsamanièreàluides’éclaircirlesidées.–Ildoityavoiruneerreur...–C’estcequejevoudraiscroireaussi,mononcle,maisilsembleraitqu’iln’yenaitaucune.Ophélie laissaéchapperuneassiette,quisebrisaendeuxdansl’évier.Elle tendit lesmorceauxà
son grand-oncle ; il les serra l’un contre l’autre, et l’assiette cicatrisa aussitôt. Il la posa surl’égouttoir.Legrand-oncleétaitunAnimisteremarquable.Ilsavaitabsolumenttoutrafistolerdesesmainset
lesobjetslesplusimprobablesluiobéissaientcommedeschiots.–Ilyaforcémentuneerreur,dit-il.Toutarchivistequejesuis,jen’aijamaisentenduparlerd’un
mélangeaussicontrenature.MoinslesAnimistesontdecommerceaveccesétrangers-là,mieuxilsseportent.Pointfinal.–Etpourtant,cemariageauralieu,murmuraOphélieenreprenantsavaisselle.–Maisquelleépinglevousapiquées,tamèreettoi?s’exclamalegrand-oncle,effaré.Detoutes
les arches, le Pôle est celle qui traîne la plus mauvaise réputation. Ils ont des pouvoirs qui vousdétraquentlatête!Cen’estmêmepasunevraiefamille,cesontdesmeutesquisedéchirententreelles!Est-cequetusaistoutcequ’onraconteàleursujet?Ophéliecassaunenouvelleassiette.Toutàsacolère, legrand-oncleneserendaitpascomptede
l’impactquesesparolesavaientsurelle.Ilauraiteudumal:Ophélieétaitdotéed’unvisagelunaire,oùlesémotionsremontaientrarementjusqu’àlasurface.–Non,dit-elleseulement,jenesaispascequ’onraconteetçanem’intéressepas.J’aibesoind’une
documentationsérieuse.Laseulechosequejesouhaitedonc,sivouslevoulezbien,c’estl’accèsaux
archives.Legrand-onclereconstitual’autreassietteetlaposasurl’égouttoir.Lapiècesemitàcraqueretà
grincerdespoutres;lamauvaisehumeurdel’archivistesecommuniquaitàtoutlebâtiment.–Jenetereconnaisplus!Tufaisaispleindechichisavectescousinsetmaintenantqu’ontecolle
unbarbareaufonddulit,tevoilàtouterésignée!Ophéliesefigea,l’épongedansunemain,unetassedansl’autre,etfermalesyeux.Plongéedans
l’obscuritédesespaupières,elleregardaaufondd’elle-même.Résignée?Pourêtrerésignée,ilfautaccepterunesituation,etpouraccepterunesituation,ilfaut
comprendre le pourquoi du comment. Ophélie, elle, ne comprenait rien à rien. Quelques heuresauparavant, elle ne se savait pas encore fiancée. Elle avait l’impression d’aller au-devant d’unprécipice, de ne plus s’appartenir du tout. Quand elle risquait une pensée vers l’avenir, c’étaitl’inconnu à perte de vue. Abasourdie, incrédule, prise de vertiges, ça oui, elle l’était, comme unpatientàquil’onvientdediagnostiquerunemaladieincurable.Maisellen’étaitpasrésignée.– Non, décidément, je n’imagine pas le bazar, reprit le grand-oncle. Et puis, qu’est-ce qu’il
viendraitfairedanslecoin,cetétranger?Ilestoùsonintérêt,là-dedans?Sauftonrespect,fille,tun’espaslafeuillelaplusavantageusedenotrearbregénéalogique.Jeveuxdire,c’estjusteunmuséequetutiens,pasuneorfèvrerie!Ophélie laissa tomber une tasse. Ce n’était ni de la mauvaise volonté ni de l’émotivité, cette
maladresseétaitpathologique.Lesobjetsluifilaientcontinuellemententrelesdoigts.Legrand-oncleavaitl’habitude,ilreconstituaittoutderrièreelle.–Jecroisquevousn’avezpasbiencompris,articulaOphélieavecraideur.Cen’estpascethomme
quis’envientvivresurAnima,c’estmoiquidoislesuivreauPôle.Cettefois,cefutlegrand-onclequibrisalavaissellequ’ilétaitoccupéàranger.Il juradansson
vieuxpatois.Une lumière franche entrait maintenant par la fenêtre de la loge. Elle clarifiait l’atmosphère
commeuneeaupureetdéposaitdepetitesétincellessurlecadredulit,lebouchond’unecarafeetlepavillonduphonographe.Ophélienecomprenaitpascequetoutcesoleilfaisaitlà.Ilsonnaitfauxaumilieudecetteconversation.IlrendaitlesneigesduPôlesilointaines,siirréelles,qu’ellen’ycroyaitplusvraimentelle-même.Elleretiraseslunettes,lesbriquadanssontablier,puislesremitsursonnez,parréflexe,commesi
çapouvait l’aideràyvoirplusclair.Lesverres,quiétaientdevenusparfaitement transparentssitôtôtés,retrouvèrentviteleurteintegrise.Cettevieillepairedelunettesétaitunprolongementd’Ophélie;lacouleurqu’elleprenaits’accordaitàseshumeurs.–Jeconstatequemamanaoubliédevousdireleplusimportant.CesontlesDoyennesquim’ont
fiancéeàcethomme.Pourlemoment,ellesseulessontinstruitesdesdétailsducontratconjugal.–LesDoyennes?hoquetalegrand-oncle.Son visage s’était décomposé, et toutes ses rides avec lui. Il prenait enfin conscience de
l’engrenagedanslequelsapetite-niècesetrouvaitprise.–Unmariagediplomatique,souffla-t-ild’unevoixblanche.Malheureuse…Ilenfonçadeuxnouvellespincéesde tabacdans sonnezet éternua si fortqu’ildut remettre son
dentierenplace.–Mapauvregamine,silesDoyenness’ensontmêlées,aucunrecoursn’estplusenvisageable.Mais
pourquoi?demanda-t-ilenébrouantsesmoustaches.Pourquoitoi?Pourquoilà-bas?Ophélie lava ses mains au robinet et reboutonna ses gants. Elle avait suffisamment cassé de
vaissellepouraujourd’hui.– Il sembleraitque la familledecethommeaitprisdirectementcontactavec lesDoyennespour
arrangerlemariage.J’ignoretoutdesraisonsquilesontorientéesversmoiplutôtqueversuneautre.
J’aimeraiscroireàunmalentendu,vraiment.–Ettamère?–Ravie,chuchotaOphélieavecamertume.Onluiapromisunbonpartipourmoi,c’estbienplus
qu’ellen’espérait.(Dansl’ombredesescheveuxetdeseslunettes,elleserraleslèvres.)Iln’estpasenmonpouvoirderepoussercetteoffre.Jesuivraimonfuturépouxlàoùledevoiret l’honneurm’yobligent. Mais les choses s’en tiendront à cela, conclut-elle en tirant sur ses gants d’un gestedéterminé,cemariage-làn’estpasprèsd’êtreconsommé.Legrand-oncleladévisagead’unairpeiné.–Non,mafille,non,oublieça.Regarde-toi…Tueshautecommeuntabouret,tufaislepoidsd’un
polochon...Peuimportecequ’il t’inspire, je teconseilledenejamaisopposertavolontéàcelledetonmari.Tut’yrompraislesos.Ophélie tourna la manivelle du phonographe pour remettre le plateau en mouvement et posa
maladroitementl’aiguillesurlepremiersillondudisque.Lepetitaird’opérafitànouveaurésonnerlepavillon.Elleleregardad’unairabsent,lesbrasdansledos,etneditplusrien.Ophélieétaitainsi.Dansdessituationsoùn’importequelle jeunefilleauraitpleuré,gémi,hurlé,
supplié,ellesecontentaitengénérald’observerensilence.Sescousinsetcousinesseplaisaientàdirequ’elleétaitunpeusimplette.–Écoute,marmonnalegrand-oncleengrattantsoncoumalrasé,ilnefautpastropdramatisernon
plus.J’aisansdouteétéexcessifquand je tecausaisdecette famille, tantôt.Quisait?Peut-être tonbonhommeteplaira-t-il.Ophélieregardasongrand-oncleattentivement.Lalumièreintensedusoleilsemblaitaccentuerles
traitsdesafigureetencreuserchaqueride.Avecunpincementaucœur,elleréalisasoudainquecethomme, qu’elle avait toujours cru solide comme un roc et insensible au passage du temps, étaitaujourd’huiunvieillardfatigué.Etellevenaitdelevieillirdavantage,malgréelle.Elleseforçaàsourire.–Cequ’ilmefaut,c’estunebonnedocumentation.Lesyeuxdugrand-oncleretrouvèrentunpeudeleurpétillant.–Remetstonmanteau,fille,onvadescendre!
LaDéchirure
Legrand-oncles’engouffradanslabouched’unescalier,faiblementéclairépardesveilleuses.Lesmainsdanssonmanteau,lenezdanssonécharpe,Ophéliedescenditàsasuite.Latempératurechutaitdemarcheenmarche.Sesyeuxétaientencorepleinsdesoleil ;elleavaitvraiment l’impressiondes’enfoncerdansuneeaunoireetglaciale.Ellesursautaquandlavoixbourruedugrand-oncleserépercutaenéchoscontrelesparois:–Jen’arrivepasàmefaireàl’idéequetuvaspartir.LePôle,c’estvraimentl’autreboutdumonde
!Ils’arrêtadansl’escalierpoursetournerversOphélie.Ellenes’étaitpasencoreaccoutuméeàla
pénombre;ellelepercutadepleinfouet.–Dis,tuesplutôtdouéeentraverséesdemiroir.Tunepourraispasexécutertespetitsvoyagesdu
Pôlejusqu’ici,desfois?–J’ensuisincapable,mononcle.Lepassagedesmiroirsnefonctionnequ’àpetitedistance.Inutile
desongeràfranchirlevideentredeuxarches.Legrand-onclejuraenvieuxpatoisetrepritsadescente.Ophéliesesentitcoupabledenepasêtre
aussidouéequ’illecroyait.–J’essaieraidevenirvousvoirsouvent,promit-elled’unepetitevoix.–Tuparsquand,aujuste?–Endécembre,sij’encroislesDoyennes.Legrand-onclejuraencore.Ophéliefutcontentedeneriencomprendreàsonpatois.–Etquivatesuccéderaumusée?maugréa-t-il.Iln’yenapasdeuxcommetoipourexpertiserles
antiquités!À cela, Ophélie ne trouva rien à répondre. Qu’elle fût arrachée à sa famille, c’était déjà une
déchirureensoi,maisqu’ellefûtarrachéeàsonmusée,leseulendroitoùellesesentaitpleinementelle-même,c’étaitperdresonidentité.Ophélien’étaitbonnequ’àlire.Sionluiretiraitça,ilnerestaitd’ellequ’uneempotée.Ellenesavaitnitenirunemaison,nifairelaconversation,niaccomplirunetâcheménagèresansseblesser.–Jenesuisapparemmentpassiirremplaçable,murmura-t-elledanssonécharpe.Danslepremiersous-sol,legrand-onclechangeasesgantshabituelspourdesgantspropres.Àla
lumière des veilleuses électriques, il fit coulisser ses casiers pour éplucher les archives, déposéesgénération après génération sous la voûte froide des caves. Il expulsait de la buée entre sesmoustachesàchaquerespiration.–Bon,cesontlesarchivesfamiliales,alorsnet’attendspasàdesmiracles.Jesaisqu’unoudeuxde
nosancêtresontdéjàposélepieddansleGrandNord,maisçaremontefichtrement.Ophéliemouchaunegouttequiluipendaitaunez.Ilnedevaitpasfaireplusdedixdegrésici.Elle
sedemandasilamaisondesonépouxseraitplusfroideencorequecettesalled’archives.–J’aimeraisvoirAugustus,dit-elle.C’étaitévidemmentunefaçondeparler.Augustusétaitmortbienavant lanaissanced’Ophélie.«
VoirAugustus»signifiaitvoirsescroquis.Augustus avait été le grand explorateur de la famille, une légende à lui tout seul.À l’école, on
enseignait lagéographie àpartir de ses carnetsdevoyage. Il n’avait jamais écrit une ligne– il ne
maîtrisaitpassonalphabet–maissesdessinsétaientunemined’informations.Commelegrand-onclenerépondaitpas,plongédanssescasiers,Ophéliecrutqu’ilnel’avaitpas
entendue.Elletirasurl’écharpequiluienveloppaitlevisageetrépétad’unevoixplusforte:–J’aimeraisvoirAugustus.– Augustus ? mâchonna-t-il sans la regarder. Pas intéressant. Trois fois rien. Juste de vieux
barbouillages.Ophéliehaussalessourcils.Legrand-onclenedénigraitjamaissesarchives.–Oh,lâcha-t-elle.C’estépouvantableàcepoint?Avec un soupir, le grand-oncle émergea du tiroir grand ouvert devant lui. La loupe qu’il avait
coincéesoussonsourcilluifaisaitunœildeuxfoisplusgrosquel’autre.–Travéenuméroquatre,àtagauche,étagèredubas.N’abîmerien,s’ilteplaît,etmetsdesgants
propres.Ophélie longea les casiers, s’agenouilla à l’endroit indiqué. Il y avait là tous les originaux des
carnetsdecroquisd’Augustus,classéspararches.Elleentrouvatroisà«Al-Ondalouze»,septà«Cité»etprèsdevingtà«Sérénissime».À«Pôle»,ellen’entrouvaqu’unseul.Ophélienepouvaitpassepermettred’êtremaladroiteavecdesdocumentsdecettevaleur.Elleleposasurunpupitredeconsultationettournaprécautionneusementlespagesdedessins.Desplainespâles,àfleurderoche,unfjordprisonnierdelaglace,desforêtsdegrandssapins,des
maisonsengoncéesdanslaneige…Cespaysagesétaientaustères,oui,maismoinsimpressionnantsquel’imagequ’Ophélies’étaitfaiteduPôle.Ellelestrouvaitmêmeassezbeaux,d’unecertainefaçon.Elle se demanda où son fiancé vivait, aumilieu de tout ce blanc. Près de cette rivière bordée decailloux?Dansceportdepêcheperdusouslanuit?Surcetteplaineenvahieparlatoundra?Cettearche avait l’air tellementpauvre, tellement sauvage !Enquoi son fiancépouvait-il êtreun si bonparti?Ophélietombasurundessinqu’ellenecompritpas:çaressemblaitàuneruchesuspenduedansle
ciel.Probablementuneesquisse.Elletournaencorequelquespagesetvitunportraitdechasse.Unhommeposaitfièrementdevant
unimmensetasdefourrures.Lespoingssur leshanches, ilavait retroussésesmanchesdefaçonàmontrersesbraspuissammentmusclés,tatouésjusqu’auxcoudes.Ilavaitleregardduretlescheveuxclairs.Les lunettes d’Ophélie devinrent bleues quand elle comprit que le tas de fourrures, derrière lui,
n’étaitenfaitqu’uneseuleetmêmefourrure:celled’unloupmort.Ilétaitgrandcommeunours.Elletournalapage.Cettefois,lechasseursetenaitaumilieud’ungroupe.Ilsposaientensembledevantunamoncellement de bois. Des bois d’élans, sans doute, sauf que chaque crâne faisait la taille d’unhomme. Les chasseurs avaient tous le même regard dur, les mêmes cheveux clairs, les mêmestatouages sur les bras,mais aucune arme sur eux, à croire qu’ils avaient tué les animaux de leursmains.Ophélie feuilleta le carnet et retrouva ces chasseurs qui posaient devant d’autres carcasses, des
morses,desmammouthsetdesours,tousd’unetailleinvraisemblable.Ophélierefermalentementlecarnetet lerangeaàsaplace.DesBêtes…Cesanimauxfrappésde
gigantisme,elleenavaitdéjàvudansdesimagierspourenfants,maiscelan’avaitrienàvoiraveclescroquis d’Augustus. Son petitmusée ne l’avait pas préparée à cette vie-là.Ce qui la choquait par-dessus tout, c’était le regard des chasseurs. Un regard brutal, arrogant, habitué à la vue du sang.Ophélieespéraitquesonfiancén’auraitpasceregard-là.–Alors?demandalegrand-onclequandellerevintverslui.–Jecomprendsmieuxvosréticences,dit-elle.Ilrepritsesrecherchesdeplusbelle.
– Je vais te trouver autre chose, grommela-t-il.Ces croquis, ils sont quandmêmevieuxde centcinquanteans.Etpuisilsnemontrentpastout!C’était justement ce qui inquiétait Ophélie : ce qu’Augustus nemontrait pas. Elle n’en dit rien,
toutefois,etsecontentadehausserlesépaules.Unautrequesongrand-oncleseseraitméprissursanonchalanceetl’auraitconfondueavecunecertainefaiblessedecaractère.Ophéliesemblaittellementplacide,derrièresesrectanglesdelunettesetsespaupièresmi-closes,qu’ilétaitpresqueimpossiblededevinerquedesvaguesd’émotionss’entrechoquaientviolemmentdanssapoitrine.Lescroquisdechasse lui avaient faitpeur.Ophélie sedemanda si c’était réellement celaqu’elle
étaitvenuechercherici,auxarchives.Un appel d’air souffla entre ses chevilles, soulevantmollement sa robe.Cette brise venait de la
bouched’escalierquidescendaitversledeuxièmesous-sol.Ophéliefixaunmomentlepassagebarréd’unechaîneoùsebalançaitlepanneaud’avertissement:«interdi taupublic».Il y avait toujoursuncourantd’airqui traînait dans les sallesdes archives,maisOphélieneput
s’empêcherd’interprétercelui-làcommeuneinvitation.Ledeuxièmesous-solréclamaitsaprésence,maintenant.Elletirasurlemanteaudesongrand-oncle,perdudanssesrapports,lesfessessursonescabelle.–M’autoriseriez-vousàdescendre?–Tusaisbienquejen’ainormalementpasledroit,marmonnalegrand-oncleavecunfroissement
de moustaches. C’est la collection privée d’Artémis, seuls les archivistes y ont accès. Elle noushonoredesaconfiance,nousnedevonspasenabuser.–Jen’aipasl’intentiondelirelesmainsnues,rassurez-vous,promitOphélieenluimontrantses
gants.Etpuis,jenevousdemandepaslapermissionentantquepetite-nièce,jevouslademandeentantqueresponsabledumuséefamilial.–Oui,oui,jeconnaislaritournelle!soupira-t-il.C’estmafauteaussi,j’aitropdéteintsurtoi.Ophéliedécrochalachaîneetdescenditl’escalier,maislesveilleusesnesemirentpasenmarche.–Lumière,s’ilvousplaît,demandaOphélie,plongéedansl’obscurité.Elledutlerépéterplusieursfois.LebâtimentdesArchivesdésapprouvaitcettenouvelleentorseau
règlement. Il finitparallumer lesveilleusesàcontrecœur ;Ophéliedutsecontenterd’unéclairageclignotant.Lavoixdugrand-oncleserépercutademurenmurjusqu’audeuxièmesous-sol:–Tunetouchesqu’aveclesyeux,hein!Jememéfiedetamaladressecommedelapetitevérole!Mains au fond des poches, Ophélie s’avança dans la salle voûtée d’ogives. Elle passa sous un
frontonoùétaitgravéeladevisedesarchivistes:Artémis,noussommeslesgardiensrespectueuxdetamémoire.Bienàl’abrisousleurclochedeverre,lesReliquairess’étendaientàpertedevue.Si elle tenait parfois de l’adolescente mal grandie, avec ses longs cheveux indomptés, ses
mouvementsgauchesetsatimiditétapiederrièreseslunettes,Ophéliesecoulaitdansuneautrepeauenprésencedel’histoire.Toutessescousinesprisaientlesjolissalonsdethé,lespromenadesauborddufleuve,lesvisitesauzooetlessallesdebal.PourOphélie,ledeuxièmesous-soldesArchivesétaitle lieu le plus fascinant du monde. C’est là qu’était jalousement conservé, bien à l’abri sous desclochesdeprotection,l’héritagecommundetoutelafamille.Icireposaientlesdocumentsdelatoutepremière génération de l’arche. Ici avaient échoué les lendemains de l’an zéro. Ici Ophélies’approchaitauplusprèsdelaDéchirure.LaDéchirure, c’était sonobsessionprofessionnelle.Elle rêvaitparfoisqu’elle courait aprèsune
ligned’horizonquisedérobaittoujoursàelle.Nuitaprèsnuit,elleallaitdeplusenplusloin,maisc’étaitunmondesansfin,sanscassure,rondetlissecommeunepomme;cepremiermondedontellecollectionnaitlesobjetsdanssonmusée,machinesàcoudre,moteursàexplosion,pressesàcylindre,métronomes...Ophélien’éprouvaitaucuneinclinationpourlesgarçonsdesonâge,maisellepouvait
passerdesheuresentêteàtêteavecunbaromètredel’ancienmonde.Elle se recueillit devant un vieux parchemin protégé sous verre. C’était le texte fondateur de
l’arche, celui qui avait liéArtémis et sa descendance àAnima.LeReliquaire suivant renfermait lapremièremouture de leur arsenal juridique. On y retrouvait déjà les lois qui avaient attribué auxmères de famille et auxmatriarches unpouvoir décisif sur l’ensemble de la communauté.Sous lacloched’untroisièmeReliquaire,uncodexreprenaitlesdevoirsfondamentauxd’Artémisenverssadescendance : veiller à ce que chacun mangeât à sa faim, eût un toit pour s’abriter, reçût uneinstruction, apprît à faire un bon usage de son pouvoir. En lettres capitales, une clause spécifiaitqu’ellenedevaitniabandonnersafamilleniquittersonarche.Était-ceArtémisquis’étaitdictéàelle-mêmecettelignedeconduiteafindenepasserelâcheraufildessiècles?OphéliesepromenaainsideReliquaireenReliquaire.Aufuretàmesurequ’elleplongeaitdansle
passé,ellesentitungrandcalmedescendresurelle.Elleperdaitunpeul’avenirdevue.Elleoubliaitqu’onlafiançaitcontresongré,elleoubliaitleregarddeschasseurs,elleoubliaitqu’onl’enverraitbientôtvivreloindetoutcequiluiétaitcher.Le plus souvent, lesReliquaires étaient des documentsmanuscrits de grande valeur, tels que les
cartographiesdunouveaumondeoul’actedenaissancedupremierenfantd’Artémis,l’aînédetouslesAnimistes.Pourquelques-uns,néanmoins,ils’agissaitd’objetsbanalsdelaviequotidienne:desciseaux à cheveux qui cliquetaient dans le vide ; une grossière paire de besicles aux couleurschangeantes ;unpetit livredecontesdont lespages tournaient toutes seules. Ilsn’étaientpasde lamême époque, mais Artémis tenait à ce qu’ils fissent partie de sa collection à titre symbolique.Symboliquedequoi?Mêmeellenes’ensouvenaitplus.Les pas d’Ophélie la dirigèrent d’instinct vers une cloche de verre sur laquelle elle posa
respectueusementlamain.Unregistreytombaitendécompositionetsonencreavaitétépâlieparletemps.Il faisait lerecensementdeshommesetdesfemmesquis’étaientralliésà l’espritdefamillepourfonderunenouvellesociété.Cen’étaitenfaitqu’unelisteimpersonnelledenomsetdechiffres,maispasn’importelesquels:ceuxdessurvivantsdelaDéchirure.Cesgensavaientététémoinsdelafindel’ancienmonde.Cefutàcetinstantqu’Ophéliecomprit,avecunpetitchocdanslapoitrine,quelétaitcetappelqui
l’avaitattiréeauxarchivesdugrand-oncle,aufonddudeuxièmesous-sol,devantcevieuxregistre.Cen’étaitpaslesimplebesoindesedocumenter:c’étaitretournerauxsources.Seslointainsancêtresavaient assisté à la dislocation de leur univers. S’étaient-ils laissés mourir pour autant ? Non, ilss’étaientinventéuneautrevie.Ophélieglissaderrièresesoreilles lesmèchesdecheveuxqui lui roulaientsur le front,pourse
dégager le visage. Ses lunettes s’éclaircirent sur son nez, dispersant la grisaille qui s’y étaitaccumulée depuis des heures.Elle était en train de faire l’expérience de sa propreDéchirure.Elleavait toujours la peur au ventre, mais elle savait maintenant ce qui lui restait à faire. Elle devaitreleverledéfi.Sursesépaules,l’écharpesemitàremuer.–Tuteréveillesenfin?lataquinaOphélie.L’écharpe roula mollement le long de son manteau, changea de position, resserra ses anneaux
autourdesoncouetnebougeaplus.C’étaitunetrèsvieilleécharpe,ellepassaitsontempsàdormir.–Onvaremonter,luiditOphélie.J’aitrouvécequejecherchais.Alorsqu’elles’apprêtaitàrebrousserchemin,elletombasurleReliquairelepluspoussiéreux,le
plusénigmatiqueetleplusdérangeantdetoutelacollectiond’Artémis.Ellenepouvaitpaspartirsanslui faire ses adieux. Elle tourna unemanivelle, et les deux plaques du dôme protecteur glissèrent,l’uneetl’autredansunsensopposé.Ellecouchasapaumegantéesurlareliured’unlivre,leLivre,etfut envahie par la même frustration qu’elle avait ressentie la première fois à ce contact. Elle ne
pouvaitlirelatraced’aucuneémotion,d’aucunepensée,d’aucuneintention.D’aucuneorigine.Etcen’étaitpasseulementàcausedesesgants,dontlatramespécialedressaitunbarrageentresesdonsdeliseuseetlemondedesobjets.Non,OphélieavaitdéjàpalpéunefoisleLivrelesmainsnuescommed’autresliseursavantelle,maisilrefusaitdeserévéler,toutsimplement.Elle lepritdans sesbras, caressa sa reliure, fit rouler lespages souplesentre sesdoigts. Il était
entièrementparcourud’étrangesarabesques,uneécritureoubliéedepuistrèslongtemps.Jamaisdesavie,Ophélien’avaitmanipuléquelquechoseserapprochantd’un telphénomène.Était-ceseulementunlivre,aprèstout?Çan’avaitnilaconsistanceduvélinnicelledupapierchiffon.C’étaitterribleàadmettre,mais ça ressemblait à de lapeauhumaine, vidéede son sang.Unepeauqui bénéficieraitd’unelongévitéexceptionnelle.Ophélie se posa alors les questions rituelles, qu’elle partageait avec de nombreuses générations
d’archivistesetd’archéologues.Quellehistoire racontaitcetétrangedocument?PourquoiArtémistenait-elle à ce qu’il figurât dans sa collection privée ?Et à quoi rimait cemessagegravé dans lesocleduReliquaire:N’essayezsousaucunprétextededétruireceLivre?Ophélieemporteraittoutessesinterrogationsavecelle,àl’autreboutdumonde,làoùiln’yavait
niarchives,nimusée,nidevoirdemémoire.Rienquilaconcernât,dumoins.Lavoixdugrand-onclerésonnalelongdel’escalieretrebonditlongtempssouslavoûtebassedu
deuxièmesous-sol,enunéchofantomatique:–Remonte!Jet’aidégotéunpetitquelquechose!OphélieposaunedernièrefoissapaumesurleLivreetrefermaledôme.Elleavaitfaitsesadieux
aupasséenbonneetdueforme.Placeàl’avenir,maintenant.
Lejournal
Samedi19juin.Rodolpheetmoisommesbienarrivés.LePôleserévèletrèsdifférentdetoutceàquoijem’attendais.Jecroisquejen’ai jamaisautanteulevertigedemavie.Mmel’ambassadricenousaaimablementreçusdanssondomaine,oùilrègneuneéternellenuitd’été.Jesuiséblouiepartant de merveilles ! Les gens d’ici sont courtois, très prévenants et leurs pouvoirs dépassentl’entendement.–Puis-jevousinterrompredansvotreoccupation,macousine?Ophéliesursauta,etseslunettesavecelle.Plongéedanslecarnetdevoyagedel’aïeuleAdélaïde,
ellen’avaitpasvuvenircepetitboutd’homme,chapeaumelonàlamain,unsourireétaléentredeuxoreilles décollées. Le gringalet n’avait certainement pas beaucoup plus d’une quinzaine d’années.D’un amplemoulinet du bras, il désigna une bande de joyeux drilles qui s’esclaffaient devant unevieillemachineàécrire,nonloindelà.–Mescousinsetmoi-même,nousnousdemandionssivousnousaccorderiezlapermissiondelire
quelques-unsdesbibelotsdevotreaugustemusée.Ophélie ne put réprimer un froncement de sourcils. Elle n’avait bien sûr pas la prétention de
connaître personnellement chaque membre de la famille qui poussait le tourniquet, à l’entrée dumusée d’Histoire primitive, mais elle était certaine de n’avoir jamais eu affaire à ces lascars. Dequellebranchede l’arbregénéalogiquevenaient-ils ?Lacorporationdes chapeliers ?Lacastedestailleurs?Latribudespâtissiers?Entoutcas,ilssentaientlafarceàpleinnez.–Jesuisàvoustoutdesuite,dit-elleenreposantsatassedecafé.Sessoupçonsseprécisèrentquandelles’enfutàlarencontredelatroupedeM.Chapeau-Melon.Il
yavaitbeaucouptropdesouriresdansl’air.–Voicilapièceuniquedumusée!roucoulauncompèreavecunregardéloquentpourOphélie.L’ironiemanquait,selonelle,d’unpeudesubtilité.Ellesavaitqu’ellen’étaitpasattrayante,avecsa
natteratéequirecrachaitdesailessombressursesjoues,sonécharpeàlatraîne,savieillerobedebrocart,sesbottinesdépareilléesetcetteincurablegaucheriequiluicollaitàlapeau.Ellen’avaitpaslavé ses cheveux depuis une semaine et s’était habillée avec les premiers vêtements qui lui étaienttombéssouslamain,sanssesoucierdeleurassortiment.Cesoir,pourlapremièrefois,Ophélierencontreraitsonfiancé.IlétaitvenuduPôlespécialement
pour se présenter à la famille. Il resterait quelques semaines, puis il emporterait Ophélie dans leGrandNord.Avecunpeudechance, il la trouverait tellement repoussantequ’il renoncerait sur-le-champàleurunion.– Ne touchez pas à cela, dit-elle à l’adresse d’un grand dadais qui approchait ses doigts d’un
galvanomètrebalistique.– Qu’est-ce que vous marmottez, cousine ? s’esclaffa-t-il. Parlez plus fort, je ne vous ai pas
entendue.–Ne touchezpas à cegalvanomètre,dit-elle enpoussant sur savoix. Jevaisvousproposerdes
échantillonsréservésàlalecture.Legranddadaishaussalesépaules.–Oh,jevoulaissimplementvoircommentcebazarfonctionne!Detoutefaçon,jenesaispaslire.Le contraire eût étonné Ophélie. La lecture d’objets n’était pas une faculté répandue parmi les
Animistes. Elle semanifestait parfois à la puberté, sous forme d’intuitions imprécises au bout desdoigts,mais elle périclitait en quelquesmois si elle n’était pas rapidement prise en charge par unéducateur.Songrand-oncleavait jouécerôleauprèsd’Ophélie ;après tout, leurbranchetravaillaitdanslapréservationdupatrimoinefamilial.Remonterlepassédesobjetsaumoindrecontact?Raresétaient lesAnimistesqui souhaitaient s’encombrerd’un tel fardeau, a fortiori si cen’était pas leurmétier.Ophélie jeta un regardbref àChapeau-Melonqui touchait les redingotes de ses compagnons en
ricanant.Lui, il savait lire, probablementpaspour très longtemps encore. Il voulait jouer avec sesmainstantqu’illepouvait.–Leproblèmen’est pas là, cousin, observa calmementOphélie en revenant augranddadais. Si
vousdésirezmanipulerunepiècedelacollection,vousdevezporterdesgantscommelesmiens.Depuisledernierdécretfamilialsurlaconservationdupatrimoine,ilétaitinterditd’aborderdes
archives les mains nues sans autorisation spéciale. Entrer en contact avec un objet, c’était lecontaminerdesonpropreétatd’esprit,ajouterunenouvellestrateàsonhistoire.Tropdepersonnesavaientsouillédeleursémotionsetdeleurspenséesdesexemplairesrares.Ophéliesedirigeaverssontiroiràclefs.Ellel’ouvrittropgrand:letiroirluirestadanslamainet
toutsoncontenuserépanditsurlecarrelagedansunejoyeusecacophonie.Ophélieentenditricanerdanssondostandisqu’ellesepenchaitpourramasserlesclefs.Chapeau-Melonvintl’aideravecsonsourirenarquois.– Il ne faut pas semoquer denotredévouée cousine.Elle vamettre àmadispositionunpeude
lecturepourmecultiver!Sonsouriresefitcarnassier.–Jeveuxquelquechosedecorsé,dit-ilàOphélie.Vousn’auriezpasunearme?Untrucdeguerre,
voussavez.Ophélieremitletiroiràsaplaceetrécupéralaclefdontelleavaitbesoin.Lesguerresdel’ancien
monde faisaient fantasmer la jeunesse qui ne connaissait que les petites querelles de famille. Cesblancs-becsnecherchaientqu’às’amuser.Lesmoqueriessursapetitepersonnel’indifféraient,maisellenetoléraitpasqu’onmontrâtsipeudeconsidérationpoursonmusée,surtoutaujourd’hui.Elleétaitdéterminéeàresterprofessionnellejusqu’aubout,toutefois.–Veuillezmesuivre,dit-elle,laclefàlamain.–Soumettez-moivoséchantillons!chantonnaChapeau-Melonavecunecaricaturederévérence.Ellelesconduisitjusqu’àlarotonderéservéeauxmachinesvolantesdupremiermonde,lasection
la plus populaire de sa collection. Ornithoptères, aéroplanes amphibies, oiseaux mécaniques,hélicoptères à vapeur, quadriplans et hydravions étaient suspendus àdes câbles commedegrandeslibellules.Latroupepouffadeplusbelleàlavuedecesantiquités,battantdesbrascommedesoies.Chapeau-Melon, qui mastiquait une pâte à mâcher depuis un moment, la colla sur la coque d’unplaneur.Ophélieleregardafairesansciller.Ça,c’étaitlegestedetrop.Ilvoulaitépaterlagalerie?Ehbien,
ilsallaientrire.Elleleurfitmonterl’escalierd’unentresol,puisilslongèrentdesétagèresvitrées.Ophélieglissa
saclefdanslaserrured’unrayonnage,fitcoulisserlavitreetsaisitdansunmouchoiruneminusculebilledeplombqu’elletenditàChapeau-Melon.–Uneexcellenteentréeenmatièrepoursecultiversurlesguerresdel’ancienmonde,assura-t-elle
d’unevoixplate.Iléclataderireens’emparantdelabillelamainnue.–Quemeprésentez-vouslà?Unecrotted’automate?Sonsourires’évanouitaufuretàmesurequ’ilremontaitlepassédel’objet,duboutdesdoigts.Il
devint pâle et immobile, comme si le temps s’était cristallisé autour de lui. En voyant sa tête, sescompagnonshilaresdonnèrentd’abordducoudecontresescôtes,puisilsfinirentpars’inquiéterdesonmanquederéactivité.–Vousluiavezrefiléunesaleté!paniqual’und’entreeux.–C’estunepiècetrèsappréciéedeshistoriens,démentitOphélied’untonprofessionnel.Deblême,Chapeau-Melondevintgris.–Cen’estpas…cequeje…demandais,articulat-ildifficilement.Avecsonmouchoir,Ophélierécupéraleplombetlerangeasursoncoussinetrouge.–Vousvouliezunearme,n’est-cepas?Jevousairemisleprojectiled’unecartouchequia,enson
temps,perforéleventred’untroupier.C’étaitcela, laguerre,conclut-elleenremontantseslunettessursonnez.Deshommesquituaientetdeshommesquiétaienttués.CommeChapeau-Melonsetenaitleventred’unairnauséeux,elleseradoucitquelquepeu.Laleçon
étaitrude,elleenétaitconsciente.Cegarçonétaitvenuavecdesépopéeshéroïquesentête,etlireunearme,c’étaitcommeregardersapropremortenface.–Çavapasser,luidit-elle.Jevousconseilled’allerrespirerl’airdudehors.Latroupes’enfut,nonsansluidécocherquelquescoupsd’œilmauvaispar-dessusl’épaule.L’un
d’euxlatraitade«malnippée»etunautrede«sacàpatatesbinoclard».Ophélieespéraitquesonfiancéseferaitlesmêmesréflexions,toutàl’heure.Armée d’une spatule, elle s’attaqua à la pâte à mâcher que Chapeau-Melon avait collée sur le
planeur.– Je te devais bien une petite revanche, chuchota-t-elle en caressant affectueusement le flanc de
l’appareil,commeellel’auraitfaitd’unvieuxcheval.–Machérie!Jet’aicherchéepartout!Ophélie se retourna. Jupes relevées, son ombrelle pincée sous le bras, une magnifique jeune
femmeétaitentraindetrotterdanssadirectionenfaisantclaquersesbottinesblanchessurledallage.C’était Agathe, sa sœur aînée, aussi rousse, aussi coquette, aussi éblouissante que sa cadette étaitbrune,négligéeetrenfermée.Lejouretlanuit.–Maisqu’est-cequetufaisencorelà?OphélieessayadesedébarrasserdelapâtedeChapeau-Melon,maisellesecollaitàsesgants.–Jeterappellequejetravailleaumuséejusqu’àsixheures.Agatheserrathéâtralementsesmainsdanslessiennes.Ellegrimaçaaussitôt.Ellevenaitd’écraser
sursonjoligantlagommeàmâcher.– Plus maintenant, sotte, s’agaça-t-elle en secouant sa main.Maman a dit que tu devais songer
uniquement à tes préparatifs.Oh, petite sœur ! sanglota-t-elle en se jetant contre elle. Tu dois êtretellementexcitée!–Euh…,parvintseulementàexpirerOphélie.Agathesedétachaaussitôtd’ellepourlajaugerdehautenbas.–Nomd’unebouillotte,tut’esregardéedansuneglace?Tunepeuxdécemmentpastemontrerà
tonpromisdanscetétat.Quepenserait-ildenous?–Ça,c’estlecadetdemessoucis,déclaraOphélieensedirigeantverssoncomptoir.–Ehbien,teln’estpaslecasdetaparentèle,petiteégoïste.Nousallonsremédieràceladecepas!Avec un soupir, Ophélie sortit son vieux cabas et y rangea ses effets personnels. Si sa sœur se
sentait investied’unemissionsacrée,ellene la laisseraitpas travaillerenpaix. Ilne luirestaitplusqu’à fermer lemusée.Pendantqu’Ophélieprenait toutson tempspour rassemblersesaffaires,unepierre au fond du ventre,Agathe trépignait d’impatience. Elle s’assit sur le comptoir, ses bottinesblanchesbatifolantsouslespantalonsdedentelle.–J’aidespotinspourtoi,etdesbeaux!Tonmystérieuxprétendantaenfinunnom!
Pourlapeine,Ophéliesortitlatêtedesoncabas.Quelquesheuresavantleurprésentationofficielle,ilétaittemps!Safuturebelle-familleavaitdûfairedesrecommandationsspécialespourbénéficierdelaplustotalediscrétion.LesDoyenness’étaientmontréesmuettescommedestombesduranttoutl’automne, ne divulguant aucune information au sujet du fiancé, à un point que c’en était devenuridicule. Lamère d’Ophélie, très vexée de ne pas êtremise dans la confidence, ne décolérait pasdepuisdeuxmois.–Alors?demanda-t-ellecommeAgathesavouraitsonpetiteffet.–M.Thorn!Ophélie frissonna sous les replisde sonécharpe.Thorn?Elle était déjà allergiqueà cenom. Il
sonnaitdursouslalangue.Abrupt.Presqueagressif.Unnomdechasseur.–Jesaisaussiquecechermonsieurneserapastonaînédebeaucoup,sœurette.Tonépouxn’aura
rien d’un vieux sénile incapable d’honorer sa femme ! Et je t’ai gardé le meilleur pour la fin,enchaînaAgathesansreprendresonsouffle.Tun’échoueraspasdansunpetittrouperdu,crois-moi,lesDoyennesnesesontpasmoquéesdenous.M.Thornauraitunetanteaussibellequ’influentequiluiassureuneexcellentesituationàlacourduPôle.Tuvasmeneruneexistencedeprincesse!Lesyeuxbrillants,Agathetriomphait.Ophélie,elle,étaitcatastrophée.Thorn,unhommedecour?
Elleauraitencorepréféréunchasseur.Pluselleenapprenaitsursonfuturépoux,plusilluiinspiraitl’enviedeprendresesjambesàsoncou.–Etquellessonttessources?Agatheredressasacoiffed’oùs’évadaientdefrétillantesbouclettes rousses.Saboucheencerise
plissaitunsouriresatisfait.–Dusolide!Monbeau-frèreGérardtientcesrenseignementsdesonarrière-grand-mère,quiles
tientelle-mêmed’uneprochecousine,quiestlasœurjumelleenpersonned’uneDoyenne!Avecdesmanièresdegamine,elleclaquadanssesmainsetbonditsursesbottillons.–Tut’esfaitpasserunesacréebagueaudoigt,machérie.Qu’unhommedecettepositionetdece
rangteréclameenmariage,c’est inespéré!Allez,presse-toiderangertoncapharnaüm,ilnenousresteplusbeaucoupdetempsavantl’arrivéedeM.Thorn.Ilfautterendreconvenable!– Pars devant, murmura Ophélie en fermant les agrafes de son cabas. Je dois accomplir une
dernièreformalité.Sasœurs’éloignaenquelquespetitspasgracieux.–Jevaisnousréserverunfiacre!Ophéliedemeura longtemps immobilederrièresoncomptoir.Lesilencebrutalquiétait retombé
sur les lieuxaprès ledépartd’Agathe lui faisaitpresquemalauxoreilles.Elle rouvritauhasard lejournaldesonaïeuleetparcourutdesyeux l’écriturefineetnerveuse,vieilledepresqueunsiècle,qu’elleconnaissaitdésormaisparcœur.Mardi6juillet.Jemevoisobligéedemodérerquelquepeumonenthousiasme.Mmel’ambassadrice
estpartieenvoyage,nouslaissantauxmainsdesesinnombrablesinvités.J’ail’impressionquenousavons été complètement oubliés.Nous passons nos journées à jouer aux cartes et à nous promenerdanslesjardins.Monfrères’accommodemieuxquemoidecettevieoisive,ils’estdéjàentichéd’uneduchesse. Je vais devoir le rappeler à l’ordre, nous sommes ici pour des raisons purementprofessionnelles.Ophélie était déboussolée. Ce journal et les potins d’Agathe ne collaient pas du tout avec les
croquis d’Augustus. Le Pôle lui apparaissait maintenant comme un endroit excessivement raffiné.Thornétait-ilunjoueurdecartes?C’étaitunhommedecour,ildevaitsûrementjouerauxcartes.Iln’avaitprobablementquecelaàfairedesesjournées.Ophélie rangea le petit carnet de voyage dans une housse de feutre et le fourra au fond de son
cabas.Derrièrelecomptoird’accueil,elleouvritl’abattantd’uneécritoirepourensortirleregistre
d’inventaire.IlétaitarrivéplusieursfoisàOphélied’oublierlesclefsdumuséedansuneserrure,deperdredes
documentsadministratifsimportantsetmêmedecasserdespiècesuniques,maiss’ilyavaitundevoirqu’ellen’avaitjamaisnégligé,c’étaitlatenuedeceregistre.Ophélieétaituneexcellenteliseuse,l’unedesmeilleuresdesagénération.Ellepouvaitdéchiffrer
levécudesmachines, strateaprès strate, siècleaprès siècle, au fildesmainsqui lesavaient tâtées,utilisées, affectionnées, endommagées, rafistolées. Cette aptitude lui avait permis d’enrichir ledescriptif de chaque pièce de la collection avec un sens du détail jusqu’alors inégalé. Là où sesprédécesseurssecantonnaientàdécortiquer lepasséd’unancienpropriétaire,dedeuxà larigueur,Ophélieremontaitàlanaissancedel’objetentrelesdoigtsdesonfabricant.Ce registred’inventaire, c’était unpeu son romanpersonnel.L’usagevoulait qu’elle le remît en
mainpropreà sonsuccesseur,uneprocédurequ’ellen’aurait jamaispenséappliquer si tôtdans savie, mais personne n’avait encore répondu à l’appel de candidatures. Ophélie glissa donc sous lareliureunenoteàl’attentiondeceluioucellequiprendraitlarelèvedumusée.Ellerangealeregistredansl’écritoireetverrouillal’abattantd’untourdeclef.Avecdesmouvementsralentis,ellepritensuiteappuisursoncomptoiràdeuxmains.Elles’obligea
à respirer profondément, à accepter l’inéluctable. Cette fois-ci, c’était vraiment fini. Demain, ellen’ouvriraitpassonmuséecommechaquematin.Demain,elledépendraitàjamaisd’unhommedontellefiniraitparporterlenom.MmeThorn.Autants’yfairedèsàprésent.Ophélieempoignasoncabas.Ellecontemplasonmuséepourladernièrefois.Lesoleiltraversait
laverrièredelarotondedansunecascadedelumière,auréolantd’orlesantiquitésetprojetantsurlecarrelageleurombredésarticulée.Jamaisellen’avaittrouvécetendroitaussibeau.Ophélie déposa les clefs dans la loge du concierge. Elle n’était pas passée sous lamarquise du
musée,dontlavitreétaitnoyéesousunmanteaudefeuillesmortes,quesasœurl’apostrophadelaportièred’unfiacre:–Monte!NousallonsruedesOrfèvres!Le cocher fit claquer son fouet, bien qu’aucun cheval ne fût attelé à sa voiture. Les roues
s’ébranlèrentetlevéhiculedégringolalelongdufleuve,guidéparlaseulevolontédesonmaître,duhautdesonperchoir.Parlavitre-arrière,Ophélieobservalespectacledelarueavecuneacuiténouvelle.Cettevalléeoù
elleétaitnéesemblait sedéroberàelleau furetàmesureque le fiacre la traversait.Ses façadesàcolombages,sesplacesdemarché,sesbellesmanufacturesétaientdéjàtoutesentraindeluidevenirétrangères.Lavilleentièreluidisaitquecen’étaitpluschezelle,ici.Danslalumièreroussedecettefind’automne,lesgensmenaientleurexistencedetouslesjours.Unenourricedirigeaitsapoussetteen rougissant sous les sifflements appréciateurs des ouvriers, juchés en haut des échafaudages.Dejeunesécolierscroquaientleursmarronschaudssurlechemindelamaison.Uncoursiercavalaitlelongdutrottoiravecunpaquetsouslebras.Tousceshommes,toutescesfemmesétaientlafamilled’Ophélieetellen’enconnaissaitpaslamoitié.Lesoufflebrûlantd’untramwaydoublaleuréquipagedansunbruitdesonnettes.Quandildisparut,
Ophélie contempla la montagne, sillonnée de lacets, qui surplombait leur Vallée. C’étaient lespremièresneiges,là-haut.Lesommetavaitdisparusousunechapedegrisaille;onnepouvaitmêmeplus distinguer l’observatoire d’Artémis. Écrasée sous cettemasse froide de roches et de nuages,écraséesouslaloidetouteunefamille,Ophélienes’étaitjamaissentieaussiinsignifiante.Agatheclaquadesdoigtssoussonnez.–Bon,lapunaise,parlonsvite,parlonsbien.Touttontrousseauestàrevoir.Iltefautdestoilettes
neuves,dessouliers,deschapeaux,delalingerie,beaucoupdelingerie…
–J’aimemesrobes,tranchaOphélie.–Tais-toidonc, tu t’habillescommenotregrand-mère.Nomd’unbigoudi,nemedispasque tu
portesencorecettepairedevieillesmochetés!serévulsaAgatheenprenantlesgantsdesasœurdanslessiens.Mamant’enacommandéunepleinecargaisonchezJulien!–IlsnefontpasdegantsdeliseurauPôle,jedoismemontreréconome.Agathe était insensible à cette sorte d’argument. La coquetterie et l’élégance justifiaient tous les
gaspillagesdumonde.– Secoue-toi, que diantre ! Tu vasme redresser ce dos,me rentrer ce ventre,mettre un peu en
valeurcecorsage,poudrercenez,fardercesjoueset,parpitié,change-moilacouleurdeteslunettes,cegrisestd’unsinistre!Quantàtescheveux,soupiraAgatheensoulevantlanattebruneduboutdesongles,ceseraitmoi,jeteraseraistoutcelapourrepartirsurduneuf;malheureusementnousn’enavonsplusletemps.Descendsvite,nousysommes!Ophélietraînadessemellesdeplomb.Àchaquejupon,àchaquecorset,àchaquecollierqu’onlui
présenta, elle répondit par un refus de la tête. La couturière, dont les longs doigts animistesmodelaientlesétoffessansfilsniciseaux,enpleuraderage.Auboutdedeuxcrisesdenerfsetunedizaine de boutiquiers, Agathe n’avait réussi à convaincre sa petite sœur que de remplacer sesbottinesdépareillées.Au salon de coiffure, Ophélie nemit guère plus de cœur à l’ouvrage. Elle ne voulait entendre
parlernidepoudre,nid’épilation,nideferàfriser,niderubansàladernièremode.–J’enaidelapatienceavectoi,fulminaAgatheenrelevanttantbienquemalseslourdesmèches
defaçonàdégagersanuque.Tucroisque j’ignore toutdeceque tu ressens?J’avaisdix-septansquandonm’afiancéeàCharles,etmamandeuxdemoinsquandelleaépousépapa.Voiscequenoussommesdevenues:desépousesrayonnantes,desmèrescomblées,desfemmesaccomplies!Tuasétésurprotégéeparnotregrand-oncle,ilnet’apasrenduservice.Avec un regard flou,Ophélie contempla son visage dans la glace de la coiffeuse en face d’elle
tandisquesasœursedébattaitavecsesnœuds.Sanssesmèchesrebellesetsansseslunettes,rangéessurleplateauàpeignes,ellesesentaitnue.Danslemiroir,ellevitlaformeroussed’Agathecollersonmentonsurlesommetdesatête.–Ophélie,luimurmura-t-elledoucement,tupourraisplaireavecunpeudebonnevolonté.–Àquoibon?Plaireàqui?–Mais àM. Thorn, bougresse ! s’agaça sa sœur en lui administrant une tape sur la nuque. Le
charmeestlameilleurearmeofferteauxfemmes,ilfautt’enservirsansscrupule.Ilsuffitd’unrien,uneœillade inspirée,unsourirebienappuyé,pourmettreunhommeàsespieds.RegardeCharles,j’enfaiscequejeveux.Ophélieplantasesyeuxdansceuxdesonreflet,desprunellesàl’arômedechocolat.Sanslunettes
ellesevoyaitmal,maiselledevinal’ovalemélancoliquedesonvisage, lapâleurdesesjoues,soncou blanc qui palpitait sous le col, l’ombre d’un nez sans caractère et ces lèvres trop fines quin’aimaientpasparler.Elleessayauntimidesourire,mais ilsonnait tellementfauxqu’elle leravalanet.Avait-elleducharme?Àquoilereconnaissait-on?Auregardd’unhomme?Serait-celeregardqueThornposeraitsurelle,cesoir?L’idée lui parut tellement grotesque qu’elle en aurait ri de bon cœur si sa situation n’avait été
moroseàenpleurer.– As-tu fini de me torturer ? demanda-t-elle à sa sœur qui tiraillait sur ses cheveux sans
ménagement.–Presque.Agathesetournaverslagérantedusalonpourréclamerdesépingles.Cetinstantd’inattentionétait
tout ce dont Ophélie avait besoin. Elle remit précipitamment ses lunettes, empoigna son cabas et
plongeatêtebaisséedanslemiroirdelacoiffeuse,àpeineassezlargepourelle.Sonbusteémergeadanslaglacemuraledesachambre,quelquesquartiersplusloin,maiselleneputallerplusavant.Del’autrecôtédumiroir,Agathe l’avait agrippéepar leschevillespour la ramener ruedesOrfèvres.Ophélielâchasoncabasetpritappuisurlemurrecouvertdepapierpeint,luttantdetoutessesforcescontrelapoignedesasœur.Sanscriergare,ellebasculatoutdebondanslachambre,renversantaupassageuntabouretetle
potde fleursqui se trouvait dessus.Unpeu sonnée, elle contemplabêtement lepieddéchausséquipointaitsoussarobe;unebottinedesanouvellepaireétaitrestéeavecAgatheruedesOrfèvres.Sasœurnesavaitpasfranchirlesmiroirs,voilàquiluilaissaitunrépit.Ophélierécupérasoncabassurletapis,claudiquajusqu’àunmassifcoffredebois,aupieddeslits
superposés,ets’yassit.Elleremontaseslunettessursonnezetobservalapetitepièceencombréedemalles et de boîtes à chapeau.Ce désordre-là n’était pas son désordre habituel.Cette chambre quil’avaitvuegrandirsentaitdéjàledépart.Ellesortitavecprécautionlejournaldel’aïeuleAdélaïdeetenfeuilletaencorelespages,pensive.Dimanche 18 juillet. Toujours aucune nouvelle de Mme l’ambassadrice. Les femmes d’ici sont
charmantesetjecroisqu’aucunedemescousinesd’Animaneleségaleengrâceetenbeauté,maisjemesensparfoismalàl’aise.J’ail’impressionqu’ellesn’arrêtentpasdefairedesinsinuationssurmatenue,mesmanièresetmafaçondeparler.Oualorsjememontelatête?–Pourquoiturentressitôt?Ophélie leva le nez vers le lit du dessus.Elle n’avait pas remarqué les deux souliers vernis qui
dépassaientdumatelas;cettepairedejambesmaigrelettesappartenaitàHector,lepetitfrèreavecquiellepartageaitsachambre.Ellerefermalecarnetdevoyage.–JefuisAgathe.–Pourquoi?–Depetitesaffairesféminines.M.Dis-Pourquoiveutdesdétails?–Enaucunefaçon.Ophélieeutunsourireencoin;sonfrèrel’attendrissait.Lessouliersvernisdisparurentdulit,là-
haut.Ilsfurentbientôtremplacéspardeslèvresbarbouilléesdemarmelade,unnezentrompette,unecoupeauboletdeuxyeuxplacides.Hectoravaitlemêmeregardqu’Ophélie,leslunettesenmoins:imperturbableentoutecirconstance.Iltenaitunetartinedontlaconfitured’abricotsruisselaitsursesdoigts.–Onavaitditpasdegoûterdanslachambre,rappelaOphélie.Hectorhaussalesépaulesetdésignadesatartinelecarnetdevoyagesursarobe.–Pourquoituressassesencorececahier?Tuleconnaisparcœur.Hector était ainsi. Il posait toujours des questions et toutes ses questions commençaient par «
pourquoi».–Pourmerassurer,jesuppose,murmuraOphélie.De fait, Adélaïde lui était devenue familière au fil des semaines, presque intime. Et pourtant,
Ophéliesesentaitdéçuechaquefoisqu’elleéchouaitsurladernièrepage.Lundi2août.Jesuistellementsoulagée!Mmel’ambassadriceestrevenuedevoyage.Rodolphea
enfinsignésoncontratavecunnotaireduseigneurFarouk.Jen’aipasledroitd’enécriredavantage,secretprofessionneloblige,maisnousrencontrerons leurespritde familledemain.Simon frère faituneprestationconvaincante,nousallonsdevenirriches.Lejournals’achevaitsurcesmots.Adélaïden’avaitjugénécessairenid’entrerdanslesdétailsni
deretranscrirelasuitedesévénements.Quelcontratsonfrèreetelleavaient-ilssignéavecl’espritdefamilleFarouk?Étaient-ilsrevenusrichesduPôle?Vraisemblablementpas,celaseseraitsu…
–Pourquoitunelelispasaveclesmains?demandaencoreHectorquibroyaitsatartineentresesdentsenlamastiquantavecflegme.Sijelepouvais,c’estcequejeferais,moi.–Jen’enaipasledroitettulesais.Envérité,Ophélieavaitététentéed’ôtersesgantspourpercerlespetitssecretsdesonancêtre,mais
elleétait tropprofessionnellepourcontaminercedocumentdesapropreangoisse.Legrand-oncleauraitététrèsdéçusielleavaitcédéàcetteimpulsion.Soussespieds,unevoixsuraiguëtraversaleplancherdepuisl’étageinférieur:–Cette chambred’invité, c’est unevéritable catastrophe !Elledevait êtredigned’unhommede
cour,ilauraitfallubeaucoupplusdepompe,dedécorum!QuellepiètreopinionM.Thornva-t-ilsefairedenous?Nousnousrattraperonssurlerepasdecesoir.Roseline,filechezlerestaurateurpourprendre des nouvelles de mes poulardes, je te confie la direction des opérations ! Et vous, monpauvreami,donnezunpeul’exemple.Onnemariepassafilletouslesjours!–Maman,commentaplacidementHector.–Maman,confirmaOphéliesurlemêmeton.Çane lui donnait pas du tout envie de descendre.Alors qu’elle tirait sur la tenture fleurie de la
fenêtre, le soleil couchant lui dora les joues, le nez et les lunettes.À traversun couloir denuagesempourprésdecrépuscule,lalunesedétachaitdéjàsurlatoilemauveducielcommeuneassietteenporcelaine.Ophélie contempla longuement le versant de la vallée, blondi par l’automne, qui dominait leur
demeure,puislepassagedesfiacresdanslarue,puissespetitessœursquijouaientaucerceaudanslacour de lamaison, aumilieu des feuillesmortes. Elles chantaient des comptines, se lançaient desdéfis,setiraientparlanatte,passantdurireauxlarmesetdeslarmesaurireavecunedéconcertantefacilité.Ellesétaientdeséchosd’Agatheaumêmeâge,avecleurssouriresenjôleurs,leursbruyantsbabillagesetleursbeauxcheveuxblond-rouxquibrillaientdanslalumièrecrépusculaire.Une bouffée de nostalgie envahit brutalement Ophélie. Ses yeux s’agrandirent, ses lèvres
s’amincirent, son masque impassible craquelait. Elle aurait voulu galoper derrière ses sœurs,retroussersesjupessanspudeuretjeterdescaillouxdanslejardindelatanteRoseline.Commecetteépoqueluisemblaitloin,cesoir…–Pourquoitudoispartir?Çavaêtrelabarbedemeretrouverseulavectoutescespestes.Ophélie se tournaversHector. Il n’avait pasbougédu lit superposé, occupé à sepourlécher les
doigts,mais ilavaitsuivisonregardà travers lafenêtre.Soussesdehorsflegmatiques, le tonétaitaccusateur.–Cen’estpasmafaute,tusais.–Pourquoitun’aspasvoulutemarieravecnoscousins,alors?Laquestionluifitl’effetd’uneclaque.C’estvrai,Hectoravaitraison,ellen’enseraitpaslàsielle
avaitépousélepremiervenu.–Maislesregretsneserventàrien,murmura-t-elle.–Gare!avertitHector.Ils’essuyalabouched’uncoupdemancheets’aplatitsurlelit.Unviolentappeld’airsouffladans
lesrobesd’Ophélie.Chignondéfaitetfrontluisant,samèrevenaitdefaireirruptiondanslachambrecommeunetornade.LecousinBertrandsuivaitderrière.–Jevaislogerlespetitesicipuisqu’ellesontcédéleurchambreaufiancédeleursœur.Cesmalles
prennent toute la place, je ne m’en sors pas ! Descends-moi celle-ci dans la remise et fais bienattention,c’estdufragi…Lamères’interrompit,bouchebée,quandelleaperçutlasilhouetted’Ophéliequisedécoupaitdans
lecoucherdesoleil.–Parlesancêtres,jetecroyaisavecAgathe!
Elle pinça ses lèvres d’indignation en décortiquant des yeux sa toilette de vieille dame et sonécharperamasse-poussière.Lamétamorphoseattenduen’avaitpaseulieu.Lamèreportalamainàsalargepoitrine!–Tuveuxm’achever!Aprèstoutlemalquejemedonnepourtoi!Dequoimepunis-tu,mafille?Ophélie sourcilla derrière ses lunettes. Elle s’était toujours affublée avec ce mauvais goût,
pourquoidevrait-ellechangermaintenantseshabitudesvestimentaires?–Sais-tuseulement l’heurequ’ilest? s’affola lamère, sesonglesvernisplaquéssur sabouche.
Nousdevonsmonteràl’aérogaredansmoinsd’uneheure!Oùestpasséetasœur?Etmoiquisuisaffreuse,saperlipopette,jamaisnousn’yseronsàtemps!Elle sortit un poudrier de son corsage, se tamponna un nuage rose sur le nez, rembobina son
chignonblond-rouxd’unemainexperteetpointasononglerougeversOphélie.–Je teveuxprésentableavant leprochaincoupde l’horloge.C’estvalablepour toiaussi,grand
dégoûtant!gronda-t-elleàl’adressedulitdudessus.Tusenslaconfitureséchéeàpleinnez,Hector!LamèresecognaaucousinBertrandquiétaitdemeurélà,lesbrasballants.–Etcettemalle,c’estpouraujourd’huioupourdemain?Dansuntourbillonderobe,l’orages’enfutdelachambrecommeilétaitvenu.
L’ours
Unepluiedenseétaittombéeenmêmetempsquelesoir.Ellegrésillaitsurlacharpentemétalliqueentreillis,hautedecinquantemètres,duhangaràdirigeable.Hisséesurunplateauvoisin,cettebaseétait la plus moderne de la vallée. Spécialement conçue pour accueillir les long-courriers, ellebénéficiait d’un chauffage à la vapeur et disposait de sa propre usine à hydrogène. Ses immensesportes sur rails étaient grandes ouvertes, laissant voir des entrailles de fer forgé, de brique et decâbles,oùs’activaientdenombreuxouvriersengabardine.Au-dehors, le long du quai aux marchandises, quelques lampadaires crachaient une lumière
brouilléepar l’humidité.Trempé jusqu’auxos,ungardienvérifiait lesbâchesdeprotectionsur lescaisses postales en attente d’embarquement. Il tiquaquand il tomba sur une forêt de parapluies, enplein milieu du quai. Sous les parapluies se tenaient des hommes en redingote, des femmesenguirlandéesetdesmômessoigneusementpeignés.Ilsrestaienttouslà,silencieuxetimpassibles,àscruterlesnuages.–Excusezdonc,mesbonscousins,onpeutêtreutileàquelquechose?demanda-t-il.Lamère d’Ophélie, dont le parapluie rouge dominait tous les autres, pointa l’horloge sur pied
autour de laquelle ils avaient planté leur camp. Tout était énorme chez cette femme, sa robe àtournure, sa gorge de grenouille, son chignon en choucroute et, dominant le tout, son chapeau àplumes.–Dites-moi déjà si cette heure-ci est la bonne.Voilà bien une quarantaine deminutes que nous
guettonsledirigeableenprovenanceduPôle!–Enretard,commeàsonhabitude,larenseignalegardienavecunbonsourire.Vousattendezune
livraisondefourrures?–Non,fils.Nousattendonsunvisiteur.Legardienlouchasurlenezenbecdecorbeauquivenaitdeluirépondre.Cenezappartenaitàune
damed’unâgeextrêmementavancé.Elleétait toutdenoirvêtue,depuis lamantillequibordait sescheveuxblancsjusqu’autaffetasdesarobeàplastron.LesélégantespassementeriesenargentdesatoilettetémoignaientdesonstatutdeDoyenne,mèreparmilesmères.Legardienôtasacasquetteensignederespect.–UnenvoyéduPôle,chèremère?Vousêtescertainequ’iln’yapasméprisesurlapersonne?Je
travaille sur les quais depuis que je suis gamin et je n’ai jamais vuunhommeduNord se traînerjusqu’icipourautrechosequelesaffaires.Ilsnesemêlentpasàn’importequi,cesgens-là!Il pinça sa casquette pour les saluer et s’en retourna à ses caisses. Ophélie le suivit des yeux,
maussade,puisreportasonregardsursesbottillons.Àquoibonenavoirmisunepairetouteneuve?Ilsétaientdéjàbarbouillésdeboue.– Redresse le menton et évite de prendre l’eau, lui souffla Agathe avec qui elle partageait un
parapluiejaunecitron.Etpuissouris,tuesmoroseàpleurer!Cen’estpasavecunegâte-joiepareillequeM.Thorngrimperaauxrideaux.Sasœurneluiavaitpaspardonnésonescapadeàtraverslemiroir,çasesentaitdanssavoix,mais
Ophélie l’écoutait à peine. Elle se concentrait sur le crépitement de la pluie qui recouvrait lesbattementsaffolésdesapoitrine.–C’estbon,pourquoitunelalaissespasrespirer?s’agaçaHector.
Ophéliedécochaun regard reconnaissant à son frère,mais il était déjàoccupéà sauterdans lesflaques avec ses petites sœurs, ses cousins et ses cousines. Ils incarnaient l’enfance qu’elle auraitvoulurevivreunedernièrefoiscesoir.Pleinsd’insouciance,ilsétaienttousvenusassisternonpasàl’arrivéedufiancé,maisàcelledudirigeable.C’étaitunspectaclerarepoureux,unevéritablefête.–C’estAgathequiaraison,déclaralamèresoussonénormeparapluierouge.Mafillerespirera
quandonleluidiraetdelafaçonqu’onluidira.N’est-cepas,monami?La question, purement protocolaire, était réservée au père d’Ophélie qui balbutia une vague
formuled’assentiment.Cepauvrehommedégarnietgrisonnant,vieilliprématurément,étaitconcassépar l’autorité de sa femme. Ophélie ne se rappelait pas l’avoir déjà entendu répondre non. Ellecherchadesyeuxsonvieuxparrainparmilafouled’oncles,detantes,decousinsetdeneveux.Elleletrouva qui boudait à l’écart des parapluies, engoncé jusqu’auxmoustaches dans son imperméablebleumarine.Ellen’attendaitdeluiaucunmiracle,maislesignesympathiquequ’illuiadressadeloinluifitdubien.Ophélieavaitdelavasedanslatêteetdelaconfitureàlaplaceduventre.Soncœurcognaitaufond
desagorge.Elleauraitvouluquecetteattentesouslapluieneconnûtjamaisdeterme.Desexclamationsalentourluifirentl’effetdecoupsdepoignard:–Là!–C’estlui.–Pastroptôt…Ophélielevalesyeuxverslesnuages,l’estomacnoué.Unemassesombre,ensilhouettedebaleine,
perçait la brume et se détachait sur la toile de la nuit en émettant des craquements sinistres. Leronronnementdeshélicesdevintassourdissant.Lesenfantshurlèrentdejoie.Lesjuponsdedentellesesoulevèrent.Leparapluiejaunecitrond’OphélieetAgathes’envoladansleciel.Parvenuau-dessusdelapisted’atterrissage,ledirigeablelarguasescordes.Lesouvrierss’enemparèrentettirèrentdessusde tout leur poids pour permettre à l’aérostat de descendre. Ils se cramponnèrent par dizaines auxrailsdeguidagemanuel, l’aidèrentà s’engouffrerdans legrandhangaret l’amarrèrentau sol.Onaménagea une passerelle pour le débarquement. Portant des caisses et des sacs postaux à bras-le-corps,lesmembresdel’équipagedébarquèrent.Toute la famille se pressa devant le hangar comme un essaim demouches. Seule Ophélie était
restéeenarrière,ruisselantesouslapluiefroide,seslongscheveuxbrunsplaquéssurlesjoues.L’eaudégoulinaitàlasurfacedeseslunettes.Ellenevoyaitplusdevantellequ’unemasseinformederobes,dejaquettesetdeparapluies.Par-dessuslebrouhaha,lavoixsurpuissantedesamèredominait:–Maislaissez-lepasser,vousautres,faitesplace!Moncher,montrèschermonsieurThorn,soyez
lebienvenusurAnima.Commentdonc,vousêtesvenusansescorte?Parlesancêtres,Ophélie!Oùa-t-elleencorefilé,cettetêtedelune?Agathe,dégote-nousvitetasœur.Queltempsinfect,monpauvreami,vousseriezarrivéuneheureplustôt,nousvousaurionsaccueillisanscetteflotte.Quequelqu’unluidonneunparapluie!Clouéesurplace,Ophélieétait incapabledebouger. Ilétait là.L’hommequiétait sur lepointde
déstructurersavieétaitlà.Ellenevoulaitnilevoirniluiparler.Agatheluiattrapalepoignetetluifittraverserlafamilleenlatraînantàsasuite.Enivréedebruits
etdepluie,àdemiconsciente,Ophéliepassadevisageenvisagejusqu’àtombersurlepoitraild’unourspolaire.Hébétée,elleneréagitpasquandl’oursmarmonnaun«bonsoir»glacé, tout là-haut,loinau-dessusdesatête.–Lesprésentationssontfaites!s’époumonasamèreaumilieudesapplaudissementspolis.Àvos
fiacres!Ilnes’agitpasnonplusd’attraperlamort.Ophélie se laissapousser à l’intérieurd’unvéhicule.Le fouet claqua l’air, les cahots secouèrent
l’équipage.Onallumaunlampionquiprojetaunelueurroussâtresurlespassagers.L’aversesemblaitbattre la chamade sur les carreaux. Coincée contre la portière, Ophélie se concentra sur cettepulsationd’eau, le tempsde recouvrer ses esprits et de sortir de sa torpeur.Elle réalisapeu àpeuqu’onparlaitavecanimationautourd’elle.C’étaitsamèrequifaisaitlaconversationpourdix.L’oursétait-illà,luiaussi?Ophélieremontaseslunettesmouchetéesdegouttesdepluie.Ellevitd’abordl’énormechignonen
choucroutedesamèrequil’écrasaitsurlabanquettedufiacre,puislenezdecorbeaudelaDoyennejustedevantelleetenfin,de l’autrecôté, l’ours. Il regardaitobstinémentpar lavitrede laportière,répondantdetempsàautreaubabillagedelamèreparunlaconiquehochementdetête,sansprendrelapeined’échangerunregardavecpersonne.Soulagéedenepasêtredanssa lignedemire,Ophélieseprêtaàunexamenplusattentifdeson
fiancé. Contrairement à sa première impression, Thorn n’était pas un ours, même s’il en avaitl’apparence.Uneamplefourrureblanche,hérisséedecrocsetdegriffes,luicouvraitlesépaules.Iln’étaitpastellementcorpulent,enfait.Sesbras,croiséssursapoitrine,étaientaussieffilésquedesépées.Enrevanche,toutétroitqu’ilétait,cethommeavaitunestaturedegéant.Soncrânes’appuyaitcontre le plafond du fiacre et l’obligeait à ployer le cou. Plus haut perché encore que le cousinBertrand,etcen’étaitpaspeudire.«Parlesancêtres,s’ébahitOphélie,ceseramonépoux,toutça?»Thornportaitsurlesgenouxunejolievalisetapisséequijuraitavecsesvêtementsenpeaudefauve
etluiconféraitunepetitetouchedecivilisation.Ophéliel’observaitàladérobée.Ellen’osaitpasledévisageravec insistance,depeurqu’ilnesentîtcetteattentionetnese retournâtbrusquementverselle.Endeuxcoupsd’œilbrefs,toutefois,ellesefituneidéedesafigure,etcequ’elleenentrevitluidonnalachairdepoule.Laprunellepâle,leneztranchant,lecrinclair,unebalafreentraversdelatempe, ceprofil tout entier était imprégnédemépris.Unméprisqui s’adressait à elle et à toute safamille.Interloquée,Ophéliecompritquecethommesemariaitàcontrecœurluiaussi.–J’aiunprésentpourMmeArtémis.Ophélietressaillit.Samèresetutbrusquement.MêmelaDoyenne,quis’étaitendormie,ouvritles
yeuxàdemi.Thornavaitarticulécettephraseduboutdeslèvres,commesileurparlerluicoûtait.Ilprononçaitchaqueconsonneavecdureté,c’étaitl’accentduNord.– Un présent pour Artémis ? bégaya lamère, décontenancée.Mais certainement, monsieur ! se
ressaisit-elle.Ceserauninsignehonneurdevousintroduireauprèsdenotreespritdefamille.Vousconnaissezprobablementsonobservatoirederéputation,n’est-cepas?S’iln’yaquecelapourvousêtreagréable,jevousproposedenousyrendredèsdemain.–Maintenant.LaréponsedeThornavaitclaquéaussisèchementquelefouetducocher.Lamèredevintblême.–C’est-à-dire,monsieurThorn,qu’ilseraitmalperçudedérangerArtémiscesoir.Ellenereçoit
plusàlatombéedelanuit,comprenez-vous?Etpuis,serengorgea-t-elleavecunsourireaimable,nousavonsprévuunpetitrepasàvotreintention…Leregardd’Ophélievoletaitdesamèreàsonfiancé.Un«petitrepas»,c’étaitunjolieuphémisme.
Elle avait réquisitionné la grange de l’oncleHubert pour son banquet pantagruélique, orchestré lasaignée de trois cochons, passé une commande de feux de Bengale chez le droguiste, empaquetéplusieurskilosdedragées,programméunbalcostuméjusqu’àl’aube.Roseline,latanteetmarrained’Ophélie,étaitentraind’acheverlespréparatifsàcetinstantmême.–Çanesauraitattendre,déclaraThorn.Detoutefaçon,jen’aipasfaim.–Jecomprends,fils,approuvasoudainlaDoyenneavecunsourirefripé.Ilfautcequ’ilfaut.Ophéliesourcilladerrièreseslunettes.Elle,enrevanche,necomprenaitpas.Àquoirimaitdoncce
comportement ? Thorn se montrait tellement grossier qu’il la faisait passer pour un modèle debonnesmanières.Ilfrappadupoinglepetitrectangledeverre,derrièrelui,quiséparaitleconducteurdesonéquipage.Levéhiculefreinanet.–Monsieur?demandalecocher,dontlenezs’étaitcolléàlavitre.–ChezMmeArtémis,ordonnaThornavecsonaccentdur.À travers la vitre arrière, le cocher interrogea du regard lamère d’Ophélie. La stupeur l’avait
renduepâlecommeunemorteetarrachaitàsalèvreunlégertremblement.–Conduis-nousàl’observatoire,dit-elleenfin,lesmâchoirescontractées.Secramponnantàlapoignéedesabanquette,Ophéliesentitlevéhiculeopérerundemi-tourpour
remonterlapentequ’ildévalaituninstantplustôt.Au-dehors,descrisdeprotestationaccueillirentlamanœuvre;c’étaientlesautresfiacresdelafamille.–Quelleépinglevouspique?s’égosillalatanteMathildeàtraversuneportière.Lamèred’Ophéliebaissasavitre.–Nousmontonsàl’observatoire,dit-elle.–Commentdonc?s’offusqual’oncleHubert.Àcetteheure?Etlesagapes?Etlesréjouissances?
Ongargouilledepartout,nousautres!–Mangezsansnous,festoyezdevotrecôtéetrentreztousvouscoucher!déclaralamère.Ellerefermasavitrepourcoupercourtauscandaleetsignalaaucocher,quiavaitdenouveaucollé
safigurehésitantecontrelavitrearrière,qu’ilpouvaitreprendresacourse.Ophéliemorditdanssonécharpepours’empêcherdesourire.CethommeduNordvenaitdefroissermortellementsamère;toutbienpesé,ildépassaitsesespérances.Pendantqueleurvoitureseremettaitenroutesousleregardsidérédelafamille,au-dehors,Thorn
s’appuyaàlavitre,concentréuniquementsurlapluie.Ilnesemblaitplusguèredisposéàpoursuivrelaconversationaveclamère,etmoinsencoreàl’engageraveclafille.Sesyeux,effiléscommedeséclatsdemétal,n’effleurèrentpasuninstantcettedemoisellequ’ilétaitcensécourtiser.D’ungestesatisfait,Ophélierepoussaunemèchedégoulinantequiluicollaitaunez.SiThornne
jugeaitpasnécessairededéployerdeseffortspourluiplaire,ilyavaitquelqueschancespourqu’iln’enespérâtpasnonplusenretour.Autrainoùallaientleschoses,lesfiançaillesseraientrompuesavantminuit.Labouchepincée,lamèrenesedonnapluslapeinedecomblerlessilences;sesyeuxbrillaientde
colèredanslapénombredufiacre.LaDoyennesoufflasurlalanterneetserendormitsurunsoupir,enveloppéedanssagrandemantillenoire.Letrajetpromettaitd’êtrelong.Le fiacre emprunta une route mal pavée, à flanc de montagne, qui dessinait des lacets en tête
d’épingle. Barbouillée par les cahots, Ophélie se concentrait sur le paysage. Elle fut d’abord dumauvaiscôtédelavoitureetnerencontraqu’unerocheaccidentéeoùbourgeonnaientlespremièresneiges.Unvirageplusloin,savuedégringoladanslevide.Lapluieavaitcessé,balayéeparunventd’ouest.Cetteéclaircieavaitsouffléentrelesnuagesunepoussièred’étoiles,maisenbas,aucreuxdela Vallée, le ciel rougeoyait encore dans le crépuscule. Les forêts de châtaigniers et de mélèzesavaientcédélaplaceauxsapinsdontleparfumrésineuxenvahissaitlecocher.Àlafaveurdelapénombre,Ophéliereportauneattentionplusfranchesurlasilhouettecasséeen
troisdeThorn.Lanuitavaitdéposéunelueurbleutéesursespaupièrescloses;Ophélieremarquauneautrecicatricequiluifendaitlesourciletjetaitsursajoueunéclatblanc.Cethommeseraitdoncbienunchasseur,enfindecompte?Ilétaitsansdouteunpeumaigre,maiselleluiavaittrouvélemêmeregard dur que lesmodèles d’Augustus. Secoué par les soubresauts de la voiture, elle l’aurait cruendormi,n’eussentétéleplicontrariéquiluicreusaitlefrontetlepianotagenerveuxdesesdoigtssursavalise.EllesedétournalorsquelespaupièresdeThornlaissèrentsoudainfiltreruneétincellegrise.
Lecocheravaitfreiné.–L’observatoire,annonça-t-il.
L’observatoire
Deuxfoisseulementdanssavie,Ophélieavaiteul’opportunitéderencontrerl’espritdesafamille.Elle ne se rappelait pas la première, à l’occasionde sonbaptême.Elle n’était alors qu’un lange
pleurnicheurquiavaitarrosélaDoyennedelarmesetd’urine.Lasecondefois,enrevanche,avaitimpriméunvifsouvenirdanssamémoire.Àquinzeans,elle
avaitremportéleconcoursdelectureorganiséparlaCompagniedessciences,grâceàunboutondechemise : il l’avait ramenée plus de trois siècles en arrière et lui avait livré les frasques de sonpropriétairedans lesmoindresdétails.Artémisenpersonne luiavaitalors remis legrandprix,sespremiersgantsde liseuse.Cesmêmesgants, usés jusqu’à la corde, dont elle grignotait ce soir lescouturestoutendescendantdufiacre.Unventglacéfitclaquersonmanteau.Ophéliedemeura immobile,soufflecoupé,écraséepar la
voûte formidabledudômeblancdont le long télescopeéborgnait lanuit.L’observatoired’Artémisn’était pas seulement un centre de recherche en astronomie, enmétéorologie et enmécanique desroches, c’était unemerveille architecturale. Serti dans un écrin de parois montagneuses, le palaiscomptait une dizaine d’édifices destinés à abriter les grands instruments : du cercleméridien à lalunette équatoriale, en passant par l’astrographe et le pavillonmagnétique.Le fronton du bâtimentprincipal, frappé d’un cadran solaire noir et or, dominait de toute son altitude la Vallée, oùscintillaientleslumièresnocturnesdelabourgade.Cespectacleétaitplusimpressionnantencorequedanslesouvenird’Ophélie.ElleoffritsonbrasàlaDoyennequipeinaitàdescendredumarchepied.C’étaitplutôtlàledevoir
del’homme,maisThornavaitréquisitionnélesbanquettesdufiacrepourouvrirsavalise.Lesyeuxencaisséssousdessourcilssévères,ilagissaitàsaconvenance,sanssesoucierlemoinsdumondedecesfemmesdontilétaitl’invitéd’honneur.Surlaterrassedel’observatoire,unsavantgalvanisécouraitaprèssonhaut-de-formequiroulait
entredeuxrangéesdecolonnes.–Excusez-moi,savantpère! l’apostrophalamèred’Ophélieenmaintenantd’unemainsonbeau
chapeauàplumes.Voustravaillezici?–Absolument.L’hommeavaitrenoncéàsonhaut-de-formepourredresserverselleunfrontlargequefouettaitsa
houppette.–Unventmagnifique,n’est-cepas? s’exalta-t-il.Absolumentmagnifique !Çanousanettoyé le
cielenunedemi-heure.Soudain, il fronça les sourcils.Grossipar son lorgnon, sonœil suspicieux ricocha sur les trois
femmes,puissurlefiacre,garédevantl’entréeprincipale,oùl’ombreimmensedeThorns’affairaitàdéballersavalise.–Qu’est-cequec’est?Qu’est-cequevousvoulez?–Uneaudience,fils,intervintlaDoyenne.Elles’appuyaitdetoutsonpoidsaubrasd’Ophélie.–Impossible.Absolumentimpossible.Revenezdemain.Lesavantbranditsacanneverslanuit,pointantlesnuagesquis’effilaientdansleventcommedes
toilesd’araignée.
–Premièreéclaircienocturnedepuisunesemaine.Artémisestdébordée,absolumentdébordée.–Ceneserapaslong.Thorn avait lâché cette promesse en s’extrayant du fiacre, une cassette sous le bras. Le savant
repoussavainementlahouppedecheveuxquifolâtraitdevantsesyeux.–Quandbienmêmevousn’en auriezquepourune fractionde seconde, je vous le répète, c’est
absolument impossible. Nous sommes en plein inventaire. Quatrième réédition du catalogueAstronomiaeinstaurataemechanica.C’estabsolumentprioritaire.«Six!»exultaOphélieensonforintérieur.Ellen’avaitjamaisentenduautantde«absolument»à
lafile.Thornavalaendeux longuesenjambées lesmarchesduperronet sedressade toutesonaltitude
devant le savant, qui recula aussitôt d’un pas. Le vent hérissait les mèches pâles de ce grandépouvantailetétiraitleslacetsdesafourrure,dévoilantlacrossed’unpistoletàsaceinture.Lebrasde Thorn se déplia. Cemouvement brusque arracha un sursaut au savant, mais c’était une simplemontreàgoussetqu’ilvenaitdeluibrandirsouslenez.–Dixminutes,pasunedeplus.Oùpuis-jetrouverMmeArtémis?Levieillarddésignadesacanneledômeprincipal;unefentel’entaillaitcommeunetirelire.–Àsontélescope.Thornfitclaquersestalonssurlemarbre,sansunregardenarrière,sansunremerciement.Rouge
d’humiliationsoussongroschapeauàplumes, lamèrenedérageaitpas.Aussisevengea-t-ellesurOphéliequandcelle-cidérapasuruneplaquedegel,manquantd’entraînerlaDoyennedanssachute.–Ettoi,tuneguérirasdoncjamaisdecettemaladresse?Tumecouvresdehonte!Ophéliecherchaseslunettesàtâtonssurlesdalles.Lorsqu’ellelesenfila,lagrosserobedesamère
luiapparutentriple.Lesverresétaientcassés.–Etcethommequinenousattendpas,grondalamèreenempoignantsesjupes.MonsieurThorn,
ralentissezl’allure!Sapetitecassettesouslebras,Thornpénétradanslevestibuledel’observatoireenfaisantlasourde
oreille. Il avançaitd’unpasmartial etouvrait toutes lesportesqui lui tombaient sous lamain sansjamaisfrapper.Sastaturesurplombaitleballetdessavantsquigrouillaientàtraverslescorridorsetquicommentaientd’unevoixfortelescartesdeconstellations.Ophélie suivait le mouvement, le nez dans son écharpe. Elle ne voyait plus de Thorn qu’une
silhouette fractionnée en morceaux. Il se dressait si haut dans sa fourrure hirsute que de dos ilressemblaitàs’yméprendreàunourspolaire.Elle savourait franchement la situation. L’attitude de cet homme était si outrageante que ça
paraissait presque tropbeaupour êtrevrai.CommeThorn s’engageait dansunescalier en spirale,OphélieprêtaencoresonbrasàlaDoyennepourl’aideràmonterlesmarches.–Puis-jevousposerunequestion?luisouffla-t-elle.–Tupeux,fille,souritlaDoyenne.Unsavantquidescendaitl’escalierentrombelesbousculasanss’excuser.Ils’arrachaitlescheveux
enhurlantcommeundamnéqu’ilnes’étaitjamaistrompédanssescalculsetquecen’étaitpascettenuitqueçacommencerait.–Combiend’affrontsnotrefamilledevra-t-elleessuyeravantd’envisageruneremiseenquestion
desfiançailles?demandaOphélie.Saquestionjetaunfroid.LaDoyenneretirasamaindubrasqu’elleluioffrait.Elleremontasursa
têtesamantillenoire,defaçonqu’iln’endépassâtplusquelebecdesonnezetunsouriresillonnéderides.–Dequoiteplains-tu,fille?Cejeunegarçonm’al’airtoutàfaitcharmant.Perplexe, Ophélie contempla la forme noire et rabougrie de la Doyenne qui se hissait
laborieusementd’unemarcheàl’autre.Semoquait-elledonc,elleaussi?LavoixmaussadedeThornrésonnadanslarotondeoùilvenaitdepénétrer:–Madame,votrefrèrem’envoieauprèsdevous.Ophélienevoulaitpasmanquer l’entrevueavecArtémis.Elle sedépêchade franchir laportede
métaloùchancelaitencorecetécriteau:NEPASDÉRANGER:OBSERVATIONENCOURS
Elle battit des cils derrière ses lunettes cassées tandis qu’elle s’enfonçait dans l’obscurité. Elleentenditcommeunfroissementd’ailesdevantelle;c’étaitsamère,deplusenpluscourroucée,quiavait sorti son éventail pour se rafraîchir les idées. Quant à Thorn, elle ne distingua sa fourrurehérisséedegriffesquelorsquelesampoulesmuraless’allumèrent,degrépardegré.–Monfrère?Lequeldonc?Cemurmurerauque,quiévoquaitdavantageleraclementd’unemeulequ’unevoixdefemme,avait
rebondiàtraverstoutel’armaturemétalliquedelasalle.Ophéliecherchasaprovenance.Ellesuivitdesyeux lespasserellesquimontaient en spirale autourde la coupole,puis redescendit le longducanonde cuivredont la focale embrassait prèsde six fois sa taille.Elle trouvaArtémis recourbéecontrelalentilledutélescope.Ellelavoyaitéclatéeentroismorceaux.Illuifaudraitsoignerseslunettesdèsquepossible.L’esprit de famille s’arracha lentement au spectacle des étoiles, dénoua chacun de sesmembres,
chacune de ses articulations jusqu’à dépasser Thorn lui-même, et de haut. Artémis couva un longmomentdesyeuxcetétrangervenutroublersacontemplationducieletquinecillaitmêmepassouslepoidsdesonregard.Quelques années avaient filé depuis ses quinze ans,mais Ophélie se sentit aussi indisposée par
l’apparenced’Artémisquelejouroùelleluiavaitremissonpremierprix.Nonpasqu’ellefûtlaidecar,envérité,sabeautéavaitquelquechosederedoutable.Sachevelure
rousses’évadaitdesanuqueenunetorsadenégligéeetruisselaitsurlesdallesdemarbre,autourdeseschevillesnues,commeunfleuvedelaveenfusion.Legalbegracieuxdesoncorpséclipsaitlesplusbellesadolescentesde toute l’arche.Sapeau,unechairsiblancheetsisouplequ’ellesemblaitliquide vue de loin, se coulait sur les lignes parfaites de son visage. L’ironie du sort voulaitqu’Artémis méprisât cet éclat surnaturel dont la Nature l’avait parée et que tant de coquettes luienviaient.Aussinefaisait-elleconfectionnerpoursatailledegéantequedeshabitsd’homme.Cettenuit,elleportaituneredingotedeveloursrouge,ainsiquedesimpleshauts-de-chaussesquilaissaientsesmolletsdénudés.Cen’étaientpascesmanièreshommassesnonplusquimettaientmalàl’aiseOphélie,désagrément
insignifianten regardde tantdesplendeur.Non,c’étaitautrechose.Artémisétaitbelle,maisd’unebeautéfroide,indifférente,presqueinhumaine.La fente de ses yeux, laissant entrevoir deux iris jaunes, n’exprimait rien pendant qu’elle
dévisageaitlonguementThorn.Nicolère,niennui,nicuriosité.Justeuneattente.Au bout d’un silence qui sembla durer une éternité, elle se fendit d’un sourire vide de toute
émotion,nibienveillantnimauvais.Unsourirequin’avaitdesourirequelaforme.–Vousavezl’accentetlesmanièresduNord.VousêtesdeladescendancedeFarouk.Artémis se pencha en arrière dans un long mouvement gracieux ; le marbre jaillit du dallage
commeunefontainepourluioffrirunsiège.DetouslesAnimistesquipeuplaientl’arche,personnen’étaitcapabled’untelprodige,pasmêmelalignéedesforgeronsquitordaientlemétald’unesimplepressiondupouce.–Etquemeveut-il,moncherfrère?demanda-t-elledesavoixtrèsrauque.LaDoyennes’avançad’unpas,relevasarobenoirepourluifaireunerévérenceetrépondit:–Lemariage,belleArtémis,vousvousrappelez?
Lesyeuxjaunesd’Artémisroulèrentverslavieillefemmeennoir,puisverslechapeauemplumédelamère,quis’éventaitd’ungestefébrile,avantdeplongerdroitsurOphélie.Celle-cifrissonna,sescheveuxhumides secollant à ses jouescommedesalgues.Artémis,dontellenevoyaitqu’uneimage trouble et segmentée, était son arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère.Etilmanquaitcertainementencoreunarrièreoudeux.De toute évidence, sonaïeulene la reconnaissait pas.L’esprit de famillene reconnaissait jamais
personne. Elle ne se souciait plus depuis longtemps de mémoriser les visages de toute sadescendance,desvisagestropéphémèrespourcettedéessesansâge.OphéliesedemandaitparfoissiArtémis avait été proche de ses enfants, jadis. Ce n’était pas une créature très maternelle, elle nesortait jamais de son observatoire pour se mêler à sa progéniture et elle avait délégué depuislongtempstoutessesresponsabilitésauxDoyennes.Cen’étaitpasentièrementsafaute,néanmoins,siArtémisavaitsipeudemémoire.Riennesefixait
durablementdanssonesprit,lesévénementsluicoulaientdessussanspersister.Cetteprédispositionàl’oubliétaitsansdoutelacontrepartiedesonimmortalité,unesoupapedesûretépournepassombrerdans la folie ou le désespoir. Artémis ne se connaissait pas de passé ; elle vivait dans un éternelprésent. Nul ne savait ce qu’était sa vie avant de fonder sa propre dynastie sur Anima, plusieurssièclesenarrière.Pourlafamille,elleétaitlà,elleavaittoujoursétélà,elleseraittoujourslà.Etilenallaitainsipourchaquearcheetpourchaqueespritdefamille.D’unmouvementnerveux,Ophélieremontasursonnezseslunettesabîmées.Quelquefois,malgré
tout, elle seposait cettequestion :qu’étaient réellement lesespritsde familleetd’oùvenaient-ils?Que le sang d’un phénomène commeArtémis coulât dans ses propres veines lui semblait à peinecroyable,etilcoulait,pourtant,propageantsonanimismeàlalignéeentièresansjamaissetarir.–Oui,jemerappelle,acquiesçaenfinArtémis.Commentvousnommez-vousdonc,mafille?–Ophélie.Ilyeutunreniflementdédaigneux.OphélieregardaThorn.Illuitournaitledos,aussiraidequ’un
grandoursempaillé.Aussinepouvait-ellepasvoirl’expressiondesafigure,maisellenedoutapasquecereniflementvîntdelui.Sonpetitfiletdevoixneluiavaitvisiblementpasplu.–Ophélie,ditArtémis,jevousprésentemesfélicitationspourvotremariageetjevousremerciede
cettealliancequirenforceralesrapportscordiauxentremonfrèreetmoi-même.C’étaituneformuledecirconstance,sansenthousiasme,prononcéepourleseulsouciduprotocole.
ThornsedirigeaversArtémisetluioffritsacassettedeboislaqué.Approcherdeprèscettesublimecréature,capabledetournerlatêteàuncortègedevieuxsavants,lelaissaitparfaitementdemarbre.–DelapartduseigneurFarouk.Ophélieconsultasamèred’uncoupdelunettes.Serait-ellecenséeremettreelleaussiunhommage
à l’esprit de sa belle-famille, le jour de son arrivée au Pôle ? À la lippe stupéfaite que sa mèreallongeait,duboutdeseslèvresmaquillées,ellecompritqu’elleseposaitlamêmequestion.Artémisaccepta l’offranded’ungestenonchalant.Sa figure, jusqu’alors impassible, secontracta
légèrementdèsqu’ellesonda,delasurfacedesapeau,lecontenudelacassette.–Pourquoi?demandaArtémis,àtraverssespaupièresmi-closes.–J’ignorecequecontientcettecassette,l’informaThornens’inclinantavecbeaucoupderaideur.
Jen’aiparailleursaucunautremessageàvoustransmettre.L’espritdefamillecaressaleboislaquéd’unemainpensive,posadenouveausesyeuxjaunessur
Ophélie,parutsurlepointdeluidirequelquechose,puishaussauneépauleavecdésinvolture.–Vouspouvezdisposer,voustous.J’aidutravail.Thornn’avaitpasattendudebénédictionpourtournerles talons,montreenmain,etredescendre
l’escalierdesonpasnerveux.Lestroisfemmesprirenthâtivementcongéd’Artémisetsedépêchèrent
delesuivre,parcraintequ’ilnepoussâtlagrossièretéjusqu’àlancerlefiacresanselles.–Parlesancêtres,jerefusedecédermafilleàcerustre!Lamèreavaitexplosédansunchuchotisfurieux,aubeaumilieud’unplanétariumoùunefoulede
savantspalabraientsurleprochainpassagedelacomète.Thornnel’entenditpas.Safourrured’oursmal léchéavaitdéjàquitté la salleobscureoù lesmécaniquesdesglobes ronronnaient commedesrouagesd’horlogerie.Le cœur d’Ophélie sauta dans sa poitrine, palpitant d’espoir,mais laDoyenne lui ôta toutes ses
illusionsd’unsimplesourire.–Unaccordaétéconcluentredeuxfamilles,fille.Iln’estpersonne,hormisFarouketArtémis,qui
puisserevenirdessussansdéclencherunincidentdiplomatique.Legroschignondelamères’étaitdéfaitsoussonbeauchapeauetsonnezpointuviolaçaitàvue
d’œilmalgrélescouchesdefard.–Oui,maistoutdemême,monmagnifiquerepas!Ophélie se renfrognadans son écharpe en suivant desyeux le ballet des astres sous la voûtedu
planétarium. Du comportement de son fiancé, de sa mère et de la Doyenne, elle n’arrivait pas àdéterminerlequelétaitlepluscrispant.–Siparhasardvousmedemandezmonavis…,murmura-t-elle.–Personneneteledemande,lacoupalaDoyenneavecsonpetitsourire.Dans d’autres circonstances, Ophélie n’aurait pas insisté. Elle tenait trop à sa tranquillité pour
débattre, argumenter, faire valoir sa position,mais ce soir c’était du restant de son existencequ’ilétaitquestion.–Jevousledonnetoutdemême,dit-elle.M.Thornn’apasplusenviedes’enchaîneràmoique
moiàlui.Jepensequevousavezdûcommettreuneerreurquelquepart.La Doyenne s’immobilisa. Sa silhouette toute tordue d’arthrite se redressa lentement, grandit
encoreetencore,tandisqu’ellesetournaitverselle.Sousl’entrelacsdesrides,lesourirebienveillantavaitdisparu.L’irisd’unbleufade,àlafrontièredelacécité,seplantèrentdansseslunettesavecunetellefroideurqu’Ophélieenfutabasourdie.Lamèred’Ophélieelle-mêmesedécomposaenassistantàcettemétamorphose.Cen’étaitplusunevieillefemmerabougriequisedressaitdevantelles,danscetourbillon de savants surexcités. C’était l’incarnation de l’autorité suprême sur Anima. La dignereprésentanteduConseilmatriarcal.Lamèreparmilesmères.– Il n’y a aucune erreur, dit laDoyenned’une voix glaciale.M.Thorn a introduit une demande
officielle pour épouser uneAnimiste. Parmi toutes les jeunes filles àmarier, tu es celle que nousavonschoisie.–IlsembleraitqueM.Thornn’apprécieguèrevotrechoix,observatranquillementOphélie.–Ildevras’ensatisfaire.Lesfamillesontparlé.– Pourquoi moi ? insista Ophélie sans se soucier du visage catastrophé de sa mère. Vous me
punissez?C’étaitsaconvictionprofonde.Ophélieavaitrefusétropdepropositions,tropd’arrangements.Elle
dissonaitparmitoutessescousinesquiétaientdéjàmèresdefamilleetcettefaussenotedéplaisait.LesDoyennesseservaientdecettealliancepourfaireunexemple.Lavieillardeenfonçasonregardpâletoutaufonddeseslunettes,par-delàlesverresbrisés.Quand
elleneserecroquevillaitpassurelle-même,elleétaitplusgrandequ’Ophélie.–Noust’accordonsunedernièrechance.Faishonneurànotrefamille,gamine.Situéchouesàcette
tâche,situfaiséchouercemariage,jetejurequetuneposerasjamaispluslespiedssurAnima.
Lacuisine
Ophéliecourait à lavitesseduvent.Elle franchissait les rivières, fendait les forêts, survolait lesvilles,passaitàtraverslesmontagnes,maislaligned’horizondemeuraithorsdeportée.Parfois,ellefilaitsurlasurfaced’unemerimmenseetlepaysagesefaisaitlongtempsliquide,maisellefinissaittoujoursparrejoindreunrivage.Cen’étaitpasAnima.Cen’étaitmêmepasunearche.Cemonde-làtenaitd’uneseulepièce.Ilétaitintact,sanscassure,rondcommeunballon.Levieuxmonded’avantlaDéchirure.Soudain,Ophélie aperçut une flèche verticale qui barrait l’horizon comme un éclair. Elle ne se
souvenaitpasdel’avoirjamaisvue,cetteflèche.Ellecourutverselle,parcuriosité,plusrapidequelevent.Pluselles’enapprochait,moinslaflècheressemblaitàuneflèche.Àlaréflexion,c’étaitplutôtunesortedetour.Ouunestatue.Non,c’étaitunhomme.Ophélie voulut ralentir, changer de direction, rebrousser chemin, mais une force irrésistible
l’entraînaitmalgréelleverscethomme.Levieuxmondeavaitdisparu. Iln’yavaitplusd’horizon,juste Ophélie qui se précipitait malgré elle vers cet homme maigre, immense, qui lui tournaitobstinémentledos.
Ophélieouvritgrandlesyeux,latêtesurl’oreiller,sescheveuxdéployésautourd’ellecommeunevégétationsauvage.Ellesemoucha.Sonnezavaitlasonoritéd’unetrompetteobstruée.Respirantparlabouche,ellecontemplalesommieràlattesdulitd’Hector,justeau-dessusdusien.Ellesedemandasisonpetitfrèredormaittoujours,là-haut,ous’ilavaitdéjàdescendul’échelledebois.Ellen’avaitpaslamoindreidéedel’heurequ’ilpouvaitêtre.Ophélie se souleva sur un coude et promena un regardmyope sur la chambre, où des couches
avaient été improvisées sur le tapis, dans un désordre de draps et de polochons. Ses petites sœurss’étaient toutes levées. Un vent froid bruissait à travers l’embrasure de la fenêtre et gonflait lesrideaux.Lesoleilétaitdéjàlevé,lesenfantsdevaientêtrepartispourl’école.Ophélies’aperçutquelavieillechattedelamaisons’étaitlovéeentresespiedsécartés,aufonddu
lit. Elle replongea sous sa couverture-patchwork et se moucha encore une fois. Elle avaitl’impressiond’avoirducotondanslagorge,lesoreillesetlesyeux.Elleyétaithabituée,elleattrapaitdes rhumesaupremier courantd’air.Samain tâtonna sur la tablede chevet, à la recherchede seslunettes.Lesverrescasséscommençaientdéjààcicatriser,maisilleurfaudraitplusieursheuresavantguérisoncomplète.Ophélie lesposa sur sonnez.Unobjet se réparaitplusvite s’il se sentaitutile,c’étaitunequestiondepsychologie.Elleallongeasesbrassur lacouverture,peupresséedese tirerdu lit.Ophélieavaiteudumalà
trouverlesommeilaprèsleurretouràlamaison.Ellesavaitqu’ellen’étaitpaslaseule.Dèsl’instantoùils’yétaitenfermé,avecunreniflementenguisede«bonnenuit»,Thornn’avaitcesséd’arpenterlachambredudessusetdefairegrincerleplancherdelongenlarge.Ophélies’étaitfatiguéeavantluietavaitfiniparsombrerdanslesommeil.Enfoncéedanssonoreiller,elles’efforçadedébrouillerlefildesémotionsquisenouaientdanssa
poitrine.LesparolesglacialesdelaDoyennerésonnaientdanssatête:«Situéchouesàcettetâche,si
tufaiséchouercemariage,jetejurequetuneposerasjamaispluslespiedssurAnima.»Lebannissementétaitpirequelamort.Lemonded’Ophélietenaittoutentiersurcettearche;sion
lachassait,ellen’auraitplusjamaisaucunefamilleversquisetourner.Elledevaitépousercetours,ellen’avaitpaslechoix.Un mariage de convenance avait toujours une finalité, à plus forte raison s’il renforçait les
rapports diplomatiques entre deux arches. Ce pouvait être l’apport d’un sang neuf pour éviter lesdégénérescencesliéesàuntrophautdegrédeconsanguinité.Cepouvaitêtreunealliancestratégiquepourfavoriserlesaffairesetlecommerce.Cepouvaitêtreaussi,quoiquecelarestâtexceptionnel,unmariaged’amournéd’uneidylledevoyage.Ophélieavaitbeauexaminerlachosesoustouteslescoutures,leplusimportantluiéchappait.Cet
homme,quetouticisemblaitrévulser,quelprofitespérait-ilsincèrementtirerdecemariage?Ellesereplongeadanssonmouchoiràcarreauxetsouffladetoutsonnez.Ellesesentaitsoulagée.
Thorn était un énergumène à peine civilisé, qui culminait deux têtes au-dessus d’elle et dont leslonguesmainsnerveusessemblaientexercéesauxarmes.Maisaumoins, ilne l’aimaitpas.Et ilnel’aimeraitpasdavantageàlafindel’été,lorsqueledélaitraditionnelentrelesfiançaillesetlesnocesseseraitécoulé.Ophélie se moucha une dernière fois, puis repoussa ses couvertures. Un miaulement furieux
gronda sous la couverture-patchwork quand elle la repoussa ; elle avait oublié la chatte. Elleconsidéradanslaglacemurale,nonsansunecertainesatisfaction,sonvisageétourdi,seslunettesdetravers,sonnezrougeetsescheveuxbrouillés.Thornnevoudraitjamaislamettredanssonlit.Elleavaitsentisadésapprobation,ellen’étaitpas la femmequ’il recherchait.Leurs familles respectivespouvaient les obliger à se marier, ils veilleraient ensemble à ce que cela demeurât une union defaçade.Ophélie noua un vieux peignoir autour de sa chemise de nuit. Si cela ne tenait qu’à elle, elle
resteraitàcagnarderaulit jusqu’àmidi,maissamèreavaitprévuunfolemploidutempspourlesjoursàvenir,avantlegranddépart.Déjeunersurl’herbe,dansleparcfamilial.Théaveclesgrand-mères Sidonie et Antoinette. Promenade le long du fleuve. Apéritif chez l’oncle Benjamin et sanouvelle femme. Soirée théâtre, puis dîner dansant. Ophélie en avait une indigestion rien que d’ypenser.Elleauraitpréféréunrythmemoinseffrénépourfaireconvenablementsesadieuxàsonarchenatale.Leboiscraquasoussespiedsquandelledescenditl’escalier.Lamaisonluiparuttropcalme.Ellecompritbientôtquetoutlemondes’étaitdonnérendez-vousdanslacuisine;uneconversation
étoufféeluiparvenaitàtraverslapetiteportevitrée.Lesilencesefitdèsqu’ellelapoussa.Ophélieétaitlepointdeconvergencedetouslesregards.Leregardscrutateurdesamère,postée
prèsdelagazinière.Leregardnavrédesonpère,àmoitiéavachisurlatable.Leregardoutrédelatante Roseline, son long nez coincé dans sa tasse de thé. Le regard songeur du grand-oncle, par-dessuslagazettequ’ilfeuilletait,dosàlafenêtre.Somme toute, il n’y avait que Thorn, occupé à bourrer une pipe sur son tabouret, qui ne
s’intéressaitpaslemoinsdumondeàelle.Sescheveuxblondargentésauvagementrejetésenarrière,son menton mal rasé, sa maigreur, sa tunique de mauvaise qualité et la dague enfilée à sa botteévoquaient plus un vagabond qu’un homme de cour. Il ne semblait pas à sa place au milieu descuivreschaudsdelacuisineetdesodeursdeconfitures.–Bonjour,croassaOphélie.Un silence inconfortable l’accompagna jusqu’à table. Elle avait connu des matins plus rieurs.
Ophélie remonta du doigt ses lunettes cassées, par pur mécanisme, et se remplit un plein bol dechocolatchaud.L’écoulementdulaitdanslaporcelaine,laprotestationducarrelagelorsqu’elletirasachaise,leraclementdesoncouteauàbeurresurlatartine,lesiffletdesesnarinesbouchées…Elle
avait l’impression que chaque bruit qui émanait d’elle, même infime, prenait des proportionsénormes.Ellesursautaquandlavoixdesamèrerésonnaànouveau:–MonsieurThorn,vousn’avezencorerienavalédepuisvotrearrivéeparminous.Vousnevous
laisseriezpastenterparunejattedecaféetdupainbeurré?Letonavaitchangé.Iln’étaitnichaudniâcre.Poli,justecequ’ilfallait.Lamèreavaitdûmettrela
nuitàprofitpourméditerlesparolesdelaDoyenneetsecalmerlesnerfs.Ophéliel’interrogeadesyeux,maissamèresedéroba,faisantminedesurveillersonfour.Quelquechosen’allaitpas;ilflottaitdansl’airunparfumdeconspiration.Ophélieseraccrochaàsongrand-oncle,maisilbouillonnaitsoussesmoustaches.Ellesereporta
alorssurlatêtedégarnieethésitantedupère,attabléenfaced’elle,ets’appuyadetoutsonregardsurlui.Commeelles’yattendait,ilcéda.–Fille,ilya…unlégerimprévu.Ilavaitintercaléson«légerimprévu»entrelepouceetl’index.Le cœur cogna dans les oreilles d’Ophélie et, l’espace d’une seconde folle, elle crut que les
fiançailles étaient rompues.Lepèrebasculaunœilpar-dessus sonépaule,versThorn, commes’ilespéraitundémenti.L’hommeneleurprésentaitdepuissontabouretqu’unprofiltailléaucanif,frontbuté,sesdentsmordillantlacornedesapipe.Seslonguesjambesfrémissaientd’impatience.S’ilneressemblait plus tout à fait à un ours, dépouillé de sa fourrure,Ophélie lui trouvait à présent uneattitudedefauconpèlerin,nerveuxetagité,surlepointdeprendresonenvol.Ellerevintàsonpèrequandilluitapotadoucementlamain.–Jesaisquetamèrenousavaitponduuninvraisemblableprogrammepourlasemaine…Ilfutinterrompuparlatouxfurieusedesafemme,penchéesursagazinière,puisilrepritavecun
soupir:–M. Thorn nous expliquait tantôt que des obligations l’attendaient chez lui. Des obligations de
première importance, vois-tu ? Bref, il ne peut pas gaspiller de temps en grandes réceptions, enamusementsdiverset…Excédé,Thornlecoupaenfaisantclaquerlecouvercledesamontreàgousset.–Onpartaujourd’hui,parledirigeabledequatreheurestapantes.Lesangrefluadesjouesd’Ophélie.Aujourd’hui.Quatreheurestapantes.Sonfrère,sessœurs,ses
neveuxetsesniècesneseraientpasrevenusdel’école.Elleneleurdiraitpasaurevoir.Ellenelesverraitjamaisgrandir.–Rentrezdoncchezvous,monsieur,puisqueledevoirvousyoblige.Jenevousretienspas.Seslèvresavaientremuétoutesseules.Cenefutqu’unsouffleàpeineaudible,àmoitiéenrhumé,
maisilfitl’effetd’uncoupdetonnerredanslacuisine.Sonpèresedécomposa,samèrelafoudroyadu regard, la tanteRoseline s’étouffadans son théet legrand-oncle se réfugiaderrièreunequinted’éternuements.Ophélieneregardaitaucund’eux.SonattentionétaitconcentréesurThornqui,pourla première fois depuis leur rencontre, la toisait tout entière, bien en face, de haut en bas. Sesinterminablesjambesl’avaienttiréd’uncoupdesontabouret,commeladétented’unressort.Ellelevoyait en triple, à cause de ses verres cassés.Trois hautes silhouettes, six yeux effilés commedesrasoirsettrentedoigtsresserrés.Toutcelafaisaitbeaucouppourunseulgaillard,fût-ilimmense…Ophélieattendituneexplosion.Laréponsenefutqu’unmurmurelourd:–Est-ceunedérobade?–Biensûrquenon,s’agaçalamèreenbombantsonénormepoitrine.Ellen’apassonmotàdire,
monsieurThorn,ellevousaccompagneraoùilvousplaira.–Etmoi,monmot,l’ai-jedoncàdire?
Cettequestion,lancéed’unevoixaigre,venaitdeRoselinequifixaitlefondvidedesatassedethéd’unairvenimeux.Roselineétait la tanted’Ophélie,maiselleétaitsurtoutsamarraineet,en tantque telle,cellequi
avait été désignée comme son chaperon. Veuve et sans enfants, sa situation la prédisposait toutnaturellementàaccompagnersafilleuleauPôlejusqu’àsonmariage.C’étaitunefemmed’âgemûr,avecunedenturedecheval,maigrecommeunsacd’os,aussinerveusequ’unecôtelette.Elleportaitsescheveuxenchignon,commelamèred’Ophélie,maislesienressemblaitàunepeloted’épingles.–Pasplusquemoi,grommelalegrand-oncledanssesmoustachesenfroissantsagazette.Detoute
façon,personnenemedemandeplusjamaismonavisdanscettefamille!Lamèremitlespoingssursonénormetourdehanches.–Ah,vousdeux,cen’estnil’heurenilelieu!–C’estjustequetoutseprécipiteunpeuplusvitequenousl’avionsenvisagéd’abord,intervintle
pèreàl’adressedesfiancés.Lagamineestintimidée,çaluipassera.NiOphélie ni Thorn ne leur accordaient lamoindre attention. Ils semesuraient du regard, elle
assisedevantsonchocolatchaud,luidusommetdesatailledémesurémentgrande.Ophélienevoulaitpascéderauxyeuxmétalliquesdecethomme,maisaprèsréflexion,ellenejugeapastrèsintelligentde leprovoquer.Dans sa situation, leplus raisonnableétait encorede se taire.De toute façon,ellen’avaitpaslechoix.Ellebaissalatêteetsetartinadebeurreuneautretranchedepain.QuandThornserassitsurson
tabouret,enveloppédansunnuagedetabac,chacunpoussaunsoupirdesoulagement.–Préparezimmédiatementvosaffaires,dit-ilsimplement.Pour lui, l’incident était clos. Pas pour Ophélie. Depuis l’ombre de ses cheveux, elle lui fit la
promessedeluimenerl’existenceaussidifficilequ’illaluirendaitlui-même.LesyeuxdeThorn,grisetfroidscommeletranchantd’unelame,laheurtèrentunefoisencore.–Ophélie,ajouta-t-ilsanssourire.Danscettebouchemaussade,durciparl’accentduNord,onauraitditquesonprénomcoupaitla
langue.Écœurée,Ophélie plia sa serviette, puis quitta la table. Elle remonta l’escalier en douce ets’enfermadanslachambre.Adosséecontrelepanneaudelaporte,ellenebougeapas,necillapas,nepleurapas,maisçacriaitàl’intérieurd’elle.Lesmeublesdelachambre,sensiblesàlacolèredeleurpropriétaire,semirentàtremblotercommes’ilsétaientparcourusdefrissonsnerveux.Ophéliefutsecouéeparunéternuementspectaculaire.Lecharmeserompitaussitôtetlesmeubles
redevinrentparfaitementimmobiles.Sansmêmesedonneruncoupdepeigne,Ophélieenfilalaplussinistredesesrobes,uneantiquitécorsetée,griseetaustère.Elles’assitsurlelitet,pendantqu’elleenfonçaitsespiedsnusdanssesbottines,sonécharperampa,glissaetsinuajusqu’àsoncoucommeunserpent.Onfrappaàlaporte.–Endrez,marmonnaOphélie,lenezbouché.Legrand-onclepassasesmoustachesparl’entrebâillementdelaporte.–Jepeux,fille?Elleopinaderrièresonmouchoir.Lesgrossouliersdel’onclesefrayèrentuncheminàtraversla
mélasse de draps, d’édredons et d’oreillers qui encombraient le tapis. Il fit signe à une chaised’approcher,cequ’ellefitdocilementenjouantdespieds,etselaissatomberdessus.– Ma pauvre gamine, soupira-t-il, ce bonhomme-là, c’est vraiment le dernier mari que je te
souhaitais.–Jesais.–Ilvafalloirquetusoiscourageuse.LesDoyennesontparlé.–LesDoyennesontparlé,répétaOphélie.
«Maisellesn’aurontpaslederniermot»,ajouta-t-elleensonforintérieur,mêmesiellen’avaitpaslapluspetiteidéedecequ’elleespéraitenpensantcela.Àlavivesurprised’Ophélie,legrand-onclesemitàrire.Ildésignaitlaglacemurale.–Tutesouviensde tapremière traversée?Nousavionsfiniparcroireque turesteraisà jamais
commeça,tajamberemuanticietleresteàsedébattredanslemiroirdemasœur!Tunousasfaitpasserlapluslonguenuitdenotrevie.Tun’avaispastreizeans.– J’en ai gardé quelques séquelles, soupira Ophélie en contemplant ses mains, qu’elle voyait
éclatéesenmorceauxàtraversseslunettescassées.Leregardquelegrand-oncleluiadressaétaitbrusquementredevenusérieux.–Précisément.Etçanet’apasempêchéepourautantderecommenceretdetecoincerànouveau,
jusqu’àcequetupigesenfinletruc.LesPasse-miroirsontraresdanslafamille,fille,est-cequetusaispourquoi?Ophéliesoulevalespaupièresderrièreseslunettes.Ellen’avaitjamaisabordélaquestionavecson
parrain.Pourtant,toutcequ’ellesavait,elleletenaitdelui.–Parcequec’estuneformedelectureunpeuparticulière?suggéra-t-elle.Legrand-oncleébrouasesmoustachesetécarquillasesyeuxd’orsouslesailesdesessourcils.–Rienàvoir!Lireunobjet,çademandedes’oublierunpeupourlaisserlaplaceaupasséd’un
autre. Passer les miroirs, ça demande de s’affronter soi-même. Il faut des tripes, t’sais, pour seregarderdroit dans lesmirettes, sevoir tel qu’on est, plongerdans sonpropre reflet.Ceuxqui sevoilentlaface,ceuxquisemententàeux-mêmes,ceuxquisevoientmieuxqu’ilssont,ilspourrontjamais.Alors,crois-moi,çanecourtpaslestrottoirs!Ophélie fut saisiepar cettedéclaration inattendue.Elle avait toujourspassé lesmiroirsde façon
intuitive,ellenesetrouvaitpasparticulièrementcourageuse.Legrand-oncledésignaalorslavieilleécharpetricolore,uséeparlesans,quireposaitparesseusemententraversdesesépaules.–C’estpastonpremiergolem,ça?–Si.–Celui-làmêmequiabienfaillinouspriveràjamaisdetacompagnie.Ophélieacquiesça,aprèsuntemps.Elleoubliaitparfoisquecetteécharpe,qu’elletraînaittoujours
danssonsillage,avaitnaguèreessayédel’étrangler.–Etendépitdecela,tun’asjamaiscessédelaporter,articulalegrand-oncleenponctuantchaque
motd’unetapecontresacuisse.–Jevoisbienquevouscherchezàmedirequelquechose,ditdoucementOphélie.L’ennui,c’est
quejenecomprendspastropquoi.Legrand-onclepoussaungrognementbourru.–Tunepayespasdeminecommeça,fille.Tutecachesderrièretescheveux,derrièreteslunettes,
derrière tesmurmures. De toute la portée de tamère, tu es celle qui n’a jamais versé une larme,jamaisbraillé,etpourtantjepeuxtejurerquetuesbiencellequiacollectionnéleplusdebêtises.–Vousexagérez,mononcle.–Depuistanaissance,tun’asjamaiscessédetefairemal,detetromper,detecasserlafigure,dete
coincer les doigts, de te perdre…, poursuivit-il sur sa lancée avec de grandes gesticulations. Je teracontepaslesangd’encre,onalongtempscruquetufiniraisunjourparsuccomberàl’unedetesinnombrablesboulettes!«Mam’zelleFonce-dans-le-Mur»,qu’ont’appelait.Écoute-moibien,fille...(Legrand-oncles’agenouilladouloureusementaupieddulitoùOphélieétaitrestéeavachie,sespiedsnoyés au fond de ses bottes délacées. Il lui saisit les coudes et la ballotta, comme pour mieuximprimerchaquesyllabedanssamémoire.)Tueslapersonnalitélaplusfortedelafamille,mapetite.Oublie ce que je t’ai dit la dernière fois. Je te prédis que la volonté de tonmari se brisera sur latienne.
Lamédaille
L’ombre en cigare du dirigeable filait sur les pâturages et les cours d’eau comme un nuagesolitaire.Àtraverslevitrageoblique,Ophéliescrutait lepaysage,espérantapercevoirunedernièrefoisau loin la tourdegardeoùsa familleagitaitdes foulards.La tête lui tournaitencore.Àpeinequelques minutes après le décollage, alors que le dirigeable manœuvrait un virage, elle avait dûquitterlapromenadedetribordencatastrophepourchercherlestoilettes.Letempsd’enrevenir,ellenevoyaitdéjàplusdelaValléequ’unezoned’ombrelointaineaupieddelamontagne.Ellen’auraitpaspuimaginerdesadieuxplusratés.–Une fille de lamontagne qui a lemal de l’air ! Tamère a raison, tu nemanques jamais une
occasiondetedistinguer…OphéliearrachasonregarddelabaievitréepourledéverserdanslasalleauxCartes,ainsiappelée
poursesplanisphèresfixésaumurquiretraçaientlagéographieéclatéedetouteslesarches.Àl’autreboutdelapièce,larobevertbouteilledelatanteRoselinesedétachaitsurleveloursmieldestapisetdes fauteuils. Elle inspectait les représentations cartographiques d’un œil sévère. Ophélie mit untempsàcomprendrequecen’étaientpaslesarchesqu’elleétudiaitainsi,maislaqualitédel’imprimé.Déformationprofessionnelle:latanteRoselinetravaillaitdanslarestaurationdupapier.Elle revint vers Ophélie d’un petit pas nerveux, s’assit dans le fauteuil voisin, et ses dents
chevalinesgrignotèrentlesbiscuitsqu’onleuravaitservis.Nauséeuse,Ophéliedétournalesyeux.Lesdeuxfemmesétaientseulesdanslasalle.Àpartelles,Thornetlepersonneld’équipage,iln’yavaitpasd’autrespassagersàborddudirigeable.–As-tu remarqué l’expressiondeM.Thornquand tu t’esmise à restituer ton repasdans tout le
dirigeable?–J’étaisunpeudistraiteàcemoment-là,matante.Ophéliedévisagea samarrainepar-dessus les rectanglesde ses lunettes.Elle était aussi étriquée,
sècheet jaunâtrequesamèreétaitgrassouillette,moiteet rougeaude.Ophélieconnaissaitmalcettetantequiseraitsonchaperonpourlesprochainsmoisetcelaluifaisaitbizarredeseretrouverentêteà têteavecelle.Entempsordinaire,ellessevoyaientpeuetneseparlaientguère.Laveuven’avaittoujoursvécuquepoursesvieuxpapiers,demêmequ’Ophélien’avait toujoursvécuquepoursonmusée.Celaneleuravaitpaslaissébeaucoupdeplacepourdevenirintimes.–Ilétaitmortdehonte,déclaralatanteRoselined’unevoixâpre.Ça,mapetitedemoiselle,c’estun
spectacleauqueljeneveuxplusjamaisassister.Tuportesentoil’honneurdelafamille.Au-dehors, l’ombre du dirigeable se fondait dans l’eau desGrandsLacs, scintillante commedu
mercure. La lumière de fin d’après-midi s’affadissait dans la salle auxCartes. Le veloursmiel dudécorsefitmoinsdoré,déclinaverslebeige.Alentour, l’aérostatgrinçaitdetoutesonarmatureetbourdonnaitdetoutesseshélices.Ophélies’imprégnaunebonnefoispourtoutesdecesbruits,decelégerroulissoussespieds,etellesesentitmieux.C’étaitjusteunehabitudeàprendre.Elle sortit de samanche unmouchoir à pois et éternua une fois, deux fois, trois fois. Ses yeux
larmoyèrentderrièreseslunettes.Lanauséeétaitpassée.Paslerhume.–Pauvrehomme,sedérida-t-elle.S’ilcraintleridicule,iln’épousepaslabonnepersonne.La peau de la tante Roseline devint jaune pâle. Elle jeta un regard affolé dans la petite salle,
tremblantàlapenséededécouvrirlafourrured’oursdansl’undesfauteuils.
–Parlesancêtres,nedispasdetelleschoses,chuchota-t-elle.–Ilvousinquiète?s’étonnaOphélie.Elle-mêmeavaiteupeurdeThorn,oui,maisc’étaitavantdelerencontrer.Depuisquel’inconnu
avaitunvisage,elleneleredoutaitplus.–Ilmedonnefroiddansledos,soupiralatanteenrajustantsonminusculechignon.As-tuvuses
cicatrices? Je le soupçonned’êtreporté sur laviolencequand ilestmal luné. Je teconseillede tefaireoublieraprèslapetitescènedecematin.Efforce-toidoncdeluifairebonneimpression,nousallonspasseraveclui,moileshuitprochainsmois,toilerestantdetavie.Ophélieeutlesoufflecoupéenlaissanttombersonregardparlagrandevitred’observation.Les
forêtsflamboyantesd’automne,doréesparlesoleil,battuesparlevent,venaientdecéderlaplaceàuneparoide roche abruptequi s’effondrait dansunemerdebrouillard.Ledirigeable s’éloigna etAnimaapparutentièrementencercléeparuneceinturedenuages,suspendueenl’air.Plusilsprenaientde ladistance,pluselle ressemblait àune souchede terreetdegazonqu’unepelle invisibleauraitarrachéedesonjardin.C’étaitdonccela,unearchevuedeloin?Cettepetitemotteperdueaumilieudu ciel ? Qui pourrait imaginer que des lacs, des prairies, des villes, des bois, des champs, desmontagnes,desvalléess’étendaientsurceridiculepandemonde?La main collée contre la vitre, Ophélie grava cette vision dans son esprit tandis que l’arche
disparaissait,effacéeparlesrideauxdenuages.Elleignoraitquandelleyreviendrait.–Tuauraisdûteprendreunepairederechange.Onpassepourdespauvres!Ophélie retourna à sa tante qui la regardait d’un air désapprobateur. Elle mit un moment à
comprendrequ’ellefaisaitallusionàseslunettes.–Ellesontpresquefinidecicatriser,larassuraOphélie.D’iciàdemain,iln’yparaîtraplus.Ellelesretirapoursoufflerdelabuéesurlesverres.Hormisunepetitefissuredansunangledesa
vision,ellen’étaitpasvraimentgênéeetnevoyaitpluschaquechoseentripleexemplaire.Dehors, il ne demeurait qu’un ciel sans fin où commençaient à scintiller les premières étoiles.
Quandlasalles’éclaira,lesvitressetransformèrentenmiroirsetilnefutpluspossiblederienvoir.Ophélieressentit lebesoindeseraccrocherdesyeuxàquelquechose.Elles’approchadumurauxcartes. C’étaient de véritables œuvres d’art, réalisées par d’illustres géographes ; les vingt et unearches majeures et les cent quatre-vingt-six arches mineures étaient toutes représentées avec unscrupuleinouïdudétail.Ophélie remontait le temps comme d’autres traversent une pièce, mais elle avait de mauvaises
connaissancesencartographie.IlluifallutunmomentpourrepérerAnimaetpluslongtempsencorepourtrouverlePôle.Ellelescomparal’unàl’autreetfutétonnéeparleurdifférencedeproportions:lePôleétaitpresquetroisfoisgrandcommeAnima.Avecsamerintérieure,sessourcesetseslacs,ilévoquaitunegrandecuveremplied’eau.Toutefois,riennelafascinadavantagequeleplanisphèrecentral,quidonnaitunevisiongénérale
duNoyaudumondeetdel’orbitefixedesarchesautourdelui.LeNoyaudumondeétaitleplusgrosvestige de la Terre originelle : ce n’était qu’un amas de volcans, continuellement frappés par lafoudre,définitivementinhabitable.IlétaitenveloppéparlamerdesNuages,unemassecompactedevapeur que le soleil ne pénétrait jamais, mais la carte ne la représentait pas pour des raisons delisibilité.Enrevanche,elleretraçaitlescouloirsdesventsquipermettaientauxdirigeablesdecirculeraisémentd’unearcheàl’autre.Ophélie ferma les yeux et essaya de se représenter cette carte en relief, telle qu’on pourrait
l’observerde laLune.Deséclatsdecaillouxsuspendusau-dessusd’ungrand,d’un immenseorageperpétuel…Quandonysongeait,cenouveaumondeétaitunvraimiracle.UncarillonretentitdanslasalleauxCartes.–Lesouper,interprétalatanteRoselineavecunsoupir.Penses-tupouvoirteteniràtablesansnous
couvrirderidicule?–Vousvoulezdiresansvomir?Çadépendradumenu.QuandOphélie et samarraine poussèrent la porte de la salle àmanger, elles crurent un instant
s’être trompées. Les buffets n’étaient pas dressés et une demi-pénombre flottait entre les murslambrissés.Unevoixcordialelesretintaumomentoùellesrebroussaientchemin:–Parici,mesdames!Uniforme blanc, épaulettes rouges et doubles boutons de manchette, un homme vint à leur
rencontre.–CapitaineBartholomé,pourvousservir!s’exclamat-ilavecemphase.Ilsefenditd’unlargesourire,oùétincelaientquelquesdentsenor,etépoussetasesgalons.–Enfait,jenesuisquelesecond,maisonnevapasergoter.J’espèrequevousnouspardonnerez,
nousavonsentaméleshors-d’œuvre.Prenezplaceavecnous,mesdames,unetouchedeféminitéseralabienvenue!Le capitaine en second leur désigna le fondde salle.Entre un longparavent à claire-voie et les
belles baies vitrées, unepetite tabléeprenait les dernières lueurs du couchant sur la promenadedetribord.Ophélieyrepérasansmallasilhouettehauteetmaigrequ’ellen’auraitpasvouluytrouver.Thornsetenaitdedos.Ellenevoyaitdeluiqu’uneinterminablecolonnevertébralesoussatuniquedevoyage,descheveuxpâlesethirsutes,etdescoudesquiremuaientaurythmedescouvertssanssongeruninstantàs’interromprepourelles.–Maisbonsang,quefaites-vous?sescandalisaBartholomé.Ophélienes’étaitpasposéesurunechaise,prèsdesatante,qu’illasaisitaussitôtparlataille,lui
fitfairedeuxpasdedanseetl’assitd’autoritéàcôtédeladernièrepersonnequ’ellevoulaitfréquenterdeprès.–Àtable,ilfauttoujoursalternerleshommesetlesfemmes.Lenezplongédanssonassiette,Ophéliesesentitcomplètementsubmergéeparl’ombredeThorn,
quisetenaitdeuxtêtesplushaut,trèsdroitsursachaise.Ellebeurrasesradissansgrandappétit.Unpetithommeenfaced’ellelasaluaavecuneinclinationaffable,enétirantunsourireentresesfavoriscouleurpoivre.L’espacedequelquesinstants,seullecliquetisdescouvertsremplitlesilenceautourdelatable.Onmastiqualescrudités,onbutduvin,onsepassalebeurredemainenmain.Ophélierenversasurlanappelasalièrequ’elletendaitàsatante.Lecapitaineensecond,àquicesilencepesaitvisiblement,setournacommeunegirouetteducôté
d’Ophélie.–Commentvoussentez-vous,machèreenfant?Cevilainmaldecœurest-ilpassé?Ophélies’essuyalabouched’uncoupdeserviette.Pourquoicethommeluiparlait-ilcommesielle
avaitdixans?–Oui,jevousremercie.–Jevousdemandepardon?s’esclaffa-t-il.Vousavezunetoutepetitevoix,mademoiselle.–Oui,jevousremercie,articulaOphélieenpoussantsursescordesvocales.– N’hésitez pas à signaler tout inconfort à notre médecin de bord. C’est un maître dans son
domaine.L’hommeauxfavoriscouleurpoivre,enfaced’elle,affichaunemodestiedebonton.Cedevaitêtre
lui,lemédecin.Unnouveausilenceretombasurlatable,queBartholoméperturbaitenpianotantsursescouverts
desesdoigtsagités.Ophéliesemouchapourdissimulersonagacement.Lesyeuxpétillantsdusecondne cessaient de se hisser d’elle à Thorn, puis de redescendre de Thorn à elle. Il devait vraiments’ennuyerpourchercherunedistractionauprèsd’eux.
–Ehbien,dites-moi,vousn’êtespastrèscausants!gloussa-t-il.J’avaispourtantcrucomprendrequevousvoyagiezensemble,non?Deuxdamesd’AnimaetunhommeduPôle…c’estplutôtrare,unassortimentpareil!Ophéliehasardauncoupd’œilprudentverslesmainslonguesetmaigresdeThorn,quidécoupait
sesradisensilence.Ainsi,l’équipageignoraittoutdecequiavaitmotivéleurrencontre?Elledécidades’alignersursonattitude.Ellesecontentad’esquisserunsourirepoli,sansdissiperlemalentendu.Satantenel’entendaitpasdecetteoreille.–Ces jeunes gens sont amenés à semarier,monsieur ! s’exclamat-elle, outrée. L’ignoriez-vous
donc?À ladroited’Ophélie, lesmainsdeThorn se crispèrent autourde ses couverts.De làoùelle se
tenait,ellepouvaitvoiruneveinesailliràsonpoignet.Entêtedetable,lesdentsenordeBartholoméétincelèrent.–Jesuisnavré,madame,maisjel’ignoraiseneffet.MonsieurThorn,voyons,vousauriezdûme
direcequ’étaitcettecharmanteenfantpourvous!Dequoiai-jel’air,moi,maintenant?«Dequelqu’unquiserégaledelasituation»,réponditOphélieenpensée.L’exultationdeBartholoméneduraguère,cependant.Sonsourirefaiblitdèsqu’ilvitlafigurede
Thorn.La tanteRoselinepâlit en la remarquantà son tour.Ophélie, elle,ne lavoyaitpas. Il auraitfalluqu’ellesepenchâtsurlecôtéetqu’ellesedévissâtlatêtedesépaulespourparvenirjusquelà-haut. De toute façon, elle devinait sans mal ce qui se tenait au-dessus d’elle. Des yeux tranchantscommedesrasoirsetunplisévèreenguisedebouche.Thornn’aimaitpassedonnerenspectacle,ilspartageaientaumoinscelaencommun.Lemédecindeborddutpercevoirlemalaise,carils’empressadefairediversion.–Jesuistrèsintriguéparlespetitstalentsdevotrefamille,dit-ilens’adressantàlatanteRoseline.
Votreemprisesurlesobjetslesplusanodinsesttoutbonnementfascinante!Veuillezpardonnermonindiscrétion,maisoserais-jevousdemanderquelestvotresavoir-faire,madame?LatanteRoselinesetapotalaboucheavecsaserviette.–Lepapier.Jedéfroisse,jerestaure,jerafistole.Elle attrapa la carte des vins, la déchira sans cérémonie et ressouda les bords d’un simple
glissementdudoigt.– C’est fort intéressant, commenta le docteur en briquant les petites pointes de ses moustaches
tandisqu’unserveurprésentaitlasoupe.– Je pense bien, se rengorgea la tante. J’ai sauvé de la décomposition des archives d’une très
grandevaleurhistorique.Généalogistes,restaurateurs,conservateurs,notrebranchefamilialeestauservicedelamémoired’Artémis.–C’estégalementvotrecas?demandaBartholoméentournantsonsourireétincelantversOphélie.Ellen’eutpasleloisirderectifier:«Çal’était,monsieur.»Satantesechargeaderépondreàsa
place,entredeuxcuilleréesdesoupe:–Manièceestuneexcellenteliseuse.–Uneliseuse?répétèrentenchœurlecapitaineensecondetlemédecindebord,interloqués.–Jetenaisunmusée,expliquabrièvementOphélie.Elle supplia sa tante des yeux de ne pas insister. Elle n’avait pas envie de parler de ce qui
appartenait à l’anciennevie, surtout en compagnie des longsdoigts deThorn contractés autour deleurcuillèreàsoupe.Lavisiondesfoulardsd’adieudesafamille,àlatourdegarde,lahantait.Ellevoulaitfinirsonveloutédelégumesetallerdormir.Malheureusement, la tanteRoselineétait sculptéedans lemêmeboisquesamère.Ellesn’étaient
passœurspourrien.ElletenaitàimpressionnerThorn.–Non,non,non,c’estbienplusquecela,nesoispassimodeste!Messieurs,maniècepeutentrer
enempathieaveclesobjets,remonterleurpasséetdresserdesexpertisesextrêmementfiables.– Cela a l’air amusant ! s’enthousiasma Bartholomé. Accepteriez-vous de nous faire une petite
démonstration,chèreenfant?(Il tirasurunechaînedesonbeluniforme.Ophéliecrutd’abordquec’étaitunemontre,maisellesetrompait.)Cettemédailled’orestmonporte-bonheur.L’hommequimel’adonnéem’aapprisqu’elleappartenaitàunempereurdel’ancienmonde.J’adoreraisensavoirdavantage!–Jenepeuxpas.Ophélieretiraunlongcheveubrundesasoupe.Elleavaitbeauramenertoutcequ’ellepouvaitde
bouclessursanuque,àcoupd’épingles,d’attachesetdebarrettes,ellesserépandaientpartout.Bartholoméfutdépité.–Vousnepouvezpas?–Ladéontologiemel’interdit,monsieur.Cen’estpaslepassédel’objetquejeretrace,c’estcelui
desespropriétaires.Jevaisprofanervotrevieintime.–C’estlecodeéthiquedesliseurs,confirmalatanteRoselineendévoilantsesdentsdecheval.Une
lectureprivéen’estautoriséequ’avecleconsentementdupropriétaire.Ophélietournaseslunettesverssamarraine,maiscelle-citenaitcoûtequecoûteàcequesanièce
sedistinguâtauxyeuxdesonpromis.Defait,lesmainsnoueusesreposèrentlentementleurscouvertssurlanappeetnebougèrentplus.Thornétaitattentif.Oualors,iln’avaitplusfaim.–Danscecas, jevousendonne lapermission !déclaraBartholoméde façon trèsprévisible. Je
veuxconnaîtremonempereur!Illuitenditsavieillemédailleenor,assortieàsesgalonsetàsesdents.Ophéliel’examinad’abord
avecseslunettes.Unechoseétaitcertaine,cettebreloquenedataitpasdel’ancienmonde.Presséed’enfinir,elledéboutonnasesgants.Dèsqu’ellerefermasesdoigtsautourdelamédaille,desfulgurancesfilèrentdansl’entrebâillementdesespaupières.Ophélieselaissainonder,sansinterpréterencoreleflot de sensations qui se déversaient en elle, des plus récentes aux plus anciennes. Une lecture sedéroulaittoujoursdanslesenscontrairedesaiguillesd’unemontre.Despromessesenl’airmurmuréesàunejoliefilledanslarue.Ons’ennuietellementlà-haut,seul
face à l’immensité. Une petite épouse et les marmots l’attendent à la maison. Ils sont loin, ilsn’existentpresquepas.Lesvoyagessesuccèdentsanslaisserdetrace.Lesfemmesaussi.L’ennuiestplusfortquelesremords.Soudain,ilyaunéclairblancdansunecapenoire.C’estuncouteau.Ilestpour Ophélie, ce couteau, un mari se venge. La lame rencontre la médaille, dans la poche del’uniforme,etdéviedesamortelletrajectoire.Ophélies’ennuieencore.Unbrelanderois,aumilieudeséclatsdefureur,luivautunebellemédaille.Ophéliesesentrajeunir.L’instituteurlefaitmontersurlachaireavecungentilsourire.Illuiremetuncadeau.Çabrille,c’estjoli.–Ehbien?s’amusalecapitaineensecond.Ophélierenfilasesgantsetluirenditsonporte-bonheur.–Vousvousêtesfaitavoir,murmura-t-elle.C’estunemédailledumérite.Unesimplerécompense
pourenfant.LesdentsenordisparurentaveclesouriredeBartholomé.–Jevousdemandepardon?Vousn’avezpasdûlireattentivement,mademoiselle.–C’est unmédaillon pour enfant, insistaOphélie. Il n’est pas en or et il n’a pas undemi-siècle
d’ancienneté.Cethomme,quevousavezbattuauxcartes,vousamenti.LatanteRoselinetoussanerveusement;cen’étaitpaslàl’exploitqu’elleavaitespérépoursanièce.
Lemédecin de bord se prit d’un intérêt passionnépour le fondde son assiette.Lamain deThornremontasamontreàgoussetd’ungestepleind’ennui.Commelecapitaineensecondparaissaitanéantiparcetterévélation,Ophélieeutpitiédelui.–Celan’enestpasmoinsunexcellentporte-bonheur.Cettemédaillevousatoutdemêmesauvéde
cemarijaloux.–Ophélie!s’étouffaRoseline.Lerestedurepassedéroulaensilence.Quandilsselevèrentdetable,Thornfutlepremieràquitter
leslieux,sansgargouilleruneformuledepolitesse.
Lelendemain,Ophélieparcourutlanacelledudirigeabledelongenlarge.Nezdanssonécharpe,elleflânaitsurlespromenadesdebâbordetdetribord,prenaitlethéausalon,visitaitdiscrètement,avec la permission deBartholomé, la passerelle de commandement, la cabine de navigation ou lelocalde la radio.Leplus souvent, elle tuait le tempsencontemplant lepaysage.Parfois, cen’étaitqu’un ciel intensément bleu à perte de vue, où bourgeonnaient à peine quelques nuages. Parfois,c’étaitunbrouillardhumidequicrachotaitsurtouteslesfenêtres.Parfois,c’étaientlesclochersd’unevillelorsqu’ilssurvolaientunearche.Ophélies’habituaauxtablessansnappes,auxcabinessanspassagers,auxfauteuilssansoccupants.
Personnenemontaitjamaisàbord.Lesescalesétaientrares;ledirigeableneseposaitpasausol.Letrajet n’en était pas moins long, car ils effectuaient de nombreux détours pour larguer des colispostauxetdessacsdelettresau-dessusdesarches.Si Ophélie laissait traîner son écharpe un peu partout, Thorn ne pointait jamais le bout de son
museauhorsdesacabine.Ellenelevoyaitniaupetitdéjeuner,niaudîner,niauthé,niausouper.Ilenfutainsiplusieursjoursdurant.Quand les corridors semirent à fraîchir et les hublots à se parer de dentelles de givre, la tante
Roselinedécrétaqu’ilétaitgrandtempspoursanièced’avoirunevraieconversationavecsonfiancé.–Sivousnebrisezpaslaglacemaintenant,ilseratroptardensuite,l’avertit-elleunsoir,lesbras
plongésdansunmanchon,alorsqu’ellessepromenaienttouteslesdeuxsurlepont.Lesbaiesvitréesflamboyaientdanslesoleilcouchant.Au-dehors,ildevaitfaireépouvantablement
froid. Des débris de l’ancienmonde, trop petits pour former des arches, étaient nappés de gel etétincelaientcommeunerivièredediamantsaumilieuduciel.–QuevousimportequeThornetmoinousappréciionsounon?soupiraOphélie,engoncéedans
sonmanteau.Nousallonsnousmarier,n’est-cepaslaseulechosequicompte?–Fichtre!J’aiétéàmonépoqueunejeunefilleàmarierplusromantiquequetoi.–Vousêtesmonchaperon,luirappelaOphélie.Votrerôleestdeveilleràcequeriend’indécentne
m’arrive,pasdemeprécipiterdanslesbrasdecethomme.–Indécent,indécent…iln’yapastropderisquesdececôté-là,grommelalatanteRoseline.Jen’ai
pasvraimenteu l’impressionquetuallumaisunindomptabledésirchezM.Thorn.Enfait, jecroisquejen’aijamaisvuunhommeprendreautantdeprécautionspouréviterdecroiserunefemme.Ophélieneputréprimerunsourireencoulissequ’heureusementsatantenevitpas.–Tuvasluiproposerunetisane,décrétasoudainlatanted’unairdéterminé.Unetisanedetilleul.
Çacalmelesnerfs,letilleul.–Matante,c’estcethommequiatenuàm’épouseretnonl’inverse.Jenevaistoutdemêmepasle
courtiser.–Jenetedemandepasdeluifairedesavances,jenoussouhaitejusteuneatmosphèrerespirable
pourlestempsàvenir.Tuvasunpeuprendresurtoiettemontreraimableaveclui!Ophélievitsonombres’allonger,sedistendreetdisparaîtreàsespiedsalorsqueledisquerouxdu
soleils’évanouissaitdanslabrume,del’autrecôtédesvitrages.Seslunettessombress’adaptèrentauxmouvementsdel’éclairageetpâlirentpeuàpeu.Ellesétaientcomplètementcicatrisées,àprésent.–J’yréfléchirai,matante.Roselineluiépinglalementonpourl’obligeràluifaireface.Commelaplupartdesfemmesdela
famille,satanteétaitplusgrandequ’elle.Avecsatoquedefourrureetsesdentstroplongues,elleneressemblaitplusàuncheval,maisàunemarmotte.–Tudoisymettredelabonnevolonté,tum’entends?Lesoirétaittombéderrièrelesvitresdelapromenade.Ophélieavaitfroidau-dehorsetau-dedans,
malgré l’écharpequiresserraitsonétreinteautourdesesépaules.Aufondd’elle-même,ellesavaitquesatanten’avaitpastort.EllesignoraienttoutencoredelaviequilesattendaitauPôle.Illuifallaitmettredecôtélesgriefsqu’ellenourrissaitcontreThorn,letempsd’unpetitentretien.
L’avertissement
Lescoupsdiscretssurlaportedemétalseperdirentlelongdelacoursive.Lapénombresepressaitautourd’Ophélieetdesonpetitplateaufumant.Cen’étaitpasunevéritableobscurité;lesveilleusespermettaientdedistinguerlepapierpeintàrayures,lenumérodescabines,lesvasesdefleurssurlesconsoles.Ophélielaissapasserquelquesbattementsdecœur,guettaunbruitdel’autrecôtédelaporte,mais
seul leronronnementdeshélicesrythmait lesilence,en toiledefond.Ellepinçamaladroitement leplateaudansungantetfrappaencoredeuxcoups.Personneneluiouvrit.Elleenseraitquittepourrevenirplustard.Plateauenmains,Ophéliepivotasursestalonsavecprécaution.Elleeutaussitôtunmouvementde
recul.Sondosheurtalaportedontellevenaitdesedétourner;latassedéversaunpeudesatisane.Dressédanstoutesonaltitude,Thornlaissaittombersurelleunregardincisif.Loind’adoucirsa
figure anguleuse, les veilleuses en creusaient les balafres et amplifiaient l’ombre hérissée de lafourruresurlesparoisducouloir.Ophélielejugeadécidémentbeaucouptropgrandpourelle.–Qu’est-cequevousvoulez?Ilavaitarticulésaquestiond’unevoixplate,sanschaleur.SonaccentduNordappuyaitrudement
surchaqueconsonne.Ophélieluitenditsonplateau.–Matantetientàcequejevousserveunetisane.Sa marraine aurait désapprouvé cette franchise, mais Ophélie mentait mal. Raide comme une
stalagmite, lesbrasballants,Thornneremuapasd’unpoucepoursaisir la tassequ’elle luioffrait.C’étaitàsedemandersi,aufond,iln’étaitpasplusidiotquedédaigneux.–C’estuneinfusiondetilleul,dit-elle.Ilparaîtqueçadét…–Vousparleztoujourssibas?lacoupa-t-ilabruptement.C’estàpeinesil’onvouscomprend.Ophélieobservaunsilence,puisparlaencoreplusbas:–Toujours.Thornplissalefronttandisqu’ilsemblaitchercherenvainquelquechosedigned’intérêtchezce
petitboutdefemme,derrièreseslourdesmèchesbrunes,derrièreseslunettesrectangulaires,derrièresonvieuxcache-nez.Ophéliepritconscience,aprèsunface-à-faceinterminable,qu’ilvoulaitaccéderàsacabine.Ellefitunpasdecôtéavecsonplateaudetisane.Thorndutpliersasilhouetteàrallongejusqu’àpouvoirpassersouslelinteaudesaporte.Ophéliesetintsurleseuil,encombréedesonplateau.LacabinedeThorn,àl’instardetoutescelles
dudirigeable,étaittrèsexiguë.Unebanquettetapisséequisetransformaitenlit,unfiletàbagages,unétroitcouloirdecirculation,unetabletteaufonddelapièceavecunnécessaireàécrire,etc’étaittout.Ophélieavaitdéjàdumalàsemouvoirdanssaloge,ilétaitpresquemiraculeuxqueThornpûtentrerdanslasiennesanssecognerpartout.Il tira sur le cordon d’une ampoule de plafond, déversa sa fourrure d’ours en travers de la
banquetteets’appuyadesdeuxmainssurlatablettedetravail.Ilyavaitlàdescalepinsetdesblocsbarbouillésdenotes.Penchésurcetteétrangepaperasse,ledoscasséendeux,Thornnebougeaplusd’uneoreille.Ophéliesedemandas’ilréfléchissaitous’illisait.Ilparaissaitl’avoirtoutbonnement
oubliéedanssoncouloir,maisaumoinsn’avait-ilpasrefermélaportederrièrelui.Iln’étaitpasdanslanatured’Ophéliedeharcelerunhommedequestions,aussiattendit-elleleplus
patiemmentdumondedevant la cabine, gelée jusqu’auxos, soufflantdesnuagesdebuée à chaqueexpiration. Elle observa avec attention les muscles noués de la nuque, les poignets osseux quidépassaientdesmanches,lesomoplatessaillantessouslatunique,leslonguesjambesnerveuses.Cethommeétaitentièrementcrispé,àcroirequ’ilétaitmalàsonaisedanscecorps tropgrandet tropmaigrequ’électrifiaitunetensionperpétuelle.–Encorelà?grommela-t-ilsansdaignerseretourner.Ophélie comprit qu’il ne toucherait pas à la tisane. Pour se soulager lesmains, elle la but elle-
même.Leliquidechaudluifitdubien.–Jevousdéconcentre?murmura-t-elleensirotantsatasse.–Vousnesurvivrezpas.Lecœurd’Ophéliesedécrocha.Elleneput faireautrementquerecrachersa tisanedans la tasse.
C’étaitcelaoutoutavalerdetravers.Thornluiprésentaitobstinémentsondos.Elleauraitdonnécherpourleregarderenfaceetvérifier
qu’ilnesemoquaitpasd’elle.–Àquoiprétendez-vousquejenesurvivraipas?demanda-t-elle.–AuPôle.Àlacour.Ànosfiançailles.Vousdevriezretournerdanslesjupesdevotremèretantque
vousenavezencorel’opportunité.Déconcertée,Ophélien’entendaitrienàcesmenacesàpeinemaquillées.–Vousmerépudiez?LesépaulesdeThornsecontractèrent.Iltournaàdemisahautesilhouetted’épouvantailetversaun
regardnégligentdanssadirection.Ophéliesedemandasilapliuredesabouchetenaitdusourireoudelagrimace.–Répudier?grinça-t-il.Vousavezunevisionédulcoréedenoscoutumes.–Jenevoussuispas,soufflaOphélie.–Cemariageme répugne autant qu’à vous, n’en doutez pas,mais jeme suis engagé auprès de
votrefamilleaunomdelamiennepropre.Jenesuispasenpositiondemedéfairedemonsermentsansenpayerleprix,etilestélevé.Ophéliepritletempsd’assimilercesparoles.–Jenelepuisdavantage,monsieur,sic’estcequevousespérezdemoi.Enrenonçantàcemariage
sans unemotivation recevable, je déshonoreraisma famille. Je serais bannie sans autre forme deprocès.Thornfronçaplusencorelessourcils,dontl’unétaittranchéendeuxparsacicatrice.Laréponse
d’Ophélien’étaitpascellequ’ilauraitvouluentendre.–Vosmœurssontplussouplesquelesnôtres, lacontredit-ilavecunairdecondescendance.J’ai
flairédeprès lenidoùvousavezgrandi.Riendecomparableavec lemondequi s’apprêteàvousaccueillir.Ophélieserralesdoigtsautourdesatasse.Cethommes’adonnaitàdesmanœuvresd’intimidation
etçaneluiplaisaitpas.Ilnevoulaitpasd’elle,ellel’avaitparfaitementcomprisetelleneluientenaitpasrigueur.Maisqu’ilattendîtdelafemmequ’ilavaitdemandéeenmariagequ’elleendossâttoutelaresponsabilitéd’unerupture,c’étaitassezlâche.–Vousnoircissezdélibérémentletableau,l’accusat-elledansunchuchotis.Quelprofitnosfamilles
peuvent-ellesespérertirerdenotreunionsijenesuispascenséeenréchapper?Vousmeprêtezuneimportancequejen’aipas…Ellelaissapasserunangeavantd’achever,enépiantlaréactiondeThorn:–…ouvousmetaisezl’essentiel.
Les yeux métalliques se firent plus perçants. Cette fois, Thorn ne la regardait pas par-dessusl’épaule,dehautetde loin. Il la regardaitavecvigilance,aucontraire, toutenfrottantsamâchoiremalrasée.Iltiquaquandils’aperçutquel’écharped’Ophélie,quiruisselaitjusqu’ausol,battaitl’aircommelaqueued’unchaténervé.– Plus je vous observe, plus je suis conforté dansma première impression,maugréa-t-il. Trop
chétive,tropengourdie,tropchoyée…Vousn’êtespasforgéepourl’endroitoùjevousemmène.Sivousm’ysuivez,vousnepasserezpasl’hiver.Àvousdevoir.Ophéliesoutintleregardqu’ilappuyaitsurelle.Unregarddefer.Unregarddedéfi.Lesparoles
dugrand-onclerésonnèrentdanssamémoireetelles’entenditluirépondre:–Vousnemeconnaissezpas,monsieur.Elle reposa la tasse de tisane sur sonplateau et, lentement, à gestes posés, elle referma la porte
entreeux.
Plusieursjourss’écoulèrentencoresansqu’OphélierecroisâtThorndanslasalleàmangerouaudétourd’unecoursive.L’échangequ’ilsavaienteulalaissalongtempsperplexe.Pournepasinquiéterinutilementsatante,elleluiavaitmenti:Thornétaittropoccupépourlarecevoir,ilsnes’étaientpasadressé la parole. Tandis que sa marraine échafaudait déjà de nouvelles stratégies amoureuses,Ophéliegrignotaitlescouturesdesesgants.SurqueléchiquierlesDoyennesl’avaient-ellesplacée?Les dangers évoqués par Thorn étaient-ils bien réels ou avait-il juste cherché à l’effrayer dansl’espoirqu’elles’enretournâtchezelle?Sapositionàlacourétait-ellevraimentaussiassuréequesafamillelecroyait?Persécutée par sa tante, Ophélie avait besoin de s’isoler. Elle s’enferma dans les toilettes du
dirigeable,ôtaseslunettes,plaquasonfrontsurlehublotglacéetn’endécollapluspendantunlongmoment,sonsouffledéposantsurlavitreunvoiledeplusenplusépais.Ellenevoyaitriendudehors,àcausedelaneigequiencroûtaitlehublot,maisellesavaitquec’étaitlanuit.Lesoleil,repousséparl’hiverpolaire,nesemontraitplusdepuistroisjours.Soudain, l’ampoule électrique palpita fébrilement et le sol se mit à chalouper sous les pieds
d’Ophélie. Elle quitta les toilettes. Alentour, le dirigeable crissait, gémissait, craquait tandis qu’ilamorçaitdesmanœuvresd’amarrageenpleinetempêtedeneige.–Cen’estpaspossible,tun’espasencoreprête?s’exclamalatanteRoselineendéboulantdansle
couloir,emmitoufléesousplusieursépaisseursdefourrures.Vaviterassemblertesaffaireset,situneveuxpasgeleravantd’avoirfranchilapasserelle,couvre-toi!Ophélies’enfournadansdeuxmanteaux,ungrosbonnet,desmouflesenplusdesesgantsetdonna
plusieurs toursàsoninterminableécharpe.Àlafin,ellenepouvaitplusrabattresesbras tellementelleétaitétriquéeparlescouchesdevêtements.Quandellerejoignitlerestedel’équipagedanslesasdudirigeable,ondébarquaitsesmallesau-
dehors.Unventcoupantcommeduverres’engouffraitparlaportièreetblanchissaitdéjàleparquetdeneige.Latempératureétaitsibasse,danscettepièce,qu’Ophélieeneutleslarmesauxyeux.Impassiblesoussapelissed’ours,battuepar lesrafales, la longuesilhouettedeThorns’engagea
sans hésitation dans la tourmente. Quand Ophélie s’avança à son tour sur la passerelle, elle eutl’impressiond’avalerdelaglaceàpleinspoumons.Lescroûtesdeneigequirecouvraientseslunettesl’aveuglaientetlescordesdelapasserelleglissaientsoussesmoufles.Chaquemarcheluicoûtait;illuisemblaitquesesorteilssepétrifiaientsurplace,aufonddesesbottines.Quelquepartderrièreelle,étoufféeparlabise,lavoixdelatanteluicriadeprendregardeoùelleposaitlespieds.Iln’enfallutpasdavantageàOphélie.Elledérapaaussitôtetserattrapatantbienquemalaucordondesécurité,unejambesebalançantdanslevide.Elleignoraitquelledistanceséparaitencorelapasserelledusol,
etellenevoulaitpaslesavoir.–Descendezdoucement,luirecommandaunmembredel’équipageenluiagrippantlecoude.Là!Ophélie gagna la terre fermeplusmorte que vive.Le vent claquait dans sesmanteaux, dans ses
robes,danssescheveux,et sonbonnets’envolaau loin.Empêtréedanssesmoufles,elleessayadefairetomberlaneigetasséesurseslunettes,maiselles’étaitsoudéeauxverrescommeunecoulurede plomb.Ophélie dut se résoudre à les décrocher de son nez pour se repérer.Où que portât sonregardtrouble,ellenesaisitquedesmorceauxdenuitetdeneige.ElleavaitperduThornetsatante.–Votremain!luihurlaunhomme.Déboussolée,elletenditsonbrasauhasardetfutaussitôthappéesuruntraîneauqu’ellen’avaitpas
vu.–Accrochez-vous!Elle se cramponna à une barre tandis que tout son corps, crispé de froid, était ébranlé par des
secousses.Un fouetclaquaitau-dessusd’elle, encoreetencore, insufflantdeplusenplusdehâteàl’attelagedechiens.Dans la fentedesespaupières,Ophéliecrutdistinguerdes traînées lumineusesentrelacées dans les ténèbres. Des lampadaires. Les traîneaux fendaient une ville de part en part,rejetantdesvaguesblanchessur les trottoirset sur lesportes. Il semblaàOphéliequecettecoursedanslaglacen’enfinissaitplus,lorsquel’allureralentitenfin,lalaissantenivréedeventetdevitessesursontasdefourrures.Leschiensfranchissaientunmassifpont-levis.
Legarde-chasse
–Parici!hélaunhommequiagitaitunelanterne.Grelottante,cheveuxauvent,Ophélie trébuchahorsdu traîneauetse retrouvadans lapoudreuse
jusqu’auxchevilles.Laneigecoulapar-dessusleborddesesbottinescommedelacrème.Ellenesefaisaitqu’uneidéeconfusedel’endroitoùilssetrouvaient.Unecourétroite,priseentenaillepardesremparts.Ilneneigeaitplus,maisleventtaillaitdanslevif.– Un bon voyage, mon seigneur ? demanda l’homme à la lanterne en allant à leur rencontre.
J’pensaispasquevousseriezabsentsilongtemps,oncommençaitàs’inquiéter.Ditesunpeu,envoilàundrôled’arrivage!Ilfitbalancersalampedevantlevisageahurid’Ophélie.Ellenevitdeluiqu’unéclatflouàtravers
seslunettes.IlavaitunaccentbeaucoupplusprononcéqueThorn,ellelecomprenaitàpeine.–Bigre,quellemaigrichonne!Pasbiensolidesursesjambes,celle-là.J’espèrequ’ellenevapas
nous claquer entre les doigts. Ils auraient quand même pu vous donner une fille avec plus decouenne…Ophélieétaitabasourdie.Commel’hommetendaitlamainverselleavecl’intentionévidentedela
palper,ilsereçutuncoupenpleinsurlecrâne.C’étaitleparapluiedelatanteRoseline.– N’approchez pas vos paluches de ma nièce et soignez votre langage, grossier personnage !
s’indignat-ellesoussatoquedefourrure.Etvous,monsieurThorn,vouspourriezdirequelquechose!MaisThorn s’abstint de dire quoi que ce fût. Il était déjà loin, son immense fourrure d’ours se
découpant dans le rectangle lumineux d’une porte.Hallucinée,Ophélie plongea ses pieds dans lesempreintesqu’ilavaitlaisséesderrièreluietlesuivitàlatracejusqu’auperrondelamaison.Chaleur.Lumière.Tapis.Lecontrasteaveclatourmentedudehorsétaitpresqueagressif.Àmoitiéaveugle,Ophélietraversa
unlongvestibuleetsetraînad’instinctjusqu’àunpoêlequiluienflammalesjoues.Elle était en train de comprendre pourquoiThorn pensait qu’elle ne survivrait pas à l’hiver.Ce
froid-làétaitsanscommunemesureavecceluidesamontagne.Ophéliepeinaitàrespirer;sonnez,sagorge,sespoumonslabrûlaientdel’intérieur.Elle eutunhaut-le-corpsquandunevoixde femme,pluspuissante encorequecellede samère,
explosadanssondos:– Jolie brise, hein ? Passez donc votre fourrure, mon bon seigneur, la voilà d’jà trempée. Les
affairesontétébonnes?Etdelacompagniepourmadame,vousenavezramenéendéfinitive?C’estqu’elledoittrouverletempslong,là-haut!Lafemmen’avaitapparemmentpasremarquélapetitecréaturetremblotantequis’étaitpelotonnée
prèsdupoêle.Desoncôté,Ophélieavaitdumalàlacomprendre,àcausedesonaccent,trèsmarquéluiaussi.«Delacompagniepourmadame»?CommeThornnerépondaitrien,fidèleàlui-même,lafemmes’éloignaaussidiscrètementquelepermettaientsessabots.–Jevaisaidermonmari.Ophélie prenait lentement connaissance de son environnement.Au fur et àmesure que la neige
fondait sur ses lunettes, des formes étranges se précisaient autour d’elle.Des trophées d’animaux,gueulesbéantesetœilfigé,jaillirentdesmurslelongd’uneimmensegaleriedechasse.DesBêtes,à
enjugerparleurtaillemonstrueuse.Lesboisd’unélan,quitrônaientau-dessusdel’entrée,avaientl’envergured’unarbre.Aufonddulogis,l’ombredeThornsedressaitdevantunevastecheminée.Ilavaitposésavaliseen
tapisserieàsespieds,prêtàl’empoigneràlapremièreoccasion.Ophélielâchasapetitebraisièrepourcettecheminée,qu’ellejugeaplusattrayante.Gorgéesd’eau,
sesbottinesgargouillaientàchaquepas.Sarobeaussiavaitbulaneige,ellesemblaitlestéedeplomb.Ophélie la releva un peu et s’aperçut que ce qu’elle avait pris pour un tapis était en réalité uneimmensefourruregrise.Lavisionluidonnafroiddans ledos.Quelanimalpouvaitêtreàcepointmonstrueuxdesonvivantpourcouvrirunetelledistanceunefoisécorché?Thorn avait plongé son regard de fonte dans le feu de cheminée ; il ignoraOphélie quand elle
s’approcha.Sesbrascroisaientlefersursapoitrinetelsdessabres,etseslonguesjambesnerveusesfrémissaientd’impatiencecontenue,commesiellesnesupportaientpasderesterenplace.Ilconsultasamontreàgoussetdansuncliquetisdecouverclerapide.Tactac.Lesmainsoffertesauxflammes,Ophéliesedemandacequedevenaitsatante.Ellen’auraitpasdû
lalaisserseuleavecl’hommeàlalanterne,dehors.Enprêtantl’oreille, il luisemblaitentendredesprotestationsausujetdeleursbagages.ElleattenditquesesdentseussentcessédeclaquerpouradresserlaparoleàThorn.–Jevousavouequejenecomprendspasbiencesgens…Ophéliecrut,àsonsilencetenace,queThornneluirépondraitpas,maisilfinitpardesserrerles
mâchoires:–Enprésencedesautresettantquej’enauraidécidéainsi,vousserezdeuxdamesdecompagnie
quej’airamenéesdel’étrangerpourdivertirmatante.Sivousvoulezmefaciliterlatâche,surveillezvotre langue,enparticuliercelledevotrechaperon.Etpuisnevous tenezpasaumêmeniveauquemoi,ajouta-t-ilavecunsoupirexcédé.Çavaattirerlessoupçons.Ophéliesereculadedeuxpas,s’arrachantàregretdelachaleurdelacheminée.Thornsedonnait
décidémentbeaucoupdemalpournepasébruiterleurmariage,çaendevenaitpréoccupant.Elleétaitparailleurs troubléepar la relation insolitequi le liaitàcecouple. Ils l’appelaient«seigneur»et,derrière l’apparente familiaritéqu’on luimanifestait, secachaitunecertainedéférence.SurAnima,onétaittouslecousindequelqu’unetonnes’encombraitpasdecérémonial.Ici,ilflottaitdéjàdansl’airunesortedehiérarchieinviolabledontOphélienesaisissaitpaslanature.–C’est ici que vous vivez ? demanda-t-elle dans un souffle à peine audible, depuis sa place en
retrait.–Non,condescenditencoreàrépondreThornaprèsunsilence.C’estlelogisdugarde-chasse.CelarassuraOphélie.Ellen’aimaitpasleparfummorbidedestrophéesdeBêtes,àpeinemasqué
parl’odeurdufeudecheminée.–Nousypasseronslanuit?AlorsqueThornluiavaitobstinémentprésentésonprofiltailléaucouteau,cetteréflexionl’amena
àtournerverselleunregarddefaucon.L’étonnementavaitdétendud’uncouplestraitssévèresdesafigure.–Lanuit?Quelleheurecroyez-vousdoncqu’ilsoit?–Manifestementbeaucoupplustôtquejenelepensais,déduisitOphélieàmi-voix.Lapénombrequipesaitsurlecielbrouillaitsonhorlogeinterne.Elleavaitsommeiletelleavait
froid,maisellen’enditrienàThorn.Ellenevoulaitpasaccuserdelafaiblessedevantcethommequilajugeaitdéjàtropdélicate.Ilyeutsoudainuncoupdetonnerredanslevestibule.–Vandales!enragealavoixdelatanteRoseline.Maladroits!Goujats!OphélieperçutlacrispationdeThorn.Pourpredecolèresoussatoque,latantefaisaituneentréeen
fanfaredanslagalerieauxtrophées,talonnéedeprèsparl’épousedugarde-chasse.Ophélieeutcettefoisl’occasiondevoiràquoiressemblaitlafemme;c’étaitunecréatureaussiroseetrondouillardequ’unpoupon,avecunenatted’orenrouléeautourdesonfrontcommeunecouronne.–A-t-on idéededéboulerainsichez lesbravesavecun telappareillage?protestacelle-ci.C’est
qu’onseprendraitpourdeladuchesse!RoselineaperçutOphéliedevantl’âtre.Ellelapritaussitôtàtémoin,sonparapluiebrandicomme
uneépée:–Ilsontsaccagémabelle,mamagnifiquemachineàcoudre!sescandalisa-t-elle.Etcommentje
vaisourlernosrobes?Commentjevaisréparernosaccrocs?Jesuisunespécialistedupapier,moi,pasdel’étoffe!–Comme tout lemonde, tiens, rétorqua la femme avecmépris.Au fil et à l’aiguille,mabonne
dame!OphélievoulutinterrogerThorndesyeuxpoursavoirquelleattitudeadopter,maisilsemblaitse
désintéresser de ces querelles de chiffonnières, résolument tourné vers la cheminée. Elle devinaitpourtant,àsaraideur,qu’ildésapprouvaitl’indiscrétiondelatanteRoseline.–C’estintolérable,s’étouffacelle-ci.Savez-vousaumoinsàquivous…vous…Ophélieposaunemainsursonbraspourl’inciteràlapondération.–Calmez-vous,matante,celan’estpassigrave.La femme du garde-chasse fit rouler ses yeux clairs de la tante à la nièce. Elle posa un regard
éloquentsursescheveuxdégoulinants,sonteintcadavériqueetsonaccoutrementridiculequigouttaitcommeuneserpillière.–Jem’attendaisàquelquechosedeplusexotique.JesouhaitebiendelapatienceàdameBerenilde
!–Vacherchertonmari,déclaraabruptementThorn.Qu’ilharnacheseschiens.Ilnousfautencore
traverserlesbois,jeneveuxpasgaspillerplusdetemps.LatanteRoselineentrouvritseslonguesdentschevalinespourdemanderquiétaitdameBerenilde,
maisOphéliel’endissuadad’unregard.–Vousnepréférezpasyallerendirigeable,monseigneur?s’étonnalafemmedugarde-chasse.Ophélie aurait espéré un « oui », le dirigeable lui faisant plus envie que les bois glacés, mais
Thorn,agacé,répondit:–Iln’yaurapasdecorrespondanceavantjeudi.Jen’aipasdetempsàperdre.–Bien,monseigneur,s’inclinalafemme.Cramponnéeàsonparapluie,latanteRoselineétaitscandalisée.–Etànous,monsieurThorn,onnedemandepasnotreavis?Jepréféreraisdormirà l’hôtelen
attendantquecetteneigefondeunpeu.Thornempoignasavalise,sansunregardpourOphélieetsamarraine.–Ellenefondrapas,dit-ilseulement.Ilssortirentparunegrandeterrassecouverte,nonloinde laquellebruissaituneforêt.Lesouffle
coupépar le froid,Ophéliedistinguaitmieux ici lepaysagequ’àsadescentedudirigeable.Lanuitpolairen’étaitpasaussinoireetimpénétrablequ’ellel’avaitimaginé.Denteléparlacrêtedessapinstoutboursouflésdeneige,lecieltiraitsurl’indigophosphorescentetsefaisaitbleutendrejusteau-dessusdesrempartsquiséparaientlavillevoisinedelaforêt.Lesoleilsecachait,oui,maisiln’étaitpasloin.Ilsetenaitlà,presqueàlaportéedesyeux,justeàfleurd’horizon.Repliéederrièresonécharpe,lenezdansunmouchoir,Ophélieeutunchocquandelleaperçutles
traîneaux qu’on attelait pour eux. Le pelage ébouriffé par le vent, les chiens-loups étaient aussiimposantsquedeschevaux.C’étaitunechosedevoirdesBêtesdanslecarnetd’Augustus,c’enétaituneautredelesdécouvrirenchairetencrocs.LatanteRoselinefaillittournerdel’œilàleurvue.
Lesbottesplantéesdanslaneige,levisagefermé,Thornenfilaitdesgantsd’attelage.Ilavaittroquésafourrured’oursblanccontreunepelissegrise,moinsampleetmoinslourde,quicollaitdeprèsàsoncorpsenfildefer.Ilécoutaitd’unairpeuattentiflecompterenduverbaldugarde-chassequiseplaignaitdesbraconniers.Unefoisencore,OphéliesedemandaquiétaitThornpourcesgens.La forêt luiappartenait-elle
doncpouravoirdroitàcerapportenrègle?–Etnosmalles?lescoupalatanteRoseline,entredeuxclaquementsdesdents.Vousneleschargez
passurlestraîneaux?–Ellesnous ralentiraient,dame,dit legarde-chasseenmâchantunechique.Vous inquiétezdonc
pas,onvouslesferaparvenirbientôtchezdameBerenilde.LatanteRoselinenelecompritpastoutdesuite,àcausedesonaccentetdesachique.Elledutlui
fairerépétertroisfoissaphrase.–Des femmesnepeuventvoyager sans le strictnécessaire ! s’offusqua-t-elle.EtM.Thorn, il la
gardebien,sapetitevalise,non?–Cen’estpasdutoutlamêmechose,soufflalegarde-chasse,trèschoqué.Thorneutunclaquementdelangueagacé.–Oùest-elle?demanda-t-il,ignorantostensiblementRoseline.D’ungestedelamain,legarde-chassesignalaunpointvagueau-delàdesarbres.–Elletraîneducôtédulac,monseigneur.–Dequiparlez-vous?s’impatientalatanteRoseline.Latêtedanssonécharpe,Ophélienecomprenaitpasnonplus.Ellenecomprenaitrienàrien.Le
froidluidonnaitmalaucrâneetl’empêchaitdegarderlesidéesclaires.Ellepataugeaittoujoursdanslecotonlorsquelestraîneauxseremirentenroutesouslanuit,gonflantsesjuponsdecourantsd’air.Recroquevillée au fond de l’attelage, ballottée par les cahots comme une poupée de chiffon, elles’aidaitdesesmouflespourempêchersescheveuxdeluifouetterlenez.Devantelle,Thorndirigeaitleurattelage;sonombreimmense,tendueenavant,épousaitleventcommeuneflèche.Lesgrelotsétouffés du traîneau voisin, qui transportait le garde-chasse et la tante Roseline, les suivaientdiscrètementdansl’obscurité.Alentour,lesbranchesnuesdesarbresgriffaientlepaysage,lacéraientlaneige et recrachaient ici et làdes lambeauxde ciel.Secouéedans tous les sens, luttant contre lesommeilvisqueuxquil’engourdissait,Ophélieavaitl’impressionquecettecoursen’avaitpasdefin.Tout à coup, les ombres grouillantes des bois volèrent en éclats et une nuit vaste, cristalline,
éblouissante,déroulasonmanteauétoiléàpertedevue.Lesyeuxd’Ophéliesedilatèrentderrièreseslunettes.Elleseredressadansletraîneauet,tandisquelesouffleglacédelabises’engouffraitdanssescheveux,lavisionluiclaquaauvisage.Suspendue au milieu de la nuit, ses tours noyées dans la Voie lactée, une formidable citadelle
flottaitau-dessusde laforêtsansqu’aucuneattachelareliâtaurestedumonde.C’étaitunspectaclecomplètementfou,uneénormeruchereniéeparlaterre,unentrelacstortueuxdedonjons,deponts,decréneaux,d’escaliers,d’arcs-boutantsetdecheminées.Jalousementgardéeparunanneaugelédedouves,dontleslonguescouléess’étaientfigéesdanslevide,lacitéenneigées’élançaitau-dessusetau-dessousdecette ligne.Constelléede fenêtresetde réverbères,elle réfléchissait sesmilleetunelumièressurlemiroird’unlac.Saplushautetour,elle,harponnaitlecroissantdelalune.«Inaccessible»,estimaOphélie,exaltéeparlavision.C’étaitdonccettevilleflottantequ’Augustus
avaitdessinéedanssoncarnet?En têtede traîneau,Thornbasculaunregardpar-dessussonépaule.À travers lesmèchesclaires
quiluifouettaientlevisage,sonœilétaitplusvifquedecoutume.–Tenez-vous!Perplexe,Ophélie s’agrippaàcequi lui tombasous lamain.Unappeld’air,puissantcommeun
torrent, luicoupalesouffle, tandisquelesénormeschienset le traîneauaccrochaientcecourantets’arrachaientdelaneige.Lecrihystériquedesamarraines’étiraverslesétoiles.Ophélie,elle,étaitincapabled’émettrelemoindreson.Ellesentitsoncœurbattreàtoutrompre.Plusilss’élevaientdansleciel,plusilsgagnaientenvitesseetplussonestomacpesaitaufonddesonventre.Ilsdessinèrentune ample boucle qui lui parut aussi interminable que les hurlements de la tante. Dans une gerbed’étincelles,lespatinsseposèrentsansdouceursurlaglacedesdouves.Ophéliesursautabrutalementsur le plancher du traîneau ; elle faillit passer par-dessus bord. Enfin, les chiens refrénèrent leurcourseetl’attelages’immobilisadevantunehersecolossale.–LaCitacielle,annonçalaconiquementThornendescendant.Iln’eutpasunregardenarrièrepourvérifierquesafiancéeétaittoujoursbienlà.
LaCitacielle
Ophéliesetordaitlanuque,incapablededétachersonregarddelacitémonumentalequisedressaitjusqu’auxétoiles.Perché sur unemuraille, un chemin de ronde enlaçait la forteresse par la taille et serpentait en
colimaçon jusqu’ausommet.LaCitacielleétaitbienplusbizarrequ’ellen’étaitbelle.Des tourellesauxformesdiverses,tantôtbouffies,tantôtfluettesoubienbancales,crachaientdelafuméepartoutesleurscheminées.Lesescaliersenarcadesenjambaientmaladroitementlevideetnedonnaientpasdutout envie de s’y risquer. Les fenêtres – vitraux ou croisées – émaillaient la nuit d’une palette decouleursmalassorties.–J’aicrumourir…,agonisaunevoixderrièreOphélie.–Gaffe,dame.Chausséecommevousêtes,cesol-làestunevraieglissoire.Soutenuepar legarde-chasse,défaillante, la tanteRoselinecherchait sonéquilibresur lasurface
desdouves.Àlalumièredelalanterne,sonteintparaissaitplusjauneencorequ’àl’accoutumée.Ophélieposaàsontourunpiedprudenthorsdesontraîneauetassuralaprisedesessoulierssurla
glace.Elletombaaussitôtàlarenverse.LesbottescrantéesdeThorn,elles,adhéraientparfaitementàl’épaissepelliculedegeltandisqu’il
dessanglaitseschienspourlesjoindreàceuxdugarde-chasse.–Çaira,monseigneur?s’enquitcederniertoutenenroulantleslongesautourdesespoignets.–Oui.Enuncoupderênes,l’attelagedétalasansunbruit,accrochauncouloird’airetdisparutavecsa
lanternedanslanuitcommeuneétoilefilante.Affaléesurlaglace,Ophélielesuivitdesyeuxaveclesentimentqu’ilemportaitavecluitoutespoirderetourenarrière.Ellenecomprenaitpascommentilétaitphysiquementpossiblequ’untraîneauatteléàdeschienspûtvolerainsi.–Aidez-moi.LegrandcorpsraidedeThorns’étaitinclinéderrièresontraîneauvideetattendaitapparemment
qu’Ophéliefîtdemême.Elledérapatantbienquemaljusqu’àlui.Illuidésignaunpiquetqu’ilvenaitdeplanterdanslaneige.–Appuyezvotrepiedcontrelui.Àmonsignal,vouspoussezaussifortquevouspouvez.Elleacquiesça,peusûred’elle.C’étaitàpeinesiellesentaitencoresesorteilscontrelepieu.Dès
queThornluiendonnalesignal,elles’arc-boutadetoutsonpoidscontreletraîneau.Levéhicule,qui se mouvait si facilement derrière les grands chiens-loups, semblait pris dans la glace depuisqu’onavaitdételélesbêtes.Ophéliefutsoulagéedevoirlespatinscéderàleurpoussée.–Encore,exigeaThornd’untonplattandisqu’ilenfonçaitd’autrespiquets.–M’expliquera-t-onàlafincequetoutcemanègesignifie?seformalisalatanteRoselineenles
voyantfaire.Pourquoipersonnenevient-ilnousaccueillirenbonneetdueforme?Pourquoinoustraite-t-onavecsipeud’égards?Etpourquoiai-jel’impressionquevotrefamillen’estpasinforméedenotrevenue?Elle gesticulait dans sa fourrure brune, luttant pour trouver son équilibre. Le regard queThorn
dardasurellelapétrifiasurplace.Sesyeuxressortaientcommedeuxéclatsdelamedansl’obscuritébleutéedelanuit.–Parceque,chuchota-t-ilentresesdents.Unpeudediscrétion,madame,çavousécorcherait?
SafiguremaussaderedescenditversOphélieetluifitsignedepousser.Répétantencoreetencoreleurmanipulation,ilsgagnèrentunvastehangardontlesimmensesportes,mollementreliéespardeschaînes,grinçaientsouslevent.Thornsoulevasapelisse,révélantunsacqu’ilportaitenbandoulière,ettirauntrousseaudeclefs.Lescadenassautèrent,leschaînesglissèrent.Desrangéesdetraîneaux,semblables au leur, s’alignaient dans le noir. Une rampe de manœuvre avait été aménagée àl’intérieur,Thorngaraleurvéhiculedansl’entrepôtsansplusavoirbesoinduconcoursd’Ophélie.Ilrécupérasavaliseetleurfitsignedelesuivreaufondduhangar.–Vousnenousfaitespasentrerparlagrandeporte,commentalatanteRoseline.Thornpesadetoutsonregardsurlesdeuxfemmes,touràtour.–À compter demaintenant, dit-il d’unevoix pleine d’orage, vousme suivez sans discuter, sans
tergiverser,sanstraînerlespieds,sansunbruit.LatanteRoselinepinçaleslèvres.Ophéliegardalefonddesapenséepourellepuisque,detoute
façon,Thorn n’attendait pas d’assentiment. Ils s’infiltraient à l’intérieur de la citadelle commedesclandestins,maisilavaitsesraisons.Qu’ellesfussentbonnesoumauvaises,c’étaituneautrechose.Thornfitcoulisserune lourdeporteenbois.Àpeinepénétrèrent-ilsdansunesalleobscure,à la
puissanteodeuranimale,qu’ilyeutdel’agitationdansl’ombre.Unchenil.Derrièrelesbarreauxdesbox, de grosses pattes grattèrent, d’énormes truffes reniflèrent, de largesmuseaux couinèrent. Leschiensétaientsigrandsqu’Ophélieseseraitcruedansuneécurie.Thornsifflaentresesdentspourcalmer leurs ardeurs. Il se recourba à l’intérieur d’unmonte-charge en fer forgé, attendit que lesfemmess’yfussent installées,déplia lagrilledesécuritéetfitpivoterunemanivelle.Avecunbruitmétallique, l’ascenseur prit de l’altitude et grimpa de palier en palier. Des cristaux de glace sesoulevèrentennuagesautourd’euxtandisquelatempératureremontait.La chaleur qui se coulait dans les veines d’Ophélie se transforma bientôt en supplice. Elle lui
ébouillantait les joueset recouvraitses lunettesdebuée.Lamarraineétouffaunpetitcri lorsque lemonte-charge s’immobilisa brutalement. Thorn replia la grille en accordéon de l’ascenseur,balançantsonlongcoudepartetd’autredel’étage.–Prenezàdroite.Dépêchez-vous.Cetétageressemblaitsingulièrementàuneruellesordide,avecdespavésàmoitiédéchaussés,des
trottoirsmalentretenus,devieillespublicitéssurlesmursetunbrouillarddense.Ilflottaitdansl’airunvagueparfumdeboulangerieetd’épicesquiremualeventred’Ophélie.Valise en main, Thorn leur fit emprunter des quartiers dépeuplés, des chemins dérobés et des
escaliersdélabrés.Àdeux reprises, il les renfonçadans l’ombred’unevenelle,àcausedupassaged’unfiacreoud’unlointainéclatderire.IltraînaensuiteOphélieparlepoignetpourluifaireforcerl’allure.Chacunedeseslonguesenjambéescomptaitdoublepourelle.ElleobservaàlalueurdesréverbèreslesmâchoirescrispéesdeThorn,sonœiltrèspâleet,toutlà-
haut,sonfrontdéterminé.Unefoisencore,ellesedemandadansquellemesuresaplaceàlacourétaittrès légitime pour qu’il agît de la sorte. Ses longs doigts nerveux relâchèrent son bras quand ilsinvestirentl’arrière-courd’unemaisonenpiteuxétat.Unchatquifouinaitdanslespoubellesdétalaàleur vue.Après un dernier coup d’œilméfiant, Thorn poussa les deux femmes derrière une portequ’ilrefermaaussitôtsureuxetverrouillaàdoubletour.La tante Roseline hoqueta de stupeur. Les yeux d’Ophélie s’arrondirent sous ses lunettes.
Flamboyant dans le déclin du jour, un parc champêtre déployait autour d’elles son feuillaged’automne.Plusdenuit.Plusdeneige.PlusdeCitacielle.Paruninvraisemblabletourdepasse-passe,ilsavaientsurgiailleurs.Ophéliepivotasursestalons.Laportequ’ilsvenaientdefranchirsetenaitdebout,absurdement,aumilieudugazon.Comme Thorn paraissait respirer plus à son aise, elles comprirent que ses interdictions étaient
levées.
– C’est extraordinaire, balbutia la tante Roseline dont la longue figure sèche s’était dilatéed’admiration.Oùsommes-nous?Lavaliseàlamain,Thorns’étaitaussitôtremisenrouteentrelesrangéesd’ormesetdepeupliers.–Audomainedematante.Mercidegardervosautresquestionspourplustardetdenepasnous
retarderdavantage,ajouta-t-ild’unevoixcoupantecommeRoselines’apprêtaitàpoursuivresursalancée.EllessuivirentThorndansl’alléebienentretenueduparc,longéepardeuxruisseauxenescalier.La
tantedégrafasonmanteaudefourrure,charméeparlabrisetiède.– Extraordinaire, répétait-elle avec un sourire qui dévoilait ses longues dents. Tout simplement
extraordinaire…Ophélie semoucha, plus réservée. Ses cheveux et ses robes ne cessaient de pleurer de la neige
fondue,ellerépandaitdesflaquespartoutsursonpassage.Elleobserval’herbedugazonàsespieds,puislescoursd’eauscintillants,puislesfeuillagesqui
frémissaientdanslevent,puislecielrosiparlecrépuscule.Ellenepouvaittaireunpetitmalaiseenelle. Le soleil n’était pas à sa place ici. La pelouse était beaucoup trop verte. Les arbres roux nedéversaientaucunefeuille.Onn’entendaitnilechantdesoiseauxnilebourdonnementdesinsectes.Ophélieserappelalejournaldeborddel’aïeuleAdélaïde:Mme l’ambassadricenousaaimablement reçusdans sondomaine, où il règneune éternelle nuit
d’été. Je suis éblouiepar tantdemerveilles !Lesgensd’ici sont courtois, trèsprévenants et leurspouvoirsdépassentl’entendement.–Neretirezpasvotrefourrure,matante,murmuraOphélie.Jecroisqueceparcestfaux.–Faux?répétaRoseline,interdite.Thornseretournaàdemi.Ophélien’eutqu’unbrefaperçudesonprofilbalafréetmalrasé,mais
leregardqu’ilavaitversédesoncôtéavaittrahiuneétincelledesurprise.Unegrandedemeuresedessinaenfiligranederrièreladentelledesbranchages.Elleleurapparut
toutentière,biendécoupéesurlatoilerougeducouchant,lorsquel’alléedélaissaleboischampêtrepourdejolisjardinssymétriques.C’étaitunegentilhommièredrapéedelierre,coifféed’ardoisesetrehausséedegirouettes.Surleperrondepierre,auxmarchesconcaves,setenaitunevieilledame.Lesmainscroiséessur
sontabliernoir,unchâlesurlesépaules,ellesemblaitlesguetterdepuistoujours.Ellelesdévoradesyeuxsitôtqu’ilsgravirentlesmarches,sesridespropagéesautourd’unsourireradieux.–Thorn,monpetit,quellejoiedeterevoir!Malgrélafatigue,malgrélerhume,malgrélesdoutes,Ophélieneputdissimulersonamusement.
À sesyeux,Thorn était tout sauf «petit ».Elle sourcilla, en revanche, quand celui-ci repoussa lesavancesdelavieillardesansménagement.–Thorn,Thorn,tun’embrassesdoncpastagrand-mère?s’attristalafemme.–Arrêtezça,siffla-t-il.Ils’engouffradanslevestibuledumanoir,leslaissanttouteslestroissurleseuil.–Quelsans-cœur!suffoquaRoselinequisemblaitavoiroubliétoutepolitiquederapprochement.Maislagrand-mères’étaitdéjàtrouvéuneautrevictime.Sesdoigtsmalaxaientlesjouesd’Ophélie
commepourjugerdesafraîcheur,manquantdedécrocherseslunettes.–VoicidonclesangnouveauquivientausecoursdesDragons,dit-elleavecunsourirerêveur.–Jevousdemandepardon?bredouillaOphélie.Ellen’avaitpascomprisuntraîtremotdecetteformuled’accueil.–Tuasunbonvisage,s’égayalavieillefemme.Trèsinnocent.Ophélieseditqu’elledevaitsurtoutavoirl’airhébété.Lesmainsfripéesdelagrand-mèreétaient
parcourues d’étranges tatouages. Lesmêmes tatouages que les bras des chasseurs, sur les croquis
d’Augustus.–Pardonnez-moi,madame,jesuisentraindevousarroser,ditOphélieenramenantversl’arrière
sescheveuxdégoulinants.–Parnosillustresaïeuls,vousgrelottez,mapauvreenfant!Entrez,entrezvite,mesdames.Onne
vapastarderàservirlesouper.
LesDragons
Plongéedansl’eaufumante,Ophélieressuscitait.Entempsordinaire,ellen’aimaitpasbeaucouputiliserlabaignoiredequelqu’und’autre–lireces
petits espaces d’intimité pouvait être embarrassant – mais elle profita pleinement de celle-ci. Sesorteils, que le froid avait rendus gourds comme de la pierre, venaient de retrouver une couleurrassurante au fond de l’eau. Assoupie par les vapeurs chaudes, Ophélie promenait un regardsomnolentsurlalonguebordureémailléedelabaignoire,surlabouilloireenétain,surlesfrisesàfleurs de lys de la tapisserie et sur les beaux vases en porcelaine de la console. Chaque pièce dumobilierétaitunevéritableœuvred’art.–Jesuisàlafoisrassuréeetpréoccupée,mafille!Ophélie tourna ses lunettes embuées vers le paravent de toile où l’ombre de la tante Roseline
gesticulaitcommedansun théâtrepourenfants.Elleépinglait sonpetitchignon,enfilait sesperles,repoudraitsonnez.–Rassurée,repritl’ombredelatante,parcequecettearchen’estpasaussiinhospitalièrequejele
redoutais.Jamaisjen’aivuunemaisonaussibientenueet,mêmesisonaccentmeheurteunpeulesoreilles,cettevénérablegrand-mèreestunecrème!Roselinecontourna leparaventpour sepencher sur labaignoired’Ophélie.Sescheveuxblonds,
tirésàquatreépingles,sentaienttrèsfortl’eaudetoilette.Elleavaitcoincésoncorpsétroitdansunebellerobevertsombre.Lagrand-mèreluienavaitfaitcadeauendédommagementdesamachineàcoudrecasséechezlegarde-chasse.–Maisjesuispréoccupée,parcequel’hommequetut’apprêtesàépouserestunmalotru,chuchota-
t-elle.Ophélie fit glisser ses lourdes mèches larmoyantes de ses épaules et fixa ses genoux, qui
affleuraientdelamoussecommedeuxbullesroses.EllesedemandauninstantsiellenedevaitpasraconteràsamarrainelesmisesengardedeThorn.–Sorsdelà,ditlatanteRoselineenclaquantdesdoigts.Tudeviensfripéecommeunpruneau.QuandOphélies’arrachadel’eauchaudedesabaignoire,l’airluifitl’effetd’uneclaquefroidesur
toutlecorps.Sonpremierréflexefutd’enfilersesgantsdeliseuse.Elles’enroulaensuitevolontiersdansledrapblancqueluitendaitsamarraineetsefrictionnadevantlacheminée.Lagrand-mèredeThorn avaitmis plusieurs robes à sa disposition. Étendues sur le grand lit à baldaquin, telles desfemmesalanguies,ellesrivalisaientdegrâceetdecoquetterie.Sansprêterl’oreilleauxprotestationsdeRoseline,Ophéliechoisit laplussobred’entreelles :une toilettegrisperle,cintréeà la tailleetboutonnéejusqu’aumenton.Elleassitseslunettessursonnezetenassombritlesverres.Quandellesevitainsiguindéedanslaglace,sescheveuxtresséssurlanuque,sonnégligéhabituelluimanqua.Elletenditlebrasàsonécharpe,encorefroide,quienroulasesanneauxtricoloresjusqu’àsaplacefamilière,autourducou,safrangebalayantletapis.–Mapauvrenièce,tuesirrémédiablementdépourvuedegoût,s’irritaRoseline.Onfrappaàleurporte.Unejeunefilleentablieretbonnetblancss’inclinarespectueusement.–Lerepasestservi,sicesdamesveulentbienmesuivre.Ophélieobservacejolivisageconstellédetachesdeson.Elleessaya,sansyparvenir,dedeviner
sonliendeparentéavecThorn.Sic’étaitunesœur,elleneluiressemblaitpasdutout.
–Merci,mademoiselle,répondit-elleenluirendantsasalutationcérémonieuse.Lajeunefilleparuttellementinterloquéequ’Ophéliepensaavoircommisunimpair.Aurait-elledû
l’appeler«cousine»plutôtque«mademoiselle»,pardélicatesse?–Jecroisquec’estunedomestique,luisoufflalatantedansl’oreille,tandisqu’ellesdescendaient
l’escaliertapissédevelours.J’enavaisdéjàentenduparler,maisc’estlapremièrefoisdemaviequej’envoisunedemesyeux.Ophélien’yconnaissaitrien.Elleavaitludesciseauxdebonne,aumusée,maisellepensaitqueces
professions-làavaientdisparuavecl’ancienmonde.Lajeunefillelesintroduisitdansunevastesalleàmanger.L’atmosphèreyétaitplussombreque
danslecorridoravecsesboiseriesbrunes,sonhautplafondàcaissons,sespeinturesenclair-obscuret les vitrages dormants qui laissaient deviner la nuit du parc entre deux résilles de plomb. Leschandeliersdissipaientàpeinecettepénombrelelongdelagrandetableetdéposaientsurl’argenteriedefragileséclatsdorés.Au milieu de toutes ces ombres, une créature lumineuse trônait en tête de table, au fond d’un
fauteuilsculpté.– Ma douce enfant, accueillit-elle Ophélie d’une voix sensuelle. Approchez donc, que je vous
admire.Ophélieoffritmaladroitementsamainauxdoigtsdélicatsquis’étaientélancésverselle.Lafemme
àlaquelleilsappartenaientétaitd’unebeautéàcouperlesouffle.Soncorpssouple,voluptueux,faisaitbruisseràchaquemouvementsarobedetaffetasbleuauxbandesderubancrème.Lapeaulaiteusedeson cou jaillissait du corsage, nimbéeparunnuageblond.Un sourire aérien flottait sur cevisagedoux, sans âge, et il était impossible d’en détacher les yeux une fois qu’ils s’étaient posés sur lui.Ophélieduts’ysoustraire,malgrétout,pourcontemplerlebrassatinéquelafemmeluiavaittendu.La sous-manche en tulle brodé laissait deviner par transparence un entrelacs de tatouages, ceux-làmêmesqueportaitlagrand-mèresursespropresbrasainsiqueleschasseursdescroquisd’Augustus.–J’aipeurd’êtretropquelconquepourêtre«admirée»,murmuraimpulsivementOphélie.Lesouriredelafemmes’accentua,cequiimprimaunefossettedanslelaitdesapeau.–Vousnemanquezpasdefranchise,entoutcas.Voilàquinouschange,n’est-cepas,maman?L’accentduNord,quiavaitdesinflexionssiduresdanslabouchedeThorn,roulaitsensuellement
surlalanguedecettefemmeetluidonnaitplusdecharmeencore.Deuxchaisesplusloin,lagrand-mèreacquiesçaavecunbonsourire.–C’estcequejetedisais,mafille.Cettejeunepersonneestd’unecandidesimplicité!–J’oublietousmesdevoirs,sedésolalabellefemme.Jenemesuismêmepasprésentéeàvous!
Berenilde,latantedeThorn.Jel’aimecommeunfilsetjesuispersuadéequejevaisbienvitevousaimer commemapropre fille.Vouspouvezdoncvous adresser àmoi commeàunemère.Prenezplace,machèreenfant,etvousaussi,madameRoseline.CefutquandOphélies’assitdevantsonassiettedesoupequ’ellepritconsciencedelaprésencede
Thorn,attabléenfaced’elle.Ils’était tellementfondudanslapénombreambiantequ’ellenel’avaitpasremarqué.Ilétaitméconnaissable.Sacrinière,courteetpâle,nebatifolaitpluscommedelamauvaiseherbe.Ilavaitrasélabarbequi
lui mangeait les joues, de telle façon qu’il n’en restait qu’un bouc taillé en forme d’ancre. Lagrossièrepelissedevoyageavaitcédélaplaceàunétroitvestonbleunuitàhautcol,d’oùs’évadaientlesmanchesamplesd’unechemiseimpeccablementblanche.Ceshabitsraidissaientplusencoresongrandcorpsmaigre,maisainsiThornressemblaitplusàungentilhommequ’àunanimalsauvage.Lachaînedesamontreàgoussetetsesboutonsdemanchetteaccrochaientlalumièredeschandelles.Sa figure, longue et aiguisée, n’en était pas plus aimable pour autant. Il gardait les paupières
résolument baissées sur sa soupe au potiron. Il semblait compter en silence le nombre d’allées etvenuesentresacuillèreetseslèvres.–Jenet’entendsguère,Thorn!observalabelleBerenilde,unecoupedevinà lamain.Moiqui
espéraisqu’unetouchedeféminitédanstonexistenceterendraitplusdisert.Quandil relevalesyeux,cenefutpassa tantequ’ildévisageadepleinfouet,maisOphélie.Une
lueur de défi brillait toujours dans le ciel plombé de ses prunelles. Ses deux cicatrices, l’une à latempe, l’autre au sourcil, juraient presque sur la nouvelle symétrie de son visage, bien rasé, bienpeigné.Lentement,ilsetournaversBerenilde.–J’aituéunhomme.Il avait jeté cela d’un ton nonchalant, comme une banalité, entre deux lampées de soupe. Les
lunettes d’Ophélie blêmirent. À côté d’elle, la tante Roseline s’étrangla, au bord de la syncope.Berenildereposasacoupedevind’ungestecalmesurlanappededentelle.–Où?Quand?Ophélie,elle,auraitdemandé:«Qui?Pourquoi?»– À l’aérogare, avant que je n’embarque pour Anima, répondit Thorn d’une voix posée. Un
disgracié qu’un individumalintentionném’a dépêché aux trousses. J’ai quelque peu précipitémonvoyageenconséquence.–Tuasbienfait.Ophéliesecrispasursachaise.Commentdonc,c’étaittout?«Tuesunassassin,parfait,passe-moi
lesel…»Berenilde perçut sa raideur.D’unmouvement plein de grâce, elle posa samain tatouée sur son
gant.–Vousdeveznous juger effrayants, susurra-t-elle. Je constate quemoncher neveu, fidèle à lui-
même,nes’estpasdonnélapeinedevousmettreauparfum.–Nousmettreauparfumdequoi?seformalisalatanteRoseline.Iln’ajamaisétéquestionquema
filleuleépouseuncriminel!Berenildetournaversellesesyeuxd’uneeaulimpide.–Celaapeuàvoiraveclecrime,madame.Nousdevonsnousdéfendrecontrenosrivaux.Jecrains
que beaucoup de nobles à la cour ne considèrent cette alliance entre nos deux familles d’un fortmauvaisœil.Cequirendlesunsplusfortsaffaiblitlapositiondesautres,luidit-elledoucementensouriant. Le plus infime changement dans l’équilibre des pouvoirs précipite les intrigues et lesmeurtresdecouloir.Ophélieétaitchoquée.C’étaitdonccela,lacour?Danssonignorance,elles’étaitimaginédesrois
etdesreinesquipassaientleursjournéesàphilosopheretàjouerauxcartes.LatanteRoseline,elleaussi,semblaittomberdesnues.– Par les ancêtres ! Vous voulez dire que ce sont là des pratiques courantes ? On s’assassine
tranquillementlesunslesautres,etpuisvoilà?–C’estunsoupçonpluscompliqué,réponditBerenildeavecpatience.Deshommesenqueue-de-pienoireetplastronblancentrèrentdiscrètementdanslasalleàmanger.
Sansmotdire, ils remportèrent lessoupières, servirentdupoissonetdisparurenten trois rondsdejambe.Personneàtablenejugeadigned’intérêtdelesprésenteràOphélie.Touscesgensquivivaienticin’étaientdoncpasdelafamille?C’étaitcela,desdomestiques?Descourantsd’airsansidentité?–Voyez-vous,poursuivitBerenildeenappuyantlementonsursesdoigtsentrelacés,notremodede
vieestquelquepeudifférentduvôtresurAnima.IlyalesfamillesquiontlesfaveursdenotreespritFarouk,cellesquinelesontplusetcellesquinelesontjamaiseues.–Lesfamilles?relevaOphéliedansunmurmure.
–Oui,mon enfant. Notre arbre généalogique est plus tortueux que le vôtre. Dès la création del’arche,ils’estscindéenplusieursbranchesbiendistincteslesunesdesautres,desbranchesquinesemélangentpasentreellessansréticence…ousanss’entre-tuer.–Toutàfaitcharmant,commentalatanteRoselineavecdeuxcoupsdeserviettesursabouche.Ophéliedécortiquasonsaumonavecappréhension.Elleétaitincapabledemangerdupoissonsans
secoincerunearêtedans lagorge.Elle regardaThornà ladérobée,malà l’aisede le sentir justedevant elle, mais il accordait plus d’attention à son assiette qu’à toutes les convives réunies. Ilmastiquait son poisson d’un air maussade, comme si avaler de la nourriture lui répugnait. Pasétonnantqu’ilfûtsimaigre…Sesjambesétaienttellementlonguesque,malgrélalargeurdelatable,Ophéliedevaitramenersesbottillonssoussachaisepouréviterdeluimarchersurlespieds.Elleremontaseslunettessursonnezetobserva,cettefois-cidiscrètement,lasilhouetteratatinéede
lagrand-mère,àcôtédelui,quimangeaitsonsaumond’unbonappétit.Qu’avait-elledit,déjà,enlesaccueillant?«Voicidonclesangnouveauquivientausecoursdes
Dragons.»–LesDragons,soufflasoudainOphélie,c’estlenomdevotrefamille?BerenildehaussasessourcilsbienépilésetconsultaThornavecuneexpressionétonnée.–Tuneleurasrienexpliqué?Àquoidoncas-tuemployétontempsdurantlevoyage?Elle secoua ses jolies bouclettes blondes, mi-agacée, mi-amusée, puis elle lança à Ophélie une
œilladepétillante.– Oui, ma chère enfant, c’est le nom de notre famille. Trois clans, dont le nôtre, gravitent
actuellementàlacour.Vousl’avezcompris,nousnenousapprécionspasbeaucoupmutuellement.LeclandesDragonsestpuissantetredouté,maispetitparlenombre.Vousenferezviteletour,mapetite!Unfrissondévalaledosd’Ophélie,depuislanuquejusqu’aubasdesreins.Elleavaitsoudainun
mauvaispressentimentquant au rôlequ’elle serait amenée à jouer au seinde ce clan.Apporter dusangnouveau?Unemèrepondeuse,voilàcequ’ilsenvisageaientdefaired’elle.ElleconsidéraThornbienenface,safiguresècheetdésagréable,songrandcorpsanguleux,son
regard dédaigneux qui fuyait le sien, ses manières cassantes. À la seule pensée de fréquenter cethomme de près,Ophélie laissa échapper sa fourchette sur le tapis. Elle voulut se pencher pour larécupérer,maisunvieillardenqueue-de-piesurgitaussitôtdel’ombrepourluiendonneruneautre.– Pardonnez-moi, madame, intervint une fois encore la tante Roseline. Êtes-vous en train
d’insinuerquelemariagedemaniècepourraitmettresavieendanger,àcausedelalubieimbéciledejenesaisquelcourtisan?Berenildedisséquasonpoissonsanssedépartirdesaplacidité.–Mapauvreamie,j’aipeurquelatentatived’intimidationdontThornaétél’objetnesoitquele
maillond’unelonguechaîne.Ophélietoussadanssaserviette.Çan’avaitpasmanqué,elleavaitfailliavalerunearête.–Ridicule!s’exclamaRoselineenluidécochantunregardsignificatif.Cettegamineneferaitpas
demalàunemouche;quepourrait-onredouterd’elle?Thornlevalesyeuxauplafond,excédé.Ophélie,elle,collectionnaitlesarêtessurleborddeson
assiette.Soussesdehorsdistraits,elleécoutait,observait,réfléchissait.–Madame Roseline, dit Berenilde d’une voix soyeuse, vous devez comprendre qu’une alliance
conclue avecune arche étrangère est vécue commeuneprisedepouvoir à laCitacielle.Commentvousexpliquercela sans tropvouschoquer?murmura-t-elleenplissant sesgrandsyeux limpides.Lesfemmesdevotrefamillesontréputéespourleurbellefécondité.–Notrefécondité…,répétalatanteRoseline,priseaudépourvu.Ophélie remonta encore ses lunettes, qui tombaient sur sonnezdèsqu’ellepenchait la têtepour
manger.Voilà,c’étaitdit.Elleétudial’expressiondeThornenfaced’elle.Mêmes’ilévitaitsoigneusementsonregard,elle
lut sur sonvisage lemêmedégoûtque le sien, cequinemanquapasde la rassurer.Ellevida sonverred’eau,lentement,poursedénouerlagorge.Devait-elleannoncermaintenant,aubeaumilieudecerepasdefamille,qu’ellen’avaitaucuneintentiondepartagerlelitdecethomme?Ceneseraitsansdoutepasdumeilleureffet.Etpuis,ilyavaitautrechose…Ophélienesavaitpasquoiprécisément,maislescilsdeBerenilde
avaientfrémi,commesielles’étaitobligéeàlesregarderdanslesyeuxenleurexposantsesraisons.Unehésitation?Unnon-dit?C’étaitdifficileàdéterminer,maisOphélien’endémordaitpas : ilyavaitautrechose.–Enattendant,nousignorionstoutdevotresituation,finitparbredouillerlatanteRoselined’une
voix plus embarrassée. Madame Berenilde, je dois en référer à la famille. Cette donne pourraitremettreenquestionlesfiançailles.LesouriredeBerenildes’adoucit.–Vous l’ignoriezpeut-être,madameRoseline,mais tellen’estpas l’idéedevosDoyennes.Elles
ont accepté notre offre en parfaite connaissance de cause. Je suis navrée si elles ne vous ont pasinstruitesdetoutcela,maisnousavonsétéobligésd’agirdanslaplusgrandediscrétion,pourassurervotreprotection.Moins il y auradegensaucourantde cemariageetmieuxnousnousporterons.Vousêteslibre,celavasansdire,d’écrireàvotrefamillesivousdoutezdemaparole.Thornprendravotrelettreencharge.Lamarraineétaitdevenue trèsblanche sous sonchignonserré.Elle tenait sescouverts avecune
telle force que ses doigts en tremblaient.Quand elle planta sa fourchette dans son assiette, elle neparutpass’apercevoirqu’unflanaucaramelyavaitremplacélesaumon.–Jerefusequ’onassassinemanièceàcausedevospetitesaffaires!Soncriavaitgrimpédanslesaigus,àlalimitedel’hystérie.Ophélieenfutsiremuéequ’elleoublia
sa propre nervosité. À cet instant précis, elle réalisa à quel point elle se serait sentie seule etabandonnéesanscettevieilletantebougonneauprèsd’elle.Elleluimentitdesonmieux:–Nevousrongezpaslessangs.SilesDoyennesontdonnéleuraval,c’estqu’ellesestimentquele
périlnedoitpasêtresigrandpourmoi.–Unhommeestmort,nigaude!Ophélieétaitàcourtd’arguments.Ellen’aimaitguèrelediscoursqu’onleurservait,ellenonplus,
maisperdresonsang-froidnechangeraitrienàsasituation.ElleenfonçasonregarddanslesyeuxdeThorn,quiserésumaitàdeuxfentesétroites,lepressantmuettementderompresonsilence.–Jecomptebeaucoupd’ennemisàlacour,dit-ild’untonâpre.Votreniècen’estpaslenombrildu
monde.Berenildeleconsidéraunmoment,unpeuétonnéedesonintervention.– Il est vrai que ta position est déjàdélicate à l’origine, indépendammentde toute considération
nuptiale,acquiesça-t-elle.–Évidemment!Sicegrandahuriétrangletoutcequibouge,jeconçoisaisémentquelesamitiés
n’affluentpasàsaporte,ajoutaRoseline.–Quireprendraducaramel?sehâtadeproposerlagrand-mèreens’emparantdelasaucière.Personnene lui répondit.Sous la lumièrevacillantedes chandelles, un éclair avait filé entre les
paupièresdeBerenildeet lesmâchoiresdeThorns’étaientcontractées.Ophélie semordit la lèvre.Elle comprit que, si sa tante ne refrénait pas bien vite sa langue, on se chargerait de la faire taired’unefaçonoud’uneautre.
–Veuillezpardonnercedébordement,monsieur,murmura-t-ellealorsens’inclinantdevantThorn.Lafatigueduvoyagenousmetunpeuàfleurdepeau.LatanteRoselineallaitprotester,maisOphélieluicomprimalepiedsouslatabletoutengardant
sonattentionrivéesurThorn.– Vous vous excusez, marraine, et moi aussi. Je me rends compte maintenant que toutes les
précautionsquevousavezprisestantôt,monsieur,nevisaientqu’ànotresécurité,etjevousensuisreconnaissante.Thorn ladévisagead’unaircirconspect,arquantdusourcil, sacuillèreensuspens. Ilprenait les
remerciementsd’Ophéliepourcequ’ilsétaient,unesimplepolitessedefaçade.ElleposasaservietteetinvitaRoseline,suffoquée,àseleverdetable.–Jecroisquenousavonsbesoindenousreposer,matanteetmoi.Dufonddesonfauteuil,BerenildeadressaàOphélieunsourireappréciateur.–Lanuitporteconseil,philosopha-t-elle.
Lachambre
Ophélie scrutait l’obscurité, échevelée, les paupières collées de sommeil. Quelque chose l’avaitréveillée,maisellenesavaitpasquoi.Redresséesursonlit,ellecontemplalescontoursflousdelapièce.Par-delàlesrideauxenbrocartdubaldaquin,elledistinguaitàpeinelafenêtreàcroisillons.Lanuitpâlissaitsurlescarreauxembués;ceseraitbientôtl’aube.Ophélieavaiteudumalàs’endormir.Elleavaitpartagétoutesaviesachambreavecsonfrèreet
sessœurs,çaluifaisaitétrangedepasserlanuitseuledansunedemeurequ’elleneconnaissaitpas.Laconversationdusoupern’avaitpasaidénonplus.Elle prêta attentivement l’oreille au silence que rythmait la pendule de cheminée. Qu’est-ce qui
avaitbienpularéveiller?Depetitscoupsrésonnèrentsoudainàlaporte.Ellen’avaitdoncpasrêvé.Dèsqu’ellerepoussasonédredon,Ophélieeutlesoufflecoupéparlefroid.Ellecoulaunlainage
sursachemisedenuit,trébuchacontreunrepose-piedsurletapisettournaleboutondelaporte.Unevoixabrupteluitombaaussitôtdessus.–Cen’estpasfautedevousavoirmiseengarde.Un immense manteau noir, lugubre comme la mort, se détachait à peine sur la pénombre du
couloir.Sans lunettes,OphéliedevinaitplusThornqu’ellene levoyait. Ilavaitvraimentune façonbienàluid’engagerlaconversation…Ellefrissonna,encoresomnolente,danslecourantd’airglacialdelaporte,letempsderassembler
sesesprits.–Jenepeuxplusreculer,finit-elleparmurmurer.–Ilesttroptard,eneffet.Nousallonsdésormaisdevoircomposerl’unavecl’autre.Ophéliesefrottalesyeuxcommesicelapouvaitl’aideràdissiperlevoiledesamyopie,maiselle
continuaitdenevoirdeThornqu’ungrandmanteaunoir.Cela importait peu.Son intonationavaitlaissé assez clairement entendre à quel point cette perspective ne l’enchantait pas, ce qui comblaitd’aiseOphélie.Ellecrutdiscernerl’ombred’unevalisependueàsonbras.–Nousrepartonsdéjà?–Jerepars,rectifialemanteau.Vous,vousrestezchezmatante.Monabsencen’aquetropduré,je
doisreprendremesactivités.Ophélies’aperçutsoudainqu’elle ignorait toujours lasituationdesonfiancé.Àforcede levoir
commeunchasseur,elleavaitoubliédeluiposerlaquestion.–Etenquoivosactivitésconsistent-elles?–Jetravailleàl’intendance,s’impatienta-t-il.Maisjenesuispasvenuvousvoirpouréchangerdes
banalités,jesuispressé.Ophélie ouvrit les paupières à demi. Elle n’arrivait tout simplement pas à imaginer Thorn en
bureaucrate.–Jevousécoute.Thorn repoussa la porte versOphélie avec une telle brusquerie qu’il lui écrasa les orteils. Il fit
tournerleverroutroisfoisàvidepourluienmontrerlefonctionnement.Illaprenaitvraimentpourunedemeurée.–Àcompterd’aujourd’hui,vousvousenfermezàdoubletourchaquenuit;est-cebienclair?Vous
n’avalezriend’autrequecequivousestserviàtableet,degrâce,veillezàcequevotreintarissablechaperonmodèresespropos.Iln’estpastrèsintelligentd’offenserdameBerenildesoussonpropretoit.Bienquecenefûtpasdebongoût,Ophélieneputréprimerunbâillement.–Est-ceunconseilouunemenace?Legrandmanteaunoirobservaunsilence,lourdcommeduplomb.–Matanteestvotremeilleurealliée,dit-ilenfin.Nequittezjamaissaprotection,nevouspromenez
nullepartsanssapermission,nevousfiezàpersonned’autre.–«Personned’autre»,voilàquivousinclut,non?Thornreniflaetluirefermalaporteaunez.Iln’avaitdécidémentpaslesensdelaplaisanterie.Ophéliepartitàlarecherchedeseslunettes,quelquepartentrelesoreillers,puisellesepostaàla
fenêtre.Ellefrottadesamancheuncarreaupourledésembuer.Au-dehors,l’aubepeignaitlecielenmauve et déposait ses premières touchesde rose sur les nuages.Lesmajestueux arbres d’automnebaignaientdanslabrume.Ilétaitencoretroptôtpourquelesfeuillagessefussentdéjàdépouillésdeleurgrisaille,maisd’icipeu,lorsquelesoleilenvahiraitl’horizon,ceseraitunincendiederougeetd’orsurtoutleparc.PlusOphéliecontemplaitcepaysageféerique,plussaconvictionétaitrenforcée.Cedécorétaitun
trompe-l’œil ; une reproduction de la nature parfaitement réussie, mais une reproduction tout demême.Ellebaissalesyeux.Entredeuxparterresdeviolettes,Thorn,danssongrandmanteau,s’éloignait
déjàdansl’allée,lavaliseàlamain.Cegaillardétaitparvenuàluicouperl’enviededormir.Ophélie claquades dents, puis reporta son attention sur les cendresmortes de la cheminée.Elle
avaitl’impressiondesetrouverdansuncaveau.Elleôtasesgantsdenuit,quil’empêchaientdelireàtortetàtraversdanssonsommeil,puispenchaunbrocsurlabellecuvetteenfaïencedelacoiffeuse.«Etmaintenant?»sedemanda-t-elleenaspergeantses jouesd’eaufroide.Ellenesesentaitpas
d’humeur à rester en place. Les avertissements deThorn l’avaient bien plus intriguée qu’effrayée.Voilàunhommequisedonnaitbeaucoupdemalpourprotégerunefemmequ’iln’appréciaitpas...Etpuis ilyavait cepetitquelquechose,ce flottement indéfinissablequeBerenildeavait trahiau
souper.Cen’étaitpeut-êtrequ’undétail,maisçalaturlupinait.Ophéliecontemplasonnezrougietsescilsperlésd’eaudanslaglacedelacoiffeuse.Allait-onla
placer sous surveillance ? « Les miroirs, décida-t-elle soudain. Si je veux rester libre de mesmouvements,jedoisrépertoriertouslesmiroirsdesenvirons.»Elletrouvaunpeignoirdeveloursdanslapenderie,maispasdechaussonsàsemettreauxpieds.
Elle grimaça en se glissant dans ses bottines, durcies par l’humidité du voyage. Ophélie sortit entapinois. Elle longea le corridor principal de l’étage. Les deux invitées occupaient les chambresd’honneur, de part et d’autre des appartements privés de Berenilde, et il y avait en outre sixchambrettes inoccupées, qu’Ophélie visita tour à tour. Elle repéra une lingerie et deux cabinets detoilette, puis descendit l’escalier. Au rez-de-chaussée, des hommes en redingote et des femmes entabliers’activaientdéjà,malgré l’heurematinale. Ilsastiquaient lesrampes,époussetaient lesvases,allumaientlesfeuxdanslescheminéesetrépandaientdanslademeureunparfumcomposédecire,deboisetdecafé.IlssaluèrentaffablementOphéliequandellefitletourdespetitssalons,delasalleàmanger,dela
salledebillardetdelasalledemusique,maisleurpolitessedevintembarrasséequandelles’invitaaussidanslacuisine,lelavoiretl’office.Ophélieveillaitàsereflétersurchaqueglace,chaquepsyché,chaquemédaillon.Passerlesmiroirs
n’étaitpasuneexpériencetrèsdifférentedelalecture,quoiqu’enpensâtlegrand-oncle,maisc’étaitcertainementplusénigmatique.Unmiroirgardeensouvenirl’imagequis’imprimeàsasurface.Par
un processusmal connu, certains liseurs pouvaient ainsi créer un passage entre deuxmiroirs surlesquelsilss’étaientdéjàreflétés,maiscelanemarchaitnisurlesvitres,nisurlessurfacesdépolies,nisurlesgrandesdistances.Sansycroirevraiment,Ophélie tentade traverseruneglacedecorridorpour se rendredans sa
chambred’enfance,surAnima.Aulieudeprendreuneconsistanceliquide,lemiroirdemeurasolidesoussesdoigts,aussiduretfroidqu’unmiroirtoutcequ’ilyadeplusnormal.Ladestinationétaitbeaucouptroplointaine;Ophélielesavait,maisellesesentitdéçuequandmême.Enremontantl’escalierdeservice,Ophélieéchouasuruneailedumanoirlaisséeàl’abandon.Les
meublesdescouloirsetdesantichambresavaientétédrapésdeblanc,telsdesfantômesendormis.Lapoussièrelafitéternuer.Cetendroitétait-ilréservéauxautresmembresduclanquandilsrendaientvisiteàBerenilde?Ophélieouvrituneporteàdoublebattant,aufondd’unegalerie.L’atmosphèremoisiedelalongue
sallenelapréparapasàcequil’attendaitdel’autrecôté.Tenturesdedamasbroché,grandlitsculpté,plafonddécorédefresques, jamaisOphélien’avaitvuunechambreaussisomptueuse. Il régnait iciune tiédeur douillette absolument incompréhensible : aucun feu ne brûlait dans la cheminée et lagalerievoisineétaitglaciale.Sasurpriseallagrandissantquandellerepéradeschevauxàbasculeetunearméedesoldatsdeplombsurletapis.Unechambred’enfant.La curiosité poussa Ophélie vers les photographies encadrées aux murs. Un couple et un bébé
couleursépiarevenaientsurchacuned’elles.–Vousêtesmatinale.OphéliesetournaversBerenildequiluisouriaitdansl’entrebâillementdesdeuxportes.Elleétait
déjàhabilléedefrais,dansunerobelâchedesatin,sacheveluregracieusementenrouléeau-dessusdesanuque.Elletenaitdanslesbrasdestamboursàbroder.–Jevouscherchais,machèrepetite.Oùdoncêtes-vousalléevousperdre?–Quisontcespersonnes,madame?desgensdevotrefamille?Les lèvres de Berenilde laissèrent entrevoir des dents de perle. Elle s’approcha d’Ophélie pour
regarderlesphotographiesavecelle.Maintenantqu’ellessetenaientdeboutcôteàcôte,ladifférencede tailleentreellesétaitnotable.Siellen’étaitpasaussigrandequesonneveu,BerenildedominaitOphélied’unetête.–Certainement non ! dit-elle en riant de bon cœur, avec son accent exquis. Ce sont les anciens
propriétairesdumanoir.Ilssontmortsdepuisdesannées.Ophélie jugeaitunpeuétrangequeBerenildeeûthéritéde leurdomaines’ilsn’étaientpasdesa
famille.Elleobservaencorelesportraitssévères.Uneombrecreusaitleursyeux,despaupièresauxsourcils.Dumaquillage?Lesphotographiesn’étaientpasasseznettespour luipermettred’enêtresûre.–Etlebébé?demanda-t-elle.LesouriredeBerenildesefitplusréservé,presquetriste.– Tant que cet enfant vivra, cette chambre vivra aussi. J’aurais beau la draper, la démeubler,
condamner ses fenêtres, elle resterait toujours fidèle à cette apparence que vous voyez. C’estcertainementmieuxainsi.Unnouveautrompe-l’œil?Ophélietrouval’idéesingulière,maispastantquecela.LesAnimistes
déteignaientbiensurleursmaisonsaprèstout.Ellevoulutdemanderquelétaitcepouvoirquigénéraitdetellesillusionsetcequ’étaitdevenulebébédesphotographies,maisBerenildelacoupadanssonélanenluiproposantdes’asseoiravecelledanslesfauteuils.Unelamperosedéposaitsureuxuneflaquedelumière.–Vousaimezbroder,Ophélie?
–Jesuistropmaladroitepourcela,madame.Berenilde posa un tambour sur ses genoux, et sesmains délicates, ornées de tatouages, tirèrent
l’aiguilled’ungesteserein.Elleétaitaussilissequesonneveuétaitanguleux.–Hier, vous vous qualifiiez de « quelconque », aujourd’hui de «maladroite », chantonna-t-elle
d’untimbremélodieux.Etcefiletdevoixquiéclipsechacundevosmots!Jevaisfinirparcroirequevousnesouhaitezpasquejevousapprécie,machèreenfant.Oubienvousêtestropmodeste,oubienvousêtesfausse.Malgrésonconfortdouilletetsesélégantes tapisseries,Ophéliesesentaitmalà l’aisedanscette
pièce.Elleavaitl’impressiondeviolerunsanctuaireoùtouslesjouetsl’accusaientdesyeux,depuislessingesmécaniquesjusqu’auxmarionnettesdésarticulées.Iln’existaitriendeplussinistrequ’unechambred’enfantsansenfant.–Non,madame,jesuisréellementtrèsgauche.Unaccidentdemiroirquandj’avaistreizeans.L’aiguilledeBerenildes’immobilisaenl’air.–Unaccidentdemiroir?J’avouequejenecomprendspasbien.–Jesuisdemeuréecoincéedansdeuxendroitsenmêmetemps,plusieursheuresdurant,murmura
Ophélie.Moncorpsnem’obéitplusaussifidèlementdepuiscejour.J’aisubiunerééducation,maislemédecinavaitprévuqu’ilmeresteraitquelquesséquelles.Desdécalages.Unsourires’étirasurlebeauvisagedeBerenilde.–Vousêtesamusante!Vousmeplaisez.Avecsessouliersbourbeuxetsescheveuxdéfaits,Ophéliesesentaitl’âmed’unepetitepaysanneà
côté de cette éblouissante dame du monde. Dans un élan plein de tendresse, Berenilde laissa sontambouràbroderensuspenssursesgenouxetsaisitdanslessienneslesmainsgantéesd’Ophélie.– Je conçois que vous vous sentiez un peu nerveuse, ma chère petite. Tout cela est tellement
nouveaupourvous!N’hésitezpasàmeconfiervosinquiétudescommevousleferiezàvotremère.Ophélies’abstintdeluidirequesamèreétaitprobablementladernièrepersonneaumondeàqui
elle viendrait confier ses inquiétudes. Et plutôt que de s’épancher, c’étaient de réponses concrètesqu’elleavaitbesoin.Berenildeluilâchapresqueaussitôtlesmainsens’excusant.–Jesuisnavrée,j’oublieparfoisquevousêtesuneliseuse.Ophéliemituntempsàcomprendrecequilamettaitmalàl’aise.–Jenepeuxrienlireavecmesgants,madame.Etmêmesijelesôtais,vouspourriezmeprendrela
mainsanscrainte.Jenelispaslesêtresvivantsmaisjustelesobjets.–Jelesauraiàl’avenir.–Votreneveum’aapprisqu’iltravaillaitdansuneintendance.Quelestdoncsonemployeur?Les yeux deBerenilde s’agrandirent, aussi brillants et superbes que des pierres précieuses. Elle
libéraunrirecristallinquiemplittoutelachambre.–Ai-jeditunesottise,madame?s’étonnaOphélie.–Ohnon,c’estThornquiestàblâmer,badinaBerenildeenriantencore.Jelereconnaisbienlà,
économedesesmotscommedesesbonnesmanières!(Soulevantunvolantdesarobe,elles’essuyalecoindespaupièresetredevintplussérieuse.)Apprenezqu’ilnetravaillepas«dansuneintendance», comme vous dites. Il est le surintendant du seigneur Farouk, le principal administrateur desfinancesdelaCitacielleetdetouteslesprovincesduPôle.Commeleslunettesd’Ophéliebleuissaient,Berenildeacquiesçadoucement.–Oui,machère,votrefuturépouxestleplusgrandcomptableduroyaume.Ophéliemituntempsàdigérercetterévélation.Cedadaishirsuteetmalpolienhautfonctionnaire,
celadéfiait l’imagination.Pourquoi était-onallémarierune fille aussi simplettequ’elle àune tellepersonnalité?Àcroirequ’aufondcen’étaitpasOphéliequ’onpunissait,maisThorn.
–Jemereprésentemalmaplaceauseindevotreclan,avoua-t-elle.Sionmetdecôtélesenfants,qu’attendez-vousdemoi?–Commentcela!s’exclamaBerenilde.Ophélieseréfugiaderrièresonmasqueimpassible,unpeuniais,maiselles’étonnaintérieurement
decetteréaction.Saquestionn’étaitpassiincongrue,n’est-cepas?– Je tenais un musée sur Anima, s’expliqua-t-elle à mi-voix. Espère-t-on que je reprenne mes
fonctionsici,ouquelquechosed’approchant?Jenesouhaitepasvivreàvoscrochetssansdonnerdemapersonne.Ce qu’Ophélie essayait surtout de négocier, c’était son autonomie. Berenilde plongea son beau
regardlimpidesurleslivresd’imagesd’unebibliothèque,songeuse.–Unmusée?Oui, j’imaginequecepourraitêtreuneoccupationdistrayante.Laviedesfemmes
prêteparfoisàl’ennuiici-haut,onnenousconfiepasdegrandesresponsabilitéscommechezvous.Nousen reparleronsune foisquevotreplaceà lacourserasuffisammentassise. Ilvavous falloirêtrepatiente,madouceenfant…S’il y avait une chose qui n’inspirait pas de l’impatience àOphélie, c’était bien d’intégrer cette
noblesse. Elle n’en connaissait vraiment que ce que le journal de son aïeule lui avait appris,nouspassonsnosjournéesàjouerauxcartesetànouspromenerdanslesjardins,etçaneluifaisaitpasenvie.–Etcomment l’asseoir,cetteplaceà lacour?s’inquiéta-t-elleunpeu.Devrai-jeparticiperàdes
mondanitésetrendrehommageàvotreespritdefamille?Berenilde reprit sabroderie.Uneombreavait filédans l’eauclairedesonregard.L’aiguillequi
perçaitlatoiletenduesurletambourfutmoinsdansante.PouruneraisonquiéchappaitàOphélie,ellel’avaitblessée.–VousneverrezpasleseigneurFaroukautrementquedeloin,mapetite.Quantauxmondanités,
oui, mais ce ne sera pas pour aujourd’hui. Nous attendrons votre mariage à la fin de l’été. VosDoyennesontdemandéquesoitscrupuleusementobservéel’annéetraditionnelledesfiançailles,afindepermettredevousconnaîtremieux.Etpuis,ajoutaBerenildeavecunlégerfroncementdesourcils,çanousaccorderadutempspourvousprépareràlacour.Incommodéepar le trop-pleindecoussins,Ophélie ramenasoncorpsvers leborddufauteuilet
contemplaleboutcrottédessouliersquipointaientsoussachemisedenuit.Sesdoutesseconfirmaient,Berenildeneluilivraitpaslefonddesapensée.Ellerelevalatêteet
laissavaguersonattentionàtraverslafenêtre.Lespremièreslueursdujourtrouaientdeflèchesd’orlabrumeetélançaientdesombresaupieddesarbres.–Ceparc,cettechambre…,chuchotaOphélie.Ceseraientdoncdeseffetsd’optique?Berenildetiraitl’aiguille,aussipaisiblequ’unlacdemontagne.–Oui,ma chère fille,mais ils ne sont pas demon fait. LesDragons ne savent pas tricoter des
illusions,c’estplutôtlàunespécialitédenotreclanrival.UnclanrivaldontBerenildeavaittoutdemêmehéritéundomaine,relevaOphélieensilence.Peut-
êtren’était-ellepasensimauvaistermesaveceux.–Etvotrepouvoir,madame,quelest-il?– Quelle question indiscrète ! s’offusqua gentiment Berenilde sans détacher les yeux de son
tambouràbroder.Demande-t-onsonâgeàunedame?Ilmesemblequec’estplutôtlerôledevotreaccordédevousenseignertoutcela…CommeOphélieaffichaituneminedéconcertée,ellepoussaunpetitsoupirattendrietdit:– Thorn est vraiment incorrigible ! Je devine qu’il vous laisse baigner dans le brouillard sans
jamaissesoucierdesatisfairevotrecuriosité.–Nousne sommesni l’unni l’autre trèsbavards,observaOphélie enchoisissant sesmots avec
soin.Jecrainstoutefois,saufvotrerespect,quevotreneveunemeporteguèredanssoncœur.Berenildes’emparad’unétuiàcigarettesdansunepochedesarobe.Quelques instantsplus tard,
ellesoufflaitunelanguedefuméebleueentreseslèvresentrouvertes.–LecœurdeThorn…,susurra-t-elleenroulantfort les«r».Unmythe?Uneîledéserte?Une
bouledechairdesséchée?Sicelapeutvousconsoler,machèreenfant,jenel’aijamaisvuéprisdequiquecesoit.Ophélieseremémoraavecquelleéloquenceinhabituelleilluiavaitparlédesatante.–Ilvoustientengrandeestime.–Oui,sedéridaBerenildeentapotantsonporte-cigarettessurlebordd’unebonbonnière.Jel’aime
comme unemère et je crois qu’il nourrit à mon endroit une affection sincère, ce qui me touched’autantplusquecen’estpasuneinclinationnaturellechezlui.Jemesuislongtempsdésespéréedeneluiconnaîtreaucunefemmeetjesaisqu’ilm’enveutdeluiavoirunpeuforcélamain.Voslunetteschangentsouventdecouleur,s’amusa-t-ellesoudain,c’estdistrayant!–Lesoleilselève,madame,ellessemodulentàlaluminosité.OphélieobservaBerenildeà travers levilaingrisqui s’étaitposésur sesverresetdécidade lui
fourniruneréponseplushonnête:–Ainsi qu’àmon humeur. La vérité est que jeme demandais si Thorn n’aurait pas espéré une
femmequivousressembleplus.J’aipeurd’êtreauxantipodesdecedésir.–Vousavezpeurouvousenêtessoulagée?Salonguecigarettepincéeentredeuxdoigts,Berenildeétudiaitl’expressiondesoninvitéecomme
sielles’adonnaitàunjeuparticulièrementdivertissant.– Ne vous crispez pas, Ophélie, je ne vous tends aucun piège. Vous imaginez-vous que je suis
étrangèreàvosémotions?Onvousliedeforceàunhommequevousneconnaissezpasetquiserévèleaussichaleureuxqu’uniceberg!(Elleécrasasonmégotaufonddelabonbonnièreensecouantsesbouclettes,dansunevalseblonde.)Maisjenesuispasd’accordavecvous,monenfant.Thornestunhommededevoiret jecroisqu’ils’était toutsimplement forgéà l’idéedene jamaissemarier.Vousêtesentraindelebousculerdanssespetiteshabitudes,voilàtout.– Et pourquoi ne le désirait-il pas ? Honorer la famille, en fondant la sienne, n’est-ce pas
normalementceàquoichacunaspire?Ophélie remonta dudoigt ses lunettes sur sonnez, en ricanant intérieurement.Et c’était elle qui
disaitcela…–Ilnelepouvaitpas, lacontreditdoucementBerenilde.Pourquoidoncsuis-jealléeluichercher
uneépousesiloin,sansvouloirvousoffenser?–Doit-onvousservirquelquechose,madame?C’étaitunvieuxmonsieurquivenaitdelesinterrompreduseuildelachambre,toutétonnédeles
trouverdanscettepartiedumanoir.Berenildejetanégligemmentsontambouràbrodersurlecoussind’unfauteuil.–Duthéetdesbiscuitsà l’orange!Faites-les-nousserviraupetitsalon,nousnerestonspas ici.
Que disions-nous, ma chère enfant ? demanda-t-elle en tournant vers Ophélie ses grands yeuxturquoise.–QueThornnepouvaitpas semarier. Jevousavoueque jenecomprendspasbiencequipeut
empêcherunhommedeprendreépousesitelestsonsouhait.Unrayondesoleils’invitadanslachambreetposasurlecoudélicatdeBerenildeunbaiserenor.
Lesfrisottisquiroulaientsursanuques’illuminèrent.–Parcequec’estunbâtard.Ophéliecillaplusieursfois,éblouieparlalumièreentraind’éclorederrièrelescarreaux.Thorn
étaitnéd’unadultère?
–Feusonpère,monfrère,aeulafaiblessedefréquenter lafemmed’unautreclan, luiexpliquaBerenilde,etlamalchanceavouluquelafamilledecettegarcesoit,depuis,tombéeendisgrâce.L’ovaleparfaitdesonvisages’étaitdéforméaumot«garce».«C’estplusquedumépris,constata
Ophélie,c’estdelahainepure.»Berenildelui tenditsabellemaintatouéepourqu’elle l’aidâtàselever.–Ils’enestfallud’uncheveuqueThornsoitrenvoyédelacourenmêmetempsquesacatinde
mère,reprit-elled’unevoixrecomposée.Montrèscherfrèreayanteularicheidéededécéderavantde l’avoir officiellement reconnu, j’ai dû user de toute mon influence pour sauver son fils de ladéchéance.J’ysuisassezbienparvenue,commevouspouvezenjuger.Berenilde referma la porte à double battant dans un claquement sonore. Son sourire pincé
s’adoucit.D’amer,sonregardsefitsucré.–Vousnecessezd’examinerlestatouagesquemamèreetmoiportonsauxmains.Apprenez,ma
petite Ophélie, qu’ils sont la marque des Dragons. C’est une reconnaissance à laquelle Thorn nepourrajamaisprétendre.Iln’estpasunefemelledenotreclanquiaccepted’épouserunbâtarddontleparentaétédéchu.Ophélieméditacesparoles.SurAnima,onpouvaitbannirunmembrequiauraitgravementporté
atteinteàl’honneurdelafamille,maisdelààcondamnertoutunclan...Thornavaitraison,lesmœursd’icin’étaientpastendres.L’échocuivréd’unehorlogecomtoisesonnadans le lointain.Plongéedanssesproprespensées,
Berenildeparutsoudainreveniràlaréalité.–LapartiedecroquetchezlacomtesseIngrid!J’allaiscomplètementl’oublier.EllepenchasurOphéliesonlongcorps,soupleetvelouté,pourluicaresserlajoue.– Jenevous invitepas àvous joindre ànous,vousdevezêtre encore fatiguéedevotrevoyage.
Prenezdonclethéausalon,reposez-vousdansvotrechambreetusezdemavaletailleàvotregré!Ophélie regardaBerenilde s’éloigner dansun froufroude robe, le longde la galerie auxdraps
fantômes.Ellesedemandacequepouvaitbienêtreunevaletaille.
L’escapade
Maman,papa.Laplumed’oierestalongtempssuspenduesurlepapieraprèsavoirgriffonnécesdeuxpetitsmots.
Ophélienesavaittoutsimplementpasquoiajouter.Ellen’avaitjamaiseul’art,niàl’oralniàl’écrit,d’exprimercequilatouchaitdeprès,dedéfinirprécisémentcequ’elleressentait.Ophélieplongeasonregarddanslesflammesdelacheminée.Elles’étaitassisesurlafourruredu
petit salon avec pour écritoire un repose-pied en tapisserie. Près d’elle, son écharpe s’était rouléeparesseusementsurlesol,commeunserpenttricolore.Ophélierevintàsalettreetretiralecheveuquiétaittombésurlafeuille.Illuisemblaitquec’était
encoreplusdifficileavecsesparents.Samèreavaitunepersonnalitéenvahissantequinelaissaitdeplaceàriend’autrequ’elle-même;elleparlait,elleexigeait,ellegesticulait,ellen’écoutaitpas.Quantàsonpère,iln’étaitquel’échofaiblarddesafemme,toujoursàl’approuverduboutdeslèvressansleverlenezdesessouliers.Ce que la mère d’Ophélie voudrait lire dans cette lettre, c’était l’expression d’une profonde
gratitudeet lespremierspotinsde courqu’ellepourrait répéter ensuite à l’envi.Ophélien’écriraitpourtantnil’unnil’autre.Ellen’allaittoutdemêmepasremerciersafamilledel’avoirexpédiéeàl’autre bout dumonde, sur une arche aussi sulfureuse... Quant aux potins, elle n’en avait aucun àraconteretc’étaitvraimentlecadetdesessoucis.Elleattaquadoncsoncourrierpar lesquestionsd’usage.Commentallez-vous, tous?Avez-vous
trouvéquelqu’unpourmeremplaceraumusée?Legrand-onclesort-ilunpeudesesarchives?Mespetitessœurstravaillent-ellesbienàl’école?AvecquiHectorpartage-t-illachambre,maintenant?Enécrivantcettedernièrephrase,Ophéliesesentitsoudaintoutedrôle.Elleadoraitsonfrère,etla
penséequ’ilgrandiraitloind’elle,qu’elleluideviendraitétrangère,luiglaçalesang.Elledécidaquec’étaitassezpourlesquestions.Ellehumectasaplumedansl’encrieretprituneinspiration.Devait-elleleurparlerunpeudeson
fiancé et de ses rapports avec lui ? Elle n’avait pas la plus petite idée de la personne qu’il étaitréellement:unoursmalléché?unimportantfonctionnaire?unvilmeurtrier?unhommededevoir? un bâtard déshonoré dès la naissance ?C’étaient trop de facettes pour un seul homme et elle nesavaitàlaquelle,endéfinitive,elleseraitbientôtmariée.Noussommesarrivéeshier,levoyages’estbiendéroulé,écrivit-ellelentementàlaplace.Encela,
ellenementaitpas,maiselletaisaitl’essentiel:l’avertissementdeThornsurledirigeable;leurmiseausecretdanslemanoirdeBerenilde;lespetitesguerresdeclans.Etpuis,ilyavaitlaporteaufondduparc,parlaquelleilsétaientarrivéslaveille.Ophélieyétait
retournéeetl’avaittrouvéeverrouillée.Quandelleavaitdemandélaclefàundomestique,onluiavaitréponduqu’ilsn’avaientpas ledroit de la luidonner.Endépitdes courbettesdes serviteurs etdesmanièresdélicieusesdedameBerenilde, elle se sentait prisonnière…et ellen’était pas certainedepouvoirl’écrire.–Voilà!s’écrialatanteRoseline.Ophélie se retourna.Assise àunpetit secrétaire, trèsdroite sur sa chaise, lamarraine reposa sa
plumesursonsupportenbronzeetplialestroisfeuillesqu’ellevenaitdenoircird’encre.–Vousavezdéjàfini?s’étonnaOphélie.
–Ohqueoui, j’ai eu toute la nuit et toute la journéepour réfléchir à ceque j’allais écrire.LesDoyennesvontentendreparlerdecequisetrameici,tupeuxmefaireconfiance.Àforcedelaissersaplumeensuspenssursa lettre,Ophéliedéposaunetached’encreétoiléeau
beaumilieud’unephrase.Elleappliquaunbuvarddessusetse leva.Ellecontemplapensivement ladélicatehorlogedecheminéequibattaitlessecondesavecuntic-taccristallin.Bientôtneufheuresdusoir,ettoujoursaucunenouvellenideThornnideBerenilde.Parlafenêtre,toutebrunedenuit,onnevoyaitplusrienduparc;lalumièredeslampesetdelacheminéeyréfléchissaitlepetitsaloncommedansunmiroir.–JecrainsquevotrelettrenequittejamaislePôle,murmura-t-elle.–Pourquoidis-tuunechosepareille?sescandalisaRoseline.Ophélie posa un doigt sur sa bouche pour l’inciter à parler moins fort. Elle s’approcha du
secrétaireetretournaentresesmainsl’enveloppedesatante.–VousavezentendudameBerenilde,chuchota-t-elle.C’estàM.Thornqu’ilnousfaudraremettre
noslettres.Jen’aipaslanaïvetédecroirequ’illeferasansveilleràcequelecontenunecontrariepasleursprojets.LatanteRoselineselevabrusquementdesachaiseetbaissasurOphélieunregardaigu,untantinet
étonné.Lalumièredelalamperendaitsonteintplusjaunequ’ilnel’étaitdéjàaunaturel.–Noussommesdoncabsolumentseules,c’estcelaquetuesentraindemedire?Ophélie hocha la tête.Oui, c’était son intime conviction. Personne ne viendrait les chercher, les
Doyennesnereviendraientpassurleurdécision.Illeurfallaittirerleursépinglesdujeu,sicomplexefût-il.–Etcelanet’effraiepas?demandaencorelatanteRoselineavecdesyeuxmi-clos,pareilsàceux
d’unvieuxchat.Ophéliesouffladelabuéesurseslunettesetlesbriquacontresamanche.–Unpeu,avoua-t-elle.Enparticuliercequ’onnenousditpas.La tanteRoseline serra les lèvres ;mêmeainsi, sesdents chevalinesdébordaient.Elle considéra
sonenveloppeuninstant,ladéchiraendeuxetserassitàsonsecrétaire.–Trèsbien,soupira-t-elleenreprenant laplume.Jevaisessayerd’êtreplussubtile,mêmesices
finasseriesnesontpasmonfort.QuandOphélierepritplaceàsontourdevantsonrepose-pied,latanteajoutad’untonsec:–J’aitoujourscruquetuétaiscommetonpère,sanspersonnaliténivolonté.Jemerendscompte
quejeteconnaissaisbienmal,mafille.Ophéliecontemplalonguementlatached’encresursalettre.Ellen’auraitsudirepourquoi,mais
cesparolesl’avaientréchaufféed’uncoup.JesuisheureusequetanteRoselinesoitlà,écrivit-elleàsesparents.–Lanuitesttombée,commentasamarraineavecunregarddésapprobateurpourlafenêtre.Etnos
hôtes qui ne sont pas encore rentrés ! J’espère qu’ils ne vont pas nous oublier complètement. Lagrand-mèreestcharmante,maiselleesttoutdemêmeunpeugâteuse.–Ilssontsoumisaurythmedelacour,ditOphélieavecunhaussementd’épaules.Ellen’osapasfaireallusionàlapartiedecroquetoùs’étaitrendueBerenilde.Satanteauraittrouvé
infamantqu’onleurpréférâtdesjeuxd’enfant.–Lacour!soufflaRoselineengrattantlepapierdesaplume.Unbienjolimotpourdésignerune
grotesquescènedethéâtreoùlescoupsdepoignardsedistribuentdanslescoulisses.Quitteàchoisir,jecroisquenoussommesmieuxici,bienàl’abridecestoqués.Ophélie fronça les sourcils en caressant son écharpe. Sur ce point, elle ne partageait pas le
sentimentdesatante.L’idéed’êtreprivéedesalibertédemouvementluifaisaithorreur.Onlamettaitd’abordencagepourlaprotéger,puisunjourlacagedeviendraitprison.Unefemmeconfinéechez
elleavecpourseulevocationdedonnerdesenfantsàsonépoux,c’estcequ’onferaitd’ellesielleneprenaitpassonavenirenmaindèsaujourd’hui.–Vousnemanquezderien,meschèrespetites?OphélieetRoselinelevèrentlenezdeleurcorrespondance.Lagrand-mèredeThornavaitouvert
la porte à deux battants, si discrètement qu’elles ne l’avaient pas entendue entrer. Elle évoquaitvraimentunetortueavecsondosbosselé,soncoutoutflétri,sesgesteslentsetcesourireridéquiluifendaitlevisagedepartenpart.–Non,merci,madame,réponditlatanteRoselineenarticulantbienfort.Vousêtesbienaimable.Ophélieetsatantes’étaientaperçuesquesiellesavaientparfoisdumalàcomprendrel’accentdu
Nord, l’inverse était également vrai. La grand-mère paraissait parfois un peu perdue quand ellesparlaienttropvite.–Jeviensd’avoirma filleau téléphone,annonça lavieillarde.Ellevouspriede l’excuser,mais
elleaétéretenue.Ellerentrerademain,danslamatinée.Lagrand-mèresecouaitlatêted’unairgêné.–Jen’aimepasbeaucouptoutescesmondanitésauxquellesellecroitdevoirassister.Cen’estpas
raisonnable…Ophélie relevade l’inquiétudedans lesondesavoix.Berenildeprenait-elleaussides risquesen
paraissantàlacour?–Etvotrepetit-fils?demanda-t-elle.Quandrentrera-t-il?Envérité, elle n’était pas pressée de le revoir ; aussi, la réponse de la vieille femme la combla
d’aise:–Mapauvreenfant,c’estungarçontellementsérieux!Ilesttoutletempsaffairé,samontreàla
main,ànejamaistenirenplace.C’estàpeines’ilprendletempsdesenourrir!J’aipeurquevousnelevoyiezjamaisqu’encoupdevent.–Nousauronsducourrieràluiremettre,ditlatanteRoseline.Ilfaudradonnerenretourànotre
famillel’adresseoùellepourranousjoindreenretour.Lagrand-mèredodelinadelatêtetantetsibienqu’Ophéliesedemandasiellen’allaitpasfinirpar
larentrerdanssesépaulescommeunetortueaufonddesacarapace.
Il étaitmidi passé, le lendemain, quandBerenilde rentra aumanoir et s’effondra au fond de saduchesseenréclamantducafé.–Leschaînesdelacour,mapetiteOphélie!s’exclamat-ellequandcelle-civintlasaluer.Vousne
connaissezpasvotrebonheur.Pouvez-vousmepasserceci,jevousprie?Ophélieavisaun jolipetitmiroir sur la consolequ’elle luidésignait et le lui remit, aprèsavoir
faillilefairetomberparterre.Berenildeseredressasursescoussinsetexaminad’unœilinquietlapetiteride,àpeinevisible,quis’étaitimpriméedanslapoudredesonfront.–Sijeneveuxpasm’enlaidirtoutàfait,jevaisdevoirprendredurepos.Undomestiqueluiservitlatassedecaféqu’elleluiavaitréclamée,maisellelarepoussad’unair
écœuré,puiselleadressaàOphélieetàlatanteRoselineunsourirelas.–Jesuisnavrée,vraimentnavrée,dit-elleenfaisantroulersensuellementses«r».Jenepensais
pasm’absentersilongtemps.Vousnevousêtespastroplanguies,j’oseespérer?Laquestionétaitpurementformelle.Berenildepritcongéd’ellesets’enfermadanssachambre,ce
quifitsuffoquerd’indignationlatanteRoseline.Les journées suivantes furent à l’avenant. Ophélie ne voyait plus guère son fiancé, saisissait
Berenildeà lavoléeentredeuxabsences,échangeaitquelquespolitessesavec lagrand-mèrequandelle la croisait dans un couloir et passait le plus clair de son temps avec sa tante. Son existence
s’enlisabientôtdansunemorneroutine,cadencéepardespromenadessolitairesdanslesjardins,desrepasavaléssansmotdire,delonguessoiréesàlireausalonetquelquesautrestrompe-ennui.Leseulévénement notable fut l’arrivée desmalles, un après-midi, ce qui tranquillisa quelque peu la tanteRoseline.Desoncôté,Ophélieprenaitsoind’afficherentoutecirconstanceunvisagerésignépournepaséveillerlessoupçonslorsqu’elleseperdaittroplongtempsaufondduparc.Unsoir,elleseretiradebonneheuredanssachambre.Quandlecarillonsonnaquatrecoups,elle
écarquillalesyeuxsurleplafonddesonlit.Ophéliedécidaquelemomentétaitvenupourelledesedégourdirlesjambes.Elle boutonna l’une de ses vieilles robes démodées et enfila une pèlerine noire dont l’ample
capuche lui avala la tête jusqu’aux lunettes. Elle n’eut pas le cœur de réveiller son écharpe, quisomnolaitaufonddulit,rouléeenboule.Ophéliesombracorpsetâmedanslaglacedesachambre,rejaillitdanslemiroirduvestibuleet,avecmilleprécautions,elletiralesloquetsdel’entrée.Dehors, une fausse nuit d’étoiles surplombait le parc.Ophéliemarcha sur la pelouse,mêla son
ombreàcelledesarbres, franchitunpontdepierreetbonditpar-dessus les ruisseaux.Elleparvintjusqu’àlapetiteportedeboisquicoupaitledomainedeBerenildedurestedumonde.Ophélie s’agenouilla et posa samain àplat sur le battant.Elle avaitmis àprofit chacunede ses
flâneriesdansleparcàlapréparationdecetinstant,àsusurrerdesmotsamicauxàlaserrure,àluiinsufflerdelavie,àl’apprivoiserjouraprèsjour.Toutdépendaitàprésentdesaprestation.Pourquelaportelaconsidérâtcommesapropriétaire,illuifallaitagirentantquetelle.–Ouvre-toi,chuchota-t-elled’unevoixferme.Undéclic.Ophéliesaisit lapoignée.Laporte,qui se tenaitdeboutaumilieudugazon, sans rien
devant ni derrière elle, bâilla sur une volée de marches. Enveloppée dans sa pèlerine, Ophélierefermalaporte,s’avançadans lapetitecourmalpavéeeteutundernier regardenarrière. Ilétaitdifficiledecroirequecettemaisondécrépitedissimulaitunmanoiretsondomaine.Ophélies’enfonçadanslebrouillardmalodorantdesruellesqueperçaitpéniblementlalumièredes
lampadaires.Unsourireluipassasurleslèvres.Pourlapremièrefoisdepuiscequiluiparaissaituneéternité,elleétaitlibred’alleroùilluichantait.Cen’étaitpasunefuite,ellesouhaitaitjustedécouvrirparelle-mêmelemondeoùelles’apprêtaitàvivre.Aprèstout,iln’étaitpasécritsursonfrontqu’elleétaitlafiancéedeThorn;pourquoiserait-elleinquiétée?Ellesefonditdanslapénombredesruesdésertes.Ilfaisaitsensiblementplusfroidetplushumide
iciquedans leparcdumanoir,maiselleétaitcontentede respirerunair«vrai».Avecun regardpourlesportescondamnéesetlesfaçadesaveuglesduquartier,Ophéliesedemandasichacunedeceshabitations recelaitdeschâteauxetdes jardins.Audétourd’une ruelle, elle futarrêtéeparunbruitétrange.Derrière un réverbère, un panneau de verre blanc vibrait entre deuxmurs.Ça, c’était unefenêtre ;unevéritable fenêtre.Ophélie l’ouvrit.Une rafaledeneige lui entradans laboucheet lesnarines,renversantsacapucheenarrière.Ellesedétourna,toussaunboncoup,retintsonsouffleetprit appui sur ses deux mains pour se pencher au-dehors. La moitié du corps au-dessus du vide,Ophélie reconnut l’anarchie des tourelles de travers, des arcades vertigineuses et des rempartsdésordonnés qui enflaient à la surface de laCitacielle.Loin en contrebas, l’eau glacée des douvesétincelait.Etplusbasencore,horsdeportée,une forêtde sapinsblancs frémissait sous levent.Lefroidétaitàpeinesoutenable ;Ophélie repoussa le lourdpanneaudeverre,ébrouasonmanteauetrepritlefildesonexploration.Elle s’effaça à temps dans l’ombre d’une impasse alors qu’un cliquetis demétal venait dans sa
direction,depuisl’autreboutdutrottoir.C’étaitunvieilhommemagnifiquementparé,desbaguesàchaquedoigt,desperlesenfiléesdanssabarbe.Unecanned’argentscandaitsamarche.Unroi,auraitcruOphélie. Il avait les yeux étrangement ombrés, comme les gens sur les photographies dans lachambred’enfant.
Le vieillard approchait. Il passa devant le cul-de-sac oùOphélie s’était tapie, sans remarquer saprésence.Ilfredonnait,lesyeuxendemi-lunes.Cen’étaientpasdesombressursonvisage,maisdestatouages;ilsluirecouvraientlespaupièresjusqu’auxsourcils.Àcemomentprécis,unfeud’artificeaveuglaOphélie.Lachansonnettequemarmonnait levieillardexplosadansunconcertdecarnaval.Unefouledemasquesjoyeuxsemassaautourd’elle,luisouffladesconfettisdanslescheveuxets’enfutaussibrutalementqu’elleétaitvenue,tandisquel’hommeetsacannes’éloignaientsurletrottoir.Déconcertée,Ophéliesecouasescheveux,àlarecherchedesconfettis,n’entrouvapasetregardale
vieil homme s’éloigner. Un tricoteur d’illusions. Il appartenait donc au clan rival des Dragons ?Ophélie jugeaplusprudent de rebrousser chemin.Commeelle n’avait aucun sensde l’orientation,elle ne retrouva pas la route dumanoir de Berenilde. Ces venelles nauséabondes, encombrées debrouillard,seressemblaienttoutes.Elle descendit un escalier qu’elle ne se rappelait pas avoir monté, balança entre deux avenues,
franchitunearchequiempestaitleségouts.Enpassantdevantdesaffichespublicitaires,elleralentitlepas.
HAUTECOUTURE:LESDOIGTSD’ORDU BARONMELCHIOROSENTTOUT!ASTHME?RHUMATISME?NERFSFRAGILES?AVEZ-VOUSPENSÉÀLACURETHERMALE?
LESDÉLICESÉROTIQUESDEDAMECUNÉGONDEPANTOMIMESLUMINEUSES–LETHÉÂTREOPTIQUEDU VIEILÉRIC
Ilyavaitvraimentdetout…Ophéliesourcillaquandelletombasuruneafficheplusincongruequelesautres:
LESSABLIERSDELAFABRIQUEHILDEGARDEPOURUNREPOSBIENMÉRITé
Ellearrachal’affichettepourl’examinerdeprès.Elletombaalorsnezànezsursonproprevisage.Lesannoncesétaientplacardéessurunesurfaceréfléchissante.Ophélieoublialessabliersets’avançadanslecouloirdepublicités.Lesaffichessefirentplusrarestandisquesonreflet,aucontraire,allaitensedémultipliant.C’était l’entrée d’une galerie de glaces. Vraiment inespéré : il lui suffisait d’un miroir pour
regagnersachambre.OphéliedéambuladoucementaumilieudesautresOphélie,encapuchonnéesdansleurpèlerine,les
yeuxunpeuégarésderrièreleurslunettes.Ellesepritaujeudulabyrinthe,suivitledédaledemiroirset s’aperçutbientôtque le solavaitchangéd’aspect.Lespavésde la rueavaientcédé laplaceàunbeauparquetciré,couleurdevioloncelle.Unéclatde rire figeaOphéliesurplaceet,avantqu’ellen’eût le tempsde réagir, le triple reflet
d’uncouplel’encercla.Ellefitcequ’ellefaisaitlemieuxaumonde:elleneparlapas,nes’affolapas,n’esquissa aucun geste qui pût attirer l’attention. L’homme et la femme,magnifiquement vêtus, lafrôlèrentsanssesoucierd’elle.Ilsportaientdesloupssurlevisage.–Etmonsieurvotremari,machèrecousine?badinalegentilhomme,encouvrantdebaisersles
brasgantés.–Monépoux?Ildilapidenotrefortuneaubridge,bienévidemment!–Veillons,danscecas,àluidonnerunpeudechance…Sur ces mots, l’homme emporta sa compagne au loin. Ophélie demeura immobile un instant,
encore incréduled’êtrepasséesi facilement inaperçue.Quelquespasencoreet lagaleriedeglacesdéboucha sur des galeries supplémentaires, de plus en plus complexes. Bientôt, d’autres reflets semêlèrentausien,lanoyantdansunefoulededamesvoilées,d’officiersenuniforme,dechapeauxàplumes,demessieursemperruqués,demasquesenporcelaine,decoupesdechampagne,dedansesfolles. Tandis qu’une musique enjouée entonnait une valse, Ophélie comprit qu’elle était en traind’évolueraumilieud’unbalcostumé.Voilàpourquoiellenes’étaitpas fait remarquersoussapèlerinenoire.Elleauraitaussibienpu
êtreinvisible.Ophélienoircitseslunettesparprécaution,puisellepoussal’audacejusqu’àattraperauvol,surle
plateaud’undomestique,unecoupepétillantepourétanchersasoif.Ellelongealesglaces,prêteàsefondredanssonrefletàtoutinstant,etposaunregardpleindecuriositésurlebal.Elleécoutaitlesconversations de toutes ses oreilles, mais elle déchanta vite. Les gens se disaient des petits riens,faisaient de l’esprit, s’amusaient à se séduire. Ils n’abordaient aucun sujet véritablement sérieux etcertainsavaientunaccenttropprononcépourqu’Ophélielescomprîtbien.Envérité,cemondeextérieurdontonl’avaitsevréetoutcetempsnesemblaitpasaussimenaçant
qu’onleluiavaitdépeint.Elleavaitbeauaimerlecalmeetteniràsatranquillité,çaluifaisaitdubiendevoirdenouveauxvisages,fussent-ilsmasqués.Chaquegorgéedechampagneluiétincelaitsurlalangue.Ellemesurait,auplaisirqu’elleprenaitàêtreparmicesinconnus,àquelpointl’atmosphèreoppressantedumanoirluiavaitpesé.–Monsieurl’ambassadeur!appelaunefemme,toutprèsd’elle.Elleportaitunesomptueuse robeàvertugadinetun face-à-maindenacreetd’or.Adosséeàune
colonne,Ophélieneputs’empêcherdesuivredesyeuxl’hommequivenaitdansleurdirection.Était-ilundescendantdecetteambassadricequel’aïeuleAdélaïdeavaitcitéetantdefoisdanssoncarnetdevoyage ? Une redingote miteuse, des mitaines trouées, un gibus crevé : son costume tranchaitinsolemment sur les couleurs festives et tape-à-l’œil de la fête. Il allait sans masque, à visagedécouvert.Ophélie,d’ordinairepeusensibleaucharmemasculin,dutaumoinsreconnaîtreàcelui-ciqu’iln’enétaitpasdépourvu.Cettefigurehonnête,harmonieuse,plutôtjeune,parfaitementimberbe,troppâlepeut-être,semblaits’ouvrirsurlecieltantsesyeuxétaientclairs.L’ambassadeurs’inclinapolimentdevantlafemmequil’avaitinterpellé.–DameOlga,lasalua-t-ilensedécouvrant.Quandilseredressa,ileutunregardobliquequitraversaleslunettessombresd’Ophélie,toutau
fonddesacapuche.Lacoupedechampagnefaillitluitomberdesmains.Ellenecillapas,nereculapas,nesedétournapas.Ellenedevaitrienfairequipûttrahirsapostured’intruse.Le regardde l’ambassadeurglissanégligemmentsurelleet revintàdameOlga,qui luiclaquait
gentimentsonéventailsurl’épaule.–Ma petite fête ne vous distrait-elle pas ?Vous restez seul dans votre coin commeune âme en
peine!–Jem’ennuie,dit-ilsansdétour.Ophélie fut soufflée par sa franchise. Dame Olga libéra un rire qui avait une sonorité un peu
forcée.–Assurément,çanevautpaslesréceptionsduClairdelune!Toutceciestunpeutrop«sage»pour
vous,jeprésume?Ellebaissaàdemisonface-à-main,defaçonà laisserparaîtresesyeux. Ilyavaitde l’adoration
dansleregardqu’elleposasurl’ambassadeur.–Soyezmoncavalier,proposa-t-elled’unevoixroucoulante.Vousnevousennuierezplus.Ophélie se figea.Cette femmeportait sur lespaupières lesmêmes tatouagesque levieilhomme
qu’elle avait croisé plus tôt. Elle considéra la foule de danseurs autour d’elle. Tous ces masquescachaient-ilscettemarquedistinctive?–Jevousremercie,dameOlga,maisjenepeuxpasrester,déclinal’ambassadeuravecunsourire
énigmatique.–Oh!s’exclamat-elle,trèsintriguée.Seriez-vousattenduailleurs?–Enquelquesorte.–Ilyabeaucouptropdefemmesdansvotrevie!legronda-t-elleenriant.Le sourire de l’ambassadeur s’accentua. Un grain de beauté entre les sourcils lui donnait une
expressionétrange.–Etilyenauraencoreuneautrecesoir.
Ophélieneluitrouvapasunvisagesihonnêtequecela,toutbienconsidéré.Ellesefitlaréflexionqu’il était grand temps pour elle de regagner son lit. Elle reposa sa coupe de champagne sur unedesserte,sefrayauncheminaumilieudesdansesetdesfroufrous,puisreplongeadanslesgaleriesdeglaces,prêteàs’engouffrerdanslepremiermiroirvenu.Unepoignefermeautourdesonbras lafitpivotersursessouliers.Désorientéeparmi toutes les
Ophéliequi tournoyaientautourd’elle,elle finitpar louchersur lesourireque lebelambassadeurpenchaitsurelle.– Je me disais aussi qu’il était impossible que je ne reconnaisse pas le visage d’une femme,
déclara-t-illeplustranquillementdumonde.Àquiai-jel’honneur,petitedemoiselle?
Lejardin
Ophéliebaissalementonetbafouillalapremièrechosequiluipassaparlatête:–Unedomestique,monsieur.Jesuisnouvelle,je…jeviensdeprendremonservice.Lesouriredel’hommes’effaçaaussitôtetsessourcilssehaussèrentsouslechapeauhautdeforme.
Il l’enlaça par les épaules, puis l’entraîna de force à travers les galeries de glaces. Ophélie étaitabasourdie.Aufonddesatête,unepenséequin’étaitpaslasienneluiordonnaitdeneplusprononcerunmot.Elleeutbeaujouerdesbrasetdesjambes,elleneputfaireautrementquereplongerdanslebrouillard fétide de la ville. Il fallut beaucoup de pavés et beaucoup de ruelles avant quel’ambassadeurralentîtl’allure.Iltiraenarrièrelecapuchond’Ophélieet,avecunsans-gênedéconcertant,ilcaressapensivement
sesépaissesbouclesbrunes.Illuirelevaensuitelementonpourl’observeràsonaiseàlalueurd’unlampadaire.Ophélie ledévisageaen retour.L’éclairagequi tombait sur la figurede l’ambassadeurrendaitsapeaublanchecommedel’ivoireetsescheveuxpâlescommedesrayonsdelune.Celan’enfaisaitquedavantageressortirlebleudesesyeux,extraordinairementclairs.Etcen’étaitpasungraindebeauté,entresessourcils:c’étaituntatouage.Cethommeétaitbeau,oui,maisd’unebeautéunpeueffrayante.Malgrésonchapeauouvertcomme
uneboîtedeconserve,iln’inspiraitpasdutoutàOphéliel’enviedeluirireaunez.– Ce petit accent, cette tenue saugrenue, ces manières provinciales, énuméra-t-il avec une joie
grandissante,vousêteslafiancéedeThorn!Jesavaisqu’ilnousroulaitdanslafarine,lelascar!Etquesecache-t-ilsouscesbinoclesnoirs?L’ambassadeur fit doucement glisser les lunettes d’Ophélie jusqu’à croiser son regard. Elle ne
savaitpastropàquoisonexpressionressemblaitàcetinstant,maisl’hommeseradoucitaussitôt.–Nesoyezpasinquiète,jen’aijamaisbrutaliséunefemmedemavie.Etpuis,vousêtessipetite!
Çadonneirrésistiblementenviedevousprotéger.Ilavaitditcelaen lui tapotant la têtecommeunegrandepersonne l’aurait faitenversuneenfant
perdue.Ophéliesedemandaits’iln’étaitpasentraindefranchementsemoquerd’elle.– Une petite demoiselle inconsciente ! la rabroua-t-il d’un ton onctueux. Aller parader ainsi en
pleinterritoiremirage,lenezàl’air.Êtes-vousdéjàfatiguéedevivre?Ce discours choqua Ophélie. Les mises en garde de Thorn et de Berenilde n’étaient donc pas
exagérées.«Mirage»,c’étaitlenomdeceuxdontlespaupièresétaienttatouées?Uneappellationsurmesurepourdes illusionnistes.Décidément, ellene comprenait pas : pourquoi cesgens avaient-ilscédéundomaineàBerenildes’ilsdétestaientàcepointlesDragonsettoutcequileurétaitlié?–Vousavezavalévotrelangue?lataquinal’ambassadeur.Jevouseffraie?Ophéliefitnondelatête,maisellenelâchapasunmot.Elleneréfléchissaitqu’àlamanièredont
ellepourraitluifaussercompagnie.–Thornmetueraits’ilvoussavaitauprèsdemoi,exultat-il.Quelleironie,vraimentjemerégale!
Majeunedemoiselle,vousallezm’accorderunepetitepromenade.Ophélie aurait bien décliné la proposition, mais le bras qu’il enroula autour du sien était
irrésistible.Songrand-oncleavait raison.Entre lesmainsd’unhomme,ellenepesaitvraimentpaslourd.L’ambassadeurl’entraînaversdesquartiersencoreplusmalodorants,sitantestquecefûtpossible.
Ophélietrempaitsarobedansdesflaquestellementnoiresqueçanepouvaitpasêtredel’eau.–Vousêtes fraîchementarrivéecheznous,n’est-cepas?observa l’ambassadeur,qui ladévorait
desyeuxavecuneintensecuriosité.JesupposequelesvillessurAnimasontbeaucouppluscoquettes.Vousaurezvitel’occasiondevousapercevoirqu’icioncachetoutelacrassesousunetriplecouchedevernis.Ilsetutabruptementalorsqu’ilsprenaientletournantd’untrottoir.Ophéliefutànouveautraversée
parunepenséequineluiappartenaitpas:elledevaitremettresacapuche.Interloquée,Ophélierelevaseslunettesversl’ambassadeuretilluiréponditparunclind’œil.Cen’étaitdoncpasuneffetdesonimagination,cethommepouvaitsuperposersespenséesauxsiennes.L’idéeluidéplut.L’ambassadeur lafitpasserpardesentrepôtsremplis jusqu’auxplafondsdecaissesetdesacsde
toile. De nombreux ouvriers s’y affairaient malgré l’heure avancée de la nuit. Ils pinçaientrespectueusement la visière de leur casquette au passage de l’ambassadeur, mais ils ne prêtèrentaucuneattentionàlapetitefemmeencapuchonnéequil’accompagnait.L’éclairage,dispensépardeslustressuspendusauboutdelongueschaînesenfer,soulignaitleurstraitsinexpressifsetfatigués.Cefutenvoyantceshommesusésjusqu’àlacordequ’Ophéliepritpleinementconsciencedumondeoùellesetrouvait.Ilyavaitceuxquidansaientaubal,enfermésdansleursbullesd’illusions,etceuxquifaisaienttournerlamachine.«Etmoi?pensa-t-elle.Quelleseramaplacedanstoutça?»–Nousyvoilà,chantonnal’ambassadeur.Justeàtemps!Il montrait à Ophélie une horloge comtoise qui pointait déjà presque six heures dumatin. Elle
trouvasingulierdetombersurunesijoliecomtoiseaumilieudesentrepôts,puiselles’aperçutqu’ilsse tenaientmaintenantdanscequi ressemblait fortàunepetitesalled’attente,avecunélégant tapisvert, de confortables fauteuils et des tableaux aux murs. Devant elle, deux grilles en fer forgédonnaientsurdescagesvides.Il n’y avait eu aucune transition avec le décor précédent, c’était étourdissant. L’ambassadeur
s’esclaffa en remarquant la mine ahurie d’Ophélie qui écarquillait les yeux derrière ses lunettesnoires.–Précisémentcequejevousdisais,levernissurlacrasse!Lesillusionstraînentunpeupartout
dans lecoin.Cen’estpas toujours trèscohérent,maisvousvousy ferezvite. (Ilpoussaun soupirdésabusé.) Des cache-misère ! Sauver les apparences, c’est en quelque sorte le rôle attitré desMirages.Ophélie se demanda si c’était par esprit de provocation qu’il portait lui-même des habits de
clochard.Peuaprèslessixcoupsdel’horloge,unronronnementsefitentendreetunecabined’ascenseurprit
place derrière l’une des grilles. Un groom vint leur ouvrir. C’était la première fois qu’Ophéliemontaitdansunascenseuraussiluxueux.Lesparoisétaientenvelourscapitonnéetuntourne-disquediffusaitdelamusiqued’ambiance.Maistoujoursaucunmiroirenvue.–Avez-vousdesservirécemmentlejardind’été?demandal’ambassadeur.–Non,monsieur,réponditlegroom.Ilestpassédemode,lesfumoirsontplusdesuccès.–Parfait.Conduisez-nous-yetveillezàcequenousnesoyonspasdérangés.Ilremitunpetitobjetaugroom,quiluisouritradieusementenretour.–Oui,monsieur.Ophélieavait l’impressiond’avoircomplètementperdu lecontrôlede la situation.Tandisque le
groomactionnaitunlevieretquel’ascenseurs’élevaitdoucement,elleréfléchissaitàlamanièredesesoustraire à cet homme qui s’imposait à elle. Le voyage à travers les différents niveaux de laCitacielle lui parut interminable. Elle compta mentalement les étages : « Dix-huit… dix-neuf…
vingt…vingtetun...»Çan’enfinissaitpasetchaquepalierl’éloignaitdavantagedumanoir.–Lejardind’été!annonçasoudainlegroomenbloquantlefreindel’ascenseur.La porte s’ouvrit sur un soleil éblouissant. L’ambassadeur referma la grille en fer forgé et
l’ascenseur s’en futvers lesétages supérieurs.Ophélieposasesmainsenabat-jour sur son front ;malgré les verres sombres de ses lunettes, elle se sentait submergée de couleurs. Un champ decoquelicotsétalaitàpertedevueuntapisrougequiondoyaitsousuncielaubleuéclatant.Lechantdescigalesemplissaittoutl’espace.Lachaleurétaitétouffante.Ophélie se retourna. Les deux cages d’ascenseur étaient toujours là, encastrées dans un mur
absurdementplantéaumilieudescoquelicots.–Ici,nousseronsànotreaisepourparler,déclaral’ambassadeurenfaisantunmoulinetavecson
gibus.–Jen’airienàvousdire,l’avertitOphélie.Lesouriredel’ambassadeurs’étiracommeunélastique.Sesyeuxserévélaientencoreplusbleus
quelecielau-dessusdesatête.–Alors là, vousme suffoquez, petite demoiselle ! Je viens de vous enlever à unemort presque
certaine.Vousdevriezplutôtcommencerparmeremercier,nepensez-vouspas?Leremercierdequoi?del’avoirmisehorsdeportéed’unmiroir?Incommodéeparlachaleur,
Ophélie renversa sa capuche et déboutonna sa pèlerine,mais l’ambassadeur lui tapa sur les doigtscommeill’auraitfaitàunenfant.–Nevousdécouvrezpas,vousattraperiezfroid!Lesoleiliciestaussiillusoirequecebeauciel
sansnuages,cesjoliscoquelicotsetlechantdescigales.Ilétenditsacapemiteusepar-dessusOphélie,pourluioffrirunpeud’ombre,etsemitenmarche,
posément,sonchapeaudresséversleciel.–Dites-moi,fiancéedeThorn,quelestvotrenom?–Jecroisqu’ilyaunmalentendu,souffla-t-elled’unepetitevoix.Vousmeprenezpouruneautre.Ilsecoualatête.–Ohnon,jenelecroispas.Jesuisambassadeuret,entantquetel,jesaisreconnaîtreunétrangerà
sa seuleprononciation.Vousêtesunepetited’Artémis.Et ça,dit-il en lui saisissantdélicatement lepoignet,jegageraisquecesontdesgantsdeliseur.Il avait dit cela sans lemoindre accent aux oreilles d’Ophélie. Elle devait admettre qu’elle était
impressionnée,cethomme-làétaittrèsbienrenseigné.–Vous sentez votre petite province à plein nez, la railla-t-il.Vous n’avez ni lesmanières d’une
aristocratenicellesd’unedomestique.Jedoisdirequec’estadorablementdépaysant.Nelâchantpaslepoignetd’Ophélie,illuidéposaunbaisemain,unsourireespièglesurleslèvres.–Jem’appelleArchibald.Medirez-vousenfinvotrenom,fiancéedeThorn?Ophélie récupéra sa main et effleura des doigts les coquelicots. Quelques pétales rouges se
décrochèrent à ce contact. L’illusion était vraiment parfaite, plus réussie encore que le parc deBerenilde.–Denise.Etpourvotregouverne,jesuisdéjàmariéeàunhommedemafamille.Jenesuisquede
passageici.Jevousl’aidit,vousmeprenezpouruneautre.Le sourire d’Archibald vacilla. Prise d’une inspiration subite, Ophélie avait improvisé ce joli
mensonge.Commeelle nepouvait plusnier qu’elle étaitAnimiste, autant se faire passer pouruneparente. Le plus important, c’était d’empêcher coûte que coûte cet homme d’établir un lien intimeentreelleetThorn.Elleavaitdéjàlesentimentd’avoircommisunebêtiseirréparable,aussinedevait-ellepasaggraversasituation.Archibaldconsidéraensilence,soussacapeenauvent,levisageimpassibled’Ophéliecommes’il
cherchait à percer ses lunettes noires. Pouvait-il entendre les pensées ? Dans le doute, Ophélie se
récitaenboucleunecomptined’enfance.–Madame, donc ? dit Archibald d’un air pensif. Et quelle est votre relation avec la fiancée de
Thorn?–C’estuneprochecousine.Jevoulaisconnaîtrel’endroitoùellevavivre.Archibaldfinitparlâcherunprofondsoupir.– Je vous avoue que je suis un peu déçu. Il aurait été follement amusant d’avoir la promise de
Thornsouslamain.–Etpourquoicela?demanda-t-elleavecunsourcillement.–Maispourladéflorer,bienentendu.Ophéliebattitbêtementdespaupières.C’étaitladéclarationlaplusinattenduequ’onluiavaitjamais
faite.–Vousaviezl’intentiondeforcermacousinedansleshautesherbesdecejardin?Archibaldsecoualatêted’unairexaspéré,presqueoffensé.–Me prenez-vous pour une brute épaisse ? Tuer un homme neme fait ni chaud ni froid,mais
jamaisjenelèverailamainsurunefemme.Jel’auraisséduite,pardi!Ophélieétaittellementsouffléeparletoupetdecetambassadeurqu’ellen’arrivaitpasàsemettre
encolère. Il étaitd’une franchisedéconcertante.Sonpiedbutacontrequelquechose,aumilieudescoquelicots;elleseseraitétaléedetoutsonlongdansl’herbesiArchibaldnel’avaitrattrapéeauvol.–Attentionauxpavés!Onnelesvoitpas,maisonbutecontreeux.–Etsimacousines’étaitrefuséeàvous?insistaOphélie.Qu’auriez-vousfait?Ilhaussalesépaules.–Jenesaispastrop;unetellechosenem’estjamaisarrivée.–Vousnedoutezvraimentderien.Archibaldsefenditd’unsourireféroce.– Avez-vous la moindre idée du mari auquel on la destine ? Croyez-moi, elle aurait été très
sensible à mes avances. Asseyons-nous un moment ici, suggéra-t-il sans lui laisser le temps derépondre.Jemeursdesoif!AttrapantOphélieparlataille,illasoulevadeterreetlaposasurlebordd’unpuits,aussiaisément
quesiellenepesaitrien.Iltirasurlachaînedelapouliepourypuiserdel’eau.–Elleestréelle?s’étonnaOphélie.–Lepuitsl’est.Sentezcommeelleestglaciale!Ilavaitversésurlepoignetd’Ophélie,làoùlegantnelaprotégeaitpas,quelquesgouttesbrûlantes
defroid.EllenecomprenaitpascommentunvéritablepuitspouvaitavoirétécreuséentredeuxétagesdelaCitacielle.Lesillusionspouvaient-ellesdistordrel’espaceàleurguise?Le soleil en plein visage, assaillie par l’arôme de l’herbe chaude, Ophélie attendit que
l’ambassadeur se fût désaltéré. Elle avait au moins la chance, dans cette regrettable mésaventure,d’êtretombéesurunbavard.L’eaucoulaitabondammentsursonmentonimberbe.Lalumièrecruedujourmettaitenévidencelegrainparfaitdesapeau.Ilétaitplusjeunequ’ilneluiavaitparuàlalueurdeslampadaires.Ophélieledévisageaaveccuriosité.Archibaldétaitbeau,c’étaitindéniable,maisellenesesentait
pas troublée par lui. Aucun homme ne l’avait jamais troublée. Elle avait lu, une fois, un romansentimentalquesasœurluiavaitprêté.Ellen’avaitabsolumentrienentenduàcesémoisamoureuxetlelivrel’avaitennuyéeàmourir.Était-ceanormal?Soncorpsetsoncœurseraient-ilséternellementsourdsàcetappel-là?Archibalds’essuyad’uncoupdemouchoir,aussitrouéquesonchapeau,savesteetsesmitaines.–Toutcelanemeditpascequ’unepetiteAnimistefaisaitàcetteheure-cidelanuit,sansescorte,
enpleinefêtemirage!
–Jemesuisperdue.Ophéliementaitmal,aussipréférait-elles’entenirauplusprèsdelavérité.–Vousm’endireztant!s’exclamat-iljoyeusementens’asseyantàcôtéd’ellesurleborddupuits.
Etoùdoncdois-jevousraccompagner,endignegentilhommequejesuis?Pourtouteréponse,Ophéliefixalapointedesesbottinessoussarobe,salieparlesflaques.– Puis-je vous demander pourquoi, monsieur, vous projetiez de séduire ma cousine avant son
mariage?Archibaldoffritsonprofilépuréàlalumière.–Voleràuncourtisanlavirginitédesafemme,c’estunjeuquia toujourseuledondedissiper
monennui.MaislafiancéedeThorn,mapetiteDenise,vousnepouvezpascomprendrel’excitationqueçareprésente!Toutlemondedétestel’intendantetl’intendantdétestetoutlemonde.Jeplainssapetiteprotégéesielledevaittomberentred’autresbrasquelesmiens.J’enconnaisquiréglerontleurscomptesavecThornsansfairedansladentelle.Illuilançaunclind’œilquiluidonnafroiddansledos.Ophéliemordillalacouturedesongant.
Certainsserongentlesonglesquandilssontnerveux,Ophélie,c’étaientsesgants.«Vousn’êtespasforgée pour l’endroit où je vous emmène. » Les paroles de Thorn dans le dirigeable prenaientsoudaintoutleursens.Archibaldadministraunepetitechiquenaudeàsoncouvre-chef,defaçonàlefairepenchersurle
côté.– Il nous connaît bien, le saligaud, ricana-t-il.Cette chèreBerenilde a répandu la rumeurque la
fiancéen’entreprendraitlevoyagequ’àl’occasiondumariage.Maissivousêteslà,ajouta-t-ild’unairséraphique, j’endéduisquevotrecousinen’estenréalitépassi loin.Accepteriez-vousdemelaprésenter?Ophélie pensa aux ouvriers des entrepôts quelques étages plus bas, à leur regard éteint, à leurs
épaulesharassées,auxcaissesqu’ilsembarqueraientetdébarqueraientjusqu’àleurmort.Enquelquesbattements de paupières, elle éclaircit ses lunettes jusqu’à la transparence, de façon à pouvoirregarderArchibalddroitdanslesyeux.– Vraiment, monsieur, vous n’avez rien d’autre à faire de vos dix doigts ? Il faut que votre
existencesoitvide!Archibaldparutcomplètementprisaudépourvu.Lui,quisemontraitsiloquace,ouvritetreferma
labouchesansrientrouveràrépondre.–Unjeu,vousavezdit? repritOphélied’un tonsévère.Parcequedéshonorerune jeunefilleet
frôler l’incident diplomatique, ça vous amuse, monsieur l’ambassadeur ? Vous êtes indigne desresponsabilitésquiincombentàvotrecharge.Archibaldfutfrappéd’unetellestupeurqu’Ophéliecrutquesonsourireallaitsedécrocherdeses
lèvrespourdebon.Ilécarquillaitlesyeuxsurellecommes’illavoyaitdifféremment.–Ilyavaitlongtempsqu’unefemmenem’avaitpasparlédefaçonaussisincère,déclara-t-ilenfin,
perplexe.Jenesauraisdiresiçamechoqueousiçamecharme.– De la sincérité, vous n’en manquez pas non plus, murmura Ophélie en fixant un coquelicot
solitairequipoussaitentredeuxpavés.Macousineseraavertiedevosintentions.Jeredoubleraiderecommandations pour qu’elle ne quitte pasAnima avant lemariage, conformément à ce qui étaitprévu.Cen’étaitpassonmensongeleplusinspiré,maisellen’excellaitpasparticulièrementdanscetart.–Etvous,petiteDenise,quefaites-vousalorssiloindechezvous?demandaArchibaldd’unevoix
doucereuse.–Jevousl’aidit,jesuisenpromenadedereconnaissance.AumoinsOphélien’eut-ellepasàforcerlacomédie, il luiétaitdifficiled’êtreplussincère.Elle
putregarderArchibalddanslesyeuxsansciller.–Cetatouagesurvotrefront,c’estlamarquedevotreclan?–Sifait,dit-il.–Signifie-t-ilquevouspouvezentrerdansl’espritdesautresetendevenirlemaître?demanda-t-
elleencore,anxieuse.Archibaldéclataderire.– Heureusement que non ! La vie serait affreusement terne si je pouvais lire dans le cœur des
femmescommedansun livreouvert.Disonsplutôtquec’estmoiquipuisme rendre transparentàvous.Ce tatouage, ajouta-t-il en semartelant le front, est le gage de cette transparence dont notresociétémanquecruellement.Nousautres,nousdisonstoujourscequenouspensonsetnouspréféronsnoustaireplutôtquementir.Ophélielecrut.Elleavaitpuenjugerparelle-même.– Nous ne sommes pas aussi vénéneux que les Mirages, ni aussi agressifs que les Dragons,
enchaînaArchibaldenserengorgeant.Toutemafamilletravailledanslemilieudiplomatique.Nousagissonscommeuntamponentredeuxforcesdestructrices.Surcesmots,ilsseturentl’unetl’autre,pensifs,etlecrissementdescigalesemplitlesilenceentre
eux.–Jedoisvraimentrentrer,maintenant,ditOphélieàmi-voix.Archibaldparuthésiter,puisildonnauneclaqueàsongibus,quis’aplatitetsedétenditcommeun
ressort.IlsedécrochadupuitsetoffritàOphélieunemaingalante,ainsiquesonplusbeausourire.–C’estdommagequevousnesoyezpaslafiancéedeThorn.–Pourquoidonc?s’inquiéta-t-elle.–J’auraisadorévousavoirpourvoisine!Il souligna cette déclaration d’une tape sur le crâne d’Ophélie, à croire vraiment qu’il voyait
davantageenelleuneenfantqu’unefemme.Ilscoupèrentàtraverschampsetretrouvèrentlemurauxascenseurs.Archibaldconsultasamontreàgousset.– Il va falloir patienter, un ascenseur ne devrait pas tarder à redescendre.Souhaitez-vous que je
vousraccompagneensuite?–Jenepréfèrepas,monsieur,déclina-t-ellelepluspolimentpossible.Archibald sedécouvrit et, dudoigt, jouaavec le fondde sonchapeau,qui s’ouvrait commeune
boîtedeconserve.–Àvotreguise,mais faitesbienattentionàvous,petiteDenise.LaCitaciellen’estpasuneville
recommandablepourunejeunefemmesolitaire,mariéeounon.Ophélies’accroupitetcueillituncoquelicot.Ellefittournoyerentresesdoigtslatigelégèrement
velue,quisemblaitsiréelle.–Honnêtement, je ne pensais croiser personne à une heure pareille,murmura-t-elle. Je voulais
justemarcherunpeu.–Ahçà,nousnesommespasdansvosjoliesmontagnesoùlejouretlanuitontunsens!Ici-haut,
iln’yapasd’heurepourdanser,médireetcomploter.Dèsqu’onmetledoigtdansl’engrenagedesmondanités,onperdtouteprisesurletemps!Ophéliedécrochalafleurdesatigeetenrenversachaquepétalejusqu’àcequ’elleprîtl’apparence
d’unepetitepoupéeàroberouge.Agatheluiavaitappriscetourdemagiequandellesétaientjeunes.–Etvousaimezcettevie?Archibald s’accroupit à son tour et lui prit la poupée-coquelicot des mains avec une curiosité
amusée.–Non,mais jen’enconnaispasd’autre.Puis-jemepermettre,petiteDenise,devousdonnerun
conseil?Unconseilquevouspourreztransmettreensuiteàvotrecousinedemapart.Ophélieleconsidéraavecétonnement.–Elle ne doit jamais, au grand jamais, approcher notre seigneur Farouk. Il est aussi capricieux
qu’imprévisible,elles’ycasseraitlesreins.Ilavaitditcelaavecunetellegravitéqu’Ophéliecommençaitàsedemandersérieusementquiétait
cetespritdefamillepourinspirerunetelleméfianceàsespropresdescendants.–Dites-moiplutôt,monsieur,àquimacousinepourras’adressersanscraindrepoursavieetsa
vertu.Archibaldeutunhochementdetêteapprobateur,avecdesyeuxcommedeseauxpétillantes.–Magnifique!Vousavezenfinsaisilamécaniquedenotremonde.Un grincementmétallique leur indiqua que l’ascenseur approchait.Archibald rabattit la capuche
d’Ophélie sur sa tête, lui ouvrit la grille en accordéon et la poussa doucement à l’intérieur de lacabinecapitonnée.C’étaitunvieuxgroomcettefois,siridé,sitremblantetsivoûtéqu’ildevaitêtrecentenaire.Ophéliejugeaithonteuxdefairetravaillerunhommedecetâge.–Faitesdescendrecettedameauxentrepôts,ordonnaArchibald.–Vousrestezici?s’étonnaOphélie.L’ambassadeurs’inclinaetsoulevasongibuséventréensigned’adieu.–Moi,ilmefautremonterversdeplushautessphères.Jeprendraiunautreascenseur.Aurevoir,
petiteDenise,etprenezsoindevous…Oh,undernierconseil!(Iltapotadudoigtletatouageentresessourcilsavecungrandsouriregoguenard.)Diteségalementàvotrecousinedenepas racontertoutetn’importequoiàceuxquiportentcettemarque.Çapourraitunjourseretournercontreelle.Lagrilledel’ascenseursereferma,laissantOphélieprofondémentpensive.
Lasœur
Tandis que l’ascenseur redescendait lentement les étages, Ophélie s’appuya contre la paroi envelours. Les dernières paroles de l’ambassadeur résonnaient encore dans ses oreilles. Qu’avait-ilvouludireparlà?Ellen’étaitplussisûredel’avoirconvaincuavectoussesmensonges.Ophélie ne savait pas si c’était l’effet de sa coupede champagne, dumanquede sommeil oude
toutescesillusions,maislatêteluitournait.Secouéedetremblements,ellesefrictionnalesbras.Lecontrasteavec la chaleurestivaledu jardinétaitbrutal.Àmoinsquecene fussent là les limitesdel’illusion:pendantqu’ellecroyaitavoirchaud,soncorpsavaitattrapéfroid.Sonregardtombasurletourne-disque,quidiffusaitunpetitairdeviolon.«Toutdemême,songea-t-elle,commentcesgensfont-ilspourvivreàlongueurdetempsdanscetteatmosphèreempoisonnée?»Encomparaison,leshystériesdesamèreluiparaissaientreposantes.En attendant, siOphélie ne rentrait pas bientôt et qu’on trouvait sa chambre vide, sa tante allait
mourir d’inquiétude. Du fond de sa capuche, elle observa le vieux groom en livrée rouge et lesénormes favorisblancsquidébordaientde sonchapeauàélastique. Il était cramponnéà son leviercommeuncapitaineàsongouvernail.–Monsieur?L’hommemituntempsàcomprendrequecemurmures’adressaitàlui.IltournaversOphéliedeux
yeuxprofondémentenfoncésdansleursorbites.Àsonregardstupéfait,ellecompritquepersonnenel’avaitjamaisappelé«monsieur».–Oui,mademoiselle?–Commentserend-onchezdameBerenildeàpartirdesentrepôts,s’ilvousplaît?–Cen’estpas laporteàcôté,mademoiselledevraitprendreuncoche, suggéra levieuxgroom.
Mademoiselleentrouveraprèsdelagrandehalle,del’autrecôtédesentrepôts.–Jevousremercie.Levieuxgroomrevintàsoncompteur,oùlechiffredesétagesdécroissait,puisilposaànouveau
sesyeuxpâlessurOphélie.–Mademoiselleestétrangère,n’est-cepas?Celas’entendàl’oreille.C’estsirared’encroiserpar
ici!Ellesecontentad’opinertimidement.Illuifaudraitdécidémentcorrigercetaccentetsesmanières
siellevoulaitsefondredansledécor.Alors que l’ascenseur arrivait au niveau d’un palier, des silhouettes se dessinèrent derrière la
dentelle de la grille. Le groom bloqua le frein et leur ouvrit. Ophélie se colla contre la paroi àcapitons.Uncoupleettroisenfantsprirentplacedanslacabineendemandant«lesalondethé».Ilsétaienttoussiimpressionnantsdansleurshabitsdefourrurequ’Ophélieavaitl’impressiond’êtreunesourisaumilieudesours.Chahuteurs, les garçons la bousculaient sans lui prêter lamoindre attention. Ils se ressemblaient
commetroisgouttesd’eauavecleurcrâneraséetleurssouriresendentsdefauve.Écraséeaufonddel’ascenseur,Ophélie sedemandait sices sauvageonsallaientà l’école.Elleespéraitque lesparentsramèneraient un peu de calme parmi eux, mais elle comprit bientôt qu’ils avaient d’autrespréoccupations.–Tâchezdevousdistinguerpourchanger!ditlafemmeàsonmarid’unevoixâcre.Lesportesdu
Clairdelunenousseronttoujoursferméessivousêtesincapabledefaireunseulmotd’esprit.Pensezunpeuànosfilsetàleurentréedanslemonde.Les mains plongées dans unmanchon, elle portait une robe de vison couleur miel qui l’aurait
rendueravissantesisonvisagen’avaitétédéforméparlahargne.Seslèvresconvulsives,sescheveuxpâles tirés sous sa toque, sonnezdressé commeune épine, le pli gravé entre ses sourcils, chaquedétail de sa physionomie dénotait un perpétuel mécontentement, une insatisfaction profondémentenracinéeenelle.Ilémanaitdesoncorpsunetellenervositéqu’Ophélieétaitprisedemigrainerienqu’enlaregardant.Lemariserenfrogna.Sonimmensebarbeblondesemêlaitsibienà lafourruredesonmanteau
qu’ellesparaissaientinextricablementliéesl’uneàl’autre.–Ilmesemblepourtantquecen’estpasmoiquiaitranchélesoreillesdelacomtesse.Voscrisesde
nerfs,machérie,nerendentpasserviceànotreviesociale.Cet homme-là avait un torrent de montagne en guise de voix. Même sans crier, il était
assourdissant.–Ellem’avaitinsultée!Ilfautbienquejedéfendemonhonneurpuisquevousêtestroplâchepour
lefaire.Ophélie se fit toute petite dans son coind’ascenseur.Elle se laissa bousculer par la bagarre des
enfantssansplussongeràprotester.– Mais… nous sommes en train de descendre ! se scandalisa soudain la femme. Nous avons
demandélesalondethé,vieuxsénile!–Quemadameetmonsieurmepardonnent,ditlegroomavecuneinclinationrespectueuse,jedois
d’aborddéposermademoiselleauxentrepôts.La femme, le mari et les trois enfants se tournèrent vers la petite ombre qui cherchait
désespérément àdisparaître sous sapèlerine, commes’ils remarquaient enfin saprésence.Ophélieosaitàpeinecroiserleursyeuxenlamesderasoir,toutlà-haut.Sil’hommeétaitleplusgrandetleplusimposantdetous,avecsalonguebarbeblonde,c’étaitdesonépousequ’elleseméfiaitsurtout.Ellenesavaitpascomment,maiscettefemmeluidonnaithorriblementmalàlatête.–Etpourquoiauriez-vouslapréséancesurnous?crachacelle-ciavecmépris.Ophélie avait peur que son accent ne la trahît une fois encore ; elle se contenta de secouer sa
capuchepourleurfairecomprendrequ’ellen’ytenaitpastantquecela,àcettepréséance.Malheureusement,sonattituden’eutpasl’heurdeplaireàlafemme.–Voyez-vous cela, siffla-t-elle, ulcérée. On dirait que cette jeune personne juge indigne deme
répondre.–Freyja, calmez-vous, soupira lemaridans sabarbe.Vousêtesbeaucoup trop susceptible,vous
faitesunscandaled’unrien.Faisonsundétourparlesentrepôtsetpuisn’enparlonsplus!– C’est à cause d’impuissants comme vous que notre clan est voué à déchoir, rétorqua-t-elle
méchamment. Nous ne devons laisser passer aucun affront si nous voulons nous faire respecter.Allons, montrez un peu votre visage, ajouta-t-elle à l’intention d’Ophélie. Êtes-vousMirage pourvouscacherlâchementainsilesyeux?Galvanisés par la nervosité de leur mère, les enfants riaient et tapaient des pieds. Ophélie ne
comprenaittoutsimplementpascommentelles’yétaitprisepourtomberdanscenouveauguêpier.Levieuxgroom,voyantquelasituationtournaitauvinaigre,jugeabond’intervenir:–Mademoiselleestétrangère,ellen’aurapasbiencomprismadame.LacolèredeFreyjafutsouffléecommeuneflamme.–Uneétrangère?Sesyeux,pâlesetétroits,scrutèrentintensémentleslunettesd’Ophélieplongéesdansl’ombredesa
capuche.Ophélie, de son côté, observait lesmains que cette femme avaitmises à nu en ôtant son
manchon.Ellesportaientdestatouages,exactementcommeceuxdeBerenilde.CesgensappartenaientàlacastedesDragons.Ilsétaientsafuturebelle-famille.–Êtes-vouscequejecrois?articulaFreyjad’unevoixsourde.Ophélie fit oui de la tête. Elle avait bien compris que, dans sa situation, il valait encoremieux
passerpourcequ’elleétaitplutôtquepourlemembred’unclanrival.–Etpeut-onsavoircequevousmanigancezici?LevisagedeFreyjas’étaitlissésousl’effetdelasurprise.Ellevenaitderajeunirdedixans.–Jemesuisperdue,soufflaOphélie.–Faites-nousdescendreauxentrepôts,capitulaFreyja,augrandsoulagementdugroometdeson
mari.Quand l’ascenseur parvint à destination, Freyja laissa Ophélie sortir la première, puis elle lui
emboîtalepas.–Haldor,partezdevantaveclesenfants,dit-elleenrefermantlagrille.–Euh…vousenêtessûre,machérie?–Jevousretrouveraiausalondethédèsquej’aurairaccompagnécettepetiteàbonport.Ilserait
fâcheuxqu’ellefîtdemauvaisesrencontres.Ophélie eut un regard pour la comtoise de la salle d’attente. Il était trop tard maintenant pour
regagnersachambreencachette.Toutlemondedevaitêtreréveilléaumanoir.Alorsqu’ellestraversaientlesentrepôts,Freyjasoulevaitsarobedevisonpouréviterlesflaques.–Jesupposequec’estBerenildequivoushéberge?Nousallonsprendreunfiacre.Ellescoupèrentàtraverslahalledumarché,déjànoiredemonde.Lesodeursdepoissondonnèrent
malaucœuràOphélie;pourlemoment,ellerêvaitplutôtd’unboncafé.Freyja héla une voiture, puis elle prit place sur une banquette. Ophélie s’installa en face d’elle.
Tandisque lefiacresemettaitenbranle,unsilence inconfortable tombalourdemententreelles.Lagrandeblondealtièreetlapetitebruneempotée.–Merci,madame,murmuraOphélie.Freyjaeutunsourirequin’allumaaucunelumièredanssesyeux.–Vousplaisez-vousauPôle?–C’estunpeunouveaupourmoi,réponditOphélieenchoisissantsesmotsavecsoin.ElleavaitcomprisqueFreyjaétaitunepersonnalitétrèssusceptible,autantéviterdelafroisser.–Etmonfrère?Est-ilàvotregoût?Freyja était la sœur de Thorn ? Ils avaient, il est vrai, lesmêmes yeux pleins d’orage.Ophélie
regardaparlavitredelaportièrequis’étaitmiseàvibrersouslapousséeduvent.Lefiacrevenaitdesurgir dehors, le véritable dehors. Il bringuebala le long d’une corniche étroite et haut perchée,cahota jusqu’au sommet d’un rempart et redescendit le flanc de la Citacielle. Risquant un œil encontrebas,Ophélievitlanuitpâlirauloin,par-delàlaforêtdeconifères,làoùlaneigesevallonnait.C’étaitlesoleil,levrai,letraître,quifaisaitsemblantdeselever,maisquirebrousseraitcheminavantmême d’avoir atteint l’horizon, abandonnant comme chaque jour le Pôle à son hiver. Après untournant,lefiacres’engouffraànouveaudanslesentraillesdelaCitacielle.–Nousnenousconnaissonspasencorebien,réponditenfinOphélie.–VousneconnaîtrezjamaisThorn!ricanaFreyja.Savez-vousqu’onvousdestineàunbâtard,un
opportunisteetuncalculateur?Ilestdenotoriétépubliquequ’ilalesfemmesenaversion.Faites-moiconfiance,unefoisqu’ilvousauraengrossée,vousn’aurezpasplusd’importanceàsesyeuxqu’unvieuxbibelot.Vousserezlariséedelacour!Geléejusqu’auxos,Ophéliefrottasesgantsl’uncontrel’autre.Thornn’étaitpasunsaint,elleavait
déjà pu en juger par elle-même,mais lesmédisances avaient toujours eu le don de l’agacer. Ellesoupçonnait cette femme peu subtile de servir son propre intérêt en voulant la décourager du
mariage.Et puis, elle recommençait à lui donnermal à la tête.C’était étrange à décrire, ça faisaitcommeunpicotementhostiletoutautourd’elle.–Sansvouloirvousoffenser,madame,jepréfèremefairemapropreopinion.Freyja ne bougea pas d’un cheveu sur la banquette d’en face, les mains dans son manchon, et
pourtantuneclaquemagistraleprojetaOphéliecontrelavitre.Complètementsonnée,elleécarquilladesyeux incrédulessur lasilhouette flouedevantelle ; les lunettess’étaientdécrochéesdesonnezsouslechocdelagifle.–Ceci,ditFreyjad’unevoixglaciale,c’estunegentillesseenregarddecequecethommevous
réservedansl’intimité.Ophélieessuyad’unreversdemanchelefiletdesangquis’échappaitdesonnezetquiluiroulait
surlementon.C’étaitdonccela,lepouvoirdesDragons?Pouvoirfairemalàdistance?Ellecherchaseslunettesàtâtonssurlesoletlesremitàleurplace.–Cen’estpascommesionmedonnaitlechoix,madame.Laforceinvisiblefrappasonautre jouedepleinfouet.Ophélieentendit lesvertèbresdesoncou
protesterenchœur.Faceàelle,levisagedeFreyjaétaitdéchiréparunsourirederépulsion.–Épousezcebâtard,chèrepetite,etjemechargeraipersonnellementdefairedevotrevieunenfer.Ophélien’étaitpassûredepouvoirsurvivreàune troisièmegifledeFreyja.Heureusementpour
elle,lefiacreétaitentraindefreiner.Àtraverslabuéedelavitre,Ophélienereconnutpaslafaçadeàcolonnesdevantlaquelleils’étaitarrêté.Freyjaluiouvritlaportière.–Réfléchissez-yàtêtereposée,dit-elled’untonsec.Uncoupdefouet.Leclaquementdessabotssurlepavé.Lefiacredisparutdanslebrouillard.Frottantsesjouesendolories,Ophéliecontemplalefrontispice,toutenmarbreetencolonnes,qui
sedressaitdevantelle,encastréentredeuxrangéesdemaisons.PourquoiFreyjal’avait-elledéposéeici?Ellegravitd’unpashésitantl’escalierquidonnaitsurunesuperbeporteàdorures.Uneplaqueàl’entréeindiquait:
CHÂTELLENIEDEMMEBERENILDE
Lejourdeleurarrivée,Thornlesavaitintroduitesparl’arrière-cour.Ophélieauraitdûsedouterquelemanoirpossédaituneentréeofficielle.Elleduts’asseoiruninstantsurunemarche.Sesjambesnelaportaientplus.Elleavaitbesoinaussideposersespensées.«Toutlemondedétestel’intendant»,avaitditArchibald.Ophélievenaitdemesureràquelpoint
c’étaitvrai.Cettehaineluiretombaitdéjàdessussansquelamoindrechanceluifûtdonnéed’existerparelle-même.ElleétaitlafiancéedeThorn,pointfinal,c’étaitdéjàtropauxyeuxdesautres.Ophélie sortit unmouchoir de samanche et souffla le sang qui lui restait dans le nez. Elle ôta
ensuite lesépinglesdesescheveuxpourrecouvrird’unépaisrideauses jouesmeurtries.Elleavaitvouluvoirlemondequil’attendait?Elleétaitservie.Laleçonétaitdouloureuse,maissavieseraitfaitedecettematière-là.Mieuxvalaitnepasporterdesœillères.Ophélieseleva,époussetasarobe,seprésentaàlaporteettiratroisfoislecordondelacloche.Un
cliquetisdemétalrésonnadel’autrecôté,signequequelqu’unactionnaitlepetitjudaspouridentifierlavisiteuse.Lavoixdumajordomelançades«madame!madame!»danslelointainet,auboutd’unlongsilence,Berenildeenpersonnevintluiouvrir.–Entrez.Nousprenionslethéenvousattendant.Cefuttout.Pasd’accusation,pasderéprimande.LevisagedeBerenildeétaittoutdevelours,mais
ilyavaitdelaraideursoussesbouclesd’oretsonamplepeignoirdesoie.Elleétaitbeaucoupplusfâchéequ’iln’yparaissait.Ophéliecompritquec’étaitcela,êtreunedamedumonde:recouvrird’undouxsourirelessentimentsvéritables.Ophéliefranchit leseuilets’introduisitdansunecoquettepetitepièceoùlesvitrauxposaientdes
couleurs chaudes sur trois harpes et un clavecin. Interloquée, elle reconnut la salle de musique.Berenilde referma laporte sur cequ’Ophélie avait toujours cruêtreungrandplacardàpartitions.Existait-ild’autrespassagesentrelemanoiretlemondeextérieur?Avantqu’Ophélienepûtarticulerunmot,Berenildeenveloppasonvisagedans sesbellesmains
tatouées.Sesgrandsyeuxliquidess’étrécirentdansl’ombredescilstandisqu’elleexaminaitlesbleusàsesjoues.Soutenantceregard,conscientequ’illuifaudraittôtoutardrendredescomptes,Ophéliese laissa fairesansoser luidirequ’elle lui faisaitmal ;elleavaitunsacdenœudsà laplacede lanuque.Ellenes’étaitpasvuedansunmiroir,maislesprunellesfixesdeBerenildeendisaientlong.–Qui?demanda-t-elleseulement.–Freyja.–Allonsdans le salon,déclaraBerenilde sans sourciller.Vousallezdevoirvous entretenir avec
Thorn.Ophéliepassalesmainsdanssescheveuxpourlesramenerverslesjoues.–Ilestici?–Nousavonsappelél’intendancedèsquenousnoussommesaperçuesdevotredisparition.C’est
votreécharpequiadonnél’alerte.–Monécharpe?bredouillaOphélie.– Cette chose nous a réveillées au beaumilieu de la nuit en renversant tous les vases de votre
chambre.L’écharpeavaitdûêtreprisedepaniqueennelavoyantpasrevenir;Ophéliesesentaitbêtedene
pasyavoirpensé.Elleauraitappréciéunrépitavantd’affronterThorn,maiselledevaitassumerlesconséquences de ses actes. Elle suivit donc Berenilde sans rechigner. Dès qu’elle pénétra dans lesalon,latanteRoselineluifonditdessus.Elleressemblaitàunfantômeavecsapeaujaunepâle,sonpeignoirdenuitetsonbonnetblanc.–Maisquelgraindefoliet’estpasséparlatête?Sortirainsi,aubeaumilieudelanuit,sansmoi
pourtechaperonner!Tum’asrenduefolled’inquiétude!Tu…turaisonnescommeunetablebasse!Chaque reproche propageait des élancements dans la nuque d’Ophélie. La tante dut se rendre
comptequ’ellen’étaitpasdanssonassiette,carellelafitasseoirdeforcesurunechaiseetluicalaunetassedethéentrelesmains.–C’est quoi, cesmarques sur tes joues ?Tuas fait unemauvaise rencontre ?Quelqu’un t’a-t-il
violentée?BerenildepritdoucementlatanteRoselineparlesépaulespourlacalmer.–Pasparunhomme,sic’estcequivousinquiète,larasséréna-t-elle.Ophélieafaitconnaissance
avecsabelle-famille.LesDragonsontparfoisdesmanièresunpeusèches.–Desmanièresunpeusèches?répétalatante,suffoquée.Vousvousmoquezdemoi?Regardez
sonvisage!–Sivouslevoulezbien,madameRoseline,c’estàmonneveuquevotreniècedoitdesexplications.
Allonsnousteniruninstantdansl’antichambre.Commelesdeuxfemmesseretiraientdanslapiècevoisine, laportelaisséeentrouverte,Ophélie
remuamollement la cuillère dans son thé au citron.La silhouette deThorn se découpait devant lafenêtredusaloncommeunegrandeombreimmobile.Absorbédanssacontemplationduparc,ilnelui avait pas accordé un seul regard depuis qu’elle était entrée. Il portait un uniforme noir auxépaulettesdoréesquileguindaitencoreplusqu’ilnel’étaitdéjà.Probablementsonhabitdefonction.Au-dehors,lescouleursd’automneétaientinhabituellementéteintes.Ilpesaitsurlacrêtedesarbres
uncouvercledenuagessombresoùclignotaientdesfulgurations.Ilyavaitdel’oragedansl’air.Alors que Thorn se détachait de la fenêtre et approchait d’un pas lent,Ophélie perçut certaines
chosesavecuneacuitétouteparticulière:leséclairslumineuxsurletapis,latassechaudeentreses
gants,larumeurenfiévréedelamaison.Néanmoins,lesilencedeThorn,entoiledefond,étaitbienplusobsédant.Ellelançasonregarddroitdevantelle.Sontorticolisl’empêchaitdesouleverlesyeuxjusqu’auxsiens,postés trophaut.Çal’ennuyaitdenepasvoir l’expressiondesafigure.Allait-il lagiflercommeFreyja?–Iln’estpasdansmeshabitudesderegretter,leprévintOphélie.DeThorn, elle s’étaitpréparéeàunblâme,àun scandale, àun soufflet, à tout, saufàcettevoix
redoutablementcalme:–Jenesaisispasbienlequeldemesavertissementsvousaéchappé.–Vosavertissements,cen’étaientquedesmotspourmoi.J’avaisbesoindevoirvotremondede
mesyeux.Ophélies’étaitlevéedesachaisepouressayerdeluiparlerenface,maisc’étaitimpossibleavecce
coucoincédevantunhommeaussigrand.Elle avait àprésentunevue imprenable sur lamontreàgoussetdeThorn,dontlachaînependaitàl’uniforme.–Aveclacomplicitédequiêtes-voussortie?–Devotreportearrière.Jel’aiapprivoisée.Lavoix lourdedeThorn,durciepar l’accent,avaitpousséOphélieà lui répondrehonnêtement ;
ellenetenaitpasàentraînerlesdomestiquesdanssafaute.Devantelle,lamainmaigres’emparadelamontreàgoussetetenouvritlecouvercled’unmouvementdupouce.–Quivousabrutaliséeetpourquelleraison?Le ton était aussi impersonnel que celui d’un chef de gendarmerie en cours d’enquête. Ces
questions n’étaient pas une marque de sollicitude, Thorn voulait simplement évaluer jusqu’à quelpoint Ophélie les avait compromis. Elle décida de ne pas mentionner sa rencontre avecl’ambassadeur.C’étaitsansdouteuneerreur,maiselleauraitétébienembarrasséedeluirestituerlateneurdeleurconversation.–JustevotresœurFreyja,dontj’aicroisélarouteparhasard.Ellenesemblepasapprouvernotre
mariage.–Demi-sœur,rectifiaThorn.Ellemehait.Jem’étonnequevousluiayezsurvécu.–J’espèrequevousn’êtespastropdéçu.LepoucedeThornrefermabrusquementlecouvercledesamontre.–Vousvenezdevousfairepubliquementremarquer.Ilnenousresteplusqu’àespérerqueFreyja
tiennesalangueetnedéclenchecontrenousaucunengrenagefâcheux.D’icilà,jevousrecommandeinstammentdefaireprofilbas.Ophélie remonta ses lunettes sur sonnez.À la façondontThornmenait son interrogatoire, elle
l’avaitcrutrèsdétaché.Elles’étaittrompée:cetincidentl’avaitbeaucoupcontrarié.– C’est votre faute, murmura-t-elle. Vous neme préparez pas suffisamment à ce monde enme
maintenantdansl’ignorance.EllevitlesdoigtsdeThornsecrisperautourdesamontre.LeretourdeBerenildedanslasallede
musiquedétournasonattention.–Ehbien?demanda-t-elledoucement.–Nousallonsdevoirchangerdestratégie,annonçaThornencroisantlesbrasdanssondos.Berenildesecouasesbouclettesblondesavecunpetitsourirededérision.Ellen’étaitniapprêtéeni
maquillée,etplusbellequejamaismalgrécela.–Àquitasœurpourrait-elleracontercequ’elleavu?ElleestfâchéeavectoutelaCitacielle.–Admettons que quelqu’un d’autre soit au courant et que la rumeur se répande. Si l’on saitma
fiancéeici,nousneconnaîtronspaslapaix.Thorn se retourna versOphélie.Elle ne pouvait pas lever les yeux jusqu’à lui,mais elle sentait
presqueleregardd’aciersursapeau.
–Etpuis,c’estsurtoutdecetteimprudentequ’ilfautseméfier.–Queproposes-tu,alors?–Nousdevonsredoublerdevigilanceetluimettreunpeudeplombdanslatête.Ceseravouset
moi,àtourderôle.LesouriredeBerenildesetordit.–Sinousnousfaisonsrares,là-haut,çaattireralescuriosités.Nepenses-tupas?–Àmoins que ça ne soit justifié, rétorqua Thorn. Je crains,ma tante, que vous ne connaissiez
quelquescomplications.Quantàmoi,quoideplusnormalquedemerendredisponiblepourvous?Berenildeportainstinctivementlamainàsonventre.Soudain,Ophéliemitunmotsurtoutcequi
n’avait jamaiscesséde lui sauterauxyeuxdepuis sonarrivée ici.Cesvêtements lâches,cespetiteslassitudes,cettelangueur…LaveuveBerenildeattendaitunenfant.–C’estàluideveillersurmoi,chuchota-t-elled’unevoixblanche.Jeneveuxpasm’éloignerdela
cour.Ilm’aimeréellement,tucomprends?Thorneutuneexpressiondedédain.Detouteévidence,cesétatsd’âmel’excédaient.–Faroukacessédes’intéresseràvousetvouslesavezpertinemment.Ophélietombaitdesnues.L’espritdefamille?Cettefemmeétaitenceintedesonpropreancêtre?Berenildeétaitdevenueencoreplusblanchequelasoiedesonpeignoir.Elledutprendresurelle
pourserecomposer,traitaprèstrait,unvisageserein.–Soit,acquiesça-t-elle.C’esttoiquiasraison,mongarçon,commetoujours.Par-dessussonsourire,leregardqu’elleposasurOphélieétaitvenimeux.
Lesgriffes
Àcompterdecejour,l’existenced’Ophéliedevintpluscarcéralequejamais.Luifurentinterditesles promenades en solitaire et les pièces du manoir avec de grands miroirs. On débarrassa sachambredesapsyché.Enattendantdepouvoirsedéroberauxexigencesdelacoursanséveillerlesméfiances,ThornetBerenildel’avaientplacéesoussurveillanceconstante.Ophéliedormaitavecunefemme de chambre près du lit, ne pouvait faire un pas sans avoir un domestique sur les talons etentendait la touxpoussivede lagrand-mère jusquederrière laportedescommodités.Pourne rienarranger,elleavaitlecoucoincédansuneminervedepuislesdeuxgiflesdeFreyja.Ophéliecomposaitavectoutescescontraintes,bongré,malgré.Thornluiavaitrecommandéde
faireprofilbasetson instinct luisoufflaitqu’ilavait raison,dumoinspour lemoment.Cequ’elleredoutaitleplusétaitencoreàvenir:leretourdesmaîtresaumanoir.Ellepressentaitquec’estlàquecommenceraitsavéritablepunitionpouravoirenfreintlesrègles.«Luimettreunpeudeplombdanslatête»,avaitditThorn.Qu’entendait-ilparlà?Unaprès-mididejanvier,Berenildesimulaunmalaisealorsqu’elleassistaitàunepiècedethéâtre
àlamode.Ellenes’étaitpasretiréechezellequetouteslesgazettesdelaCitaciellediffusaientdéjàdes rumeurs alarmistes.La favorite très éprouvéepar sagrossesse, titrait l’uned’elles.Encore unefaussecouchepourlaveuve!clamaitcyniquementuneautre.–Laissezdoncdecôtécessottises,madouceenfant,conseillaBerenildeen trouvantOphélieau
boudoir,absorbéedansunjournal.Elles’étenditvoluptueusementsuruneottomaneetréclamauneinfusiondecamomille.–Apportez-moiplutôtlerecueilsurlatable,là.Grâceàvous,jevaisdorénavantavoirtoutmon
tempspourlire!Berenildeavaitsoulignécediscoursd’unsouriresereinquidonnafroiddansledosàOphélie.L’atmosphère s’assombrit d’un coup. Au-dehors, les girouettes s’affolèrent sur les toits tandis
qu’unvent gonflé d’orage se levait.Unegoutte d’eau s’écrasa silencieusement contre unevitre duboudoir et, en l’espace de quelques secondes, l’épais rideau d’une averse s’abattit sur les jardins.Raidieparsaminerve,Ophéliesepostadevantunefenêtre.Celaluifaisaitétrangedevoirautantdepluietombersansfairelemoindrebruitniformerdeflaquesausol.Cetteillusion-làlaissaitvraimentàdésirer.–Queltempsmorose,mesaïeux!soupiraBerenildeentournantlespagesdesonrecueil.C’està
peinesij’arriveàlire.Elles’installaplusconfortablementsursonottomaneetsemassalespaupièresavecdélicatesse.–Madamesouhaite-t-ellequ’onallumeleslampes?proposaunvaletquiranimaitlefeudupoêle.–Non,negaspillezpaslegaz.Ah,jesupposequejenesuisplustoutejeune!J’envievotreâge,ma
chèrefille.–Ilnem’empêchepasdedevoirporterdeslunettes,murmuraOphélie.–Pourriez-vousmeprêtervotrevue?demandaBerenildeenluitendantl’ouvrage.Vousêtesune
lectricetrèsréputée,aprèstout!Sonaccent s’était fait plus sensuel, à croirequ’elle s’adonnait àunétrange jeude séduction sur
Ophélie.–Jenesuispascettesortedelectrice,madame.
–Ehbien,vousl’êtesàprésent!Ophélie prit place sur une chaise et ramena ses cheveux derrière ses oreilles. Comme elle ne
pouvaitplierlecou,elleduthisserlelivreenhauteur.Ellejetauncoupd’œilàlacouverture:LesMœursdelatourdumarquisAdalbert.Latour?N’aurait-cepasplutôtdûêtrelacour?–Cesont lesmaximeset lesportraitsd’unmoraliste trèscélèbre là-haut, luiexpliquaBerenilde.
Toutepersonnebiennéedoitl’avoirluaumoinsunefois!–Cette«tour»,qu’est-cequec’est?Unemétaphore?– Pas le moins du monde, ma chère petite, la tour du seigneur Farouk est bien réelle. Elle
surplombelaCitacielle,vousn’avezpaspunepas laremarquer.C’est là-hautquelesgrandsdecemonde viennent visiter notre seigneur, que les ministres tiennent conseil, que les artistes les plusrenommés donnent leurs représentations, que lesmeilleures illusions se confectionnent ! Eh bien,cettelecture?Ophélieouvritlerecueiletlutunepenséeauhasard,surlesconflitsdelapassionetdudevoir.– Pardonnez-moi,mais je ne vous comprends pas bien, la coupaBerenilde. Pouvez-vous parler
plusfortetavecunaccentmoinsprononcé?Ophéliesutaussitôtenquoiconsisteraitréellementsapunition.Unpicotementfamilierluidonnait
trèsmalàlatête,exactementcommecelas’étaitproduitaveclasœurdeThorn.Descoussinsdesonottomane,lesourireauxlèvres,Berenildeseservaitdesonpouvoirinvisiblepourlacorriger.Ophélie força sur sa voix, mais la douleur se fit plus forte entre ses tempes et Berenilde
l’interrompitànouveau:– Ainsi, ça n’ira jamais ! Comment pourrais-je éprouver du plaisir à vous écouter si vous
grommeleztoujoursdansvoscheveux?–Vousperdezvotretemps,intervintRoseline.Ophélieatoujourseuuneélocutiondésastreuse.Assisedansunfauteuil, la tanteexaminaità la loupelespagesd’unevieilleencyclopédiequ’elle
avaitpiochéedansunebibliothèque.Ellenelisaitpas,elleseconcentraituniquementsurlaqualitédupapier.Detempsentemps,ellefaisaitglissersondoigtsuruneimperfection,unedéchirureouunetache d’humidité : la feuille était comme neuve après son passage. La tante Roseline s’ennuyaittellementaumanoirqu’ellerafistolaittousleslivresquiluitombaientsouslamain.Ophéliel’avaitmêmesurprise,avecunpincementaucœur,entrainderaccommoderlepapierpeintdelabuanderie.Satanteétaitcommeelle,aufond,ellesupportaitmalledésœuvrement.–Jepensequ’ilseraitbonpourvotrenièced’apprendreàs’exprimerensociété,déclaraBerenilde.
Voyons,chèrepetite,faitesuneffortetpoussezdoncsurvoscordesvocales!Ophélieessayadereprendresalecture,maissavisionsefaisaittrouble.Elleavaitl’impressionque
despointesluientraientdanslecrâne.Alanguiesursonottomane,Berenildel’observaitducoindel’œil avec ce sourire velouté qui ne la quittait pas. Elle savait qu’elle était responsable de sasouffranceetellesavaitqu’Ophélielesavait.«Elleveutmevoircraquer,réalisaOphélieencrispantlesmainssursonlivre,elleveutquejelui
demandeàhautevoixd’arrêter.»Ellen’enfitrien.LatanteRoseline,concentréesursonencyclopédie,ignoraitlapunitionquiétait
en train de se donner en silence. SiOphélie faiblissait, si elle trahissait sa douleur, sa tante seraitcapabledecommettreunebêtiseetd’êtrepunieàsontour.–Plusfort!ordonnaBerenilde.Àprésent,Ophélievoyaitdouble.Elleperdaitcomplètementlefildesalecture.– Si vous embrouillez le sens desmots, vous allez transformer ce petit bijou de spiritualité en
peluresdepommesdeterre,sedésolaBerenilde.Etcetaccentépouvantable,faitesdoncuneffort!Ophélierefermal’ouvrage.–Pardonnez-moi,madame.Jecroisquelemieuxestencored’allumerunelampepourquevous
puissiezreprendrevotrelecture.Le souriredeBerenilde s’étiraplusencore.Ophélie songeaquecette femmeétaitpareille àune
rose.Souslevelourssecachaientdesépinesimpitoyables.–Leproblèmen’estpaslà,machèrefille.Unjour,lorsquevousserezmariéeàmonneveuetque
votrepositionseraplusaffermie,ilvousfaudrafairevotreentréeàlacour.Iln’yaaucuneplacelà-hautpourlesfaiblesd’esprit.–Maniècen’estpasunefaibled’esprit,décrétasèchementlatanteRoseline.Ophélienelesécoutaitqued’uneoreille,auborddelanausée.Ladouleursourdequis’étaitdilatée
danssatêtes’évadaitmaintenantverslanuqueenélancementsaigus.Un domestique apparut à point nommé dans l’encadrement de la porte et abaissa un plateau
d’argentversBerenilde.Surleplateau,unepetiteenveloppe.–CettechèreColombinevavenir,commentaBerenildeaprèsavoirdécachetélepli.Lesvisitesne
fontquecommencer,mon indispositionn’estpaspassée inaperçueetunefaussecoucheenraviraitplusd’une!Berenildeselevalangoureusementdesondivan,puisredonnadugonflantàsesbouclesd’or.– Madame Roseline, ma petite Ophélie, je vais aller m’apprêter. Ma convalescence doit être
crédible, ilme faut unmaquillage approprié.Un domestique va bientôt vous raccompagner à voschambres,vousn’enbougerezpastantquejerecevrai.Ophélie poussa un soupir de soulagement. La diversion avaitmis un terme à son calvaire. Elle
voyaitdenouveauclairetlemaldetêteavaitcessé.Elleauraitvraimentpucroires’êtreimaginécequ’ellevenaitdevivre,n’eûtétélanauséequiluiremuaitencoreleventre.Berenilde pencha sur elle son sourire lumineux et lui caressa la joue avec une tendresse
déconcertante.Ophéliesentitunfrissonluiparcourirlanuque,justesoussaminerve.–Faites-moiplaisir,madoucepetite.Mettezvotretempslibreàprofitpourtravaillervotrediction.–Nomd’unbigoudi,ellenemâchepassesmots!s’exclamalatanteRoselinelorsqueBerenildeeut
quittéleboudoir.Cettefemmeestplussévèrequ’iln’yparaîtdeprimeabord.C’estdeporterl’enfantd’unespritdefamillequiluimonteainsiàlatête?Ophélie jugea préférable de garder le fond de sa pensée pour elle. Sa marraine referma son
encyclopédie,posasaloupeetsortitdesépinglesd’unepochedesarobe.–Maisellen’apascomplètementtort,poursuivit-elleenrelevantlesbouclesbrunesd’Ophélie.Tu
esdestinéeàdevenirunefemmedumonde,ilfaudraitsoignertaprésentation.Ophélie laissa Roseline lui confectionner un chignon. Elle tirait sans doute trop fort sur ses
cheveux,maiscerituelsimple,untantinetmaternel,l’apaisapetitàpetit.–Jenetefaispastropmal?–Non,non,mentitOphélied’unepetitevoix.–Aveccecoubloqué,cen’estpascommodedetecoiffer!–Jepourraibientôtôtercetteminerve.Ophélie sentit sa gorge se nouer pendant que sa tante pestait contre ses nœuds. Elle savait que
c’étaittrèségoïstedesapart,maislapenséequecettefemmepartiraitunjourluiétaitintolérable.Sisècheet rude fût-elle,c’était la seulepersonnequi l’empêchaitdedevenir toute froideà l’intérieurdepuisleurarrivéeici.–Matante?–Mmmmh?marmonnaRoseline,uneépinglepincéeentresesdentschevalines.–Lamaison…çanevousmanquepastrop?La tante Roseline lui retourna un regard étonné et piqua la dernière épingle dans son chignon.
PrenantOphélieaudépourvu,ellelaserradanssesbrasetluifrottaledos.–Etc’esttoiquimeledemandes?
Celaneduraqueletempsd’unerespiration.LatanteRoselinereculad’unpas,repritsonairguindéethouspillaOphélie:–Tunevaspasflanchermaintenant,toutdemême!Dunerf!Montredoncàcesnobliauxcequetu
vaux!Ophéliesentitsoncœurbattreplusfortentresescôtes.Ellenesavaitpasvraimentd’oùluivenaient
cesbattements,maisunsourireluimontajusqu’auxlèvres.–D’accord.La pluie tomba toute la journée, ainsi que le lendemain et le reste de la semaine. Berenilde ne
cessait de recevoir des visiteurs au manoir, confinant Ophélie et la tante Roseline dans leursappartements.Onleurmontaitleursrepas,maisonnesesouciaitguèredeleurdonnerdequoilireous’occuper.Lesheuresparurent interminablesàOphélie ;ellesedemandacombiende joursencoredureraitcedéfiléd’aristocrates.Quand elles prenaient le souper ensemble, tard le soir, Ophélie devait endurer les épines de
Berenilde. Charmante et délicate sur la première partie du repas, elle réservait ses flèchesempoisonnées pour le dessert. « Que cette fille est empotée ! » se lamentait-elle lorsque Ophélierenversait du pouding sur la nappe. « Vous êtes ennuyeuse à mourir ! » soupirait-elle dès qu’unsilenceseprolongeait.«Quandvousdéciderez-vousàbrûlercettehorreur?»sifflait-elleenpointantdu doigt son écharpe. Elle lui faisait répéter toutes ses phrases, raillait son accent, critiquait sesmanières, l’humiliait avecun savoir-faire remarquable.Et si elle jugeait qu’Ophélie ne fournissaitpas suffisamment d’efforts pour s’améliorer, elle lui soufflait desmigraines atroces dans le crânejusqu’àlafindurepas.CepetitcérémonialachevadeconforterOphéliedanssacertitude.Cen’étaientpaslàdestoquades
defemmeenceinte:c’étaitlevéritablevisagedeBerenilde.Du jour au lendemain, toutes les visites cessèrent au manoir. Ophélie, qui pouvait enfin se
dégourdirlesjambesdanslademeure,compritpourquoientombantsurlagazettedujour:M. Thorn a annoncé hier que son intendance serait fermée pour une durée indéterminée.
Plaignants, revoyez votre calendrier en conséquence ! Son secrétaire nous a fait savoir qu’il seretirera« le tempsnécessaire»auprèsde sa tante, favoriteparmi les favorites, dontondit que lasanté décline. M. Thorn serait-il un neveu plus prévenant qu’il n’en a l’air ? À moins que cetincorrigible comptable n’entende veiller à ce que les dispositions testamentaires de Berenilde luirestent favorables ? Nous laisserons à nos lecteurs le soin de se faire leur propre opinion sur laquestion.Ophélie sourcilla. Thorn n’était vraiment pas un homme populaire…À la seule annonce de sa
venueici,leslieuxs’étaientvidés.Libérée de sa minerve, elle se massa machinalement le cou. Si cela signifiait qu’elle pourrait
bientôt voir autre chose que les murs de sa chambre à longueur de temps, elle n’allait pas s’enplaindre.Àforcederestercloîtrée,elleavaitperdulesommeil.DèsqueBerenildeappritquesonneveuallaitarriversouspeu,ellesemontrasanspitiéavecles
domestiques.Ilfallaitaérerentièrementlademeure,changerlesliteries,battrechaquetapis,ramonertouteslescheminées,dépoussiérerlesmeubles.Ellesemontraitsipointilleuse,siintransigeantesurdesdétailsinsignifiantsqu’unejeunesoubrettefinitparéclaterensanglots.Ophélietrouvaitl’attitudede Berenilde incompréhensible : elle se donnait plus de mal pour accueillir son neveu que pourrecevoirdesinvitésdemarque.Cen’étaitpascommes’ilnevenaitjamaislavoir,non?Le jour suivant, tôt dans lamatinée,Thorn franchit l’entrée dumanoir. Ses bras étaient chargés
d’une telle pile de dossiers que c’était à se demander comment ce grand maigre pouvait encoreconserversonéquilibre.–Ilpleutchezvous,dit-ilenguisedebonjour.
–Tuasemportétoutcetravailici?leraillagentimentBerenildequidescendaitl’escalier,unemainsurleventre.Jecroyaisquetudevaisveillersurmoi!–Veillersurvous,oui.Resterlesbrascroisés,non.Thorn lui avait répondud’unevoixmonocorde sansun regardpour elle. Il avait hissé sesyeux
plus haut, au sommet desmarches, là oùOphélie était occupée à rattacher les lacets de sa bottine.Quand elle s’aperçut que Thorn la fixait d’un air impassible, encombré de ses dossiers, elle luiadressa un poli signe de tête. Restait à espérer que cet homme ne lui réserverait pas le mêmetraitementqueBerenilde.Cematin-là, ils prirent le petit déjeuner tous ensemble. Revoir Thorn à cette table n’enchantait
guère la tante Roseline, aussi préféra-t-elle observer un silence de bon aloi. Ophélie, elle, étaitsecrètementauxanges.Pourlapremièrefoisdepuisuneéternité,Berenildeavaitoubliésonexistence.Elle était tout à son neveu, lui lançant des œillades charmeuses, le taquinant sur sa maigreur,
s’intéressant à son travail, lui rendant grâce de la tirer de son ennui. Elle ne paraissait pass’apercevoirqueThornrépondaitetmangeaitduboutdeslèvres,commes’ilsefaisaitviolencepournepasêtregrossier.EnvoyantBerenildes’animerdelasorte,lesjouesrosesdecontentement,Ophélieenfutpresque
amusée. Elle commençait à croire que cette femme avait le besoin viscéral d’être la maman dequelqu’un.L’atmosphèrechangeabrutalementquandThornouvritlabouche:–Vousêtessouffrante?Il s’était adressé non pas à sa tante, mais à sa fiancée. Il aurait été difficile à cet instant de
déterminerqui,deBerenilde,delatanteRoselineoud’Ophélie,futlaplusstupéfaite.–Non,non,finitparbredouillerOphélieencontemplantsonœufsurleplat.Ellesesavaitamaigrie,maisavait-elleàcepointmauvaiseminepourqueThornlui-mêmeenfût
choqué?–Tupenses,cettepetiteestchoyée!soupiraBerenilde.C’estplutôtmoi,ensomme,quim’épuiseà
luiinculquerunpeud’éducation.Tafiancéeestaussitaciturnequ’indocile.Thorndécochauncoupd’œilsoupçonneuxauxfenêtresdelasalleàmanger.L’aversetombaitsans
répit,posantsurlepaysageunvoileimpénétrable.–Pourquoipleut-il?C’étaitlaquestionlaplusbizarrequ’Ophélieavaitjamaisentendue.–Celan’estrien,assuraBerenildeavecunsourireenjôleur.Jesuisjusteunpeusurlesnerfs.Ophéliecontemplaalorsd’unregardneuflapluiequitambourinaitcontrelescarreauxsansfaire
debruit.Cetempsreflétait-illeshumeursdelapropriétaire?Thorndécrochasaservietteetselevadetable.–Encecas,vouspourrezreposervosnerfs,matante.Jeprendslarelève.Ophéliefutaussitôtpriéedeserendreavecsamarrainedanslabibliothèque.Celanelesravitpas
particulièrement ; après les toilettes, c’était l’endroit le plus glacial du manoir. Thorn avait déjàméthodiquementempilésesdossierssurunbureau,aufondde lapièce.Ilouvritgrandunefenêtrepuis,sansunmotpourcesdames,ilpliasesinterminablesjambesderrièresonbureauetseplongeadansl’étuded’unéchéancier.–Etnous?s’offusqualatanteRoseline.–Vousprenezunlivre,marmonnaThorn.Ilmesemblequecen’estpascequimanqueici.–Nepouvons-nouspasaumoinssortirunpeu?Nousn’avonspasmislespiedsdehorsdepuisune
éternité!–Vousprenezunlivre,répétaThornaveccetaccentdurquilecaractérisait.Excédée,latanteRoselines’emparafurieusementd’undictionnaire,sepostaleplusloinpossible
deThorn,àl’autreboutdelasalle,etsemitàexaminerl’étatdupapier,pageaprèspage.Nonmoinsdéçue,Ophélie s’accoudaà la fenêtreet respira l’air inodoredu jardin.Lapluiequi
tombaitàversedisparaissaitaumomentderebondirsurseslunettes,commesil’illusionnepouvaitpousser plus loin ses limites. Il était vraiment étrange de se recevoir sur le visage une eau qui nemouillaitpas.Ophélietenditsamain;ellepouvaitpresquetoucherlesrosiersdevantelle.Elleauraitpréféréunvraijardinavecdevraiesplantesetunvraiciel,maisellebrûlaitd’envied’enjambercettefenêtre.Sapunitionn’avait-ellepasassezduré?ElleobservaThornducoindeslunettes.Tropàl’étroitderrièrelepetitbureau,lesépaulesvoûtées,
lefrontbas,sonneztranchantpenchésurundossier,ilparaissaitindifférentàtoutcequin’étaitpassalecture.Ophélieauraitpuaussibiennepasêtrelà.EntreBerenildequifaisaitunevéritablefixationsurelleetcethommequiparaissaitàpeineconscientdesonexistence,elleauraitdécidémentdumalàtrouversaplacedanscettefamille.Ophéliepritunouvrage,s’assitsurunechaiseetsebloquadèslapremièreligne.Iln’yavaitque
desœuvressavantesdanscettebibliothèque,ellen’encomprenaitpasuntraîtremot.Leregarddanslevague, elle caressa sa vieille écharpe, roulée en boule sur ses genoux, et laissa le temps coulerlentementsurelle.«Quemeveulentcesgens,àlafin?sedemanda-t-elle,perduedanssespensées.Ilsmefontassez
sentir que jene suispas à lahauteurde leurs attentes, alorspourquoi sedonnent-ils autantdemalpours’encombrerdemoi?»–Vousvousintéressezàl’algèbre?Ophélie se tournaversThornd’unairétonné,puismassasoncoudouloureux.Lesmouvements
brusques lui étaient déconseillés, mais elle s’était laissé prendre par surprise. Les coudes sur lebureau,Thornposait sur elleun regardaigu ; elle sedemandadepuis combiende tempscesyeuxmétalliquesladécortiquaientdelasorte.–L’algèbre?répéta-t-elle.Thornluidésignadumentonleprécisqu’elletenaitàlamain.–Oh,ça?Jel’aiprisauhasard.Elleramenasespiedssoussachaise,tournalapageetfitsemblantd’êtreconcentréesursalecture.
Berenildes’étaitsuffisammentmoquéed’elleavecLesMœursdelatour,elleespéraitqueThornnelatourmenterait pas avec les mathématiques. Un comptable comme lui devait être imbattable sur ceterrain.–Quesepasse-t-ilentrematanteetvous?Cette fois, Ophélie considéra Thorn avec le plus grand sérieux. Elle ne se faisait donc pas des
idées,cethommeessayaitréellementd’engagerlaconversation.Elleeutuncoupd’œilhésitantpoursamarraine ; la tante Roseline s’était assoupie, son dictionnaire sur les genoux. Ophélie prit sonécharpedanssesbras,reposaleprécisd’algèbresursonétagèreets’approchadubureaudeThorn.Elleleregardabienenface,luiassis,elledebout,mêmesielletrouvaitunpeuvexantderesterla
plus petite des deux. Cet homme était vraiment l’incarnation de l’austérité, avec cette figureexcessivementanguleuse,cescheveuxpâles tropbienpeignés,cesyeuxeffiléscommedesrasoirs,ces sourcils perpétuellement froncés, ces mains maigres qu’il croisait devant lui et cette bouchemaussade qui ne souriait jamais. Ce n’était pas précisément le genre de personne qui inspiraitd’embléel’enviedeseconfier.–Ilsepassequevotretantenemepardonnepasmonescapade,déclaraOphélie.Thornémitunreniflementironique.–C’estlemoinsquel’onpuissedire.Cetteaverseestsymptomatique.Ladernièrefoisqueletemps
s’estdégradéàcepointici,l’affaires’estconcluesurunduelàmortentrematanteetunecourtisane.J’aimeraisautantéviterdevousvoirenarriveràdetellesextrémités.
Leslunettesd’Ophélieblêmirent.Unduelàmort?Cespratiquesdépassaientsonentendement.– Je n’ai aucune intention deme battre contre votre tante, le rassura-t-elle. Peut-être la cour lui
manque-t-elle?–PlutôtFarouk.Ophéliene savait pas cequi la choquait leplus : queBerenilde attendît un enfantde sonpropre
espritdefamilleouleméprisqu’elleavaitdécelédanslavoixdeThorn.CeFaroukinspiraitvraimentàsadescendancelessentimentslespluscontradictoires.Ellepassaunemainsongeusesursonécharpecommeelle l’aurait faitavecunvieuxchat.Etcet
homme,attabléenfaced’elle?Quedevait-ellepenserdelui,aufond?–Pourquoilesgensd’icivousdétestent-ils?IlyeutunéclairdesurprisedanslesyeuxincisifsdeThorn.Ilnes’étaitsansdoutepaspréparéà
unequestionaussidirecte.Ilsetutunlongmoment,lessourcilsfroncésàs’enfendrelefront,avantdedesserrerlesdents.–Parcequejenerespectequeleschiffres.Ophélienefutpasbiencertainedecomprendre,maisellesupposaqu’elledevraitsecontenterde
cetteexplicationpour l’instant.Elle trouvaitdéjàsurréalistequeThornse fûtdonné lapeinede luirépondre. Elle avait l’impression, peut-être trompeuse, qu’il ne lui était plus aussi hostilequ’auparavant.Çanelerendaitpasforcémentaimable,ilsemontraittoujoursaussirenfrogné,maisl’atmosphèreétaitmoinscrispée.Était-ceàcausedeleurdernièreconversation?Thornavait-ilprisenconsidérationcequ’elleluiavaitdit?–Vousdevriezvous réconcilieravecma tante, reprit-ilen rétrécissant lesyeux.Elleest la seule
personnedignedeconfiance,nevousenfaitessurtoutpasuneennemie.Ophélie s’accorda un instant de réflexion queThornmit à profit pour remettre le nez dans ses
papiers.–Parlez-moidupouvoirdevotrefamille,sedécida-t-elleàdemander.Thornlevalesyeuxd’unrapportetarqualessourcils.–Jesupposequevousentendezparlàlafamilledemonpère,maugréa-t-il.Commepersonnen’yfaisait jamaisallusion,Ophélieavaitparfois tendanceàoublierqueThorn
étaitl’enfantillégitimededeuxfamilles.Ellecraignituninstantd’avoircommisunimpair.–Oui…enfin…sivouspossédezcepouvoirvous-même,celavadesoi.– Pas sous sa forme la plus puissante, mais je le possède. Je ne peux pas vous en offrir une
démonstrationsansvousfairemal.Pourquoicettequestion?Ophélieéprouvaunvaguemalaise.IlyavaitunetensionsoudainedanslavoixdeThorn.–Cequem’afaitsubirvotresœur,jen’yétaispaspréparée.EllejugeapréférabledepassersoussilencelesmigrainesdeBerenilde,maisThornlapritdecourt
:–Matanteuse-t-elledesesgriffessurvous?Lesdoigtscroiséscontresonmenton,ilobservaitOphélieavecattention,dansl’expectative.C’était
sansdouteuneffetd’optique,maissacicatriceausourcilrendaitsonregardparticulièrementperçant.Embarrassée,Ophélienepouvaitpasrépondreàcettequestionpiège.Sielledisait«oui»,contrequiserait-ilréellementfâchéendéfinitive?contresatantedemalmenersafiancée?oucontresafiancéedetrahirsatante?Peut-êtreneserait-ilpasfâchédutoutetquec’étaitlàunesimplecuriositédesapart.–Parlez-moidesgriffes,éluda-t-elle.Uncourantd’airsefrottaàseschevilles.Ophélieéternuaàs’enfairemalauxosdetoutelanuque.
Aprèsunboncoupdemouchoir,ellejugeapluscorrectd’ajouter:–S’ilvousplaît.
Prenantappuisursespoings,Thornarrachadubureausoncorpsàrallonge.Ilretroussajusqu’auxcoudeslesmanchesdesachemise.Sesbrasmaigresétaientsillonnésdecicatrices,pareillesàcellesqu’ilportaitauvisage.Ophélie
essaya de ne pas les regarder trop fixement, de peur de paraître impolie,mais elle était perplexe.Commentuncomptablequioccupaitunposteaussiimportantpouvait-ilêtreabîméàcepoint?–Commevouspouvezleconstater,ditThornd’unevoixmorne,jeneportepassurmoilamarque
distinctiveduclan.Cependant,jesuisl’exceptionquiconfirmelarègle:touslesnoblesenontune.Ayez toujours le réflexe de localiser le tatouage de chaque personne que vous croisez. C’estl’emplacementquicompte,paslesymbole.Ophélie n’était pas particulièrement expressive ; elle eut pourtant du mal à dissimuler son
étonnement.Thornavaitpris l’initiativede laconversation,etvoilàqu’il répondaitmaintenantauxquestions !Curieusement,çasonnait faux.Ceteffort semblaitcoûteràThorncommes’il se faisaitviolencepournepasreplongerdanssesdossiers.Cen’étaitpasparplaisirqu’ilsemontraitbavard;alorspourquoi?– Les Dragons portent la marque du clan aux mains et aux bras, enchaîna-t-il cependant,
imperturbable.Évitezdecroiserleurrouteetnerépondezjamaisàleursprovocations,sihumiliantessoient-elles.Nevousfiezqu’àmatante.Cela,c’étaitvitedit…OphéliecontemplalafenêtrequeThornavaitrefermée.Lafaussepluies’y
abattaitmaintenantdansunsilenceperturbant,sansjamaisylaisserlamoindretraînéed’eau.–Tortureràdistance,chuchota-t-elle,est-ceuneautresorted’illusion?–C’estbeaucoupplusbrutalqu’uneillusion,maisvousavezsaisileprincipe,grommelaThornen
consultant sa montre à gousset. Les griffes agissent comme un prolongement invisible de notresystèmenerveux,ellesnesontpasréellementtangibles.Ophélie n’aimait pas parler à quelqu’un sans voir son visage. Elle voulut hisser les yeux vers
Thorn,maiselleneputallerau-delàdesboutonsdesoncolofficier.Elleavaitgardédes raideursdanslanuqueetcethommeétaitinsolemmentgrand.–Lesbrutalitésdevotresœurm’ontparutrèstangibles,dit-elle.–Parcequesonsystèmenerveuxadirectementagressélevôtre.Sivotrecerveauestconvaincuque
lecorpssouffre,alorslecorpss’arrangerapourquecesoiteffectivementlecas.Thorn avait dit cela comme si c’était la plus élémentaire des évidences. Peut-être était-ilmoins
cassant,iln’avaitpasperdutoutecondescendancepourautant.–EtquandonestattaquéparunDragon,murmuraOphélie,jusqu’oùlecorpspeut-iljouerlejeu
ducerveau?–Douleurs,fractures,hémorragies,mutilations,énuméraThornsansétatsd’âme.Toutdépenddu
talentdeceluiquivousattaque.Ducoup,Ophélien’osaitplusdutoutregardersescicatrices.C’étaientlessiensquiluiavaientfait
ça ? Comment pouvait-il parler de talent ? Elle grignota les coutures de son gant. Elle ne sepermettaitgénéralementpasdelefairedevantquelqu’un,maislà,elleenavaitvraimentbesoin.Lescroquis d’Augustus lui revinrent comme une claque. Ces chasseurs au regard dur et arrogant,capablesdetuerdesBêtessansavoirrecoursàdesarmes,ilsseraientsanouvellefamille.Ophélienecomprenaittoutsimplementpascommentellepourraitsurvivreparmieux.–Jemesuremaintenantlaportéedevosparolesdansledirigeable,avoua-t-elle.–Vousavezpeur?Voilàquinevousressemblepas.Ophélie levaversThornunregardsurpris,maissoncouprotestaetelledutrebaisser la tête.Ce
qu’elleavaitentraperçudelui,toutefois,lalaissasongeuse.Lesyeuxderasoirl’observaientavecdelahauteuretdeladistance,maiscen’étaitpasréellementdelacondescendance.Plutôtunelointainecuriosité,commesicettepetitefiancées’avéraitmoinsinintéressantequ’onnes’yattendait.
Ophélieneputs’empêcherdes’agacer.–Commentpouvez-vousprétendresavoircequimeressembleounon?Vousn’avezjamaisprisla
peined’essayerdemeconnaître.À cela,Thornne répondit rien.Le silencequi était brutalement tombé entre euxparut s’étirer à
l’infini.Ophéliecommençaità trouvergênantderesterplantéedevantcethomme,raidecommeunmonolithe,lesbrasballants,tropgrandpourqu’ellepûtvoirl’expressiondesafigure.Un bruit retentissant, au fond de la bibliothèque, la tira d’embarras. Le dictionnaire de la tante
Roselineavaitglissédesesgenouxets’étaitécrasésurleparquet.Laduègneseréveillaensursaut,promenantunregardhébétéautourd’elle.EllenetardapasàsurprendreThornetOphélieprèsdelafenêtre.–Qu’est-ce que c’est que cesmanigances ? s’indignat-elle.Veuillez reculer d’un pas,monsieur,
vousvousteneztropprèsdemanièce!Vousfereztoutcequebonvoussemblelorsquevousserezunisparleslienssacrésdumariage.
L’oreille
– Asseyez-vous. Levez-vous. Asseyez-vous…Non, pas ainsi. Nous avons répété ce mouvementcentfois,machèrefille,est-ilsidifficilepourvousdelemémoriser?Berenilde se posa sur une bergère du salon, animée par cette grâce naturelle qui enveloppait
chacundesesgestes,etseremitdeboutaveclamêmefluidité.–Ainsi.Vousnepouvezpasvouslaissertombercommeunsacdecharbon,vousdevezêtreaussi
harmonieuse qu’une partition musicale. Asseyez-vous. Levez-vous. Asseyez-vous. Levez-vous.Asseyez-vous.Non,non,non!Troptard,Ophélieétaittombéeàcôtédesachaise.Àforcedes’asseoiretdeserasseoir,elleavait
attrapéletournis.–Accepteriez-vous,madame,quenousnous en tenions là ?demanda-t-elle en se relevant.Nous
pratiquonscetexercicedepuistroplongtempspourquejeleréalisecorrectement.Berenildehaussasessourcilsparfaitementépilésetagitasonéventailavecunsouriremalicieux.–J’aiobservéunebelleaptitudechezvous,monenfant.Vousêtestrèsfortepourdissimulervotre
insolencesousdepetitsairssoumis.–Jecroispourtantn’êtreniinsolentenisoumise,repartitcalmementOphélie.–Berenilde,laissecettepauvreenfantsouffler!Tuvoisbienqu’ellenetientplusdebout.Ophélieadressaunsourirereconnaissantàlagrand-mère,occupéeàtricoterprèsdelacheminée.
La vieille dame était aussi indolente et aussi silencieuse qu’une tortue,mais quand elle intervenaitdansuneconversation,c’étaitsouventpourprendresadéfense.Defait,Ophélieétaitrompuedefatigue.Berenildel’avaitsortiedulitàquatreheuresdumatin,par
foucade,prétextantqu’ilfallaitimpérativementtravaillersonmaintien.Ellel’avaitobligéeàavanceravecunlivreenéquilibresurlatête,luiavaitfaitmonteretdescendrelesescaliersdumanoirjusqu’àêtre satisfaite de sa démarche, et cela faisait plus d’une heure qu’elle s’acharnait sur sa tenue enchaise.Depuisqu’ellenerecevaitplusdevisiteurs,Berenildeconsacraitsesjournéesàrefairel’éducation
d’Ophélie : sa façon de se tenir à table, de choisir ses robes, de servir le thé, de faire descompliments, d’articuler ses phrases… Elle l’étouffait tellement de recommandations qu’Ophélien’enretenaitpaslamoitié.–C’estentendu,maman,soupiraBerenilde.Jesuiscertainementpluslasseencorequecettechère
petite.Luiinculquerlesbonnesmanièresn’estpasdetoutrepos!Ophélie songea que Berenilde se fatiguait inutilement, qu’elle ne serait jamais une fiancée
caressante, gracieuse et spirituelle, et qu’il y avait des choses autrementplus importantesdont elleaurait dû l’instruire.Elle n’en dit rien, évidemment.DésapprouverBerenilde ne l’aiderait pas à seréconcilieravecelle.OphéliegardaitplutôtsesquestionspourThorn,lorsqu’ildaignaitleverlenezdesesdossiersou
raccrocherletéléphone,c’est-à-diretrèsrarement.Letonqu’ilemployaitpours’adresseràelleétaitun peu forcé, mais il ne l’éconduisait jamais. Ophélie en apprenait chaque jour davantage sur lagénéalogie des Dragons, leurs us et coutumes, leur extrême susceptibilité, les gestes qu’il fallaitéviterdevanteuxetlesmotsquinedevaientpasêtreprononcésenleurprésence.Leseulsujetquin’étaitjamaisabordé,niparOphélieniparThorn,c’étaitleurmariage.
–Pouvez-vousmepasserlescigarettes,mafille?Vouslestrouverezsurlacheminée.Berenilde s’était assise au fond d’un fauteuil, près de la fenêtre toute noire d’orage. Lesmains
poséessurunventrequines’arrondissaitpasencore,elleressemblaitàunefuturemamanépanouie.C’était une image trompeuse, Ophélie le savait. Berenilde portait l’enfant d’un seigneur qui nes’intéressaitplusàelle.Sous lebeauvisagedeporcelainesecachaientdudésarroiamoureuxetunorgueilmortellementblessé.D’unetapeamicaledelamain,BerenildedésignalesiègevoisinàOphéliequandelleluiapporta
sescigarettes.–Jereconnaisavoirétéunpeustricte,cesdernierstemps.Venezdoncvousreposerauprèsdemoi.Ophélie aurait préféré prendre un bol de café en cuisine, mais elle ne pouvait faire autrement
qu’obéir aux caprices de cette femme. À peine fut-elle assise que Berenilde lui tendit son étui àcigarettes.–Prenez-enune.–Sansfaçon,déclinaOphélie.–Prenez-enune,vousdis-je!Lesfumoirssontdeslieuxdesociabilitéincontournables,vousdevez
vousypréparerdèsàprésent.Ophélieattrapaunecigaretteduboutdesdoigts,incertaine.SilatanteRoselinelavoyait,elleserait
certainementtrèscontrariée.Laseuleetuniquefoisoùelleavaitfumédutabac,elleavaitonzeans.Elle en avait pris juste une bouffée à la pipe de son père et elle avait ensuite étémalade toute lajournée.–Retenezbienceci,ditBerenildeeninclinantsonfume-cigaretteverslaflammed’unbriquet.Siun
homme se tient près de vous, c’est à lui d’allumer votre cigarette. Aspirez lentement la fumée etdiffusez-la discrètement dans l’atmosphère, comme ceci. Ne la soufflez jamais au visage dequelqu’un,çasetermineraitenduel.Essayezunpeupourvoir?Ophélie toussa,cracha, larmoya.Sacigarette luiéchappadesdoigts,elleeut juste le tempsde la
récupéreravantquesonécharpeneprîtfeu.Elledécidaqueceseraitsadernièretentative.Berenildeéclatad’unrirecristallin.–N’ya-t-ilpasuneseulechosequevoussachiezfaireconvenablement?LeriredeBerenildes’éteignitsurseslèvres.Ophéliesuivitsonregardentoussotant,au-delàdes
portesouvertesdusalon.Dresséaumilieuducouloir,ducourrieràlamain,Thornassistaitàlascènesansmotdire.–Viens te joindreànous,proposaBerenilded’unevoixonctueuse.Pourunefoisquenousnous
amusonsunpeu!Ophélie,elle,nes’amusaitpastellement;elleavaitmalauxpoumonsd’avoirtroptoussé.Thorn
restafidèleàlui-même,raidedelatêteauxpieds,aussisinistrequ’unemployédepompesfunèbres.–J’aidutravail,marmonna-t-ilens’éloignant.Sonpaslugubreseperditaufondducouloir.Berenildeécrasasacigarettedanslecendrierd’unetablebasse.Legestetrahissaitdelacontrariété.
Mêmesonsourireavaitperdudesonvelouté.–Jenereconnaispluscegarçon.Ophélie essayadecalmer sonécharpe,qui sedébobinaitde soncoucommeun serpent en fuite.
L’incidentdelacigarettel’avaitaffolée.–Encequimeconcerne,jeneletrouvepastrèsdifférentded’habitude.LesyeuxlimpidesdeBerenildeseperdirentà travers lafenêtre,dans lesnuagesgorgésd’orage
quipesaientsurleparc.– Que ressentez-vous pour lui ? murmura-t-elle. Je me flatte de savoir percer les émotions de
n’importequelvisage,maislevôtredemeureunmystèrepourmoi.
–Riendeparticulier,réponditOphélieenhaussantlesépaules.Jeconnaistroppeucethommepouravoirlamoindreopinionsurlaquestion.–Sottises!D’un mouvement du poignet, Berenilde déploya son éventail comme si elle se consumait de
l’intérieur.– Sottises, reprit-elle plus posément. On peut aimer d’un seul regard. D’ailleurs, on ne s’aime
jamaissibienquequandonseconnaîtfortmal.Des paroles bien amères, mais Ophélie n’était pas suffisamment sentimentale pour se sentir
concernée.–Jenesuispaspluséprisedevotreneveuqu’ilnel’estdemoi.Berenilde laconsidérapensivement.Sesbouclettesblondes,quidansaientcommedes flammesà
chaquemouvement de son visage, s’étaient figées. Prise dans le faisceau implacable de ce regard,Ophélie se sentit soudain l’âme d’une brebis jetée entre les pattes d’une lionne. Ses migrainesreprirentdeplusbelle.Elleeutbeauessayerdeseconvaincrequecettedouleurn’étaitpasréelle,quec’étaitl’espritdeBerenildequiparasitaitlesien,çaluifitquandmêmemal.Dequoicettefemmelapunissait-elleréellement,aufond?–Faitescequevousvoulezdevotrecœur,mafille.J’attendsuniquementquevousremplissiezvos
devoirsetquevousnenousdéceviezpas.«Ellenemepunitpas,réalisaalorsOphélie,lespoingsserréssursarobe,elleveutmedompter.
C’estmonindépendanced’espritquil’inquiète.»Aumêmeinstant,letimbred’unesonnetteretentitdanslemanoir.Unvisiteurs’annonçait.Quique
cefût,Ophélielelouaintérieurementpourcettevenueprovidentielle.Berenilde s’empara d’une clochette sur la table basse et l’agita. Il y en avait de semblables sur
chaquemeubledumanoir,afindepouvoirsolliciterundomestiquedepuisn’importequellepièce.Uneservanteseprésentaaussitôtsurunerévérence.–Madame?–OùestMmeRoseline?– Dans le cabinet de lecture, madame. Elle était très intéressée par la collection de timbres de
madame.Déridée,Ophéliesongeaque tantqu’ilyauraitdupapierdanscettemaison,sousquelque forme
quecefût,latanteRoselinetrouveraitdequois’occuperlesmains.–Qu’onveilleàcequ’elleyresteletempsquejereçoive,ordonnaBerenilde.–Oui,madame.–Etraccompagnecetteenfantdanssesquartiers,ajouta-t-elleavecunsignedelamainendirection
d’Ophélie.–Bien,madame.Comme une petite fille qui n’aurait pas été sage, Ophélie fut enfermée à double tour dans sa
chambre. C’était lemême cérémonial chaque fois que quelqu’un se présentait au domaine. Autants’armerdepatience.QuandBerenilderecevait,celapouvaitdurerdesheures.Ophélie taquinaitsonécharpe,quise tortillait joyeusementsur le tapis, lorsque lesgloussements
desservantesluifirentdresserl’oreille:–C’estM.Archibald!–Tul’asvu,detesyeuxvu?–J’aimêmeprissonchapeauetsesgants!–Oh!Pourquoicen’estjamaisàmoiquedetelleschosesarrivent?Ophélieplaquasonoreillesurlaporte,maislespasprécipitéss’éloignaientdéjà.Était-ilpossible
quecefûtl’Archibalddujardind’été?Elleentortillasescheveuxautourdesesdoigts.Ensupposant
quecefûtlui,quesepasserait-ils’ilévoquaitsarencontreavecuneAnimisteenpleinefêtemirage?«Berenildemelacéreraàcoupsdegriffes,conclutOphélie.Etsij’enréchappe,Thornnerépondra
plusjamaisàmesquestions.Dansquellesoupièresuis-jealléememettre?»Ellefitlescentpasdanssachambre.Denepassavoircequisetramaitdanssondos,encemoment
même,luimettaitlesnerfsàvif.Elletrouvaitdéjàl’atmosphèreirrespirabledepuissonescapade,ellenetenaitpasàcequesarelationavecsabelle-famillesedégradâttoutàfait.N’ytenantplus,elletambourinaàlaportedesachambrejusqu’àcequequelqu’unvîntluiouvrir.–Oui,mam’zelle?Ophélie eut un soupir de soulagement.C’étaitPistache, sa femmede chambre.Cette adolescente
étaitleseulmembredupersonnelquisepermettaitquelquesfamiliaritéslorsquelesmaîtresn’étaientpasdanslesenvirons.–Ilfaitunpetitpeufroiddansmachambre,ditOphélieavecunsouriredésolé.Serait-ilpossible
d’allumerunfeu?–Poursûr!Pistacheentra,refermalaporteàclefetôtalagrilledelacheminée.–J’aicrucomprendrequeMmeBerenilderecevaitunvisiteurimportant?soufflaOphélieàvoix
basse.Pistacheplaçadesbûchesdansl’âtreetluidécochaunregardpétillantpar-dessussonépaule.–Oui-da!chuchota-t-elled’unevoixexcitée.M’sieurl’ambassadeurestici!Etpisc’estunsacré
épatementpourmadame.D’ungestecoquet,elleépinglasonbonnetdedentelledefaçonàluiredonnerunpeud’allure.–Ah,là,là,mam’zelle!Nevousenapprochezjamais,ilauraittôtfaitdevousmettredanssonlit.
Etpisonm’aditquemêmemadamen’apasétécapabledeluirésister!L’accent trèsprononcéde l’adolescente, fraîchementarrachéedesaprovince,empêchaitOphélie
de la comprendre parfaitement, mais elle avait saisi l’essentiel. C’était bien l’Archibald qu’elleconnaissait.Elle s’agenouilla près de Pistache, devant le feu qui commençait à prendre dans une délicieuse
odeurderésine.–Dites-moi,nepourrais-jeassisteràl’entretienentreMmeBerenildeetcetambassadeur?Entoute
discrétion,biensûr.Pistachegrimaça.Ellenonplus,ellenecomprenaitpastoujourssonaccent.QuandOphélierépéta
pluslentement,ellepâlittellementquesestachesderousseurressortirentcommeunfeud’artifice.–J’peuxpas!SiMadameapprendquejevousailaisséesortirsanspermission,j’suismorte!J’suis
vraimentdésolée,mam’zelle,soupiraPistache,j’medoutequevousdevezcreverdesolitudeici.Etpis, vous me traitez avec respect, vous me donnez du « vous », vous me prêtez une oreillebienveillante,maisfautmecomprendre…j’peuxpas,c’esttout!Ophéliesemettaitàsaplace.Berenildeneplaisantaitpasaveclafidélitédesesdomestiques.Qu’un
seulparmieuxlatrahîtetilsseraientsansdoutetouspendus.–Cedontj’aibesoin,c’estjusteunmiroir,déclara-t-ellealors.Lasoubrettesecouasesnattesd’unairnavré.–J’peuxpas!Madamevousainterdit…–Lesglaces,oui.Paslesmiroirsdepoche.Jenepourraispassortirdecettechambreparunmiroir
depoche,n’est-cepas?Pistachesemitaussitôtdeboutetépoussetasontablierblanc.–Juste.J’vaisvouschercherçatoutdesuite!Quelques instants plus tard, Pistache revint avec un miroir à main, une véritable œuvre d’art
sculptéeenargentetcercléedeperles.Ophélielepritavecprécautionets’assitsursonlit.Cen’était
pascequ’ilyavaitdepluscommode,maisçaferaitl’affaire.–Où,àvotreavis,MmeBerenildeest-elleentrainderecevoirl’ambassadeur?Pistacheplongea lespoings au fonddespochesde son tablier, ungestedésinvoltequ’ellene se
seraitjamaispermisdevantsesmaîtres.–Uninvitédemarque,c’esttoujoursausalonrouge!Ophéliesereprésentadonclesalonrouge,ainsibaptisépoursesmagnifiquestapisseriesexotiques.
Il y avait deux glaces là-bas, l’une au-dessus de la cheminée et l’autre au fond d’un argentier. Lasecondeseraitlacachetteidéale.– Excusezmon indiscrétion,mais vous allez en faire quoi, dumiroir ? demanda Pistache, très
intriguée.Ophélieluisourit,posaundoigtsursaboucheetretiraseslunettes.–Çaresteraentrenous,n’est-cepas?Jevousfaisconfiance.SouslesyeuxstupéfaitsdePistache,Ophélieposalemiroircontresonoreillejusqu’àcequ’ill’eût
entièrementengloutie.L’oreilleémergeaàl’intérieurdel’argentierdusalonrouge,àl’autreboutdumanoir.Ophéliereconnutaussitôtlavoixbadined’Archibald,àdemiétoufféeparlavitredumeuble:– …tesque Mme Séraphine qui aime à s’entourer d’éphèbes. Sa petite fête fut exquisément
décadente,maisvotregraindeselmanquait!Nousvousavonsregrettée.Archibaldsetut.Untintementdecristal.Ondevaitluiremplirsonverre.–Toutcommenousvousregrettonsàlacour,poursuivit-ilbientôtd’untonsuave.La voix de Berenilde s’éleva à son tour, mais elle parlait trop doucement pour qu’Ophélie pût
l’entendre,mêmeensebouchantl’autreoreille.Devantelle,Pistacheétaitébahie.–Nemeditespas,mam’zelle,quevousentendezcequisecauseenbas!Sonmiroir tenu comme un cornet de téléphone,Ophélie lui fit signe de ne pas faire de bruit :
Archibaldétaitentraindedonnerlaréplique.– Je sais cela et c’est précisément la raison dema venue ici aujourd’hui. Les gazettes vous ont
dépeinteendestermessialarmantsquenousvouscroyionsàl’agonie!NotreseigneurFarouk,quin’estpourtantpasdugenreàsesoucierd’autrechosequesonplaisir,montredessignesd’inquiétudeàvotresujet.Unsilence.Berenildedevaitluirépondre.– Je sais que ces torchons exagèrent toujours, fit la voix d’Archibald, surtout quand c’est la
jalousiequis’exprimeàtraverseux.Jemedoiscependantdevousparlersansfard.Vousn’êtesplusune toute jeune femme et un accouchement, à votre âge, peut s’avérer hasardeux. Vous êtes enpositiondevulnérabilité,Berenilde.Votredomaine,pourconfortablequ’ilsoit,n’ariend’uneplaceforte et un domestique, ça se corrompt facilement. Sans évoquer tous ces poisons qui circulentactuellementsurlemarché!Cettefois,lorsqueBerenildeintervint,Ophéliesaisitàlavolée«merci,mais»et«neveu».–Thornnepeutpasêtreàvoscôtésjouretnuit, lagrondagentimentArchibald.Etjenedispas
celadansvotreseul intérêt.L’Intendancedoit rouvrirsesportes.Tropd’affaires traînentdevant lestribunaux, lamiliceprovinciale se laissealler, les courriers circulent sansaccord, les contrôles seraréfientettoutlemondeescroquetoutlemonde.Hierencore,leConseildesministresdénonçaitcesdysfonctionnements.Peut-êtreétait-cesouslecoupdel’irritation,maislavoixdeBerenildedevintbienplusdistincteà
l’intérieurdel’argentier:–Ehbien,déléguez!MonneveunepeutpastenirseullaCitacielleàboutdebras.–Nousenavonsdéjàparlé,Berenilde.–Quecherchez-vous,ambassadeur?Sijenevousconnaissaispas,jediraisquevousessayezde
m’isoler…oudemepousseràmedéfairedemonenfant.Lerired’Archibaldéclatasifortqu’Ophélieensursauta.–Berenilde!Pourquellesorted’odieuxpersonnagemeprenez-vous?Moiquipensaisquenous
nouscomprenionsbien,vousetmoi.Etpuisàquoirimecet«ambassadeur»,n’ai-jepastoujoursétéArchibald,etrienqu’Archibald,pourvous?Unbrefsilenceseposasurlesalonrouge,puisArchibaldpoursuivitd’untonplussérieux:–Ilestévidemmenthorsdequestionquevousécourtiezvotregrossesse.Cequejevoussuggérais,
enfait,c’étaitdevenirvousinstallerchezmoietdelaisserThornréintégrersonIntendance.Jemefaisundevoirpersonneldeveillersurvousetsurl’enfantquevousportez.Ophélieécarquillalesyeuxderrièreseslunettes.BerenildechezArchibald.Thornàl’Intendance.
LatanteRoselineetelleresteraient-ellesdoncseulesaumanoir?–J’aipeurdedevoirdéclinervotreproposition,ditBerenilde.–Etmoi,j’aipeurdedevoirvousl’imposer.C’estunordreduseigneurFarouk.Aunouveausilencequis’ensuivit,Ophélien’eutaucunmalàimaginerl’émotiondeBerenilde.–Vousmeprenezaudébotté.M’autorisez-vousàconvoquermonneveu?–J’allaisvousledemander,machère!Denouveau,lepasdeBerenildes’éloignaaupointderendreinaudiblessesparoles,maisOphélie
avaitentendulesoncaractéristiqued’uneclochette.Berenildedistribuaitsesordres.ArchibaldeutàpeineletempsdedébiterdesbanalitésqueThornentraitàsontourdanslesalonrouge.–Monsieurl’ambassadeur.Au seul son de ces mots, prononcés sur un ton glacial, Ophélie visualisa des yeux tranchants
commedumétal.ThorndétestaitArchibald,ellelesutd’instinct.–Notre indispensable intendant ! s’exclamaArchibald avec une intonation fondante d’ironie. Je
n’ai guère encore eu l’occasion de vous féliciter pour vos fiançailles !Nous nous languissons deconnaîtrel’heureuseélue.Ilavaitdûselever,Ophéliel’entendaitsousunanglelégèrementdifférent.Samains’étaitcrispée
autourdumiroir.Unmotdetraversdanslabouchedecethommeetjamaispluselleneconnaîtraitlapaix.–Mafiancéeesttrèsbienoùellesetrouvepourlemoment,rétorquaThornd’unevoixdeplomb.–Jesupposequeoui,susurraArchibald,doucereux.Ce fut tout. Il n’ajouta rien d’autre, ne fit aucune allusion à leur rencontre. Ophélie peinait à y
croire.– Venons-en au fait, enchaîna-t-il joyeusement. Monsieur l’intendant, vous êtes sommé de
reprendrevosfonctionsséancetenante.LaCitaciellesedisperseàtouslesvents!–C’esthorsdequestion,déclaraThorn.–C’estunordre,rétorquaArchibald.–Jen’aiquefairedevosordres.J’entendsresterauprèsdematante jusqu’àlanaissancedeson
enfant.–Cen’estpasunordredemoi,maisduseigneurFarouk.J’assureraimoi-même,sursademande,
lasécuritédevotretante.Unsilence interminableemplit l’oreilled’Ophélie.Elle était si absorbéepar cequ’elle entendait
qu’elleenoubliaitcomplètementlaprésencedePistacheenfaced’elle,brûlantedecuriosité.–Qu’est-cequ’ilsdisent,mam’zelle?Qu’est-cequ’ilsdisent?– Jeprésumequ’aucun recoursn’est envisageable, finit par articuler lavoixdeThorn avecune
extrêmeraideur.– Aucun, en effet. Prenez vos dispositions dès aujourd’hui. Berenilde, vous vous rendrez au
Clairdelunecesoir.Unbalseraorganiséenvotrehonneur!Madame,monsieur,jevoussouhaitele
bonjour.
Mime
Ophélie resta immobile et silencieuseun longmoment, sonoreille suspenduedans levaisselier.Elleserenditàl’évidence,iln’yavaitpluspersonneausalonrouge.Ellereposalemiroirsurlelit.Ilpesaittellementlourdqu’elleenavaitmalaupoignet.–Alors,mam’zelle?demandaPistacheavecunsouriremutin.Vousavezentenduquoi?–Ilvayavoirduchangement,murmuraOphélie.–Duchangement?Quelchangement?–Jenesaispasencore.Ophélie avait un mauvais pressentiment. Thorn et Berenilde ne prendraient pas le risque de la
laisserseuleaumanoir,ilsneluifaisaientpasassezconfiancepourça.Quelsortluiréserverait-on?–Mam’zelle!Mam’zelle!Venezvoir!Pistachebondissaitde joiedevant la fenêtre,sesnattesdansantsursesépaules.Ophéliebattitdes
paupièressousseslunettes,éblouie.Unsoleilresplendissantétaitentraindepercerlesnuagesdesesflèchesd’or.Lecieldevint sibleu, lescouleursduparc si flamboyantes,queçaen faisaitmalauxyeuxaprèstoutecettegrisaille.Ophélieendéduisitqu’aumoinsBerenilden’étaitplusfâchéecontreelle.Onfrappaàlaporte.Ophéliesedépêchadecacherlemiroiràmainsousunoreilleretfitsigneà
Pistachequ’ellepouvaitouvrir.C’étaitThorn.Ilentrasanscérémonie,poussaPistachedanslecouloiretrefermalaporte.Iltrouva
Ophélie assise dans un fauteuil, un livre à la main, son écharpe sur les genoux. Elle n’était passuffisamment bonne comédienne pour feindre la surprise, aussi se contenta-t-elle d’escalader desyeuxlasilhouetteinterminablequisedressaitdevantelle.–Letempsachangé,constata-t-elle.Thorn seplantadevant la fenêtre, rigide commeun chevalet, lesmains croiséesdans ledos.La
lumièredujoursemblaitrendresonprofilpluspâleetplusanguleuxqu’ilnel’étaitdéjà.–Nousvenonsderecevoirunevisitedéplaisante,lâcha-t-ilduboutdeslèvres.Enfait,lasituation
pourraitdifficilementseprésenterplusmal.Ophélie s’étonnade voir soudainThorn enbleu, puis elle comprit que c’étaient ses lunettes qui
avaientpriscetteteinte.Lebleuétaitlacouleurdel’appréhension.–Expliquez-vous.–Vouspartezcesoir.Ils’exprimaitd’untonbrusqueetsaccadé.Ophélieavaitd’abordcruqu’ilregardaitparlafenêtre,
maisiln’enétaitrien.Sonœilgrisétaitfigédefureursouslesourcilbalafré.Lacolèrelesuffoquait.Elleirradiahorsdelui,transperçantlefrontd’Ophéliedemillepiqûresd’aiguille.C’étaitdécidémentunemaniefamilialedesepasserlesnerfssurlacervelledesgens.–Où?souffla-t-elle.–Danslenidd’unvautourdénomméArchibald.C’estnotreambassadeuretlebrasdroitdeFarouk.
Vousyaccompagnerezmatantejusqu’autermedesagrossesse.Assise dans son fauteuil, Ophélie avait l’impression que les coussins, le rembourrage et les
ressortssedérobaientsouselle.SiArchibaldlavoyait,illatrahiraitdevanttoutlemonde.–Maispourquoi?balbutia-t-elle.N’étais-jepascenséeêtretenueausecret?
D’ungesteexcédé,Thorntiralestenturesdelafenêtrecommesitoutecettelumièrel’agressait.– Nous ne pouvons pas faire autrement. Vous et votre chaperon vous ferez passer pour des
membresdenotredomesticité.Ophélie contempla le feu qui crépitait dans la cheminée. Même si elle se grimait en servante,
Archibald la reconnaîtrait et dénoncerait son imposture. Il l’avait immédiatement repérée au beaumilieud’unbalcostumé:cethomme-làavaitunsensdel’observationdiabolique.–Jeneveuxpas,déclara-t-elleen refermantson livre.Nousnesommespasdespionsquevous
pouvezmanipuleràvotreguise,monsieur.Jesouhaiteresteraumanoiravecmatante.Pourlapeine,Thornfitdescendresurelleunregardinterdit.Ophéliecrutuninstantqu’ilallaitse
mettreencolèreet lâchersesgriffessurelle,mais ilsecontentad’aspirerbruyammentpar lenez,impatient.–Jenecommettraipasl’erreurdeprendrevotrerefusàlalégère.Ilvautmieuxvousconvaincre
quevouscontraindre,jemetrompe?Ophéliehaussa lessourcils,priseaudépourvu.Thorns’emparad’unechaiseets’assitàquelque
distancedufauteuil,sesarticulationsplianttantbienquemallesjambestropgrandes.Ilposasescoudessursesgenoux,juchasonmentonsursespoingsetplantasesyeuxmétalliques
toutaufonddeslunettesd’Ophélie.–Jenesuispasungrandbavard,dit-ilenfin.J’aitoujoursconsidéréqueparlerétaitunepertede
temps,mais,j’espèrequevousl’aurezremarqué,j’essaied’alleràl’encontredemanature.Ophélietapotanerveusementlacouverturedesonlivre.OùThornvoulait-ilenvenir?–Vousn’êtespasunepipelettenonplus,enchaîna-t-ilavecsonaccenttropdur.Siçam’asoulagé
audébut,jevousavouequevossilencesontmaintenantplutôttendanceàm’embarrasser.Jen’aipaslaprétentiondevouscroireheureuse,maisau fond jen’aipas lapluspetite idéede l’opinionquevousvousfaitesdemoi.Thornsetut,commes’ilattendaituneréponse,maisOphéliefutincapabled’articulerunmot.Elle
s’étaitattendueàtoutsaufàcettedéclaration.Cequ’ellepensaitdelui?Depuisquands’ensouciait-il?Iln’avaitmêmepasconfianceenelle.Pensif,Thorn laissa tombersonregardsur l’écharperouléeenbouleaucreuxdesgenouxde la
jeunefille.–Vousaviez raison, l’autre jour. Jen’aipasassezpris le tempsnidevousconnaîtrenidevous
permettredemeconnaîtreenretour.Cen’estpasdansmeshabitudesdefairedesconcessions,mais...j’admetsquej’auraisdûavoiruneautreattitudeenversvous.Il s’interrompit net quand il releva les yeux vers Ophélie. Horriblement gênée, elle s’aperçut
qu’ellesaignaitdunez.–Cedoitêtrelachaleurdelacheminée,bredouillat-elleentirantunmouchoirdesamanche.Ophéliesepenchadanssonmouchoir tandisqueThornpatientait,hiératiquesursachaise.Iln’y
avait qu’elle pour se mettre dans une situation aussi ridicule alors que les circonstances ne s’yprêtaientpasdutout.–Peuimporte,marmonnaThornavecuncoupd’œilpoursamontre.Detoutefaçon,jenesuispas
douépourceschoses-làetl’heuretourne.Ilinspiraprofondément,puisenchaînad’untonplusformel:–Voicilesfaits.ArchibaldvaaccueillirmatanteensondomaineduClairdelunepourmepermettre
derattrapermesretards.Dumoins,c’est laversionofficielle,carjeredoutequecenuisiblemijoteautrechose.–Leplussageneserait-ilpasquejeresteici,alors?insistaOphélie,lenezdanssonmouchoir.–Non.Mêmedanslatanièred’unloup,vousserezinfinimentplusensécuritéauprèsdematante
queseuleaumanoir.Freyjasaitquevousêtesiciet,croyez-moi,ellenevousveutpasquedubien.
Touslesdomestiquesdecettedemeurenesuffiraientpasàvousprotégercontreelle.Ophéliedevaitadmettrequ’ellen’avaitpaspenséàcela.ÀchoisirentreFreyjaetArchibald,elle
préféraitencoreArchibald.–Est-ce à cela que se résumera toujoursmon existence ?murmura-t-elle avec amertume.Vivre
danslesjuponsdevotretante?Thornremontasamontreet fixaunlongmoment lecadran.Ophéliecomptabeaucoupdetic-tac
pendantcesilence.–Jenesuispasunhommeassezdisponiblepourveillerconvenablementsurvous.Iltirad’unepocheunpetitcalepind’argentetgriffonnaunenoteaucrayon.–Voici l’adressede l’Intendance.Mémorisez-labien.Sivousvous trouvezendifficulté, si vous
avezbesoind’aide,venezmevoirsansattirerl’attention.Ophéliefixalapetitefeuilledepapier.C’étaitbienaimable,maisçanerésolvaitpassonproblème.–CetArchibaldnesedoutera-t-iljamaisdemonidentitésijepasselesprochainsmoischezlui?LesyeuxdeThornseréduisirentàdeuxfentesétroites.–Ilnedoitpass’endouter.Nevousfiezpasàsessouriresniais,c’estunhommedangereux.S’il
apprendquivousêtes,ilseferaundevoirdevousdéshonorerpourlesimpleplaisirdem’humilier.Faitesdonctrèsattentionàcontrôlervotreanimisme.Ophélie repoussa sa masse de cheveux derrière ses épaules. Ne pas se trahir allait devenir un
véritabletourdeforce.– Ce n’est pas seulement devant Archibald que vous devrez prendre d’extrêmes précautions,
poursuivitThornendétachantchaquesyllabe,maisdevantl’ensembledesafamille.Cesgens-làsontreliés lesunsauxautres.Ceque l’unvoit, tout lemonde levoit.Ceque l’unentend, tout lemondel’entend.Cequel’unsait, tout lemondelesait.Onlesappelle« laToile»,vous lesrepérerezà lamarquequ’ilsportentsurlefront.Lesdernièresparolesd’ArchibaldrevinrentàOphéliecommeunedéchargeélectrique:«Ditesà
votrecousinedenepasracontertoutetn’importequoiàceuxquiportentcettemarque.Çapourraitunjourseretournercontreelle.»Cettenuit-là,toutelafamilled’Archibaldavaitdoncététémoindeleurrencontre?Connaissaient-ilstoussonvisage,àprésent?Ophéliesesentaitacculée.EllenepouvaitpasmentirpluslongtempsàThornetàBerenilde,elle
devaitleurdirecequis’étaitpassé.–Écoutez…,souffla-t-elled’unepetitevoix.Thorninterprétasonembarrastoutautrement.–Vous devez penser que je vous jette dans la fosse aux lions avec une belle insouciance, dit-il
d’unevoixpluslourde.Jevouslemontremal,maisvotresortestuneréellepréoccupationpourmoi.Silamoindreoffensevientàvousêtrefaitedansmondos,çasepayeraauprixfort.Thornrefermalecouvercledesamontredansuncliquetisdemétal.Ils’enfutaussisoudainement
qu’ilétaitvenu,laissantOphélieentêteàtêteavecsamauvaiseconscience.Ellefrappaplusieursfoisàlaportedesachambre,demandantàvoirBerenilde,répétantquec’était
trèsimportant,maisonneputrienfairepourelle.–Madameesttrès,très,trèsoccupée,luiexpliquaPistachedansl’entrebâillementdelaporte.Soyez
patiente,mam’zelle,jevousouvriraibientôt.Jedoisvouslaisser!s’exclamat-ellecommeunsondeclochetteretentissaitauloin.Ophélieeutunfauxespoir,deuxheuresplustard,quandilyeutunbruitdeclefàlaserrure.C’était
latanteRoselinequ’ilsavaientoubliéedanslecabinetdelectureetqu’ilsvenaientdefairemonter.–C’estintolérable!éclata-t-elle,vertedecolère.Cesgensnousenfermentcontinuellementcomme
desvoleuses!Etpuis,qu’est-cequisepasse,d’abord?Ilyadesmallespartoutenbas!Onvidelemanoir?
Ophélie lui raconta ce que Thorn venait de lui dire, mais cela mit la tante Roseline de plusmauvaisehumeurencore.–Commentdonc?Cebutorétaitseulavectoiici,sanspersonnepourvouschaperonner?Ilnet’a
pas tropmalmenée,aumoins?Etc’estquoi, cettehistoired’aller jouer lesdomestiquesailleurs?C’estqui,cetArchimède?Ophélie songea un instant à se confier davantage, mais elle comprit vite que la tante Roseline
n’étaitpaslabonnepersonnepourlefaire.ElleeutdéjàtouteslespeinesdumondeàluiexpliquercequeThornetBerenildeattendaientd’elles.Après une longue conversation et beaucoup de répétitions, Ophélie se rassit dans son fauteuil,
pendantquelatanteRoselinemarchaitenronddanslachambre.Ellespassèrentunebonnepartiedelajournéeàécouterlebranle-basgénéralquisecouaitlademeure.Onapprêtaitlesmalles,onsortaitlesrobes,onrepassaitlesjupesaufildesordresdeBerenilde,dontlavoix,forteetclaire,résonnaitdanstouslescouloirs.Au-dehors, le jour déclinait. Ophélie ramena ses jambes contre elle et cala sonmenton sur ses
genoux. Elle avait beau réfléchir, elle s’en voulait de ne pas avoir dit immédiatement la vérité àThorn.Quoiqu’ellefît,àprésent,ilétaitbeaucouptroptard.«Récapitulons, raisonna-t-elle en silence.LesDragonsveulent sedébarrasser demoiparceque
j’épouseleurbâtard.LesMiragesveulentmamortparcequej’épouseunDragon.Archibaldveutmemettredans son litparcequeça l’amuseet, à travers lui, c’est à toute laToileque j’aimenti.MesseulsalliéssontBerenildeetThorn,maisj’airéussiàmemettrel’uneàdosetjenevaispastarderàenfaireautantaveclesecond.»Ophélie enfouit la tête dans sa robe. Cet univers était beaucoup trop compliqué pour elle, la
nostalgiedesonanciennevieluitordaitleventre.Elletressaillitlorsquelaportedelachambres’ouvritenfin.–Madame souhaiterait s’entretenir avecmademoiselle, annonça lemajordome.Simademoiselle
veutbienmesuivre.Ophélielesuivitjusquedanslegrandsalondontletapisétaitrecouvertdeboîtesàchapeau.–Machèrepetite,ilmetardaitdevousparler!Berenilde rayonnait comme une étoile. Poudrée de la tête aux pieds, elle paradait en corset et
cotillonblancsansaucunsensdelapudeur.Ilémanaitd’elleuneforteodeurdeferàfriser.–Moiaussi,madame,ditOphélieenprenantuneinspiration.– Non, pas de « madame » ! À la corbeille, les « madame » ! Appelez-moi par mon prénom,
appelez-moi«matante»,appelez-moimême«maman»sivouslevoulez!Etmaintenant,exprimez-vousentoutefranchise.Berenildepivotagracieusementpourluioffrirsonprofil,galbéàlaperfection.–Metrouvez-vousronde?–Ronde?balbutiaOphélie,déconcertée.Mafoi,non.Mais…Berenildel’étreignitthéâtralementdanssesbras,luicouvrantlesvêtementsdepoudre.– Jeme reprochemon attitude enfantine envers vous,ma fille. Je vous en ai voulu commeune
vraieadolescente.Maisc’estoublié,àprésent!LesjouesdeBerenildeétaientrosesdeplaisiretsesyeuxbrillaient.Unefemmeamoureuse, tout
simplement.Farouks’étaitinquiétépourelle,elletriomphait.–Thornvousaexpliquécequinousarrive,jecrois.Jepensequelapropositiond’Archibaldestla
meilleurechancequipouvaitnousêtreofferte.Berenildes’assitdevantsacoiffeuse,oùtroismiroirsreflétèrentsonbeauvisagesousdesangles
différents.Elleappuyasurlapoired’unebouteilledeparfumpours’envaporiserlecorsage.Ophélieéternua.
– Voyez-vous, reprit Berenilde d’un air plus grave, je pense que l’existence que nousmenionsn’était pas viable. Il est périlleux pour des courtisans de se couper ainsi des autres et, pour êtreparfaitementfranche,jecroisquecelaneferapasdetortàmonneveud’êtreunpeuprivédevous.Avec une pointe d’ironie au creux des lèvres, vaguement troublée aussi, elle sourit au reflet
d’Ophéliequisetenaitlesbrasballantsderrièreelle.–Cegarçons’estramollidepuisqu’ilvousaenlevéeàvotrefamille.Jeletrouveexcessivement
compréhensifavecvous,çaneluiressemblepas.Etmoiquimeflattaisdevantvousderégnersanspartagesursoncœur,jevousavoueavoiréprouvéunepincéedejalousie!Ophélie l’écoutait à peine, trop concentrée sur les paroles qu’elle devait prononcer à présent. «
Madame,j’aidéjàrencontréM.Archibald.»–Madame,j’ai…– Le passé, c’est le passé ! la coupa Berenilde. Ce qui compte, c’est ce qui vient. Je vais enfin
pouvoirvousinitierauxsubtilitésretorsesdelacour.–Attendez,madame,j’ai…–Carvous,machèreOphélie,vousallezfairepartiedemasuite,ajoutaBerenilde,avantdecrier:
Maman!Berenildeclaquadesdoigts,superbe.Lagrand-mères’avançalentement,sonsouriredetortuelui
fendantlevisage.ElleprésentaàOphélieunpetitcoffrequisentaitfortlanaphtaline.Unerobenoire,unpeubizarre,étaitpliéededans.–Déshabillez-vous,ordonnaBerenildeens’allumantunecigarette.–Écoutez…,insistaOphélie.J’aidéjà…–Aidez-la,maman,cetteenfantesttroppudibonde.Avecdesgestesdoux,lagrand-mèredégrafalarobed’Ophéliejusqu’àcequ’ellefûttombéeàses
pieds.Frissonnante,lesbrascroiséssurlapoitrine,elleneportaitplusqu’unetoilettedecotonsurledos.SiThornentraitmaintenantdanslesalon,elleauraitl’airfine.–Mettezceci,mapetitefille,ditlagrand-mère.Elle lui tendit la robenoirequecontenait lepetitcoffre.Deplusenplusdécontenancée,Ophélie
s’aperçut,endéroulantlelourdveloursrehaussédegalonsenargent,quecen’étaitpaslàunhabitdefemme.–Unelivréedevalet?–Onvavousapporterunechemiseetdeschausses.Enfilez-ladoncpourvoir.Ophéliepassalatêtedanslecolétroitdel’uniformequiluiretombajusqu’auxcuisses.Berenilde
soufflaunnuagedefuméeàtraverssonsouriresatisfait.–Àcompterdecettenuit,vousvousappelezMime.Interloquée,OphéliedécouvritdansletriplemiroirdeBerenildeunrefletqu’ellenereconnutpas.
Un petit homme aux cheveux noirs, aux yeux en amande et aux traits effacés lui réfléchissait sapropresurprise.–Qu’est-cequec’est?bégaya-t-elle.Lepetithommeavaitremuéleslèvresaumêmerythmequ’elle.– Un déguisement efficace, lui répondit Berenilde. Le seul bémol, c’est votre voix… et votre
accent.Maisquelleimportancesivousêtesmuette?Ophélievitlesyeuxdujeunehommes’agrandir.Elleportalamainàseslunettespourvérifiersi
ellesétaienttoujourslà,étantdonnéqu’ellenelesvoyaitplus.Sonrefletparaissaitmanipulerduvide.– Il faudra éviter aussi les tics de ce genre, semoquaBerenilde.Alors, qu’en pensez-vous ? Je
doutequevousintéressiezquiquecesoitsouscetteapparence!Ophélieacquiesçaensilence.Sonproblèmevenaitdetrouverunesolution.
AuClairdelune
Laclef
L’antichambre était l’undes ascenseurs les plus convoités de toute laCitacielle. Il était aménagécommeunboudoiretl’onpouvaitygoûtertoutessortesdethés.Onl’appelaitl’AntichambreparcequeluiseulmenaitauClairdelune,ledomained’Archibald.Nepouvaientmonteràsonbordquelesinvitésdel’ambassadeur,ceuxquisedistinguaientparlelignageetparl’extravagance.Sansdouteàcausedesonpoids,c’étaitaussil’ascenseurlepluslent:ilmettaitunedemi-heurepoureffectuersontrajet.Guindéedanssonuniforme,Ophéliecroisait lesjambes,lesdépliait, lesrecroisait,sefrottait les
chevillesl’unecontrel’autre.C’étaitlapremièrefoisdesaviequ’elleportaitunvêtementd’homme.Ellenesavaitpasquellepostureadopteretsesbas-de-chaussesluigrattaienthorriblementlesmollets.Assise dans un fauteuil confortable, tasse de thé à la main, Berenilde lui jeta un coup d’œil
désapprobateur.– J’espère quevousnegesticulerezpas ainsi chez l’ambassadeur.Vousvous tiendrezdroite, les
talonsserrés,lementonhautetleregardbaissé.Nefaitessurtoutriendevosdixdoigtsquejenevousdemanderaiexpressément.EllereposasatassedethésurunguéridonetfitsigneàOphélied’approcher.Ellepritdélicatement
sesmains gantées dans les siennes. Ophélie se raidit aussitôt à ce contact. Berenilde paraissait debonne composition depuis la visite surprise d’Archibald,mais les sautes d’humeur de cette lionneétaientimprévisibles.–Ma douce petite, n’oubliez jamais que seule la livrée est porteuse de l’illusion. Vous avez le
visageetlebusted’unhomme,maisvosmainsetvosjambessontcellesd’unefemme.Éviteztoutcequipourraitattirerl’attentionsurelles.Desmainsdefemme…Ophéliecontemplasesgantsdeliseuse,aussinoirsquesalivrée,etplissa
plusieurs fois les doigts pour aider le tissu neuf à se faire. Elle avait renoncé à sa vieille pairehabituellepourunedecellesqueluiavaitoffertessamère.Ellenevoulaitrienportersurellequipûtéveillerlessouvenirsd’Archibald.–Ce déguisement est aussi humiliant qu’indécent ! persifla la tanteRoseline. Faire dema nièce
votrevalet!Simasœurapprenaitcela,toutessesépinglessedresseraientsursatête.– La chance tournera, assura Berenilde avec un sourire confiant. Un peu de patience, madame
Roseline.–Unpeudepatience,répétalagrand-mèredeThornavecunsouriregâteux.Unpeudepatience.Tropâgéepourêtreséparéedesafille,lavieilledames’étaitjointeàlasuitedeBerenilde.Ophélie
l’avaittoujoursvuehabilléeentoutesimplicité;c’étaitunvéritablespectacledelavoiraffubléedeson grand chapeau à plumes et de sa robe de damas bleu. Son long cou de tortue avait presqueentièrementdisparusouslesrangéesdeperles.– De la patience, il me semble que nous n’en avons guère manqué jusqu’à présent, observa
froidementlatanteRoseline.Berenildeadressauneœillademalicieuseàl’horlogedel’Antichambre.–Nousseronsarrivéesdansquinzeminutes,chèreamie. Jevousconseillede lesmettreàprofit
pourperfectionnervos«oui,madame»etpournousresservirdecedélicieuxthéauxépices.–Oui,madame,articulalatanteRoselineavecunaccentduNordtrèsexagéré.
Berenilde cambra les sourcils de satisfaction. Elle portait une robe claire à collerette et uneperruqued’unehauteurvertigineuse,qui évoquaitunepiècemontéeen sucreglace.Elleétait aussilumineuse que la tante Roseline était austère dans sa toilette stricte de dame de compagnie. Sonminuscule chignon lui tirait tellement la peau du front qu’elle n’avait plus la moindre rided’expression.–Vous êtes fière,madameRoseline, soupiraBerenilde en sirotant son thé aux épices.C’est une
qualitéquej’aimetrouverchezunefemme,maisellen’apassaplacechezunedamedecompagnie.Bientôt, je vous adresserai la parole avec hauteur et vous ne devrez me répondre que par « oui,madame»oupar«bien,madame».Iln’yauraplusnide«je»nide«vous»entrenous,nousneseronsplusdumêmemonde.Voussentez-vouscapabled’endurercela?Reposantlathéièred’ungestesec,latanteRoselineseredressadanstoutesadignité.–Sic’estdansl’intérêtdemanièce,jemesentiraimêmecapablederécurervotrepotdechambre.Ophélie mordit le sourire qui lui vint aux lèvres. La tante avait une façon très personnelle de
remettrelesgensàleurplace.– J’attends de vous deux la plus grande discrétion et une obéissance inconditionnelle, déclara
Berenilde.Quoiquejefasseouquoiquejedise,àl’unecommeàl’autre,jenetoléreraiaucunregardde travers. Surtout, ne trahissez jamais votre animisme devant témoin. Au premier faux pas, lesmesuresquejemeverraiobligéedeprendreserontexemplaires,dansnotreintérêtàtouteslesquatre.Surcetavertissement,Berenildecroquadansunmacaronavecunevoluptéamoureuse.Ophélieconsultal’horlogedel’ascenseur.EncoredixminutesavantleClairdelune.Peut-êtreétait-
ce le soulagement de quitter sa prison dorée, mais elle n’éprouvait aucune appréhension. Elle sesentaitmêmecurieusementimpatiente.L’inertie,l’attente,lavacuitédesonexistenceaumanoir,toutcelaauraitfiniparl’éteindrepeuàpeu,jusqu’àlaréduireentasdecendreslejourdesonmariage.Cesoir,elleseremettaitenfinenmouvement.Cesoir,elleallaitvoirdesvisagesinconnus,découvrirunnouvelendroit,enapprendredavantagesurlesrouagesdecemonde.Cesoir,elleneseraitpluslafiancée de l’intendant, mais un simple valet, anonyme parmi les anonymes. Cette livrée était lemeilleurposted’observationdontellepouvait rêver, elleavait la ferme intentionde s’enserviraumieux.Elleregarderaitsansêtrevue,elleécouteraitenrestantmuette.PeuimportaitcequepensaitThorn,Ophélieavaitl’intimeconvictionqu’ilnepouvaitpasyavoir
quedeshypocrites, des corrompus et desmeurtriers sur cette arche. Il existait forcément desgensdignesdeconfiance.Àelledesavoirlesrepérer.«Lemanoirm’achangée»,constata-t-elleenjouantdesdoigtsdanssesgantsneufs.SurAnima,Ophélienes’intéressaitqu’àsonmusée.Elleétaitdevenueaujourd’hui,parlaforcedes
choses, plus curieuse des autres. Elle éprouvait le besoin de se chercher des points d’appui, despersonneshonnêtesquinelatrahiraientpaspourdesrivalitésdeclans.EllerefusaitdenedépendrequedeThornetdeBerenilde.Ophélievoulaitseforgersapropreopinion,faireseschoixpersonnels,existerparelle-même.Cefutlorsqu’ilnerestaplusquetroisminutesàl’horlogedel’ascenseurqu’undoutevintentacher
sesbellesrésolutions.–Madame,murmuraOphélieensepenchantversBerenilde,croyez-vousqu’ilyauradesMirages
aubaldeM.Archibald?Occupée à repoudrer son nez, Berenilde lui retourna un regard stupéfait, puis éclata d’un rire
cristallin.– Bien entendu ! Les Mirages sont des personnalités incontournables, ils sont de toutes les
réceptions!VousencroiserezcontinuellementauClairdelune,mapetite.Ophéliefutdéconcertéeparunetelleinsouciance.–Maislalivréequejeporte,c’estuneconfectionMirage,n’est-cepas?
–N’ayez crainte, personne ne la reconnaîtra.Vous êtes un domestique tout ce qu’il y a de plusinsignifiant,sanspersonnaliténisignedistinctif.Descentainesdevaletsvousressembleront,aupointqu’onnepourrafaireaucunedifférenceentrevouseteux.OphélielevalatêteetcontemplalerefletdeMimesurlaglaceduplafond.Unefacepâlichonne,un
nezeffacé,desyeuxinexpressifs,descheveuxpeignéscommeilfaut…Berenildedevaitcertainementavoirraison.–Maisvous,madame,repritOphélie,celanevous inquiètepasdecôtoyerdesMiragesàvisage
découvert?Ilssontpourtantvosennemisjurés.–Pourquoim’en inquiéterais-je?LeClairdeluneestunasilediplomatique.Onyconspire,ony
médit, on y menace, mais on n’y assassine certainement pas. Même les duels judiciaires y sontinterdits.Desduelsjudiciaires?Ophélien’auraitjamaiscrutrouvercesdeuxmotsdanslamêmephrase.–Et sinous tombons surFreyjaet sonmari ? insista-t-elle.Votre famille saitque je suisplacée
sousvotreprotection;nedevineront-ilspasquejemecachedansvotresuite?Relevantlespansdesarobe,Berenildesemitgracieusementdebout.– Vous ne croiserez jamaisma nièce au Clairdelune. Elle n’y a pas ses entrées, à cause de ses
manièresbrutales.Tranquillisez-vousdonc,monenfant,nousarrivonsàdestination.Defait,l’ascenseurralentissait.Ophélie échangea un regard avec Roseline. En cet instant, elles étaient encore tante et nièce,
marraineet filleule,maisbientôt leurs rapportsdeviendraientpurement formels, telsqu’ilsdoiventêtreentreunedamedecompagnieetunvaletmuet.Ophélieignoraitquandelleauraitl’occasiondeluireparler librement;aussi,sonderniermotfutpourcettefemmequiluisacrifiaitsonconfortetsonorgueil:–Merci.LatanteRoselineétreignitbrièvementsamaindanslasienne.Lesgrillesdoréesdel’Antichambre
s’ouvrirentsurledomaineduClairdelune.Dumoins,c’estceàquois’étaitattendueOphélie.Ellefutdéconcertéededécouvrir,àlaplace,unegrandesalledespasperdus.C’étaitunendroitéblouissant,avecuncarrelageendamier,degigantesqueslustresencristaletdesstatuesenorquiportaientdescorbeillesdefruits.Suivant les directives deBerenilde,Ophélie se chargea de pousser le chariot à bagages hors de
l’ascenseur.Ilétaitencombrédemallessilourdesqu’elleavaitl’impressiondedéplacerunemaisonde brique.Elle s’empêcha de dévorer du regard les plafonds peints de la salle des pas perdus.Denombreuxpaysagess’yanimaientdefaçonspectaculaire,icileventsoufflantdanslesarbres,làdesvagues menaçant de déborder sur les murs. Ophélie dut se retenir aussi de dévisager les noblesemperruqués qu’elle essayait d’éviter avec son chariot. Ils étaient maquillés à outrance, parlaientd’unevoixaiguëetprenaientdesposturesmaniérées.Ilss’exprimaientavecunetellepréciosité,destournuresdephrasesialambiquéesqu’Ophélielescomprenaitàpeine,etcen’étaitpasunequestiond’accent.Ilsportaienttous,despaupièresauxsourcils,lamarquedesMirages.Dès que les nobles reconnurent la belle Berenilde, ils lui adressèrent les plus excentriques et
cérémonieuxsaluts,auxquelselleréponditd’unbattementdecilsdistrait.Ophélieauraitvraimentcru,àlesvoir,qu’iln’yavaitaucunerivalitéentreeux.Berenildepritplaceavecsamèresurunebanquettedevelours.Ilyenavaitdesemblablesàtraverstoutelasalledespasperdus;beaucoupdedamess’yéventaientimpatiemment.OphéliegaralechariotàbagagesderrièrelabanquettedeBerenildeetrestadebout,talonssoudés.
Elle ne comprenait pas ce qu’elles attendaient exactement ici. La soirée était déjà bien avancée etArchibaldallaitfinirpartrouverinsultantleretarddesoninvitéed’honneur.Surunbancvoisin,unevieilledameenrosedonnaituncoupdebrosseàcequ’Ophéliesupposa
être un lévrier à poil long. Il était haut comme un ours, portait au cou un ridicule ruban bleu etémettaitunbruitdelocomotiveàvapeurdèsqu’ilsortaitlalangue.Ellenes’étaitpaspréparéeàvoiruneBêtedansunendroitcommecelui-ci.Soudain,lesilencesefitdanslasalledespasperdus.Touslesnoblesseretournaientsurlepassage
d’un homme rond comme un tonneau. Il marchait d’un petit pas pressé, un immense sourire auxlèvres.Àvoirsonuniforme,noiràgalonsd’or,Ophéliedéduisitqu’ils’agissaitd’unmajordomeenchef–Berenildeluiavaitfaitapprendreparcœurlahiérarchiedesdomestiques–,maisilenavaitsipeul’allurequ’elleavaitdesdoutes.Iltanguaitsursesjambesetportaitsaperruquedetravers.– Mon bon Gustave ! l’interpella un Mirage d’une voix onctueuse. Mon épouse et moi-même
patientonsicidepuisdeuxjours.J’osecroirequecen’estlàqu’unpetitoublidevotrepart?Ilavaitditcelaenglissantdiscrètementdanslapochedumajordomeunpetitobjetqu’Ophéliene
reconnutpas,carilssetenaienttroploin.Lemajordometapotasapoched’uniformed’unairflatté.–Iln’yaaucunoubli,monsieur.Monsieuretmadamefigurentsurlalisted’attente.–Maisnousattendonsdepuisdeuxjoursdéjà,insistaleMiraged’untonpluscrispé.–Etd’autresdepuispluslongtempsencore,monsieur.Sous le regard interdit duMirage, lemajordome reprit son petit pas pressé et offrit un sourire
radieuxàtouslesnoblesquiseprésentèrentdevantlui.L’unmitenavantsaplusjeunefilleenlouantsonespritetsabeauté.Unautrevantaitlaqualitéexceptionnelledesesillusions.Mêmelavieilledameen rose obligea son lévrier géant à faire le beau pour impressionner lemajordome,mais celui-cifendait l’assemblée sans céder à personne. Il ne s’arrêta qu’une fois parvenu à la banquette deBerenilde,etlà,s’inclinasiprofondémentqu’ilfaillitperdresaperruque,malattachée.–Mesdames,M.l’ambassadeurvousattend.Berenildeetsamèrese levèrentsansunmot,puissuivirent lemajordome.Ophélieeutdumalà
faireroulersonchariotàtraverslafouledenoblesindignés.LemajordomeGustavelesfitpasseraufonddelasalle,paruneportequegardaientdesgendarmesàl’airpeucommode.Ilsseretrouvèrentaussitôtdansl’alléed’uneroseraie.Ophélielevalesyeuxetdécouvrit,entreles
arceauxderosesblanches,unevastenuitétoilée.LeClairdeluneportaitbiensonnom.Latiédeurdel’airétaitsisuave,leparfumdesfleurssienivrantqu’ellenedoutapasuninstantqu’ilsvenaientdepénétrer dans une illusion. Une très ancienne illusion, même. Le journal d’Adélaïde lui revint enmémoire:Mmel’ambassadricenousaaimablementreçusdanssondomaine,oùilrègneuneéternellenuitd’été.Archibaldavaitdonchérité ledomainedesonaïeule tandisqu’Ophéliemarchait sur lestracesdelasienne.C’étaitunpeucommesil’histoireserépétait.Lavoixhautperchéedumajordomelafitredescendresurterre.–C’estunhonneurd’escortermadame!gloussa-t-ilens’adressantàBerenilde.Oserais-jeavouer
àmadamequejepartagesansretenuel’estimequeM.l’ambassadeurnourritàsonendroit?LatanteRoselinelevalesyeuxaucielenl’entendant.Àcausedesempilementsdemallessurson
chariot àbagages,Ophélienepouvait pasbienvoir cequi sepassait devant elle.Elleprofitad’untournantdansl’alléedelaroseraiepourregarderplusattentivementcetétrangemajordome.Avecsagrossefacehilareetsonnezviolacéd’ivrogne,il luifaisaitpluspenseràunpersonnagedecirquequ’àundomestique.–Jenel’ignorepas,mondévouéGustave,susurraBerenilde,jevoussuisredevabledeplusd’un
service. Et je vous en devrai un autre lorsque vous m’aurez brossé en deux coups de pinceau letableauactuelduClairdelune.CommeleMirageavantelle,Berenilderemitdiscrètementunpetitobjetaumajordome.Perplexe,
Ophélievitqu’ils’agissaitd’unsablier.Onéchangeaitdoncicidesfaveurscontredesimplessabliers?LeslèvresdeGustavesedélièrentaussitôt.
–Ilyadumonde,madame,etpasdumenufretin.Aprèstouteslesrumeursquiontcirculéautourde l’indispositiondemadame, les rivales demadameont refait une apparition très remarquée à lacour.Devilaineslanguesontmêmeévoquélessymptômesd’unedisgrâce,maisquejesoispendusij’yaiprêtéuneoreillecomplaisante!–Lesrivalesnem’inquiètentpastantquelesrivaux,ditBerenilded’untonléger.–JenecachepasàmadamequeM.lechevaliercompteaumenudujour.Ilaaccouruicisitôtqu’il
aapprisquemadameserait l’hôteduClairdelune.M. lechevalierasesentréespartoutà lacour,etmêmequandilseraitpréférablequ’ilnesemontrepas,iln’enfaittoujoursqu’àsatête.J’espèrequesaprésencen’indisposerapasmadame?Ilyeutunlongsilence,seulementperturbéparlesrouesduchariotàbagagessurlespavésdela
roseraie.Ophélieavaitmalauxbras,maisellebrûlaitd’enapprendredavantage.QuiétaitdonccechevalierquisemblaitmettreBerenildemalàl’aise?Unamantéconduit?–Desmembresdemafamilleseront-ilsprésentsaussi?demandaseulementBerenilde.Lemajordomeeutunetouxfaussementembarrasséequiressemblaitplutôtàunrireétouffé.–M. etMmes lesDragons ne sont pas très appréciés parM. l’ambassadeur, sauf votre respect,
madame.Ilsmettenttoujourstellementdedésordrequandilsviennent!–Archibaldm’ôteuneépinedupied,approuvaBerenilded’untonbadin.Gardez-moidemesamis,
jem’occupedemesennemis.LesMiragesontaumoinslebonsensdenepassedéchirerentreeux.– Que madame n’ait aucune inquiétude. M. mon maître a réservé pour madame ses propres
appartements. Madame y sera en parfaite sécurité. Maintenant, que ces dames veuillent bienm’excuser,jevaislesannoncerauprèsdemonsieur!–Faites,mongentilGustave.DitesàArchibaldquenousarrivons.Lemajordome s’éloigna de son petit pas pressé.Ophélie faillit perdre l’équilibre en voulant le
suivredesyeux:unerouedesonchariotàbagagess’étaitcoincéedansunemalformationdupavé.Alorsqu’elle jouaitdesbraspourladégager,elleeutunaperçudelaroutequi luirestaitencoreàparcourir. Le chemin d’arceaux de la roseraie était prolongé par une immense allée ponctuée degrandsbassins.Lechâteaud’Archibaldsedressaittoutaufond,enpierresblanchesetardoisesbleues;ilsemblaàOphéliepresqueaussiinaccessiblequelafausselunedansleciel.–Nousallonsprendreunraccourci,annonçaBerenildeenoffrantlebrasàsamère.Elles longèrent ungrandparterre de violettes, qui donna l’impression àOphélie qu’il s’agissait
plutôtd’undétour.Ellecommençaitàavoirdescrampesdanslesmains.Berenildes’engageasurunpontqui, enjambantunpetit canal,donnait surd’autres jardins,puis, sansprévenir, elle tourna surelle-mêmedansungracieuxmouvementderobe.Ophéliedutfreinerdesdeuxpiedspournepaslaheurteravecsonchariot.–Àprésent, écoutez-moibien, chuchotaBerenilde.Lemajordomequivientde s’entretenir avec
moiest l’homme leplus fourbeet leplusvénalduClairdelune. Il chercheraàvouscorrompreunjouroul’autre,dèsquequelqueamiàmoi,côtéMirageoucôtéDragon,luioffriraunbonprixenéchange de ma vie ou de celle de mon enfant. Vous ferez semblant d’accepter son offre et m’enaviserezauplustôt.Est-ceclair?–Comment donc ? hoqueta la tanteRoseline. Je croyais que l’on ne s’assassinait pas ici !Que
c’étaitunasilediplomatique!Berenildeluiadressaunsourirevenimeuxquiluirappelaque,àpartdes«oui,madame»,ellene
voulaitplusrienentendredesabouche.– On ne s’assassine pas, répondit-elle néanmoins, mais il arrive qu’il y ait des accidents
inexpliqués.Ilspeuventêtreaisémentévités,àconditionderestervigilant.Berenildeavaitprononcécederniermotavecun regard significatifpour la silhouettedeMime,
figéederrièrelechariotàbagages.Souslevisageneutredel’illusion,Ophélieétaitconsternée.Dans
sonesprit,lesdomestiquesétaientdespersonnesfoncièrementdifférentesdesnobles,desâmespurescommePistache.Desavoirqu’elledevraitseméfierd’euxaussiluibrouillaittoussesrepères.CommeBerenildeaidaitsamèreàdescendrelapentedupont,Ophéliepoussamachinalementson
chariotderrièreelles.Ellemituntempsàréaliserquelepaysagesurl’autrebergen’étaitpasceluiqui aurait dû s’y trouver. Au lieu de violettes, elles traversaient maintenant un bois de saulespleureurs.Unpetitairdevalseflottaitdansl’atmosphère.Ophélielevalesyeuxetvit,par-dessuslesondulationsdesfeuillages,lechâteaud’Archibaldquiélançaitsestourellesblanchesdanslanuit.Lepetitpontlesavaittransportéesd’unboutàl’autredudomaine!Ophélieavaitbeauréfléchir,ellenecomprenaitpascommentdesillusionspouvaientjouerainsiaveclesloisdel’espace.Dans les jardins du château, des couples en costume d’apparat dansaient à la lumière des
lampadaires.PlusBerenildeetsasuiteapprochaient,pluslafoulesefaisaitdense,merdeperruqueset de soie.Dans le ciel, la fausse lune était aussi éblouissante qu’un soleil de nacre et les faussesétoilesévoquaientunvéritable feud’artifice.Quantà lademeured’Archibald,elleétaitdigned’unchâteau de conte de fées, avec ses tours coiffées de toits pointus et ses innombrables vitraux. Encomparaison,lemanoirdeBerenildefaisaitfiguredemaisondecampagne.Ophélienerestapaslongtempssouslecharmedudécor.Lesdanseurssuspendaientleurvalseau
fur et àmesure queBerenilde s’avançait parmi eux, calme commeun lac. Ils avaient tous pour lafavoritedessouriresaimablesetdesmotsdesympathie,maisleursregardsétaientplusfroidsquedelaglace.Les femmes, enparticulier, chuchotaient sous le couvert des éventails en semontrant desyeuxleventredeBerenilde.Ilémanaitd’ellesunetellehostilitéqu’Ophélieenavaitlagorgenouée.–Berenildeoul’artdesefairedésirer!s’exclamaunevoixmoqueusepar-dessuslamusiqueetles
rires.Ophéliesecrispaderrièresonchariotàbagages.C’étaitArchibald,songibustrouédansunemain,
unevieillebadinedansl’autre,quivenaitàleurrencontred’unpasalerte.Iltraînaitdanssonsillageunefloraisondejeunesfillesravissantes.À l’arrivée du maître des lieux, tous les domestiques présents dans les jardins s’inclinèrent.
Ophéliecalquasaposturesurlaleur.Elledécrochalesmainsdesonchariot,sepenchaavecraideuretfixalapointedesessouliersaussilongtempsqu’eux.Quandelleseredressaenfin,elleneselaissapasémouvoirparlefrancsourirenilesgrandsyeux
cield’Archibaldalorsqu’ilbaisait lamaindeBerenilde.Elle lui tenaitunpeurigueurde luiavoirdissimulélaparticularitédesafamille.Venantd’unhommequiprétendaitnepaspouvoirmentir,elleconsidéraitcetteomissioncommeunepetitetrahison.– C’est mal connaître une femme que la vouloir ponctuelle, répondit Berenilde d’une voix
malicieuse.Demandezdoncàvossœurs!Elleserratouràtourlesjeunesfillescontresoncœur,commesiellesétaienttoutessesenfants.–Patience!Mélodie!Grâce!Clairemonde!Gaieté!Friande!EtvoilàmapetiteDouce,conclut-
elleenétreignantlaplusjeunedessept;vousm’aveztellementmanqué!Àl’abridespaupièresmi-closesdeMime,Ophéliefitglissersonregardd’unesœuràl’autre.Elles
étaienttoutessijeunes,siblondes,sidélicatesdansleurrobeblanchequ’onauraitpucroireàunjeude miroirs. Les adolescentes répondirent aux accolades de Berenilde avec une tendresse qui étaitcertainement plus sincère que la sienne. Il y avait une réelle admiration dans leurs beaux yeuxlimpides.Les sept sœurs portaient sur le front lamarque de la Toile. SiOphélie croyait Thorn, chacune
d’ellesavaitdoncvusonvisageàtraverslesyeuxdeleurfrère.Glisseraient-ellesuneallusionàsonsujetdevantBerenilde?Si teldevaitêtre lecas,Ophéliese félicitadenepasavoirdonnésonvrainomcettenuit-là.–Vousêtesvenueenpetiteescorte,àcequejevois,constataArchibald.
Ilfitunbaisemaingalantàlagrand-mère,touterosedeplaisir,puistournaunsourirefranchementamuséverslatanteRoseline.Elleétaitsiguindéeetsiglacialedanssarobenoirequ’elledénotaitaumilieudescouleursdubal.Rienquepourcela,Archibaldparaissaitlatrouvercaptivante.–Ma dame de compagnie, la présentaBerenilde avec négligence. Je l’aimoins choisie pour le
plaisirdesaconversationquepoursestalentsdesage-femme.LeslèvresdelatanteRoselines’amincirent,maisellepritsurelledenerienrépliquerets’entintà
unpolihochementdetête.Lorsque Archibald s’approcha du chariot à bagages, Ophélie s’obligea à ne pas avoir de
mouvement de recul. Comme par un fait exprès, ses bas-de-chausses se remirent à lui démangerirrésistiblementlesmollets.Ellecrutquel’ambassadeurallaitpoussersoninspectionjusqu’àMime,maisilsecontentadetapoterlesmalles.–Nousallonsinstallervosaffairesdansmesappartements.Considérez-vous-ycommechezvous!Le majordome Gustave s’approcha et ouvrit un coffret. Archibald en sortit une belle chaîne
d’argent où pendait une ravissante petite clef, sertie de pierres précieuses. Berenilde tournagracieusementsurelle-mêmepourqu’ilpûtenfilerlachaîneàsoncou.Cetteétrangecérémoniefutapplaudieduboutdesdoigtsparl’assemblée.–Etsinousdansionsunpeu?proposaArchibaldavecunclind’œil.Cebalestenvotrehonneur,
aprèstout!–Jenedoispastropforcer,rappelaBerenildeenposantunemainprotectricesursonventre.–Justeunevalseoudeux.Etvousavezlapermissiondememarchersurlespieds!Ophélieobservaleurpetitmanègeavecunecertainefascination.Souslejeudesmanièreslégères,
presque enfantines, ces deux-là semblaient se dire autre chose en silence. Archibald n’était pas lechevalierservantauquelilvoulaitfairecroire,BerenildelesavaitetArchibaldsavaitqueBerenildelesavait.Qu’est-cequel’unattendaitréellementdel’autredanscecas?Obéissaient-ilsaveuglémentauxordresdeFaroukouessayaient-ilsd’entirerlemeilleurpartipossible?Ophélie se le demandait certainement autant qu’eux tandis qu’ils s’éloignaient, au bras l’un de
l’autre.Soncœurseremitlentementenmarche.Archibaldnel’avaitpasmêmeeffleuréeduregard!Ophélie avait beau se savoir méconnaissable, c’était un vrai soulagement d’avoir remporté cettepremièreépreuveavecsuccès.
Renard
Ladeuxièmeépreuved’Ophélieentantquevaletvenaitdecommencer.Qu’était-ellecenséefairedesmalles?Berenildeétaitpartiedansersansluidonnerlamoindredirective.Lagrand-mèreet latanteRoselines’étaientperduesdanslafoule.Ophélieseretrouvaitseulesouslesétoiles,entredeuxsaules pleureurs, encombrée de son chariot à bagages. Archibald avait parlé d’installer Berenildedanssespropresappartements,maisOphélien’allaittoutdemêmepasentrerdanslechâteaucommechez elle. Et puis où se trouvaient-ils, ces appartements ?L’inconvénient, quand on estmuet, c’estqu’onnepeutposeraucunequestion.Ellejetadesregardshésitantsauxdomestiquesquiservaientdesrafraîchissementsdanslesjardins,
espérantqu’ilscomprendraientsonembarras,maisilssedétournaienttousd’elled’unairindifférent.–Hep!toi!Un valet, qui portait exactement lemême uniforme qu’Ophélie, se dirigeait vers elle au pas de
charge. Il était bâti commeunbuffet à vaisselle et possédait des cheveux si rouxqu’ils semblaientavoirprisfeusursatête.Ophélieletrouvatrèsimpressionnant.–Benalors,onlambine?Dèsquelesmaîtresontledostourné,onsedébrouillepourbayeraux
corneilles?Lorsqu’illevaunemaingrandecommeunbattoir,Ophéliecrutqu’ilallaitlafrapperàtoutevolée.
Aulieudecela,illuitapotaledosd’ungestebonenfant.–Onvas’entendre,danscecas.Jem’appelleRenardetjesuisleroidestire-au-flanc.T’esjamais
venuiciencore,hein?T’avais l’airsiperdudanstoncoinquetumefaisaisdelapeine.Suis-moi,fiston!Levaletempoignalechariotàbagagesetlepoussadevantluicommes’ils’agissaitd’unlandaude
bébé.–Enfait,monvrainom,c’estRenold,enchaîna-t-ild’un tonpleind’entrain,mais tout lemonde
m’appelleRenard.Jesuisauservicedelagrand-mèredemonsieurettoi,petitveinard,t’eslelarbindeMmeBerenilde.Jevendraismestripespourapprocherunetellefemme!Ilembrassaavecpassionleboutdesesdoigtsetretroussa,dansunsouriregourmand,seslèvres
sur des canines très blanches. Tout en remontant l’allée avec lui, Ophélie le dévorait des yeux,subjuguée.CeRenardluifaisaitpenseràuneflambéedecheminée.Ildevaitavoisinerlaquarantaine,maissonénergieétaitcelled’unvraijeunehomme.IlbaissasurOphéliedesyeuxétonnés,aussivertsquedesémeraudes.–Pasfortcausant,disdonc!C’estmoiquitefaisdel’effetout’estoujoursaussitimide?Ophéliedessinadupouceunecroixsursabouche,l’airimpuissant.–Unmuet?ricanaRenard.Maligne,laBerenilde,ellesaits’entourerdegensdiscrets!T’espas
sourdaussi,j’espère.Tucomprendscequejetecause?Ophéliefitouidelatête.Ilavaitunaccentàcouperaucouteau,maistoutdemêmemoinsprononcé
queceluidePistache.Renardmanœuvralechariotàbagagessurunpetitcheminpavé,encadrépardeuxrangéesdehaies
parfaitement taillées, de façon à contourner le château et les jardins. Ils franchirent un porche depierre qui donnait sur une vaste arrière-cour. Il n’y avait pas de lampadaires ici,mais les fenêtresalluméesdurez-de-chausséedécoupaientdesrectanglesd’ordanslanuit;ellesétaientcouvertesde
vapeur comme si une chaleur infernale régnait à l’intérieur. Des tuyaux de poêle recrachaientd’abondantesfuméeslelongdumur.–Lescuisines,commentaRenard.Leçonn°1,mongars,nemetsjamaislenezdanslescuisinesdu
Clairdelune.Cequisetramelà-dedans,c’estpaspourlespetitsbonshommescommetoi.Ophélie le crut sur parole. Alors qu’ils passaient devant les fenêtres embuées, des cris et des
insultes leurparvinrentenmêmetempsquelesodeursdepoissongrillé.Ellerisquauncoupd’œilparuncarreau,làoùlavapeurnes’étaitpascollée,etaperçutunballetétourdissantdesoupièresenargent,decorbeillesàpain,depâtisseriesàétagesetd’espadonsétendussurdesplateauximmenses.–Parici!l’appelaRenard.Ilengageait lechariotàbagagesdanslepassaged’uneportedeservice,unpeuplusloin.Quand
Ophélie le rejoignit,elledécouvritunvieuxvestibuleglacialetmaléclairé.Pasdedoute,elleétaitdanslequartierdesdomestiques.Lesvapeursdescuisiness’échappaientd’uneporteàdoublebattant,surladroite,répandantdanstoutlevestibuleunebrumeépicée.Descommispoussaientlespanneauxàtoutboutdechamp,emportantdesplateauxfumantsouramenantdeschariotsdevaisselleàlaver.– Je t’attends ici avec le chariot, ditRenard.Tu dois t’enregistrer auprès dePapier-Mâché pour
avoirtaclef.Ilpointadupouceuneportevitrée,àgauche,surmontéedelaplaque«régisseur».Ophéliehésitait.
De quelle clef pouvait-elle bien avoir besoin ? Berenilde l’avait chargée de surveiller lesmalles,l’idéedelesconfieràcetinconnuneluiinspiraitriendebon.–Allez,grouille-toideprendretaclef,lapressaRenard.Ophéliefrappaàlaporteetentra.Ellenevitpastoutdesuitel’hommequisetenaitassisderrièrele
secrétaire, la plume à la main. Son costume sombre, son teint grisâtre, sa parfaite immobilité lerendaientpresqueinvisiblesurlefondlambrissédumur.–Vousêtes?demandalerégisseurd’untonpincé.Sapeauétaitplusfripéequecelled’unvieillard.Papier-Mâché?Lesurnomluiallaitcommeun
gant.–Vousêtes?insista-t-il.Ophéliefouillasespoches,àlarecherchedelalettrederecommandationqueBerenildeavaitécrite
spécialementpourMime.Ellelaremitaurégisseur,quienfilaunmonocleetlaparcourutd’unregardmorne. Sans cérémonie, il sortit un registre de son secrétaire, mouilla sa plume dans un encrier,griffonnaquelquesmotsetletenditàOphélie.–Signez.Illuidésignadel’index,sousunelonguelistedenoms,dedatesetdesignatures,unnouvelintitulé
:Mime,servicededameBerenilde.Ophélieimprovisaunparaphemaladroit.Lerégisseurseleva,contournasonsecrétaireetsedirigeaversdescasiersclassésainsi:«maîtres
d’hôtel », « maîtres queux », « marmitons », « femmes de charge », « femmes de chambre », «nourrices»,«lingères»,«palefreniers»,«chauffeurs-mécaniciens»,«jardiniers»,«basse-couriers». Il ouvrit le casier « valets » et en sortit une petite clef au hasard, qu’il remit à Ophélie. Surl’étiquette, ellevitunsceaudecequ’elle supposaêtre lesarmoiriesduClairdelune.Auverso,unesimpleadresse:6,ruedesBains.–Votre chambre, dit le régisseur.Vous êtes prié de la laisser en l’état, de ne pas y recevoir de
femmesetsurtoutdenepasymanger,nousvenonsdedératiserlecoin.Gardeztoujourscetteclefsurvous, elle est la preuve de votre appartenance provisoire au Clairdelune. Nous effectuonsrégulièrement des contrôles d’identité pour assurer la sécurité des hôtes demonsieur.Vous devezprésentercetteclefàchaquefois,souspeined’être jetéauxoubliettes lecaséchéant.BienvenueauClairdelune,conclut-ilsurlemêmetonmonocorde.Ophélie quitta le bureau du régisseur, un peu perplexe. À son soulagement, Renard l’attendait
toujoursdevantlechariotàbagages.Ellefutmoinsrassurée,toutefois,quandelles’aperçutqu’ilétaitentraindesequerelleravecunecuisinièreluisantedesueur.–Traîne-savates!–Gâte-sauce!–Vieuxrenardempâté!–Quedumuscle!Jet’yfaisgoûterquandtuveux,l’empoisonneuse.OphélieposaunemainsurlebrasdeRenardpourl’inciteraucalme.Ellen’avaitaucuneenviede
voirsonseulguidesebattrecontreunefemme.–Rouletesmécaniques,va,ironisalacuisinière.Yaqu’àtespetitsmignonsquet’enimposes.Elle poussa théâtralement la porte à double battant et disparut dans les fumées des casseroles.
Ophéliesesentaitgênéed’avoirassistéàcetéchange,maisRenardlapritaudépourvuenexplosantderire.–Allongepascettetête,gamin.C’estunevieilleamie!Onsechatouilletoujoursunpeu.Ophéliecompritsoudainpourquoicethommeéveillaitenelleunétrangesentimentdefamiliarité.
Illuirappelaitsongrand-oncle,enplusjeune.Ellenedevaitsurtoutpasfairedetelsamalgames.Silemajordome en chef duClairdelune était corrompu, pourquoi ce valet serait-il davantage digne deconfiance?–Tuastaclef?demandaRenard.Malàl’aise,Ophéliehochadoucementlatête.–Parfait.Onfaitnotrelivraisonetensuitejetecause.Renardpoussalechariotàbagagesàl’intérieurd’unspacieuxmonte-chargedeferforgé,puisil
actionna un levier. Il ne bloqua le frein que lorsque le monte-charge arriva au dernier étage duchâteau. Ils traversèrent une salle de service réservée aux bonnes, puis un très long corridor quidesservait une dizaine de portes. Sur chacune d’elles, une plaque d’or : « Douce », « Gaieté », «Friande»,«Mélodie»,«Clairemonde»,«Grâce»,«Patience».– Ici, chuchota Renard en désignant la plaque « Clothilde », ce sont les appartements de ma
maîtresse,lagrand-mèredemonsieur.Ellefaitlasieste,alorspasdebruit.Jenetienspasàreprendremonservicetroptôt.Ophéliesourcilla.Ilallaitbientôtêtreminuit,c’étaitunedrôled’heurepourunesieste.Archibald
l’avaitprévenue,lejouretlanuitn’avaientaucunsensàlacourduPôle.Elle remarquaunesomptueusecaged’ascenseur, aubeaumilieuducouloir ; celui-làdevait être
réservéà la famille.Elleaperçutplus loinuneportedont laplaqueavaitétécouverted’unfoulardnoir.Suivantsonregard,Renardsepenchaàsonoreille.–Lachambreconjugalede feumonsieuret feumadame, lesparentsdes jeunesmaîtres. Ils sont
mortsilyadesannées,maisellen’ajamaisétéeffacée.Effacerunechambre?OphélieeutbeauquestionnerRenarddesyeux, ilne s’expliquapas. Il fit
roulerlechariotàbagagesjusqu’àuneporteaufondducorridor,frappéedelettresformantlenom«Archibald».OphélieentraàsasuitedansuneantichambrequifaisaitàelleseuledeuxfoislatailledusalondeBerenildeaumanoir.Uneimmensecheminéeenmarbrerose,desfenêtreshautesjusqu’auplafond,desportraitsenpied,desbibliothèquessurchaquemur,deuxlustresencristal,desmeublessculptés comme des œuvres d’art… Cette famille avait vraiment la folie des grandeurs. Unphonographe, que quelqu’un devait sans doute continuellement remonter, diffusait le son nasillardd’unopéra.Ophélietomba,avecunpetitchoc,sursonproprerefletdansunegrandeglacemurale.Unvisage
lunaireperchésuruncorpsplatcommelamain.Mêmesouslestraitsd’unhomme,ellen’avaitpasfière allure. Cheveux noirs, face blanche, livrée noire, chausses blanches, elle ressemblait à unevieillephotographie.
– La chambre de M. l’ambassadeur, commenta Renard en désignant une porte close. Pour tonserviceàtoi,ceseratoujoursparici.Il ouvrit uneportebleu ciel, à l’autreboutde l’antichambre, qui donnait surun exquis salonde
dame.C’étaitunepiècegrandeetclaire,sanssurchargedécorative.Bouchedecalorifère,baignoiresurpieds,téléphonemural,ilyavaitlàtouteslescommoditéspourveillerauconfortdeBerenilde.Archibaldnes’étaitpasmoquédesoninvitée,elleseraitlogéecommeunereine.Enrevanche,Ophéliefutchoquéedenevoiraucunefenêtre.–C’étaità l’origineunesimplegarde-robe,ditRenardenempoignantunemalle,maismonsieur
l’afaitagrandirpourlacirconstance.Ophélie prit note pour elle-même. Au Clairdelune, on effaçait des pièces et on en créait de
nouvellessurcommande.ElleaidaRenardàdéchargerlechariotàbagages:lesmallesderobes,lescoffresàchaussures,
lesécrinsàbijoux…–T’espasungrosdébrouillard,disdonc!ricanaRenardalorsqu’Ophélierenversaitunepilede
boîtespourlasecondefois.Ils déposèrent toutes les affaires dans la chambre, à côté du paravent. Ophélie ne saisissait pas
encoretoutes lessubtilitésdeladomesticité,maisellesavaitqu’entantquevaletellen’avaitpas ledroit de toucher aux toilettes de samaîtresse. Ce serait le rôle des bonnes de les ranger dans lesplacards.– Fais-moi voir ta clef de plus près, demanda Renard quand ils eurent fini. On va régler
l’horlogeriedetamaîtressesurlatienne.Ophélies’habituaitàneriencomprendre;elleluiremitsaclefsansrechigner.–LaruedesBains,dit-ilenlisantl’étiquette.Pauvregamin,Papier-Mâchét’aflanquéjusteàcôté
deslatrines!Toutlemondes’arrangepournepasfinirlà-bas.Renard se dirigea vers la belle horloge de cheminée. En s’approchant à son tour, Ophélie vit
qu’elleaffichaitdesmotsàlaplacedel’heure:«zigzag»,«monteàpeine»,«ricochet»,«grand-angle »... Renard fit pivoter la longue aiguille jusqu’à « bains ». Un second cadran, plus petit,comportaitunesériedechiffres;ilfixal’aiguillesursix.–Voilà!Maintenant,commejesuisunbravegars,jevaistemontrertachambre.Ophéliecommençaitàsoupçonnercegrandrouquindenepasl’aiderpourlaseulebeautédugeste.
Il attendait quelque chose en retour, ça se sentait dans ses sourires. Elle n’avait rien à lui donner,commentleluifairecomprendre?Ilsprirent lecorridorensens inverseetredescendirentpar lemonte-charge,cettefois jusqu’aux
sous-solsduchâteau.Renardpassad’abordàlablanchisserieetremitàOphélieunlotdedrapspoursachambre;ilenprofitapourrécupérerunechemiseetdesbas-de-chaussespropres.Ilstraversèrentensuiteunebuanderiecollective,desentrepôts,unesalledescoffresetuneimmenseoffice.Ophéliese perdit tout à fait quand ils pénétrèrent dans les dortoirs. Une suite interminable de numéros sedéroulaitlelongdecouloirstortueuxquiportaienttousdesnomsderue.Lesportess’ouvraientetserefermaientsurdesdomestiques,lesunsfourbusaprèsleservice,lesautresàpeinesortisdelasieste,commesic’étaitàlafoislematinetlesoir.Ilssemblaienttoustrèsirritables,às’énerverpouruneporteclaquée,unsaluttropguindéouunregarddetravers.Dessonsdeclocheprovenaientd’unpeupartout.Étourdiepar le brouhaha environnant, encombréede sesdraps,Ophélie avait dumal à entendre
Renardquimarchaitàlonguesenjambéesdevantelle.– Les dortoirs sont divisés en quartiers, expliquait-il. Les cuisiniers avec les cuisiniers, les
jardiniers avec les jardiniers, les bonnes avec les bonnes, les valets avec les valets.Hâtons le pas,garçon ! s’exclamat-il brusquement en consultant sa montre de poche. Les festivités vont bientôt
commencer,là-haut,mamaîtressenevoudralesmanquerpourrienaumonde.Alors qu’il refermait le couvercle d’un coup de pouce pressé, Ophélie revit soudain Thorn, sa
montreàgoussetà lamain, tropgrandpoursachaise.Celaremontaitàquelquesheuresàpeineetcelaluisemblaitdéjàdesjours.Pourquoiypensait-elletoutàcoup?Ophélie fut tiréedesespenséespar le regardbrutalqu’unefemmeposasurelle,audétourd’un
couloir.Undemi-regard,plutôt.Unmonoclenoir luiéclipsait l’œilgauche.ElleexaminaitOphéliedehautenbas,sansunmot,sansunsourire,avecunetelleinsistancequec’enétaitembarrassant.Renards’inclinaprofondémentdevantelle.–Salutations,mabelle!Oùas-tuencoreétéfourrertespetitesmains?Ophélie se posait la même question. La femme était couverte de suie de la tête aux pieds. Elle
portait un uniforme de mécanicien. Ses boucles, sombres comme la nuit, coupées très court,crachaientdesmèchesagressivessursesjoues.–Jeviensducalorifèrequifaitencoredessiennes,répondit-elled’unevoixmaussade.Etça,c’est
qui?ElleavaitdésignéOphélied’unœildur,aubleuélectrique.Ceboutdefemmen’étaitpasbeaucoup
plusâgéqu’elle,maiselledégageaituncharismeétonnant.– Le valet deMmeBerenilde, s’esclaffaRenard. Je ne connaismême pas son nom, il ne cause
guère!–Ilal’airintéressant.–Allez,temoquepas!C’estlapremièrefoisquelepetitvientparici,jeluimontrelesficelles.–Gracieusement,biensûr?ironisalafemme.– Fiston, dit Renard en se tournant vers Ophélie, cette charmante brunette, c’est Gaëlle, notre
mécanicienne.Lechauffage,laplomberie,touteslestuyauteries,c’estelle.–Jenesuispasvotremécanicienne,grommelaGaëlle,jesuisauservicedelaMèreHildegarde.–EtcommelaMèreHildegardeestl’architecteduClairdelune,reprit-ild’untondoucereux,c’est
dupareilaumême.LamécanicienneignoralemouchoirqueRenardétaitentraindeluioffrir.Ellerepritsarouted’un
pasnonchalantetbousculaaupassageOphélie,dontlapilededrapstombaparterre.Renardrangeasonmouchoir,l’aircontrarié.–Tuluiastapédansl’œil,ondirait.Pastouche,hein!Çafaitdesannéesquejelaconvoite,celle-
là.Tandisqu’elle rassemblait sesdraps,Ophélie aurait voulu le rassurer.Ladernière chosequ’elle
avaitentête,c’étaitdecompterfleuretteàunejoliemécanicienne.–RuedesBains!annonçaenfinRenard,quelquescouloirsplusloin.Ils étaient arrivés dans une coursive aux briques pourries d’humidité et à l’atmosphère
nauséabonde.Ophélieintroduisitsaclefdanslaserruredelaporten°6.Renardallumalalampeàgazetrefermaderrièreeux.LorsqueOphéliedécouvritl’espaced’intimitéquiluiseraitdévolupourlesmoisàvenir,sabouchesedessécha.Desmurssales,unlitbancal,unevieillebassineencuivre,uneodeurépouvantable…C’étaitsordide.«Laisserlachambreenl’état»,avaitditlerégisseur.Ils’étaitbienmoquédeMime.–Ça,mongarçon,ditRenardenpointantuntableauau-dessusdulit,c’esttonnouveaucauchemar.Surletableau,unjeudeclochettesétaitreliéàdemultiplesétiquettes:«salledebal»,«billard»,«
salondethé»,«fumoir»,«bibliothèque»...Renardmontralecarillon«chambre».–Tuesmaintenantraccordéàl’horlogepersonnelledetamaîtresse.Tudormirasetteréveilleras
aumême rythme qu’elle. Et auClairdelune, fiston, ça peut tomber n’importe quand.Monsieur n’ajamaisl’inspirationenbernequandils’agitd’amuserlagalerie,çaluiprendàtouteheuredelanuit.Renards’emparad’untabouret,caladessussongrandcorpstaillécommeunbuffetetfitsigneà
Ophéliedes’asseoirenfacedelui.–Maintenant,oncause.Ophélieetsapilededrapsprirentplacesurlelit;lespiedsarrièrecédèrentaussitôtsouslepoids.–Monveinard, tues tombésur laperle rare.Çafaitvingt-troisansque je trimeauClairdelune,
autanttedirequedel’expérience,j’enmanqueguère.Etpuis,jesuisungentilbonhomme,moi,pasundeces innombrablesvicieuxquipullulentdans le coin.Quand je t’aivuvenir avec tesyeuxensoucoupe,jemesuisditdesuite:«MonRenold,cepetit-làvasefairecroquerparlepremiervenu,fautquetuluidonnesuncoupdepouce.»Ophélie cligna des yeux pour lui faire signe de poursuivre. Dans un grincement de tabouret,
Renardsepenchaverselle,siprèsqu’elleredoutaunmomentqu’ilchoquâtseslunettes.EtMimeneportaitpasdelunettes.–Voilàcequejetepropose.Jet’apprendstoutcequetuasbesoindesavoirici,enéchangedequoi
jenetedemandequ’uneinsignifiantecontrepartie.Ildéboutonnasalivréeetextirpad’unepochetteintérieureunpetitsablierrouge.–Est-cequetusaiscequec’est?Ophéliefitnondelatête.–Jem’endoutais.Ceschoses-làneseconcoctentquedans lecoin.Pour fairebref, lesnobliaux
d’icinousremercientaveccespourboires.Dessablierscommeça,t’enverrasjamaisquedequatrecouleurs.Desverts,desrouges,desbleusetdesjaunes.Ah,lesjaunes!Renardribouladesyeuxavecextase,puisilluienfonçasonsablierdanslamain.–Reluque-lebien.Ophéliesoupesal’objet.Cen’étaitpasplusgrandquelepouce,maisçapesaitlourdcommesion
avaitremplacélesablepardesbillesdeplomb.Ilétaitfrappéd’unepetiteplaquedecuivre:«stationbalnéaire».– Il y a tout un tas de destinations, crut bon de préciser Renard comme elle sourcillait. Rues
marchandes,quartiersdesfemmes,sallesdejeuetj’enpasse!Letruc,c’estd’avoirlamainheureuse,car tu sais jamais vraiment où tu vas tomber. Une fois, j’en ai dégoupillé un qui s’appelaitpompeusement«boufféed’airpur»etjemesuisretrouvédansunchaletpauméenpleinemontagne.Ophéliesefrottalenez,ellen’étaitpassûredebiencomprendre.Ellerenversalesabliersurlui-
même,mais, à sa grande surprise, les grains ne s’écoulèrent pas.Renard s’esclaffa devant son airstupéfaitetluisignalaunpetitanneaudemétalqu’ellen’avaitpasremarqué.–Tuaurasbeau tournercesablierdans tous lessens, ilnemarcherapas tantque lagoupilleest
intacte.N’ytouchepas,hein,jeneveuxpastevoirdisparaîtreavecmoncongé!Regardejusteça.Illuimontradudoigtunsceaudoréincrustédanslebois:
MANUFACTUREFAMILIALEHDE&CIE
–C’est laMèreHildegardequi les fabrique, précisaRenard.Unbibelot sans cette estampille nevautpasplusquelesonglesdemesorteils.Telaissepasrefilerdelacamelote,fieu,lacontrefaçonséviticiplusquepartoutailleurs.D’ungesterapide,illuiconfisqualesablieretlerangeadanssapoche.–Conseil d’ami, si tu ne veux pas te faire plumer, utilise la salle des coffres ou dégoupille tes
sabliers rapidement.Une fois, unvieux camarade avait entasséun salaire dedouze annéesdans cequ’ilcroyaitêtrelacachetteidéale.Lejouroùonluiatoutvolé,ils’estpendu.Renardseleva,poussalabassinesousunrobinetetlaremplitd’eau.–Jereprendsbientôtmonoffice,tupermetsquejefasseunbrindetoiletteici?
Ophélieessayad’adopterunairréprobateurpourl’endécourager,maisilsedéshabilladevantellesanslamoindrepudeur.Ilnegardabientôtsurluiqu’unechaîneaucouavecsaclefpersonnelle.Cen’étaitvraimentpascommodedeportersurlecorpslevisaged’unautre,Ophéliedevraitapprendreàtravaillersesexpressions.–Ces sabliers, repritRenarddans labassine, ce sontnoscongés. Je saispasdepuis combiende
tempstuserslaBerenilde,maisjesupposequec’estpasrepostouslesjours.Ehbienici,avecletraindeviedecesmessieursdames,ceserapireencore!C’estdevenutellementfoupourlavaletaillequecertainsontcommencéàgronderfermedansledosdesmaîtres.LaMèreHildegardeaalorseul’idéedessabliers.Prête-moiunlinge,veux-tu?Ophélieluitenditundrapdebainenévitantdeleregarder.Ellesesentaitextrêmementgênée.Cet
hommefaisaitsatoilettejustesoussonnezetnesemblaitguèrepressédeserhabiller.–Comme je suis un brave gars, jeme contenterai de tes dix premiers sabliers, toutes couleurs
confondues,déclaraalorsRenard.Cequetutoucherasparlasuiteneregarderaquetoi.Il sortitde labassine, s’enveloppadans ledrapet se frictionna.Ses favoris rouxétaienthirsutes
lorsqu’ilsecourbaversOphélie,maintenduepourconclure.Ellesecouafarouchementlatête.Ellen’avaitriencomprisàcettehistoiredesabliers,ellerefusaitdescellerunaccordsansenconnaîtrechaqueclause.–Quoi,monsieur fait la fine bouche ?T’es conscient, p’tit père, que d’autres te siffleraient ton
salairesanstedemandertonavis?Renard,lui,s’engageàterenseignersansmaliceetàteprotégerdesespoingss’illefaut.Çavaudraitbienletripledecequejetedemande!Offensé, il lui tourna le dos, enfila sa chemise propre, boutonna par-dessus sa livrée de valet.
QuandilfitdenouveaufaceàOphélie,lacolèreavaitcédélaplaceàunlargesourire.– C’est bien, fiston, faut pas te laisser marcher sur les pieds. Mettons alors que tu me refiles
uniquementtessabliersverts,çateva?OphélierestalesbrasballantsdevantlamainqueluitendaitànouveauRenard.Lesouriredecelui-
cis’élargitplusencore.–T’espasaussinaïfquet’enasl’air,gamin.Jetejurequejen’essaiepasdet’emberlificoter.Les
verts,cesontlessabliersquiontlemoinsdevaleur.Tuveuxquejet’expliquelachoseendeuxmots?Ophélieacquiesça.Elleauraitquandmêmeétéplusàl’aises’ilavaitenfiléunpantalon.Renardmitsesboutonsdemanchetted’unairprofessoral.–Quatrecouleurs,quatrevaleursdonc.Lesverts,lesplusrépandus,tedonnentdroitàunjourde
congé dans la Citacielle : grande halle, fumoir d’opium, baraques de forains, sauna… Une foisencore,jetesouhaitedetirerlebonnuméro.Augrandsoulagementd’Ophélie,ilboutonnaenfinsonpantalonetlaçasesbas-de-chausses.–Lesrouges,eux,poussentplusloinlajubilation.Jourdepermission!Ànepasconfondreavec
les verts, hein ? Là, t’as l’autorisation officielle de sortir dans le monde du bon vrai dehors. Tuchoisis tadestination, tudégoupilleset tupeuxenprofiter jusqu’à l’écoulementcompletdusablier.Ceux-là,jelesgardepourlesbeauxjours!Renardsepenchaversunéclatdemiroirclouéaumur. Ilplaquaenarrièresacrinière rougeet
passaunemainsatisfaitesursamâchoirepuissante,parfaitementimberbe.–Avec les bleus, on tape dans le haut du panier, enchaîna-t-il avec un soupir amoureux. Tu as
intérêt à avoir de l’ambition pour les récolter,mais le jeu en vaut la chandelle. Ces sabliers-là teplongentdansunvrairêveéveillé.Deuxfoisdansmaviej’yaigoûtéetj’enailachairdepoulerienqued’enparler.Ilpassasonbrasautourdesépaulesd’Ophélie.Ellesefélicitad’avoirenroulésatresseau-dessus
desanuque.SiRenardavaitsentidescheveuxlàoùMimen’enportaitpas,ilyauraiteuunmalaise.
–Essaiedetereprésenterlescouleurslesplusvives,lesparfumslesplusenivrants,lescaresseslesplus affolantes, luimurmura-t-il. Tu seras de toute façon en deçà de ce que peut te procurer cetteillusion.Unplaisirsouverain,siintensequ’ilestàpeinesupportableetqui,unefoisdissipé,telaisseendeuillé.Lesdouzecoupsdeminuitsonnèrentdanslelointain.RenardlibéraOphélieetvérifiarapidement
samise.–Bref,unebellecochonnerie.Ilss’arrangenttoujourspourt’yfairegoûterunefois.Après,tuesà
leurbotteet t’en redemandes,dans l’espoircomplètement foudedécrocherun jour la récompensesuprême,unallersansretourauparadis:lesablierjaune.Tucomprendsmieux,fiston?Cequ’Ophéliecomprenaitsurtout,c’estquecessabliersétaientunvraipiègeàmouches.–Bon,alors,qu’est-cequetudécides?lapressaRenardenagitantsamontre.Dixsabliersvertset
jet’apprendstoutcequetudoissavoirpourfairetontrouauClairdelune.Marchéconclu?Ophélie leva haut le menton et le regarda droit dans les yeux. Elle ignorait encore tout de ce
monde, elle avait besoin d’un guide. Peut-être cet homme trahirait-il sa confiance, peut-être laconseillerait-ilmal,maiscommentlesaurait-ellesielleneluidonnaitpassachance?Ellenepouvaitallerdel’avantsansjamaisprendrelemoindrerisque.Cettefois,elleacceptadeboncœurlapoignéedemaindeRenard.Illuiconcassalesdoigtsavecun
rirecordial.–Àlabonneheure!Jevaistedéniaiserenbonneetdueforme,tuneleregretteraspas.Surce,jete
laisse.Minuitasonné,MmeClothilderéclamemesservices!
L’enfant
DèsqueRenardfutparti,Ophélieeutl’impressionqu’ilavaitemportéavecluilepeudechaleurdelapièce.Étroit,gris,glacial,cetendroittenaitdelacelluledeprison.Ophélieportalamainàsoncouparréflexe,maislabonnevieilleécharpen’yétaitplus.Berenildel’avaitobligéeàlalaisserdansunemalle,aumanoir.Àlaseulepenséedeneplusrevoirceramasse-poussièreremuantavantdesmois,lecœurd’Ophélieseserra.Elleplaçaunecale sous le litboiteuxet se laissa tomberdessusavecunsoupir.Ellen’avaitpas
dormidepuisqueBerenildel’avaitréveilléecematin,àquatreheures,pourluiapprendreàs’asseoirsurunechaise.Tandis qu’elle se familiarisait avec les toiles d’araignée au plafond, Ophélie reconsidéra cette
histoirede sabliers.Desobjets quivous transportent vers toutes sortesdedestinations, l’espacedequelquesheures…Elleavaitcruquelesdomestiquestouchaientdesgagespourleursservices.Certes,ellen’yconnaissaitpasgrand-choseenmatièred’argent–elletravaillaitbénévolementsurAnima–maistoutdemême,çaressemblaitàunebelleescroquerie.Ophélie relevasesmainsgantéesdevantsonvisageet lescontemplasongeusement.Cesoirplus
que jamais, lemusée d’histoire primitive luimanquait.À quand remontait la dernière fois qu’elleavaitluuneantiquité?Cesdixdoigtsempotés,quin’étaientdouésqu’auxexpertises,neserviraient-ilsdoncplusqu’àsatisfairelescapricesdeBerenilde?Ophéliereposasesmainssurlematelas.Elleavaitlemaldupays.DepuissonarrivéeauPôle,elle
n’avait reçu aucune lettre ni de ses parents, ni de sa sœur, ni de son grand-oncle. L’avait-on déjàoubliée?«Jenedoispasm’attarderici,seraisonna-t-elle,étenduesurledos.Berenildevaavoirbesoinde
moi.»Pourtant,elleselaissamollementemplirparlarumeurdesdortoirs.Lescoupsdetalonspressés.
Letimbredessonnettes.Leschassesd’eaudestoilettes,àcôté.Le plafond se mit en mouvement. Il se hérissa de hauts sapins, et les toiles d’araignée se
transformèrent en une forêt sauvage qui défilait à perte de vue.Ophélie savait qu’au-delà de cetteforêtilyauraitlaterre,etpuislamer,etpuisdesvilles,sansabîme,sanscassure,parcequecesol-làétait celuiduvieuxmonde.Lepaysage se fit flouetune silhouette, longueetmaigre, sedressaauloin.Emportéemalgréelle,Ophéliefutprécipitéedeforceverscethommequiluiclaquaitsamontreàgoussetaunez.«Votresortestuneréellepréoccupationpourmoi.»Ophélie se réveilla en sursaut et fixa le plafond de sa chambre d’un air choqué. Thorn avait-il
vraimentprononcédesmotspareils?Elleseredressadansungrincementdesommier,décrochaseslunettesdesonnezetse frotta lesyeux. Il l’avaitbeletbiendit,oui.Elleétaitalorsbeaucoup tropsoucieusepours’appesantirdessus,maisçaremontaitmaintenantàlasurfacecommeunebulled’air.IlenallaitainsiavecOphélie,elleréagissaittoujoursavecuntrainderetard.Ellemanipulanerveusementseslunettesentresesdoigts.Thornsetracassaitpourelle?Ilavaitune
singulièrefaçondelemontrer,ellenesavaitpasdutoutquoienpenser.Ophélies’inquiétasoudaindel’heure.Elleremitseslunettesenplace,etlevisagefacticedeMime
lesabsorbasoussapeaublanche.Ellepassalatêtedansl’entrebâillementdesaportepourconsulter
l’horlogeducouloir.Elledutlarelireplusieursfois.Sielleencroyaitcesaiguilles,ilétaitdéjàcinqheures du matin ! Comment avait-elle pu dormir autant sans même s’en rendre compte ? Il luisemblaitquesonsommeiln’avaitduréqueletempsd’unbattementdepaupières.Ophélies’enfutaupetittrot,maisellerebroussaaussitôtchemin.Elleavaitfaillioubliersaclefsur
la porte. Le régisseur avait été très clair : sans clef, sa présence au Clairdelune n’avait aucunelégitimité.Elleerraunmomentdansledédaledesdortoirs,bousculéepardesdomestiquespressés,tombant
d’impasseenimpasse.Lesinvitésd’Archibaldseraient-ilsseulementencoredeboutàcetteheure?SiOphélieavaitmanquéàsesdevoirs,Berenildeseferaitlesgriffessurellecommejamais.Ellefinitpartrouverunescalierencolimaçon.Àpeineposa-t-ellelepiedsurlapremièremarche
qu’elle fut déjà en haut. Elle ne s’attarda pas sur ce prodige, elle commençait à s’habituer auxbizarreriesdel’espace.L’escalierdébouchaitsurunétroitcouloirdeservice, touten longueuretsansfenêtres.L’undes
mursétaitponctuéd’innombrablesportescloses :« salondemusique»,«boudoirauxépices»,«fumoirhommes»,« fumoir femmes»…À forcede le longer,Ophélie comprit que le couloirdeservice faisait le tourdu château.Elle sedécida finalementpour laporte«galeriedu fond».Elleessaya ensuite de se repérer dans les corridors, mais ils se ressemblaient tous, avec leur parquetverni,leursbanquettesdeveloursetleursbellesglacesmurales.Ophéliehaussalessourcilsenvoyantdescoupless’enlacervoluptueusementaufonddesalcôves,
puis les fronçaquanddes femmesensimple jupon traversèrentuneantichambreàgrandséclatsderire.Ellen’étaitpascertained’apprécierlatournurequeprenaitlapetitefêted’Archibald.Ophélieglissalatêtedansl’entrebâillementdetouteslesportes,collasonnezàchaquefenêtre.Des
paonsallaient librementsur lagrande tableduséjour.Dansunesallede théâtre,ovationnésparunpublic,deuxhommesselivraientàunpastichededueltoutendéclamantdelapoésie.Aujardin,dejeunes aristocrates s’adonnaient à une course d’automobiles entre les parterres de fleurs. Sous lesépaisbrouillardsdes fumoirs, beaucoupdenobles avaientperdu leurperruqueet quelques-uns, aucontraire,neportaientplusguèrequ’elle.Àlabibliothèque,devieillesdamesselisaientàvoixhautedes œuvres libertines ; Ophélie resta toute bête quand elle aperçut la grand-mère de Thorn quiroucoulaitderireavecelles.EllenevoyaitnullepartniBerenildenilatanteRoseline,etelleignoraitsiceladevaitlarassurerounon.Postés dans toutes les salles, il y avait des gendarmes en bicorne, vêtus d’un uniforme bleu et
rouge. Ils demeuraient au garde-à-vous, le regard fixe, pareils à des soldats de plomb.Ophélie sedemandaàquoiilspouvaientbienservir.Elle entra dans un cabinet de jeu et souffla de soulagement quand elle vit la tante Roseline,
facilement reconnaissable à sa robe noire, qui dormait sur un divan. Elle lui secoua doucementl’épaule sansparvenir à la réveiller.L’atmosphère ici était saturéedevapeursnarcotiques.Ophéliepromenaunregard larmoyantparmi les joueursdebillardetdecartesqui tombaientendormissurtouteslestables.Discretscommedesombres,lesvaletscontinuaientdeproposerauxplusrésistantsdescognacsetdesboîtesdecigares.Elle trouvaArchibald assis à l’envers dans un fauteuil, dos sur le siège, jambes croisées sur le
dossier, un bec de narguilé dans la bouche. Son regard se perdait dans le vide avec une sorte demélancolie pensive qui contrastait avec ses habituels sourires. Ophélie songea que s’il y avait unhommeàquiellen’accorderaitjamaissaconfiance,c’étaitbienlui.Onn’organisaitpasuneorgieenl’honneurd’unefemmeenceinte,toutdemême.Au fond de la salle, à demi étendue sur un sofa, Berenilde jouait aux échecs avec des gestes
somnolents. Ophélie se dirigea droit vers elle. Elle ne pouvait peut-être pas parler, mais elletrouveraitbienunmoyendelaconvaincrederegagnersachambreaveclatanteRoselineavantque
tout ne se mît vraiment à dégénérer. Elle s’inclina en claquant des talons, comme le faisaient lesdomestiquespourannoncerleurprésence,maisBerenildel’effleuraàpeinedesyeuxetpoursuivitsapartiecommesiderienn’était.Ophéliesesentitl’âmed’unmeuble.–Attention,chevalier,susurraBerenildeenavançantsatour.Jevaismettrevotrereineendifficulté.Lechevalier?Unvaletn’étaitpasautoriséàdévisagerunnoble,maisOphélienerésistapasàla
tentation de jeter un coup d’œil au fauteuil voisin. Sa surprise fut de taille. Boucles dorées, jouesrebondies, lunettes rondes, l’adversairedeBerenilde se rongeait lesonglesd’unair tragique. Ilnedevait pas avoir plus de dix ans, ses pantoufles touchaient à peine le sol.Qu’est-ce que cet enfantfaisaiticiàcetteheure?–Échecauroi,leprévintBerenilde.Lechevalierpoussaunlongbâillementetrenversasapièced’unreversdelamain.–SiM.Thornétaitmonprécepteur,dit-ild’unevoixpâteuse,jeferaisunmeilleurjoueurd’échecs.–Allons, chevalier, j’aiveillé àvousprocurer lemeilleurprécepteurqui soit.Vosprogrès sont
indéniables, je vous assure. Et sincèrement, je ne souhaite à aucun enfant aumonde d’avoir monneveupourprofesseur.Lechevalierplongeaunbiscuitdansunverredelaitetcroquadedans,aspergeantdemiettesson
beaupantalondevelours.–Excusez-moi,madame,vousavezentièrementraison.Jevoussaisdéjàgrédetoutcequevous
faitespourmoi.–Vousvoustrouvezbien,chezvotreoncle?–Oui,madame.Ilestunpeudurd’oreille,maisjem’entendsàmerveilleavecseschiens.Ophélie trouvait cette scène surnaturelle.Àquelques couloirs de là, des hommes et des femmes
s’adonnaientàtouslesexcès.Les fumées narcotiques qui embrumaient la pièce commençaient déjà à l’amollir, elle n’avait
aucuneenviede finir sur ledivanavec la tanteRoseline.Elleauraitbien toussépourse rappeleràBerenilde,maiselleavaitpeurdesetrahir.Ellesursautaquandcefutlechevalierquilevaverselleses lunettes en culs de bouteille. Il portait, depuis les paupières jusqu’aux sourcils, le tatouage desMirages.– Vous êtes au service de madame ? Vous travaillez au manoir ? Est-ce que vous trouvez ma
chambrejolie?Ophéliesecontentadecillerbêtement.Lachambred’enfant,c’étaitdonclasienne?Lacuriositédu
chevaliereutaumoinsleméritedefaireréagirBerenilde,quifitminederéprimerunbâillement.–Veuillezm’excuser,chevalier,maisilsefaittard.J’aidanséetjouétoutmoncontent!–Madame,ditl’enfanteninclinantpolimentlatête.Nousreprendronsnotreconversationuneautre
fois,sivousvoulez.OphélieoffritprécipitammentsonbrasàBerenildequandellelavitvaciller.Sesyeux,silimpides
en temps normal, avaient une consistance vitreuse. Elle avait bu et fumé plus que de raison, cequ’Ophéliejugeaparfaitementdéraisonnabledanssonétat.–Quefaites-vousainsi?demandaBerenildeàArchibald.Assislatêteenbasdanssonfauteuil,ildécrochasonnarguilédeseslèvresetsoufflaunrubande
fumée bleue. Son vieux haut-de-forme était tombé et ses cheveux pâles s’écoulaient jusque sur letapis.–J’observemonexistencesousunangledifférent,déclara-t-ilgravement.–Voyez-vouscela!Etqu’endéduisez-vous?–Qu’àl’endroitouàl’envers,elleestabsolumentvidedesens.Etquecettepositionfaitmonterle
sangà la tête,ajouta-t-ilavecunsouriregrimaçant.Vousnousquittezdéjà?Souhaitez-vousqueje
vousraccompagne?–Non,non,poursuivezdoncvotreméditation.Ophéliecompritqueceseraitàelledeprendre leschosesenmain.Berenildepesantde toutson
poids sur son épaule, elle la soutint fermement à travers le salon de jeu et les corridors.Heureusement,ellesarrivèrentbientôtdevantlabellegrilled’ordel’ascenseur.–Bonsoir,madame!lançajoyeusementlegroomens’inclinant.–Machambre,ordonnaBerenilde.–Certainement,madame.LegroomlesfitmonteraudernierétageduClairdelune.Ophélieserralesdentspendantqu’elles
sedirigeaientverslesquartiersd’Archibald.Berenildes’appuyait lourdementsurelleetsesonglesluientraientdanslachairdel’épaulecommedeslames.Saperruqueenpiècemontéedevaitpeseràelleseuleplusieurskilos.Elles pénétrèrent dans l’antichambre où chantonnait le phonographe, puis dans les appartements
destinésàBerenilde.Lesbonnesavaientdéjàvidé lesmalleset rangé lesaffaires.ÀpeineOphélieeut-elleaidéBerenildeàs’asseoirqu’ellesemitàfouillerlesplacards.Toutechambrededamedignedecenomdevaitposséderdesselsammoniacaux.Elle finitpar tombersurunearmoireoùétaientrangéesdeseauxminérales,de l’huilede foiedemorueetunecollectiondepetits flacons.Elleenouvritunetlerefermadèsquel’odeuracideluipiqualenez.Elleavaittrouvé.OphéliefaillitrépandrelesselssurletapislorsqueBerenildelaretintparlepoignet.–Cetenfantavecquivousm’avezvue,dit-elled’unevoixrauque.Nevousenapprochezjamais,
est-ceclair?Laseulechosequiétaitclaireauxyeuxd’Ophélie,pourlemoment,c’étaitquelatanteRoselinese
retrouvaitseuleenbas.ElletirasursonpoignetetBerenildefinitparlâcherprise.Danslecorridor,l’ascenseurétaitdéjàredescendu.Ophélieappuyasurlelevierd’appel;dèsque
lagrilles’ouvrit,legroomravalasonsourireaimable.–C’esttoiquiasappelél’ascenseur?Ophélieacquiesçaetentra,maislegroomlachassasibrutalementqu’elleeneutlesoufflecoupé.–Tuteprendspourquoi?Unmarquis?Tumedérangesencoreunefois,simplet,etjetecasseles
dents.Interdite, Ophélie le vit fermer la grille et redescendre avec son ascenseur de luxe. Elle dut
traverser le long corridor des chambres pour regagner la salle des bonnes. Même l’escalier deservicesemontracontrariant:ilobligeaOphélieàdescendretouteslesmarchesdesétagescommen’importequelescalierordinaire.LatanteRoselinen’avaitheureusementpasbougédesondivan,droguéeparlesvapeursambiantes.
Lesselsqu’Ophélieluiglissasouslenezluifirentl’effetd’unegifle.–Boulepuanteetchaussettessales!bredouillat-elleenrepoussantleflacon.Ophélieclignaplusieursfoisdesyeuxpourincitersatanteàplusdediscrétion.Siellesemettaità
jurercommeuneAnimiste,leurimpostureferaitfeudepaille.RoselineseressaisitenvoyantlafacepâlichonnedeMimepenchéesurelle,puisellepromenaunregarddéboussolésurlesjoueursdetarotetdebillard.–OùestBe…madame?Pour touteréponse,Ophélie lui tendit lamain.Ellesquittèrentdiscrètement les lieuxet,quelques
étagesplustard,ellesarrivèrentauprèsdeBerenilde.Elles’étaitdébarrasséedesaperruqueetavaitdéroulélefilducombinétéléphoniquejusqu’aulit.– Ma domesticité est de retour, annonça-t-elle à son interlocuteur, te voilà tranquille ? Cette
premièresoirées’estdérouléesanslamoindreanicroche.LatanteRoseline,quivenaitdesetrouverunéventail,l’agitaavecunedignitéoffensée.Detoute
évidence,elleavaituneopiniondifférentesurlasoiréequ’ellevenaitdepasser.– J’utiliserai ma clef, n’aie aucune inquiétude, poursuivit Berenilde. Non, c’est moi qui te
rappellerai.Aurevoir.Elletenditlecombinéd’ivoireàOphélie.–Cegarçondevientremarquablementprévenant,luidit-elle,nonsansunepointedesarcasme.Ophélieraccrochale téléphoneplusimpatiemmentqu’ellen’auraitdû.«Votresortestuneréelle
préoccupation pour moi », hein ? Grand bien lui fît ! Berenilde et Archibald étaient aussiirresponsables que des enfants gâtés et Thorn le savait. Un homme qui consent à abandonner saproprefiancéedansuntelniddedécadentsnepeutdécemmentpasprétendrequ’ilsesoucied’elle.–Fermezlaporte,demandaBerenildedesonlit.Elle avait détaché sa chaîne pour remettre à Ophélie la jolie clef ornée de pierres précieuses
qu’Archibald lui avait offerte.Au premier déclic de serrure, un silence de plomb tomba sur elles.Dans l’antichambre, de l’autre côté de la porte, la musique éraillée du phonographe s’étaitbrusquementarrêtée.–Àprésent,nouspouvonsparlerlibrement,déclaraBerenildeavecunsoupirexténué.Nousserons
àl’abridesindiscretsaussilongtempsquecetteporteresteraferméeàclef.CommeOphélieetlatanteRoselines’entreregardaient,indécises,Berenildeeutunclaquementde
langueagacé.Aufuretàmesurequesesmainsôtaientlesépinglesdesacoiffure,lesbouclesdoréesrebondissaientgracieusementsursesépaules.–LeschambresduClairdelunesont lesplussûresduPôle,mesdames.Chaque tourdeclefnous
placeàl’écartdumonde.C’estunpeucommesinousn’étionsplusvraimentlà,comprenez-vous?Vous pourriez vous égosiller qu’on ne vous entendrait pas de la pièce voisine, même en collantl’oreilleàlaporte.–Jenesuispascertainequecelamerassuretellement,sifflalatanteRoseline.–Nousnenousenfermeronsqueletempsdenousreposer,assuraBerenilded’unevoixlasse.Etde
grâce,baissezcettelumière!Surcesparoles,elleenfonçasatêtedanssonoreilleretsemassalestempesavecuneexpression
douloureuse. Ses beaux cheveux étaient abîmés à cause de la perruque et sa peau, si soyeuse àl’accoutumée,avaitlapâleurfaded’unebougie.Pourtant,Ophéliedevaitadmettrequesabeautéétaitplusémouvanteencoredanslafatigue.La tante Roseline tamisa l’éclairage de la pièce et tressaillit en croisant le regard anonyme de
Mime.–Jenemefaispasàcedéguisementgrotesque!Nepeux-tupasl’ôter,letempsquenoussommes
ensemble?– Il ne vaut mieux pas, dit Berenilde. Ophélie ne dormira pas avec nous, seules les dames de
compagnieetlesnourricessontautoriséesàpartagerl’intimitédeleurmaîtresse.LeteintnaturellementjaunedelatanteRoselinedevintcireux.–Etoùira-t-elledonc?C’estsurmafilleulequejesuiscenséeveiller,moi,passurvous!–J’aidéjàunechambrereliéeàlavôtre,s’empressadelarassurerOphélieenluimontrantsaclef.
Jeneseraipasloin.Aufondd’elle-même,elleespéraitquejamaissatantenemettraitlespiedsruedesBains.–Oùestmaman?s’inquiétaBerenildequiremarquaitsoudainsonabsence.–Àlabibliothèque,ditOphélie.Ellenesemblaitpastrops’ennuyer.Elle passa sous silence les lectures libertines auxquelles elle l’avait vue s’adonner avecd’autres
damesdesonâge.–Vousirezbientôtlachercher,machèrepetite.Enattendant,faites-nousdoncduthé.LesappartementsdeBerenildedisposaientd’unepetitecuisine.TandisquelatanteRoselinemettait
unethéièreenfontesurlegaz,Ophéliepréparaitlestasses.Ellen’encassaqu’uneseule.–Pourquoinedois-jepasm’approcherduchevalier?demanda-t-elletoutencherchantlesucrier
danslegarde-manger.Berenildes’épongealefrontavecsonmouchoirendentelle,prostréesursonlit.Siellen’étaitpas
malade,aprèstoutcequ’elleavaitbuetinhalécettenuit,ceseraitunechance.–NivousniMmeRoseline,soupira-t-elle.C’estunillusionnisteredoutable.Vousseriezperdanteà
sonjeu,machèrepetite.–Vousoffriezpourtantuncharmanttableau,s’étonnaOphéliequiramassaitmaintenantlessucres
qu’elleavaitrépandusparterre.– Une autre bataille se jouait derrière notre innocente partie d’échecs. Cet enfant essaie de me
prendreaupiègedesonimaginationetjem’épuiseàluiéchapper!Ilseraitcapabledes’amuseravecvoussimplementparcequevousêtesdemasuite.–S’amuseravecnous?relevalatante,sourcilsfroncés.LatêtedeBerenilderoulasurl’oreillerpourluiadresserunsouriremoqueur.–Connaissez-vousl’hypnose,madameRoseline?C’estcommerêverenrestantéveillé,dit-elleen
faisantroulerchaque«r».Saufquecerêve-làvousestimposédeforce.–Quelpetitpoison!Cheznous,lesmômesnesontpastoujoursdesanges,jevousl’accorde,mais
leurpasse-tempsleplusrépréhensibleconsisteàappuyersurunesonnette,puisàdétalercommedeslapins.Enl’écoutant,Berenildelibéraunriresidépourvudejoiequ’Ophélieeneutfroiddansledos.–Pourquoiena-t-ilaprèsvous?insista-t-elle.Jevousaisentieplutôtbienveillante.Berenildefitglissersessouliersduboutdespiedsetcontemplalecielentoiledesonlit.–J’aiunedetteenverslui.C’estunevieillehistoire,jevousenparleraiuneautrefois.Lesifflementdelathéièreemplitlesilencequis’ensuivit.LatanteRoselineservitlethé,leslèvres
serréescommedespincesàlinge,maisBerenilderepoussasatasseavecunemoueécœurée.–MapetiteOphélie,pouvez-vousm’apportermonporte-cigarettes,monbriquetetunpeud’eau-
de-vie,jevousprie?–Non.BerenildeseredressasursonoreilleretlatanteRoselinerenversasonthé.Aussiincrédulesl’une
quel’autre,ellesdévisagèrentlepetithommeplantéaumilieudutapis,sonsucrieràlamain.–Jecroisquejenevousaipasbiencomprise,ditdoucereusementBerenilde.–Non,répétaOphélied’untonposé.Excusezmafranchise,maisjepeuxrespirervotrehaleinede
làoùjemetiens.Nevoyez-vouspastoutcequevousvousfaitessubir,àvousetàvotrebébé?Sivousêtesincapabled’êtreraisonnable,alorsjeleseraiàvotreplace.LesdentschevalinesdelatanteRoselinesedévoilèrent,letempsd’untrèsbrefsourire.–Ellearaison,unefemmedevotreâgedevraitêtreparticulièrementvigilante.Berenildearqualessourcilsetcroisalesmainssursonventre,effarée.–Demonâge?balbutia-t-elled’unevoixblanche.Commentosez-vous?Trop lasse pour semettre en colère, elle laissa aussitôt retomber sa tête sur l’oreiller dans une
cascadedebouclettesblondes.–Ilestvraiquejemesensunpeudrôle.J’aipeurd’avoirétéimprudente.–Jevaisvouschercherunetoilettepourdormir,déclarasèchementlatanteRoseline.Allongéesursonlit,perduedanssabellerobefroissée,Berenildesemblaitsoudainsivulnérable
qu’Ophélie se radoucit malgré elle. « Je devrais détester cette femme, songea-t-elle. Elle estcapricieuse,narcissiqueet calculatrice.Pourquoi, encecas,nepuis-jem’empêcherdeme fairedusoucipourelle?»Ophélie tiraunechaisevers le litets’yassit.Ellevenaitdecomprendrequeceseraitsansdoute
cela,sonvéritablerôleici.ProtégerBerenildedesesennemis,desafamille…etd’elle,aussi.
Labibliothèque
Lessemainesquisuivirentfurentlesplusétrangesqu’Ophélieavaitjamaisvécues.Ilnes’écoulaitpasunejournée–ouplutôt«unenuit»puisqu’ilnefaisaitjamaisjourauClairdelune–sansqu’ilprîtl’envie àArchibald d’organiser un bal costumé, un grand banquet, une improvisation théâtrale ouquelqueexcentricitédesoninvention.Berenildemettaitunpointd’honneuràêtredetouteslesfêtes.Elle tenait la conversation, souriait, brodait, jouait, dansait, puis, une fois dans l’intimité de sachambre,elles’évanouissaitdefatigue.Cesdéfaillancesneduraientguère;Berenildesehâtaitdesemontrerdenouveauenpublic,plusresplendissantequejamais.–Lacourestsoumiseàlaloiduplusfort,répétait-elleàOphélie,danslesraresmomentsoùelles
étaient seules. Montrez un signe de faiblesse devant les autres, et demain toutes les gazettes neparlerontplusquedevotredéchéance.Tout cela était bien joli,maisOphélie devait désormais vivre aumême rythme qu’elle. Chaque
salle du Clairdelune possédait son « horloge à domesticité », ce petit dispositif où il suffisait deréglerlesaiguillessurlabonnechambredudortoirpoursollicitersonvaletdepuisn’importequelendroitduchâteau.Lepanneauàclochettesdu6,ruedesBainssonnaitàtouteheure,nelaissantaucunrépitàOphélie,tantetsibienqu’illuiarrivaunefoisdes’endormirenservantlethé.Berenildeétaitépuisanteàsatisfaire.Elleréclamaitdespainsdeglace,desbiscuitsaugingembre,
dutabacàlamenthe,unrepose-piedàlabonnehauteur,descoussinssansplumes,etc’étaitensuiteàOphélie de se débrouiller pour trouver le nécessaire. Elle soupçonnaitBerenilde de profiter de lasituation,maislesortdesatante,contrainteàlapassivitédesdamesdecompagnie,neluifaisaitpasplusenvie.D’ailleurs, Archibald ordonnait parfois de longues séances d’oisiveté. Ses invités étaient alors
tenusderesterassissansrienfaired’autrequefumer.Ceuxquilisaientouparlaientàvoixbassepourtromperl’ennuiétaienttrèsmalconsidérésaucoursdecesséances.Ophélielesauraitbéniessiellen’avaitétéobligéederesterauprèsdeBerenilde,deboutdanslesvapeursd’opium.Néanmoins,leproblèmeleplusdifficileàrésoudrepourOphélie,cefurentlestoilettes.Entantque
valet, elle n’avait pas accès aux commodités pour femmes. Quant à celles des hommes, ellesmanquaientcruellementd’intimité.Ophéliedevaitguetter lesoccasionsoù iln’yavaitpersonne,etellesétaientrares.L’entretiendeseseffetspersonnelsnefutpasunetâchefacilenonplus.Ophéliepouvaitporterses
chemises,sesmouchoirs,sespantalonsetsesbas-de-chaussesàlabuanderie,maisellen’avaitpasdelivréederechange.Etsanslivrée,ellen’étaitplusMime.Elledevaitdonclalaverelle-même,danssabassinedechambre,etl’endosseravantqu’ellenefûtsèche.ElleétaitsisouventenrhuméequeRenardlui-mêmefinitparcompatir.– C’est pitié de t’avoir refilé un coin aussi humide, gamin ! soupira-t-il en voyant Ophélie se
moucherenpleinservice.File-moiunsablierdeplusetjem’arrangeaveclaGaëllepourqu’elleterelieaucalorifère.C’étaitvitedit.Depuisqu’OphélietravaillaitpourBerenilde,ellen’avaitjamaisobtenulemoindre
congé.Ilfallaitreconnaîtrequ’àforcedecasserlesplatsenfaïenced’Archibald,ellenepouvaitpasnonplusespérerd’elleuntraitementdefaveur.Heureusement,elletrouvaenlagrand-mèredeThornunealliéeprécieuse;cefutellequiluiremitsontoutpremiersabliervert,pourlaremercierdelui
avoirapportéunchâle.Alorsqu’Ophéliecherchaitunetabatière,ellecroisaRenardqui,desoncôté,allaitservirsatisaneàdameClothilde.Elleenprofitapourluiremettresonpourboire.–Félicitations,bonhomme! jubilat-ilen l’empochantaussitôt.Chosepromise,chosedue, jevais
t’enseignertapremièreleçon.Illuisignaladiscrètementdesyeuxlesgendarmespostésdanslecorridor.–Cesmessieursnesontpaslàpourledécorum,chuchota-t-iltrèsbas.Ilsassurentlasécuritédela
familleetdesinvités.Ilspossèdentchacununsablierblanc,allersimplepourlesoubliettes!Égareune seule fois ta clef, aie le moindre geste déplacé, mon gars, et ils te tomberont dessus à brasraccourcis.Le jourmême,Ophélieseprocuraunechaînepour toujoursavoirsaclefautourducou.Ellese
faisaitcontrôlerchaquematin;ellenevoulaitplusprendreaucunrisque.Somme toute, ces mesures étaient compréhensibles. Archibald offrait l’asile aux nobles qui
craignaient pour leur vie, lesministres envue, les favorites jalousées.Ophélie se rendit d’ailleurscompte que personne ici ne s’appréciait vraiment. LesMirages voyaient la présence de Berenildeparmieuxd’unmauvaisœil,maisilssedéfiaientaussid’Archibaldetdesessœurs,entrelesmainsdesquels ils remettaient leur vie.On se souriait beaucoup,mais les regards étaient équivoques, lesphrasesambiguës,lefonddel’airenvenimé.Personnenefaisaitconfianceàpersonne,etsitouscesgenss’étourdissaientdefêtes,c’étaitpouroublieràquelpointilsavaientpeurlesunsdesautres.CeluiparmieuxquidéconcertaitleplusOphélie,c’étaitlepetitchevalier.Ilétaitsijeune,sipoli,si
gauche derrière son épaisse paire de lunettes qu’il donnait l’impression d’être l’innocencemême.Pourtant,ilmettaittoutlemondemalàl’aise,enparticulierBerenildedontilrecherchaitardemmentlacompagnie.Elleluifaisaitlaconversationsansjamaisleregarderdanslesyeux.OphélienetardapasàdécouvrirdenouveauxvisagesauClairdelune.Beaucoupdecourtisansetde
fonctionnaires allaient et venaient comme s’ils n’étaient que de passage. Ophélie les voyaits’engouffrer à l’intérieur d’ascenseurs placés sous haute surveillance, dans la galerie centrale duchâteau.Ilsneredescendaientquequelquesjoursplustard;d’autresnerevenaientjamais.Berenildesedétournaitchaquefoisqu’ellesurprenaitquelqu’unentraindemonteràbordd’unde
ces ascenseurs.Ophélie comprit alors qu’ilsmenaient à la tour de Farouk. Interloquée, elle étudiaattentivement l’ambassade depuis les jardins. Le château avait toutes les apparences d’un espaceparfaitementdélimité,avecdes toituresetdespoivrièresnormalessous lanuitétoilée.Etpourtant,certainsdesesascenseurss’élevaientau-delàduciel,versunmondeinvisible.–Leçonn°2,ditRenardquandOphélieput lui remettreunautre sablier, tu auras remarquéque
l’architectureiciestextrêmementmouvante.Net’attardejamaisdanslessallesprovisoiressitun’yvois plus personne. La Mère Hildegarde a déjà effacé des pièces alors que des camarades s’ytrouvaientencore.Ophélieenfrissonnad’horreur.Elle n’avait encore jamais rencontré laMèreHildegarde,mais, à forced’entendreparler d’elle,
elle commençait à mieux la connaître. Cette Hildegarde était une architecte étrangère. Elle venaitd’unearchelointaineetpeuconnue,Arc-en-Terre,oùlesgensjouaientaveclaspatialitécommeavecun élastique.Ophélie avait fini par comprendre que ce n’étaient pas les illusions desMirages quidéformaient les lois de la physique dans la Citacielle ; c’était le prodigieux pouvoir de la MèreHildegarde.SileschambresduClairdeluneétaientplussûresquedescoffres-forts,c’étaitparcequechaque tour de clef les enfermait dans un espace clos, c’est-à-dire coupé du reste du monde,absolumentinviolable.Ophélie se procura du papier, un crayon et obligea Renard à lui dessiner une carte des lieux
pendantleurpetitdéjeuneràl’office.Elleétaitfatiguéedeseperdredanslesabsurditésdecetespace.Combiend’escaliersmenaientversdesdestinationsimpossibles?Combiendesallespossédaientdes
fenêtresalorsquecen’étaitpaslogique?–Houlà, tum’endemandes trop !protestaRenardengrattant sa crinière rousse.Essaiedoncde
fairetenirsurunefeuilledessallesquicontiennentplusdeplacequ’ellesnedevraient.Quoi,qu’est-cequ’ilya?Ophéliemartelaitdesoncrayonunpetitcouloirauquelellenecomprenaitrienàrien.–Ça?ditRenard.C’estcequ’onappelleuneRosedesVents.T’enavaisjamaisvu?Ilyenaplein
parici.Ilpritlecrayonetdessinadegrandesflèchesquipartaientdanstouslessens.–AveccetteRosedesVents,tuasunraccourciverslesjardinscôtécascades,unraccourciversla
grandesalleàmanger,unraccourciverslefumoirdeshommesetuneportenormalequidonnesurlecouloirdeservice.L’astuce,conclut-il,c’estderetenirlescouleursdesportes.Tusaisisleprincipe?Tandisqu’ellecontemplaitsonébauchedeplan,Ophéliecompritsurtoutqu’elleallaitdevoirfaire
travaillersamémoireplutôtquesonsensdel’orientation.ElleauraitaimédemanderàRenardoùsetrouvaitcettefameuseMèreHildegardedontilluirebattaitlesoreilles,mais,hélas,unmuetneposepasdequestions.Celanel’empêchaitpasd’apprendrebeaucoupàsoncontact,bienplusentoutcasqu’avecThornet
Berenilde.Aufildesrepasprisensemble,RenardsemontraitdeplusenplusbavardavecMime,etilleconseillaitparfoissansavoirreçudesablierenretour.– Gamin, tu ne peux surtout pas faire le même salut à un duc et à un baron, même s’ils
appartiennent à lamême famille !Avec l’un, tu te penches jusqu’àpouvoir contempler tes rotules.Avecl’autre,unesimpleinclinationdetêtesuffit.Ophélie commençait à s’y retrouver parmi tous ces aristocrates ; elle allait jusqu’àmaîtriser la
préséanceetsesnombreusesexceptions.Lestitrescorrespondaientsoitàdesfiefsquepossédaientlesnobles,danslaCitacielleoudanslesprovincesduPôle,soitàdeschargeshonorifiques,soitàdesprivilègesaccordésparFarouk.Parfoisauxtroisenmêmetemps.–Tousdesincompétentsnotoires!s’emportaGaëlle.Çavousépingledefauxsoleilsdansdefaux
cielsetc’estincapabledevousréparerunechaudière.Ophélie faillit s’étrangler avec sa potée de lentilles et Renard haussa ses grosses touffes de
sourcils.D’habitude,lamécaniciennenesemêlaitpasdeleursaffaires,maiscettefois-là,elles’étaitinvitée à leur souper. Elle poussa Renard sur le banc, planta ses coudes sur la table et darda surOphélie son œil bleu électrique. Ses cheveux couleur nuit coupés court et son monocle noir luiavalaientlamoitiéduvisage.–Toi,çafaitunmomentquejet’observeetjedoisdirequetum’intrigues.Derrièretesairsdene
pasy toucher, tu te renseignes sur tout et sur tout lemonde.Tu serais pas unpeuespion dans tongenre?Gaëlleavaitappuyésurson«espion»avecuneironiequimitOphéliemalàl’aise.Cettefemme
auxmanièresbrusquesavait-ellel’intentiondeladénoncerauxgendarmesd’Archibald?– Tu vois toujours le mal partout, ma belle, intervint Renard, sourire en coin. Ce pauvre
bonhommen’arienvud’autrequelepetitmanoirdesamaîtresse,c’estnormalqu’ilsoitdépaysé.Etpuisnetemêledoncpasdecequejeluiraconte,c’estunmarchéentreluietmoi.Gaëlleneluiaccordaaucunintérêt.EllerestaconcentréesurOphéliequiessayaitdemastiquerses
lentillesleplusinnocemmentpossible.–Jenesaispastrop,maugréa-t-elleenfin.Lefaitestquetum’intrigues.Elleclaquasamainsurlatablepoursoulignersaphraseetselevaaussibrutalementqu’elles’était
assise.– Jen’aimepasça, avouaRenardd’unairdépitéquandGaëlle futpartie.Ondiraitque tu luias
vraimenttapédansl’œil.Desannéesquejelaconvoite,moi,cettefemme-là.Ophélieterminasonassiette,unpeuinquiète.EnjouantlerôledeMime,ellen’étaitpascenséetrop
attirerl’attention.Elle repensa par la suite à l’opinion que Gaëlle se faisait des nobles. Dans ce monde, les
domestiquesavaientbienpeudevaleur.Ilsn’appartenaientpasàladescendancedeFarouketvenaientdupeuple des sans-pouvoirs, ils devaient donc compenser avec leursmains ce qu’ils nepouvaientapporter avec leurs dons. Il y avait effectivement de quoi rester pensif.UnMirage qui tricote desillusionsvautdoncmieuxqueceuxquinettoientsonlingeetpréparentsesrepas?PlusOphéliecôtoyaitlasociétéduPôle,pluselledéchantait.Elleétaitvenueicienespéranttrouver
desgensdeconfiance,ellenevoyaitautourd’ellequedegrandsenfantscapricieux…àcommencerpar le maître de maison. Ophélie ne comprenait tout simplement pas comment la charged’ambassadeuravaitpureveniràunhommeaussidésinvolteetprovocateur.Archibaldnesepeignaitjamais,serasaitàpeine,arboraitdestrousàchaquegant,chaqueredingote,chaquechapeau,sansquerienpûtporteratteinteàsabeautéséraphique.Etcettebeauté,ilenusaitetabusaitauprèsdesdames.Ophélie comprenait mieux pourquoi Thorn et Berenilde la protégeaient de lui : Archibald avaitcommeartdevivredeconduirelesfemmesàl’adultère.Ilmettaittoutessesinvitéesdanssonlit,puisilenparlaitàleurépouxavecunefranchiseépoustouflante.«Vous êtes gras commeun porc ! s’esclaffa-t-il devant le prévôt desmarchands. Prenez garde,
votrefemmeestlaplusinsatisfaitedetoutescellesquej’aieuleplaisirdevisiter.»« Vous semblez porter beaucoup d’intérêt à ma sœur Friande, dit-il doucement au garde des
Sceaux.Effleurez-launefoisetjeferaidevouslemarileplusencornédetouteslesarches.»«Vousarrive-t-ilparfoisdefairevotretravail?demanda-t-ilaulieutenantdepolice.Jeledisaisà
votrefemmehierencore,onentreàlaCitaciellecommedansunmoulin!Nonqueçamedéplaise,maisilm’estdéjàarrivédecroiserlespersonneslesplusinattendueslàoùellesn’auraientjamaisdûsetrouver…»Àcesderniersmots,Ophélieavaitbien failli renverser sonplateaudepâtisseries sur la robede
Berenilde.Elletouchaitdubois,maisArchibaldn’avaitjamaisencorementionnéleurrencontre.SilaToile avait assisté à la scène à travers lui, comme semblait le croire Thorn, ses sœurs restaientdiscrètesellesaussi.S’ensouciaient-ils touscommed’uneguigneouattendaient-ils lebonmomentpourglisserunmotàBerenilde?Ophélieavaitl’impressiondemarchersurunfilenpermanence.Unmatin,toutefois,cefutàsontourdepercerlespetitssecretsd’Archibald.C’étaitaucoursd’une
de ces rares accalmies où les invités cuvaient l’ivresse de la dernière fête et où lemétronome duClairdelunenes’étaitpasencoreremisenmouvement.Àpartunnoblequierraitdanslescorridorscommeunsomnambule,l’œilvitreux,seulsquelquesdomestiquesremettaientdel’ordreaurez-de-chaussée.OphélieétaitdescenduepourchercherunrecueildepoèmesqueBerenilde,soumiseauxcaprices
étranges des femmes enceintes, lui réclamait de toute urgence. Quand elle ouvrit la porte de labibliothèque,Ophéliesedemandad’abordsiseslunettesneluijouaientpasdestours.Iln’yavaitplusnifauteuilsrosesnilustresencristal.Çasentaitlapoussière,lemobilierétaitagencédifféremmentet,lorsqu’elle regarda les étagères, elle ne reconnut pas les livres habituels. Disparues, les œuvreslibertines;disparues,lesphilosophiesduplaisir;disparus,lespoèmessentimentaux!Iln’yavaitlàquedesdictionnairesspécialisés,d’étrangesencyclopédieset,surtout,unecollectionimpressionnanted’études de linguistique. Sémiotique, phonématique, cryptanalyse, typologie des langues… QuefaisaitunelittératureaussisérieusechezlefrivoleArchibald?Piquée de curiosité, Ophélie se mit à feuilleter un livre au hasard :Du temps où nos ancêtres
parlaient plusieurs langues, mais il faillit lui échapper des mains quand elle entendit la voixd’Archibalddanssondos:
–Cettelecturevousinspire-t-elle?Ophélieseretournaetsoupiradesoulagement.Cen’étaitpasàellequ’ons’adressait.Elleneles
avait pas aperçus en entrant, mais Archibald et un autre homme se tenaient au fond de la pièce,penchéssurunlutrindebois.Detouteévidence,ilsnel’avaientpasremarquéenonplus.– Assurément, c’est une reproduction remarquable, commenta l’homme qui accompagnait
Archibald.Sijen’avaispasétéexpert,j’auraisjuréavoiraffaireàunoriginal.Il s’exprimait avec un accent qu’Ophélie n’avait jamais entendu encore. Abritée derrière un
rayonnage,ellen’étaitpastrèscertained’avoirledroitd’êtreici,maiselleneputs’empêcherdejeteruncoupd’œilàladérobée.L’étrangerétaitsipetitqu’ildevaitsetenirsurunescabeaupourarriveràlahauteurdulutrin.–Sivousn’aviezpasétéexpert,réponditArchibaldd’untonnonchalant,jenemeseraispasoffert
vosservices.–Oùsetrouvel’original,signore?– Seul Farouk le sait. Contentons-nous de cette copie pour l’instant. Ce dont je dois d’abord
m’assurer,c’estquecettetraductionestdansvoscordes.Notreseigneurm’aofficiellementchargédelasoumettreàtoutesmesrelations,maisilperdpatienceetj’abritesousmontoituneconcurrentequichercheàmedoubler.Jesuisassezpressé,donc.–Allons,allons,ricanal’étrangerdesapetitevoixfluette.Jesuispeut-êtrelemeilleur,n’attendez
pasdemoidesmiracles!Personne,àcejour,n’ajamaisdéchiffréleLivred’unespritdefamille.Cequejepeuxvousproposer,c’estuneétudestatistiquedetouteslesparticularitésdecedocument:lenombredesignes,lafréquencedechacund’entreeux,latailledesespacements.Jepourraiprocéderensuiteàuneétudecomparativeaveclesautresreproductionsdontjesuisl’heureuxpropriétaire.–Etc’esttout?Voustraversezlemondeàmesfraispourm’apprendrecequejesaisdéjà?Le ton d’Archibald ne trahissait aucun agacement, mais il y avait quelque chose, dans sa
prononciationdoucereuse,quiparutmettrel’étrangermalàl’aise.–Pardonnez-moi,signore,maisàl’impossiblenuln’esttenu.Cequejepeuxvousaffirmer,c’est
queplusnouscomparons,pluslesstatistiquesgénéralesgagnentenprécision.Peut-êtrenoussera-t-ilpossibleunjourdefairejaillirunpeudelogiquedanslechaosdecetalphabet?–Etl’onvousdépeintcommelemeilleurdevotrediscipline!soupiraArchibaldd’untonnavré.
Nousnousfaisonsperdremutuellementdutemps,monsieur.Permettez-moidevousraccompagner.Ophélie se dissimula derrière un buste en marbre tandis que les deux hommes quittaient la
bibliothèque.Dèsqu’ilsfermèrent laporte,ellesedirigeasur lapointedespiedsvers le lutrin.Unimmenselivrereposaitlà.Ilressemblaitàs’yméprendreàceluidesarchivesd’Artémis.Duboutdesesgantsdeliseuse,Ophélietournaprécautionneusementlespages.C’étaientlesmêmesarabesquesénigmatiques, la même histoire muette, la même texture de peau. L’expert avait raison, cettereproductionétaitunpetitchef-d’œuvre.Ilexistaitdoncd’autresLivresàtraverslesarches?Àencroirecepetitétranger,chaqueespritde
familleenpossédaitunexemplaireet,àencroireArchibald,leseigneurFaroukbrûlaitdedéchiffrerlesien…Troublée,Ophéliefutsaisied’unpressentiment.Lespiècesd’unétourdissantpuzzlesemettaienten
place dans son esprit. Cette « concurrente » signalée par Archibald, elle eut la conviction qu’ils’agissait de Berenilde. Ce n’était ni le lieu ni l’heure pour réfléchir, toutefois. Son instinct luisoufflaitqu’ellen’auraitpasdûentendrecequ’elleavaitentendu,mieuxvalaitéviterdetraînerdanslesparages.Ophélie fila vers la porte. Quand elle ne parvint pas à tourner la poignée, elle comprit qu’elle
s’était laissé enfermer. Elle chercha des yeux une fenêtre, une porte de service, mais cettebibliothèque-làneressemblaitenrienàcellequ’elleconnaissait.Iln’yavaitpasmêmedecheminée.
Laseulesourcedelumièrevenaitduplafondoùuneillusion,plutôtréussieaudemeurant,imitaitleleverdusoleilsurlamer.Ophélieentenditlesbattementsdesonproprecœuretréalisasoudainquelesilencequirégnaitici
étaitanormal.Lesactivitésdesdomestiquesneluiparvenaientplusàtraverslesmurs.Inquiète,ellefinitparfrapperàlaportepoursemanifester.Sescoupsneproduisirentpaslemoindreson,àcroirequ’elletapaitdansunoreiller.Unesalledouble.Renardluiavaitdéjàparlédecespiècesquisuperposaientdeuxlieuxdansunmêmeespace.Seul
Archibaldpossédaitlaclefquidonnaitaccèsàchacun.Ophélieétaitpriseaupiègedansledoublondelabibliothèque.Elles’assitsurunechaiseetmitdel’ordredanssespensées.Forcerlaporte?Ellenemenaitnullepart.Unepartieétaitlà,l’autrenel’étaitplusetonnepeutpasagirsurcequin’existepas.Attendre le retour d’Archibald ? S’il ne revenait pas avant des semaines, ça promettait d’êtrelong.«Jedoistrouverunmiroir»,décidaalorsOphélieenselevant.Malheureusement pour elle, cette bibliothèque ne possédait pas la vanité des autres salles du
Clairdelune.Ellenecherchaitniàplaireauregard,niàjoueraveclalumière.Dénicheruneglaceaumilieu des livres savants allait être un tour de force. Il y avait bien desmiroirs de poche sur lesétagères,destinésàdéchiffrerdestextesàl’envers,maisOphélien’yauraitpasentrélamain.Elle repéra finalement un plateau argenté où étaient entreposées des bouteilles d’encre. Elle le
débarrassaetl’astiquaavecunmouchoirjusqu’àpouvoirserefléterdedans.Ilétaitétroit;çaferaitl’affaire,néanmoins.Ophélie l’appuyacontreuneéchelledebibliothèque.Archibaldnemanqueraitpasdes’interrogerquand ilverrait ceplateauàunendroitaussi incongru,maisellen’avaitpas lechoix.Agenouilléesurletapis,Ophéliesereprésentamentalementsachambrededortoiretplongeatête
baisséedansleplateau.Sonnezsetordit,seslunettescrissèrentetsonfrontrésonnacommeungong.Sonnée,ellecontemplalevisageinexpressifdeMime,enfaced’elle.Lepassagen’avaitpasmarché?«Passer lesmiroirs, çademandede s’affronter soi-même, avait dit le grand-oncle.Ceuxqui se
voilentlaface,ceuxquisemententàeux-mêmes,ceuxquisevoientmieuxqu’ilssont,ilspourrontjamais.»Ophéliecompritpourquoilemiroirl’avaitrejetée.ElleportaitlevisagedeMimeetjouaitunautre
rôlequelesien.Elledéboutonnasalivrée,puisaffrontaenfacesonbonvieuxreflet.Elleavaitlenezrouge et les lunettes tordues à cause du choc. Ça lui fit drôle de retrouver samine étourdie, sonchignonraté,sabouchetimide,sesyeuxcernés.Cevisageétaitpeut-êtreunpeubrouillon,maisaumoinsc’étaitlesien.La livrée deMime sous le bras, Ophélie put cette fois traverser le plateau. Elle se réceptionna
maladroitementsurlesoldesachambre,au6,ruedesBains,etsehâtaderemettresonuniforme.Sesmainstremblaientcommedesfeuilles.Ellel’avaitvraimentéchappébelle,cettefois.QuandelleremontadanslachambredeBerenilde,audernierétageduchâteau,celle-cil’accueillit
d’unregardimpatientdepuissabaignoire.–Toutdemême!J’aidûenvoyerRoselineàtarechercheet jemeretrouvesanspersonnelpour
m’apprêter.Nemedispasquetuasoubliémonrecueildepoèmes,par-dessuslemarché?s’agaça-t-elleenvoyantMimerevenirlesmainsvides.Ophélievérifiad’uncoupd’œilqu’iln’yavaitpersonned’autredanslesappartementsetdonnaun
tour de clef à la porte. L’entêtant phonographe de l’antichambre voisine ne se fit plus entendre :OphélieetBerenildeavaientététransportéesdansunespacedifférent.–Quesuis-jepourvous?demandaalorsOphélied’unevoixsourde.LacolèredeBerenilde retombaaussitôt.Elle étendit sesbeauxbras tatoués sur labordurede la
baignoire.–Plaît-il?–Jenesuispasriche,jenesuispaspuissante,jenesuispasbelleetjenesuispasaiméedevotre
neveu,énuméraOphélie.Pourquoil’avoirforcéàm’épouser,moi,alorsquemaseuleprésencevouscausetantd’ennuis?Passél’instantdestupéfaction,Berenildeéclatad’unriremusical.L’eaumoussanteclapotasurla
porcelainedelabaignoireaussilongtempsquedurasonhilarité.–Quelletragédieestentraindesejouerdansvotretête?Jevousaichoisieparhasard,machère
petite, cela aurait puaussibienêtrevotrevoisine.Cessezdoncde faire l’enfant et aidez-moi àmerelever.Cetteeaudevientglaciale!Ophélieeutalorslacertitudequ’elleluimentait;«hasard»n’appartenaitpasauvocabulairedela
cour.LeseigneurFaroukétaitentraindechercherunexpertpourpercerlesecretdesonLivre.EtsiBerenildepensaitl’avoirenfintrouvé?
Lavisite
–Jeunehomme,vousêteslahontedevotreprofession,susurraGustave.Ophéliecontemplalatracebrunequesonferavaitimpriméesurlepapier.Detoutessesbesognes
quotidiennes, s’il y en avait unequ’elle jugeait particulièrement ingrate, c’était biende repasser lejournal. Chaque matin, un paquet de gazettes était livré au vestibule des domestiques. Les valetsdevaient refaire eux-mêmes le pliage afin de le rendre plus maniable pour les maîtres. Ophéliegrillait toujours trois à quatre journaux avant d’en repasser un convenablement. Renard avait prisl’habitudedelefaireàsaplace,maispasaujourd’hui:c’étaitsabliervert,ilprofitaitd’uncongébienmérité.EtcommeOphéliejouaitdemalchance,lemajordomeenchefinspectaitjustementl’officecematin.–Vouscomprendrezquejenepeuxtoléreruntelgaspillage,luidit-ilavecunlargesourire.Vous
n’aurezdésormaisplusdroit auxgazettes.Pourcette fois, allezdonc remettreàMmeBerenilde lefruitdevotremaladresse.Àdéfautd’avoirunelangue,essayezd’avoirdestripes,hum?Gustave gloussa et s’en fut de son petit pas pressé. Ce n’était pas la première fois que le
majordome en chef s’amusait à ce petit jeu-là avec Mime. Sous ses airs mielleux, il prenait unsournoisplaisiràhumilieretàdénoncerceuxquin’avaientpassesgalons.Iln’étaitunexemplepourpersonneavecsaperruqueàl’envers,sonplastronmalattachéetsonhaleinealcoolisée,etpourtant,d’aprèsRenard,ilenavaitdéjàpoussécertainsjusqu’ausuicide.Ophélie se sentait beaucoup trop fatiguée pour s’indigner.Tandis qu’elle prenait la direction du
boudoir blanc, sa gazette brûlée sur un plateau, elle avait l’impression demarcher dans du coton.Entrel’humiditédesachambre, ladouceurtrompeusedescorridorset lemanquedesommeil,elleavaitfiniparattraperuneangine.Elleavaitmalàlatête,malàlagorge,malaunez,malauxoreilles,malauxyeux,etsavieilleécharpeluimanquait.Siellen’avaitpasdonnétoussessabliersàRenard,elleseseraitvolontiersfaitporterpâle.Ophéliemitlecouloirdeserviceàprofitpourdéchiffrerlesgrostitressurlepapierbrûlédela
gazette.LECONSEILDESMINISTRESACCOUCHEENCORED’UNESOURIS
CONCOURSDEPOÈMES–ÀVOSPLUMES,LESENFANTS!UNCARROSSEDÉCAPITÉAU CLAIRDELUNE
GRANDECHASSEDU PRINTEMPS:LESDRAGONSAFFÛTENTLEURSGRIFFES
Leprintemps,déjà?Letempsavaitfilésivite…Ophélieretournalagazettepourvoirletableaudemétéorologie. Moins vingt-cinq degrés. Le thermomètre de cette arche semblait figé à la mêmetempérature,mois aprèsmois.Le climat serait-il plus clément avec le retourdu soleil, à la saisonprochaine?Ellen’étaitpas sipresséede le savoir, au fond : chaque jourécoulé la rapprochaitdumariage,àlafindel’été.AvecletraindevieeffrénédeBerenilde,OphélieavaitrarementeuletempsdepenseràThorn.Et
si elle avait une certitude, c’était qu’il en allait de même pour lui. « Votre sort est une réellepréoccupation pourmoi », avait-il dit. Eh bien, s’il se préoccupait vraiment du sort de sa fiancée,c’était uniquement de loin. Il ne s’était plus jamais manifesté depuis le soir de leur arrivée auClairdelune;Ophélien’auraitpasétéétonnéequ’ileûttoutàfaitoubliésonexistence.Unequinte de toux résonnadans sa poitrine.Elle attendit qu’elle fût calmée avant depousser la
portedeservicequimenaitauboudoirblanc.Cepetitsalonfémininétaitleplusconfortableetleplusdélicat du château ; tout n’y était que dentelles, coussins,mollesse, velours.Une illusion poétiquefaisaittomberduplafonddesfloconsdeneigequin’arrivaientjamaisjusqu’autapis.
Aujourd’hui, Berenilde et les sept sœurs d’Archibald s’étaient réunies au boudoir blanc pouradmirerladernièrecollectiondechapeauxdubaronMelchior.–Celui-cinedevraitpasmanquerdevousplaire,mademoiselle,dit-ilàDouceenluiremettantune
compositionvégétale.Lesroseséclosentetfleurissentaufildubaljusqu’àl’apothéose.Jel’aiappelé«Floraisondusoir».Touteslesfemmesapplaudirent.Mirageaumajestueuxembonpoint,lebaronMelchioravaitlancé
sa propre maison de couture. Les tissus d’illusions à partir desquels il brodait ses confectionsrivalisaientd’imagination.Plusilpoussaitl’audace,plusilremportaitdesuccès.Ondisaitdeluiqu’ilavaitdesdoigtsenor.Lespantalonsauxmotifschangeantsaugrédelajournée,c’étaitduMelchior.Les cravates musicales pour les grandes occasions, c’était duMelchior. La lingerie féminine quidevenaitinvisiblesurlesdouzecoupsdemidi,c’étaitduMelchior.–J’aimebeaucoupcebonnetd’intérieurentulledesoie,lecomplimentaBerenilde.Mêmesisesrobesétaientétudiéespourdissimulerl’arrondidesonventre,samaternitédevenaitde
plusenplusévidente.Deboutdansuncoinduboudoir,Ophélielasurveillait.Ellenecomprenaitpascommentlaveuvefaisaitpourdemeureraussibelleetaussilumineuseendépitdetoussesexcès.–Vous êtes une connaisseuse, répondit le baron en lissant sesmoustaches gominées. Je vous ai
toujours considérée commeune exception dans votre famille.Vous avez le bongoût desMirages,madame!–Voyons,baron,nesoyezpasinsultant,ditBerenildeavecsonpetitrirecristallin.–Ah,lesnouvellesdujour!s’exclamaGaietéenseservantsurleplateaud’Ophélie.Lajeunefilles’assitdélicatementsurunebergère,puisfronçalessourcils.–Ondiraitquecettegazetteavuleferd’unpeutropprès.–Mime,tuserasprivédepauseaujourd’hui,déclaraBerenilde.Désabusée,Ophélien’enattendaitpasmoinsd’elle.LatanteRoseline,quiservaitlethéàtoutesces
dames, se raidit de colère. Elle ne pardonnait à Berenilde aucune des punitions administrées à safilleule.–Écoutezdonc, ilsenontparlé!s’esclaffaGaieté,sonjolinezcolléà lagazette.«Ledéfiléde
carrosses aux jardins duClairdelune a toujours su se distinguer des autres.Hier soir, l’infortunéecomtesseIngridl’adémontréàsesdépens.Avait-ellefaitapprêteruncarrossetropimposant?Avait-ellechoisipourl’occasiondesétalonstropvigoureux?Coupsdefouet,appelsdebride,rienn’yafait,lacomtesseatraversélagrandealléecommeunbouletdecanon,réclamantdel’aideàcoretàcri.»Attendez,neriezpasencore,lemeilleurestpourlafin!«Soitlecarrosseétaittrophaut,soitleporcheétaittropbas,toujoursest-ilquelevéhicules’estvuamputédesatoitureenmoinsdetempsqu’iln’enfautpourl’écrire.Lafollechevauchées’estheureusementbienterminéeetlacomtesses’ensortavecunebellefrayeuretquelquescontusions.»–Quelspectacledésolant!s’exclamaMélodie.–Sileridiculetuait…,soupiraGrâce,laissantsaphraseensuspens.–Ellechoisirauncarrosseplusmodesteàl’avenir,philosophaClairemonde.–Oudesétalonsmoinsimpétueux,répliquaFriande.Lessœursd’Archibaldrirenttantetsibienqu’ellesdurentsortirleurmouchoir.Latêted’Ophélie
bourdonnait commeune ruche ; elle trouvait touscesgazouillis assommants.Berenilde,quiposaitsurcettejeunesseunœilbienveillant,agitaunéventaildevantsagorge.– Voyons,mes chères petites, ne vousmoquez pas trop desmésaventures de cettemalheureuse
Ingrid.–Voilàquiestbiendit,approuvaPatienced’un tonpincé.Modérez-vousdoncunpeu, sottes.La
comtesseestnotreinvitée.Les sœursd’Archibald étaientdignesde leur surnom.Patience faisait continuellementpreuvede
pondération,Gaîté se riait de tout,Mélodie voyait en chaque chose le prétexte à uneœuvre d’art,Grâceaccordaituneimportanceprimordialeauxapparences,ClairemondeéclairaitsonauditoiredesesjugementsavisésetFrianderésumaitlavieàunequestiondesensualité.QuantàlapetiteDouce,elleétaitsilissequelesparoleslesplusdésobligeantestombaientdesabouchecommedesperles.LaToile.Lenomduclanprenaittoutsonsenslorsqu’onlesvoyaitensemble.Malgréleursdifférencesd’âgeetdetempérament,lessœursneparaissaientformerqu’uneseuleet
mêmepersonne.Sil’unetendaitlamain,uneautreluipassaitaussitôtpoudrier,pinceàsucre,gants,sans qu’elles eussent besoin de se concerter. Lorsque l’une amorçait une phrase, une autre lacomplétait leplusnaturellementdumonde.Parfois, elles semettaient toutes à rire enmême tempssansraisonapparente.D’autresfois,aucontraire,ellesdevenaientrosesd’embarrasetaucuned’ellesneparvenaitplusàsuivrelaconversation;celaseproduisaitgénéralementquandArchibald«visitait»l’unedesesinvitéesdansunechambreduchâteau.Archibald…Depuis l’épisode de la bibliothèque,Ophélie n’arrivait plus à taire un petitmalaise en elle.Elle
avaitlesentimentd’avoirmisledoigtsurquelquechosed’essentiel,maisellenepouvaitenparleràpersonne et surtout pas à Berenilde. Plus elle y réfléchissait, plus elle avait la conviction que lafavoriteavaitorchestrélemariagedeThornpourrasseoirsapositionauprèsdeFarouk.–Baron,puis-jejeteruncoupd’œilàvosrubans?demandaDoucedesavoixenjôleuse.Le baronMelchior reposa sa tasse de thé et se fendit d’un sourire qui souleva ses moustaches
droitescommedesbaguettes.– J’attendais que vousme le demandiez,mademoiselle. J’ai spécialement pensé à vous pourma
nouvellecollection.–Àmoi?Doucepoussaunpetitcriraviquandlebaronouvritsamallette.Surlefondnoirenvelours, les
rubansdecouleurarboraientchacununpapillonquibattaitdesailes.Lafillettesemitentêtedetouslesessayer.–Apportez-moilegrandmiroir.Ahuriedefatigue,Ophéliemituntempsàcomprendrequel’ordres’adressaitàelle.–C’estimpolides’approprierainsiledomestiqued’uneautre,sermonnaPatience.–Usezdemonpersonnelàvotreguise,machérie,ditBerenildeencaressantaffectueusementles
cheveuxdelapetitefille.Jen’enaipasbesoinpourlemoment.Legrandmiroirpesaitcommeduplomb,maisDoucesemontraaussiimpitoyablequeBerenilde.–Neleposezpas,ordonna-t-elleàOphélie.Tenez-leainsipourqu’ilsoitàmahauteur.Non,nele
penchezpas,pliezplutôtlesgenoux.Voilà,gardezlaposition.Doucedonnaitsesordresd’unevoixcaressantecommesielleluiaccordaitlàunegrandefaveur.
De longscheveuxà la finesse incomparable,un teintdenacre,uneeaupureaufonddesyeux,elleaimaitdéjàjouerdesescharmes.Ophélieyétaitpeusensible.Pourl’avoirdéjàvuefairedescolèresspectaculaires, elle savait que ces belles manières n’étaient qu’un vernis qui se craquelait à lapremièrecontrariété.Elleplaignaitsincèrementl’hommequil’épouserait.Alorsqu’Ophélieluttaitcontreuneenvieirrépressibled’éternuer,sonmiroirenmains,lesdames
conversaient,riaient,buvaientduthé,essayaientdeschapeaux.–MadameBerenilde,vousdevriez renvoyervotrevalet,déclarasoudainMelchiorenportantun
mouchoiràsonnez.Iln’arrêtepasdetousseretderenifler,c’estparfaitementdéplaisant.SiOphélieavaitpuparler,elleseseraitempresséed’approuverlebaron,maisuncoupdiscretàla
portedispensaBerenildederépondre.–Vaouvrir,luidemanda-t-elle.Prisedecrampes,Ophéliene futpas fâchéedeposersonmiroirun instant.Quandelleouvrit la
porte,elle futbeaucoup tropsaisiepour s’incliner.Deux têtesau-dessusd’elle, tout raidedans sonuniformenoiretsesépaulettesàfranges,plusmaigreetplusmaussadequejamais,Thornremontaitsamontre.IlentrasansunregardpourOphélie.–Mesdames,salua-t-ilduboutdeslèvres.Unsilencestupéfaitétaittombésurlepetitboudoir.Berenildecessad’agitersonéventail,latante
Roselineeutunhoquetdesurprise,lessœurslaissèrentleurtassedethéensuspensetDoucecourutseréfugierdanslesjuponsdel’aînée.Cethommeimmenseettaciturnebrisaitparsaseuleprésencelecharmeféminindeslieux.Ilétaitsigrandquelafausseneigeluitombaitdevantlesyeuxcommeunessaimdemouchesblanches.Berenildefutlapremièreàseressaisir.–Tun’asaucunemanière!letaquina-t-elleavecsonbelaccentrauque.Tuauraisdût’annoncer,tu
nousprendsaudépourvu.Thornchoisitunfauteuilquin’étaitsurchargénidecoussinsnidedentelles,puisils’assitenpliant
sesgrandesjambesd’échassier.–Jedevaisdéposerdesdossiersaucabinetdel’ambassadeur.Jeprofitedemonpassagepourvoir
commentvousvousportez,matante.Jenem’attarderaipas.Àcettedernièrephrase,touteslessœursd’Archibaldpoussèrentunsoupirdesoulagement.Deson
côté,Ophélieéprouvaitlesplusgrandespeinesdumondeàtenirsonrôle,immobiledanssoncoin,sans pouvoir regarder Thorn en face. Elle savait qu’il n’était pas très apprécié,mais c’était autrechosedeleconstaterparelle-même.Connaissait-illavéritableapparencedeMime?Sedoutait-ilquesafiancéeétaitprésentedanslapièce,spectatricemuettedesonimpopularité?Thornparaissaitindifférentaufroidqu’ilavaitjeté.Ilposasonporte-documentssursesgenouxet
s’alluma une pipe malgré les toux désapprobatrices autour de lui. Il refusa d’un froncement desourcilslethéqueluiservitlatanteRoseline;ilétaitdifficilededéterminerlequeldesdeuxavaitleslèvreslespluspincées.–Monsieur l’intendant ! s’exclama lebaronMelchior avecun sourire. Je suisbienaisedevous
voir,voilàdesmoisquej’aisollicitéuneaudience!Thornposa sur luiun regardd’acierqui enauraitdissuadéplusd’un,mais legrosbaronne se
laissapasimpressionner.Ilfrottasesmainsbaguéesd’unairenjoué.–Votremariageesttrèsattendu,savez-vous?Unetellecérémonienes’improvisepasaudernier
moment, je suis certain qu’un homme aussi organisé que vous ne l’ignore guère. Je m’engage àconcocterpourl’éluedevotrecœurlaplusadorablerobedemariéequisoit!Ophéliefaillitsetrahirparunebrutaleenviedetousser.–J’aviserailemomentvenu,déclaraThorn,lugubre.Lebaronsortituncalepindesonchapeaucommeunmagicienenauraittiréunlapinblanc.–Ceseral’affaired’uninstant.Pouvez-vousmedonnerlesmensurationsdeladame?C’était sans doute la situation la plus embarrassante qu’Ophélie avait jamais vécue. Elle aurait
vouludisparaîtresousletapis.–Jenesuispasintéressé,insistaThornd’unevoixorageuse.Lesmoustachesenduitesdebrillantines’effondrèrentenmêmetempsquelesouriredeMelchior.
Sespaupièrestatouéesbattirentplusieursfois,puisilrangeasoncalepin.–Àvotreaise,monsieurl’intendant,dit-ilavecunedouceurredoutable.Ilrefermasamallettederubansetempilatousseschapeauxdansuneboîte.Ophélieétaitsûreque
Thornl’avaitdiablementvexé.–Jevoussouhaitelebonjour,murmuraMelchioràcesdamesavantdes’enaller.Un silence inconfortable retomba sur le boudoir. Plongée dans les jupons de l’aînée, la petite
DoucecontemplaitlescicatricesdeThornavecunemoueécœurée.–Tuasencoremaigri,reprochaBerenilde.Avectouscesbanquetsministériels,tuneprendsdonc
jamaisletempsdemanger?Friandefitunclind’œilàsessœursets’approchadufauteuildeThorn,unsourireespiègleaux
lèvres.–IlnoustardederencontrervotrepetiteAnimiste,monsieurThorn,roucoula-t-elle.Vousêtessi
secret!Ophéliecommençaitàs’inquiéterd’être lesujetde toutescesconversations.Elleespéraitquesa
rencontreavecArchibaldneseraitpasmisesurlatable.CommeThornsecontentaitdeconsultersamontreàgousset,Friandes’enharditetsepenchaverslui.Sesbouclettesblondessetrémoussaientàchaquemouvementdetête.–Pourriez-vousnousdireaumoinsàquoielleressemble?ThornplantasibrutalementsesyeuxdeferdanslessiensqueFriandeenperditsonsourire.–Jepourraisvousdireàquoielleneressemblepas.DerrièrelemasqueimpassibledeMime,Ophéliehaussalessourcils.Qu’entendait-ilparlà?–Monintendancemeréclame,conclutThornenfermantsoncouvercledemontre.Ilselevaets’enfutendeuxlonguesenjambées.Ophélierefermalaportederrièrelui,déconcertée.
C’étaitbienlapeinedesedéplacerpoursipeu…Les conversations reprirent aussitôt dans le boudoir comme si elles n’avaient jamais été
interrompues : – Oh, madame Berenilde ! Accepteriez-vous de jouer avec nous à l’Opéra duprintemps?–VousseriezparfaitedanslerôledelabelleIsolde!–EtpuisleseigneurFaroukassisteraàlareprésentation.Ceseraitpourvousl’occasiondevous
rappeleràsonbonsouvenir!–Peut-être,réponditBerenildeensecouantsonéventail,àpeineattentive.«Est-elleencolère?»sedemandaOphélietoutensemouchant.Ellen’encompritlaraisonque
bienplustard,lorsqueBerenildemontralesoldesonéventail.–Qu’est-cequejevoislà,surletapis?Ophélies’accroupitaupieddufauteuiloùs’étaittenuThornetrécupéraunjolitampond’argent.– C’est le sceau de l’intendance, commenta Clairemonde. Monsieur votre neveu doit être très
ennuyédel’avoirégaré.CommeOphélierestaitlesbrasballants,Berenildeluiassenauncoupd’éventail.–Ehbien,s’agaça-t-elle,qu’attends-tupourleluirapporter?
L’intendance
Ophélie fixait la silhouette pâle et plate de Mime qui lui faisait face dans la glace murale. Àl’intérieur de la salle d’attente, il ne restait plus qu’elle et un aristocrate qui tripotait son haut-de-formeen jetant,de tempsàautre,un regard impatient sur laporteenverrebrouillédusecrétariat.Ophéliel’observaitsansenavoirl’air,parmiroirinterposé.CommebeaucoupdeMirages,c’étaitunhomme bien portant, presque à l’étroit dans son veston, chaque paupière ponctuée de tatouages.Depuis son arrivée, il consultait continuellement la pendule de cheminée. Neuf heures vingt. Dixheuresquarante.Onzeheurescinquante-cinq.Minuitetquart.Ophélieréprimaunsoupir.Lui,aumoins,n’attendaitpasdepuislematin.Aprèss’êtreperduedans
un nombre incalculable d’ascenseurs, elle était restée debout ici toute la journée. Elle se sentait sifatiguée qu’elle commençait à voir troublemalgré ses lunettes.Les consultants étaient reçus selonl’ordre de préséance et les valets arrivaient en dernier sur la liste.Ophélie évitait de regarder lesnombreuxfauteuilsvides,ainsiqueladesserteoùducaféetdespetits-foursavaientétéservis.Ellen’avaitdroitàriendetoutcela.Elleseseraitbiencontentéededéposerlesceauausecrétariat,maisellesavaitqu’ellenelepouvait
pas.SiBerenildeavaitététellementcontrariée,c’étaitparcequeThornl’avaitdélibérémentoubliéet,s’ill’avaitdélibérémentoublié,c’étaitparcequ’ilavaitvouluprovoquerunerencontre.La porte vitrée s’ouvrit enfin. Un homme sortit, donnant poliment un coup de chapeau à son
confrèrerestédanslasalled’attente.–Aurevoir,monsieurlevice-président,ditlesecrétaire.Monsieurleconseiller?Sivousvoulez
bienmesuivre.LeMiragepassadans le secrétariat avecungrognementmécontentetOphélie se retrouvaseule.
N’ytenantplus,elleattrapaunetassedecafé,yplongeaunpetit-fourets’assitsurlepremierfauteuilvenu.Lecaféétaitfroidetdéglutirluifaisaitmal,maiselleavaitl’estomacdanslestalons.Ophélieengloutittouslespetits-foursdeladesserte,semouchadeuxfoisettombaaussitôtendormie.Elle dut se remettre précipitamment debout lorsque la porte s’ouvrit, une heure plus tard. Le
conseillermirages’en fut,encoreplusmécontentqu’iln’étaitentré.Lesecrétaire referma laportevitréesansunregardpourOphélie.Dansledoute,elleattenditunpeu,puisfrappaquelquescoupspourserappeleràsonsouvenir.–Qu’est-cequetuveux?luidemanda-t-ilparl’entrebâillementdelaporte.Ophélie lui fit signe qu’elle ne pouvait pas parler et lui désigna l’intérieur du secrétariat. Elle
voulaitentrercommelesautres,n’était-cepasévident?–M.l’intendantdoitprendredurepos.Jenevaispasledérangerpourunvalet.Situasunmessage,
remets-le-moi.Ophélierestaincrédule.Elleprenaitracineicidepuisdesheuresetonneluiaccordaitmêmepasla
faveurd’uneaudience?EllesecoualatêtedeMimeetpointaobstinémentlaportequelesecrétairebloquaitdupied.–Es-tusourdenplusd’êtremuet?Tantpispourtoi.Il claqua la porte au nez d’Ophélie. Elle aurait pu laisser le sceau dans la salle d’attente et s’en
retournerbredouille,maisellen’enfitrien.Ellecommençaitàsesentirdemauvaisehumeur.Thornavaitvoulul’attirerjusqu’ici?Ilallaitdevoirenassumerlesconséquences.
Elletambourinaàlavitrejusqu’àcequel’ombreemperruquéedusecrétaireréapparûtderrièreleverrebrouillé.–Décampeouj’appellelesgendarmes!–Ehbien,quevousarrive-t-il?Ophéliereconnutl’accentdurdeThorn.–Oh,monsieurestdescendu?bredouillalesecrétaire.Quemonsieurnesedérangepas,cen’est
qu’unpetitmalotrudontjem’envaisbotterletrain.Derrière la vitre, l’ombre du secrétaire fut écartée par la silhouette, haute etmaigre, de Thorn.
Quandilouvrit laporteetabaissasurOphéliesonneztranchant,elleredoutauninstantqu’ilnelareconnûtpas;ellehissalementonpourbienrépondreàsonregard.–Insolent!serécrialesecrétaire.C’enesttrop,j’appellelesgendarmes.–C’estlecoursierdematante,grinçaThornentresesdents.Lesecrétairesedécomposa,puisserecomposauneattitudemortifiée.–Monsieurmevoitabsolumentconfus.C’estuneregrettableméprise.Ophélie tressaillit. Thorn avait posé une grande main glaciale sur sa nuque pour la pousser à
l’intérieurd’unascenseur,aufonddusecrétariat.–Éteignezleslumièressuperflues,jenerecevraipluspersonnepouraujourd’hui.–Oui,monsieur.–Mesrendez-vousdedemain?Lesecrétairechaussauneépaissepairedebesiclesetfeuilletauncalepin.–J’aidûlesannuler,monsieur.M.levice-présidentm’aremisenpartantuneconvocationpourle
Conseildesministres,àcinqheurescematin.–Avez-vousreçul’inventairedescelliersetcavesparlemaîtrequeux?–Non,monsieur.–J’aibesoindecerapportpourleConseil.Procurez-vous-le.–Lescelliers,monsieur?Ce ne devait pas être la porte à côté, car la perspective de s’y rendre n’enthousiasmait pas le
secrétaire.Ils’inclinanéanmoins.–Certainement,monsieur.Aurevoir,monsieur.Surunesérieinterminabledecourbettesetde«monsieur»,lesecrétaireobséquieuxseretira.Thorndéplialagrilledel’ascenseur.Ophélieétaitenfinseuleaveclui.Ilsn’échangèrentpourtant
niunmotniun regard tandisque l’ascenseurprenait lentementde l’altitude.L’intendanceavait étéaménagée dans l’une des nombreuses tourelles de la Citacielle. L’écart de palier qui séparait lesecrétariatducabinetdeThornparutinterminableàOphélie,tellementlesilencesefaisaitpesantdanslacabine.Elleeutbeausemoucher,éternuer,tousser,contemplersessouliers,Thornn’articulapasuneseulephrasepourlamettreàl’aise.L’ascenseur s’arrêta devant un immense couloir avec autant de portes qu’un piano compte de
touchesàsonclavier.ProbablementuneRosedesVents.Thornpoussauneporteàdoublebattant,auboutducouloir.D’aprèsl’adage,c’estlafonctionqui
fait l’homme et non l’homme qui fait la fonction. Quand Ophélie découvrit l’Intendance, elle sedemandasicen’étaitpasparticulièrementvraidanslecasdeThorn.L’étudeétaitunesalleaustèreetfroidequines’autorisaitpaslamoindreexcentricité.Lemobilierdetravailserésumaitàungrandbureau,quelquessiègesetdessecrétairesdeclassementauxquatrecoinsdelapièce.Pasdetapissurleparquet,pasdetableauxsurlelambris,pasdebimbeloteriesurlesétagères.Detoutesleslampesàgaz, seule celle du bureau était allumée. L’atmosphère sombre du bois n’était égayée par aucunecouleur, hormis celles des reliures le long des rayonnages.Bouliers,mappemondes et graphiquesfaisaientofficededécoration.
L’uniquenotefantaisiste,ensomme,étaituncanapéuséjusqu’àlacorde,installésousunœil-de-bœuf.–Vouspouvezvousexprimericisanscrainte,ditThornaprèsavoirverrouillélesportesderrière
lui.Ilsedébarrassadesonuniformeàépaulettes.Ilétaitdésormaisensimpleveston,boutonnésurune
chemise à la blancheur irréprochable. Comment faisait-il pour ne pas avoir froid ? Malgré leradiateurdefonte,latempératuredel’étudeétaitglaciale.Ophéliepointadudoigtl’œil-de-bœuf.–Surquoidonnecettefenêtre?Elleportalamainàsoncou.Savoixétaitrouilléecommeunevieillegrille.Entrelemaldegorge
etlemutismedeMime,sescordesvocalesavaientsouffert.En l’entendant, Thorn avait arqué son sourcil balafré. Ce fut le seul mouvement qui anima sa
longue figure rigide.Peut-êtreétait-ce le fruitdeson imagination,maisOphélie le trouvaitencoreplusraidequed’habitude.–Ledehors,répondit-ilenfin.–Levéritabledehors?–Enpersonne.Ophélie ne put résister à la tentation. Elle se percha sur le canapé comme une petite fille, pour
collersonnezauhublot.Malgréledoublevitrage,leverreétaitaussifroidquedelaglace.Ophélieregardaencontrebasetaperçutl’ombredesremparts,desarcadesetdestours.C’étaitvertigineux.Ilyavaitmêmeuneairededirigeables!Elleessuyadugantlabuéequ’elleavaitdéposée.Alorsqu’ellesaisissaitunmorceaudenuitàtraverslesdentellesdegivreetlesstalactites,elleretintsarespiration.D’étrangestourbillonslaissaientdestraînéesdecouleuraumilieudesétoiles.C’étaitcela,uneauroreboréale?«Depuisquandn’ai-jepasvuleciel?»sedemanda-t-elle,fascinée.Elle avait lagorge tout à l’étroit, soudain, et cen’étaitpas seulementparcequ’elle étaitmalade.
Ellepensaàtouteslesnuitsétoiléesqu’ellen’avaitjamaisprisletempsdecontemplerdanssapetiteVallée.Ophélie en aurait oublié Thorn dans son dos si la sonnerie criarde d’un téléphone ne l’avait
arrachéeàsacontemplation.Iléchangeaunbrefcoupd’œilavecellepourl’inciterà ladiscrétion,puisdécrocha.–Oui?Avancée?Quatreheures,j’yserai.Il reposa le cornet acoustique sur la barre du téléphone et revint à Ophélie. Elle attendit ses
explications,maisThornsetenaitappuyésursonbureau,brascroisés,commesic’étaitluiquiétaitdansl’expectative.Ellefouillaalorslespochesdesonuniforme,posalesceausurlebureauetgrattasagorgepours’éclaircirlavoix.–Votreinitiativen’apasenchantévotretante.Etpourêtretoutàfaitfranche,jenel’aipastellement
appréciéenonplus,ajouta-t-elleavecunepenséepourlasalled’attente.N’aurait-ilpasétéplussimpledetéléphonerauClairdelune?LegrandnezdeThornémitunreniflementagacé.–LeslignesdelaCitaciellenesontpassûres.Etpuiscen’estpasàmatantequejevoulaisparler.–Danscecas,jevousécoute.Ophélie s’était exprimée d’un ton plus sec qu’elle ne l’aurait voulu.Thorn avait sans doute une
bonneraisonpouravoirprovoquécerendez-vous,maisellenesesentaitpasdanssonassiette.S’iltournaittroplongtempsautourdupot,ilallaitenfairelesfrais.–Cedéguisementmemetmalàl’aise,déclaraThornenconsultantsamontre.Ôtez-le,jevousprie.Ophéliepétritnerveusementleboutondesoncol.
–Jeneportequ’unechemisesousmalivrée.Elle se sentit aussitôt honteuse d’avoir dévoilé sa pudeur. C’était exactement le genre de
conversation qu’elle ne voulait pas avoir avec Thorn. De toute façon, il n’était pas homme às’émouvoirpourceschoses-là.Commedejuste,ilclaquaimpatiemmentlecouvercledesamontreetluidésignadesyeuxunependerie,derrièrelebureau.–Prenezunmanteau.« Faites ci, faites ça… » Par certains côtés, Thorn était le digne neveu de sa tante. Ophélie
contourna le bureau en boismassif pour ouvrir le panneau de la penderie. Il n’y avait là que desaffairesdeThorn,excessivementaustèresetdémesurémentgrandes.Fautedemieux,elledécrochaunlongmanteaunoirdesoncintre.Elles’assurad’uncoupd’œilbrefqueThornnelaregardaitpas,maisilluitournaitostensiblement
ledos.Courtoisie?Ironie?Indifférence?Ophéliedéboutonnasalivréeetenfilalemanteau.Ellesourcillaquandellevitsonrefletdansune
glace,àl’enversdupanneau.Elleétaitsipetiteetlemanteausigrandqu’elleressemblaitàuneenfantdansunhabitd’adulte.Deslèvresgercées,unnezirrité,elleavaitvraimentunemineépouvantable.Ses boucles sombres, mal contenues par le chignon, lui roulaient sur les joues et renforçaient lapâleurdesapeau.Seslunettesgrisesnedissimulaientmêmepaslescernesquiluiombraientlesyeux.Ophéliefaisaittellementpitiéqu’ellejugeasonaccèsdepudeurencoreplusridicule.Tropfatiguéepourtenirdebout,elles’assitdanslefauteuildebureau.Ilétaitfaitsurmesurepour
Thorn;sespiedsàellenetouchaientpluslesol.–Jevousécoute,répéta-t-ellealors.Appuyédel’autrecôtédugrandbureau,Thorntiraunpetitpapierdesapochedevestonetlefit
glissersurl’écritoirejusqu’àOphélie.–Lisez.Interloquée,Ophélieretroussalesmanchestroplonguesdumanteauetsaisitlerectangledepapier.
Untélégramme?MONSIEURTHORNINTENDANCECITACIELLE,PÔLE
SANSNOUVELLESDETOIDEPU ISTONDÉPARTTU POURRAISRÉPONDREAUXLETTRESDEMAMANFÂCHÉEPARTONSILENCEETTONINGRATITUDECOMPTONSSURROSELINEPOURNOUSÉCRIRE–AGATHE
Ophélierelutplusieursfoislemessage,suffoquée.– C’est assez contrariant, dit Thorn d’une voix plate. Vos Doyennes ont commis un impair en
révélantcetteadresse-ciàvotrefamille.Jenedoissurtoutpasêtrecontactéàl’intendanceetencoremoinspartélégramme.Ophélie levalementonpourleregarderdroitdanslesyeux,depuis l’autrecôtédubureau.Cette
fois,elleétaitbeletbienencolèrecontre lui.Thornavait la responsabilitédesoncourrier.Parsafaute,elles’étaitsentieoubliéedesesparentstandisqu’euxserongeaientlessangs.–Quellessontces lettresdontparlemasœur? l’accusat-elle.Vousnem’avezjamaisrienremis.
Avez-vousseulementenvoyécellesquenousvousavionsconfiées?Elledevaitvraimentavoirl’airfâché,carThornperditcontenance.–Cen’estpasmoiquiaimalencontreusementégarétoutesceslettres,maugréa-t-il.–Alors,quis’amuseàintercepternotrecourrier?Thornsoulevaet referma lecouvercledesamontre.Ophéliecommençaità le trouveragaçantà
toujourssurveillerl’heureainsi.– Je l’ignore, mais cette personne est douée. Le contrôle des voies postales compte parmi les
attributionsdemafonction.Sanscetélégramme,jen’auraisjamaisétéalertédecesdisparitions.Ophélieramenaderrièresonoreilleunemèchequiluiroulaitsurlenez.–Medonnez-vouslapermissiondelelire?La formule pouvait prêter à confusion, mais Thorn comprit immédiatement où elle voulait en
venir.
–Jen’ensuispaslepropriétaire.Vousn’avezpasàmedemanderlapermission.Dansl’ombredeseslunettes,Ophéliehaussalessourcils.Commentsavait-ilcela?Ahoui,latante
Roselineetelleenavaientparlédansledirigeable,àlatableducapitaineensecond.Soussesdehorshautains,Thornétaitfinalementplutôtattentif.–Vous l’avez touché endernier, expliqua-t-elle. Jenepeuxpas faire autrementquevous lire au
passage.L’idéeneparutpasplaireàThorn.Sonpouceouvrait,fermait,rouvrait,refermaitlecouverclede
samontreàgousset.–Lecachetdutélégrammeestauthentique,dit-il.Jedoutequecesoitunfaux,sic’estcequivous
inquiète.LesyeuxdeThorn,pareilsàdeuxéclatsdemétal,brillaientétrangementàlalumièredelalampe
debureau.Chaquefoisqu’ilsseposaientsurOphélie,commeencet instant,elleavait l’impressionqu’ilsessayaientdelapercerjusqu’àl’âme.–Àmoinsévidemmentquecenesoitmaparolequevousremettiezencause,acheva-t-ilavecson
accentdur.Nechercheriez-vouspasplutôtàmelire,moi?Ophéliesecoualatête.–Vousmesurestimez.Unliseurnepénètrepaslapsychologieprofondedesgens.Cequejepeux
capter,c’estunétatd’espritpassager,cequevousavezvu,entendu,ressentiaumomentdemanipulerl’objet,maisjevousassurequeçarestesuperficiel.Argumentern’avaitjamaisétélefortd’Ophélie.LecouvercledelamontredeThornn’arrêtaitplus
defairetactac,tactac,tactac.–Quelqu’unjoueavecmacorrespondance,soupira-t-elle,jeneveuxpluscourirlerisquedeme
fairemanipuler.Àsongrandsoulagement,Thornrangeaenfinsamontredanssapochedeveston.–Vousavezmapermission.CommeOphéliedéboutonnaitsongantdeprotection,ill’observaaveccettecuriositélointainequi
lecaractérisait.–Vouspouvezlireabsolumenttout?– Pas tout, non. Je ne peux lire ni la matière organique ni la matière première. Les gens, les
animaux,lesplantes,lesminérauxàl’étatbrutsonthorsdemaportée.Ophélie regarda Thorn par-dessus la monture de ses lunettes, mais il ne posa pas d’autres
questions. Lorsqu’elle saisit le télégramme de sa main nue, elle fut aussitôt traversée par unbouillonnementcérébralquiluicoupalesouffle.Commeelles’yattendait,Thornétaitunfauxcalme.Au-dehors,c’étaituneplaquedemarbre;au-dedans,unepenséeenentraînaitaussitôtuneautre,àunetelle cadence qu’Ophélie fut incapable d’en intercepter une seule. Thorn réfléchissait beaucoup etréfléchissaittrèsvite.Ellen’avaitjamaisrienludetelchezpersonne.Remontant le temps,elleperçutbientôt l’étonnementqui l’avait saisienprenantconnaissancedu
télégramme.Iln’avaitpasmenti,iln’étaitaucourantderienpourleslettresvolées.Ophélie s’enfonça plus loin dans le passé. Le télégramme alla de Thorn à un inconnu et d’un
inconnuàunautreinconnu.C’étaienttousdesagentsduservicepostal,plongésdanslespetitstracasduquotidien.Ilsavaientfroid,ilsavaientmalauxpieds,ilsavaientenvied’unmeilleursalaire,maisaucund’euxnemanifestalamoindrecuriositépourlemessagedestinéàl’intendance.Ophélieneputremonterau-delàdesmainsdustationnairequiretranscrivitentouteslettreslessignauxsonoresd’unposterécepteur.–Oùsetrouvelastationtélégraphique?demanda-t-elle.–ÀlaCitacielle,prèsdeshangarsauxdirigeables.Thornavaitmiscettelectureàprofitpourrangersespetitspapiers,assisàl’autreboutdubureau,
qu’ilréservaithabituellementauxconsultants.Ilclassait,tamponnait,archivaitdesfactures.–Etd’oùreçoit-ellelessignaux?–Quandils’agitdutélégrammed’uneautrearche,commecelui-ci,ellelesreçoitdirectementdu
VentduNord,dit-ilsansleverlesyeuxdesontri.C’estunearchemineureinterfamiliale,dédiéeauxcorrespondancesaériennesetauservicepostal.Comme chaque fois qu’Ophélie lui posait des questions, Thorn répondait du bout des lèvres, à
croirequ’ilsefaisaitviolencepourresterpatient.« Me juge-t-il trop lente d’esprit ? » songea-t-elle sérieusement. Le fait est qu’elle ne pouvait
rivaliseraveclamécaniqueeffrénéedesoncerveau.–Jepensecommevousquece télégrammeestauthentique,déclaraOphélieenreboutonnantson
gant.Etjecroisaussiquevousêtesdebonnefoi.Excusez-moid’avoirdoutédevous.Pourlapeine,Thornlâchasesfacturesdesyeux.Ilnedevaitpasêtrehabituéàcespolitesses,caril
netrouvarienàrépondreetsetintraidecommeunépouvantail.Peut-êtreparcequec’étaitlafindejournée,maissescheveuxpâles,qu’ilpeignaittoujoursversl’arrière,luiretombaientmaintenantsurlefrontetplongeaientdansl’ombrelabalafredesonsourcil.– Cela ne résout pas l’énigme des lettres disparues, ajouta Ophélie, gênée par ce silence. Ma
présenceauPôlen’estplustellementunsecret.Quesuggérez-vous?–Nous ignorons tout de l’intercepteur et de sesmotivations, finit par articuler Thorn.Nous ne
changeronsdoncrienànotrestratégie.Vous jouerez lesvaletsmuetsauClairdelune, tandisqu’unedomestiquesimuleravotreprésenceaumanoirdematante.Sur ces mots, il dévissa le verre de la lampe, mettant à nu la flamme bleutée, puis brûla le
télégrammesansautreformedeprocès.Ophélieretiraseslunettespoursemasserlespaupières.Salectureavaitamplifiésonmaldetête.
Mêmesiellen’avaitfaitqu’eneffleurerlasurface,lespenséesaccéléréesdeThornluiavaientdonnéletournis.Vivait-ilcelaenpermanence?–Cettemascaradedevientabsurde,chuchota-t-elle.De toute façon,quenous importeque je sois
découverteaprèsnotreunionplutôtqu’avant?Êtremariéenemerendrapasmoinsvulnérableauxextravagancesfamiliales,auxvengeancesdebasétageetautresmanigances.Ophélietoussapours’éclaircirlavoix.Elleétaitdeplusenplusenrouée.Àcerythme,ellefinirait
aphonepourdebon.–Jepensequenousdevrionscesserdecouperlescheveuxenquatreetmoidemecacher,conclut-
elle.Adviennequepourra.Elle remit ses lunettes d’un geste déterminé. Ce mouvement de coude bouscula un encrier qui
déversa son contenu sur le beau bois laqué du bureau. Thorn se leva et sauva précipitamment sesfacturesde lamaréenoire, tandisqu’Ophélie fouillait lespochesdesa livrée,pliéesur le fauteuil,pourensortirtoussesmouchoirs.–Jesuisdésolée,dit-elleenépongeantlesdégâts.Elles’aperçutensuitequ’elleavaitbarbouilléd’encrelemanteaudeThorn.–Jel’apporteraiàlateinturerie,promit-elle,encoreplusconfuse.Factures en main, Thorn la considéra sans mot dire. Quand Ophélie croisa ses yeux, tout au
sommetdugrandcorpsmaigre,elles’étonnadenepasy trouver tracedecolère.Thornparaissaitsurtoutdéconcerté.Ilfinitparsedéroberàsonregard,àcroirequ’ilétaitplusenfautequ’Ophélie.–Vousfaiteserreur,marmonna-t-ilenrangeantsespapiersdansuntiroir.Lorsquejevousaurai
épousée,sitoutsedéroulecommejel’espère,notresituationseradevenuetrèsdifférente.–Pourquoi?Thornluiremituneliassedebuvards.–VousvivezchezArchibalddepuisquelquetemps,peut-êtreconnaissez-vousmieuxmaintenantles
particularitésdesafamille?–Certaines,oui.Ophéliedisposalesbuvardspartoutoùl’encrecontinuaitdes’étendresurlebureau.–Dois-jeapprendreautrechoseàleursujet?–Avez-vousentenduparlerdelacérémonieduDon?–Non.Thorneutl’airexcédé.Ilauraitpréféréun«oui».Ilsemitcettefoisàéplucherlesregistresplacés
dansunsecrétaire,commes’ilcherchaitcoûtequecoûteàs’occuperlesyeux.–UnmembredelaToileestprésentàchaquemariage,expliqua-t-ildesavoixd’éternelmaussade.
Parimpositiondesmains,iltisseentrelesépouxunlienquipermetdeles«jumeler».–Qu’essayez-vousdemedire?balbutiaOphélie,quiavaitcesséd’épongerlebureau.Thornparutdenouveauimpatienté.–Quebientôt,vousaurezprisdemoietj’auraiprisdevous.Ophéliefrissonnadetoutsoncorpssouslegrandmanteaunoir.–Jenesuispassûredebiencomprendre,souffla-t-elle.Jevousferaidondemonanimismeetvous
de…devoscoupsdegriffes?Voûtésursonsecrétaire,lenezplongédansunregistrecomptable,Thornmaugréauneréponsequi
tenaitduraclementdegorge.–Cemariageauraaumoinsl’avantagedevousrendreplusforte,non?Vousdevriezvousestimer
contente.PourOphélie,ce fut le sarcasmede trop.Elle jeta tous lesbuvardssur lebureau, s’approchadu
secrétaireetposasonganttachésurlapagequeThornétaitoccupéàlire.Alorsqu’ilabaissaitsurellesesyeuxenlamesderasoir,elleledéfiadeslunettes.–Quandaviez-vousl’intentiondem’enparler?–Entempsetenheure,grommela-t-il.Thornétaitmalàl’aise,cequinefitquemettreOphéliedeplusmauvaisehumeurencore.Ilnese
comportaitpascommed’habitudeetçalarendaitnerveuse.–Avez-voussipeuconfianceenmoipourmefairetoutescesdissimulations?poursuivit-ellesur
salancée.Jecroispourtantavoirfaitpreuvedebonnevolontéjusqu’àprésent.Ophélie se sentait pitoyable avec sa voix toute rouillée,mais ses reproches prenaient Thorn au
dépourvu.Toussestraitssévèress’étaientrelâchéssouslecoupdelasurprise.–Jesuisconscientdeseffortsquevousfournissez.–Maiscen’estpassuffisant,murmura-t-elle,etvousavezraison.Gardez-le,votrecoupe-gorge.Je
suisbeaucouptropmaladroitepourquel’onsongeàmeconfierdesgriffesdeDragon.Secouéeparunequintedetoux,Ophélieretirasamainduregistre.Thorncontemplalonguement
l’empreinted’encrequelepetitgantavaitlaissée,commes’ilhésitaitàdirequelquechose.–Jevousapprendrai,déclara-t-ilabruptement.Ilparutaussiembarrasséenprononçantcestroismotsqu’Ophélielefutenlesentendant.«Non,songea-t-elle.Pasça.Iln’apasledroit.»–Ceseraitbienlapremièrefoisquevousvousdonneriezcettepeine,reprocha-t-elleendétournant
lesyeux.Deplusenplusdécontenancé,Thornouvritlabouche,maislasonneriedutéléphonelecoupaen
pleinélan.–Quoi?gronda-t-ilendécrochant.Troisheures?Entendu.C’estça,bonnenuit.Alorsqu’ilreposaitlecombiné,Ophéliepassaunderniercoupdemouchoir,parfaitementinutile,
surl’énormetached’encrequis’étaitimpriméesurlebureau.–Ilvautmieuxquejerentre.Est-cequejepeuxempruntervotrependerie,s’ilvousplait?
LalivréedeMimeposéesursonbras,elledésignaitlaglacedupanneau,restéouvert.Elledevaitpartiravantqu’ilnefûttroptard.Aufondd’elle-même,ellesavaitqu’ilétaitdéjàtroptard.Alorsqu’ellesepenchaitverslemiroir,OphélievitlahautesilhouettedeThornapprocherd’une
démarche guindée. Sa figure s’était emplie d’ombre et d’orage. Il n’avait pas apprécié la tournurequ’avaitpriseleurconversation.–Reviendrez-vous?fit-ild’untonrude.–Pourquoi?Elle n’avait pas pu s’empêcher d’être sur la défensive.Dans la glace, elle vit le reflet deThorn
froncerlessourcilsjusqu’àendéformersacicatrice.–Grâceàvotreaptitudeàpasser lesmiroirs,vouspourriezmerendrecomptedelasituationau
Clairdelune.Etpuis,ajouta-t-ilplusbas,enseprenantd’unintérêtsoudainpoursessouliers,jecroisquejesuisentraindem’habitueràvous.Ilavaitarticulécettedernièrephraseavecl’intonationneutred’uncomptable,maisOphéliesemità
trembler.Latêteluitournait.Ellevoyaittrouble.Iln’avaitpasledroit.–Jefermerailapenderieàclefquandjerecevrai,enchaînaThorn.Silaporteestouverte,c’estque
vouspouvezentrericientoutesécurité,àn’importequelleheuredujouroudelanuit.Ophélieenfonçasondoigtdanslaglacecommes’ils’agissaitd’uneeaudenseet,soudain,elleles
vittouslesdeux.UnepetiteAnimisteavaléeparsonmanteautropgrand,l’airmaladifetétourdi.UnDragon, immense, nerveux, le front plissé par une tension cérébrale permanente. Deux universinconciliables.–Thorn,jedoisêtrehonnêteavecvous.Jecroisquenouscommettonsuneerreur.Cemariage…Ophélie s’arrêtaàpointnommé,prenantconsciencedecequ’elleavait faillidire.«Cemariage
n’estqu’unemachinationdeBerenilde.Ellesesertdenouspourarriveràsesfins,nousnedevonspasentrerdans son jeu.»Ellenepouvait raisonnablementpasdéclarercelaàThorn sansavoir lapreuvedecequ’elleavançait.–Jesaisqu’onnepeutplusretournerenarrière,soupira-t-elle.L’avenirquevousm’offrezneme
faittoutsimplementpasenvie.Dans la glace, les mâchoires de Thorn s’étaient contractées. Lui qui n’accordait jamais
d’importanceàl’opiniondesautres,ilsemblaithumilié.–J’avaispréditquevousnetiendriezpasl’hiveretvousm’avezdétrompé.Vousmejugezinapteà
vousoffrirunjouruneviedécente:mepermettrez-vousdefaireàmontourmespreuves?Il parlait haché menu, les dents serrées, à croire que cette question exigeait de lui un effort
prodigieux.Ophélie,elle,nesesentaitpasbiendutout.Ellen’avaitaucuneenviedeluirépondre.Iln’avaitpasledroit.– Pourriez-vous envoyer un télégramme à ma famille pour la rassurer ? bredouillat-elle
piteusement.OphélieaperçutuneétincelledecolèredanslerefletduregarddeThorn.Ellecrutuninstantqu’il
allaitl’envoyersurlesroses,mais,aulieudecela,ilacquiesça.Elles’engloutittoutentièredanslaglacedelapenderieetposalepieddanssachambrededortoir,à l’autreboutdelaCitacielle.Elledemeuraimmobiledansl’obscuritéfroide,perduesoussonmanteau,l’estomacnouéàluidonnerlanausée.DeThornelles’étaitattendueàtout.Brutalité.Mépris.Indifférence.Iln’avaitpasledroitdetomberamoureuxd’elle.
L’orange
Ophélie contemplait sa tartine de beurre sans appétit. Autour d’elle, l’office des domestiquesbourdonnait de commérages et de ricanements.Elle avait l’impressionque lemoindre cliquetisdetasseserépercutaitcontrelesparoisdesoncrâne.Depuissonretourdel’intendance,voilàplusieursjours,ellen’arrivaitplusàtrouverlesommeil.
Ce n’était pourtant pas faute de s’épuiser au travail. En plus des corvées habituelles,Mime servaitdésormaisdetourneurdepages.Berenildeavaitfiniparaccepterd’interpréterIsoldepourl’Opéraduprintempsetellenemanquaitpasuneseulerépétitionausalondemusique.–Jevaisêtreplusexigeanteavecvousquejamais,avait-elledéclaréàOphélieaprèsavoirapprisla
disparition des lettres. Personne ici ne doit se douter que vous puissiez être autre chose pourmoiqu’unvalet.Aufond,Ophélies’enmoquait.Ellen’avaitqu’unseulsouhait:sesortirThorndelatête.Ilavaiteu
lemauvaisgoûtdetransformeruneconventionnelleaffairedemariageenhistoriettesentimentaleetelleneleluipardonnaitpas.Àsesyeux,ilvenaitderompreunpactetacite.Desrapportscordiauxetdépassionnés,c’étaittoutceàquoielleaspirait.Àcausedelui,ilplanaitentreeuxuninconfortquin’existaitpasavant.Alorsqu’Ophélieessayaitd’avalersoncafé,uneclaquedanssondosluifitenrépandrelamoitié
surlatable.Renards’installaàcalifourchonsurlebancetluimitsamontresouslenez,bousculantunconfrèreaupassage.–Presse-toiunpeu,fiston.Lacérémoniefunèbrevacommencer!MmeFrida,unevieillecousined’Archibald,avaitétéfoudroyéeparunecrisecardiaqueaudernier
balduClairdelune,aprèsunedansetropendiablée.Cematin,onl’inhumaitdanslecaveaufamilial.Comme Ophélie faisait signe à Renard de partir devant, il lui loucha dessus en fronçant ses
énormessourcilsrouges.–Qu’est-cequiteprendàlafin?Tudisplusjamaisrien!Oui,bon,t’asjamaisétécausant,mais
avant tumeparlaisavec lesyeux,avec lesmains,avecdesgribouillisetonsecomprenait.Là, j’ail’impressiondepostillonnertoutseulcontreunmur!Jecommenceàmefairedumouron,moi.OphélieconsidéraRenardavecétonnement.Ils’inquiétaitpourelle?Ellesursautaquandunpanier
d’orangesatterritenpleinsursatartinedebeurre.–Tupeuxlivrerçapourmoi?C’étaitGaëlle,lamécanicienneaumonoclenoir.Fidèleàelle-même,ellenageaitdansuneblouse
pleinedesuieetdissimulaitsonvisagederrièreunnuagedecheveuxsombres.–Tonnerre,juraRenard.D’oùtusorscesoranges?Lesoranges, comme tous les fruits exotiques,ne sevoyaient jamaisque sur la tabledesnobles.
Archibalddisposait d’unvergerprivé sur la lointaine arched’Arc-en-Terre.Ophélie savait qu’uneRosedesVentspermettaitd’yaccéder,enjambantdesmilliersdekilomètressansaucunrespectdesloisélémentairesdelagéographie,maisseullerégisseurenpossédaitlaclef.–Quejesache,l’orangeried’Arc-en-TerreappartientaussiàlaMèreHildegarde,ditGaëlled’une
voixgrinçante.C’estchezelle,aprèstout.–C’estbiencequejepensais,soupiraRenardengrattantsesfavoris,tut’esserviedanslegarde-
mangerdemonsieur.Horsdequestionquejetoucheàdesfruitsvolés.Demande-moitoutcequetu
veuxsaufça.–Jenetedemanderien.C’estaunouveauquejem’adresse.GaëllefitroulersonœiluniquesurOphélie.Unœilsibleu,sivif,siéclatantquelesbouclesnoires
quiluipleuvaientdessusneparvenaientpasàl’ombrager.–Livreçaàmapatronne,tuveux?Elleseraàl’enterrementdelavieilleetjesaisquetudoist’y
rendreaussi.Jeteprometsqu’onneteferapasd’histoires.–Pourquoilui?grommelaRenard,renfrogné.Pourquoipastoi,parexemple?Ophélie se posait lamême question,mais l’idée de rencontrer enfin laMèreHildegarde ne lui
déplaisaitpas.C’étaituneétrangèrecommeelle,etpourtantelleavaitréussiàserendreindispensableauprèsdetouslesgrandsdecemonde.L’élévationdelaCitacielledanslesairs,lescouloirsaérienspourlestraîneauxàchiens,lesdistorsionsdel’espace,leschambresfortes,laconceptiondessabliers:iln’yavaitpasunlieuiciquineportâtpassamarquedefabrique.Soncoupdegénie,c’étaitd’avoircombinésonpouvoirsurl’espaceaveclesillusionsdesMirages.Ophélieavaitbeaucoupàapprendred’elle.Elle se raidit lorsqueGaëlle sepenchasur la table jusqu’à secollernezànezavec levisagede
Mime.Elleparlasibasqu’Ophéliel’entenditàpeineaumilieudubrouhahaambiant:–Pourquoitoi,hein?Parcequejen’aipascessédet’observerdepuistonarrivéeici.Tunetesens
pasàtaplaceettuasbienraison.Sais-tupourquoimapatronnes’appelle«laMère»,etnonpas«laduchesse»ou« lacomtesse»?Parcequ’ellen’estpasdes leurs.Elle,elleest lamamandesgenscommetoietmoi.Apporte-luicesoranges,ellecomprendra.Sous le regardéberluéd’Ophélie,Gaëlle s’en futde sadémarchedegarçonmanqué,mainsaux
poches.Pasàsaplace?Qu’entendait-elleparlà?– Eh bien,moi, j’ai rien compris, déclara Renard en peignant sa tignasse de feu. Je la connais
depuisqu’elleesttoutejeunette,c’tefemme-là,maisjecroisquejenelacomprendraijamais.Ilpoussaunsoupirrêveur,presqueadmiratif,puisilagitasamontredevantOphélie.–Onestdemoinsenmoinsenavance.Décolletesfessesdecebanc!La cérémonie funèbre de feuMmeFrida se tenait à la chapelle duClairdelune, tout au fond du
domaine,au-delàdelaforêtdesapins,au-delàdubassindel’Assietted’Argent.Dèsqu’elleyposalepied,àlasuited’uneprocessiondenoblesvêtusennoir,Ophéliesentitunchangementd’ambiance.Vuedel’extérieur,lachapelleévoquaitunchâteletenruine,sansprétention,quiconféraitunepetitetouche romantique aux jardins. Passé la grande porte, on pénétrait dans un monde obscur etinquiétant. Le pavement de marbre répercutait chaque pas, chaque chuchotis jusqu’à la voûte.D’imposants vitraux étaient battus par une fausse pluie et illuminés par de faux éclairs. Chaquefulgurancelaissaitapercevoirbrièvementlesmotifsduverreentrelesbaguettesdeplomb:unloupenchaîné,un serpentd’eau,unmarteau frappépar la foudre,unchevalàhuitpattes,unvisagemi-ombre,mi-lumière.Sonpanierd’orangessouslebras,Ophéliepromenaunregardinquietàtraverslachapelleemplie
debeaumonde.Commentallait-ellereconnaîtrelaMèreHildegarde?–Clef,jevousprie,l’interpellaungendarmepostéàl’entrée.Ophélie tira sur sa chaîne et lui présenta sa clef.À son grand étonnement, il lui remit alors un
parapluienoir.Ilpesaitsilourdqu’elleeneutlesoufflecoupé.Legendarmeendistribuaitàtouslesvaletsqu’ilcontrôlait.Ilslebrandissaientensuiteau-dessusdelatêtedeleurmaître,commepourleprotéger d’une pluie invisible. Cette mise en scène faisait donc partie de la cérémonie funèbre ?Ophélieplaignait la famille.Cenedevaitpasêtre facilede faire sondeuil avecune théâtralisationaussiridicule.OphélierepéraBerenildeetsamère;latanteRoselinen’étaitpasavecelles.Seulslesvaletsétaient
autorisésàassisteràl’enterrement.
– Pourquoi ces oranges ? demanda Berenilde, insolemment belle dans sa robe de deuil. Ai-jeréclaméquoiquecesoit?Ophélies’efforçadeluiexpliquer,àgrandrenfortdegestes,qu’elledevaitleslivreràquelqu’un
danslafoule.–Nousn’avonspasle temps, tranchaBerenilde, lacérémonievacommencer.Qu’attends-tupour
ouvrirtonparapluie?Ophélie s’empressa d’obéir, mais des pendeloques de cristal étaient fixées à chaque baleine du
parapluie. Voilà qui expliquait son poids. Encombrée du panier deGaëlle, Ophélie aurait tout faittomber par terre si la grand-mère de Thorn n’était une fois encore venue à son secours. Elle lasoulageadesesoranges,auprofondagacementdeBerenilde.–Vousêtestropbonneaveccegarçon,maman.La grand-mère dut comprendre l’avertissement à demi-mot, car son visage ridé se fissura d’un
sourirecontrit.–Jesuissurtouttropgourmande,mafille.Jeraffoledesoranges!–Netouchezpasàcelles-là,onnesaitpasoùellesonttraîné.Dépêchons-nous,enchaînaBerenilde
enprenantlebrasdesamère,j’aimeraisêtreassiseprèsdel’auteld’Odin.Hissantsonparapluieleplushautpossiblepourcompensersapetitetaille,Ophélieleuremboîtale
pas.Tantpis,laMèreHildegardeattendrait.Ellesefaufilacommeelleputentrelesautresparapluies,étrangeforêtdechampignonsnoirs,jusqu’àatteindrelesbancsréservésauxprochesdeladéfunte.Reconnaissable à sonhaut-de-formeéventré,Archibaldétait avachi aupremier rang.Ophéliene
l’avait jamaisvuaussisérieux.Était-ildoncaffectépar lamortde lavieilleMmeFrida?Rienquepourcela,ilregagnaituneplacedanssonestime.L’ambassadeurétaitentourédesessœursetd’unequantitéimpressionnantedetantesetdecousines.
C’étaitlapremièrefoisqu’OphélievoyaitlaToileaugrandcomplet,parcequelesmembresduclannevivaientpastousauClairdelune.Laprédominancedesfemmesdanscettefamilleétaitnotable.EllerepéraRenardquisetenaitdeboutderrièrelatroisièmerangéedebancs,déployantsonparapluiepar-dessusdameClothilde.Lagrand-mèred’Archibaldétaitunpeudured’oreille.Elletendaitsoncornetacoustiqueendirectiondel’harmonium,sourcilsfroncés,avecuneattitudedecritiquemusicalalorsqu’iln’yavaitencorepersonneauclavier.OphéliesepositionnaavecsonparapluiederrièreBerenildeetsamère,unerangéeplusloin.Aufonddelachapelle,bienvisibledetous,lecercueilavaitétéinstalléaupiedd’unegrandestatue
représentant un géant assis sur un trône.Ophélie le contempla avec curiosité. C’était donc cela, «l’auteld’Odin»?Tenantsonparapluieàdeuxmainspournepasfairetremblerlespendeloques,ellejetauncoupd’œilcurieuxauxmursdelanef.Entrelesvitraux,d’autresstatuesdepierre,auxyeuxécarquillésetauxtraitssévères,soutenaientlavoûteàboutdebras.Lesdieuxoubliés.Cette chapelle était une reproduction des églises de l’ancien monde, du temps où les hommes
croyaientêtregouvernéspardesforces toutes-puissantes.Ophélien’enavait jamaisvuailleursquedans de vieilles gravures de livres. Sur Anima, les baptêmes, les mariages et les obsèques secélébraient tous au Familistère, en toute simplicité. Les gens d’ici avaient vraiment le sens dudécorum.Les murmures qui bruissaient sur les bancs s’éteignirent. Les gendarmes, alignés en haie
d’honneur le long des murs, se mirent au garde-à-vous. La musique solennelle de l’harmoniums’élevadanstoutelachapelle.Lemaîtredecérémonievenaitdefairesonapparitionsur l’auteld’Odin.C’étaitunvieilhomme
emperruqué,visiblementbouleversé,aveclamarquedelaToilesurlefront.OphéliereconnutleveufdeMmeFrida.
–Unfils’estbrisé!déclara-t-ild’unevoixchevrotante.Il se tut et ferma lesyeux.Émue,Ophélie crutun instantqu’iln’arrivaitpas à trouver sesmots,
mais elle se rendit compte que tous les membres de la Toile s’étaient recueillis. Le silence seprolongea,seulementperturbéparunetouxici,unbâillementlàparmilesbancsdesinvités.Ophélieavaitdeplusenplusdemalàtenirsonparapluiedroit.Elleespéraitquesonpanierd’orangesn’étaitpastroplourdpourlagrand-mèredeThorn;ellel’avaitinstallésursesgenouxetsecramponnaitàl’ansepournepaslerenversersurledallage.QuandOphélie vit toutes les sœurs d’Archibald semoucher, saisies par lamême émotion, elle
compritque la famillene se recueillaitpas.Lacérémonie sepoursuivaitbel etbien,mais sans lesparoles.LaToilen’enavaitpasbesoin,ilsétaienttousreliéslesunsauxautres.Cequel’unressentait,chacunleressentait.OphélieposadenouveausonregardsurArchibald,aupremierrang,dontelledevinait tout juste le profil. Aucun sourire provocateur n’éclairait plus son visage. Il avait mêmepeignésescheveuxetrasésesjouespourlacirconstance.Cette familleétaitunieparun liendontniOphélieniaucunclanduPôlen’avaient lapluspetite
idée. Unmort, ce n’était pas seulement la perte d’un être cher. C’était une part entière de soi quidisparaissaitdanslenéant.Ophéliesesentithonteused’êtreentréedanscettechapellesansuneseulepenséepourlafemmequi
reposait au fond du cercueil. Oublier les morts, c’était comme les tuer une seconde fois. Elle seconcentrasurl’uniquesouvenirqu’elleavaitdeMmeFrida,celuid’unevieilledamequidansaitunpeutropvite,puiselles’yraccrochadetoutessesforces.C’étaitlaseulechosequ’ellepouvaitfairepoureux.LeparapluieparutmoinslourdàOphélie,letempsmoinslong.Ellefutpresquepriseaudépourvu
lorsqueleveufremercial’assembléeetquetoutlemondeseleva.Chaquevaletrefermasonparapluieetsuspenditlemancherecourbéaudossierd’unbanc.Lasecoussedetoutescespendeloquesévoquaitunepluiedecristal.Ophélielesimitaetremerciad’uneinclinationdetêtelagrand-mèredeThornquiluirendaitson
panier. Elle profita de ce que Berenilde fût occupée à adresser ses condoléances à la familled’Archibaldpoursemettreenquêted’Hildegarde.Elledevaitlatrouvertantquelachapellenes’étaitpasencorevidée.–Bancsdufond,luisoufflaRenardàl’oreille.Net’attardepastropensacompagnie,fieu,ellen’a
pasuneexcellenteréputation.Dès qu’Ophélie aperçut une vieille femme assise à la dernière rangée de bancs, elle sut sans la
moindre hésitation qu’elle avait affaire à la Mère Hildegarde. C’était une antiquité parfaitementhideuse.D’épaischeveuxpoivre,unepeaubistre,unerobeàpoisdemauvaisgoût,uncigareplantédans un sourire goguenard, elle dénotait au milieu des nobles pâles qui l’environnaient. Ellepromenaitautourd’ellesespetitsyeuxnoirs,enfoncéscommedesbillesdanssongrosvisage,pourexaminer tout ce beaumonde avec une sorte d’ironie impertinente. LaMèreHildegarde paraissaitprendreunplaisirsouverainàvoirlesgenssedétournerdèsqu’ilscroisaientsonregard,puisàlesinterpellerparleurnomd’unevoixgutturale.–Êtes-voussatisfaitdevotrenouveauraccourci,monsieurUlric?L’intéressépinçaunsourirepoliets’éloignad’unpaspressé.– Je n’oublie pas votre pavillon, madame Astrid ! promit-elle à une dame qui se dissimulait
vainementderrièreunéventail.Ophélieobservalascèneavecuneirrésistiblesympathie.Touscesgensfaisaientappelauxservices
del’architecte,maisilsavaienthontedes’afficheravecelle.Etplusilsluifaisaientsentirqu’elleétaitindésirable, plus elle se comportait en maîtresse des lieux. Alors qu’elle n’en finissait plusd’apostropher lesnobles, lesgendarmeshésitaientà intervenir,maisArchibald leur fit signedene
pass’enmêler.Iltraversalachapelled’unpastranquilleetsepenchapar-dessusledernierbanc,sonvieuxgibusappuyécontrelapoitrine.–Madame,vousperturbeznotredeuil.Pourriez-vousvoustenirsage?LaMèreHildegardegrignaunsouriredesorcière.–Commentpourrais-jeterefuserunefaveur,Augustin?–Archibald,madame.Archibald.LaMèreHildegarde ricana en regardant l’ambassadeur s’éloigner,mais elle tint parole et ne fit
plusfuirlesinvités.Ophélieestimaquec’étaitlemomentidéalpourlivrersesoranges.–Qu’est-cequ’ilveut,lenabot?luidemandaHildegardeentirantuneampleboufféedesoncigare.Ophélie posa son panier à côté d’elle sur le banc et, dans le doute, lui fit un salut. La Mère
Hildegarde n’était peut-être pas noble, ses manières manquaient sans doute de subtilité, elle n’enméritaitpasmoinsunminimumd’égards.«Elleestlamamandesgenscommetoietmoi»,avaitditGaëlle. C’était idiot, mais Ophélie se sentait soudain pleine d’attentes. Elle ne comprenait paspourquoi elle avait été choisie pour cette étrange livraison,mais elle se rendait compte qu’elle enespéraitunpetitmiracle.Unmot,unregard,unencouragement,n’importequoiquiluipermettraitdesesentirenfinchezelleici.LesparolesdeGaëllel’avaientplusébranléequ’ellen’avaitcru.LaMère Hildegarde s’empara lentement d’une orange. Ses petits yeux noirs allèrent du fruit à
Ophélieetd’Ophélieaufruitavecunevivacitésurprenantepoursonâge.–C’estmapetitebrunettequit’envoie?Elleparlaitfortdelagorge,maisOphélien’auraitsudiresic’étaitdûàsonaccentétrangerouà
l’abusdescigares.–T’asperdutalangue,nabot?C’estquoi,tonnom?Quiest-cequetusers?Ophélie posa une main impuissante sur sa bouche, sincèrement navrée de ne pas pouvoir lui
répondre. La Mère Hildegarde s’amusa à faire rouler l’orange dans sa grosse main fripée. ElledétaillaMimedehautenbasavecunecuriositésarcastique,puiselleluifitsigned’approcherpourluimurmurerquelquechoseàl’oreille.–Tuasl’airsiinsignifiantqueçat’enrendraitpresquespécial.Toiaussi,tuasdespetitesaffairesà
cacher,monbonhomme?Marchéconclu.Àsastupéfaction,laMèreglissatroissabliersbleusdanssapochedelivréeetlacongédiad’une
claquesur les fesses.Ophélien’avaitabsolument riencomprisàcequivenaitdesepasser.Ellenes’était pas remise de son étonnement que Renard l’attrapa par le bras et la retourna comme unegirouette.–J’aitoutvu!siffla-t-ilentresesdents.Troisbleuspourunpanierd’oranges!Tulesavais,hein?
Tuvoulaistegardertonparadispourtoitoutseul,fauxfrère!Il était méconnaissable. L’avidité et la rancœur avaient avalé toute trace de bonhomie dans ses
grandsyeuxverts.Ophélieenéprouvaunepeineindicible.Ellesecoualatêtepourluisignifierquenon, elle ne savait pas, elle ne comprenait pas, elle ne voulaitmême pas de ces sabliers,mais unhurlementdétournaleurattention.–Àl’assassin!Autourd’eux,c’étaitlechaos.Lesnoblesdamesquittaientleslieuxenpoussantdescrispaniqués
tandisqueleshommes,interdits,formaientuncercleautourdudernierbancdelachapelle.LaMèreHildegarde était toute raide dans sa robe à pois, les yeux figés dans les orbites, pâle comme uncadavre.L’orange qu’elle tenait un instant plus tôt avait roulé sur les dalles. Samain était toute noire et
gonflée.–C’estlui!s’exclamaquelqu’unendésignantOphélie.Ilaempoisonnél’architecte!Cefutalorsuneexplosiond’échosàtraverstoutelachapelle.«Empoisonneur!Empoisonneur!
Empoisonneur !»Ophélieavait l’impressiond’être tombéeau fondd’uncauchemar.Alorsqu’elletournaitsurelle-même,dénoncéepardesdizainesdedoigts,ellesaisitàlavolée,deloinenloin,levisagedécomposédeRenard,levisagecatastrophédeBerenilde,levisageintriguéd’Archibald.Ellebousculalesgendarmesquiessayèrentdes’emparerd’elle,sedégantaàlahâte,courutverslepanierd’oranges et toucha son anse du bout de la main. Un geste risqué, mais c’était peut-être sa seulechancedesavoir.Ellelutalors,entredeuxbattementsdecils,l’accablantevérité.L’instantd’après,Ophélienevitplusqu’uneavalanchedegourdins.
Lesoubliettes
Étendue sur un tapis qui sentait la moisissure, Ophélie réfléchissait. Dumoins, elle essayait deréfléchir.Elleavaitunevisiondéforméedelapièceoùellesetrouvait.Seslunettess’étaienttorduessursonnezetellenepouvait lesremettreconvenablementenplacepuisqu’on luiavaitmenotté lespoignetsderrièreledos.Laseulesourcedelumièrevenaitdel’imposted’uneporteetfaisaitjaillirdel’ombred’étranges silhouettes : des chaises cassées, des tableauxdéchirés, des animaux empaillés,deshorlogesarrêtées.Ilyavaitmêmeunerouedebicyclette,touteseuledanssoncoin.C’étaitdonccela,lesoubliettesduClairdelune?Unvieuxdébarras?Ophéliefitunetentativepoursemettredeboutetrenonçaaussitôt.Sesmenottesluifaisaientmal.
Bouger lui faisait mal. Respirer lui faisait mal. Elle avait probablement une côte fêlée ; cesgendarmesn’yétaientpasallésdemainmorte.Ilsavaientpoussélescrupulejusqu’àluiconfisquerlestroissabliersbleusquelaMèreHildegarde
luiavaitdonnés.Toutessespenséesallèrentà la tanteRoselinequidevaitmourird’inquiétude.EtThorn?Était-il
informédecequisepassait?Ophélien’avaitpasreçulamoindrevisitedepuisqu’onl’avaitjetéesurcetapis,quelquesheuresplustôt.Desavie,elleavaitrarementtrouvéletempsaussilong.Queserait-ellecenséefairelorsqu’onviendraitlachercher?Tenirsonrôlejusqu’auboutpourne
pas dévoiler l’imposture deMime ?Désobéir àThorn et s’exprimer à voix haute pour plaider sacause?Saseuledéfensereposaitsursa lecturedupanierempoisonné;pourquoilacroirait-onsurparole?Elleavaitdéjàdumalàycroireelle-même.Etpuis,Ophéliesesentaitenpartiecoupabledecedontonl’accusait.SilaMèreHildegardeétait
morte,c’étaitàcausedesanaïveté.Ellesoufflasurunemèchedecheveuxquiluicollaitauxlunettes.Ellenelavoyaitpas,àcausedu
camouflage efficace de sa livrée, mais la sensation la gênait. Elle se raidit quand elle perçut unmouvementdansl’ombre,toutprèsd’elle,àmêmelesol,puisellecompritqu’ils’agissaitdurefletdeMime.Ilyavaitunmiroirjustelà,appuyécontreunempilementdemeubles.L’idéedes’enfuirluitraversal’esprit,maiselledéchantaaussitôt.Àbienyregarder,cemiroir-làétaitcassé.Ophélielevalatêteverslaporte,lecœurbattant.Quelqu’unfaisaittourneruneclefdanslaserrure.
Unesilhouetteemperruquée,rondecommeuntonneau,sedécoupadanslalumièreducouloir.C’étaitGustave, lemajordome en chef du Clairdelune. Il referma la porte derrière lui, un bougeoir à lamain,puisils’avançadansledébarrasjusqu’àcequ’Ophéliepûtmieuxledistinguer.Lalumièredela flamme faisait ressortir sa peau farineuse et ses lèvres rouges, transformant son gros visagesouriantengrotesquemasquedecomédie.–Jepensaisvoustrouverplusabîmé,roucoula-t-ild’unevoixfluette.Nospetitsgendarmesnesont
pourtantpasréputéspourleurdélicatesse.Ophélieavaitdusangcollédanslescheveuxetunepaupièresituméfiéequ’ellepeinaitàl’ouvrir,
mais cemajordome ne pouvait pas le deviner. L’illusion de la livrée dissimulait tout cela sous levisageimmuabledeMime.Gustavesepenchasurelleavecunpetit«tss-tss»condescendant.–Ondiraitbienquevousvousêtesfaitmanipuler,hum?Assassinerdefaçonaussigrossière,en
plein territoirediplomatique,aubeaumilieud’unecérémonie funèbre !Personne,pasmêmevous,
n’est aussi stupide. Hélas, à moins d’un miracle, je ne vois pas ce qui pourrait sauver votreinsignifiante petite personne.MmeHildegarden’était pas enodeur de sainteté, je vous le concède,maisonnetuepasauClairdelune.C’estlarègle.Gênéepar sesmenottes,Ophélieécarquilla sonœilvalide.Depuisquandcegrosmajordomese
souciait-ildesonsort?Ilsepenchadavantageetsonsourires’accentua.– À l’heure où je vous parle, Mme Berenilde est en train de défendre votre cause auprès de
monsieurcommesisonproprehonneurétaitenjeu.Elleymetunetelleferveurquepersonnen’estdupe.J’ignorecequevousluifaitesdansl’intimité,maiselles’estsacrémententichéedevous,hum?Etjedoisadmettrequecelavousrendparticulièrementprécieuxàmesyeux.Ophéliel’écoutaitcommedansunrêve.Cettescèneétaitirréelle.– Je crois queMmeBerenilde pourraitmême finir par convaincremonsieur de vous offrir un
jugementéquitable,poursuivitGustaveavecungloussementamusé.Malheureusement,letempsjouecontre vous, hum ? Nos chers gendarmes sont trop zélés, j’ai entendu dire qu’ils allaientprochainementvousmettre lacordeaucou,sansenquête,sansprocès,sans témoins. Ilseraunpeutardquandvotremaîtresseenseraavertie.Ophéliesentitsoncorpssecouvrirdesueursfroides.Ellecommençaitvraimentàavoirpeur.Si
ellerévélaitsavéritableidentité,serait-onplusclémentavecelleouaggraverait-ellelasituation?Nerisquait-ellepasd’entraînerBerenildedanssachute?LegrosGustaveseredressa,essoufflédes’êtretroppenché.Ilsecherchaunechaisequipossédait
sesquatrepieds, l’installaprèsdu tapisd’Ophélieet s’assitdessus.Leboisgrinçadangereusementsoussonpoids.–Voulez-vousconclureunmarchéavecmoi,jeunehomme?Tropmalenpointpourseredresser,OphélienevoyaitplusdeGustavequ’unepairedesouliers
vernisetdebasblancs.Elleluifitsignequ’ellel’écoutaitd’unbattementdepaupières.–Ilestenmonpouvoirdevoussauverdesgendarmes,reprit lapetitevoixaiguëdeGustave.Je
vousdonnemaparolequepersonneneviendravousimportunerjusqu’àcequemonsieurprennesadécision.C’estvotreseulechancedesalut,hum?Ils’esclaffa,àcroirevraimentquelasituationétaithilarante.–Simonsieurdécidedevousdonnervotrechanceetsiparmiraclevousenréchappez,alorsvous
medevrezunepetitefaveur.Ophélie attendit la suite, mais Gustave ne dit plus rien. Elle comprit qu’il écrivait quand elle
entendit un léger grattement. Il s’inclina jusqu’à lui coller sonmessage contre le nez, bougeoir àl’appui:Berenildedoitavoirperdusonbébéavantlesoirdel’opéra.Pourlapremièrefoisdesavie,Ophéliesutcequehaïrvoulaitdire.Cethommeluirépugnait.Il
brûlalemessageàlaflammedelabougie.– Puisque vous êtes si intime avec madame, ça devrait être dans vos cordes, hum ? Pas
d’entourloupe,laprévint-ild’untonmielleux.Lapersonnequimemandateestpuissante.Envisagezseulement deme trahir, échouez dans cette tâche et votremisérable existence prendra aussitôt fin,hum?Gustaves’enfutdesonpetitpaspressésansmêmeattendreunsigned’assentiment.Aprèstout,ce
n’étaitpascommesiMimeétaitenpositionderefusersonoffre.IlrefermalaportedansuncliquetisdeclefetOphélieseretrouvaseulesursontapispoussiéreux,recroquevilléedanslenoir.Unsursis.C’esttoutcequ’ellevenaitd’obtenir.Ophélieluttalongtempscontrel’angoisseetlasouffranceavantdesombrerdansunsommeilsans
rêves.Le cliquetis de la porte la tira de sa torpeur quelques heures plus tard.Trois gendarmes enbicornenoirentrèrentdansledébarras.Ophéliefaillitpousserungémissementdedouleurquandils
lasaisirentsouslesaissellespourlamettredebout.–Dunerf!Tuesconvoquéaucabinetdel’ambassadeur.Soutenued’unepoigneferme,Ophélietrébuchahorsdudébarras.Elleclignadesyeux,éblouiepar
lalumièreducouloir.Ilsemblaits’étendreàl’infini,ponctuéd’innombrablesportesquiouvraientsurd’autresdébarras.Ophéliesavaitqu’au-delàdececouloiriln’yavaitrien.Renardluiavaitparlédesoubliettes : c’était un immense espace clos, sans escalier, sans ascenseur, sans fenêtre, sans aucunepossibilitédesortie.Seulslesgendarmesyallaientetvenaientàleurguise.L’und’euxrécupéraunsablierblancdansunepetitenichesituéeprèsdelacelluled’Ophélie.Le
sable qu’il contenait s’écoulait au ralenti, un grain après l’autre. Chaque domestique jeté auxoubliettesétaitliéàunsabliercommecelui-ci;sadétentionprenaitfindèsqu’ilétaitvide.Quandonsavait que certains sabliers étaient étudiés pour se retourner automatiquement, dansunmouvementperpétuel,çadonnaitfroiddansledos.Legendarmebrisalesablierd’Ophélieparterre.Ellen’eutpasletempsdebattredescilsqu’ellese
retrouvadanslachapelleduClairdelune,àl’endroitprécisoùonl’avaitarrêtée.«Unsablierécouléramènetoujoursàlacasedépart»,luiavaitexpliquéRenard.C’étaitlapremièrefoisqu’elleenfaisaitl’expérience. D’autres gendarmes étaient déjà sur place pour l’empoigner par les épaules et luidemanderdelessuivre.Leursordresserépercutaientenéchoscontreledallageendamier,lesgrandsvitrauxetlesstatuesdepierre.Iln’yavaitplusqu’euxdanslachapelle.Ophélien’arrivaitpasàcroirequ’unecérémoniefunèbres’étaitdérouléeicicematinmême.Oualorsétait-cehier?Ellefutconduitederaccourcienraccourci,deRosedesVentsenRosedesVentspourtraverserle
domaine du Clairdelune. Elle mettait péniblement un pied devant l’autre. Chaque respiration luidéchiraitlescôtes.Latêtecreuse,ellen’avaitpaslamoindreidéedecequ’elledevaitfairepourlessortirdecettesoupière,Berenilde,Roselineetelle.Parlerousetaire?Ophéliesesentait tellementseuleavecsesincertitudesqu’ellesesurpritàsouhaiterqueThornfûtlàpourlestirerd’affaire.Ellene tenait presque plus sur ses jambes quand les gendarmes la poussèrent dans le cabinet privé del’ambassadeur.CequiattendaitOphélieàl’intérieur,ellenes’yétaitpaspréparée.Archibald et Berenilde prenaient tranquillement le thé.Assis dans des fauteuils confortables, ils
devisaient d’un ton léger tandis qu’une petite fille rondelette leur jouait un peu de piano. Ils neparaissaientpasmêmeavoirremarquélaprésencedeMime.Seule la tante Roseline, qui servait le thé, semit à trembler nerveusement. Son teint jaune était
devenutrèspâle:pâlederagecontrelemondeentier,pâled’inquiétudepoursanièce.Ophélieauraitvoulu se précipiter dans ses bras.Elle seule lui donnait l’impression d’avoir un visage humain aumilieudetoutecetteindifférence.–Mes sœursnevousépuisentpas trop?demandaArchibaldavecun intérêtpoli. Jene suispas
certainquetoutescesrépétitionssoientnécessaires.–Ellessontsimplementdésireusesdefairebonneimpressionànotreseigneur,réponditBerenilde.
Cetopéraseraleurpremièreapparitionofficiellelà-haut,àlacour.– Ce sera surtout votre grand retour, ma chère. Si Farouk vous revoit, nul doute qu’il voudra
aussitôtvousarracherduClairdelune.Vousn’avezjamaisétéaussibelle.Berenildeaccueillitlecomplimentd’unbattementdepaupièresétudié,maissonsourireétaitunpeu
raide.– Je n’en suis pas aussi convaincue que vous, Archi. Vous savez combien les « petites affaires
féminines»l’indisposent,expliqua-t-elleenposantunemainsursonventre.Tantquejesuisdanscetétat,ilrefuserademerecevoir.C’étaitleprixàpayer,jelesavaisdèsledébut.Ophélieavaitlatêtequitournait.Toutcelaétaittellementloindecequ’ellevivaitencemoment…
Unefemmeétaitmorte,uneautreallaitêtrejugéepouruncrimequ’ellen’avaitpascommis,eteux
sirotaientleurthéenparlantpeinesdecœur!Tapidansuncoinducabinet,unhommetoussacontresonpoingpourattirerleurattention.C’était
Papier-Mâché,lerégisseur.Ilétaitsiétroit,sigrisâtre,siguindéqu’ilendevenaitinvisiblequandilrestaitsilencieux.–Madame,monsieur,leprévenuestarrivé.Ophélie ne savait pas si elle était supposée s’incliner ou non.Elle avait simal aux côtes que le
simplefaitdesetenirdeboutétaitunsupplice.ElledévisageaéperdumentBerenilde, luidemandantdesyeuxcequ’elledevaitfaire,maissaprotectriceluiaccordaàpeineunregard.Ellesecontentadereposersatassesursasoucoupeetd’attendre.LatanteRoseline,elle,paraissaitluttercontrel’enviedebrisersathéièreenporcelainesurlatêtedequelqu’un.QuantàArchibald,ils’éventaitavecsonhaut-de-formed’unairennuyé.–Qu’onenfinisse!Nousvousécoutons,Philibert.Papier-Mâchéchaussaunepairedebesicles,ouvrituneenveloppeetlutlalettrequ’ellecontenait
d’untonmonocorde:–«JesoussignéeMmeMeredithHildegardedéclaresurl’honneurassumerl’entièreresponsabilité
desévénementssurvenusaucoursdelacérémoniefunèbredefeuMmeFrida.J’aifaitlacommanded’unpanierd’orangespourlacirconstance,maisnisoncontenunisonlivreurnesontenfaute.Monmalaiseaétéprovoquéparuneviolenteallergieàunemorsured’araignée.Enespérantavoirdissipétoutmalentendu,jevouspried’agréer,Monsieurl’ambassadeur…»–Etcetera,etcetera,lecoupaArchibaldensecouantlamain.Merci,Philibert.Pinçantleslèvres,lerégisseurreplialalettreetrangeasesbesicles.Ophélien’encroyaitpasses
oreilles.C’étaitunehistoireàdormirdebout.–L’incidentestdoncclos,déclaraArchibaldsansunregardpourOphélie.Veuillezacceptermes
plusplatesexcuses,chèreamie.Ils’étaitadressédirectementàBerenilde,commesilaseulepersonneàavoirétéoffenséeétaitla
maîtresse,etnonlevalet.Ophélieavaitl’impressiondenepasexister.–Cen’étaitqu’unregrettablemalentendu,susurraBerenildeenfaisantsigneàlatanteRoselinede
leurresservirduthé.PauvreMmeHildegarde,cesaraignéessontunevéritableplaie!Onnelesvoitpas, à cause des illusions, mais elles grouillent de partout. Enfin, quelques jours au lit et il n’yparaîtra plus. Tu peux nous laisser, ajouta-t-elle avec un coup d’œil négligent pour Ophélie. Jet’accordetonrepospourlajournée.Ophélie se remitenmouvementcommedansunsonge.Ungendarme lui retira sesmenottes,un
autreluiouvrit laporte.Ellesortitdanslecouloir,fitquelquespasauhasard,serépétantencoreetencore que c’était fini, qu’elle était vivante, puis ses jambes se dérobèrent sous elle. Elle se seraitétenduedetoutsonlongsiunemainsecourablenel’avaitretenueàtemps.–Cherpayés,cessabliers,hein?C’était Renard. Il avait attendu devant le cabinet pour être là à sa sortie. Ophélie s’en sentit si
reconnaissantequel’émotionluipiquaitlesyeux.–J’aipasététrèsglorieux,ajouta-t-ilavecunsouriregêné.Sansrancune,gamin?Ophélieacquiesçadetoutsoncœur.«Sansrancune.»
LaNihiliste
Danslesdortoirsdessous-sols,lesportesdeschambress’ouvraientetsefermaientsansfinmalgrél’heure tardive. Les becs de gaz avaient été mis en veilleuse pour la nuit. Certains domestiquespartaient reprendre leur service, d’autres revenaient se coucher, tous se bousculaient sans unmotd’excuse.Siquelques-unss’accordaientletempsdebavarderavecleurvoisindechambre,caféàlamain,lapluparts’ignoraientroyalement.Tout au fond des dortoirs, la rue desBains était envahie par des nuages de vapeur chaude. Les
valetsfaisaientlaqueue,serviettesurl’épaule,pourpasserdanslesdouchescollectives.Empesterlatranspirationfaisaitpartiedesinterditsdelaprofession.Lacacophoniedesjetsd’eau,desvocalisesetdesinsultesrésonnaitàtraverstoutlecouloir.De l’autre côtéde laportedu6, ruedesBains,verrouillée àdouble tour, la tanteRoselinen’en
finissaitplusdes’indigner.–Nomd’uncornetàpistons,commentpeux-tudormiravecunbruitpareil?–Questiond’habitude,murmuraOphélie.–Çanes’arrêtejamais?–Jamais.–Cen’estpasunendroitpourunejeunedame.Etpuis,cettechambreestdétestable.Regarde-moi
cesmurspourrisd’humidité,pasétonnantquetusoistoujoursmalade!Oh,tugrimaces…C’esticiquetuasmal?RoselinefitunelégèrepressionsurlacôteetOphéliefitouidelatête,lesdentsserrées.Elles’était
allongéesurlelit,sanslivrée,chemiserelevée,tandisqueleslonguesmainsnerveusesdesatanteluipalpaientlesflancs.–C’estbienunecôtefêlée.Tuvasdevoirtereposer,éviterlesmouvementsbrusqueset,surtout,ne
rienporterdelourdpendantaumoinstroissemaines.–MaisBerenilde…– Elle a prouvé son impuissance à te protéger. Tu ne dois le salut qu’à la bonne foi de cette
Hildegarde.Ophélieouvritlabouche,puisseravisa.Cen’étaitpasàsabonnefoi,maisàsonmensongequ’elle
devaitlavie.Ellen’avaitpaslanaïvetédecroirequerienneluiseraitdemandéenretour.–Finidejouerleslarbins!grommelaRoseline.Toutecettehistoirevabeaucouptroploin.Àce
rythme,tuserasmorteavantd’avoirépousétonénergumènedefiancé.–Passifort,chuchotaOphélieavecunregardentendupourlaporte.La tantepinçasagrandebouchechevaline.Elleplongeaun lingedansun récipientd’eau froide,
puis nettoya le sang séché sur la lèvre fendue d’Ophélie, la plaie de son front, ses cheveuxembrouillés.Pendantunlongmoment,ellesnedirentplusriennil’unenil’autre,etlechahutdelaruedesBainsprittoutelaplace.Étenduesurledos,débarrasséedeseslunettes,Ophélienerespiraitpasàsonaise.Lesoulagement
d’être envie avait lentement cédé le pas àun arrière-goût amer.Elle se sentait trahie et écœurée ;aprèscequivenaitd’arriver,illuisemblaitqu’ellenepouvaitréellementfaireconfianceàpersonne.Elleobserva la silhouetteétriquée,unpeu floue,qui la soignait àpetitsgestesprudents.Si la tanteRoseline avait la moindre idée de ce qui s’était réellement passé, d’abord à la chapelle, puis aux
oubliettes,elleseseraitrenduemaladed’inquiétude.Ophélienepouvaitpasluienparler,sinonelleauraitétécapabledefaireunebêtiseetdesemettreendanger.–Matante?–Oui?Ophélievoulutluidirequ’elleétaitheureusequ’ellefûtlà,qu’elleavaitpeurpourelle,aussi,mais
tous les mots se coinçaient dans sa gorge comme des cailloux. Pourquoi n’arrivait-elle jamais àparlerdeceschoses-là?–Nemontrezpasvossentimentsauxautres,bredouillat-elleàlaplace.Gardezvotrecolèresecrète,
fondez-vousdansledécor,necomptezquesurvous-même.La tante Roseline haussa les sourcils et tout son front, dégagé par son chignon serré, parut se
rétrécird’uncoup.Avecdesmouvementslents,elleessoralelingeetleposaàplatsurlerécipientd’eau.–Voirdesennemispartout,dit-ellegravement,crois-tuquecesoituneexistencesupportable?–Jesuisdésolée,matante.Essayezdetenirbonjusqu’aumariage.–Jeneparlaispaspourmoi,sotte!Ilmesemblequec’esttoiquivasvivreicipourlerestantdetes
jours.Leventred’Ophéliesenoua.Elles’étaitpromisdenejamaisflancher.Elledétournalatête,etce
simplemouvementluifitmaldanstoutlecorps.–Jecroisquej’aibesoinderéfléchir,murmura-t-elle.Honnêtement,jen’yvoisplustrèsclair.–Danscecas,tupourraiscommencerparmettreça.LatanteRoselineluiposaseslunettessurlenez,nonsansunecertainemalice.Lapetitechambre
insalubre retrouvases lignesnettes, sescontoursprécis, sondésordre familier.Devieillesgazettessubtilisées,destassesàcafésales,uneboîtedegâteaux,unpanierdechemisespropresetrepassées:RenardvenaitvoirMimeàchacunedesespausesetiln’arrivaitjamaislesmainsvides.Ophéliesesentitaussitôthonteusedes’êtreapitoyéesursonsort.Renardl’avaitaccueillielejourdesonarrivée,initiée à tous les rouages du Clairdelune, conseillée au mieux et il avait été là à sa sortie desoubliettes.Cen’était pas l’homme le plus désintéressé qui fût,mais il n’avait jamais cherché à luinuireetOphéliecommençaitàcomprendrequec’étaitunequalitérare.–Vousavezraison,chuchota-t-elle.J’yvoisdéjàunpeumieux.LatanteRoselinepassaunemainattentionnée,unpeurude,dansseslourdesbouclesbrunes.– Nom d’un démêloir, tes cheveux sont un vrai sac de nœuds ! Assieds-toi, je vais essayer de
débrouillertoutça.Quelques coups de peigne plus tard, la sonnette « salon demusique » résonna sur le panneau à
clochettes,au-dessusdulit.–Tamarâtreetsonmauditopéra!soupiralatanteRoseline.Elleabeaudire,elleestcomplètement
obsédéeparça.Jemechargedespartitions;toi,tutereposes.Quand la tante fut partie, Ophélie décida de se rhabiller.Mieux valait ne pas se promener trop
longtempsavecsonvraivisagesurlecou.Endossersalivréeréclamabeaucoupdegestesprudents,maisbienluienprit:àpeineeut-ellefinideseboutonnerqu’onfrappaàsaporte.Lapremièrechosequ’ellevitenouvrant,cefutl’énormepavillond’unphonographe.Sasurprise
allacroissantquandelles’aperçutquec’étaitGaëllequileluiapportait.– Il paraît que t’es en convalescence,maugréa-t-elle. Je viens avec un peu demusique. Je peux
entrer,dis?Ophéliesedoutaitqu’elleauraitaffaireàelletôtoutard,maisellenel’attendaitpassivite.Gaëlle
grinçadesdentsetlesourcilquimaintenaitsonmonoclenoirenplacesefronçadecontrariété.Elleétaitensimplechemiseetsalopette:touslesvaletsquisortaientdesdouchesetdestoilettessifflaientenpassantderrièreelle.Celanesevoyaitpasquandelleportaitsesgrossescombinaisonshabituelles,
maislamécanicienneavaitdetrèsjoliescourbes.Ophélie lui fit signed’entreret fermaàclefderrièreelle.Sansperdreun instant,Gaëlleposa le
phonographe sur la petite table, sortit précautionneusement un disque du sac qu’elle portait enbandoulière,leplaçasurleplateautournantetremontalemoteuràressort.Unemusiquefracassantedefanfareemplittoutelapièce.–Lesmursontdesoreilles,s’expliqua-t-elleàvoixbasse.Ainsi,nouspourronsparlerànotreaise.Gaëlleplongeasurlelitcommesic’étaitlesienets’allumaunecigarette.–Defemmeàfemme,ajouta-t-elleavecunsouriremoqueur.Ophéliepoussaunsoupirrésignéets’assitsuruntabouret,lentement,pourménagersescôtes.Elle
commençaitàsedouterquelamécaniciennel’avaitpercéeàjour.–Nefaispastatimide,insistaGaëlleenétirantdavantagesonsourire.Jepariequetun’espasplus
muettequemasculine.–Depuisquandlesavez-vous?demandaalorsOphélie.–Depuislepremierinstant.Tupeuxbernertoutlemonde,mamignonne,maispaslaGaëlle.Lamécaniciennerejetalafuméedesacigaretteparlenez,sonœilbleuélectriquefixésurOphélie.
Elleétaitbeaucoupplusagitéequ’ellenevoulaitlemontrer.–Écoute,crachat-elleentresesdents,jesaiscequetudoispenseretc’estpourçaquejesuisici.Je
ne suis pas responsable de ce traquenard dans lequel tu es tombée. Si incroyable que cela puisseparaître,j’ignoraisquecesorangesétaientempoisonnées.Jenesaispascequis’estpassé,maismoi,j’aijamaisvoulutecréerdesennuis.C’estmêmetoutlecontraire.La fanfare du phonographe recouvrait si bien sa voix nerveuse qu’Ophélie avait du mal à
l’entendre.–Jesaisquitues.Entoutcas,jelesuppose.Unepetitenouvellequidoitsetravestirpourservirla
puanteBerenilde?Tunepeuxêtreque lafiancéedesonneveudontchacun iciguette lavenue.Tun’espasencorearrivéequetoutlemondetedétestedéjà,lesais-tu?Ophélie acquiesça d’un clignement de paupières. Oh oui, elle le savait. Les ennemis de Thorn
étaientdevenuslessiens,etilencomptaitunnombreimpressionnant.–Jetrouveçadégueulasse,repritGaëlleaprèsavoiraspiréunenouvelleboufféedetabac.Jesais
cequeçafaitd’êtrehaïepourêtrenéedanslamauvaisefamille.Jet’observedepuisledébutetj’aipensé que tu allais te fairemanger toute crue.C’est pour ça que je voulais te recommander àmapatronne.Lesoranges, c’estune sortedecodeentrenous. Je te jureque j’étais sincèrequand je tedisaisquec’étaitquelqu’undedifférent,qu’ellet’accepteraittellequetues,sanstejuger.–Jen’aijamaisdoutédevotrebonnefoi,assuraOphélie.CommentseporteMmeHildegarde?Gaëllefaillitenperdresonmonocle.–T’asjamaisdoutédemoi?Ehbien,jenesaispascequ’iltefaut!Elleécrasasacigarettesurlebarreauenferdulitets’enallumaaussitôtunedeuxième.–LaMèreserabientôtsurpied,dit-elleensecouantsonallumettepourl’éteindre.Elleaunesanté
d’acier, le poison qui la tuera n’a pas encore été inventé. Son histoire d’allergie n’était pas trèscrédible,maisbon,l’importantc’estqu’ellet’aitdisculpée.–Pourquoil’a-t-ellefait?demandaOphélied’untoncirconspect.Sait-ellequijesuis,elleaussi?–Non,etellenelesauraquesitudécidesdeleluidire.Jenem’enmêleraiplus,tuasmaparole
d’honneur.Augrandregretd’Ophélie,Gaëllesesentitledevoirdesoulignerlaformuled’unénormecrachat
surlesol,déjàpeureluisant,desachambrette.–Jenecomprends toujourspaspourquoivotreMmeHildegardem’a tiréed’affaire.Après tout,
rienneprouvequejen’aiepascherchéàl’empoisonner.Touteslesapparencessontcontremoi.Gaëllericanaentresesdents.Ellecroisalesjambes,arborantsanshontedeuxgrossoulierssales,
et tous les ressorts du lit grincèrent à l’unisson. Sa salopette était tachetée de charbon et d’huile ;Ophéliedevraitcertainementchangerlesdrapsaprèssonpassage.–Parceque,commetudis,touteslesapparencessontcontretoi.Tuteseraiscondamnéeàmorten
empoisonnant les oranges. Et puis, la Mère a la faiblesse de me faire confiance et moi, j’ai lafaiblessedetefaireconfiance.Sansvouloirtevexer,tuasunebelletêted’ingénue.Ophélie se raidit sur son tabouret, vérifia d’un coup d’œil dans la glace qu’elle avait bien
l’apparenceneutredeMimeetrevint,stupéfaite,àGaëlle.–Vousmevoyeztellequejesuis?Gaëlle plissa les lèvres, hésitante, puis elle souleva le sourcil et ôta son monocle. C’était la
premièrefoisqu’Ophélievoyaitsonœilgauche.Ilétaitaussinoirqueceluidedroiteétaitbleu.Del’hétérochromie.Gaëlleportaituntatouagesurlapaupière,unpeuàlafaçondesMirages.–JetravailleauservicedelaMèreHildegarde,maisjesuisnéeici.Jesuisladernièresurvivante
demonclan.As-tudéjàentenduparlerdesNihilistes?Ophéliefitnondelatête,saisieparcesrévélations.– Ce n’est pas étonnant, poursuivit Gaëlle d’un ton sarcastique, ils sont tous morts il y a une
vingtained’années.–Tousmorts?ditOphélie,exsangue.–Uneétrangeépidémie,persiflaGaëlle.Ainsivalacour…Ophéliedéglutit.Çasentaitvraimentl’affairesordide.–Vousenavezréchappé.– En me faisant passer pour une petite domestique de rien du tout, exactement comme toi
aujourd’hui.J’étaisgamineàl’époque,maisj’avaisdéjàcomprisbeaucoupdechoses.Gaëlleôtasacasquette,puisébrouasescheveuxsombresetcourtsquiretombèrentsursonvisage
dansundésordreindescriptible.–Touslesnobliauxsontdepetitsblondinets,moicomprise.OntientçadeFarouk,notretrèsmal
nommé esprit de famille. J’ai réussi à passer inaperçue en teignant mes cheveux en noir. Si maprésenceicivenaitàsesavoir,jeseraismorteavantd’avoirpuvissermondernierboulon,ajouta-t-elleavecunrictusamusé.J’aidécouverttonsecret,jetelivrelemien,çameparaîtéquitable.–Pourquoi?soufflaOphélie.Pourquoichercherait-onàvoustuer?–Regarde-toidanslaglace.Ophéliesourcilla,setournaànouveauverssonreflet.Àsongrandétonnement,ellevitcettefois
sonvéritablevisage,couvertdebossesetdebleus,avecdegrandsyeuxécarquillésderrièreunepairedelunettes.–Commentfaites-vouscela?Gaëlletapotasapaupièretatouée.–Ilmesuffitdeteregarderavecmon«mauvaisœil».JesuisuneNihiliste.J’annulelepouvoir
desautresettalivréeestunepureconcoctionMirage.Tucomprendspourquoijen’aimeautantpaslecriersurlestoits?ElleremitsonmonocleenplaceetOphélieredevintMimesurlasurfacedumiroir.–Cettelentillespécialem’empêched’annulertouteslesillusionsquejereluque.Elleagitcomme
unfiltre.–Unpeuà la façondesgantsde liseur,murmuraOphélie en contemplant sesmains.Maisvous
m’avezdémasquéemalgrévotremonocle.Ilvouspermetdoncdevoircequisecachederrière lesillusions?–Ma famille en vendait plein autrefois, grommelaGaëlle dans un nuage de tabac. LesMirages
n’ontpasappréciéquechacunpuissevoirtoutcequedissimulentleurspetitsartifices.Nosmonoclesontmystérieusementdisparuavectoutemafamille…Jen’aipusauverquecelui-ci.
Surcesmots,ellerabattittoutcequ’elleputdecheveuxsursonregardetenfonçaprofondémentsacasquette.Ophélie l’observa tandisqu’elle terminait sa cigarette en silence.Elle comprit que si lestraitsdecettefemmeétaientsidurs,c’étaitàcausedetouteslesépreuvesqu’elleavait traversées.«Elleserevoitàtraversmoi,songeaOphélie.Elleveutmeprotégercommeelleauraitvouluqu’onlaprotège. »Elle sentit soudain son cœurpalpiter jusquedans sagorge.Les sœurs, les cousines, lestantes,elleconnaissait;Gaëlleétaitcequiserapprochaitleplusd’unetoutepremièreamie.Ophélieaurait voulu trouver une phrase de circonstance, des mots assez forts pour exprimer l’immensegratitudequilasubmergeait,maisellen’étaitdécidémentpasdouéepourcela.–C’estbienaimabledemefaireconfiance,balbutia-t-elle,honteusedenerientrouverdemieuxà
dire.–Tonsecretcontremonsecret,grognalamécanicienneenécrasantsacigarette.Jenesuispasun
ange,mabichette.Situmetrahis,jetetrahisaussi.Ophélieremontaseslunettessursonnez,gestequ’ellepouvaitenfinsepermettredevantquelqu’un.–C’estdebonneguerre.Gaëlleselevadansungrincementdesommieretfitcraquerlesarticulationsdesesdoigtscomme
unhomme.–C’estquoi,tonvrainom?–Ophélie.–Ehbien,Ophélie, t’es pas aussi anodine que t’en as l’air. Je te conseille tout demêmed’aller
rendre une visite de courtoisie à ma patronne. Elle a menti pour toi et elle ne supporte pasl’ingratitude.–Jetâcheraidem’ensouvenir.Gaëlle désigna son phonographe dumenton avec un sourire grimaçant.À la longue, la fanfare
faisaitmalauxoreilles.–Jet’apporteraid’autresdisques.Bonrétablissement.Ellepinçaleborddesacasquetteensignedesalutationetclaqualaportederrièreelle.
Laconfiance
Ophélieremontalebrasduphonographepourinterromprelamusiqueassourdissante.Ellefermasaporteàdoubletour,ôtasalivréeets’étenditsursonlitquisentaitmaintenantl’huileetletabac.Nezauplafond,ellepoussaunprofondsoupir.Elleavaitétédupéecommeuneidiote,battueàcoupsdegourdins,menacéeparunmajordomevéreuxetconfondueparunenobledéchue.Çafaisaitbeaucoupdecatastrophespouruneseulepetitepersonne.Ophélie comprit qu’elle allait devoir parler à Thorn dès ce soir. Son cœur se mit à cogner
douloureusementcontresescôtes.Elleappréhendaitdelerevoir.Ellen’étaitpasencoretrèssûredecequis’étaitréellementpasséladernièrefoisetellegardaitl’espoirdes’êtrefaitdefaussesidées,maisl’attitudedeThornavaitvraimentétééquivoque.Ophélie avait peur, viscéralement peur qu’il pût se prendre d’affection pour elle. Elle se sentait
incapabledel’aimerenretour.Ellen’yconnaissaitcertespasgrand-choseenmatièredesentiments,mais pour que cette alchimie fonctionnât, ne fallait-il pas qu’un homme et une femme eussent unminimumd’affinités?Thornetellen’avaientabsolumentrienencommun,leursdeuxnaturesétaientincompatibles.L’échangedeleurspouvoirsfamiliaux,lejourdumariage,n’ychangeraitrien.Ophéliemâchouilla nerveusement les coutures de son gant. Elle s’étaitmontrée dissuasive avec
Thorn.S’il se sentait rejetéune fois encore, continuerait-ilde luioffrir son soutien?Aujourd’huiplusquejamais,elleallaitpourtantenavoirbesoin.Elleselevaavecprécautionetpassaunemainàtraverslaglacedesachambre.Alorsquelecorps
d’Ophélie restait au6, ruedesBains, sonbras pénétrait dans la penderie de l’Intendance, à l’autreboutdelaCitacielle.Ellesentitl’épaisseurdesmanteaux.Thornavaitditqu’ilfermeraitlepanneaudelapenderies’ilétaitenconsultation.Ophéliesavaitqu’ilpouvaitrecevoirjusqu’àminuit,ilétaitsansdouteencoretroptôt.Ellerécupérasonbras.Ilneluirestaitplusqu’àpatienter.Ophélie diminua la flammedu bec de gaz, se pelotonna sous ses draps et flotta bientôt dans un
demi-sommeilagité.Ellerêvaqu’elleétaitprisonnièred’unimmensesablierblanc;chaquegrainquis’écoulait produisait un véritable coup de tonnerre. Quand elle se réveilla en sursaut, la chemisetrempéedesueur,ellecompritquecequ’elleentendait,c’étaitsimplementlerobinetquigouttaitdanssabassine.Ellebutunpeud’eau,sepassauneépongehumidedanslecouetreplongeasamaindanslaglace.Cettefois,elleputenfoncerlebrasjusqu’aucoude.Lapenderiedel’intendanceétaitouverte.Ophélieseravisadèsqu’ellevitsonrefletdanslemiroir.Elleétaitensimplechemiseethauts-de-
chausses,sanssouliersàsespieds,etses longscheveuxbrunstombaient librementjusqu’aubasdudos.EntrerainsichezThorn,cen’étaitpasunetrèsbonneidée.Elledutfarfouillerdanssondésordrepour retrouver le grandmanteau qu’il lui avait prêté.Elle se le boutonna tout le long du corps etretroussa lesmanches trop longues. Ça ne dissimulerait pas les contusions à son visage, mais ceseraitdéjàplusdécent.Ophélie assombrit le verre de ses lunettes pourmasquer sonœil au beurre noir et bascula tout
entièredanssonreflet.Lefroidluicoupaaussitôtlesouffle.Ellen’yvoyaitpasplusloinqueleboutdesonnez.Thornavaitcoupélechauffageetéteintleslumières.Était-ilpartienlaissantsapenderieouverte?
Ophélieattenditdes’habitueràl’obscuritéambiante,lecœurbattant.L’œildebœuf,aufonddelasalle, laissait filtrerunpeude luneentre les formationsdegivre.Ellecommençaitàdistinguer lescontoursdugrandbureau, les lignesdesétagères, lesarrondisdessièges.Sous l’œil-de-bœuf,unesilhouettetoutencreuxetenanglessetenaitassisesurlecanapé,parfaitementimmobile.Thornétaitlà.Ophélieavança,trébuchantsurlesdéfautsduparquet,secognantaucoindesmeubles.Quandelle
parvint au canapé, elle s’aperçut que les yeux pâles de Thorn, éclats de lame sur fond d’ombre,suivaientsesmoindresmouvements.Ilsetenaittoutvoûté,lesavant-brasposéssurlescuisses,maisçanel’empêchaitpasd’êtretoujoursaussigrand.Ilportaitsonuniformed’intendant,dontseuleslesépaulettesdoréesressortaientdanslenoir.–Jevousairéveillé?murmuraOphélie.–Non.Quevoulez-vous?Pourunaccueilhivernal,c’étaitunaccueilhivernal.LavoixdeThornétaitencoreplusmaussade
quedecoutume.IlneparaissaitpasparticulièrementheureuxdevoirOphélieet,d’unecertainefaçon,çalarassura.Detouteévidence,ilavaitrevusonopinionsurelledepuisladernièrefois.–Ilyauneoudeuxchosesdontjedoisparleravecvous.C’estassezimportant.–Asseyez-vous,ditThorn.Il avait le don de transformer ce qui aurait pu passer pour une formule de politesse en ordre
despotique.Ophéliesecherchaàtâtonsunsiège,maisunefoistrouvé,elledutrenonceràledéplacer.Composédeveloursetdeboisprécieux, ilpesait trop lourdpoursacôte fêlée.Elles’assitdoncàdistance, dos au canapé, obligeant Thorn à changer de place. Il quitta sa posture repliée avec unreniflementagacéets’installadanssonfauteuildefonction,del’autrecôtédubureau.Ophélieclignadesyeux,éblouie,quandiltournalachevilledesalampedetravail.–Jevousécoute,dit-il,presséd’enfinir.Ellen’eutpasletempsdeprononcerunmotqu’illuicoupaaussitôtlaparole:–Quevousest-ilarrivé?LalonguefiguredeThorns’étaitdavantagedurcie,pourautantquecefûtpossible.Ophélieavait
cachétoutcequ’elleavaitpusousseslunettesetsescheveux,dansl’espoirqu’ilneremarquâtpaslestracesdecoups,maisc’étaitraté.–Unecérémoniefunèbreamaltourné.C’estdecelaquejedoisvousparler.Thorncroisaseslongsdoigtsnoueuxsurlebureauetattenditsesexplications.Sonattitudeétaitsi
sévèrequ’Ophélieavaitl’impressiondesetenirsurlebancdesaccusés,faceàunjugeimplacable.–Connaissez-vousMmeHildegarde?–L’architecte?Toutlemondelaconnaît.–Jeluiailivrédesoranges.Àpeineena-t-elletouchéunequ’elleesttombéeraide.Maculpabilité
n’apasfaitl’ombred’undouteetlesgendarmesm’ontaussitôtjetéeauxoubliettes.LesdoigtsmêlésdeThornsecontractèrentsurlebureau.–Pourquoimatantenem’a-t-ellepastéléphoné?–Peut-êtren’ena-t-elleeuniletempsnil’occasion,ditprudemmentOphélie.Detoutefaçon,Mme
Hildegarden’estpasmorte.Elleauraitfait,selonelle,uneviolenteallergie.–Uneallergie,répétaThorn,sceptique.Ophéliedéglutitetserralespoingssursesgenoux.C’étaitl’instantdevérité.–Elleamenti.Quelqu’unabeletbienversédupoisonsurcesoranges…dansl’intentiondeme
nuireàmoi,pasàMmeHildegarde.–Voussemblezavoiruneidéetrèsprécisesurlaquestion,constataThorn.–C’estvotregrand-mère.Àcetteannonce,Thornnebougeapasd’uncheveu.Ildemeuramainscroisées,dosvoûté,sourcils
froncés,nezpincé.Ophélies’étaitrarementsentieaussimalàl’aise.Maintenantqu’elles’étaitlancée,elleavaitdescraintes.Aprèstout,pourquoiThornluiferait-ilconfiance?–Jel’ailuentouchantlepanierd’oranges,poursuivit-elle.Sousprétextedem’ensoulager,votre
grand-mèreyaverséunpoisondesoncru.Lahainequ’ellemevoue,tellequejel’aiperçueduboutdesdoigts,donnefroiddansledos.Ophélie guetta un éclair d’émotion dans le regard métallique de Thorn – surprise, déni,
incompréhension–maisilsemblaits’êtrechangéenmarbre.–Elledétestetoutcequejereprésente,insista-t-elledansl’espoirdeleconvaincre.Uneparvenue,
unehonte,unsangimpur.Ellenesouhaitepasmamort,elleveutmediscréditerpubliquement.Ophéliesursautalorsquelegrelotdutéléphoneretentitsur lebureau.Thornle laissasonner,ses
yeuxprofondémentenfoncésdansseslunettessombres.– Je n’en ai rien dit à votre tante, bredouillat-elle. Je ne sais trop si elle se doute ou non du
comportementambigudesamère.J’auraisaiméavoird’abordvotresentimentlà-dessus,conclut-elledansunfiletdevoix.Thornseremitenfinenmouvement.Ildécroisalesdoigts,seredressadanssonfauteuil,prenantde
l’altitude,etconsulta samontreàgousset.Ophélieétait stupéfaite.Ne laprenait-ilpasausérieux?Pensait-ilperdresontempsavecelle?–Vousvoulezmonsentiment?dit-ilenfinsanslâchersamontredesyeux.–S’ilvousplaît.Ophélie s’était presque faite implorante. Thorn remonta sa montre, la rangea dans sa poche
d’uniformeet,d’ungesteimprévisible,ildéblayaviolemmentdubrastoutlecontenudesonbureau.Lesporte-plumes, les encriers, lesbuvards, le courrier etmême le téléphone sedéversèrent sur leparquet dans un fracas étourdissant.Ophélie se cramponna des deuxmains aux accoudoirs de sonsiègepours’empêcherdedécamper.C’étaitlapremièrefoisqu’ellevoyaitThorns’abandonneràunéclatdeviolenceetelleredoutaitqueleprochainfûtpourelle.Coudes sur la table,mainsappuyées l’uneà l’autre,doigtscontredoigts,Thornn’avaitpourtant
pas du tout l’attitude de quelqu’un qui venait de se mettre en colère. Ainsi dépouillé, le bureauarboraitunebelleauréolesombre:lecontenudel’encrierqu’Ophélieavaitrenverséladernièrefois.–Jesuisplutôtcontrarié,ditThorn.Unpeuplusquecela,même.–Désolée,soufflaOphélie.Thornémitunclaquementdelangueagacé.–J’aiditquej’étaiscontrarié,pasquevousm’aviezcontrarié.–C’estdoncquevousavezdécidédemecroire?murmura-t-elle,soulagée.Thornarqualessourcilsdesurpriseetsalonguecicatricesuivitlemouvement.–Etpourquoinevouscroirais-jepas?Prise au dépourvu,Ophélie contempla le nécessaire à écrire qui s’était amoncelé sur le sol. Ce
chaos,aumilieudel’universparfaitementordonnéducabinet,faisaitfaussenote.–Ehbien…ilauraitété légitimequevousaccordiezplusdecréditàvotregrand-mèrequ’àune
personne que vous connaissez à peine. Je crois que vous avez cassé le câble de votre téléphone,ajouta-t-elleaprèsunraclementdegorge.Thornlaconsidéraavecattention.–Ôtezvoslunettes,jevousprie.Saisieparcettedemandeinattendue,Ophélieobéit.LasilhouettemaigredeThorn,àl’autreboutdu
bureau,seperditdanslebrouillard.S’ilvoulaitjugerdesdégâtsparlui-même,ellen’allaitpasl’enempêcher.–Cesontlesgendarmes,soupira-t-elle.Ilsontlamainleste.–Ont-ilsdécouvertvotrevéritableidentité?
–Non.–Vousont-ilsfaitsubird’autreschosesquejen’auraispassouslesyeux?Ophélie remit ses lunettes avec des gestes maladroits, horriblement gênée. Elle détestait quand
Thorn la soumettait ainsi à ses interrogatoires, à croire qu’il était incapable de quitter sa postured’intendant.–Riendegrave.–Réflexionfaite,jerectifiecequej’aidit,repritThornd’unevoixmonocorde.Vousêtesenpartie
responsabledemacontrariété.–Ah?–Jevousavaisdemandédenevousfieràpersonned’autrequematante.Personned’autre.Faut-il
doncvousmettretoujourslespointssurles«i»?LetondeThornétaittellementexcédéqu’Ophélietombadesnues.–Commentaurais-jepuuninstantsoupçonnervotregrand-mère?Elles’estmontréeplusgentille
avecmoiquen’importelequeld’entrevous.Thorndevintsiblême,soudain,quelacouleurdesapeauseconfonditaveccelledesescicatrices.
Ophélie avait pris conscience trop tarddesmotsqu’ellevenait deprononcer.Toutes lesvéritésnesontpastoujoursbonnesàdire.–Etpuis,ellevitsousvotretoit,bafouilla-t-elle.–Vouscompterezsouventdesennemissouslemêmetoitquelevôtre.Essayezdevousfaireàcette
idée.–Vousvousméfiiezdoncd’elledepuisledébut?ditOphélie,choquée.Votrepropregrand-mère?Unbruitdesouffleriemécaniqueenvahitl’intendance,suivid’unclicretentissant.–Lemonte-plat,expliquaThorn.Seslonguesjambessedéplièrentcommedesressorts.Ilsedirigeaversunmur,soulevaunvoletde
boisetrécupéraunecafetièreenaluminium.–Puis-jeenavoirunpeu?demandaimpulsivementOphélie.Ellenepouvaitplussepasserdecafédepuisqu’ellevivaitauPôle.Elleserenditcomptetroptard
qu’iln’yavaitqu’uneseuletasse,maisThornlaluicédasansémettred’objection.Venantdelui,elletrouvalegestetrèsélégant.–J’aimoiaussifaitlesfraisdecettevieillerenarde,dit-ilenluiversantducafé.Ophélie leva les yeux vers lui, tout là-haut. Elle assise, lui debout, il y avait de quoi attraper le
vertige.–Elles’enestpriseàvousaussi?–Elleaessayédem’étouffersousunoreiller,ditThornavecflegme.Heureusement,jesuisplus
résistantqu’iln’yparaît.–Et...vousétiezjeune?–Jevenaisàpeinedenaître.Ophélielaissasonregardtomberdanssatassebruneetfumante.Ellesesentaitpleinedecolère.–C’estmonstrueux.–C’estlesorthabituellementréservéauxbâtards.–Etpersonnen’a riendit, rien fait contreelle?CommentBerenildepeut-elle seulementencore
tolérercettefemmechezelle?Thornrouvritlevoletdumonte-platpourensortircettefoisdutabac.Ilserassitdanssonfauteuil,
cherchasapipedansuntiroiretsemitàlabourrer.–Vousavezpujugerparvous-mêmeàquelpointcettevieilledameesttalentueusepourtromper
sonmonde.–Personnenesaitdonccequ’ellevousafaitsubir?s’étonnaOphélie.
Thornfrottauneallumettepourmettrelefeuaufourneaudesapipe.Laflammesoulignasestraitsanguleux et contractés, empreints de tension cérébrale.Dèsqu’il cessait demener l’interrogatoire,sonregarddevenaitfuyant.–Personne,maugréa-t-il.Exactementcommepourvousaujourd’hui.–Sansvouloir vousoffenser, insista doucementOphélie, comment pouvez-vous alors savoir ce
quis’estpassé?Vousvenezdemedirequevousn’étiezqu’unnourrisson.Thornsecouasonallumetteetdesanneauxargentéssedéroulèrentdesapipe.–J’aiunetrèsbonnemémoire.Derrièreseslunettes,lapaupièreboursoufléed’Ophélies’entrouvritsouslecoupdelasurprise.Se
souvenird’événementssurvenusdanslespremiersmoisdesavie,ellenecroyaitmêmepaslachosepossible. D’un autre côté, une telle mémoire expliquait l’excellence de Thorn en comptabilité.Ophélietrempaseslèvresdanslecafé.Leliquideamerlaréchauffadel’intérieur.Elleauraitaiméunpeudesucreetdelait,maisellen’allaitpastropendemandernonplus.–Etvotregrand-mèresait-ellequevousvousensouvenez?–Peut-être,peut-êtrepas,grognaThornentredeuxboufféesdepipe.Nousn’enavonsjamaisparlé.Ophélielerevitentrainderepoussersagrand-mèrelorsqu’ellelesavaitaccueillissurleperron.
Elledevaitreconnaîtrequ’ellelesavaitaussimaljugésl’unquel’autre,cejour-là.–Jepensaisquesespetitesmaniesmeurtrières luiétaientpasséesavec l’âge,enchaînaThornen
appuyantsurchaqueconsonne.Letourqu’ellevientdevousjouerprouvelecontraire.–Quedois-jefaire,alors?demandaOphélie.–Vous?Rien.–Jenemesenspascapabledelaregarderenfacecommesiderienn’était.SouslessourcilsfroncésdeThorn,dansl’ombredespaupières,leséclatsdemétalsedurcirent.Il
yavaitdelafoudredanssonregard.Ophélieletrouvaitpresqueinquiétant.–Vousn’aurezplusàlaregarderenface.JevaisexpédiercettefemmetrèsloindelaCitacielle.Ne
vousavais-jepasditquejemevengeraisdetousceuxquis’enprendraientàvous?Ophélieseréfugiaprécipitammentderrièresatassedecafé.Elleavaitungrosnœuddanslagorge,
soudain.Ellevenaitdecomprendrequ’elleétaitréellementimportantepourThorn.Cen’étaitnidelacomédienidesmotsenl’air.Ilexprimaitsessentimentsd’unefaçonunpeurude,certes,maisilétaitterriblementsincère.«Ilprendcemariagebeaucoupplusausérieuxquemoi»,songeaOphélie.Cettepenséeluitordait
le ventre. Il avait beau ne pas être un homme très commode, elle n’avait aucune envie de le fairesouffriroude l’humilierense refusantà lui.Enfin…peut-êtrecela luiavait-ileffleuré l’esprit lespremierstemps,maiselleavaitrevusapositiondepuis.Elleperditsonregardaufonddesatassevide,silongtempsqueThornfinitpardécrochersapipe
desaboucheetpardésignerlacafetière.–Resservez-vous.Ophélienesefitpasprier.Elleseremplitunepleinetassedecafé,puiselleserenfonçadansson
siège,àlarecherched’unepositionsupportable.Resterassiseluibroyaitlescôtesetl’incommodaitpourrespirer.– J’ai un autre problèmeurgent à vous soumettre, dit-elle d’une voix rauque.Votre grand-mère
misedecôté,jemesuisfaitundeuxièmeennemi.LessourcilspâlesdeThorns’arc-boutèrentl’uncontrel’autre.–Qui?Ophélieprituneinspirationetluiracontad’unetraitelechantagedeGustave.Pluselleparlait,plus
lafiguredeThornsedistendait.Illadévisageaavecuneprofondeperplexité,commesielleétaitlacréaturelaplusimprobablequelanatureeûtenfantée.
–SiBerenilden’apasperdusonbébéavantl’Opéraduprintemps,jepasseàlatrappe,conclut-elleentriturantsesgants.Thorn se renversa dans son fauteuil et passa une main dans ses cheveux blond argenté, les
aplatissantencoreplusqu’ilsnel’étaientdéjà.–Vousmettezmes nerfs à rude épreuve.Vous avez l’art et lamanière de vous fourrer dans le
pétrin,vraiment.Pensif,ilsoufflatoutesafuméeparsongrandnezd’épervier.–Soit.Jem’occuperaidecelaégalement.–Comment?demandaOphéliedansunsouffle.–Nevoussouciezpasdesdétails.Vousavezjustemaparolequecemajordomenevouscausera
aucuntort,niàvousniàmatante.Ophélieavalad’unetraitetoutcequiluirestaitdecafé.Lenœuddanslagorgenedescendaitpas.
Thorn allait l’aider au-delàde toutes ses espérances.Elle se sentait parfaitement ingratede l’avoirtraitéavecautantdedédainjusqu’àprésent.L’horlogedel’Intendancesonnasixheuresdumatin.–Jedoisretournerdansmachambre,ditOphélieenreposantsatasse.Jen’avaispasréaliséqu’il
étaitsitard.Thorn se leva et lui tint le panneau à miroir de la penderie comme s’il s’agissait d’une porte
ordinaire.Ophélien’avaitpaslecœurdepartirainsi,sansunmotaimablepourlui.–Je…jevousremercie,bégaya-t-elle.Thorn haussa les sourcils. Il sembla soudain tout guindé dans son uniforme à épaulettes, trop à
l’étroitdanssongrandcorpsmaigre.–C’estunebonnechosequevousvoussoyezouverteàmoi,dit-ild’untonbourru.Ilyeutunpetitsilencegêné,puisilajoutaentresesdents:–J’aipuvousparaîtreunpeusec,toutàl’heure...–C’estmafaute,lecoupaOphélie.Ladernièrefois,jemesuismontréedésagréable.Une convulsion traversa la bouche de Thorn. Elle fut incapable de déterminer si c’était une
tentativedesourireouunegrimaceembarrassée.–Nedonnezplusvotreconfiancequ’àmatante,rappela-t-il.OphéliesesentitpeinéedevoiràquelpointilaccordaitducréditàBerenilde.Ellelesmanipulait
commedesmarionnettesetilétaitentrédanssonjeusansmêmes’enrendrecompte.–Àelle,jenesaispas.Maisàvous,n’endoutezplus.Ophélieavaitcrubienfaireenluidisantcela.Àdéfautdepouvoirjouerlesépousesaimantes,elle
voulaitaumoinsêtrehonnêteavecThorn.Ilavaitsaconfiance,ildevait lesavoir.Ellesedemandatoutefoissicen’étaitpasuneerreurquandlesyeuxgrissedérobèrentbrusquementauxsiens,dansunmouvementpleinderaideur.– Vous devriez partir, maintenant, marmonna-t-il. Je dois ranger mon cabinet et réparer le
téléphoneavantmespremiersrendez-vousdelajournée.Pourcedontvousm’avezparlé,jeferailenécessaire.Ophélie s’engloutitdans lemiroir et refit surfacedans sachambre.Elleétait tellementabsorbée
dans sespenséesqu’ellene s’aperçutpas toutde suiteque lephonographe s’était remisenmarchependantsonabsence.Elleposaunregardperplexesurledisquequidéroulaitsamusiquedefanfare.–Vousvoilàenfin!soupiraunevoixderrièreelle.Jecommençaisàm’inquiéterunpeu.Ophélieseretourna.Unpetitgarçonétaitassissursonlit.
Lamenace
Lechevalierportaitunpyjamaàrayures.Illéchaitcequ’ilrestaitd’unesucetteetlevaitseslunettesrondesversOphélie.– Vous ne devriez pas laisser votre clef sur la porte. Vous ne connaissez donc pas ce tour qui
consisteàlapousseravecuneépingledepuisl’autrecôté?Onglissed’abordunpapierendessous,etensuiteiln’yaplusqu’àletirerverssoiquandlaclefesttombée.Sil’espacesouslaporteestassezgrand,çamarcheàtouslescoups.Lesbrasballantsdanssongrandmanteaunoir,Ophélien’écoutaitpasunmotdecequeluidisaitle
chevalier.LaprésencedecepetitMirageiciétaitundésastre.Trèscalme,absolumentinexpressif,iltapotalelitpourl’inviteràs’asseoirprèsdelui.–Vousn’avezpasl’aird’allerbien,mademoiselle.Installez-vousàvotreaise.Lamusiquenevous
dérangepastrop?Ophélie restadebout.Elleétait si catastrophéequ’elleavaitoublié ladouleur.Ellen’avaitpas la
pluspetiteidéedecequ’elleétaitcenséedireoufaire.Ellesedécomposadavantagelorsquelegarçonsortitmaladroitementdesonpyjamauneliassed’enveloppes.– J’ai jetéuncoupd’œil àvotre courrierpersonnel. J’espèrequeçanevousennuiepas,onme
reprochesouventd’êtretropcurieux.Leslettresdisparues.Comment,nomdenom,étaient-ellesarrivéesentrelesmainsdecetenfant?–Votremèresefaitbeaucoupdesoucipourvous,commentalechevalierenpiochantunelettreau
hasard. Vous avez de la chance, ma première maman est morte. Heureusement que j’ai MmeBerenilde.Elleestextrêmementimportantepourmoi.IlposasurOphéliesesyeuxplacides,grossisparsesépaisseslunettes.–VousavezréfléchiàlapropositiondeGustave?Vousavezjusqu’àcesoirpourhonorervotre
partducontrat.–Lecommanditaire,articulaOphéliedansunfiletdevoix,c’estvous?Imperturbable, lechevalier luimontradudoigt lephonographequifaisaitretentirsamusiquede
fanfare.–Vousallezdevoirparlerunpeuplusfortpourquejevousentende,mademoiselle.Sivousnetuez
pas lebébé, reprit-il tranquillement,Gustave lâchera lesgendarmessurvous.Moi, jen’aipas tropd’influencesureux.Lui,si.Legarçonnetcroquabruyammentlerestedesasucette.–VousnedevezsurtoutpastuerMmeBerenilde,justelebébé.Unevilainechutesuffira,jepense.
C’estessentielqu’ilmeure.IlpourraitprendremaplacedanslecœurdeMmeBerenilde,comprenez-vous?Non, Ophélie ne comprenait pas. Qu’un petit corps de dix ans pût renfermer un esprit aussi
malsain, ça dépassait son entendement. C’était à cause de cet endroit, de ces nobles, de toutes cesguerres de clans : cemonde ne donnait pas lamoindre chance aux enfants de développer un sensmoral.Le chevalier jeta son bâtonnet de sucette par terre et se mit à éplucher consciencieusement les
lettresd’Ophélie.–JesurveilletoutcequiconcerneMmeBerenildedeprès.Intercepterlecourrierdesafamilleest
unevraiepetitemanie.C’estentombantsurlevôtrequej’aiapprisquevousétiezaumanoir.Nevousinquiétez pas, ajouta-t-il en remontant ses lunettes sur son nez, je n’en ai rien dit à personne, pasmêmeàGustave.Il balança ses jambes au bout du lit, se prenant d’un intérêt subit pour ses petites pantoufles en
fourrure.–Honnêtement,jesuisuntantinetvexé.D’abord,onlogeuneinconnuedansmamaisonsansme
demanderlapermission.Etquandjedécidedevousrendrevisiteparmoi-même,jedécouvrequ’unedomestiquefaitsemblantdejouervotrerôle.Unleurrepourlescurieux,n’est-cepas?J’aipeurdenepaspartagercesens-làdel’humour,mademoiselle.Cettepauvrefillel’aapprisàsesdépens.Ophéliefutsecouéedefrissonsnerveux.Quil’avaitremplacée,aumanoir?Pistache?Ellenes’en
étaitjamaissouciée.Ellen’avaitpaseuuneseulepenséepourcellequirisquaitsavieàsaplace.–Luiavez-vousfaitdumal?Lechevalierhaussalesépaules.–J’aijustefouillédanssatête.C’estcommeçaquej’aisuquelepetitvalet,c’étaitvousenréalité.
J’aivouluvoirparmoi-mêmeàquoivousressembliezetjesuisparfaitementrassurémaintenantquec’estchosefaite.VousêtesbientropquelconquepourqueMmeBerenildeseprenned’affectionpourvous.Ilsereplongeadansleslettres,lenezfroncédeconcentration.–L’autredame,c’estuneparenteàvous,n’est-cepas?–Nevousenapprochezpas.Ophélie avait parlé plus vite que sa pensée. Provoquer cet enfant était un acte irréfléchi et
dangereux,elle lesentaitdetouteslesfibresdesoncorps.Ilrelevaseslunettesrondesverselleet,pourlapremièrefois,ellelevitsourire.Unsouriregauche,presquetimide.–SiMmeBerenildeperdsonbébéavantcesoir,jen’auraiaucuneraisondem’enprendreàvotre
parente.Lechevalierrangealeslettresd’Ophéliedanssachemisedepyjamaetfaillittrébucherenselevant
du lit. Pour un enfant aussi maladroit, il ne manquait vraiment pas d’aplomb. Côte fêlée ou non,Ophélie luiauraitdonné la fesséedusièclesielleavaitétécapabledebouger,mais il lui semblaitqu’ellesenoyaitcorpsetâmedansleslunettesenculsdebouteille.Toutjeunequ’ilfût,lechevaliern’étaitpastellementpluspetitqu’elleunefoisdebout.Ellen’arrivaitplusàs’arracheràsonregardplacide,surlequelserabattaientlespaupièrestatouées.«Non,pensaOphéliedetoutessesforces.Jenedoispaslelaissermanipulermonesprit.»–Jesuisdésolé,mademoiselle,soupiralechevalier,maisvousnegarderezaucunsouvenirdecette
conversation.Jesuistoutefoisconvaincuqu’ellelaisseraenvousuneimpression.Unetrèsmauvaiseettrèstenaceimpression.Surcesmots,illasaluad’uneinclinationdetêteetrefermalaportederrièrelui.OphéliedemeuraimmobiledanslegrandmanteaudeThorn.Elleavaitunmaldecrâneatroce.Elle
arrêta lephonographepourlefaire taire ;pourquoi l’avait-ellerelancé,celui-là?Ellesourcillaenvoyantlaclefmalenfoncéedanslaserrure.Ellen’avaitpasverrouillélaporte,quelletêtedelinotte!Alorsqu’elletraversaitlachambre,quelquechosesecollaàsonbas.Ophéliefrottalesolpours’endébarrasseretexaminacequec’était.Unbâtonnet.Cettepiècesetransformaitendépotoir.Elles’assitavecprécautionsurlelit,puispromenaunregardsoucieuxautourd’elle.Salivréeétait
pliée sur ledossierd’unechaise.Labassineavait étévidéede soneauusagée.Laporteétait enfinferméeàclef.Alorspourquoi,pourquoiavait-ellel’impressiond’avoiroubliéquelquechosedetrèsimportant?–Ils’estpendu?Grandbienluifasse.Ophélievenaitàpeinedeseposeràlatabledel’officequeRenardluiavaitjetécettedéclarationà
la figure, entredeuxgorgéesdecafé.«Qui s’estpendu?»aurait-ellevoulu luidemander.Elle ledévisagealonguementjusqu’àcequ’ilsedécidâtàendireplus.Il luisignaladumentonl’agitationfiévreusedesdomestiquesautourdestables.–Ilfautvraimentquetutedécrochesdelalune,fiston.Toutlemondeneparlequedeça!Gustave,
lemajordomeenchef.Ilaétéretrouvéépingléàunepoutredesachambre.Si Ophélie n’avait pas déjà été assise sur un banc, ses jambes se seraient dérobées sous elle.
Gustaveétaitmort.ElleavaitparlédeluiàThornetilétaitmort.EllepressaRenardduregard,avidedesavoircequis’étaitpassé.–Çaal’airdedrôlementtesecouer,s’étonnaRenardavecunhaussementdesourcils.Tuesbienle
seul àpleurer sur son sort, crois-moi.C’étaitunvraivicelard, cegars-là.Etpuis, iln’avaitpas laconsciencetoutenette,tusais.Paraîtqu’onatrouvésursonsecrétaireuneconvocationdelaChambredejustice:détentionillégaledesabliersjaunes,abusdeconfianceetj’enpasse!Renardpassasonpoucesoussamâchoireimposanted’ungestesignificatif.–Ilétaitfini,detoutefaçon.Àvouloirtropjoueraveclefeu,onsebrûlelesmiches.Ophélie toucha à peine au café que Renard lui servit d’unmouvement théâtral. La Chambre de
justiceétaitétroitementliéeàl’intendance;c’étaitbeletbienThornquiétaitderrièretoutça.Ilavaittenuparole.Ophélieauraitdûsesentirsoulagée,pourelleetpourlebébé,maissonestomacrestaitnoué.Etmaintenant?Thornn’allaittoutdemêmepasinvitersagrand-mèreàsejeterd’unefenêtre,non?CommeRenardsegrattaitlagorgeavecinsistance,elleémergeadesespenséespourreveniràlui.
Ilcontemplaitlefonddesatassevideavecunemoueembarrassée.–Tureprendstonserviceaujourd’hui,hein?Pourlachansonnette,là?Ophélie acquiesça. Elle n’avait pas le choix. Ce soir, c’était l’Opéra du printemps donné en
l’honneurdeFarouk.Berenildecomptaitimpérativementsursaprésence;elles’étaitmêmearrangéepour lui attribuer un petit rôle de gondolier.Avec une côte fêlée, ça promettait d’être une longuesoirée.–Moi, je n’y serai guère, grommelaRenard.Mmemamaîtresse est sourde comme un pot, les
opérasl’ennuientàmourir.Iln’avaitpaslevélesyeuxdesatasse;unplis’étaitincrustéentresessourcils.–Pourtoi,c’estpasunpeutôt?demanda-t-ilabruptement.Jeveuxdire,aprèscequet’asvécu…
Unseuljourderepos,c’estquandmêmepasbeaucoup,hein?Ophélieattenditpatiemmentqu’ildîtcequ’ilavaitàdire.Renardsegrattaitlagorge,peignaitses
favoris,jetaitdescoupsd’œilméfiantsalentour.Soudain,ilplongeaunemaindanssapoche.–Tiens.Maisn’enfaispasunehabitude,hein?C’estjustepourcettefois,letempsquetusouffles
unpeu,hein?Étourdiepartousces«hein?»,Ophélieconsidéralesabliervertposéprèsdesatassedecafé.Elle
s’estimaheureused’êtretenueausilence:sielleavaitpuparler,ellen’auraitpassuquoidire.Jusqu’àcetinstant,c’étaitellequidonnaittoussespourboires.Renardcroisalesbrassurlatabled’unairrenfrogné,commesijouerlesâmescharitablesportait
atteinteàsaréputation.–Lestroissabliersbleus,maugréa-t-ilentresesdents,ceuxquelaMèreHildegardet’adonnés.Les
gendarmesnetelesontpasrendus,hein?Jetrouveçapascorrect,alorsvoilà.OphéliescrutaintensémentRenard,sonvisagepuissant,sesyeuxexpressifssouslebuissonardent
dessourcils,sescheveuxtoutfeutoutflamme.Illuisemblaitqu’ellelevoyaitsoudainavecplusdeclartéqu’auparavant.Thornluiavaitordonnédenedonnersaconfianceàpersonne;àcemoment-là,ellesesentitincapabledeluiobéir.–Neme regarde pas de cette façon, ditRenard en se détournant.Ça te fait commedes yeuxde
femme…C’esttrèsgênant,tusais?Ophélieluirenditsonsablier.Quoiqu’ilenpensât,ilenauraitplusbesoinqu’elle.Passél’instant
desurprise,Renardsefenditd’unsourirerailleur.–Ah,jecroiscomprendre!Tuveuxlevoiretêtrevudelui,c’estça?Ils’aplatitsurlatablecommeungrandchatroux,coudesenavant,defaçonàpouvoirluiparler
nezànez.–LeSeigneur Immortel, chuchota-t-il.Celui que seuls les gens de la haute peuvent regarder en
face. Moi, mon garçon, je l’ai déjà rencontré. Juré, craché ! C’était juste un instant, alors quej’escortais Mme Clothilde, mais j’ai pu le voir comme je te vois, toi. Et crois-moi ou pas,bonhomme,ilm’aeffleurédesyeux.ÊtreregardéparunImmortel,tuterendscompte?Renard paraissait si fier qu’Ophélie ne sut trop si elle devait sourire ou grimacer. À force de
côtoyer les domestiques, elle s’était rapidement aperçue qu’ils étaient redoutablement superstitieuxdès qu’il s’agissait de Farouk. Ils semblaient persuadés qu’une simple attention de sa part, mêmeinvolontaire, impressionnait tellement l’âme qu’elle en devenait immortelle. Ceux qui avaient lachance d’être regardés par l’esprit de famille, un privilège normalement réservé aux nobles,survivraientàlamortducorps.Lesautresétaientcondamnésaunéant.LesAnimistes n’entretenaient pas cette sorte de croyance vis-à-vis d’Artémis. Ils se plaisaient à
penserqu’ilscontinuaientd’existeràtraverslamémoiredeleursobjets,etças’entenaitlà.Renardtapotal’épauled’Ophéliecommepourlaconsoler.–Jesaisquetuasunpetitrôledanslapièce,maisn’espèrepasêtreremarquépourça.Toietmoi,
onestinvisiblesauxyeuxdesgrandsdecemonde.Ophélieméditacesparoles tandisqu’ellese frayaituncheminà travers lecouloirdeservicedu
rez-de-chaussée.Ilyavaittantdecirculation,cematin,quelesvalets,lessoubrettesetlescoursierssemarchaientsur lespiedsdansundésordre indescriptible.Tousneparlaientplusquede l’opéra ; lamortdeGustaveétaitdéjàdel’histoireancienne.Les côtes d’Ophélie résonnaient à chaque respiration. Elle se chercha des passages moins
fréquentés, mais les jardins et les salons étaient noirs de monde. En plus des invités habituels del’ambassade,ilyavaitlàdesministres,desconseillers,desélégantes,desdiplomates,desartistesetdes dandys. Ils venaient tous ici pour les ascenseurs d’Archibald, les seuls à desservir la tour deFarouk. Les fêtes de printemps devaient être un événement très attendu au Pôle. Les effectifs degendarmesavaientdoublépourl’occasion.Ausalondemusique, l’ambiancen’était, hélas,pas tellementpluscalme.Les sœursd’Archibald
s’affolaientàcausedesproblèmesdecostumes.Lesrobesdescèneentravaientleursmouvements,lescoiffespesaienttroplourdsurleurtête,lesépinglesvenaientàmanquer…Ophélie trouva Berenilde derrière un paravent, debout sur un repose-pied, ses bras gantés
gracieusementrelevés.Majestueusedanssarobeàcollerettefraisée,elledésapprouvaitletailleurquiluifaisaitessayerdesceinturesdesatin.–Jevousaidemandédedissimulermonventre,nonpasd’ensoulignerl’arrondi.–Nevousinquiétezpasdecela,madame.J’aiprévud’ajouterunjeudevoilesquinerévélerade
votresilhouettequecequ’ilconvient.Ophéliejugeapréférabledesetenirenretraitpourlemoment,maisellepouvaitparfaitementvoir
Berenilde dans la grande psyché à pivot. Elle avait les joues toutes roses d’émotion. Elle étaitréellementéprisedeFarouk;encela,ellenefeignaitrien.Ophélielisaitpresquesespenséesdanssesgrandsyeuxlimpides:«Jevaisenfinlerevoir.Jedois
êtrelaplusbelle.Jepeuxlereconquérir.»–Jesuiscontritpourvotremère,madame,soupiraletailleuravecuneexpressiondecirconstance.
Tombermaladelejourdevotrereprésentation,cen’estvraimentpasdechance.
Ophélieretintsonsouffle.Lagrand-mèredeThornavaitfaitunmalaise?Cenepouvaitêtreunecoïncidence. Berenilde ne paraissait pas particulièrement inquiète, toutefois. Elle était bien tropobsédéeparl’imagequerenvoyaitd’ellelemiroir.–Maman a toujours été fragile des poumons, dit-elle distraitement. Chaque été, elle se rend au
sanatoriumdesSables-d’Opale.Elleiraplustôtcetteannée,voilàtout.OphélieauraitaimésavoircommentThornavaitmanœuvrépourquesagrand-mèresefîtporter
pâle.Peut-êtrel’avait-ilouvertementmenacée?L’airétaitsoudaindevenubeaucoupplusrespirableet,decela,Ophélieluiétaitredevable.Pourtant,ellecontinuaitdenepassesentiràsonaise.Elleavaitl’impressionqu’unemenaceplanaittoujoursdansl’atmosphèresansqu’ellefûtcapabledemettreunnomdessus.LeregarddeBerenildeaccrochalerefletnoiretblancdeMimedanslaglace.–Tevoilà!Tutrouverastesaccessoiressurlabanquette.Nelesperdspas,nousn’enavonspasde
rechange.Ophélie comprit lemessage.Elleparaîtrait aussi à la cour, ce soir.Mêmecachée sous levisage
d’undomestique,elleavaitintérêtànepasfairemauvaiseimpression.Ellecherchalabanquettedesyeux,aumilieudesclavecinsetdesrobes.Elleytrouvaunchapeau
platàlongrubanbleu,uneramedegondoleetlatanteRoseline.Décomposéed’inquiétude,elleétaitsipâlequesapeauavaitperdusonjaunâtrehabituel.–Devant toute lacour…,murmura-t-elleentreses longuesdents.Donner lafioledevant toute la
cour.LatanteRoseline interprétait lasuivanted’Isoldequi,nepouvantserésoudreàdonner lepoison
réclamépar samaîtresse, le remplaceparunphiltred’amour.C’étaitunpetit rôlesansparoles,deceux qu’on réservait aux domestiques, mais l’idée de paraître sur scène, devant un public aussiconséquent,larendaitmaladedetrac.Alors qu’Ophélie se coiffait du chapeau plat, elle se demanda si Thorn assisterait lui aussi à la
représentation.Ellen’avaitpasparticulièrementenviedefairesemblantderamerjustesoussonnez.Àbienyréfléchir,ellen’avaitenviedelefairesouslenezdepersonne.Les heures qui suivirent tombèrent au compte-gouttes. Berenilde, les sœurs d’Archibald et les
damesdelachoraleétaienttoutesaffairéesàleurtoilette,nes’accordantderépitquepourboiredesinfusionsaumiel.Ophélieetsatantedurentattendrebiensagementsurleurbanquette.Vers la fin de lamatinée,Archibald passa au salon demusique. Il avait endossé des habits plus
miteux que jamais et ses cheveux étaient simal peignés qu’ils ressemblaient à un tas de paille. Ilmettaitvraimentunpointd’honneuràparaîtrenégligéquandlescirconstancess’yprêtaientlemoins.C’était,avecsonimplacablefranchise,l’undesrarestraitsqu’Ophélieappréciaitchezlui.Archibaldfitdesrecommandationsdedernièreminuteauxcouturièresdesessœurs.–Cesrobessontbeaucouptropaudacieusespourleurâge.Mettezdesmanchesgigotàlaplacedes
gantsetajoutezdelargesrubanspourcacherlesdécolletés.–Mais,monsieur…,bafouillauneconfectionneuseavecuncoupd’œilalarméversl’horloge.–Nelaissezparaîtredeleurpeauquecelleduvisage.Archibald ignora les cris horrifiés de ses sœurs. Son sourire n’était pas aussi désinvolte qu’à
l’accoutumée, comme si l’idée de les livrer en pâture à la cour lui répugnait.C’était un frère trèsprotecteur,Ophéliedevaitluireconnaîtrecela.–Cen’estpasnégociable,décréta-t-ilalorsquesessœursn’enfinissaientplusdeprotester.Surce,
je retourne àmes invités. Je viens de perdremonmajordome en chef et jeme retrouve avec desproblèmesd’intendancesurlesbras.Quand Archibald fut parti, le regard d’Ophélie ne cessa plus d’aller et venir entre la pendule,
BerenildeetlatanteRoseline.Ellesesentaitoppresséesoussalivrée,commesiuncompteàrebours
continuaitdes’égrenerensilence.Plusqueseptheuresavantlareprésentation.Plusquecinqheures.Plusquetroisheures.Gustaveétaitmortet,malgrécela,absurdement,ellesesentaitencorel’esclavedesonchantage.ElleauraitdûprévenirBerenildedecequis’étaitpassédanslesoubliettes.Lavoirsiinsouciantedevantsonmiroirnelatranquillisaitpas.Ophélieavaitpeurpourelle,pourlebébé,poursatante,aussi,sansquerienlejustifiâtvraiment.Lafatiguefinitparavoirraisondesesangoissesetellesemitàsomnolersurlabanquette.Ce fut le silence qui la réveilla.Un silence si brutal qu’il en faisaitmal auxoreilles.Les sœurs
d’Archibaldnebabillaientplus,lescouturièresavaientsuspenduleurouvrage,lesjouesdeBerenildes’étaientdécolorées.Des hommes et des femmes venaient de faire irruption dans le salon de musique. Ces gens-là
n’avaientpasl’alluredesautresnoblesduClairdelune.Ilsneportaientniperruquesnifanfreluches,maisilssetenaienttoussidroitsqu’onauraitpulescroiremaîtresdeslieux.Leursbeauxhabitsdefourrure,plusadaptésauxforêtsqu’auxsalons,nedissimulaientpaslestatouagessurleursbras.Ilsavaienttousencommununregarddur,tranchantcommedel’acier.LemêmeregardqueThorn.DesDragons.Encombréedesonaviron,Ophélieselevadesabanquettepours’inclinercommen’importequel
valet tenant un tant soit peu à la vie le ferait. Thorn l’avait mise en garde, sa famille était d’unesusceptibilitéextrêmementchatouilleuse.QuandOphélie se redressa, elle reconnutFreyja à ses lèvrespincées et à sonnez en épine.Elle
promenaitsesyeuxglacéssurlesrobesdescèneetlesinstrumentsdemusique,puisellelesfigeasurlessœursd’Archibald,pâlesetsilencieuses.– Vous ne nous saluez pas, jeunes demoiselles ? articulat-elle lentement. Serions-nous donc
indignesd’êtrevosinvitésd’unjour?Nousn’avonsl’autorisationdemonterauClairdelunequ’unefoisl’an,maispeut-êtreest-cedéjàtropàvotregoût?Désemparées, toutes les sœurs se tournèrent vers leur aînée dans un même mouvement de
girouettes.Patiencelevalementonavecdignitéetserrasesmainspourlesempêcherdetrembler.Elleétaitpeut-êtrelamoinsjolie,àcausedesestraitssévères,maisellenemanquaitpasdecourage.–Pardonnez-nous,madameFreyja,nousnenousattendionspasàcettevisiteimpromptue.Ilvous
suffira, jepense,deregarderautourdevouspourcomprendrenotregêne.Noussommes toutesentraindenoushabillerpourl’opéra.PatienceeutunregardsignificatifpourlesDragonsauxbarbeshirsutesetauxbrasbalafrés.Dans
leurmanteaudefourrureblanche,ilsressemblaientàdesourspolairesquiseseraientégarésdanslemondedeshumains.Ilyeutdesexclamationsindignéesparmilesdamesdelachorale.LestripletsdeFreyjapouffaient
de rire enpenchant leur tête rasée sous les robes.Leurmèren’eutpasunmotpour les rappeler àl’ordre.Aucontraire,elles’assitsurletabouretd’unclavecin,coudessurlecouvercle,biendécidéeàrester.Elleportait sur les lèvresun sourirequ’Ophélie connaissaitbien ; c’était celuiqu’elle avaitaffichédanslefiacreavantdelagifleràtoutevolée.– Continuez à votre aise, mesdemoiselles, nous ne vous dérangerons pas. Ceci est une simple
réuniondefamille.Desgendarmessoupçonneuxentrèrentdanslesalonpourvoirsitoutallaitbien,maisPatienceleur
fitsignedes’enaller,puiselledemandaauxcouturièresdeterminerleurtravail.FreyjatournaalorssonsourireforcéversBerenilde.–Celafaisaitbienlongtemps,matante.Vousmesemblezvieillie.–Bienlongtemps,eneffet,chèrenièce.Derrière lapostureeffacéedeMime,Ophélienemanquait riende lascène.Àforcede jouer les
valets,elleavaitapprisàcapterchaquedétailenquelquescoupsd’œilattentifs.Ellenepouvaitpas
dévisagercrûmentBerenilde,maisellepouvaitfairel’additiondetoutcequ’ellepercevaitd’elle.Letimbre maîtrisé de sa voix. Son immobilité parfaite dans la belle robe d’Isolde. Ses bras gantésqu’ellemaintenaitlelongducorpspourlesempêcherdesecroiserinstinctivementsursonventre.Soussonvernisdecalme,Berenildeétaittendue.–Tuesinjuste,petitesœur.Notretanten’ajamaisétéaussiradieuse!Unhommequ’Ophélieneconnaissaitpass’étaitavancéhardimentversBerenildepourluibaiserla
main.Ilpossédaitunmentonsaillant,desépaulesathlétiquesetunteintéclatant.S’ilétaitlefrèredeFreyja,ilétaitdoncledemi-frèredeThorn.Ilneluiressemblaitpasdutout.SoninterventioneutleméritededétendreBerenilde,quiglissaundoigtaffectueuxsursajoue.–Godefroy!Celadevientsidifficiledetesortirdetaprovince!Chaqueannée,jemedemandesi
tusurvivrasàcetépouvantablehiver,là-bas,aufonddetaforêt.L’homme laissaéclaterun rire retentissant,un rirequin’avait rienàvoiravec lesgloussements
habituelsdescourtisans.– Voyons, ma tante, je ne me permettrais jamais de mourir sans prendre le thé avec vous une
dernièrefois.–Berenilde,oùestCatherine?Ellen’estpasavectoi?Cettefois,c’étaitunvieilhommequivenaitdes’exprimer.Dumoins,Ophéliesupposaqu’ilétait
vieux :malgré ses rides et sa barbe blanche, il était bâti commeune armoire à glace. Il posait unregard méprisant sur le mobilier raffiné qui l’entourait. Dès qu’il avait pris la parole, tous lesmembresdelafamilles’étaienttournésversluipourl’écouter.Unvraipatriarche.–Non,pèreVladimir,ditdoucementBerenilde.Mamanaquitté laCitacielle.Elleest souffrante,
elleneviendrapasàlachassededemain.–UnDragonquinechassepasn’estplusunDragon,grondalevieilhommedanssabarbe.Àtrop
fréquenterlessalons,tamèreettoiêtesdevenuesdepetitesdélicates.Peut-êtrevas-tunousannonceràprésentquetoinonplus,tun’enseraspas?–PèreVladimir,ilmesemblequetanteBerenildeadescirconstancesatténuantes.– Si tu n’étais pas notre meilleur chasseur, Godefroy, je te couperais les mains pour avoir
prononcédesmotsaussihonteux.Dois-je te rappelercequ’elle représentepournous,cettegrandechasseduprintemps?Unartnoblepratiquédenousseulsquirappelleaumonded’enhautquinoussommes.Laviandequelescourtisanstrouventchaquejourdansleurassiette,cesontlesDragonsquilaleurapportent!LepèreVladimiravaitpoussésursavoixdefaçonquechaquepersonneprésentedanslasallepût
l’entendre.Ophélie l’avait entendu, ça oui,mais elle l’avait à peine compris. Cet homme avait unaccentépouvantable.–C’estunetraditiontrèsrespectable,concédaGodefroy,maisellen’estpassansdanger.Dansson
état,tanteBerenildepourraitêtreexcusée...–Fadaises!s’exclamaunefemme,jusque-làrestéesilencieuse.J’étaissurlepointd’accoucherde
toi,mongarçon,quejechassaisencoredanslatoundra.«Labelle-mèredeThorn», relevaOphélieenelle-même.C’était leportraitdeFreyja,avecdes
traitsplusprononcés.Ellenonplus,elleneseraitprobablementjamaisuneamie.QuantàGodefroy,Ophélienesavaittropquoipenserdelui.Illuiinspiraitspontanémentdelasympathie,maiselleseméfiaitdestropbonnespâtesdepuislevilaintourqueluiavaitjouélagrand-mère.LepèreVladimirlevasagrandemaintatouéepourdésignerlestriplets,occupésdansleurcoinà
démanteleruneharpe.–Regardez-les,voustous!VoilààquoiressemblentdesDragons.Pasdixansd’âgeet,demain,ils
chasserontleurspremièresBêtessansd’autresarmesqueleursgriffes.Assiseàsonclavecin,Freyjaexultait.ElleéchangeaunregardcompliceavecHaldor,sonmariàla
vastebarbeblonde.–Quelle femme parmi vous peut se vanter de perpétuer ainsi notre lignée ? poursuivit le père
Vladimirenpromenantunregarddurautourdelui.Toi,Anastasia,troplaidepourtedégoterunmari?Toi,Irina,quin’asjamaismenéàtermeuneseuledetesgrossesses?Tous les visages se baissèrent sous le faisceau implacable de son regard, pareil à un phare
déblayantl’horizon.Unsilencegênéenvahittoutlesalon.Lessœursd’Archibaldfaisaientsemblantd’êtreaffairéesautourdeleurtoilette,maisellesneperdaientpasunemiettedecequisedisaitici.Ophélie,elle,n’encroyaitpassesoreilles.Culpabiliserdesfemmesdecettefaçon,c’étaitodieux.
Prèsd’elle,latanteRoselinesuffoquaittellementqu’ellepouvaitentendrechacunedesesrespirations.– Ne vous enflammez pas, père Vladimir, dit Berenilde d’une voix calme. Je serai des vôtres
demain,commejel’aitoujoursété.Levieillardluiretournaunregardacéré.–Non,Berenilde,tun’aspastoujoursétédesnôtres.Enprenantlebâtardsoustaprotectioneten
faisantdeluicequ’ilestaujourd’hui,tunousastoustrahis.–Thornappartientànotrefamille,pèreVladimir.Lemêmesangcouledansnosveines.Àcesmots,Freyjalibéraunrireméprisantquifitrésonnertouteslescordesduclavecin.–C’estunambitieux,uncalculateuréhonté!Ildéshériteramesenfantsauprofitdessiensquandil
auraépousésaridiculepetitefemme.–Tranquillise-toi,susurraBerenilde.TuprêtesàThornunpouvoirqu’iln’apas.–C’estl’intendantdesfinances,matante.Biensûrqu’ilacepouvoir.Ophélie se cramponna des deuxmains à sa rame de gondolier. Elle commençait à comprendre
pourquoisabelle-familleladétestaitautant.–Cebâtardn’estpasunDragon,repritlepèreVladimird’unevoixterrible.Qu’ilpointesonvilain
nez demain ànotre chasse, et jeme ferai un plaisir de lui imprimer une nouvelle cicatrice sur lecorps.Quantàtoi,dit-ilenpointantsondoigtsurBerenilde,sijenet’yvoispas,tuserasdéshonorée.NetereposepastropsurlesattentionsduseigneurFarouk,mabelle,ellesnetiennentplusqu’àunfil.Berenilderéponditàsamenaceparunsouriresuave.–Veuillezm’excuser, père Vladimir,mais je dois finir dem’apprêter. Nous nous retrouverons
aprèslareprésentation.Levieilhommeémitunreniflementméprisant,ettouslesDragonsluiemboîtèrentlepas.Ophélie
lescomptadesyeuxaufuretàmesurequ’ilsfranchissaientlaporte.Ilsétaientdouze,enincluantlestriplets.C’étaitdonccela,leclanaugrandcomplet?Dès que les Dragons furent partis, les bavardages reprirent dans le salon comme le chant des
oiseauxaprèsl’orage.–Madame?bredouillaletailleurenrevenantversBerenilde.Pouvons-nousterminervotrerobe?Berenildenel’entenditpas.Ellecaressaitsonventreavecunedouceurmélancolique.–Charmantefamille,n’est-cepas?murmura-t-elleàsonbébé.
L’opéra
Quand l’horlogede lagalerieprincipale sonna sept coups, leClairdelune s’étaitdéjàvidéde sapopulation.Toutlemonde,depuislesinvitéspermanentsdel’ambassadejusqu’auxpetitscourtisansdepassage,avaitempruntélesascenseursquimontaientàlatour.Archibaldavait attendu lederniermomentpour rassembler autourde lui la trouped’opéra.Elle
étaitcomposéedesesseptsœurs,deBerenildeetdesasuite,desdamesdelachoraleainsiquedesducsHansetOtto,quiinterpréteraientlesdeuxseulsrôlesmasculinsdelapièce.– Prêtez-moi toute votre attention, ditArchibald en sortant samontre d’une poche trouée.Dans
quelquesinstants,nousallonsprendrel’ascenseuretquitterl’asilediplomatique.Jevousenjoinsdoncd’êtreprudents.La toursesituehorsdemajuridiction.Là-haut, ilneseraplusenmonpouvoirdevousgarderdevosennemis.IlplongeasesyeuxcouleurcieldansceuxdeBerenildecommes’ils’adressaitàelleenparticulier.
Elleluisouritavecespièglerie.Envérité,ellesemblaitsisûred’elle,encetinstant,qu’elledégageaituneaurad’invulnérabilité.Cachéesoussonchapeaudegondolier,Ophélieauraitaimépartagersonassurance.Sarencontre
avecsafuturebelle-familleluiavaitfaitl’effetd’uneavalanchedeneige.–Quantàvous,poursuivitArchibaldensetournantcettefoisverssessœurs,jevousramèneraiau
Clairdelunedèslafindelareprésentation.Il fit la sourde oreille lorsqu’elles poussèrent de hauts cris, objectant qu’elles n’étaient plus des
enfantsetqu’iln’avaitpasdecœur.Ophéliesedemandasicesjeunesfillesavaientjamaisconnuautrechosequeledomainedeleurfrère.QuandArchibald offrit son bras àBerenilde, toute la troupe se pressa devant la grille dorée de
l’ascenseur, jalousement gardée par quatre gendarmes. Ophélie ne pouvait empêcher son cœur debattreplusfort.Combiendenoblesn’avait-ellepasvusmonterdansl’undecesascenseurs?Àquoiressemblait-ildonc,cemonded’enhautverslequeltoutconvergeait?Unportierouvrit lagrilleet tira suruncordond’appel.Quelquesminutesplus tard, l’ascenseur
descenditdelatour.Vueducorridor,sacabineneparaissaitavoirdeplacequepourcontenirtroisouquatrepersonnes.Pourtant,lesvingt-deuxmembresdelatroupeentrèrenttousàl’intérieursansavoiràsebousculer.Ophélienefutpassurprisededécouvrirunevastesalleavecdesbanquettesdeveloursetdestables
garnies de pâtisseries. Les absurdités de l’espace faisaientmaintenant partie de son quotidien.Destrompe-l’œilprolongeaientillusoirementcettesurface,déjàconsidérable,enjardinsensoleillésetengaleries de statues. Ils étaient si réussis qu’Ophélie se cogna à unmur en croyant entrer dans unealcôve.L’airautourd’elleétaitsaturédeparfumscapiteux.Lesdeuxducsemperruquéss’appuyaientsurle
pommeaude leurcanne.Lesdamesde lachorale repoudraient leurnezd’ungestecoquet.Évoluerparmi tout cemonde sansheurter personne avec sa rame fut unvéritable exploit.À côtéd’elle, latanteRoseline n’avait pas lesmêmes difficultés puisque son seul accessoire se résumait à la fiolequ’elledevraitremettreàBerenildesurscène.Ellelamanipulaitnerveusement,deplusenplusagitée,commesielletenaituncharbonardent.Vêtud’unelivréejaunemiel,ungroomagitauneclochette.
– Mesdames, mesdemoiselles et messieurs, nous allons partir. Nous desservirons la salle duConseil, les jardins suspendus, les thermes des courtisanes et notre terminus, l’Opéra familial. LaCompagniedesascenseursvoussouhaiteuneexcellenteascension!Lagrilledoréeserefermaetl’ascenseurs’élevaavecunelenteurpachydermique.Agrippéeàsaramecommesisavieendépendait,OphélienequittaitpasdesyeuxBerenilde.Avec
lasoiréequis’annonçait,illuisemblaitessentielquel’uned’ellesaumoinssetîntvigilante.Jamaisl’atmosphèreneluiavaitparuaussichargéed’orage.Lafoudreallait tomber,c’étaitunecertitude:restaitmaintenantàsavoiroùetquand.Lorsqu’elle vit Archibald se pencher à l’oreille de Berenilde, Ophélie s’avança d’un pas pour
mieuxlesécouter.–J’aiassisté,bienmalgrémoi,àvotrepetiteréuniondefamille.Ophéliesourcilla,puiselleserappelaqu’Archibaldpouvaitvoiretentendretoutcequesessœurs
voyaientetentendaient.–Vousnedevriezpastenircomptedetoutescesprovocations,chèreamie,poursuivit-il.–Mecroyez-vousfaiteensucre?letaquinaBerenildeensecouantsesbouclettesblondes.Ophélievitunsourires’allongersurleprofilangéliqued’Archibald.– Je sais pertinemment de quoi vous êtes capable, mais je suis tenu de veiller sur vous et sur
l’enfantquevousportez.Chaqueannée,votregrandechassefamilialeapportesonlotdemorts.Neperdezsimplementpasceladevue.Ophéliefrissonnadetoutsoncorps.Ellerevoyaitlesimmensescarcassesdemammouthsetd’ours
que l’aïeul Augustus avait dessinées dans son carnet de voyage. Berenilde envisageait-ellesérieusementdelesemmeneràlachasse,demain?Ophélieavaitbeauymettredelabonnevolonté,elle ne s’imaginait pas en train de participer à une battue dans la neige et dans la nuit, parmoinsvingt-cinqdegrés.Elleétouffaitdedevoirtoujourssetaire.–L’Opérafamilial!annonçalegroom.Perduedanssespensées,Ophéliesuivit lemouvementdelatroupe.Cequidevaitarriverarriva:
elle heurta quelqu’un avec sa rame de gondolier. Elle enchaîna les courbettes pour exprimer saconfusionavantderéaliserqu’ellelesadressaitàunpetitgarçon.–Cen’estrien,ditlechevalierensefrottantl’arrièreducrâne.Jen’aipaseumal.Derrièresesépaisseslunettesrondes,sonvisageétait inexpressif.Qu’est-cequecetenfantfaisait
aveceuxdans l’ascenseur? Ilétait sidiscretqu’Ophéliene l’avaitpas remarqué.Ellegardadecetincidentuninexplicablesentimentdemalaise.Danslegrandhall,quelquesgentilshommestraînaientencoreàfumerdescigares.Aupassagede
la troupe, ils se retournèrent en badinant.Ophélie était trop éblouie pour bien les voir. Les douzelustres en cristal de la galerie se reflétaient parfaitement dans les parquets vernis ; elle avaitl’impressiondemarchersurdesbougies.Lehalldébouchaaupiedd’unmonumentalescalierd’honneuràdoublerévolution.Toutdemarbre
etdecuivre,demosaïquesetdedorures,c’étaitluiquimenaitàlasalled’Opéra.Àchaquemarchepalière, des statues en bronze brandissaient des lampes à gaz en forme de lyre. Les deux voléessymétriquesdesservaient lescouloirspériphériquesoù les tenturesdes logesetdesbalconsétaientdéjàpresquetoutestirées.L’airybruissaitdemurmuresetderiresétouffés.Ophélie fut prise de vertiges à l’idée de devoir gravir les innombrables marches. Chaque
mouvementluienfonçaitunelameinvisibledanslescôtes.Fortheureusement,latroupecontournalegrandescalier,descenditquelquesmarchesetpassaparl’entréedesartistes,situéejustesouslasalledel’Opéra.–C’esticiquejevouslaisse,chuchotaArchibald.Jedoisregagnermaplaceaubalcond’honneur
avantl’arrivéedenotreseigneur.– Vous nous donnerez vos impressions après le spectacle ? le pria Berenilde. Les autres me
flatteront sans une once de sincérité. Je sais aumoins que je peux compter sur votre indéfectiblefranchise.–Ceseraàvosrisquesetpérils.Jegoûtefortpeul’opéra.Archibaldluiadressauncoupdechapeauetrefermalaportederrièrelui.L’entrée des artistes donnait sur un complexe lacis de couloirs qui desservaient les entrepôts du
décor,lessallesdesmachinesetleslogesdeschanteurs.Ophélien’avaitjamaismislespiedsdansunOpéradesavie;pénétrerdanscemondeparlescoulissesétaituneexpériencefascinante.Elleposaunregardcurieuxsurlesfigurantsencostumeetlescabestansquiservaientàtracterlesrideauxouàchangerlesdécors.Cenefutqu’unefoisarrivéeàlalogedescantatricesqu’elles’aperçutquelatanteRoselineneles
suivaitplus.–Allezvitelachercher,ordonnaBerenildeens’asseyantdevantunecoiffeuse.Ellen’apparaîtqu’à
lafindel’acteI,maiselledoitimpérativementresterauprèsdenous.Ophélieétaitdecetavis.Elleposasaramepournepass’encombrer inutilement,puiss’enfut le
longdescoursives.Lafossed’orchestredevaitsetrouverjusteau-dessus;ellepouvaitentendrelesmusiciensentraind’accorderlesinstruments.Àsongrandsoulagement,elletrouvasansmallatanteRoseline. Plantée au milieu d’un couloir, toute raide dans son austère robe noire, elle gênait lepassage desmachinistes.Ophélie lui fit signe de la suivre,mais sa tante ne parut pas la voir. Elletournaitsurelle-même,complètementdésorientée,safioleentrelesmains.–Fermezdonccesportes,grommela-t-elleentresesdents.J’aihorreurdescourantsd’air.Ophélies’empressadelaprendreparlebraspourlaguiderjusqu’àlaloge.Sansdouteétait-ceà
causedutrac,maislatanteRoselinecommettaitdesimprudences.Ellenedevaitsurtoutpasselaisseralleràparlerainsienpublic.Sonaccentanimistes’entendaitdèsqu’ellesortaitducadredes«Oui,madame»etdes«Bien,madame».LatanteRoselineseressaisitd’elle-mêmequandOphélielafitasseoir sur un siège, dans la loge des cantatrices. Elle se tint droite et silencieuse, sa fiole serréecontreelle,tandisqueBerenildefaisaitdesvocalises.Lessœursd’Archibaldétaientdéjàmontéesdanslescoulisses;ellesapparaîtraientdèsl’ouverture.
Berenildeneferaitsonentréequ’àlascèneIIIdel’acteI.–Prenezceci.Berenildevenaitde se tournerversOphéliepour lui remettredes jumellesde théâtre.Magnifiée
parsarobedescèneetsescheveuxsomptueusementcoiffés,elleavaitdesalluresdereine.–Montezlà-hautetjetezdiscrètementuncoupd’œilaubalcondeFarouk.Lorsquecescharmantes
enfantsferontleurapparition,observez-leavecattention.Vousavezdixminutes,pasunedeplus.Ophélie comprit que c’était àelle queBerenilde s’adressait, non àMime.Elle sortit de la loge,
traversa un couloir et monta un escalier. Elle leva les yeux vers la passerelle, mais le grandlambrequin faisaitécran ;de là-haut,elleneverraitpas lasalle.Ellegagna lescoulisses,plongéesdans la pénombre, où des robes froufroutantes se pressaient comme des cygnes agités. Les sœursd’Archibaldattendaientdésespérémentd’entrerenscène.Quelques applaudissements se firent entendre ; c’était le lever de rideau. L’orchestre entama les
premiers accords de l’ouverture et les dames de la chorale élancèrent leurs voix à l’unisson : «Seigneurs,vousplaît-ild’entendreunbeauconted’amouretdemort?»Ophéliecontournaleplateaudescèneetrepéradespendillons,cestenturesflottantestenduesenarrière-planpourdissimulerlescoulisses.Ellejetauncoupd’œilfurtifentrelespansdesrideaux.Ellevitd’abordl’enversdudécord’une ville en deux dimensions, puis le dos des dames de la chorale et, enfin, la grande salle del’Opéra.
Ophélieôtasonchapeauàlongrubanetposalesjumellesdethéâtresurseslunettes.Cette fois, elle put voir avec précision les rangées de fauteuils, or et carmin, qui tapissaient le
parterre.Peudesiègesétaientvacants.Bienquelespectacleeûtofficiellementcommencé,lesnoblescontinuaient de se parler entre eux sous le couvert des gants et des éventails. Ophélie les trouvaoutrageusement impolis ; les dames de la chorale avaient répété pendant des jours pour cettereprésentation.Agacée,ellehissasesjumellesverslesgaleriessupérieuresquiescaladaientlasalled’Opérasurcinqniveaux.Toutesleslogesétaientprises.Onybavardait,onyriait,onyjouaitauxcartes,maispersonneneprêtaitl’oreilleàlachorale.Lorsque legrandbalcond’honneur apparutdans ledouble cerclagedes jumelles,Ophélie retint
sonsouffle.Thornétait là.Guindédans sonuniformenoiràbrandebourgs, il consultait cequ’ellesupposa être son inséparable montre à gousset. Fallait-il donc que sa charge d’intendant fûtimportantepourqu’ileûtsaplaceici…OphéliereconnutArchibaldàsonvieuxhaut-de-forme,justeà côté de lui ; il observait ses ongles d’un air oisif.Les deux hommes s’ignoraient avec une telleostentation,sansmêmefairesemblantdes’intéresseràlapièce,qu’Ophélieneputretenirunsoupirexcédé.Ilsnedonnaientvraimentpasl’exemple.D’un glissement de jumelles, elle fit défiler toute une rangée de femmes endiamantées –
probablement des favorites – avant de découvrir un géant vêtu d’un élégantmanteau de fourrure.Ophélieécarquillalesyeux.C’étaitdonclui,cetespritdefamilleautourduquelgravitaienttouscesnobles, toutescescastes, toutescesfemmes?LuiàquiBerenildevouaitunepassionéperdue?Luipourquil’ons’assassinaitàtourdebras?L’imaginationbouillonnanted’Ophélieenavaitfaçonnéaufil des semaines un portrait contradictoire, tour à tour glacial et brûlant, doux et cruel, superbe eteffrayant.Apathique.C’est lepremiermotqui lui traversa l’espritendécouvrantcegrandcorpsavachisurson trône.
Farouk se tenait assis à la façon des enfants qui s’ennuient, juste au bord du siège, coudes sur lesaccotoirs,dosvoûté jusqu’à labosse. Il avait juché sonmenton sur sonpoingpour l’empêcherdechavirerenavant;letuyaud’unnarguiléétaitenrouléautourdesonautremain.Ophéliel’auraitbelet bien cru endormi si elle n’avait intercepté, dans l’entrebâillement des paupières, l’étincelle d’unregardmorne.Malgré les jumelles, elle distinguait mal le détail de sa physionomie. Peut-être aurait-ce été
possiblesiFaroukavaitprésentédestraitspuissants,descontrastesforts,maisilpossédaitlapuretédumarbre.Ophéliecomprit,enlevoyant,pourquoisesdescendantsétaienttoussipâlesdepeauetdecheveux.Safigureimberbe,oùl’ondevinaitàpeinel’arcadedessourcils,l’arêtedunez,leplidelabouche,semblaitfaitedenacre.Faroukétaitparfaitementlisse,sansombres,sansaspérités.Salonguenatteblancheétaittorsadéeautourdesoncorpscommeuneétrangerivièredeglace.Ilparaissaitàlafoisvieuxcommelemondeetjeunecommeundieu.Sansdouteétait-ilbeau,maisOphélieletrouvaittropdépourvudechaleurhumainepours’enémouvoir.Elle surpritenfinunmouvementd’intérêtdans toutecette torpeur lorsque les sœursd’Archibald
apparurent sur scène. Farouk mâchouilla le bec de son narguilé, puis, avec la lenteur suave duserpent,iltournalatêteverssesfavorites.Lerestedesoncorpsn’avaitpasbougé,tantetsibienquesoncoufinitparadopterunangleimpossible.Ophélievitleslèvresdesonprofilremuerettouteslesfavorites, pâles de jalousie, firent passer le message de bouche à oreille jusqu’à Archibald. Lecomplimentnedevaitpasêtreàsongoût,carOphélielevitseleverdesonsiègeetquitterlebalcon.Thorn,quantàlui,n’avaitpaslâchésamontredesyeux;ilavaithâtederegagnersonIntendanceet
n’enfaisaitaucunmystère.Lamarqued’intérêtqueFaroukavaitmanifestéepourlessœursdel’ambassadeursepropageades
balconsauparterre.Tous lesnobles,qui avaientboudé le spectacle jusqu’àcet instant, semirent à
applaudirchaleureusement.Cequel’espritdefamilleapprouvait,toutesacourl’approuvait.Ophélierefermalespendillonsetreposalechapeaudegondoliersursatête.Ellepourraitrendre
sesjumellesàBerenilde,elleavaitbienapprissaleçon.Dans les coulisses, des admirateurs se pressaient déjà pour déclarer leur flamme aux sœurs
d’Archibald.Aucund’euxn’accordaun seul regard àBerenilde, dresséedans sagondole sur railscommeunereinesolitaire.QuandOphéliemontaàl’arrièrepours’installeràlaplacedurameur,ellel’entenditmurmureràtraverssonsourire:–Profitezdecesmiettesdegloire,mesmignonnes,ellesserontéphémères.Ophélie pencha l’aile ample de son chapeau sur son visage. Berenilde lui donnait parfois froid
dansledos.Au loin, les violons et les harpes de l’orchestre annoncèrent l’entrée d’Isolde. Le mécanisme
propulsaendouceurlagondolesurlesrails.Ophélieprituneinspirationpoursedonnerducourage.Elleallaitdevoirtenirsonrôlederameurtoutaulongdupremieracte.Lorsque l’embarcation s’engagea sur le plateau de la scène,Ophélie contempla sesmains vides
avecincrédulité.Elleavaitoubliésaramedanslaloge.ElleposaunregardaffolésurBerenilde,espérantd’elle lemiraclequi lessauveraitduridicule,
maislacantatriceserengorgeaitdéjà,éblouissantesouslesfeuxdelarampe.Ophéliedutserésoudreàimproviser,netrouvantriendemieuxàfairequemimerlagestuelledurameursanssonprécieuxaccessoire.Ellen’auraitprobablementjamaisattiré l’attentionsiellenes’était tenuedebouthautperchée,au
bordde lagondole.Mortifiée,elle semordit la lèvrequanddeséclatsde rire jaillirentde la salle,brisantBerenildedanssonélanalorsqu’elleentonnait:«Nuitd’amour,danslacitéduciel,ànulleautrepareille…»Interdite,aveugléeparl’éclairagedelascène,Berenildeeutplusieursrespirationssuffoquées avant de comprendre que ce n’était pas d’elle qu’on se moquait, mais de son rameur.Derrièreelle,Ophélies’efforçadegardersacontenance,sedéhanchantensilenceaugréd’unerameinvisible.C’étaitcelaouresterbêtementlesbrasballants.Berenildeserecomposaalorsunsouriredetoute beauté qui coupa court aux railleries et reprit son chant comme si elle n’avait pas étéinterrompue.Ophélie l’admira sincèrement. En ce qui la concernait, il lui fallut beaucoup de coups de rame
imaginaires avantde cesserde fixer ses souliers.Tandisqu’autourd’elle se chantaient l’amour, lahaineetlavengeance,Ophélieavaitdeplusenplusmalauxcôtes.Elleessayadeseconcentrersurl’illusionde l’eauqui s’écoulait sans finaumilieudesmaisonsencartonetdesponts improvisés,maiscespectacleneluichangeapaslongtempslesidées.Abritéesoussonchapeau,elle risquaalorsuncoupd’œilcurieuxvers lebalcond’honneur.Sur
sontrône,Farouks’étaitmétamorphosé.Sesyeuxbrillaientcommedesflammes.Sonvisagedecirefondaitàvued’œil.Cen’étaientnil’intriguedel’opéranilabeautéduchantquiluifaisaientceteffet,mais Berenilde et Berenilde seule. Ophélie comprenait maintenant pourquoi elle avait tant tenu àreparaître devant lui. Elle était parfaitement consciente de l’emprise qu’elle exerçait sur lui. Ellemaîtrisaitàlaperfectionlasciencedelasensualité,cellequisaitattiserlesbraisesdudésirparleseullangageducorps.Voir ce colossedemarbre se liquéfier à lavuede cette femmeétait un spectacle troublantpour
Ophélie.Ellenes’étaitjamaissentiesiétrangèreàleurmondequ’àcetinstant.LapassionquilesliaitétaitsansdoutelachoselaplusvraieetlaplussincèreàlaquelleelleassistaitdepuissonarrivéeauPôle ;mais cette vérité-là, Ophélie n’en ferait jamais l’expérience. Plus elle les observait, l’un etl’autre,pluselleenétaitconvaincue.EllepourraitfairedeseffortspoursemontrerplusindulgenteenversThorn,ceneseraitjamaisdel’amour.S’enrendait-ilcompte,luiaussi?Si elle n’avait pas oublié sa rame,Ophélie l’aurait probablement lâchée de surprise. Elle venait
seulementderemarquerleregardacéréqueThornappuyaitsurelledubalcond’honneur.Considéréd’unautrepointdelascène,nuln’auraitpusaisircettenuancedansl’angledesonregardetdouter,enconséquence,qu’ilnefûttoutentieràsatante.Cependant,delàoùOphéliesetenait,àl’extrémitédesagondole,ellevoyaitbienquec’étaitMimequ’ilfixaitdelasorte,sanslemoindreembarras.«Non,pensaalorsOphélieavecunetorsiondeventre.Ilnes’enrendpascompte.Ilattenddemoi
quelquechosequejesuisincapabledeluioffrir.»Comme l’acte touchait à sa fin, un nouvel incident la ramena aux réalités immédiates. La tante
Roseline, censée apporter le philtre d’amour à Isolde, ne fit jamais son apparition sur scène. Unsilence gêné tomba parmi les chanteurs et Berenilde elle-même resta sans voix durant un longmoment.Cefutunfigurantquilasortitd’embarrasenluiremettantunecoupeàlaplacedelafiole.Dèslors,OphélienepensaplusniàThorn,niàFarouk,niàl’Opéra,niàlachasse,niàsacôte.
Ellevoulaitvoirsisa tanteallaitbien,riend’autren’avaitplusd’importanceàsesyeux.Quandlesrideauxtombèrentpourl’entracte,aumilieudesapplaudissementsetdesbravos,elledescenditdelagondolesansunregardpourBerenilde.Detoutefaçon,ellen’auraitplusbesoind’ellepourl’acteII.Ophélie fut soulagée de trouver la tanteRoseline dans la loge, à l’endroit précis où elle l’avait
laissée.Assisesursachaise,trèsdroite,safioleentrelesmains,ellenesemblaittoutsimplementpasavoirréaliséquel’heureavaittourné.Ophélieluisecouadoucementl’épaule.–Nousn’yarriveronspassinousbougeonssanscesse,déclaralatanteRoselined’untonpincé,le
regardperdudanslevague.Pourréussirunephotographie,ilfauttenirlapose.Délirait-elle?Ophélieappuyaunemainsursonfront,maisilsemblaitd’unetempératurenormale.
Celanel’inquiétaquedavantage.Déjàtoutàl’heure,latanteRoselinesecomportaitétrangement.Detouteévidence,quelquechosenetournaitpasrond.Ophélievérifiaqu’ellesétaientseulesdanslaloge,puiselles’autorisaàparlerduboutdeslèvres:–Vousnevoussentezpasbien?LatanteRoselinebalayal’aircommesiunemoucheluitournaitautour,maiselleneréponditpas.
Ellesemblaitcomplètementperduedanssespensées.–Matante?l’appelaOphélie,deplusenplusinquiète.–Tusaispertinemmentceque j’enpensede ta tante,monpauvreGeorges,marmonnaRoseline.
C’estuneanalphabètequisesertdeseslivrescommecombustible.Jerefusedefréquenterquelqu’unquirespecteaussipeulepapier.Ophélielaconsidéraavecdegrandsyeuxébahis.L’oncleGeorgesétaitmortilyavaitdecelaune
vingtained’années.LatanteRoselinen’étaitpasperduedanssespensées;elleétaitperduedanssessouvenirs.–Marraine,l’imploraOphéliedansunmurmure.Toutdemême,vousmereconnaissez?Latanteneluiaccordaaucunregard,àcroirequ’Ophélieétaitfaiteenverre.Celle-cifutenvahie
parunincontrôlablesentimentdeculpabilité.Ellenesavaitnipourquoinicomment,maiselleavaitconfusément l’impressionquecequiarrivaità la tanteRoselineétaitsafaute.Elleavaitpeur.Peut-êtren’était-cerien,justeunégarementpassager,maisunepetitevoixenelleluisoufflaitquec’étaitbienplusgravequecela.EllesallaientavoirbesoindeBerenilde.Avecdesgestesprécautionneux,Ophélieôtalafioledesmainscrispéesdesatante,puiselleresta
assiseauprèsd’elletoutletempsquedurèrentl’acteIIetl’acteIII.Cefutuneattenteinterminable,quela tanteRoselineponctuadephrases sansqueueni tête, sans jamaisvouloir refaire surface.C’étaitintolérabledelavoirassisesurcettechaise,leregardailleurs,àlafoisprocheetinaccessible.–Je reviens,chuchotaOphéliequand lesapplaudissements firentvibrer leplafondde la loge.Je
vaischercherBerenilde,ellesauraquoifaire.
–Tun’asqu’àouvrirtonparapluie,réponditlatanteRoseline.Ophélieremontal’escalierquimenaitauxcoulissesaussirapidementqueleluipermettaitsacôte.
Àforcederemuer,ladouleurl’empêchaitpresquederespirer.Ellesefaufilaàtraverslesfigurantsquisemassaientsurscènepoureffectuerleursalut.Lestonnerresd’applaudissementspropageaientdestremblementssoussespieds.Desbouquetsderosesétaientjetéspardizainessurlesplanches.OphéliesaisitmieuxlaraisondetousceshonneursquandellevitBerenildeentrainderecevoirun
baisemain de Farouk. L’esprit de famille était venu sur scène en personne pour lui exprimerpubliquement son admiration. Berenilde était en état de grâce : radieuse, épuisée, superbe etvictorieuse.Cesoir,grâceàsaprestation,ellevenaitdereconquérirsontitredefavoriteparmi lesfavorites.Lecœurbattant,OphélienepouvaitdétachersesyeuxdeFarouk.Vudeprès,cemagnifiquegéant
blancétaitbeaucoupplusimpressionnant.Cen’étaitpasétonnantqu’ilfûtprispourundieuvivant.Leregardqu’ilposaitsurBerenilde,palpitanted’émotion,luisaitavecunéclatpossessif.Ophélie
putliresurseslèvresleseulmotqu’ilprononça:–Venez.Il enroula ses doigts immenses sur l’arrondi délicat de son épaule et, lentement, lentement, ils
descendirent lesmarchesde la scène.La fouledesnobles se referma sur leurpassagecommeunelamedéferlante.Ophéliesutqu’ellenepouvaitpascomptersurBerenildecesoir.ElledevaittrouverThorn.
Lagare
Ophélieselaissaentraînerparlemouvementderefluxdesspectateursverslessortiesdelasalle.Alors qu’elle descendait avec eux le grand escalier d’honneur, elle se fitmarcher sur les pieds aumoinscinqfois.TouslesspectateursfurentinvitésàserendreausalonduSoleil,oùsedonnaitunegranderéception.Desbuffetsavaientétédressésetdesdomestiquesenlivréejaunepromenaientleursplateauxd’unnobleàl’autrepourservirdesboissonssucrées.Unvaletdésœuvréattirerait l’attention.Ophéliepritunecoupedechampagneet traversalafoule
d’un petit pas pressé, comme le ferait un serviteur soucieux de désaltérer sonmaître au plus vite.Partoutautourd’elle,oncommentaitlaprestationdeBerenilde,sonmezzotropample,sesaigustropserrés, son essoufflement en finde représentation.ÀprésentqueFaroukétait loin, les critiques sefaisaient plus mordantes. Les favorites endiamantées, délaissées, s’étaient réunies à côté despâtisseries;quandOphéliepassaprèsd’elles,iln’étaitdéjàplusquestiondecritiquemusicale,maisdemaquillageraté,deprisedepoidsetdebeautévieillie.C’étaitleprixàpayerpourêtreaiméedeFarouk.OphéliecraignituninstantqueThornnesefûtdéjàréfugiédanssonintendance,maisellefinitpar
l’apercevoir. Ce n’était pas difficile : sa figuremaussade et balafrée, plantée sur son grand corpsd’échalas, dominait toute l’assistance. Taciturne, il aurait visiblement souhaité qu’on le laissâttranquille, mais on ne voyait que lui ; des hommes en redingote affluaient sans cesse dans sadirection.–Cetimpôtsurlesportesetfenêtresestunnon-sens!–Quatorzelettresquejevousaiadressées,monsieurl’intendant,etaucuneréponseàcejour!–Lesgarde-mangerviennentàsevider.Desministresquiseserrentlaceinture,oùvalemonde?–Ilestdevotredevoirdenouséviterlafamine.Cettegrandechasseaintérêtàêtrebonne,sinon
vousentendrezparlerdenousauprochainConseil!OphéliesefrayauncheminentretouscesfonctionnairesbedonnantspouratteindreThorn.Ilneput
retenirunsourcillementétonnéquandellehissaversluisacoupedechampagne.ElleessayadecollersurlevisagedeMimeuneexpressioninsistante.Allait-ilcomprendrequ’ellesollicitaitsonaide?– Prenez rendez-vous avec mon secrétaire, déclara Thorn à tous ces messieurs d’un ton
catégorique.Sacoupedechampagneàlamain,illeurtournaledos.Iln’eutpasungeste,pasunregardpour
Ophélie, mais elle lui emboîta le pas en toute confiance. Il allait la conduire en lieu sûr, elle luiparleraitdelatanteRoseline,ilstrouveraientunesolution.Cesoulagementfutdecourtedurée.Ungrandgaillardappliquauneclaqueretentissantesurledos
deThorn,quidéversasacoupedechampagnesurlecarrelage.–Cherpetitfrère!C’étaitGodefroy, l’autreneveudeBerenilde.Augranddépitd’Ophélie, iln’étaitpasvenuseul ;
Freyjasetenaitàsonbras.Soussajolietoquedefourrure,elledécortiquaitThorndesyeuxcommes’il s’agissait d’une aberration de la nature. L’intéressé se contenta de sortir un mouchoir pourépongerlechampagnesursonuniforme;ilneparaissaitpasparticulièrementémudevoirsafamille.Il y eut un silence pesant, souligné par le bourdonnement des conversations et la musique de
chambre.Godefroylefitvolerenéclatsd’unriremagistral.
– De grâce, vous n’allez pas encore vous bouder ! Cinq ans que nous ne nous sommes pasretrouvéstouslestrois!–Quinze,ditFreyja,glaciale.–Seize,rectifiaThornavecsarigiditéhabituelle.–Assurément,letempspasse!soupiraGodefroysanssedépartirdesonsourire.Postée en retrait, Ophélie avait du mal à s’empêcher de dévisager le beau chasseur. Godefroy
captivaitl’œilavecsesmâchoirespuissantesetseslongscheveuxdorés.Danssabouche,l’accentduNordprenaitunesonoritérieuse.Ilsemblaitaussiàl’aisedanssachairsoupleetmuscléequeThornétaitàl’étroitdanssongrandcorpsosseux.–TanteBerenilden’a-t-ellepasétéextraordinaire,cesoir?Elleafaithonneurànotrefamille!–Nous en reparlerons demain,Godefroy, persifla Freyja.Notre tante devrait garder ses forces
plutôtquedes’épuiserenroucoulades.Unaccidentdechasseestvitearrivé.Thornlançasursasœursonregarddefaucon.Ilneprononçaaucunmot,maisOphélien’auraitpas
aimésetrouverdevantluiàcetinstant.Freyjaluisouritd’unairféroce,brandissantsonnezenépinecommeundéfi.–Toutcelaneteconcernepas.Tun’aspasledroitdetejoindreànous, tout intendantquetues.
N’est-cepasmerveilleusementironique?Elle se décrocha du bras de son frère et souleva sa robe de fourrure pour éviter la flaque de
champagne.–Jefaislevœudenejamaisterevoir,dit-elleenguised’adieu.Thorn serra les mâchoires mais n’émit aucun commentaire. Ophélie fut tellement saisie par la
duretédecesparolesqu’elleneserenditpastoutdesuitecomptequ’ellegênaitlepassagedeFreyja.Ellefitunpasdecôté,maiscepetitcontretempsneluifutpaspardonné.UnvaletavaitfaitattendreFreyjaetFreyjan’attendaitpas.ElleabaissasurMimeun regardméprisant,deceuxqu’on réserveauxinsectesrampants.Ophélieportavivementlamainàsajoue.Unedouleurfulgurantevenaitdeluitraverserlapeau,
commesiunchatinvisiblel’avaitgrifféeenpleinvisage.SiThornremarqual’incident,iln’enlaissarienparaître.Freyjaseperditdanslafoule,laissantderrièreelleunmalaisequeGodefroylui-mêmeneparvint
pasàdissiper.–Ellen’étaitpasaussidésagréablequandnousétionspetits,dit-ilensecouantlatête.Êtremèrene
luiréussitguère.DepuisnotrearrivéeàlaCitacielle,ellen’apascessédenousrailler,mafemmeetmoi.Sansdoutelesais-tu,maisIrinaaencorefaitunefaussecouche.–Jem’enmoqueéperdument.LetondeThornn’étaitpasparticulièrementhostile,maisilnemâchaitpassesmots.Godefroyne
parutpasoffensélemoinsdumonde.– C’est vrai que tu dois penser à ton ménage, maintenant ! s’exclamat-il en lui assenant une
nouvelleclaquedansledos.Jeplainslafemmequiverratasinistrefigurechaquematin.–Unesinistrefigurequetuasdécoréeàtafaçon,rappelaThornd’unevoixplate.Hilare,Godefroyfitglisserundoigtentraversdesonsourcil,commes’ilredessinaitlacicatrice
deThornsursonproprevisage.–Jeluiaidonnéducaractère,tudevraismeremercier.Aprèstout,tul’asgardé,tonœil.Massantsa joueenfeu,Ophélievenaitdeperdresesdernières illusions.Le jovial, lechaleureux
Godefroyn’étaitqu’unebrutecynique.Quandellelevits’éloignerenrianthautetfort,elleespéranepluscroiseraucunDragondesavie.Cettebelle-familleétaithorrible,cequ’elleenavaitvuluiavaitsuffi.–Lehalldel’Opéra,ditsimplementThornentournantlestalons.
Dans legrandvestibule, l’atmosphèreétaitplus respirable,mais ilyavaitencore tropdemondepourqu’Ophéliepûts’exprimeràvoixhaute.EllepensaitàlatanteRoseline,touteseuledanslalogedes artistes. Elle suivit Thorn, qui marchait à longues enjambées devant elle, espérant qu’il nel’emmèneraitpastroploin.Ilpassaderrièrelecomptoirdelabilletterieetentradanslesvestiaires.Là,iln’yavaitpasunchat.
Ophélie trouva l’endroit idéal, aussi fut-elle déconcertée de voir que Thorn ne s’arrêta pas pourautant.Ils’avançaentrelesrangéesdeplacards,sedirigeantdroitversceluiquiportaitlamention«intendant ».Souhaitait-il récupérer unmanteau ? Il sortit un trousseaude clefs de sonuniforme etentral’uned’elles,toutedorée,danslaserrureduplacard.Quand il ouvrit la porte, Ophélie ne vit ni cintres ni manteaux, mais une petite salle. D’un
mouvement du menton, Thorn l’invita à entrer, puis il ferma à clef derrière eux. La salle étaitcirculaire,àpeinechauffée,dépourvuedemobilier ; en revanche,ellepossédaitdesportespeintesdanstouteslescouleurs.UneRosedesVents.Sansdouteauraient-ilspuparlerici,maislelieuétaitexiguetThornentraitdéjàsaclefdansunenouvelleserrure.–Jenedoispastropm’éloigner,murmuraOphélie.–C’estl’affairedequelquesportes,ditThornd’untonformel.IlstraversèrentunesériedeRosesdesVentsquifinitpardébouchersurdesténèbresglaciales.Le
soufflecoupéparlefroid,Ophélietoussadesnuagesdebuée.Quandenfinelleinspira,sespoumonssemblèrentsepétrifierdanssapoitrine.Sa livréedevaletn’étaitpasconçuepourdes températurespareilles. Elle ne voyait plus de Thorn qu’une ombre squelettique qui progressait à tâtons. Parendroits,sonuniformenoirsefondaitsibiendansl’obscuritéqu’Ophéliedevinaitsesmouvementsauxgrincementsd’unplancher.–Nebougezpas,jevaisallumer.Ellepatienta,secouéedetremblements.Uneflammegrésilla.Ophéliedistinguad’abordleprofilde
Thorn,avecsonfrontbas,songrandnezabruptetsescheveuxpâlespeignésversl’arrière.Iltournala cheville d’une lampe à gaz murale, allongeant la flamme, et la lumière repoussa les ténèbres.Ophéliepromenaunregardéberluéautourd’elle. Ils se trouvaientdansunesalled’attentedont lesbancs avaient complètementgivré. Il y avait aussi desguichetsbordésde stalactites, des chariots àbagagesrouillésetuncadrand’horlogequinedonnaitplusl’heuredepuislongtemps.–Unegaredésaffectée?– Seulement en hiver, maugréa Thorn dans un nuage de buée. La neige recouvre les rails et
empêchelacirculationdestrainspendantlamoitiédel’année.Ophélies’approchad’unefenêtre,maislescarreauxétaienthérissésdegivre.S’ilyavaitunquaiet
desvoiesdanslanuit,ellen’envoyaitrien.–NousavonsquittélaCitacielle?Articulerchaquemotétaituneépreuve.Ophélien’avaitjamaiseuaussifroiddesavie.Thorn,lui,
neparaissaitabsolumentpasincommodé.Cethommeavaitdelaglacedanslesveines.–J’aipenséquenousneserionspasdérangésici.Ophélie eut un coup d’œil pour la porte qu’ils avaient empruntée. Elle aussi étaitmarqué de la
mention«intendant».Thornl’avaitrefermée,maisc’étaitrassurantdelasavoiràportéedemain.–Vouspouvezvoyagerpartoutavecvotre trousseaudeclefs?demandaOphélieenclaquantdes
dents.Dansunrecoindelasalled’attente,Thorns’affairadevantlepoêleenfonte.Illeremplitdepapier
journal,grattaunepremièreallumette,attenditdevoirsiletuyautiraitbien,remitdujournal,jetaunesecondeallumette,attisalefeu.Iln’avaitpasaccordéunseulregardàOphéliedepuisqu’elleluiavaitdonnésacoupedechampagne.Était-cesonapparencemasculinequilemettaitmalàl’aise?–Seulementlesétablissementspublicsetleslocauxadministratifs,répondit-ilenfin.
Ophélies’approchadupoêleetoffritsesmainsgantéesàlachaleur.L’odeurdevieuxpapierbrûléétait délicieuse. Thorn demeura assis sur ses talons, les yeux plongés dans le feu, le visage pleind’ombreetdelumière.Pourunefoisqu’Ophélieétaitlaplusgrandedesdeux,ellen’allaitpass’enplaindre.–Vousvouliezmeparler,marmonna-t-il.Jevousécoute.– J’ai dû laisserma tante seule à l’Opéra.Elle se comporte curieusement, ce soir. Elle ressasse
d’ancienssouvenirsetnesemblepasvraimentm’entendrequandjeluiparle.Pourlapeine,Thorndécochaunregardd’acierpar-dessussonépaule.Sonsourcilblond,scindé
endeuxparsabalafre,s’étaitarquédesurprise.–C’estcequevousvouliezmedire?demanda-t-il,incrédule.Ophéliefronçalenez.–Sonétatestréellementpréoccupant.Jevousassurequ’ellen’estpaselle-même.–Vin,opium,maldupays,énuméraThornentresesdents.Çaluipassera.Ophélie aurait voulu lui rétorquer que la tante Roseline était une femme trop solide pour ces
faiblesses-là,maislepoêlerefluadelafuméeetunviolentéternuementluidéchiralescôtes.–Moiaussi,j’avaisàvousparler,annonçaThorn.Toujours accroupi, il avait replongé ses yeuxdans les vitres rougeoyantes du poêle.Ophélie se
sentitterriblementdéçue.Iln’avaitpasprissescraintesausérieux,classantl’affairecommeilauraitnégligemmentreferméundossiersursonbureau.Ellen’avaitpastellementenviedel’écouteràsontour. Elle regarda autour d’elle les bancs gelés, l’horloge arrêtée, le volet fermé du guichet, lescarreauxblancsdeneige.Elleavaitl’impressiond’avoirfaitunpashorsdutemps,desetrouvertouteseuleaveccethommedansunreplid’éternité.Etellen’étaitpastrèssûred’aimercela.–Empêchezmatanted’alleràlachassededemain.Ophéliedevaitadmettrequ’ellenes’étaitpasattendueàcettedéclaration-là.–Ellesemblaittrèsdéterminéeàenêtre,objecta-t-elle.–C’est une folie, crachaThorn.Toute cette tradition est une folie.LesBêtes affamées sortent à
peinedeleurhibernation.Chaqueannée,nousperdonsdeschasseurs.Sonprofil,figédecontrariété,étaitencoreplustranchantquedecoutume.–Etpuis,jen’aipasappréciélesous-entendudeFreyja,poursuivit-il.LesDragonsnevoientpasla
grossessedematanted’untrèsbonœil.Elledevienttropindépendanteàleurgoût.Ophéliefrissonnadetoutsoncorps,etcen’étaitplusseulementdefroid.–Croyez-moi,jen’aimoi-mêmeaucuneenvied’assisteràcettechasse,dit-elleensemassantles
côtes.Jenevoismalheureusementpascommentjepourraism’opposeràlavolontéd’uneBerenilde.–Àvousdetrouverlesbonsarguments.Ophélieprit le tempsde réfléchir à laquestion.Elle auraitpuenvouloir àThornde se soucier
davantagedesatanteàluiplutôtquedesatanteàelle,maisàquoicelaaurait-ilservi?Etpuis,ellepartageaitsonpressentiment.S’ilsnefaisaientrien,toutecettehistoirefiniraitparmaltourner.EllelaissatombersonregardsurThorn.Ilsetenaitaccroupiàunpasd’elle,entièrementconcentré
surlepoêledelagare.Elleneputs’empêcherdesuivredesyeuxlalongueestafiladequiluibarraitlamoitiéduvisage.Unefamillequivousinfligecelan’estpasunevraiefamille.–Vousnem’avezjamaisparlédevotremère,murmuraOphélie.–Parcequejen’aiaucuneenvied’enparler,réponditaussitôtThornd’untonsec.Ophéliesedoutaitqu’ils’agissaitlàd’untabou.LepèredeThornavaitcommisl’adultèreavecla
fille d’un autre clan.SiBerenilde avait pris leur enfant sous sa coupe, c’était probablement que lamèren’envoulaitpas.–Celameconcerneunpeupourtant,ditdoucementOphélie. J’ignore toutdecette femme, jene
saismêmepassielleestencoreenvie.Votretantem’aseulementapprisquesafamilleétaittombée
endisgrâce.Nevousmanque-t-ellepas?ajouta-t-elled’unepetitevoix.LegrandfrontdeThornseplissa.–Nivousnimoinelaconnaîtronsjamais.Iln’yariend’autrequevousayezbesoindesavoir.Ophélie n’insista pas.Thorndut prendre son silencepourde la vexation, car il lui jeta un coup
d’œilnerveuxpar-dessussonépaule.–Jem’exprimemal,mâchonna-t-ild’untonbourru.C’estàcausedecettechasse…Lavérité,c’est
quejem’inquiètemoinspourmatantequepourvous.Il avaitprisOphéliedecourt.La têtecreuse, ellene sut tropquoi lui répondre, secontentantde
tendresottementsesmainsverslepoêle.Thornl’observaitmaintenantaveclafixitéd’unoiseaudeproie.Songrandcorpsramassésurlui-même,ilparuthésiter,puisildépliamaladroitementunbrasversOphélie.Illuisaisitlepoignetavantqu’elleeûtletempsderéagir.–Vousavezdusangsurvotremain,dit-il.Hébétée,Ophéliecontemplasongantdeliseuse.Illuifallutplusieursbattementsdepaupièresavant
decomprendrecequecesangfaisaitlà.Ellesedégantaetpalpasajoue.Ellesentitsoussesdoigtslescontoursd’uneplaieàvif.Thornnel’avaitpasremarquéeàcausedelalivréedeMime;cetteillusionabsorbaittout–taches,lunettes,grainsdebeauté–sousunepeauparfaitementneutre.–C’estvotresœur,ditOphélieenremettantsongant.Ellen’yestpasalléedemainmorte.Thorndéployaseslonguesjambesd’échassieretredevintdéraisonnablementgrand.Toussestraits
s’étaientcontractéscommedeslamesderasoir.–Ellevousaattaquée?–Toutàl’heure,àlaréception.Jeneluiaipaslibérélepassageassezvite.Thornétaitdevenuaussiblêmequesescicatrices.–Jenesavaispas.Jenem’ensuispasrenducompte…Ilavaitsoufflécesmotsd’unevoixàpeineaudible,presquehumiliée,commes’ilavaitfailliàson
devoir.–Cen’estrien,assuraOphélie.–Montrez-moi.Ophéliesentit toussesmembressecrispersoussa livréedevalet.Sedéshabillerdanscettesalle
d’attenteglaciale,justesouslegrandnezdeThornétaitladernièrechosedontelleavaitenvie.–Jevousdisquecen’estrien.–Laissez-moienjuger.–Cen’estpasàvousd’enjuger!ThornconsidéraOphélieavecstupeur,maisellefut laplusétonnéedesdeux.C’était lapremière
foisdesaviequ’ellehaussaitainsileton.–Etquidonc,sinonmoi?demandaThornd’unevoixtendue.Ophélie savait qu’elle l’avait froissé. Sa question était légitime ; un jour, cet homme serait son
mari.Ophélieinspiraprofondémentpourapaiserlestremblementsdesesmains.Elleavaitfroid,elleavaitmalet,surtout,elleavaitpeur.Peurdecequ’elles’apprêtaitàdire.– Écoutez, murmura-t-elle. Je vous suis reconnaissante de vouloir veiller sur moi et je vous
remerciepourlesoutienquevousm’avezapporté.Ilyatoutefoisunechosequevousdevezsavoiràmonsujet.OphéliesefitviolencepournepassedéroberauxyeuxperçantsdeThorn,deuxtêtesplushaut.–Jenevousaimepas.Thorn demeura les bras ballants pendant de longues secondes. Il était absolument inexpressif.
Quand enfin il se remit enmouvement, ce fut pour tirer sur la chaîne de samontre, à croire quel’heureavaitsoudainprisuneextrêmeimportance.Ophélien’éprouvaaucunplaisirà levoirainsi,figécontresoncadran,leslèvrestiréesenunpliindéfinissable.
–Est-ceàcausedequelquechosequejevousauraisdit…ouquejenevousauraispasdit?Thorn avait demandé cela avec raideur, sans détacher ses yeux de sa montre. Ophélie s’était
rarementsentieaussimalaufonddesessouliers.–Cen’estpasvotrefaute,souffla-t-elledansunfiletdevoix.Jevousépouseparcequ’onnem’a
paslaisséd’autrechoix,maisjeneressensrienpourvous.Jenepartageraipasvotrelit,jenevousdonneraipasd’enfants.Jesuisdésolée,chuchota-t-elleencoreplusbas,votretanten’apaschoisilabonnepersonnepourvous.EllesursautaquandlesdoigtsdeThornrefermèrent lecouvercledesamontre.Ilpliasongrand
corps sur un banc que la chaleur du poêle avait commencé à dégivrer. Sa figure, pâle et creusée,n’avaitjamaisétéaussivided’émotions.–Jesuisdésormaisendroitdevousrépudier.Enavez-vousconscience?Ophélieacquiesçaaveclenteur.Parcetaveu,elleavaitremisenquestionlesclausesofficiellesdu
contratconjugal.Thornpouvaitladénonceretsechoisiruneautrefemmeentoutelégitimité.QuantàOphélie,elleseraitdéshonoréeàvie.–Jevoulaisvousparlerentoutehonnêteté,balbutia-t-elle.Jeseraisindignedevotreconfiancesije
vousmentaissurcepoint.Thornfixasesmains,appuyéesl’uneàl’autre,doigtscontredoigts.–Danscecas,jeferaicommesijen’avaisrienentendu.–Thorn,soupiraOphélie,vousn’êtespasobligé…–Biensûrquejelesuis,lacoupa-t-ild’untoncassant.Avez-vouslamoindreidéedusortqu’on
réserveauxparjures,ici?Croyez-vousqu’ilvoussuffitdeprésenterdesexcusesàmoietàmatante,puisderentrerchezvous?Vousn’êtespassurAnima.Geléejusqu’auxos,Ophélien’osaitplusbouger,plusrespirer.Thornobservaunlongsilence,le
dos voûté, puis il redressa son interminable colonne vertébrale pour la regarder en face.Ophélien’avaitjamaisétéaussiimpressionnéeparcesdeuxyeuxd’épervierqu’encetinstant.–Cequevousvenezdemedire,nelerépétezàpersonnesivoustenezàvotrepeau.Nousallons
nousmariercommeconvenu,etaprès,mafoi,çaneregarderaquenous.QuandThornseleva,toutessesarticulationscraquèrentàl’unisson.–Vousnevoulezpasdemoi?N’enparlonsplus.Vousnesouhaitezpasdemarmots?Parfait,jeles
déteste.Onjaserafermedansnotredosetpuistantpis.Ophélieétaitabasourdie.Thornvenaitd’acceptersesconditions,sihumiliantesfussent-elles,pour
luisauverlavie.Ellesesentittellementcoupabledenepasrépondreàsessentimentsqu’elleenavaitlagorgenouée.–Jesuisdésolée…,répéta-t-ellepiteusement.Thornabaissaalorssurelleunregardmétalliquequiluidonnal’impressionqu’onluiplantaitdes
clousdanslevisage.–Ne vous excusez pas trop vite, dit-il avec un accent encore plus dur qu’à l’accoutumée.Vous
regretterezbienasseztôtdem’avoircommemari.
Lesillusions
AprèsavoirramenéOphélieauvestiairedel’Opéra,Thorns’enfutsansunregardenarrière.Ilsn’avaientpluséchangéunmot,nil’unnil’autre.Ophélie eut l’impression demarcher comme dans un rêve tandis qu’elle avançait, seule, sur le
parquet scintillant du grand hall. Les lustres brillant de mille feux l’agressaient. Elle retrouval’escalierd’honneur,désertcettefois,puisl’entréedesartistessituéeunevoléedemarchesplusbas.À part quelques veilleuses, toutes les lumières étaient éteintes. Il n’y avait plus personne, nimachinistesni figurants.Ophéliese tint immobiledans lecouloir,aumilieudesélémentsdedécorabandonnésdansl’ombre,iciunnavireencarton-pâte,làdefaussescolonnesenmarbre.Elleécoutaitlesiffletdouloureuxdesarespiration.«Jenevousaimepas.»Elle l’avait dit.Ellen’aurait pas cruquedesmots aussi simplespouvaient autant donnermal au
ventre.Illuisemblaitquesacôteluibroyaittoutl’intérieurducorps.Ophélie se perdit un moment dans les couloirs mal éclairés, échouant tantôt sur la salle des
machines, tantôt sur les toilettes, avant de retrouver la loge des cantatrices. La tanteRoseline étaitrestéeplongéedanslenoir,assisesursachaise,leregarddanslevague,pareilleàunemarionnettedontonauraitcoupélesfils.Ophélietournaleboutondelalumièreets’approchad’elle.–Matante?luichuchota-t-elleàl’oreille.LatanteRoselineneréponditpas.Sesmainsseuless’animaient,déchirantunepartitionmusicale,
puis la ressoudant d’un glissé de doigts, la déchirant encore, la ressoudant encore. Peut-être secroyait-elledanssonvieilatelierderestauration?Ilnefallaitpasquequelqu’unassistâtàcela.Ophélieremontaseslunettessursonnez;elleallaitdevoirsedébrouillerseulepouremmenerla
tanteRoselineenlieusûr.Avecdesgestesdélicats,essayantdenepaslabrusquer,elleluiconfisquasapartition,puisellelapritparlebras.Ellefutsoulagéedelavoirseleverdocilement.– J’espèrequenousn’allonspas au square,marmonna la tanteRoseline entre ses longuesdents
chevalines.Jedétestelesquare.–NousallonsauxArchives,mentitOphélie.Legrand-oncleabesoindevosservices.LatanteRoselinehochalatêted’unairprofessionnel.Dèsqu’ils’agissaitdesauverunlivredela
destructiondutemps,ellerépondaitàl’appel.Sanscesserdeluitenirlebras,Ophélielafitsortirdelaloge;elleavaitvraimentl’impressionde
guider une somnambule. Elles longèrent un couloir, en empruntèrent un deuxième, rebroussèrentcheminautroisième.Lessous-solsdel’Opéraétaientunvéritablelabyrintheetlemauvaiséclairagen’aidaitpasàs’yretrouver.Ophéliesefigeaquandelleentenditungloussementétouffé,nonloindelà.Ellelâchalebrasdesa
tanteetjetauncoupd’œilparl’entrebâillementdesportesvoisines.Danslagarde-robedesfigurants,où les costumes de scène s’alignaient comme d’étranges sentinelles, un homme et une femmes’embrassaientlangoureusement.Ilsétaientàdemiallongéssuruneméridienne,dansunepostureàlalimitedel’indécence.Ophélieauraitpassésoncheminsiellen’avaitreconnu,àlalueurdesveilleuses,lehaut-de-forme
éventréd’Archibald.EllelecroyaitrentréauClairdeluneavecsessœurs.Lebaiserqu’ildonnaitàsa
partenaireétaitdénuédetendresse,siappuyéetsifurieuxqu’ellefinitparlerepousserens’essuyantleslèvres.C’étaitunefemmeélégante,couvertedebijoux,quidevaitavoiraumoinsvingtansdeplusquelui.–Goujat!Vousm’avezmordue!Iln’yavaitpasbeaucoupdeconvictiondanssacolère.Ellesouriaitavecappétit.–Jevoussoupçonnedevouspasserlesnerfssurmoi,malotru.Mêmemonmarines’yrisquerait
pas.Archibald posa sur la femme des yeux implacablement clairs, sans aucune passion. C’était une
sourceperpétuelled’étonnementpourOphéliedelevoirmettreautantdedamesdanssonlitenleurprodiguantsipeud’affection.Mêmesi ilavaitunvisaged’unange,ellesétaientbienfaiblesde luicéder…–Vousvoyezjuste,admit-ildebongré.Jesuiseffectivemententraindemepasser lesnerfssur
vous.La femme éclata d’un rire suraigu et fit glisser ses doigts bagués sur le menton imberbe
d’Archibald.– Vous ne décolérez pas depuis tout à l’heure, mon garçon. Vous devriez pourtant vous sentir
honoréqueleseigneurFaroukaitdesvuessurvossœurs!–Jelehais.Archibaldavaitditcelacommeilauraitdit:«Tiens,ilpleut»ou«Cethéestfroid.»–Vousblasphémez!ricanalafemme.Essayezaumoinsdenepasdireceschoses-lààvoixhaute.
Sic’estladisgrâcequivoustente,nem’entraînezpasdansvotrechute.Elleserenversasurlaméridiennedevelours,têteenarrière,dansuneposethéâtrale.–Notreseigneuradeuxobsessions, trèscher!SonplaisiretsonLivre.Sivousneflattezpas le
premier,ilvousfaudrasongeràdéchiffrerlesecond.– J’ai peur que Berenilde ne m’ait déjà damé le pion pour l’un comme pour l’autre, soupira
Archibald.S’ilavaiteuunregardversl’entrebâillementdelaporte,ilauraitsurprislafaceincoloredeMime
quiécarquillaitlesyeux.«Ainsi, j’avais vu juste, songeaOphélie en serrant les poings dans ses gants.Cette rivale qu’il
redoute,cen’estpersonned’autrequemoi…moietmespetitesmainsdeliseuse.»Assurément,Berenildeavaitbienmanœuvré.– Je me ferai une raison ! ajouta Archibald avec un haussement d’épaules. Tant que Farouk
s’intéresseàelle,ilnes’intéressepasàmessœurs.–Pourunhommequigoûteautantlacompagniedesfemmes,jevoustrouveadorablementvieux
jeu.–Lesfemmes,c’estunechose,madameCassandre.Messœursensontuneautre.–Siseulementvouspouviezêtrejalouxavecmoicommevousl’êtesavecelles!Archibaldrepoussasonhaut-de-formepoursedégagerlefront,l’airperplexe.–Vousdemandezl’impossible.Vousm’êtesparfaitementindifférente.MmeCassandres’accoudaaubordrembourrédelaméridienne,visiblementrefroidie.–C’estlàvotreprincipaldéfaut,ambassadeur.Vousnementezjamais.Sivousn’usiezetn’abusiez
pasdevotrecharme,ceseraittellementsimpledevousrésister!Unsouriretraversaleprofilpuretlissed’Archibald.–Voussouhaitezenrefairel’expérience?dit-ild’unevoixdoucereuse.Mme Cassandre cessa aussitôt de minauder. Devenue toute pâle dans l’atmosphère tamisée des
veilleuses,saisieparuneémotionbrutale,elleleconsidéraavecadoration.–Àmongrandregret,jelesouhaite,implora-t-elle.Faites-moineplusmesentirseuleaumonde…
Alorsqu’Archibaldsepenchait surMmeCassandre,avec lesyeuxmi-closd’unchat,Ophéliesedétourna.Ellen’avaitaucuneenvied’assisteràcequiallaitsuivredanscettegarde-robe.ElleretrouvalatanteRoselineàl’endroitprécisoùellel’avaitlaissée.Ellelapritparlamainpour
l’entraînerloindecetendroit.Ophélies’aperçutbientôtquequitterlegrandOpérafamilialneseraitpaschoseaisée.Elleeutbeau
montrer et remontrer sa clef de chambre au groom d’ascenseur, prouvant son appartenance auClairdelune,ilnevoulutriensavoir.–Jeneprendsàmonbordquedespersonnesrespectables,petitmuet.Celle-là,dit-ilenpointantun
doigtdédaigneuxsurlatanteRoseline,m’atoutl’aird’avoirpristropdechampagne.Son chignon hissé avec dignité, elle serrait et desserrait ses mains en marmottant des phrases
décousues.Ophéliecommençaitàcroirequ’ellesallaientpasser lanuitdanscehalld’Opéraquandunevoixgutturale,aufortaccentétranger,vintàsonsecours:–Laisse-lesdoncmonteràbord,mongars.Cesdeux-làsontavecmoi.LaMèreHildegardeapprochaitàpetitspas,faisanttintersurleparquetunecanneenormassif.Elle
avaitmaigridepuissonempoisonnement,maisçan’empêchaitpassarobeàfleursd’êtretropétroitepoursonfortembonpoint.Cigareàlabouche,elleavaitteintennoirsesépaischeveuxpoivre,cequinelarajeunissaitenaucunefaçon.–Vousêtespriéedenepasfumerdansl’ascenseur,madame,ditlegroomd’untonpincé.LaMèreHildegardeécrasasoncigarenonpasdanslecendrierqu’illuitendit,maissursalivrée
jaunemiel.Legroomcontemplaletroucauséparlabrûlured’unaircatastrophé.–Çat’apprendraàmeparlerrespectueusement,ricana-t-elle.Cesascenseurs,c’estmoiquilesai
fabriqués.Tâchedetelerappeleràl’avenir.Ellepritplacedanslacabine,s’appuyantdetoutsonpoidssursacanneavecunsourirepossessif.
Petit boudoir aux parois capitonnées, cet ascenseur-là était plusmodeste que celui qu’avait pris latroupede l’opérapourmonter.Ophéliepoussaprécautionneusement la tanteRoselineà l’intérieur,espérantde tout soncœurqu’ellene les trahiraitpas,puiselle fitunsalutaussiprofondque le luipermettaitsacôtefêlée.C’étaitladeuxièmefoisquelaMèreHildegardeluivenaitenaide.Elle fut déconcertée quand la vieille architecte répondit à sa courbette par un éclat de rire
tonitruant.–Nous sommesquittes,gamin !Un rameur sans sa rame, ilme fallait aumoinsçapournepas
mourird’ennuiàcetopéra.Jemesuisdésopilélaratejusqu’àl’entracte!Legroomabaissalelevierd’ungestesec,certainementhumiliédeprendreàsonbordunefemme
aussi peu respectable.Ophélie, elle, ressentait de l’admiration pour laMèreHildegarde. Elle avaitpeut-êtredesmanièresdetavernier,dumoinsbousculait-ellelesconventionsdecemondesclérosé.QuandellesarrivèrentdanslagaleriecentraleduClairdelune,laMèreluitapotalatêted’ungeste
familier.–Jet’airenduservicedeuxfois,mongarçon.Jenetedemanderaiqu’unechoseenretour,c’estde
nepas l’oublier.Lesgens iciont lamémoirecourte, ajouta-t-elle en tournant sespetitsyeuxnoirsverslegroom,maismoi,jemesouvienspoureux.Ophélie futprisede regretsquand lavieillearchitectepartitdesoncôtéàpetitscoupsdecanne.
Ellesesentaitsidémunie,cesoir,qu’elleétaitprêteàaccepterl’aideden’importequi.Elleentraînadoucementsatanteàtraverslagalerie,évitantdecroiserleregarddesgendarmesau
garde-à-vous le long desmurs. Il lui faudrait probablement des années avant de pouvoirmarcherdevanteuxsanssesentirnerveuse.LeClairdeluneétaitinhabituellementcalme.Sesinnombrableshorlogesindiquaientminuitetquart
; lesnoblesne redescendraientpasde la tour avant lepetitmatin.Dans les couloirsde service, aucontraire,l’ambianceétaitàlafête.Lessoubrettessoulevaientleurtablierpourcourir,setouchaient
encriant«chat!»,puisrepartaientdansdegrandséclatsderire.Ellesn’accordèrentpasunregardaupetitMimequiaidaitlasuivantedeMmeBerenildeàmonterl’escalier.Parvenueaudernierétageduchâteau,toutaufonddugrandcorridor,danslesbeauxappartements
deBerenilde,Ophélie se sentit enfin à l’abri. Elle invita sa tante à s’étendre sur un divan, cala uncoussinrondsoussa tête, luidéboutonna lecolpour l’aideràmieuxrespireret réussit,à forcedepersévérance,àluifaireavalerunpeud’eauminérale.Lesselsammoniacauxqu’Ophélieluiglissasous le nez n’eurent aucun effet. La tante Roseline poussa de grands soupirs bruyants, ses yeuxroulantdansl’entrebâillementdesescils,puisellefinitpars’assoupir.DumoinsOphélielesupposa-t-elle.«Dormez,pensa-t-elletrèsfort.Dormezetréveillez-vouspourdebon.»Une fois affaléedansun fauteuil crapaud,prèsdu tuyauducalorifère,Ophélie se rendit compte
qu’elleétaitmortedefatigue.LesuicidedeGustave,lavisitedesDragons,cetinterminableopéra,lesdéliresdelatanteRoseline,lecoupdegriffedeFreyja,lagaredésaffectée,lesourired’Archibaldetcettecôte,cettemauditecôtequineluilaissaitaucunrépit…Ophélieavaitl’impressiondepeserdeuxfoispluslourdquelaveille.Elleauraitvoulusefondredansleveloursdufauteuil.ElleneparvenaitpasàsesortirThorndela
tête.Ilavaitdûsesentir terriblementhumiliéparsafaute.Necommençait-ilpasdéjààregretterdes’être lié à une femme aussi ingrate ? Plus elle ruminait ces pensées, plus Ophélie en voulait àBerenilded’avoirorganisécemariage.Cette femmene songeaitqu’àposséderFarouk.Nevoyait-ellepasqu’ellelesfaisaitsouffrir,Thornetelle,poursonintérêtpersonnel?« Jenedoispasme laisser aller, raisonnaOphélie. Jevais préparerdu café, veiller sur la tante
Roseline,soignermajoue…»Elles’endormitavantd’avoirfaitletourdetoutcequ’illuirestaitàfaire.Cefutlecliquetisduboutondeportequilatiradesonsommeil.Desonfauteuil,ellevitBerenilde
entrer dans la pièce. À la lueur rose des lampes, elle semblait à la fois radieuse et épuisée. Sesboucles, libéréesde toutes leursépingles,ondulaientautourdesonvisagedélicatcommeunnuaged’or.Elleportaittoujourssarobedescène,maislacolleretteendentelle,lesrubansdecouleuretleslongsgantsveloutéss’étaientperdusenchemin.BerenildeposaunregardsurlatanteRoseline,assoupiesurledivan,puisunautresurMime,assis
àcôtédutuyaudecalorifère.Ellefermaalorslaporteàclefpourlescouperdumondeextérieur.Ophélie dut s’y prendre à deux fois pour se mettre debout. Elle était plus rouillée qu’un vieil
automate.–Matante…,dit-elled’unevoixrauque.Ellenevapasbiendutout.Berenilde lui offrit son plus beau sourire. Elle s’approcha d’elle avec la grâce silencieuse d’un
cygneglissantsurunlac.Ophélies’aperçutalorsquesesyeux,silimpidesentempsnormal,étaienttroubles.Berenildesentaitl’eau-de-vie.–Votretante?répéta-t-elleavecdouceur.Votretante?Berenildenelevapaslepetitdoigt,maisOphéliesentitunegiflemagistraleluidévisserlatêtedes
épaules.LagriffuredeFreyjapulsadedouleuràsajoue.–Voilàpourlahontedontvotretantem’acouverte.Ophélien’eutpasletempsdeseremettrequ’unenouvellegifleprojetasonvisagedel’autrecôté.–Etvoilàpourleridiculequevous,oublieuxpetitrameur,nem’avezpasépargné.Lesjouesd’Ophéliebrûlaientcommesiellesavaientprisfeu.Lamoutardeluimontaaunez.Elle
empoignaunecarafedecristaletvidasoneausurlevisagedeBerenilde.Celle-cidemeurastupidetandisquesonmaquillagecoulaitdesesyeuxendelongueslarmesgrises.–Et voilà qui devrait vous rafraîchir les idées, ditOphélie d’unevoix sourde.Maintenant, vous
allezexaminermatante.
Dégrisée,Berenildes’essuyalevisage,rassemblasesjupesets’agenouilladevantledivan.–MadameRoseline,appela-t-elleenluisecouantl’épaule.La tante Roseline s’agita, soupira, bougonna, mais rien de ce qu’elle disait n’était intelligible.
Berenildeluisoulevalespaupièressansparveniràaccrochersonregard.–MadameRoseline,m’entendez-vous?–Vousdevriezallerchezlebarbier,monpauvreami,réponditlatante.Penchéesurl’épauledeBerenilde,Ophélieretenaitsonsouffle.–Àvotreavis,quelqu’unl’aurait-ildroguée?–Depuiscombiendetempsest-elleainsi?–Jecroisqueçaluiaprisjusteavantlareprésentation.Elleétaitparfaitementelle-mêmetoutau
longdelajournée.Elleavaitunpeuletrac,maispasàcepoint-là...Elleneparaîtfaireplusaucunedifférenceentrelemomentprésentetsessouvenirs.Berenilde se releva péniblement, fourbue. Elle ouvrit un petit placard vitré, se servit un verre
d’eau-de-vieetpritplacedanslefauteuilcrapaud.Sescheveuxmouillésluipleuraientdanslecou.–Ilsembleraitqu’onaitemprisonnél’espritdevotretantedansuneillusion.Ophéliecrutêtrefrappéeparlafoudre.«SiMmeBerenildeperdsonbébéavantcesoir,jen’aurai
aucune raison de m’en prendre à votre parente. » Où avait-elle entendu ces mots ? Qui les avaitprononcés?Cen’étaitpasGustave,non?Il luisemblaitquesamémoirefaisaitdesruadesdanssatêtepourlaforceràserappelerquelquechosed’essentiel.–Lechevalier,murmura-t-elleconfusément.Ilétaitdansl’ascenseuravecnous.Berenildehaussalessourcils,puisobservalejeudelalumièreàtraverssonverred’eau-de-vie.–Jeconnaislamarquedefabriquedecetenfant.Quandilenfermeuneconsciencedanscesstrates-
là,onnes’entirequedel’intérieur.Çavoushappepar-derrière,ças’infiltreenvous,çasechevaucheaveclaréalité,etpuisd’uncoup,sansprévenir,vousêtesprisaupiège.Sansvouloirjouerlesrabat-joie,mapetite,jedoutequevotretantedisposed’unmentalassezfortpoursesortirdelà.La vision d’Ophélie se brouilla.Les lampes, le divan et la tanteRoseline semirent à tournoyer
commesiplusjamaislemondenedevaitconnaîtredestabilité.–Libérez-la,dit-elledansunfantômedevoix.Berenildetapadutalon,agacée.–M’écoutez-vous, sotte ?Votre tante est perduedans sespropresméandres, il n’y a rienque je
puissefairecontrecela.–Alors,demandezauchevalier,bredouillaOphélie. Iln’apaspuagir ainsi sansarrière-pensée,
n’est-cepas?Ilattendforcémentquelquechosedenous…–Onnemarchandepasaveccet enfant ! la coupaBerenilde.Cequ’il fait, ilne ledéfait jamais.
Allons,consolez-vous,chèrepetite.MmeRoselinenesouffrepasetnousavonsd’autressoucis.Ophélieladévisageaavechorreurtandisqu’ellesirotaitsonverreàpetitesgorgées.–Jeviensd’apprendrequelaservantequijouaitvotrerôleaumanoirs’estdéfenestrée.Unaccès
de«foliepassagère»,précisaBerenildeavecuneironieappuyée.Lechevalierapercénotresecretettientànouslefairesavoir.Etcettechassequicommencedansquelquesheures!soupiraBerenilde,exaspérée.Toutcelaestvraimentregrettable.–Regrettable,répétalentementOphélie,incrédule.Uneinnocenteavaitétéassassinéeparleurfaute,latanteRoselinevenaitd’êtreembarquéepourun
voyagesansretouretBerenildetrouvaitcelaregrettable?Leslunettesd’Ophélies’assombrirentcommesiunenuitbrutaleleurétaittombéedessus.Unenuit
peuplée de cauchemars. Non… tout cela n’était qu’unmalentendu. Cette petite servante n’était pasréellementmorte.LatanteRoselineallaits’étirerenbâillantetrefairesurface.–Jevousavouequejecommenceàperdrepatience,soupiraBerenildeencontemplantsestracesde
maquillagedanssonmiroiràmain.J’aivoulurespecterlatradition,maiscesfiançaillestraînentenlongueur.IlmetardequeThornvousépouseenfin!Alorsqu’elleportaitsonverreàseslèvres,Ophélieleluiarrachadesmainsetlebrisasurletapis.
Elledéboutonnasalivréepourlajeterauloin.EllevoulaitsedébarrasserunebonnefoisduvisagedeMime,quifaussaitsapropreexpression,biendéterminéeàdévoilersacolèreaugrandjour.QuandBerenildelavittellequ’elleétait,amaigriesoussachemise,lapeaucouvertedebleusetde
sang,leslunettestordues,elleneputseretenirdehausserlessourcils.–Jenesavaispasquelesgendarmesvousavaientabîméeàcepoint.–Combiendetempsencoreallez-vousjoueravecnous?s’emportaOphélie.Nousnesommespas
vospoupées!Confortablementassisedanssonfauteuil,décoifféeetdémaquillée,Berenildenesedépartitpasde
soncalme.–Voici donc à quoi vous ressemblez lorsqu’on vous pousse dans vos derniers retranchements,
murmura-t-elle en contemplant les débris de verre sur le tapis. Pourquoi donc croyez-vous que jevousmanipule?–J’aisurprisdesconversations,madame.Ellesm’ontéclairéesurcertaineschosesquevousvous
êtesbiengardéedem’apprendre.Excédée,Ophélietenditlesbras,mainsrelevées,doigtsenéventail.–C’estcelaquevousconvoitezdepuisledébut.Vousavezfiancévotreneveuàuneliseuseparce
que là-haut, quelquepart dans cette tour, un esprit de famille souhaitequequelqu’undéchiffre sonLivre.Ophéliesevidaitenfindesespenséescommeunebobinedefilemportéeparsachute.–Cequi inquiète tout lemonde,à lacour,cen’estpasnotremariage.C’estquecesoitvousqui
remettiezàFaroukcequ’ildésire leplus :unepersonnesusceptiblederassasiersacuriosité.Vousdeviendriezdéfinitivementindétrônable,n’est-cepas?Libredefairetombertouteslestêtesquivousdéplaisent.CommeBerenilde,sonsourirefigésur les lèvres,nedaignaitpasrépondre,Ophélieramenases
braslelongducorps.–J’aiunemauvaisenouvelle,madame.SileLivredeFaroukestcomposédelamêmematièreque
leLivred’Artémis,alorsiln’estpaslisible.–Ill’est.Lesmainscroiséessursonventre,Berenildeavaitfinalementdécidédejouercartessurtable.–Ill’estmêmesibienqued’autresliseursenontdéjàfaitl’expérience,poursuivit-elleposément.
Vospropresancêtres,machèrepetite.C’étaitilyabien,bienlongtemps.Ophélieécarquillalesyeuxderrièreseslunettes.Ladernièrenotedujournaldel’aïeuleAdélaïde
luirevintàlamémoirecommeuneclaque.RodolpheaenfinsignésoncontratavecunnotaireduseigneurFarouk.Jen’aipas ledroitd’en
écriredavantage,secretprofessionneloblige,maisnousrencontreronsleurespritdefamilledemain.Simonfrèrefaituneprestationconvaincante,nousallonsdevenirriches.–Àquisuis-jeliéeparcontrat?Àvous,madame,ouàvotreespritdefamille?–Vouscomprenezenfin!soupiraBerenildeenréprimantunbâillement.Lavérité,machèrepetite,
c’estquevousappartenezautantàFaroukquevousappartenezàThorn.Choquée,OphélierepensaàlamystérieusecassetteremiseàArtémispourscellerl’allianceentre
lesdeuxfamilles.Quecontenaitdonccetteboîte?Desbijoux?Despierresprécieuses?Sansdoutemoins.Çanedevaitpascoûterbiencher,unefillecommeOphélie.–Personnenem’ademandémonavis.Jerefuse.–Refusezetvous fâchereznosdeux familles, l’avertitBerenildeavec savoixdevelours.Si, au
contraire,vousagisseztelqu’onl’espèredevous,vousserezlaprotégéedeFarouk,àl’abridetouteslesméchancetésdelacour.Ophélien’encroyaitpasuntraîtremot.–Certainsdemesancêtresontdéjà lusonLivre,dites-vous?Jesupposequesi l’onfaitappelà
moiaujourd’hui,c’estqueleurtentativen’apasétéconcluante.–Lefaitestqu’ilsn’ont jamaisréussiàremonterassezloindanslepassé,ditBerenildeavecun
souriredénuédejoie.La tante Roseline s’agita sur le divan. Le cœur battant, Ophélie se pencha sur elle, mais elle
déchanta aussitôt : la tante continuait de divaguer entre ses longues dents. Ophélie considéra unmomentsonvisagecireux,puisellerevintàBerenilde,sourcilsfroncés.– Je ne vois ni pourquoi j’offrirais unemeilleure prestation, ni pourquoi vousmemariez pour
parveniràvosfins.Agacée,Berenildeclaquaimpatiemmentsalanguecontresonpalais.–Parcequevosancêtresn’avaientnivotretalentniceluideThorn.–LetalentdeThorn,relevaOphélie,priseaudépourvu.Sesgriffes?–Samémoire.Berenildesecarradanssonfauteuiletallongeasesbrastatouéssurlesaccoudoirs.–Uneredoutableetimplacablemémoirequ’ilahéritéeduclandesamère,lesChroniqueurs.Ophéliehaussalessourcils.LamémoiredeThornétaitunpouvoirfamilial?–Admettons,bredouillat-elle,jenecomprendspascequesamémoireetnotremariageontàvoir
aveccettelecture.Berenildeéclataderire.– Ils ont absolument tout à voir ! Vous a-t-on parlé de la cérémonie du Don ? Elle permet de
combiner les pouvoirs familiaux. Cette cérémonie se pratique à l’occasion des mariages et desmariagesuniquement.C’estThornquiseraleliseurdeFarouk,pasvous.IlfallutuntempsconsidérableàOphéliepourassimilercequeBerenildeétaitentraindeluidire.–Vousvoulezgreffermesaptitudesdelectureàsamémoire?–L’alchimieprometd’êtreefficace.Jesuisconvaincuequececherenfantferadesmerveilles!OphélieregardaBerenildedufonddeseslunettes.Àprésentquelacolèreluiétaitsortieducorps,
ellesesentaitaffreusementtriste.–Vousêtesméprisable.LeslignesharmonieusesdeBerenildes’effondrèrentetsesbeauxyeuxs’agrandirent.Elleserrases
mainsautourdesonventrecommesiunelamevenaitdelapoignarder.–Qu’ai-jefaitpourquevousmejugiezaussidurement?–Vousmeposez laquestion? s’étonnaOphélie. Jevousaivueà l’Opéra,madame.L’amourde
Farouk vous est acquis. Vous portez son enfant, vous êtes sa favorite et vous le serez longtempsencore.Alorspourquoi,pourquoiimpliquerThorndansvosmanigances?–Parcequec’estluiquienadécidéainsi!sedéfenditBerenildeensecouantsescheveuxmouillés.
Jen’aiorganisévotremariagequeparcequ’ilenaformulélesouhait.Ophélieétaitécœuréeparcetétalagedemauvaisefoi.–Vousmentezencore.Quandnousétionsàborddudirigeable,Thornaessayédemedissuaderde
l’épouser.LebeauvisagedeBerenildeétaitdécomposé,commesil’idéequ’Ophéliepûtladétesterluiétait
insupportable.– Croyez-vous qu’il est homme à se laisser manipuler ainsi ? Ce garçon est beaucoup plus
ambitieuxquevousn’avez l’airde lepenser. Ilvoulait lesmainsd’une liseuse, je lui ai trouvé lesmainsd’uneliseuse.Peut-êtrea-t-iljugé,envousvoyantlapremièrefois,quemonchoixn’étaitpas
leplusinspiré?J’avoueavoirdoutédevous,moiaussi.Ophéliecommença,malgréelle,àsesentirébranlée.C’étaitbienpirequecela,enfait.Elleavait
l’impressionqu’unfroidpernicieuxétaitentraindepénétrerdanssonsang,deremonterlentementsesveinesjusqu’àatteindresoncœur.QuandelleavaitdéclaréàThornqu’ellenerempliraitjamaisauprèsdeluilerôled’uneépouse,il
s’étaitmontrésiaccommodant…Beaucouptropaccommodant.Iln’avaitpasperdusonsang-froid,iln’avaitpascherchéàargumenter,ilnes’étaitpascomportécommel’auraitfaitunmariéconduit.–Commej’aiéténaïve!chuchotaOphélie.Durant toutesces semaines, cen’étaitpasellequeThorn s’était évertuéàprotéger.C’étaient ses
mainsdeliseuse.Ellese laissapesamment tombersurun tabouretet fixa lessouliersvernisdeMime,àsespieds.
ElleavaitditàThorn,droitdanslesyeux,qu’elleluifaisaitconfianceetils’étaitlâchementdérobéàsonregard.Elles’étaitsentietellementcoupabledelerejeterettellementreconnaissantequ’ilnelarépudiâtpas!Elleavaitlanausée.Prostréesursontabouret,OphélienevitpastoutdesuitequeBerenildes’étaitagenouilléeauprès
d’elle. Elle caressa les nœuds de ses cheveux sombres, puis les plaies de son visage avec uneexpressiondouloureuse.–Ophélie,mapetiteOphélie.Jevouscroyaisdépourvuedecœuretdejugeote,jemerendscompte
àprésentdemonerreur.Degrâce,nesoyezpastropsévèreavecThornetavecmoi.Nousessayonssimplementdesurvivre,nousnevousinstrumentalisonspaspourleplaisir.Ophélieauraitencorepréféréqu’ellenedîtrien.PlusBerenildeparlait,plusçaluidonnaitmalau
ventre.Accabléede fatigue,étourdiepar l’alcool,Berenildeposasa jouesursesgenoux,pareilleàune
enfantenmald’amour.Ophélienesesentitpaslecœurdelarepousserquandelles’aperçutqu’ellepleurait.–Vousaveztropbu,luireprocha-t-elle.–Mes…enfants,hoquetaBerenildeenenfouissantsonvisagecontre leventred’Ophélie.Onme
lesaenlevés,unparun.Unmatin,c’estdelaciguëqu’onaverséedanslechocolatchauddeThomas.Unjourd’été,mapetiteMarionaétépousséedansunétang.Elleauraiteuvotreâge…elleauraiteuvotreâge.–Madame,murmuraOphélie.Berenildenepouvaitplusretenirseslarmes.Ellereniflait,gémissait,dissimulaitsafiguredansla
chemised’Ophélie,honteusedecettefaiblesseàlaquelleelles’abandonnait.–EtPierrequ’onaretrouvépenduàcettebranche!Unparun.J’aicrumourir.J’aivoulumourir.
Et lui, lui…Vous pourrezme dire qu’il a tous les défauts,mais il a été là quandNicolas…monmari… est mort à la chasse. Il a fait demoi sa favorite. Il m’a sauvée du désespoir, comblée decadeaux,promislaseulechoseaumondequipouvaitdonnerdusensàmavie!Berenildes’étrangladesanglots,puisarticuladuboutdeslèvres:–Unbébé.Ophéliepoussaunprofondsoupir.ElledégageadoucementlevisagedeBerenilde,noyésousles
larmesetlescheveux.–Vousvousêtesenfinmontréehonnêteavecmoi,madame.Jevouspardonne.
Lasoubrette
OphélieraccompagnaBerenildeàsonlit.Elletombaaussitôtendormie.Lapeaufroissée,lescilsbarbouillés,lesorbitescreusées,sonvisagesemblaitvieillisurlataieblanchedel’oreiller.Ophélielacontemplad’unairtriste,puiséteignitlalampedechevet.Commenthaïrunepersonnedétruiteparlapertedesesenfants?Remuant sur le divan, empêtrée dans son passé, la tante Roseline pestait contre un papier de
mauvaisequalité.Ophélievolaunédredonaulitvacantdelagrand-mèreetl’étenditsursamarraine.Quandelles’aperçutqu’ellenepouvaitrienfaired’autre,elleselaissalentementglissersurletapisetrepliasesjambescontreelle.Sapoitrineluifaisaitmal.Plusmalquesajoueàvif.Plusmalquesescôtes.C’étaitunedouleurprofonde,lancinante,irrémédiable.Elleavaithonte.HontedenepaspouvoirramenerlatanteRoselineàlaréalité.Hontedes’êtrecrue
capabledereprendrelegouvernaildesavie.Honte,tellementhonted’avoirétéaussinaïve.Ophélielovasonmentonentresesgenouxetobservasesmainsavecamertume.«Onépousedes
femmespourleurfortune;moi,onm’épousepourmesdoigts.»Aufonddesapoitrine,lasouffrancecédalaplaceàunecolèreaussidureetaussifroidequedela
glace.Oui,ellepardonnaitàBerenildesescalculsetsesmesquineries,maisellenepardonnaitrienàThorn.S’ils’étaitmontrésincèreenverselle,s’ilnel’avaitpasamenéeàs’imaginerdeschoses,ellel’auraitpeut-êtreexcusé.Lesoccasionsdeluidirelavéritén’avaientpasmanqué;nonseulementillesavaittouteslaisséespasser,maisilavaiteul’aplombdeponctuerleursrencontresde«jesuisentraindem’habitueràvous»etde«votresortestuneréellepréoccupationpourmoi».Parsafaute,Ophélieavaitvudessentimentslàoùiln’yavaitjamaiseuquedel’ambition.Cethomme-là,c’étaitlepiredetous.L’horlogesonnacinqcoups.Ophélieseremitdebout,s’essuyalesyeuxet,d’ungestedéterminé,
remit ses lunettes sur son nez. Elle ne se sentait plus du tout découragée. Son cœur battaitfurieusement entre ses côtes, propageant un afflux de volonté à chaque pulsation. Peu importait letempsqueçaexigerait,elleprendraitsarevanchesurThornetsurcetteviequ’illuiimposait.Ophélie ouvrit l’armoire à pharmacie, sortit du sparadrap et une solution d’alcool. Quand elle
s’examinadans lemiroir àmaindeBerenilde, elledécouvrit unvisage couvert d’hématomes, unelèvre fendue, des cernes à faire peur et un regard sombre qui ne lui ressemblait pas. Sa natteéchevelée recrachait des boucles brunes sur son front. Ophélie serra les mâchoires tandis qu’ellepassaitlechiffond’alcoolsurlecoupdegriffedeFreyja.C’étaitunecoupurenette,commeenferaitunéclatdeverre.Ellegarderaitsansdouteunepetitecicatrice.Ophéliepliaunmouchoirpropre,ycollaunecroixdesparadrapetduts’yreprendreàtroisfois
avantdefairetenirlepansementsursajoue.Celaétantfait,elledéposaunbaisersurlefrontdesatante.–Jevaisvoussortirdelà,luipromit-elleaucreuxdel’oreille.OphélieramassalalivréedeMimequ’elleavaitjetéeausoletlareboutonna.Cedéguisementnela
protégeraitcertainementplusduchevalier,illuifaudraitdoncéviterdecroisersaroute.Elles’approchadulitdeBerenildeetluiôta,nonsansdifficulté,sachaîneaveclapetiteclefsertie
depierresprécieuses.Elleouvrit laporte.Àcompterdecet instant,elledevraitagirvite.Pourdesraisonsdesécurité, lesappartementsdel’ambassadeneseverrouillaientquedel’intérieur.Latante
RoselineetBerenildeétaientplongéesdans leur sommeil, aussivulnérablesquedesenfants ; ellesseraientexposéesauxdangersdel’extérieurjusqu’àsonretour.Ophélietrottinalelongducorridor.Elleempruntal’escalierdeservicepourdescendreauxsous-
sols.Quandellepassadevantleréfectoiredesdomestiques,ellefutétonnéed’yvoirdesgendarmes,reconnaissables à leur bicorne et à leur uniforme bleu et rouge. Ils cernaient une tablée de valetsoccupésàprendre leurcafédumatinet semblaient les soumettreàun interrogatoireen règle.Uneinspectionsurprise?Mieuxvalaitnepastraînerdanslesparages.Ophéliepassaauxentrepôts,à lachaudièreàcharbon,à lasalledescanalisations.Ellenetrouva
Gaëllenullepart.Enrevanche,elletombasurunimpriméplacardésurlesmurs:
AVISDERECHERCHEUndéplorableincidentnousaétérapportécettenuit.Hiersoir,unvaletofficiantauClairdelunea
frappéunenfantsansdéfense.Ilenvadelaréputationdel’ambassade!Signesdistinctifs:cheveuxnoirs,petitetaille,plutôtjeune.Ilétaitarméd’unerame(?)aumomentdesfaits.Sivousconnaissezunvaletcorrespondantàcesignalement,adressez-voussanstarderàlarégie.Récompenseassurée.Philibert,régisseurduClairdelune
Ophélie fronça les sourcils.Cepetit chevalier était unvrai poison, il avait réellement décidé de
s’acharnersurelle.Sielletombaitsurlesgendarmes,elleéchoueraitdirectementauxoubliettes.Elleallaitdevoirchangerdevisage,etvite.Ophélie longea les couloirs en rasant lesmurs et s’introduisit dans la blanchisserie commeune
voleuse.Là,ellesinuadanslavapeurdescuvesbouillantes,entredeuxrangéesdechemisessurlestringles coulissantes. Elle emprunta un tablier et un bonnet blancs. Elle fit un autre détour par labuanderie,oùellesubtilisaunerobenoireentraindeséchersurunétendoir.MoinsOphélievoulaitattirerl’attention,plusellesecognaitauxpaniersdelingeetauxlavandières.Commeellenepouvaitdécemmentpassechangerdans lescouloirs,ellesehâtavers la ruedes
Bains. Elle dut effectuer plusieurs détours pour éviter les gendarmes qui frappaient aux portes.Parvenueàsachambre,elles’enfermaàdoubletour,repritsonsouffle,sedéshabillaaussivitequelepermettaitsacôte,dissimulalalivréedeMimesousl’oreilleretrevêtitlarobedelabuanderie.Danslaprécipitation,ellelamitd’abordàl’envers.Alors qu’elle nouait le tablier autour de sa taille et épinglait le bonnet sur samasse de cheveux
bruns,Ophélieessayaitderaisonnerleplusméthodiquementpossible.«Etsijemefaiscontrôler?Non,lesgendarmesinterrogentlesvaletsenpriorité.Etsionmeposedesquestions?Jem’entiensaux"oui"etaux"non",monaccentnedoitpasmetrahir.Etsijemetrahistoutdemême?JesuisauservicedelaMèreHildegarde.Elleestétrangère,elleengagedesétrangers,pointfinal.»Ophélie se figeaquandelle tombasur son reflet, sonvéritable reflet,dans lemiroirmural.Elle
avaitcomplètementoubliél’étatdesonvisage!Avecsonpansementetsescontusions,elleavaitl’aird’unepauvrefillemaltraitée.Elleregardaautourd’elle,àlarecherched’unesolutionaumilieudesondésordre.Lemanteaude
Thorn.Ophélieledécrochadesapatèreetl’examinadehautenbas.C’étaitunhabitdefonctionnaire,celasevoyaitaupremiercoupd’œil. Ilétait ledernier ingrédientquimanquaitàsonpersonnage :quoideplusvraisemblable,pourunepetiteservante,d’apporterlesaffairesde«monsieur»chezleteinturier?Ophélieenfilalemanteausuruncintredebois,lepliasurunbras,lesoulevabienhautdel’autre.Aveccemanteauhissédevantellecommeunegrand-voile,onneremarqueraitpastropsonvisage.
ToutceladevraitluidonnerassezdetempspourtrouverGaëlle.ÀpeineOphéliemit-elle lenezhorsde sa chambrequ’unpoing faillit s’abattre sur elle.C’était
Renardquis’apprêtaitàfrapperàlaporte.Ilécarquillasesgrandsyeuxvertsetentrouvritlabouchedesurprise;Ophélienedevaitpasavoirl’airbeaucoupmoinsétonnéederrièresonmanteau.– Ah ben ça ! grommela Renard en grattant sa crinière rousse. Si je me doutais que le muet
recevait.Excuse,petite,fautquejeluicause.Ilposasesmainspuissantessurlesépaulesd’OphélieetlapoussagentimentdanslaruedesBains,
comme on chasserait une fillette qui n’a pas été sage. Elle ne fit pas trois foulées que Renard larappela.–Hé,petite!Attends!En quelques enjambées, il planta devant elle son corps sculpté comme un buffet, poings sur les
hanches.Ilsepencha,yeuxplissés,essayantdemieuxvoircequisecachaitainsiderrière legrandmanteaunoirqu’Ophéliedressaitentreeux.–Sachambreestvide.Qu’est-cequetumanigançaischezlui,commeça,touteseule?Ophélieauraitpréféréunequestionàlaquelleelleauraitpurépondreparouiouparnon.Fairede
Renardsonennemi,c’étaitladernièrechosedontelleavaitbesoin.Encombréedesonmanteau,elletiramaladroitementlachaînedesaclefd’unepochedetablier.–Prêtée,murmura-t-elle.Renard haussa ses épais sourcils roux et vérifia l’étiquette du 6, rue des Bains avec la lippe
suspicieused’ungendarme.–Ilserait foudesepromenersanssaclef!Tun’essaieraispasdechaparderdessabliersàmon
aminche,desfois?D’un geste autoritaire, il repoussa le manteau de Thorn comme un rideau. Sa méfiance se
transformaenembarrasdèsqu’ilexaminaOphéliedeprès,sousseslunettesetsonbonnet.–Ehben,mapauvregamine!soupira-t-ilenseradoucissant.J’ignorequisonttesmaîtres,maisce
nesontpasdesdélicats.Tuesnouvelle?Jevoulaispast’effrayer,hein,c’estjustequejecherchemonami.Est-cequetusaisoùjepeuxletrouver?Ilyacommequidiraitunavisderecherchequicirculedepuisuneheure.Avecsabelletêtedecoupable,çavaencoreêtrepoursapomme.Ophélie fut désarmée de constater que ce grand valet méritait davantage sa confiance que son
proprefiancé.Ellerelevalementon,sanspluschercheràsecacherdelui,etleregardadroitdanslesyeux.–Aidez-moi,s’ilvousplaît.JedoisvoirGaëlle,c’esttrèsimportant.L’espacedequelquesbattementsdepaupières,Renardrestasansvoix.–Gaëlle?Maisqu’est-cequ’elle…Qu’est-cequetu…Nomd’unsablier,quies-tu?–Oùest-elle?imploraOphélie.S’ilvousplaît.Àl’autreboutdelaruedesBains,lesgendarmesfirentunearrivéefracassante.Ilspénétrèrentde
force dans les douches et les toilettes, en sortirent des hommes à moitié nus, firent pleuvoir lesgourdins sur ceux qui protestaient. Les cris et les insultes se répercutaient sur les murs end’effroyableséchos.Ophélieétaitépouvantée.–Viens,murmuraRenardenlaprenantparlamain.S’ilss’aperçoiventquetuaslaclefd’unautre
surtoi,ilsvonttetomberdessus.Ophélies’enfutàlasuitedeRenard,écraséeparcettepoignevirile,empêtréedanslelongmanteau
de Thorn. Les rues des dortoirs se succédaient les unes aux autres, toutes semblables avec leurcarrelage en damier et leurs petits lampadaires. Affolés par les perquisitions, les domestiques setenaientsurlepasdeleurporteetpointaientdudoigtceuxquiavaientlemalheurdecorrespondreausignalement.Ilyavaitdeplusenplusdegendarmes,maisRenardparvenaitàleséviterenempruntant
lescheminsdetraverse.Ilconsultaitcontinuellementsamontredepoche.–Mamaîtressevabientôtseréveiller,soupira-t-il.Normalement,àcetteheure-ci,j’aidéjàpréparé
sonthéetrepassésonjournal.IlintroduisitOphéliedansuneRosedesVentsetouvritlaportequimenaitdirectementàl’arrière
dumanoir.Ilstraversèrentlaménagerieexotique,l’oisellerie,labergerieetlalaiterie.Lesoiesdelabasse-coursifflèrentfurieusementsurleurpassage.RenardentraînaOphéliejusqu’àlaremisedesautomobiles.–Monsieurorganiseunecoursedemain,expliqua-t-il.Commelechauffeurmécanicienestmalade,
c’estGaëllequiaétédésignéepour faire la révisiondesmoteurs.Elleestd’unehumeurdechien,j’aimeautantteprévenir.Ophélieposaunemainsursonbrasaumomentoùils’apprêtaitàouvrirlesportesdelaremise.–Jevousremerciedem’avoiraidée,maisilestpréférablequevousvousenteniezlà,chuchota-t-
elle.J’entreraiseule.Renard fronça les sourcils. La lanterne qui surplombait l’entrée de la remise, au-dessus d’eux,
faisaitflambertoutesarousseur.Ilvérifiad’uncoupd’œilprudentqu’ilsétaientbienseulsdanscettepartiedudomaine.–Jenecomprendsrienàcequisepasse,j’ignorecequetucherchesetquituesréellement,maisil
yaunechosequiestclairepourmoi,àprésent.Il laissa tombersesyeuxsur lessouliersvernisàboucled’argentquipointaienthorsde la robe
noired’Ophélie.–Ça,cesontdesgrollesdevalet,etdesvaletsavecuneaussipetitepointure,jen’enconnaisguère
qu’un.–Moinslongvousensaurezsurmoi,mieuxvousvousporterez,lesuppliaOphélie.Despersonnes
ontsouffertpourm’avoirconnuedetropprès.Jenemelepardonneraispass’ilvousarrivaitquoiquecesoitparmafaute.Décomposé,Renardgrattasonfavoriquipoussaitsursajouecommeunbuissonardent.–Doncjenemesuispastrompé.C’est…c’estvraimenttoi?Saperlipopette,marmonna-t-ilense
tapantlefrontduplatdelamain,pourunesituationembarrassante,c’estunesituationembarrassante.Pourtant,j’enaivudéfilerdesbizarreriesparici.Sesgrandesmainsroussesempoignèrentlesanneauxdechaqueporte.–Raison de plus pour entrer là-dedans avec toi, conclut-il avec une lippe têtue. J’ai le droit de
comprendre,nomd’unpetitbonhomme.C’était la première fois qu’Ophélie entrait dans la remise des automobiles.L’endroit, où flottait
l’odeurétourdissantedupétrole,paraissaitdésert.Éclairéespartroislampesdeplafond,lesélégantescabines des chaises à porteurs s’alignaient au premier plan. Bois vert pomme, rideaux bleu ciel,brancards vieux rose, motifs floraux, il n’y en avait pas deux semblables. Les automobiles duClairdeluneavaientétégaréesaufonddelasalle,caronlessortaitplusrarement.C’étaientdesobjetsde luxe qu’on exposait surtout pour le plaisir des yeux. Les routes inégales et tortueuses de laCitaciellen’étaientpasadaptéesàlacirculationmotorisée.Touteslesautomobilesétaientrecouvertesdedraps,saufune.Deloin,elleévoquaitunepoussette
avecsesgrandesrouesfinesàrayonsetsacapotefleurie.Probablementunevoiturededame.Gaëlle jurait commeun charretier en se penchant sur lemoteur à explosion.Ophélie n’en avait
jamaisvuailleursquedanssonmusée,etseulementenpiècesdétachées.SurAnima,lesvéhiculessepropulsaientd’eux-mêmescommedesanimauxbiendressés;ilsn’avaientpasbesoindemoteur.–Hé,mabelle!appelaRenard.Delavisitepourtoi!Gaëllepoussaundernierjuron,frappalemoteurdesaclefàmolette,ôtarageusementsesgantset
relevaseslunettesdeprotectionsursonfront.Sonœilbleuvifetsonmonoclenoirsefixèrentsurla
petitesoubrettequeRenardluiamenait.Ophéliesesoumitsilencieusementàcetexamen;ellesavaitqueGaëllelareconnaîtrait,puisqu’ellel’avaittoujoursvuetellequ’elleétait.–J’espèrepourtoiquec’estimportant,finit-elleparcracherd’untonimpatient.Ce fut tout. Elle ne posa aucune question, ne prononça pas un seul mot qui aurait pu la
compromettre devant Renard. «Mon secret contre ton secret. » Ophélie replia maladroitement lemanteaudeThornquiluiencombraitlesmains.C’étaitàsontourdenepastrahirGaëlle.– J’ai des ennuis et il n’y a que vers vous que je peuxme tourner. Je vais avoir besoin de vos
talents.Circonspecte,Gaëlletapotalemonoclequiluicreusaituneombreimpressionnantesouslesourcil.–Montalent?Ophélieacquiesçaenramenantderrièrel’oreillelesmèchesquicoulaientàflotsdesonbonnet.–C’estpaspourrendreserviceàunnobliau,aumoins?–Vousavezmaparolequenon.–Maisqu’est-cequevousmarmottez, à la fin ? s’exaspéraRenard.Vousvous connaissezdonc,
vousdeux?Àquoiçarime,toutescescachotteries?Gaëllearrachaseslunettesdeprotection,ébrouasesbouclesnoiresetremontasesbretellessurses
épaules.–Netemêlepasdeça,Renold.Moinstuensais,mieuxceserapourtoi.Renardavaitl’airtellementdéboussoléqu’Ophélielepritenpitié.Ilétaitladernièrepersonnede
quiellesouhaitaitsecacher,maisellen’avaitpaslechoix.Elleluiavaitmontrésonvéritablevisageetc’étaitdéjàtrop.Gaëlleposaundoigtsursabouchepourleurintimerlesilence.Au-dehors,lesoiescacardaient.–Quelqu’unvient.–Lesgendarmes,pestaRenardenconsultantsamontre.IlsfouillentchaquerecoinduClairdelune.
Rapides,lesgaillards!Ilsignalauneportebasse,àpeinevisiblederrièrelesrangéesd’automobilesdrapées.–Ilfautdécamper.Ilsnedoiventsurtoutpasmettrelamainsurlagamine.Gaëlleresserralapressiondesonsourcilautourdumonocle.–Toutes les lampes sontallumées, crachat-elle, cettevoitureaencore leventreà l’air ! Ilsvont
comprendrequ’onafuileslieuxetdonnerl’alerte.–Pass’ilstrouventquelqu’unsurplace.Renardretiraprécipitammentsalivrée,retroussalesmanchesdesachemiseets’aspergead’huile
demoteur.– Mesdames, je vous présente un mécanicien débordé, ricana-t-il en haussant les bras. Les
gendarmes,j’enfaismonaffaire.Filezvitepar-derrière,touteslesdeux.Ophélieleconsidéraavectristesseetémerveillement.Elleserenditcompteàquelpointcegrand
rouquinavaitprisuneplacesignificativedanssavie.Sanspouvoirsel’expliquer,elleavaitpeurdeneplusjamaislerevoirunefoislaportebassefranchie.–Merci,Renold,murmura-t-elle.Mercipourtout.Illuiadressaunclind’œilfacétieux.–Disaumuetdefairebiengaffeàsesfesses.–Metsça,marmonnaGaëlleenluitendantseslunettesdeprotection.Çaterendrapluscrédible.Renardlesenfilasursonfront,prituneamplerespirationpoursedonnerducourage,enveloppa
danssesmains levisagefarouchedeGaëlleet l’embrassaavecdétermination.Elle futsistupéfaitequ’elleécarquillasonœilbleusansseulementsongeràlerepousser.Quandillalibéra,unimmensesouriresedéployaitentresesfavoris.–Desannéesquejelaconvoite,cettefemme-là,chuchota-t-il.
Auloin, lesportess’ouvrirentsur lessilhouettesdesgendarmes.GaëllepoussaOphéliederrièreuneautomobilebâchée,l’entraînadansl’ombrelelongdumuretsortitavecelleparlaportearrière.–Crétin,siffla-t-elleentresesdents.Ophélie n’y voyait pas grand-chose sous la fausse nuit étoilée. Elle aurait toutefois juré que la
bouchedeGaëlle,sidureàl’ordinaire,avaitprisunpliplusdoux.
Lesdés
Decouloirsenescaliers,OphélieetGaëlleparvinrentaudernierétageduClairdelunesanscroiserlaroutedesgendarmes.Cefutunsoulagementdefermerlaporteetdetournerlaclefdanslaserrure.Ophélie jeta le grandmanteau de Thorn sur un siège, souleva la tenture du baldaquin du lit pourvérifier queBerenilde dormait toujours, puis elle signala le divan àGaëlle. La tanteRoseline s’yagitaitcommesielleétaitenproieàunmauvaisrêve.–UnMirageaemprisonnésonespritdansune illusion,murmuraOphélie toutbas.Pouvez-vous
l’aideràrefairesurface?Gaëlle s’accroupit devant le divan et posa un regard scrutateur sur la tante Roseline. Elle la
contemplaunlongmomentàtraverssesbouclesnoires,brascroisés,lèvresserrées.–Dusolide,maugréa-t-elle.Toutesmesfélicitationsauchef,c’estdugrandart.Est-cequejepeux
melaverlesmains?Jesuispleinedegraisse.OphélieremplitlacuvettedeBerenildeetcherchadusavon.Elleétaitsinerveusequ’ellerenversa
del’eausurletapis.–Pouvez-vousl’aider?répéta-t-elled’unetoutepetitevoixtandisqueGaëllefaisaitsatoilette.– Le problème n’est pas si je peux l’aider, mais pourquoi je l’aiderais. C’est qui cette bonne
femme, d’abord ?Une amie de laDragonne ? crachat-elle avec un regardméprisant pour le lit àbaldaquin.Danscecas,trèspeupourmoi.Dufonddeseslunettes,Ophélieseconcentrasurlemonoclenoirpouratteindrelapersonnequise
cachaitdel’autrecôté.–Croyez-moi,leseultortdecettefemmeestdem’avoirpournièce.Ophélie surpritdans lanuitdumonoclecequ’elleespéraitvoir :uneétincelledecolère.Gaëlle
éprouvaitunehaineviscéralepourlesinjustices.–Apporte-moiuntabouret.Gaëlle s’assit faceaudivanetôtasonmonocle.Sonœilgauche,plussombreetplus insondable
qu’unpuitssansfond,sepromenaironiquementsurlesappartementsdeBerenilde.EllevoulaitfaireprofiterOphéliedu spectacle, luimontreràquoi ressemblait cemondeune fois levé le rideaudesillusions.Partoutoùseposaitsonregard,l’apparencedeslieuxchangeait.Letapismajestueuxn’étaitplus qu’une carpette bon marché. L’élégant papier peint laissait la place à un mur infecté dechampignons.Lesvases enporcelainedevenaientde simplespots en terre cuite.Lebaldaquin étaitmité,leparaventéventré,lesfauteuilsdéfraîchis,leserviceàthéébréché.SilatramedesillusionssedécousaitsousleregardimplacabledeGaëlle,elleseretissaitsitôtqu’ilseportaitailleurs.«Levernissurlacrasse»,avaitditArchibald.Ophéliemesuraitàquelpointc’étaitvrai.Ellene
verraitplusjamaisleClairdelunedelamêmefaçonaprèscela.Gaëlle se pencha sur son tabouret et souleva doucement le visage endormi de la tante entre ses
mains.–Comments’appelle-t-elle?–Roseline.–Roseline,répétaGaëlleenappuyantsurelleuneattentionminutieuse.Sesyeux,l’unbleu,l’autrenoir,étaientbéants.Accoudéeaudossierdudivan,Ophéliesetordaitles
doigtsd’inquiétude.Lespaupièresclosesde la tanteRoselinesemirentà frémir,puis le frissonse
propagea au reste de son corps. Elle fut prise de tremblements violents,maisGaëlle resserra sonempriseautourdesonvisage,plongeantlefaisceauaccablantdesonnihilismesurlui.–Roseline,murmura-t-elle.Revenez,Roseline.Suivezmavoix,Roseline.LestremblementscessèrentetGaëllereposalatêtecireusesursoncoussin.Ellebonditdutabouret,
remitsonmonocleenplaceetpiochadescigarettesdanslaboîtepersonnelledeBerenilde.–Bon,jem’arrache.Renardn’yconnaîtrienenmécaniqueetlesautomobilesneseréviserontpas
toutesseules.Ophélieétaitabasourdie.LatanteRoselinereposaittoujoursaufonddudivan,lesyeuxfermés.–C’estqu’elleneparaîtpastellementréveillée.Alors qu’elle s’allumait une cigarette, Gaëlle grimaça un sourire qui se voulait probablement
rassurant.–Çavadormirencoreunpetitboutdetemps.Surtout,nelabrusquepas,elledoitrefairesurfaceet
jetepriedecroirequ’ellerevientdeloin.Quelquesheuresdeplusetjenelarepêchaispas.Ophélies’entouralecorpsdesesbraspourréprimerlesfrissonsquilasecouaienttoutentière.Elle
se rendait compte, soudain, qu’elle était brûlante.Sa côte semblait battre aumême rythmeque soncœur.C’étaitàlafoisdouloureuxetapaisant.–Est-cequeçava?marmonnaGaëlle,inquiète.–Ohqueoui,assuraOphélieavecunfaiblesourire.C’est…c’estnerveux.Jen’aijamaisétéaussi
soulagéedemavie.–Ilnefautpassemettredansdesétatspareils.Sacigaretteàlamain,Gaëllesemblaitcomplètementdéconcertée.Ophélieremontaseslunettessur
sonnezpourpouvoirbienlaregarderenface.–Jevousdoisbeaucoup.J’ignoredequoil’avenirserafait,maisvoustrouvereztoujoursenmoi
unealliée.–Évitons lesbellesparoles,coupaGaëlle.Sansvouloir techagriner,mabichette,soit lacour te
brisera net les os, soit elle les pourrira jusqu’à la moelle. Et moi, je ne suis pas quelqu’un defréquentable.Jet’airenduunservice,jemesuispayéeencigarettes,noussommesquittes.GaëllecontemplalatanteRoselined’unairsongeur,presquemélancolique,puisellepinçalenez
d’Ophélieavecunsourireféroce.–Situveuxvraimentmerendreservice,nedevienspasl’unedesleurs.Faislesbonschoix,nete
comprometspasettrouvetavoiepropre.Onenreparlerad’iciquelquesannées,d’accord?Elleouvritlaporteetpinçalavisièredesacasquette.–Àlarevoyure.QuandGaëllefutpartie,Ophélierefermaàclefderrièreelle.Leschambresdel’ambassadeétaient
lesplussûresdetoutelaCitacielle;ilnepourraitplusrienarriverdepréjudiciableàquiquecesoiticitantquecetteporteresteraitverrouillée.OphéliesepenchasurlatanteRoselineetpassaunemaindanssescheveuxtirésàquatreépingles.
Elleavaitenviedelaréveiller,des’assurerqu’elleétaitbienrevenuedesonpassé,maisGaëlleluiavaitrecommandédenepaslabrusquer.Lemieuxquiluirestaitàfaire,c’étaitdormir.Ophéliebâillajusqu’auxlarmes.Illuisemblaitqu’elleavaitunevieentièredesommeilàrattraper.
Ellearrachasonbonnetdesoubrette,défitsontablier,déchaussasessouliersduboutdesorteilsetselaissatomberaufondd’unfauteuil.Lorsqu’ellesemitàsurvolerlesforêts,lesvillesetlesocéans,Ophélie sut qu’elle était en train de rêver.Elle parcourait la surface du vieuxmonde, celui qui neformaitqu’uneseulepièce,aussi rondqu’uneorange.Elle levoyaitavecuneprofusiondedétails.Lesricochetsdusoleilsur l’eau, lesfeuillagesdesarbres, lesboulevardsdesvilles, tout luisautaitauxyeuxavecunenettetéparfaite.
Soudain, l’horizonfutbarréparun immensehaut-de-forme.Lechapeaugrandit,grandit,granditet,endessous,ilyavaitlesourireaigre-douxd’Archibald.Ilemplitbientôttoutlepaysage,ouvrantentresesmainsleLivredeFarouk.–Jevousavaispourtantprévenue,dit-ilàOphélie.Toutlemondedétestel’intendantetl’intendant
détestetoutlemonde.Vousêtes-vousdonccrueàcepointexceptionnellepourdérogeràlarègle?Ophéliedécidaqu’ellen’aimaitpascerêveetrouvritlesyeux.Malgrélachaleurducalorifère,elle
grelottait.Ellesoufflacontresapaumequiluirenvoyaunehaleinechaude.Unpeudefièvre?Elleselevapoursechercherunecouverture,maisBerenildeetlatanteRoselinesepartageaientdéjàcellesdelachambre.Ironiedusort,ilnerestaitpourOphéliequelegrandmanteaudeThorn.Ellen’étaitpas orgueilleuse au point de le bouder. Elle retourna à son fauteuil et se roula en boule dans lemanteau.Lecarillondel’horlogerésonna,maisellen’eutpaslecouragedecompterlescoups.Lefauteuilmanquaitdeconfort,ilyavaittropdemondelà-dedans.Ilfallaitcéderdelaplaceaux
ministres avec leursmoustachesarrogantes.Allaient-ilsdonc se taire ?Ophélienepourrait jamaisdormir avec tous ces verbiages.Et dequoi parlaient-ils ?Dumanger et duboire, évidemment, ilsn’avaientquecesmots-lààlabouche.«Lesprovisionsviennentàmanquer!»,«Levonsunetaxe!»,«Punissonslesbraconniers!»,«Discutons-enautourd’unetable!»Ophélien’éprouvaitquedelarépugnancepourleurénormeventre,maisaucunnel’écœuraitdavantagequeFarouk.Sonexistencemême était une erreur. Ses courtisans lui jetaient de la poudre auxyeux, l’enivraient de plaisirs ettiraientlesrênesdupouvoiràsaplace.Non,décidément,Ophélienepourraitjamaissereposerici.Elle aurait vouluquitter cet endroit, allerdehors, levraidehors, avalerduvent à s’envitrifier lespoumons,mais le temps lui faisait défaut. Le temps lui faisait toujours défaut. Elle siégeait à destribunaux,desconseilsd’assises,desparlements.Ellesemettaitdansuncoin,écoutaitlesavisdesunset des autres, délibérait parfois, quand ces idiots se précipitaient tête baissée dans une impasse.Detoutemanière,c’étaientleschiffresquidécidaient.Leschiffresnesetrompentjamais,n’est-cepas?Lepotentieldesressources,lenombred’habitants,çac’estduconcret.Alorscepetitgrassouillet,là,qui réclameplusqu’ilne luiestdû, il repartirabredouille,maudiraOphéliesouscape,seplaindrad’elleetpuisc’esttout.Lesplaintes,Ophélieenrecevaitunedosequotidienne.Ellenecomptaitpluslesennemis,maissa logique imparable l’emportait toujourssur leur interprétation tendancieusedupartage.Ilsavaientdéjàessayédeluicollerungreffierauxfesses,pourvérifier,hein,sisonintégritéétait sans faille. Et ils s’étaient cassé les dents, parce qu’elle ne se fiait qu’aux chiffres. Ni à saconscience,niàl’éthique,seulementauxchiffres.Alors,ungreffier!Quoiquecefûtlàunepenséebizarre,parcequeOphélieserenditcomptesoudainqu’elleétaitelle-
même greffière. Une greffière à la mémoire astronomique, désireuse de faire ses preuves,inexpérimentée.Unejeunegreffièrequinesetrompaitjamaisetçafaisaitenragerlevieilintendant.Ilvoyaitenelleuninsectenuisible,uneopportunisteprêteàlepousserdansl’escalierpourusurpersaplace.Quelcrétin ! Ilnesaurait jamaisque,derrièresessilencesbutés,ellenerecherchaitquesonapprobationetqu’unepersonneaumoinssesentiraitendeuillée le jourdesamort.Maisça,c’étaitbienplustard.Pour lemoment,Ophélie se tordait de douleur.Du poison.C’était si prévisible, elle ne pouvait
faire confiance à personne, à personne sauf à sa tante. Allait-elle mourir ici, sur ce tapis ? Non,Ophélieétaitloindelamort.Ellen’étaitqu’unefillettequipassaitsesjournéesàjouerauxdés,seuleetsilencieusedanssoncoin.Berenildeessayaitpartouslesmoyensdeladistraire,elleluiavaitmêmeoffert une bellemontre en or,maisOphélie préférait les dés. Les dés étaient aléatoires, pleins desurprises;ilsn’étaientpasimmanquablementdécevantscommelesêtreshumains.Ophéliesesentitmoinsamère tandisqu’elle rajeunissaitencore.Ellecouraitàenperdrehaleine
danslademeuredeBerenilde.Elleessayaitderattraperunadolescentdéjàbienbâtiquilanarguaitduhautdesescaliersenlui tirant la langue.C’étaitsonfrère,Godefroy.Enfin,demi-frère,ellen’avait
pasledroitdedirefrère.C’étaitimbécilecommeexpression,cen’étaittoutdemêmepasunemoitiéde garçon qui galopait juste devant elle. Et ce n’était pas une moitié de fille qui, au détour d’uncouloir, se jetait dans ses jambes en riant aux éclats. Ophélie aimait bien quandBerenilde invitaitGodefroyetFreyja,mêmes’ilsluifaisaientparfoismalavecleursgriffes.Enrevanche,ellen’aimaitpasquandleurmèrevenaitaveceuxetposaitsurelleunregardécœuré.Ophéliedétestaitceregard.C’était un regard qui déchirait la tête, qui torturait de l’intérieur sans que personne voie quelquechose.Ophéliecrachaitdanssonthépoursevenger.Maisça,c’étaitaprès,bienaprèsladisgrâcedesa mère, bien après la mort de son père, bien après que sa tante l’avait prise sous sa protection.Maintenant, Ophélie joue à son jeu préféré avec Freyja, sur les remparts, à cette rare période del’année où il fait suffisamment doux pour profiter du soleil. Le jeu des dés, des dés taillés parGodefroylui-même.Freyjaleslance,décidedelacombinaisondeschiffres–«tulesadditionnes»,«tulesdivises»,«tulesmultiplies»,«tulessoustrais»–etpuisellevérifiesursonboulier.Lejeuenlui-même ennuieOphélie. Elle l’aurait préféré plus corsé, avec des fractions, des équations et despuissances,maisdesurprendreàchaquefoiscetteadmirationdansl’œildesasœur,çaluichauffelededans.QuandFreyjalancelesdés,ellesesentenfinexister.Unealarmeretentit.Ophéliebattitdespaupières,stupide, torduedanssonfauteuil.Tandisqu’elle
démêlait les coulées de cheveux qui s’étaient prises dans ses lunettes, elle promena unœil hagardautourd’elle.D’oùvenaitcebruit?L’ombreendormiedeBerenildeétaitimmobilederrièrelerideaudubaldaquin.La flammedesbecsdegazgrésillait sereinement.La tanteRoseline ronflait sur sondivan. Ophélie mit un long moment à comprendre que c’était la sonnerie du téléphone qu’elleentendait.Ilfinitparsetaire,déposantdanslesappartementsunsilenceassourdissant.Ophélie s’arracha de son fauteuil, raide de partout, la tête bourdonnante. La fièvre avait dû
retomber,maissesjambesétaienttoutengourdies.Ellesepenchasursatante,dansl’espoirdelavoirenfinouvrir lesyeux,maiselledutserésoudreàpatienterencore;Gaëlleavaitditqu’ellereferaitsurface d’elle-même, il fallait lui faire confiance. Elle marcha d’un pas mou jusqu’au cabinet detoilette, retroussa lesmanches trop longues dumanteau de Thorn, ôta ses gants, plia ses lunettes,ouvritlerobinetetrinçaabondammentsonvisage.Elleavaitbesoindesenettoyerdetouscesrêvesétranges.Ellecroisasonregardmyopedanslemiroirau-dessusdulavabo.Sonpansements’étaitdécolléet
laplaieàsajoueavaitencoresaigné.Cefutquandelleremitsesgantsqu’ellevituntrouparlequelpointaitsonpetitdoigt.–Ahça,murmura-t-elleenl’examinantdeplusprès.Voilàcequiarriveàforcedegrignoterles
coutures.Ophélie s’assit sur le bord de la baignoire et contempla le manteau immense dont elle s’était
enveloppée.Avait-elle lu les souvenirs de Thorn à cause du trou à son gant ? C’était unmanteaud’adulte et elle était remontée jusqu’à son enfance, il devait y avoir autre chose. Elle fouilla lespoches et finit par trouver ce qu’elle cherchait sous une couture de la doublure. Deux petits dés,maladroitementsculptésàlamain.C’étaienteuxqu’elleavaitlus,bienmalgréelle.Ophélielesobservaavecnostalgie,unecertainetristessemême,puiselleseressaisitenrefermant
le poing. Elle ne devait pas confondre les émotions deThorn avec les siennes.Cette pensée la fitsourciller.LesémotionsdeThorn?Si cecalculateur enavait euun jour, il avaitdû lesperdreenchemin.Sansdoutelavien’avait-ellepasététendreaveclui,maisOphélien’étaitpasdisposéeàsemontrercompatissante.Elle sedébarrassadumanteau commeelle aurait retiréunepeauqui ne lui appartenait pas.Elle
changea son pansement, traîna les pieds dans le petit salon et consulta la pendule.Onze heures, lamatinéeétaitbienavancée.LesDragonsavaientdûpartirpourlachassedepuislongtemps;Ophélie
futravied’avoiréchappéàcetteobligationfamiliale.Lasonneriedutéléphoneretentitdenouveau,tantetsibienqu’ilfinitparréveillerBerenilde.–Audiablecetteinvention!s’agaça-t-elleenrepoussantlerideaudesonlit.Berenildenedécrochapaspourautant.Sesmainstatouéess’envolèrentcommedespapillonspour
regonflerlesondulationsblondesdesescheveux.Lesommeilluiavaitrenduunefraîcheurdejeunefille,maisilavaitfroissésabellerobedescène.–Faites-nousdoncducafé,chèrepetite.Nousallonsenavoirgrandbesoin.Ophélieétaitdumêmeavis.Elleposaunecasseroled’eausur lagazinière, faillitmettre le feuà
songantengrattantuneallumette,puisfittournerlemoulinàcafé.ElleretrouvaBerenildeaccoudéeàlapetitetabledusalon,lementonappuyésursesdoigtsentrelacés,lesyeuxplongésdanssaboîteàcigarettes.–Ai-jefuméàcepoint,hier?Ophélie posa une tasse de café devant elle, ne jugeant pas essentiel de lui apprendre qu’une
mécaniciennes’étaitserviedanssaréserve.Dèsqu’ellepritplaceàlatable,Berenildeposaunregardcristallinsurelle.–Jen’aipasunsouvenirtrèsétoffédenotreconversationd’hier,maisj’ensaissuffisammentpour
décréterquel’heureestgrave.Ophélieluitenditlesucrier,dansl’attenteduverdict.–Enparlantd’heure,oùensommes-nous?demandaBerenildeavecunregardpourlapendule.–Onzeheurespassées,madame.Cramponnéeàsapetitecuillère,Ophéliesepréparaà la foudrequiallaits’abattresur la table.«
Comment donc !Et l’idée deme tirer du lit n’a pas traversé un instant votre petite tête d’oiseau ?Ignorez-vousàquelpointcettepartiedechasseétaitsignificativepourmoi?Parvotrefaute,onvametraiterdefaible,debonneàrien,devieillarde!»Iln’enfutrien.Berenildeplongeaunsucredanssoncaféetsoupira.–Tantpis.Pourêtrefranche,j’aicessédepenseràcettechasseàl’instantmêmeoùFaroukaposé
lesyeuxsurmoi.Ethonnêtement,ajouta-t-elleavecunsourirerêveur,ilm’aépuisée!Ophélieportasatasseàseslèvres.C’étaitlegenrededétailsdontelleseseraitvolontierspassée.–Votrecaféest infect,déclaraBerenildeentordantsajolie lèvre.Vousn’avezdécidémentaucun
talentpourlavieensociété.Ophéliedevaitreconnaîtrequ’ellen’avaitpastort.Elleavaitbeauajouterdusucreetdulait,elle
peinaitàboiresatasse.–Jecroisquelechevaliernenouslaissepaslechoix,repritBerenilde.Quandbienmêmejevous
donneraisunautrevisageetuneautreidentité,cetenfantvousmettraitànuenunclind’œil.Lesecretdevotreprésenceiciestentraindes’effilocher.Dedeuxchosesl’une:oubiennousvouscherchonsune meilleure cachette jusqu’au jour du mariage… (les ongles longs et lisses de Berenildepianotèrentsurl’ansedesatasseenporcelaine)…oubienvousfaitesvotreentréeofficielleàlacour.D’uncoupdeserviette,Ophélieessuya lecaféqu’ellevenaitderépandresur lanappe.Elleavait
envisagé cette possibilité,mais cela lui coûtait de se l’entendredire.Aupoint où elle en était, ellepréféraitencorejouerlesvaletsdeBerenildeplutôtquelesfiancéesdeThorn.Berenildeserenversacontreledossierdesonfauteuiletcroisalesmainssursonventrearrondi.–Évidemment,sivousvoulezsurvivrejusqu’àvosnoces,celanepeutsefairequ’àunecondition
etuneconditionseulement.IlfautquevoussoyezlapupilleattitréedeFarouk.–Sapupille?répétaOphélieenarticulantchaquesyllabe.Quellessontlesqualitésrequisespour
mériteruntelhonneur?–Dansvotresituation,jecroisquevousvoussuffisezenvousseule!laraillaBerenilde.Farouk
brûledevousconnaître,vousreprésentezbeaucoupàsesyeux.Beaucouptrop,enfait.C’estlaraison
pourlaquelleThornatoujourscatégoriquementrefuséquevouslefréquentiezdeprès.Ophélieremontaseslunettessursonnez.–Qu’entendez-vousparlà?–Si j’en avais la plus petite idée, vous neme verriez pas hésiter ainsi, s’irritaBerenilde.Allez
savoiravecFarouk,ilesttellementimprévisible!Cequejeredoute,cesontsesimpatiences.Jeluiaicachéjusqu’àcejourvotreprésencedanssapropreCitacielle,savez-vouspourquoi?Ophéliesepréparaitdéjàaupire.–Parceque je redoutequ’il vous essaie d’ores et déjà sur sonLivre.L’issued’une telle lecture
m’épouvante.Sivouséchouez,cedontjenedoutepasétantdonnélesdéboiresdevosprédécesseurs,jecrainsqu’ilneselaissealleràunmouvementd’humeur.Ophélierenonçaàterminersoncaféetreposalatassesursasoucoupe.–Vous êtes en train demedire qu’il pourraitme punir si je ne lui apporte pas une satisfaction
immédiate?– Il ne voudra certainement pas vous faire souffrir, soupira Berenilde, mais je crains que la
conséquencenesoitlamêmeaufinal.Tantd’autresyontlaisséleurespritavantvous!Etlui,enfantqu’ilest, il regrettera trop tard,commeà l’accoutumée.Farouknesefaitpasà lavulnérabilitédesmortels,enparticulierceuxquin’ontpashéritédesespouvoirs.Entresesmains,vousêtesunfétudepaille.–Ilneseraitpasunpeuidiot,votreespritdefamille?Berenilde considéraOphélie avec stupeur,mais celle-ci soutint son regard sans ciller.Elle avait
vécutropdechosesdernièrementpourgarderpluslongtempssespenséespourelle.–Voilà legenredeproposquiécourterontvotreséjourparminoussivous les lâchezenpublic,
l’avertitBerenilde.–Qu’est-cequirendleLivredeFarouksidifférentdeceluid’Artémis?demandaOphélied’unton
professionnel.Pourquoil’unserait-illisibleetl’autrenon?Berenildehaussauneépaulequis’échappadesarobeavecsensualité.–Pour être honnête avecvous,ma fille, jem’intéressede très loin à cette affaire. Je n’ai vu ce
Livrequ’uneseulefoisetcelam’asuffi.C’estunobjetparfaitementhideuxetmalsain.Ondirait…–Delapeauhumaine,murmuraOphélie,ouquelquechosequiyressemble.Jemedemandaissiun
élémentparticulierentraitdanssacomposition.Berenildeluiadressauneœilladepétillantedemalice.–Cela,cen’estpasvotreaffaire,c’estcelledeThorn.Contentez-vousdel’épouser,deluidonner
votrepouvoirfamilialetquelqueshéritiersaupassage.Onnevousdemanderiendeplus.Ophélie serra les lèvres, piquée au vif. Elle se sentait niée en tant que personne et en tant que
professionnelle.–Danscecas,quesuggérez-vousquenousfassions?Berenildeseleva,l’airrésolu.–JevaisraisonnerFarouk.Ilcomprendraqu’ildoit,danssonpropreintérêt,assurervotresécurité
jusqu’aumariageet,surtout,nerienattendredevous.Ilm’écoutera,j’aidel’influencesurlui.Thornserafurieuxcontremoi,maisjenevoispasdemeilleuresolution.Ophéliecontemplalalumièrequis’agitaitàlasurfacedesoncafé,perturbéeparsesmouvements
decuillère.Qu’est-cequirendraitThornfurieux,envérité?Qu’oncausâtdutortàsafiancéeouquecelle-cidevîntinutilisableavantmêmed’avoirservi?«Etensuite?»sedemanda-t-elleavecamertume.Quandelleluiauraittransmissondonetqu’ilen
auraitusé,qu’adviendrait-ild’elle?SavieauPôleneserésumerait-elledoncplusqu’àboireduthéetfairedespolitesses?« Non, décida-t-elle en observant son visage renversé dans le creux de sa cuillère, je veillerai
personnellementàmeconstruireunautreavenir,neleurendéplaise.»LehoquetstupéfaitquepoussaBerenildetiraOphéliedesesréflexions.LatanteRoselinevenaitde
seredressersurledivanpourposersurlapenduleunregardbienaiguisé.–Nomd’unetrotteuse,pesta-t-elle,bientôtmidietjetraînetoujoursaulit.Lesidéesnoiresd’Ophélievolèrentaussitôtenéclats.Elleselevasiprécipitammentdesachaise
qu’ellelarenversasurletapis.Berenildeserassitaucontraire,lesmainssurleventre,éberluée.–MadameRoseline?Vousêtesbienlà,parminous?LatanteRoselinepiquadesépinglesdanssonchignondéfait.–Ai-jel’aird’êtreailleurs?–C’esttoutbonnementimpossible.–Plusjevouscôtoie,moinsjevouscomprends,marmonnalatanteRoseline,lessourcilsfroncés.
Ettoi,qu’est-cequetuasàsourireainsi?demanda-t-elleensetournantversOphélie.Tuesenrobe,àprésent?C’estquoi,cepansementsurtajoue?Saperlotte,oùest-cequetuesalléet’accrocher?LatanteRoselineluisaisitlamainetlouchasursonpetitdoigtquisemblaitfairecoucouàtravers
letrou.–Tuvastemettreàlireàtortetàtravers!Oùsonttespairesderechange?Passe-moitongant,que
jeteleravaude.Etbaissedonccesourire,tumedonnesfroiddansledos.Ophélie eut beau faire, elle ne parvint pas à le ravaler ; c’était cela ou pleurer. De son côté,
Berenildenese remettaitpasdesa surprise, tandisque la tanteRoselinesortait laboîtedecoutured’unearmoire.–Meserais-jetrompée?Ophélieavaitpitiéd’elle,maisellen’allaitcertainementpas luiexpliquerqu’elleavait faitappel
auxservicesd’uneNihiliste.Lasonneriedutéléphonemuralretentitànouveau.–Letéléphonesonne,fitremarquerlatanteRoselineavecsoninébranlablesensdesréalités.C’est
peut-êtreimportant.Berenildeacquiesça,songeusesursachaise,puisellelevalesyeuxversOphélie.–Répondez,mafille.LatanteRoseline,quipassaitunfilàtraverslechasdesonaiguille,sedécomposa.–Elle?Maissavoix?Sonaccent?–Letempsdessecretsestterminé,décrétaBerenilde.Répondez,chèrepetite.Ophélieinspira.Sic’étaitArchibald,celaferaitunfameuxprologuepoursonentréeenscène.Mal
à l’aise,elledécrochalecombinéen ivoireavec laseuledesesmainsquiétaitencoregantée.Elleavaitdéjàvusesparentsseservird’untéléphonequelquefois,maisellen’enavait jamaisutiliséunelle-même.Àpeineappuya-t-ellelecornetcontresonoreillequ’uncoupdetonnerreluidéchiraletympan.–Allô!Ophéliefaillitlâcherlecombiné.–Thorn?Un silence brutal se fit, entrecoupé par la respiration suffoquée deThorn.Ophélie luttait contre
l’enviedeluiraccrocheraunez.Elleauraitpréféréréglersescomptesavecluifaceàface.Sijamaisilavaitl’aplombdesefâchercontreelle,ellel’attendaitdepiedferme.–Vous?lâchaThornduboutdeslèvres.Trèsbien.C’est…c’esttrèsbien.Etmatante,elleest…
est-elleprèsdevous?Ophélieécarquillalesyeux.Desbégaiementsaussiconfus,danslabouchedeThorn,c’étaitpourle
moinsinhabituel.–Oui,noussommesfinalementrestéestouteslestroisici.
Dans le cornet, elle entendit Thorn retenir sa respiration. C’était impressionnant de pouvoirl’entendreainsi,commes’ilsetenaittoutprès,sansavoirsonvisagedevantlesyeux.– Vous voulez sans doute lui parler ? proposa Ophélie d’un ton froid. Je crois que vous avez
beaucoupàvousdire.Cefutaumomentoùellenel’attendaitplusqueladéflagrationseproduisit.–Restéesici?tonnaThorn.Voilàdesheuresquejem’évertueàvousjoindre,quejemecogneà
votreporte!Avez-vouslamoindreidéedecequej’ai…Non,évidemment,celanevousamêmepaseffleurée!Ophélieéloignalecornetdequelquescentimètres.EllecommençaitàcroirequeThornavaitbu.–Vousêtesentraindemecreverl’oreille.Vousn’avezpasbesoindecrier,jevousreçoistrèsbien.
Pourvotregouverne,midin’apasencoresonné,nousvenonstoutjustedenousréveiller.–Midi?répétaThorn,interloqué.Comment,nomdenom,peut-onconfondremidietminuit?–Minuit?s’étonnaOphélie.–Minuit?reprirentenchœurBerenildeetRoseline,derrièreelle.–Vousn’êtesdoncaucourantderien?Vousdormiezpendanttoutcetemps?LavoixdeThornétaithérisséed’électricitéstatique.Ophéliesecramponnaaucombiné.Iln’avait
pasbu,c’étaitbienplusgravequecela.–Ques’est-ilpassé?chuchota-t-elle.Unnouveausilenceemplitletéléphone,silongqu’Ophéliecrutquelacommunicationétaitcoupée.
QuandThornrepritlaparole,savoixavaitretrouvésonintonationdistanteetsesaccentsdurs.–Jevousappelledepuislecabinetd’Archibald.Compteztroisminutesletempsquejemontevous
rejoindre.N’ouvrezpasvotreporteavant.–Pourquoi?Thorn,quesepasse-t-il?–Freyja,Godefroy,lepèreVladimiretlesautres,dit-ilaveclenteur.Ilsembleraitqu’ilssoienttous
morts.
L’ange
Berenildeétaitdevenuesiblanchequ’OphélieetlatanteRoselinelasoutinrentchacuneparunbraspourl’aideràselever.Ellefitpreuvenéanmoinsd’uncalmeolympientandisqu’elleleurfaisaitsesrecommandations.–Ce qui nous attend, de l’autre côté de cette porte, ce ne sont que des vautours.Ne répondez à
aucunedeleursquestions,évitezdevousmontreràlalumière.Berenilde saisit sa petite clef sertie de pierres précieuses et l’introduisit dans la serrure. D’un
simpledéclic,ellelesfitbasculertouteslestroisdansl’effervescenceduClairdelune.L’antichambrevoisineavaitétéinvestieparlesgendarmesetparlesnobles.Toutn’étaitqueconfusion,bruitsdepas,exclamations étouffées. Dès qu’ils virent la porte s’entrouvrir, le silence se fit. Chacun dévisageaBerenildeavecunecuriositémalsaine,puislesquestionsjaillirentcommeunfeud’artifice.–MadameBerenilde,onnousarapportéquevotrefamilleentièreapériàcaused’unebattuemal
orchestrée.LesDragonsauraient-ilsusurpéleurréputationdechasseurshorspair?–Pourquoin’étiez-vouspasaveclesvôtres?L’onditquevousavezeudesmotsaveceux,pasplus
tardqu’hier.Auriez-vousdonceulepressentimentdecequiallaitadvenir?–Votreclanadisparu,pensez-vousquevotreplaceàlacoursoittoujourslégitime?Désabusée, Ophélie entendait toutes ces médisances sans voir ceux qui les prononçaient. La
silhouettedeBerenilde,dresséecourageusementdansl’entrebâillementdelaporte,occultaitsavisionde l’antichambre. Elle affrontait les attaques en silence, les mains croisées sur sa robe, guettantThorn.Ophélieseraiditquandelleentenditunefemmeprendrelaparole.– La rumeur circule que vous cacheriez une liseuse d’Anima. Se trouve-t-elle dans ces
appartements?Pourquoinenouslaprésenteriez-vouspas?La femme poussa un cri et plusieurs voix protestèrent. Ophélie n’eut pas besoin d’assister à la
scènepourcomprendrequeThornvenaitd’arriveretrefoulaittoutcebeaumonde.–Monsieurl’intendant,ladisparitiondeschasseursaffectera-t-ellenotregarde-manger?–Quellesmesuresenvisagez-vousdeprendre?Pour seule réponse,Thornpoussa sa tante à l’intérieur, fit entrerArchibald et un autre homme,
puisfermalesappartementsàclef.Levacarmedel’antichambres’évanouitaussitôt;ilsavaientfaitunbondhorsdel’espace.Berenildes’élançaalorsversThorndansunélanquilesrenversatouslesdeuxcontrelaporte.Elleserradetoutessesforcessongrandcorpsmaigrequiculminaitunetêteau-dessusd’elle.–Mongarçon,jesuistellementsoulagéedetevoir!Raidecommeunpiquet,Thornneparutpassavoirquoifairedesesbrasdémesurémentlongs.Il
enfonçasesyeuxd’épervieràtraversleslunettesd’Ophélie.Ellenedevaitpasressembleràgrand-choseavecsonvisageabîmé,sescheveuxdéferlants,sarobedesoubrette,sesbrasnusetunemaingantéesurdeux,maisriendetoutcelanelamettaitmalàl’aise.Cequilamettaitmalàl’aise,c’étaitd’êtrepleined’unecolèrequ’ellenepouvaitpasexprimer.ElleenvoulaitàThorn,maisétantdonnélescirconstances,elleétaitincapabledel’accabler.Ophélie fut tirée de cet embarras pour plonger aussitôt dans un autre. Archibald s’inclina
profondémentdevantelle,sonhaut-de-formecontrelapoitrine.–Meshommages,fiancéedeThorn!Commentdiantreavez-vousatterrichezmoi?
Son visage d’ange, pâle et délicat, l’honora d’un clin d’œil complice. Comme on pouvait s’yattendre,lapetiteimprovisationd’Ophéliedanslejardinauxcoquelicotsnel’avaitpasabusé.Restaitàespérerqu’ilnechoisiraitpasprécisémentcesoirpourlatrahir.–Pourrais-jeconnaîtreenfinvotrenom?insista-t-ilavecunfrancsourire.–Ophélie,réponditBerenildeàsaplace.Sivouslevoulezbien,nousferonslesprésentationsune
autrefois.Nousavonsàparlerd’affairesautrementpluspressantes.Archibaldl’écoutaàpeine.SesyeuxlumineuxexaminaientOphélieavecplusd’attention.–Avez-vousétévictimedemaltraitance,petiteOphélie?Elle fut bien en peine de lui répondre. Elle n’allait tout de même pas accuser ses propres
gendarmes,non?Commeellebaissaitlesyeux,ArchibaldpassaundoigtsurlepansementàsajoueavecunetellefamiliaritéquelatanteRoselinetoussacontresonpoing.Thorn,quantàlui,fronçalessourcilsàs’enfendrelefront.–Nousnoussommesréuniscesoirpourcauser,déclaraArchibald.Alors,causons!Il se renversadansun fauteuil et jucha ses souliers troués surun repose-pied.La tanteRoseline
prépara du thé. Thorn plia chacun de sesmembres sur le divan,mal à l’aise aumilieu de tout cemobilier féminin. Quand Berenilde s’assit près de lui et s’abandonna contre l’épaulette de sonuniforme, il ne lui accorda pas un regard ; ses yeux de fer suivaient lesmoindres faits et gestesd’Ophélie. Incommodée, elle ne savait trop où se mettre, ni comment occuper ses mains. Elle sereculadansuncoindelapiècejusqu’àseheurterlatêtecontreuneétagère.L’homme qui était entré avec Thorn et Archibald se tint debout au milieu du tapis. Vêtu d’une
épaissefourruregrise,iln’étaitpastoutjeune.Sonnezproéminent,rougiparlacouperose,dominaitunvisagemalrasé.Ilbriquaitsessoulierssalescontresonpantalonpourlesrendreplusprésentables.–Jan,ditArchibald,faitesvotrerapportàMmeBerenilde.–Unesaleaffaire,marmonnal’homme.Unesaleaffaire.Ophélien’avaitpaslamémoiredesvisages,aussimit-elleunmomentàserappeleroùellel’avait
déjàvu.C’étaitlegarde-chassequilesavaitescortésjusqu’àlaCitacielle,lejourdeleurarrivéeauPôle.–Nousvousécoutons,Jan,ditBerenilded’unevoixdouce.Exprimez-vouslibrement,vousserez
récompensépourvotresincérité.–Unmassacre,machèredame,grognal’homme.Sij’enairéchappémoi-même,c’estparmiracle.
Unvraimiracle,dame.IlsaisitmaladroitementlatassédethéqueluiservitlatanteRoseline,lavidabruyamment,laposa
surunguéridonetsemitàagiterlesmainscommedesmarionnettes.–Jevaisvousrépétercequej’airacontéàM.votreneveuetàM.l’ambassadeur.Votrefamille,là
enbas,elleétaittouteaugrandcomplet.Yavaitmêmetroisgosses,quejeconnaissaispasencoreleurbouille.Excusezsijevousparaisrude,maisjedoisrienvouscacher,hein?Alors,j’aimeautantvousprévenirquevotreabsence,dame,aétévertementcritiquée.Commequoivousreniiezlesvôtres,quevousvous apprêtiez à fondervotrepropre lignée et que ça, ils l’avaient bien compris.Et que la «fiancéedubâtard»,pourreprendreleursmots–quej’auraishonte,moi,d’ensortirdepareils–,ilsnelareconnaîtraientjamais,niellenilesmiochesquiluipousseraientdansletiroir.Là-dessus,onalancélabattuecommeonfaitchaqueannée.Moiquiconnaislaforêtcommemapoche,j’aijouémonrôleet je leuraichoisidesBêtes.Pas les femellesengrossées,hein,ça,onne touche jamais.Maisj’avais trois gros mâles, là, à vous fournir de la viande pour l’année. Y avait plus qu’à ratisser,cerner,isoleretabattre.Laroutine,quoi!Ophélie l’écoutait avec une appréhension croissante. Cet homme avait un accent à couper au
couteau,maisellelecomprenaitmieuxaujourd’hui.– J’ai jamais vu ça, jamais. Les Bêtes, elles se sont mises à débouler de partout, de manière
complètementimprévisible,l’écumeàlagueule.Commepossédées.Alorsça,lesDragons,ilsysontallésàcoupsdegriffesetilsonttailladédanslevif,encore,encoreetencore.MaislesBêtes,ilyenavaittoujoursdenouvelles,çan’enfinissaitplus!Ellesontpiétinéceuxqu’ellesn’ontpasmangés.J’aicru…Bonsang,j’aicruquemadernièreheureétaitarrivée,etpourtantjeconnaismonmétier.Tapie dans son coin, Ophélie ferma les yeux. Hier, elle avait souhaité ne plus revoir sa belle-
famille.Jamais,augrandjamaisellen’auraitvouluqueçaseconclûtdecettemanière.EllepensaauxsouvenirsdeThorn,ellepensaàGodefroyetàFreyjaquandilsétaientenfants,ellepensaauxtripletsque le père Vladimir était si fier de conduire à la chasse… Toute la nuit, Ophélie s’était sentieétoufféeparuneatmosphèred’orage.Lafoudreavaitbeletbienfinipartomber.Le garde-chasse frotta son menton où poussait une barbe drue. Ses yeux se vidèrent de leur
substance.–Vousallezpenserquejeperdslenord,quemêmemoiquandjem’écoutejemetrouvedérangé.
Unange,dame,unangem’asauvéducarnage.IlestapparuaumilieudelaneigeetlesBêtes,ellessontrepartiesdoucescommedesagneaux.C’estgrâceàluiquej’aiétéépargné.Unmiracleépatant…saufvotrerespect,madame.L’hommedébouchaunflacond’alcooletenbutquelqueslampées.– Pourquoi moi ? dit-il en s’essuyant les moustaches de sa manche. Pourquoi cet angelot m’a
sauvé,moi,etpaslesautres.Ça,jecomprendraijamais.Interloquée,OphélieneputretenirunregardencoulissepourépierlaréactiondeThorn,maiselle
futincapablededevinersonétatd’esprit.Ilfixaitsamontreàgoussetdepuisunlongmoment,commesilesaiguilless’étaientarrêtées.–Vousmeconfirmezdoncquetouslesmembresdemafamillesontmortsaucoursdecettechasse
?demandaBerenilded’untonpatient.Absolumenttous?Legarde-chassen’osaitregarderpersonneenface.–Nousn’avonstrouvéaucunsurvivant.Certainscorps,ilssontméconnaissables.Jevousjuresur
maviequenouséplucheronscetteforêtaussilongtempsquenécessairepourrassemblerlescadavres.Leuroffrirune sépulturedécente,vouscomprenez?Etqui sait,hein? l’angeenapeut-être sauvéd’autres?Berenildeétiraunsourirevoluptueux.–Vousêtesnaïf!Àquoiressemblait-ildonc,cechérubintombéduciel?Àunenfantbienhabillé,
blondcommelesblés,adorablementjoufflu?Ophéliesoufflacontre leverredeses lunetteset lesessuyadanssarobe.Lechevalier.Encoreet
toujourslechevalier.–Vousleconnaissez?s’effaral’homme.Berenilde libéra un rire retentissant. Thorn sortit de sa léthargie et abaissa sur elle un regard
tranchantpour l’enjoindrede se ressaisir.Elle était très roseet sesboucles roulaient sur ses jouesavecunenégligencequineluiressemblaitpas.–DesBêtes possédées, c’est bien cela ?Votre ange leur a soufflé dans la cervelle des illusions
telles que seule une imagination vicieuse peut en concevoir. Des illusions qui les ont enragées,affamées,puisqu’iladissipéesd’unclaquementdedoigts.Berenildejoignitlegesteàlaparoleavectellementdesuperbequelegarde-chasseeneutlesouffle
coupé.Impressionné,ilécarquillaitdesyeuxgrandscommedesassiettes.–Savez-vouspourquoicepetitangevousaépargné?poursuivitBerenilde.Pourquevouspuissiez
medépeindre,danslesmoindresdétails,lafaçondontmafamilleaétémassacrée.– C’est une accusation très sérieuse, chère amie, intervint Archibald en pointant du doigt son
tatouagefrontal.Uneaccusationdevantunemultitudedetémoins.Seslèvresseretroussèrentenunsourire,maisc’étaitàOphéliequ’illedestina.Àtraverslui,toute
laToileassistaitàlascèneetellefaisaitpartieduspectacle.En un battement de paupières, Berenilde se recomposa un visage serein. Sa poitrine, qui se
soulevaitparsaccades,s’apaisaenmêmetempsquesarespiration.Sachairredevintblanchecommedelaporcelaine.–Uneaccusation?Ai-jeseulementavancéunnom?Archibaldportasonattentionaufonddesonhaut-de-formepercé,àcroirequ’il trouvaitce trou
pluspassionnantquetouteslespersonnesprésentes.–J’aicru,envousécoutant,quecet«ange»nevousétaitpasétranger.BerenilderelevalesyeuxversThornpourleconsulter.Toutraidesurledivan,illuiréponditd’un
regard acéré. Du fond de son silence, il semblait lui ordonner : « Jouez le jeu. » Cet échangesilencieux n’avait duré qu’un instant,mais il permit àOphélie demesurer à quel point elle s’étaittrompée surThorn.Elle avait longtempsvu en lui lamarionnette deBerenilde, alors qu’il n’avaitjamaiscessédetirerlesficelles.– Je suis bouleversée par lamort dema famille,murmuraBerenilde avec un faible sourire.La
douleurm’égare.Cequis’estréellementpasséaujourd’hui,nulnelesaitetnulnelesaurajamais.Regarddemiel,visagedemarbre,elleseproduisaitànouveausur lesplanchesd’un théâtre.Le
pauvreJan,déconcertéaupossible,necomprenaitplusàrienàrien.Ophélie, elle, ne savait trop quoi penser de tout ce qu’elle venait d’entendre. En lançant les
gendarmescontreMime,enemprisonnantl’espritdelatanteRoseline,enpoussantlapauvreservanteàsedéfenestrer,lechevalieravait-ilmanœuvrépourretenirBerenildeicietl’empêcherd’assisteràcettechasse?Cen’étaitqu’unehypothèse.Cen’étaienttoujoursquedeshypothèses.Cetenfantétaitredoutable.Sonombreflottaitsurchaquecatastrophe,maisonnepouvaitjamaisl’accuserderien.–Nousconsidéronsdoncl’affairecommeclassée?badinaArchibald.Undéplorableaccidentde
chasse?Ilyenavaitaumoinsun,cesoir,quiserégalaitdelasituation.Ophéliel’auraittrouvédétestablesi
ellen’avaiteulesentimentquechacunedesesinterventionsvisaitàprotégerBerenildedesespropresétatsd’âme.–Provisoirement,dumoins.Tous les regards affluèrent vers Thorn. C’étaient les premiers mots qu’il prononçait depuis le
débutdeleurpetiteréunion.–Cela tombe sous le sens, ditArchibald avec une pointe d’ironie. Si l’enquêtemet au jour des
élémentsquitendraientàdénoterquelqueagissementcriminel,jenedoutepasquevousrouvriezledossier,monsieurl’intendant.C’estpiledansvoscordes,cemesemble.– Comme il sera dans les vôtres de dresser votre rapport à Farouk, monsieur l’ambassadeur,
repartitThornendardantsurluiunregardenrasoir.Lapositiondematanteàlacourestdevenueprécaire;puis-jecomptersurvouspourdéfendresesintérêts?Ophélierelevaquelatournuretenaitplusdelamenacequedelarequête.Lesourired’Archibald
s’accentua.Iltiral’unaprèsl’autresessouliersdurepose-piedetrecoiffasonvieuxhaut-de-forme.–M.l’intendantmettrait-ilendoutelezèlequejepourraisdéployerenverssatante?–Nel’avez-vouspasdéjàdesservieparlepassé?sifflaThornentresesdents.Encorehabitéeparsonancienpersonnage,Ophélieaffichaitunvisagelointain,peuconcerné.En
réalité,elleneperdaitpasunemiettedecequisedisaitetdecequinesedisaitpas.Archibaldavait-ildonctrahiBerenildeparlepassé?Était-ceàcausedecelaqueThornledétestait,lui,encoreplusquelesautres?–Vousnousparlezd’uneépoquerévolue,susurraArchibaldsanssedépartirdesonsourire.Quelle
mémoire tenace ! Je comprends vos inquiétudes, toutefois. Vous devez votre ascension sociale àl’appuidevotretante.Sielletombe,vouspourriezbientomberavecelle.
–Ambassadeur!protestaBerenilde.Votrerôlen’estpasdejeterdel’huilesurlefeu.OphélieobservaattentivementThorn, immobile sur ledivan.L’allusiond’Archibaldne semblait
pasl’avoirébranléenapparence,maisseslonguesmainsnoueusess’étaientcontractéesautourdesesgenoux.–Monrôle,madame,estdedirelavérité,toutelavérité,rienquelavérité,repritdoucereusement
Archibald.Votreneveun’aperduaujourd’huiquelamoitiédesafamille.L’autremoitiéesttoujoursbien vivace, quelque part en province. Et cette moitié-là, monsieur l’intendant, conclut-il avec unregardtranquillepourThorn,aétédéchueparlafautedevotremère.LesyeuxdeThorns’étrécirentendeuxfentesgrises,maisBerenildeposaunemainsurlasienne
pourl’inciteraucalme.–Degrâce,messieurs,neremuonsplustoutescesvieilleshistoires!Ilnousfautsongeràl’avenir.
Archibald,puis-jecomptersurvotresoutien?L’intéressé redressa son haut-de-forme d’une chiquenaude, de façon à dégager ses grands yeux
clairs.– J’aimieuxàvousproposerqu’unsoutien,chèreamie. Jevousproposeunealliance.Faitesde
moi le parrain de votre enfant et vous pourrez considérer toute ma famille comme la vôtredorénavant.Ophélieseprécipitadansunmouchoirpourtousseràsonaise.Parraindeladescendancedirectede
Farouk ? En voilà un qui ne perdait aucune occasion pour tirer ses épingles du jeu. Interdite,Berenildeavaitposéinstinctivementsesmainssursonventre.Thorn,quantàlui,étaitblêmederageetsemblaitluttercontrel’enviedefaireavalersonchapeauàArchibald.–Jenesuispasenpositionderefuservotreaide,finitparrépondreBerenilded’untonrésigné.Il
enseradoncainsi.–C’estunedéclarationofficielle?insistaArchibaldentapotantencoresontatouagefrontal.–Archibald, je faisdevous leparraindemonenfant,déclara-t-elle lepluspatiemmentpossible.
Votreprotections’étendra-t-ellejusqu’àmonneveu?Lesourired’Archibaldsefitplusréservé.– Vous m’en demandez beaucoup, madame. Les personnes de mon sexe m’inspirent la plus
profondeindifférenceetjen’aiaucuneenvied’introduiredansmafamilleunindividuaussisinistre.–Etjen’aiaucuneenvied’êtrevotreparent,crachaThorn.–Admettonsquejefasseentorseàmesprincipes,poursuivitArchibaldcommesiderienn’était.
J’accepted’offrirmaprotectionàvotrepetitefiancée,àconditionqu’elleenformuleelle-mêmelademande.Ophéliehaussalessourcilstandisqu’ellerecevaitdepleinfouetl’œilladepétillanted’Archibald.À
forced’être traitéecommeunélémentdumobilier,ellenes’attendaitplusàcequ’on luidemandâtsonavis.–Déclinezsonoffre,luiordonnaThorn.–Pourunefois,jesuisbiendesonavis,intervintsoudainlatanteRoselineenposantfurieusement
sonplateaudethé.Jerefusequetuaiesd’aussimauvaisesfréquentations!Archibaldlaconsidéraavecunefranchecuriosité.–LadamedecompagnieétaitdoncuneAnimiste?J’aiétédupésousmonpropretoit!Loindes’enformaliser,ilparaissaitaucontraireagréablementsurpris.IlsetournaversOphélie
enclaquantdestalonsetouvritgrandlesyeux,sigrandquelecielparutprendretoutelaplacesursonvisage.De leurdivan,ThornetBerenildeappuyaientsurelleunregard insistantpour lui fairecomprendrequ’ilsattendaientautrechosequ’unsilenceidiot.Dans la tête d’Ophélie, une pensée étrangère s’imprima alors sur toutes les autres. « Faites vos
propres choix, petite demoiselle. Si vous ne prenez pas votre liberté aujourd’hui, il sera trop tard
demain.»Archibaldcontinuaitdeladévisagerinnocemment,àcroirequecettepensée-lànevenaitpasdelui.
Ophéliedécidaqu’ilavaitraison,elledevaitfairesespropreschoixdèsàprésent.–Vousêtesunhommedépourvudemorale,déclara-t-elleenparlantaussifortquepossible.Mais
je sais que vous ne mentez jamais et c’est de vérité que j’ai besoin. J’accepte d’écouter tous lesconseilsquevousvoudrezbienmedonner.Ophélie avait regardé Thorn droit dans les yeux en prononçant cesmots, car c’était à lui aussi
qu’elles’adressait.Ellevitsafigureanguleusesedécomposer.Archibald, lui,n’enfinissaitplusdesourire.–Jecroisquenousallonsbiennousentendre,fiancéedeThorn.Noussommesamisàcompterde
cetteminute!Illasaluad’uncoupdechapeau,déposaunbaisersurlamaindeBerenildeetemmenaavecluile
pauvre garde-chasse déboussolé. Les cris et les questions des nobles explosèrent quandl’ambassadeurfranchitlaportedel’antichambre;lecalmeretombadèsquelatanteRoselinedonnauntourdeclef.IlyeutunlongsilencetendudurantlequelOphéliesentitsurelleladésapprobationgénérale.–Jesuissouffléeparvotrearrogance,s’indignaBerenildeenselevant.–Onm’ademandémonopinionetjel’aidonnée,réponditOphélieavectoutelaplaciditédontelle
étaitcapable.–Votreopinion?Vousn’avezpasàavoird’opinion.Vosseulesopinionsserontcellesquevous
dicteramonneveu.Rigidecommeuncadavre,Thornnequittaitplusletapisdesyeux.Sonprofiltailléaucouteauétait
inexpressif.– De quel droit vous opposez-vous publiquement à la volonté de votre futur mari ? enchaîna
Berenilded’unevoixglaciale.Ophélie n’eut pas à réfléchir longtemps à la question. Son visage se trouvait dans un état
lamentable,ellen’étaitplusàuncoupdegriffeprès.–Cedroit,jemelesuisoctroyé,dit-elleavecaplomb.Depuisl’instantoùj’aiapprisquevousme
manipuliez.Dansl’eaupuredesyeuxdeBerenilde,ilyeutcommeunremous.–Comment osez-vous nous parler sur ce ton ? chuchota-t-elle, suffoquée.Vous n’êtes rien sans
nous,mapauvrepetite,absolumentrien…–Taisez-vous.Berenildeseretournaavecvivacité.Thornavaitprononcécetordred’unevoixpleined’orage.Il
dépliasongrandcorpsdudivanetabaissasursatanteunregardperçantquilafitblêmir.–Ilsetrouvequesonopinionadel’importance.Queluiavez-vousditexactement?Berenildefutsichoquéequ’ils’enprîtàellequ’ellerestamuette.Ophéliedécidaderépondreàsa
place.Elledressasonmentonpouratteindrel’œilbalafrédeThorn,toutlà-haut.Ilétaitcernéàfairepeuretsescheveuxpâlesn’avaientjamaisétéaussimalpeignés.Ilavaitététropéprouvéaujourd’huipourqu’ellelaissâtlibrecoursàsacolère,maisellenepouvaitreportercetteconversation.– Je sais pour leLivre. Je connais vos véritables ambitions.Vous vous servez dumariage pour
préleverunéchantillondemonpouvoiretvousl’inoculer.Cequejeregrette,c’estdenepasl’avoirapprisdevotrebouche.–Etcequejeregrette,moi,maugréalatanteRoselineenluirendantsongantraccommodé,c’est
deneriencomprendreàcequevouschantez.Thorn s’était réfugié derrière sa montre comme chaque fois qu’une situation échappait à son
contrôle. Il la remonta, ferma le couvercle, rouvrit le couvercle,mais celanechangeait rien : il y
avaiteuunebrisuresurlalignedutemps.Rienneseraitpluscommeavantàpartird’aujourd’hui.–Cequi est fait est fait,dit-il seulementd’un tonneutre.Nousavonsd’autreschats à fouetter, à
présent.Ophélie n’aurait pas cru la chose possible, mais elle se sentit encore plus déçue par Thorn. Il
n’avait exprimé aucun regret, formulé aucune excuse. Elle se rendit soudain compte qu’une petitepartied’elleavaitcontinuéd’espérerensecretqueBerenildeluiavaitmentietqu’iln’avaitrienàvoirdanscesintrigues.Excédée,Ophélieenfilasongantetaidasatanteàdébarrasserleserviceàthé.Elleétaitdansuntel
étatdenerfsqu’ellecassadeuxtassesetunesoucoupe.–Nousn’avonspluslechoix,Thorn,soupiraBerenilde.NousdevonsprésentertafiancéeàFarouk
et leplustôtseralemieux.Tout lemondesaurabientôtqu’elleest ici.Ilseraitdangereuxdela luicacherpluslongtemps.–N’est-ilpasplusdangereuxencoredelaluimettresouslenez?marmonna-t-il.–Jeveilleraiàcequ’illaprennesoussonaile.Jeteprometsquetoutsepasserabien.–Bienentendu,sifflaThornd’untoncinglant.C’étaitpourtantsisimple,quen’yavons-noussongé
plustôt?Dans la petite cuisine, la tanteRoseline échangea un coup d’œil étonné avecOphélie. C’était la
premièrefoisqueThornsemontraitaussiinsolentavecBerenildedevantelles.–Nemeferais-tudoncplusconfiance?reprocha-t-elle.Unpaslourdapprochadelacuisine.Thornployalatêtepouréviterdesecogneraulinteau,trop
bas pour sa taille, et s’épaula contre le cadre de la porte.Occupée à essuyer la vaisselle,Ophélieignoraleregardqu’ilappuyaitpesammentsurelle.Qu’attendait-il?Unmotaimable?Ellenevoulaitpluslevoirenface.–C’estenFaroukquejen’aiaucuneconfiance,ditThornd’unevoixdure.Ilesttellementoublieux
ettellementimpatient.–Passijedemeureàsescôtéspourlerameneràlaraison,déclaraBerenildederrièrelui.–Voussacrifieriezcequivousrested’indépendance.–J’ysuispréparée.ThornnequittaitpasOphéliedesyeux.Elle avaitbeau s’acharner surune théière, elle le sentait
danslecoindeseslunettes.–Vousnecessezdelarapprocherdecetépicentredontjevoulais,moi,lateniréloignée,gronda-t-
il.–Jenevoispasd’autressolutions.–Jevousenprie,faitescommesijen’étaispaslà,s’agaçaOphélie.Cen’estpascommesicelame
concernait,aprèstout.Ellerelevalesyeuxetneputéchapper,cettefois,auregardqueThornfaisaitpesersurelle.Elle
surpritcequ’ellecraignaitd’yvoir.Uneprofondelassitude.Ellen’avaitpasenviedes’apitoyersurlui,pasenviedepenserauxdeuxpetitsdés.Thornentrapourdebondanslacuisine.– Laissez-nous un instant, demanda-t-il à la tanteRoseline qui rangeait le service à thé dans un
placard.Elleserraseslonguesdentsdecheval.–Àconditionquecetteporteresteouverte.LatanteRoselinerejoignitBerenildedanslesalonetThornpoussalaporteautantquepossible.Il
n’yavaitqu’unelampeàgazdanslacuisine;elleprojetal’ombresquelettiquedeThornsurlepapierpeinttandisqu’ilsedressaitdetoutesahauteurdevantOphélie.–Vousleconnaissiez.
Ilavaitchuchotécesmotsavecuneraideurextrême.–Ce n’est pas la première fois que vous le rencontrez, poursuivit-il. Sous votre véritable jour,
j’entends.Ophéliemit un temps à comprendrequ’il lui parlait d’Archibald.Elle repoussavers l’arrière la
déferlantedecheveuxquitombaientsurseslunettescommeunrideau.–Non,eneffet.J’avaisdéjàaccidentellementfaitsaconnaissance.–Lanuitdevotreescapade.–Oui.–Etilsavaitquivousétiezpendanttoutcetemps.–Jeluiaimenti.Pastrèsbien,jel’admets,maisiln’ajamaisétablidelienentreMimeetmoi.–Vousauriezpum’eninformer.–Sansdoute.–Vousaviezpeut-êtredesraisonsdemetairecetterencontre?Ophélie avaitmal au cou à force de lever le nez vers Thorn. Elle s’aperçut, à la lumière de la
lampe,quelesmusclesquijouaientlelongdesamâchoires’étaientcontractés.–J’espèrequevousnefaitespasallusionàcequejecrois,dit-elled’unevoixsourde.–Dois-jeendéduirequ’ilnevousapasdéshonorée?Ophélieétouffaitdel’intérieur.Alorslà,vraiment,c’étaituncomble!–Non.Vous,enrevanche,vousm’avezhumiliéecommepersonne.Thornarqualessourcilsetinspiraprofondémentparsongrandnez.–Vousm’envoulezparcequejevousaifaitdesdissimulations?Vousaussi,vousm’avezmenti
paromission.Ilsembleraitquenousayonstouslesdeuxempruntéunmauvaischemindèsledépart.Illuiavaitdébitécelad’untondépassionné.Ophélieétaitdeplusenplusperplexe.Pensait-ilqu’il
allaitréglerleurdifférendcommeilclassaitsesdossiersd’intendance?–Etpuis,jenevousaccusederien,ajouta-t-il,imperturbable.Jevousrecommandeseulementde
vous méfier d’Archibald. Gardez-vous de lui, ne demeurez jamais seule en sa compagnie. Je nesauraisquetropvousrecommanderlamêmeprudenceavecFarouk.Soyezconstammentescortéeparquelqu’unlorsquevousserezamenéeàlefréquenter.Ophélienesuttropsielledevaitrireous’énerverpourdebon.Thornsemblaittrèssérieux.Elle
éternuaàtroisreprises,semouchaetrepritd’unevoixenrhumée:–Vousplacezmalvotreinquiétude.Jepasseplutôtinaperçue.Thornsetut,songeur,puisils’inclinaenavant,vertèbreaprèsvertèbre,jusqu’àpouvoirattraperla
maind’Ophélie.Elleseseraitdérobées’ilnes’étaitredressédelui-mêmepresqueaussitôt.–Croyez-vous?ironisa-t-il.EttandisqueThornquittaitlacuisine,Ophélieserenditcomptequ’illuiavaitglisséunpapierdans
lamain.Untélégramme?MONSIEURTHORNINTENDANCECITACIELLE,PÔLE
INQUIETSDEVOTRESILENCEARRIVONSDÈSQUEPOSSIBLE–PAPAMAMANAGATHECHARLESHECTORDOMITILLEBERTRANDALPHONSEBÉATRICEROGERMATHILDEMARCLÉONORE,ETC.
LaPasse-miroir
–BaisseztoujourslesyeuxenprésenceduseigneurFarouk.–Maisquecelanet’empêchepasdetetenirdroite.–Neprenezlaparolequesivousyêtesexpressémentinvitée.–Montre-toifranchecommeunsifflet.– Vous devezmériter la protection qui vous est offerte, Ophélie, faites preuve d’humilité et de
gratitude.–TueslareprésentantedesAnimistes,mafille,nelaissepersonnetemanquerderespect.Assaillie par les recommandations contradictoires deBerenilde et de la tante Roseline,Ophélie
n’écoutaitnivraimentl’unenivraimentl’autre.Elleessayaitd’amadouerl’écharpequi,moitiéfolledejoie,moitiéfolledecolère,s’enroulaitautourdesoncou,desesbrasetdesatailledepeurd’êtreànouveauséparéedesamaîtresse.–J’auraisdûbrûlercettechosequandvousaviezledostourné,soupiraBerenildeenagitantson
éventail.OnnefaitpassonentréeàlacourduPôleavecuneécharpemaléduquée.Ophélieramassal’ombrellequ’ellevenaitdefairetomber.Berenildel’avaitaffubléed’unchapeau
àvoiletteetd’une robecouleurvanille, légèrecommede lacrèmefouettée,qui lui rappelaient lestoilettes de son enfance, à l’époque où toute sa famille sortait pique-niquer en été. Cette tenue luiparaissaitinfinimentplusincongruequesonécharpesurunearcheoùleprintempsn’excédaitpaslesmoinsquinzedegrés.Leurascenseurs’immobilisaendouceur.–L’Opéra familial,mesdames ! annonça legroom.LaCompagniedes ascenseursvous informe
qu’unecorrespondancevousattenddel’autrecôtéduhall.Ladernièrefoisqu’Ophélieavaittraverséleparquetétincelantduhalldel’Opéra,elleportaitune
livrée de valet à la place d’une robe de dame, et une rame au lieu d’une ombrelle. Elle avaitl’impressiond’avoir troquéun déguisement pour un autre,mais une chose restait inchangée : elleavaittoujoursaussimalàsacôte.Unnouveaugroomvintàleurrencontreentirantsursonchapeauàélastique.–Votrecorrespondancevousattend,mesdames!LeseigneurFaroukamanifestésonardentdésir
devousrecevoir.En d’autres termes, il s’impatientait déjà. Berenilde prit place dans l’ascenseur comme si elle
flottait surdesnuages.Ophélie,elle,marchaitplutôtsurdesœufsenpassantdevant le régimentdegendarmesquigardaient lagrillede l’entrée.Ellene trouvaitpas tellement rassurantdebénéficierd’unetelleprotectionpourmonterunseulétage.–Nousne sommesplusà l’ambassade,avertitBerenilde tandisque leportier refermait lagrille
d’or.À compter d’aujourd’hui, nemangez rien, nebuvez rien, n’acceptez aucunprésent sansmonautorisation.Sivoustenezàvotresantéouàvotrevertu,vouséviterezégalementlesalcôvesetlescouloirspeufréquentés.LatanteRoseline,quis’étaitemparéed’unchouàlacrèmesurlebuffetappétissantdel’ascenseur,
lereposasanssourciller.–Quellesmesuresenvisagez-vousdeprendreconcernantnotrefamille?demandaOphélie.Ilest
horsdequestiondelesfairevenirici.
Rienqued’imaginersonfrère,sessœurs,sesniècesetsesneveuxdanscenidàserpents,celaluidonnaitdessueursfroides.Berenildes’assitvoluptueusementsurl’unedesbanquettesdel’ascenseur.–FaitesconfianceàThornpourréglerceproblèmeavecsonefficacitéhabituelle.Pourlemoment,
souciez-vous surtout denepas produire une tropmauvaise impression sur notre esprit de famille.Notreaveniràlacourdépendraenpartiedel’opinionqueFaroukseferadevous.Berenilde et la tante Roseline renouvelèrent aussitôt leurs recommandations – l’une voulant
corriger l’accent d’Ophélie, l’autre le préserver, l’une demandant de garder l’animisme pourl’intimité,l’autredelemettrepubliquementenavant–,àcroirequ’ellesavaientchacunerépétéleurtextetoutelajournée.Ophélieépouilla l’écharpedesespeluches,autantpourlacalmerquepoursecalmerelle-même.
Derrièrelavoilettedesonchapeau,elleserraitleslèvresafindecontenirsapensée.«Confiance»et«Thorn» : ellene feraitplus l’erreurdemettre cesdeuxmots côte à côte.Lapetite conversationqu’ilsavaienteuelaveillen’ychangeraitrien,quoiqueM.l’intendantenpensât.Alorsque l’ascenseurcraquaitde toussesmeubles,à la façond’un luxueuxnavire lancésur les
flots,Ophélie avait l’impressionquecesbruits émanaientde sonproprecorps.Elle se sentaitplusfragile que le jour où elle avait vuAnimadisparaître dans la nuit, que le jour où sa belle-familles’étaitfaitlesgriffessurelle,quelejouroùlesgendarmesl’avaientrouéedecoups,puisjetéeauxoubliettes duClairdelune.Si fragile, en fait, qu’il lui semblait qu’elle pourrait voler en éclats à laprochainefêlure.«C’estmafaute,songea-t-elleavecamertume.Jem’étaispromisdenerienattendredecethomme.
Sij’avaistenumapromesse,jeneseraispasdansuntelétat.»Acquiesçantmachinalement aux conseils qu’on lui donnait, Ophélie fixait avec appréhension la
grilledoréedel’ascenseur.Dansquelquesinstants,elless’ouvriraientsurunmondeplushostilequetout ce qu’elle avait connu jusqu’alors. Elle n’avait aucune envie de sourire à des gens qui laméprisaientsanslaconnaître,quinevoyaientenellequ’unesimplepairedemains.Ophéliefitànouveautombersonombrelle,maiscettefois,ellenelaramassapas.Àlaplace,elle
contemplasesgantsdeliseuse.Cesdixdoigtsétaientexactementcommeelle:ilsneluiappartenaientplus.Elleavaitétévendueàdesétrangersparsaproprefamille.ElleétaitdésormaislapropriétédeThorn,deBerenildeetbientôtdeFarouk,troispersonnesenquiellen’avaitaucuneconfiance,maisauxquelleselledevraitsesoumettrepourlerestantdesesjours.Lecompartiments’immobilisasibrutalementquelavaisselledubuffettintinnabula,lechampagne
serépanditsurlanappe,BerenildeportalesdeuxmainsàsonventreetlatanteRoselinejura,aunomdetouslesescaliersdumonde,qu’onnel’yreprendraitplusàmonteràbordd’unascenseur.–Que cesdamesveuillent accepter toutes les excusesde laCompagnie, sedésola le groom.Ce
n’estqu’unpetitincidentmécanique,l’ascensionreprendradansquelquesinstants.Ophélie ne comprenait pas pourquoi ce garçon s’excusait alors qu’il méritait toute sa
reconnaissance.Lechocavaitétésidouloureuxpoursacôtequ’elleenavaitencorelesoufflecoupé:c’étaitplusefficacequen’importequellegifle.Commentavait-ellepuselaisseralleràressasserdespensées aussi défaitistes ? Ce n’étaient pas seulement les autres ; c’était elle, Ophélie, qui avaitconstruit toutesonidentitéautourdesesmains.C’étaitellequiavaitdécidéqu’elleneserait jamaisriend’autrequ’une liseuse, unegardiennedemusée,unecréatureplusadaptéeà lacompagniedesobjets qu’à celle des êtres humains. Lire avait toujours été une passion, mais depuis quand lespassionsétaient-elleslesseulesfondationsd’unevie?Ophélierelevalesyeuxdesesgantsettombasursonproprereflet.Entredeuxfresquesd’illusions
oùdesfaunesjouaientàcache-cacheavecdesnymphes,uneglacemuralerenvoyaitunéchoderéalité:unetoutepetitefemmeenrobed’été,sonécharpetricoloreamoureusementenrouléeautourd’elle.
PendantqueBerenildemenaçaitlepauvregroomdelefairependresicechocd’ascenseuravaitlamoindreincidencesursagrossesse,Ophélies’approchalentementdelaglace.Ellesoulevalavoilettedesonchapeauets’observaattentivement, lunettescontre lunettes.Bientôt,quandleshématomesseseraientrésorbés,quandlagriffuredeFreyjaseseraittransforméeencicatricesurlajoue,Ophélieretrouveraitunvisagefamilier.Maissonregard,lui,neredeviendraitjamaiscommeavant.Àforcede voir des illusions, il avait perdu les siennes et c’était très bien comme ça. Quand les illusionsdisparaissent,seuledemeurelavérité.Cesyeux-làsetourneraientmoinsversl’intérieuretdavantagesurlemonde.Ilsavaientencorebeaucoupàvoir,beaucoupàapprendre.Ophélieplongea leboutde sesdoigtsdans la surface liquidedumiroir.Elle se rappela soudain
cettejournéeoùsasœurluiavaitfaitlaleçon,ausalondecoiffure,quelquesheuresavantl’arrivéedeThorn.Queluiavait-elledit,déjà?«Lecharmeestlameilleurearmeofferteauxfemmes,ilfautt’enservirsansscrupule.»Alorsquel’ascenseurreprenaitsamontée,l’incidentmécaniqueayantétérésolu,Ophéliesefitla
promessedenejamaissuivreleconseildesasœur.Lesscrupulesétaienttrèsimportants.Ilsétaientmêmebeaucoupplus importantsquesesmains.«Passer lesmiroirs,avaitdit legrand-oncleavantleur séparation, ça demande de s’affronter soi-même. » Tant qu’Ophélie aurait des scrupules, tantqu’elle agirait en accord avec sa conscience, tant qu’elle serait capable de faire face à son refletchaquematin,ellen’appartiendraitàpersonned’autrequ’elle-même.«C’estcequejesuisavantd’êtreunepairedemains,conclutOphélieensortantsesdoigtsdela
glace.JesuislaPasse-miroir.»– La cour, mesdames ! annonça le groom en abaissant le levier du frein. La Compagnie des
ascenseurs espère que votre ascension a été agréable et vous présente toutes ses excuses pour ceretard.Ophélie ramassasonombrelle,emplied’unedéterminationnouvelle.Cette fois,elleétaitprêteà
braver ce monde de faux-semblants, ce labyrinthe d’illusions, bien décidée à ne plus jamais s’yperdre.Lagrilled’ors’ouvrirentsurunelumièreaveuglante.
Bribe,post-scriptum
Çamerevient,Dieuaétépuni.Ce jour-là, j’aicomprisqueDieun’étaitpas tout-puissant.Jenel’aiplusjamaisrevudepuis.
ChristelleDabosestnéeen1980sur laCôted’Azuretagrandidansunfoyeremplidemusiqueclassiqueetd’énigmeshistoriques.Plusimaginativequecérébrale,ellecommenceàgribouillersespremierstextessurlesbancsdelafaculté.InstalléeenBelgique,ellesedestineàêtrebibliothécairequandlamaladiesurvient.L’écrituredevientalorsuneévasionhorsdelamachineriemédicale,puisunelentereconstructionetenfinunesecondenature.Ellebénéficiependantcetempsdel’émulationde Plume d’Argent, une communauté d’auteurs sur Internet. C’est grâce à leurs encouragementsqu’elledécidedereleversontoutpremierdéfilittéraire:s’inscrireauConcoursGallimardJeunesse.Grandelauréateparmilestroisfinalistes,ChristelleDabosécritactuellementledeuxièmelivredeLaPasse-miroir.
Soussonécharpeéliméeetseslunettesdemyope,Ophéliecachedesdonssinguliers:ellepeutlirele passé des objets et traverser lesmiroirs. Elle vit paisiblement sur l’arche d’Anima quand on lafianceàThorn,dupuissantclandesDragons.La jeunefilledoitquittersa familleet lesuivreà laCitacielle,capitaleflottanteduPôle.Àquellefina-t-elleétéchoisie?Pourquoidoit-elledissimulersavéritableidentité?Sanslesavoir,Ophéliedevientlejouetd’uncomplotmortel.Une héroïne inoubliable, un univers riche et foisonnant, une intrigue implacable. Découvrez le
premierlivred’unegrandesagafantastiqueetletalentd’unnouvelauteuràl’imaginairesaisissant.Lauréat du concours du premier roman jeunesse organisé par Gallimard Jeunesse, RTL et
Télérama.
Àsuivre,ledeuxièmelivredeLaPasse-miroir:
JouerlesSchéhérazadepourmériterlaprotectiondeFarouk.Enquêtersurd’inquiétantesdisparitions.Percerlesecretd’unlivreaupouvoirétrange.
Ophélieestconfrontéeauxdangersd’unecourtoujoursplusmalveillante…etsilaseulefaçondesurmontercesépreuvesétaitdeneplusconsidérersonfiancécommeunennemi?
5,rueGaston-Gall imard,75328Pariscedex07
www.gall imard-jeunesse.fr
Couverture:LaurentGapail lard
©ÉditionsGall imardJeunesse,2013,pourletexte.
Loin°49-956du16jui l let1949surlespublicationsdestinéesàlajeunesse
CetteéditionélectroniquedulivreLaPasse-miroir.Livre1.LesFiancésdel’hiverdeChristelleDabosaétéréaliséele13mai2013
parlesÉditionsGallimardJeunesse.Ellereposesurl’éditionpapierdumêmeouvrage,achevéd’imprimerenmai2013parCPIFirminDidot
(ISBN:978-2-07-065376-8-Numérod’édition:252469).Codesodis:N55542–ISBN:978-2-07-503046-5
Numérod’édition:252470
TableofContentsCouvertureConcourspremierromanjeunessePagedetitreBribeLesfiancés
L’archivisteLaDéchirureLejournalL’oursL’observatoireLacuisineLamédailleL’avertissementLegarde-chasseLaCitacielleLesDragonsLachambreL’escapadeLejardinLasœurLesgriffesL’oreilleMime
AuClairdeluneLaclefRenardL’enfantLabibliothèqueLavisiteL’intendanceL’orangeLesoubliettesLaNihilisteLaconfianceLamenaceL’opéraLagareLesillusionsLasoubretteLesdésL’angeLaPasse-miroirBribe,post-scriptum
L’auteurPrésentationÀsuivreOnlitplusfortCopyrightAchevédenumériser
TableofContentsCouvertureConcourspremierromanjeunessePagedetitreBribeLesfiancés
L’archivisteLaDéchirureLejournalL’oursL’observatoireLacuisineLamédailleL’avertissementLegarde-chasseLaCitacielleLesDragonsLachambreL’escapadeLejardinLasœurLesgriffesL’oreilleMime
AuClairdeluneLaclefRenardL’enfantLabibliothèqueLavisiteL’intendanceL’orangeLesoubliettesLaNihilisteLaconfianceLamenaceL’opéraLagareLesillusionsLasoubretteLesdésL’angeLaPasse-miroirBribe,post-scriptum
L’auteurPrésentationÀsuivreOnlitplusfortCopyrightAchevédenumériser