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Auprintemps2012,GallimardJeunesse,RTLetTéléramaontlancéungrandconcoursouvertàtousceuxquirêvent

d’écrirepourlajeunesse.Parmiles1362textesreçus,unjurycomposéd’éditeurs,d’auteurs,dejournalistes,delibraireset

dupublicadésignélegagnantenjuin2013.C’estcelivrequevousavezaujourd’huientrelesmains.

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Bribe

Aucommencement,nousétionsun.MaisDieunous jugeait impropres à le satisfaire ainsi, alorsDieu s’estmis à nous diviser.Dieu

s’amusaitbeaucoupavecnous,puisDieuselassaitetnousoubliait.Dieupouvaitêtresicrueldanssonindifférencequ’ilm’épouvantait.Dieusavaitsemontrerdoux,aussi,etjel’aiaimécommejen’aijamaisaimépersonne.Jecroisquenousaurionstouspuvivreheureuxenunsens,Dieu,moietlesautres,sanscemaudit

bouquin. Ilmerépugnait. Je savais le lienquimerattachaità luide laplusécœurantedes façons,maiscettehorreur-làestvenueplustard,bienplustard.Jen’aipascompristoutdesuite,j’étaistropignorant.J’aimaisDieu,oui,maisjedétestaiscebouquinqu’ilouvraitpourunouioupourunnon.Dieu,lui,

çal’amusaiténormément.QuandDieuétaitcontent,ilécrivait.QuandDieuétaitencolère,ilécrivait.Etunjour,oùDieusesentaitdetrèsmauvaisehumeur,ilafaituneénormebêtise.Dieuabrisélemondeenmorceaux.

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Lesfiancés

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L’archiviste

On dit souvent des vieilles demeures qu’elles ont une âme. Sur Anima, l’arche où les objetsprennentvie,lesvieillesdemeuresontsurtouttendanceàdévelopperunépouvantablecaractère.Le bâtiment desArchives familiales, par exemple, était continuellement demauvaise humeur. Il

passaitsesjournéesàcraqueler,àgrincer,àfuiretàsoufflerpourexprimersonmécontentement.Iln’aimaitpaslescourantsd’airquifaisaientclaquerlesportesmalferméesenété.Iln’aimaitpaslespluiesquiencrassaientsagouttièreenautomne. Iln’aimaitpas l’humiditéqui infiltrait sesmursenhiver.Iln’aimaitpaslesmauvaisesherbesquirevenaientenvahirsacourchaqueprintemps.Mais,par-dessustout,lebâtimentdesArchivesn’aimaitpaslesvisiteursquinerespectaientpasles

horairesd’ouverture.C’estsansdoutepourquoi,encepetitmatindeseptembre,lebâtimentcraquelait,grinçait,fuyaitet

soufflaitencoreplusqued’habitude.Ilsentaitvenirquelqu’unalorsqu’ilétaitencorebeaucouptroptôtpourconsulter lesarchives.Cevisiteur-lànese tenaitmêmepasdevant laported’entrée,sur leperron,envisiteurrespectable.Non,ilpénétraitdansleslieuxcommeunvoleur,directementparlevestiairedesArchives.Unnezétaitentraindepousseraubeaumilieud’unearmoireàglace.Lenezallaitenavançant.Ilémergeabientôtàsasuiteunepairedelunettes,unearcadesourcilière,

unfront,unebouche,unmenton,desjoues,desyeux,descheveux,uncouetdesoreilles.Suspenduaumilieudumiroirjusqu’auxépaules,levisageregardaàdroite,puisàgauche.Lapliured’ungenouaffleuraà son tour,unpeuplusbas, et remorquauncorpsqui s’arracha toutentierde l’armoireàglace,commeill’auraitfaitd’unebaignoire.Unefoissortiedumiroir,lasilhouetteneserésumaitplusqu’àunvieuxmanteauusé,unepairedelunettesgrises,unelongueécharpetricolore.Etsouscesépaisseurs,ilyavaitOphélie.Autour d’Ophélie, le vestiaire protestait maintenant de toutes ses armoires, furieux de cette

intrusionqui bafouait le règlement desArchives.Lesmeubles grinçaient des gonds et tapaient despieds. Les cintres s’entrechoquaient bruyamment comme si un esprit frappeur les poussait les unscontrelesautres.Cettedémonstrationdecolèren’intimidapasOphélie lemoinsdumonde.Elleétaithabituéeà la

susceptibilitédesArchives.–Toutdoux,murmura-t-elle.Toutdoux…Aussitôt, les meubles se calmèrent et les cintres se turent. Le bâtiment des Archives l’avait

reconnue.Ophéliesortitduvestiaireetrefermalaporte.Surlepanneau,ilyavaitécrit:

ATTENTION:CHAMBRESFROIDES

PRENEZUNMANTEAULesmains dans les poches, sa longue écharpe à la traîne,Ophélie passa devant une enfilade de

casiers étiquetés : « registre des naissances », « registre des décès », « registre des dispenses deconsanguinité»,etainsidesuite.Ellepoussadoucementlaportedelasalledeconsultation.Déserte.Lesvoletsétaientfermés,maisilslaissaientpénétrerquelquesraisdesoleilquiéclairaientunerangéedepupitresàtraverslapénombre.Lechantd’unmerle,danslejardin,semblaitrendrecetteéchappée

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delumièrepluslumineuseencore.IlfaisaitsifroidauxArchivesqueçadonnaitenvied’ouvrirtouteslesfenêtrespourfaireentrerl’airtièdedudehors.Ophélierestaimmobileunmomentdansl’encadrementdelaporte.Elleobservalesfilsdesoleil

qui glissaient lentement sur le parquet au fur et à mesure que le jour se levait. Elle respiraprofondémentleparfumdesvieuxmeublesetdupapierfroid.Cetteodeur,danslaquellesonenfanceavaitbaigné,Ophélienelasentiraitbientôtplus.Elle se dirigea à pas lents vers la loge de l’archiviste. L’appartement privé était protégé par un

simple rideau.Malgré l’heurematinale, il s’en dégageait déjà un puissant arôme de café.Ophélietoussadanssonécharpepours’annoncer,maisunvieilaird’opéraenrecouvritlebruit.Elleseglissaalors par le rideau. Elle n’eut pas à chercher loin l’archiviste, la pièce faisant à la fois office decuisine,deséjour,dechambreetdecabinetdelecture:ilétaitassissursonlit,lenezdansunegazette.C’était unvieil hommeavecdes cheveuxblancs enbataille. Il avait coincé sous son sourcil une

louped’expertisequi luifaisait l’œilénorme.Ilportaitdesgantsainsiqu’unechemiseblanchemalrepasséesoussonveston.Ophélietoussaencoreunefois,maisilnel’entenditpasàcauseduphonographe.Plongédanssa

lecture,ilaccompagnaitlepetitaird’opéraenchantonnant,pastrèsjusted’ailleurs.Etpuis,ilyavaitaussi le ronflement de la cafetière, les gargouillis du poêle et tous les petits bruits habituels dubâtimentdesArchives.Ophélies’imprégnadel’atmosphèreparticulièrequirégnaitdanscetteloge:lesfaussesnotesdu

vieil homme ; la clarté naissante du jour filtrant à travers les rideaux ; le froissement des pagestournéesavecprécaution;l’odeurducaféet,untonendessous,leparfumdenaphtalined’unbecdegaz.Dansuncoindelapièce,ilyavaitundamierdontlespiècessedéplaçaienttoutesseules,commesideuxjoueursinvisibless’affrontaient.ÇadonnaitenvieàOphéliedenesurtouttoucheràrien,delaisserleschosesenl’état,derebrousserchemin,depeurd’abîmercetableaufamilier.Pourtant, elle devait se résoudre à briser le charme. Elle s’approcha du lit et tapota l’épaule de

l’archiviste.–Nomdidjou!s’exclamat-ilensursautantdetoutsoncorps.Tunepourraispaspréveniravantde

tombersurlesgenscommeça?–J’aiessayé,s’excusaOphélie.Elle ramassa la louped’expertisequiavait roulé sur le tapiset la lui rendit.Elleôtaensuite son

manteauquil’enveloppaitdepiedencap,débobinasoninterminableécharpeetdéposaletoutsurledossier d’une chaise. Il ne resta plus d’elle qu’une forme menue, de lourdes boucles brunes malattachées,deuxrectanglesdelunettesetunetoilettequiauraitmieuxconvenuàunedameâgée.– Tume viens encore du vestiaire, hein ? grommela l’archiviste en nettoyant sa loupe avec sa

manche.Cette fixettedepasser lesmiroirsàdesheures indues!Tusaisbienquemabicoquea lesvisitessurprisesenallergie.Undecesjours, tuvasteprendreunepoutresurlatête,quetul’aurasbiencherché.Savoixbourruefaisait frémirdeuxsuperbesmoustachesquis’évadaient jusqu’auxoreilles.Ilse

levalaborieusementdulitetempoignalacafetière,marmonnantunpatoisqueluiseulparlaitencoresurAnima.À force demanipuler des archives, le vieil hommevivait complètement dans le passé.Mêmelagazettequ’ilfeuilletaitdataitd’undemi-siècleaumoins.–Unejattedecafé,fille?L’archiviste n’était pas un homme très sociable, mais chaque fois que ses yeux se posaient sur

Ophélie,telsqu’ilslefaisaientàcetinstant,ilssemettaientàpétillercommeducidre.Ilavaittoujourseuunfaiblepourcettepetite-nièce, sansdouteparceque,de toute la famille,elleétaitcellequi luiressemblaitleplus.Aussidésuète,aussisolitaireetaussiréservéequelui.Ophéliefitouidelatête.Elleavaitlagorgetropserréepourparler,là,maintenant.

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Legrand-oncleleurremplitàchacununetassefumante.–J’aieuunpetittéléphonageavectamaman,hierausoir,mâchonna-t-ildanssesmoustaches.Elle

étaittellementexcitéequejen’aipassaisilamoitiédesajacasserie.Maisbon,j’aicomprisl’essentiel:tuvasenfinpasseràlacasserole,ondirait.Ophélieacquiesçasansmotdire.Legrand-onclefronçaaussitôtsesénormessourcils.–N’allongepascettetête,s’ilteplaît.Tamèret’atrouvéunbonhomme,iln’yaplusrienàredire.Illuitenditsatasseetserassitlourdementsursonlit,faisantgrincertouslesressortsdusommier.–Posetesfesses.Ilfautqu’oncausesérieux,deparrainàfilleule.Ophélietiraunechaiseverslelit.Elledévisageasongrand-oncleetsesflamboyantesmoustaches

avecunsentimentd’irréalité.Elleavaitl’impressiondecontempler,àtraverslui,unepagedesaviequ’onluidéchiraitjustesouslenez.–Jemedoutebienpourquoitumelouchesdessusainsi,déclara-t-il,saufque,cettefois,c’estnon.

Tes épaules tombantes, tes lunettesmoroses, tes soupirs demalheureuse comme les pierres, tu lesrangesauplacard.(Ilbranditlepouceetl’index,touthérissésdepoilsblancs.)Deuxcousinsquetuasdéjà rejetés ! Ils étaient moches comme des moulins à poivre et grossiers comme des pots dechambre,jeteleconcède,maisc’esttoutelafamillequetuasinsultéeàchaquerefus.Etlepis,c’estquejemesuisfaittoncomplicepoursabotercesaccordailles.(Ilsoupiradanssesmoustaches.)Jeteconnaiscommesi je t’avais faite.Tuesplusarrangeantequ’unecommode,à jamais sortirunmotplushautque l’autre,à jamaisfairedecaprices,maisdèsqu’on teparledemari, tuespirequ’uneenclume!Etpourtant,c’estdetonâge,quelebonhommeteplaiseounon.Situneterangespas,tufinirasaubandelafamilleetça,moi,jeneveuxpas.Lenezdanssatassedecafé,Ophéliedécidaqu’ilétaitgrandtempspourelledeprendrelaparole.–Vousn’avezaucuneinquiétudeàavoir,mononcle.Jenesuispasvenuevousdemanderdevous

opposeràcemariage.Aumêmeinstant,l’aiguilleduphonographesepritaupièged’unerayure.L’échoenboucledela

sopranoemplittoutelapièce:«Sije…Sije…Sije…Sije…Sije…»Legrand-oncleneselevapaspourlibérerl’aiguilledesonornière.Ilétaittropabasourdi.–Qu’est-cequetumebarbotes?Tuneveuxpasquej’intervienne?–Non.Laseulefaveurquejesuisvenuevousdemanderaujourd’hui,c’estl’accèsauxarchives.–Mesarchives?–Aujourd’hui.«Sije…Sije…Sije…Sije…»,bégayaitletourne-disque.Legrand-onclehaussaunsourcil,sceptique,sesdoigtsfarfouillantsesmoustaches.–Tun’attendspasdemoiquejeplaidetacauseauprèsdetamère?–Çaneserviraitàrien.–Niquejefassefléchirtonfaiblarddepère?–Jevaisépouserl’hommequ’onachoisipourmoi.Cen’estpaspluscompliquéquecela.L’aiguilledutourne-disquesursautaetpoursuivitsonbonhommedechemintandisquelasoprano

clamaittriomphalement:«Sijet’aime,prendsgardeàtoi!»Ophélieremontaseslunettessursonnezetsoutintleregarddesonparrainsansciller.Sesyeuxà

elleétaientaussibrunsquesesyeuxàluiétaientdorés.–À la bonneheure ! souffla le vieil homme, soulagé. Je t’avoueque je te croyais incapable de

prononcercesmots. Iladûsacrément te taperdans l’œil, lebonhomme.Crachelemorceauetdis-moiquic’est!Ophélieselevadesachaisepourdébarrasserleurstasses.Ellevoulutlespassersousl’eau,mais

l’évier était déjà rempli à ras bord d’assiettes sales. En temps normal, Ophélie n’aimait pas leménage,maiscematin,elledéboutonnasesgants,retroussasesmanchesetfitlavaisselle.

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–Vousneleconnaissezpas,dit-elleenfin.Son murmure se noya dans l’écoulement de l’eau. Le grand-oncle arrêta le phonographe et

s’approchadel’évier.–Jenet’aipasentendue,fille.Ophéliefermalerobinetuninstant.Elleavaitunevoixensourdineetunemauvaiseélocution,elle

devaitsouventrépétersesphrases.–Vousneleconnaissezpas.–Tuoubliesàqui tu t’adresses ! ricana legrand-oncleencroisant lesbras. Jene sorspeut-être

jamaislenezdemesarchives,maisjeconnaisl’arbregénéalogiquemieuxquepersonne.Iln’estpasundetespluslointainscousins,depuislavalléejusqu’auxGrandsLacs,dontj’ignorel’existence.–Vousneleconnaissezpas,insistaOphélie.Ellefrottauneassietteavecsonéponge,leregarddanslevide.Touchertoutecettevaissellesans

gantsdeprotectionluifaisaitremonterletempsmalgréelle.Elleauraitpudécrire,jusqu’aumoindredétail, tout ce que son grand-oncle avait mangé dans ces assiettes depuis qu’il les possédait.Habituellement, en bonne professionnelle,Ophélie nemanipulait pas les objets des autres sans sesgants,mais songrand-oncle luiavaitapprisà lire icimême,danscetappartement.Elleconnaissaitpersonnellementchaqueustensilesurleboutdesdoigts.–Cethommen’estpasdelafamille,annonça-t-elleenfin.IlvientduPôle.Unlongsilencesuivit,seulementperturbéparlegargouillisdescanalisations.Ophélieessuyases

mainsdanssarobeetregardasonparrainpar-dessusseslunettesenrectangles.Ils’étaitsoudaintassésur lui-même, à croirequ’il venait de seprendrevingt ans sur les épaules.Sesmoustaches étaientretombéescommedesdrapeauxenberne.–C’estquoicebrol?souffla-t-ild’unevoixblanche.– Je n’en sais pas plus, dit doucement Ophélie, sinon que, d’après maman, c’est un bon parti.

J’ignoresonnom,jeneconnaispassonvisage.Legrand-oncles’enallacherchersaboîteàprisersousunoreiller,enfournaunepincéedetabac

aufonddechaquenarineetéternuadansunmouchoir.C’étaitsamanièreàluides’éclaircirlesidées.–Ildoityavoiruneerreur...–C’estcequejevoudraiscroireaussi,mononcle,maisilsembleraitqu’iln’yenaitaucune.Ophélie laissaéchapperuneassiette,quisebrisaendeuxdansl’évier.Elle tendit lesmorceauxà

son grand-oncle ; il les serra l’un contre l’autre, et l’assiette cicatrisa aussitôt. Il la posa surl’égouttoir.Legrand-oncleétaitunAnimisteremarquable.Ilsavaitabsolumenttoutrafistolerdesesmainset

lesobjetslesplusimprobablesluiobéissaientcommedeschiots.–Ilyaforcémentuneerreur,dit-il.Toutarchivistequejesuis,jen’aijamaisentenduparlerd’un

mélangeaussicontrenature.MoinslesAnimistesontdecommerceaveccesétrangers-là,mieuxilsseportent.Pointfinal.–Etpourtant,cemariageauralieu,murmuraOphélieenreprenantsavaisselle.–Maisquelleépinglevousapiquées,tamèreettoi?s’exclamalegrand-oncle,effaré.Detoutes

les arches, le Pôle est celle qui traîne la plus mauvaise réputation. Ils ont des pouvoirs qui vousdétraquentlatête!Cen’estmêmepasunevraiefamille,cesontdesmeutesquisedéchirententreelles!Est-cequetusaistoutcequ’onraconteàleursujet?Ophéliecassaunenouvelleassiette.Toutàsacolère, legrand-oncleneserendaitpascomptede

l’impactquesesparolesavaientsurelle.Ilauraiteudumal:Ophélieétaitdotéed’unvisagelunaire,oùlesémotionsremontaientrarementjusqu’àlasurface.–Non,dit-elleseulement,jenesaispascequ’onraconteetçanem’intéressepas.J’aibesoind’une

documentationsérieuse.Laseulechosequejesouhaitedonc,sivouslevoulezbien,c’estl’accèsaux

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archives.Legrand-onclereconstitual’autreassietteetlaposasurl’égouttoir.Lapiècesemitàcraqueretà

grincerdespoutres;lamauvaisehumeurdel’archivistesecommuniquaitàtoutlebâtiment.–Jenetereconnaisplus!Tufaisaispleindechichisavectescousinsetmaintenantqu’ontecolle

unbarbareaufonddulit,tevoilàtouterésignée!Ophéliesefigea,l’épongedansunemain,unetassedansl’autre,etfermalesyeux.Plongéedans

l’obscuritédesespaupières,elleregardaaufondd’elle-même.Résignée?Pourêtrerésignée,ilfautaccepterunesituation,etpouraccepterunesituation,ilfaut

comprendre le pourquoi du comment. Ophélie, elle, ne comprenait rien à rien. Quelques heuresauparavant, elle ne se savait pas encore fiancée. Elle avait l’impression d’aller au-devant d’unprécipice, de ne plus s’appartenir du tout. Quand elle risquait une pensée vers l’avenir, c’étaitl’inconnu à perte de vue. Abasourdie, incrédule, prise de vertiges, ça oui, elle l’était, comme unpatientàquil’onvientdediagnostiquerunemaladieincurable.Maisellen’étaitpasrésignée.– Non, décidément, je n’imagine pas le bazar, reprit le grand-oncle. Et puis, qu’est-ce qu’il

viendraitfairedanslecoin,cetétranger?Ilestoùsonintérêt,là-dedans?Sauftonrespect,fille,tun’espaslafeuillelaplusavantageusedenotrearbregénéalogique.Jeveuxdire,c’estjusteunmuséequetutiens,pasuneorfèvrerie!Ophélie laissa tomber une tasse. Ce n’était ni de la mauvaise volonté ni de l’émotivité, cette

maladresseétaitpathologique.Lesobjetsluifilaientcontinuellemententrelesdoigts.Legrand-oncleavaitl’habitude,ilreconstituaittoutderrièreelle.–Jecroisquevousn’avezpasbiencompris,articulaOphélieavecraideur.Cen’estpascethomme

quis’envientvivresurAnima,c’estmoiquidoislesuivreauPôle.Cettefois,cefutlegrand-onclequibrisalavaissellequ’ilétaitoccupéàranger.Il juradansson

vieuxpatois.Une lumière franche entrait maintenant par la fenêtre de la loge. Elle clarifiait l’atmosphère

commeuneeaupureetdéposaitdepetitesétincellessurlecadredulit,lebouchond’unecarafeetlepavillonduphonographe.Ophélienecomprenaitpascequetoutcesoleilfaisaitlà.Ilsonnaitfauxaumilieudecetteconversation.IlrendaitlesneigesduPôlesilointaines,siirréelles,qu’ellen’ycroyaitplusvraimentelle-même.Elleretiraseslunettes,lesbriquadanssontablier,puislesremitsursonnez,parréflexe,commesi

çapouvait l’aideràyvoirplusclair.Lesverres,quiétaientdevenusparfaitement transparentssitôtôtés,retrouvèrentviteleurteintegrise.Cettevieillepairedelunettesétaitunprolongementd’Ophélie;lacouleurqu’elleprenaits’accordaitàseshumeurs.–Jeconstatequemamanaoubliédevousdireleplusimportant.CesontlesDoyennesquim’ont

fiancéeàcethomme.Pourlemoment,ellesseulessontinstruitesdesdétailsducontratconjugal.–LesDoyennes?hoquetalegrand-oncle.Son visage s’était décomposé, et toutes ses rides avec lui. Il prenait enfin conscience de

l’engrenagedanslequelsapetite-niècesetrouvaitprise.–Unmariagediplomatique,souffla-t-ild’unevoixblanche.Malheureuse…Ilenfonçadeuxnouvellespincéesde tabacdans sonnezet éternua si fortqu’ildut remettre son

dentierenplace.–Mapauvregamine,silesDoyenness’ensontmêlées,aucunrecoursn’estplusenvisageable.Mais

pourquoi?demanda-t-ilenébrouantsesmoustaches.Pourquoitoi?Pourquoilà-bas?Ophélie lava ses mains au robinet et reboutonna ses gants. Elle avait suffisamment cassé de

vaissellepouraujourd’hui.– Il sembleraitque la familledecethommeaitprisdirectementcontactavec lesDoyennespour

arrangerlemariage.J’ignoretoutdesraisonsquilesontorientéesversmoiplutôtqueversuneautre.

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J’aimeraiscroireàunmalentendu,vraiment.–Ettamère?–Ravie,chuchotaOphélieavecamertume.Onluiapromisunbonpartipourmoi,c’estbienplus

qu’ellen’espérait.(Dansl’ombredesescheveuxetdeseslunettes,elleserraleslèvres.)Iln’estpasenmonpouvoirderepoussercetteoffre.Jesuivraimonfuturépouxlàoùledevoiret l’honneurm’yobligent. Mais les choses s’en tiendront à cela, conclut-elle en tirant sur ses gants d’un gestedéterminé,cemariage-làn’estpasprèsd’êtreconsommé.Legrand-oncleladévisagead’unairpeiné.–Non,mafille,non,oublieça.Regarde-toi…Tueshautecommeuntabouret,tufaislepoidsd’un

polochon...Peuimportecequ’il t’inspire, je teconseilledenejamaisopposertavolontéàcelledetonmari.Tut’yrompraislesos.Ophélie tourna la manivelle du phonographe pour remettre le plateau en mouvement et posa

maladroitementl’aiguillesurlepremiersillondudisque.Lepetitaird’opérafitànouveaurésonnerlepavillon.Elleleregardad’unairabsent,lesbrasdansledos,etneditplusrien.Ophélieétaitainsi.Dansdessituationsoùn’importequelle jeunefilleauraitpleuré,gémi,hurlé,

supplié,ellesecontentaitengénérald’observerensilence.Sescousinsetcousinesseplaisaientàdirequ’elleétaitunpeusimplette.–Écoute,marmonnalegrand-oncleengrattantsoncoumalrasé,ilnefautpastropdramatisernon

plus.J’aisansdouteétéexcessifquand je tecausaisdecette famille, tantôt.Quisait?Peut-être tonbonhommeteplaira-t-il.Ophélieregardasongrand-oncleattentivement.Lalumièreintensedusoleilsemblaitaccentuerles

traitsdesafigureetencreuserchaqueride.Avecunpincementaucœur,elleréalisasoudainquecethomme, qu’elle avait toujours cru solide comme un roc et insensible au passage du temps, étaitaujourd’huiunvieillardfatigué.Etellevenaitdelevieillirdavantage,malgréelle.Elleseforçaàsourire.–Cequ’ilmefaut,c’estunebonnedocumentation.Lesyeuxdugrand-oncleretrouvèrentunpeudeleurpétillant.–Remetstonmanteau,fille,onvadescendre!

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LaDéchirure

Legrand-oncles’engouffradanslabouched’unescalier,faiblementéclairépardesveilleuses.Lesmainsdanssonmanteau,lenezdanssonécharpe,Ophéliedescenditàsasuite.Latempératurechutaitdemarcheenmarche.Sesyeuxétaientencorepleinsdesoleil ;elleavaitvraiment l’impressiondes’enfoncerdansuneeaunoireetglaciale.Ellesursautaquandlavoixbourruedugrand-oncleserépercutaenéchoscontrelesparois:–Jen’arrivepasàmefaireàl’idéequetuvaspartir.LePôle,c’estvraimentl’autreboutdumonde

!Ils’arrêtadansl’escalierpoursetournerversOphélie.Ellenes’étaitpasencoreaccoutuméeàla

pénombre;ellelepercutadepleinfouet.–Dis,tuesplutôtdouéeentraverséesdemiroir.Tunepourraispasexécutertespetitsvoyagesdu

Pôlejusqu’ici,desfois?–J’ensuisincapable,mononcle.Lepassagedesmiroirsnefonctionnequ’àpetitedistance.Inutile

desongeràfranchirlevideentredeuxarches.Legrand-onclejuraenvieuxpatoisetrepritsadescente.Ophéliesesentitcoupabledenepasêtre

aussidouéequ’illecroyait.–J’essaieraidevenirvousvoirsouvent,promit-elled’unepetitevoix.–Tuparsquand,aujuste?–Endécembre,sij’encroislesDoyennes.Legrand-onclejuraencore.Ophéliefutcontentedeneriencomprendreàsonpatois.–Etquivatesuccéderaumusée?maugréa-t-il.Iln’yenapasdeuxcommetoipourexpertiserles

antiquités!À cela, Ophélie ne trouva rien à répondre. Qu’elle fût arrachée à sa famille, c’était déjà une

déchirureensoi,maisqu’ellefûtarrachéeàsonmusée,leseulendroitoùellesesentaitpleinementelle-même,c’étaitperdresonidentité.Ophélien’étaitbonnequ’àlire.Sionluiretiraitça,ilnerestaitd’ellequ’uneempotée.Ellenesavaitnitenirunemaison,nifairelaconversation,niaccomplirunetâcheménagèresansseblesser.–Jenesuisapparemmentpassiirremplaçable,murmura-t-elledanssonécharpe.Danslepremiersous-sol,legrand-onclechangeasesgantshabituelspourdesgantspropres.Àla

lumière des veilleuses électriques, il fit coulisser ses casiers pour éplucher les archives, déposéesgénération après génération sous la voûte froide des caves. Il expulsait de la buée entre sesmoustachesàchaquerespiration.–Bon,cesontlesarchivesfamiliales,alorsnet’attendspasàdesmiracles.Jesaisqu’unoudeuxde

nosancêtresontdéjàposélepieddansleGrandNord,maisçaremontefichtrement.Ophéliemouchaunegouttequiluipendaitaunez.Ilnedevaitpasfaireplusdedixdegrésici.Elle

sedemandasilamaisondesonépouxseraitplusfroideencorequecettesalled’archives.–J’aimeraisvoirAugustus,dit-elle.C’étaitévidemmentunefaçondeparler.Augustusétaitmortbienavant lanaissanced’Ophélie.«

VoirAugustus»signifiaitvoirsescroquis.Augustus avait été le grand explorateur de la famille, une légende à lui tout seul.À l’école, on

enseignait lagéographie àpartir de ses carnetsdevoyage. Il n’avait jamais écrit une ligne– il ne

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maîtrisaitpassonalphabet–maissesdessinsétaientunemined’informations.Commelegrand-onclenerépondaitpas,plongédanssescasiers,Ophéliecrutqu’ilnel’avaitpas

entendue.Elletirasurl’écharpequiluienveloppaitlevisageetrépétad’unevoixplusforte:–J’aimeraisvoirAugustus.– Augustus ? mâchonna-t-il sans la regarder. Pas intéressant. Trois fois rien. Juste de vieux

barbouillages.Ophéliehaussalessourcils.Legrand-onclenedénigraitjamaissesarchives.–Oh,lâcha-t-elle.C’estépouvantableàcepoint?Avec un soupir, le grand-oncle émergea du tiroir grand ouvert devant lui. La loupe qu’il avait

coincéesoussonsourcilluifaisaitunœildeuxfoisplusgrosquel’autre.–Travéenuméroquatre,àtagauche,étagèredubas.N’abîmerien,s’ilteplaît,etmetsdesgants

propres.Ophélie longea les casiers, s’agenouilla à l’endroit indiqué. Il y avait là tous les originaux des

carnetsdecroquisd’Augustus,classéspararches.Elleentrouvatroisà«Al-Ondalouze»,septà«Cité»etprèsdevingtà«Sérénissime».À«Pôle»,ellen’entrouvaqu’unseul.Ophélienepouvaitpassepermettred’êtremaladroiteavecdesdocumentsdecettevaleur.Elleleposasurunpupitredeconsultationettournaprécautionneusementlespagesdedessins.Desplainespâles,àfleurderoche,unfjordprisonnierdelaglace,desforêtsdegrandssapins,des

maisonsengoncéesdanslaneige…Cespaysagesétaientaustères,oui,maismoinsimpressionnantsquel’imagequ’Ophélies’étaitfaiteduPôle.Ellelestrouvaitmêmeassezbeaux,d’unecertainefaçon.Elle se demanda où son fiancé vivait, aumilieu de tout ce blanc. Près de cette rivière bordée decailloux?Dansceportdepêcheperdusouslanuit?Surcetteplaineenvahieparlatoundra?Cettearche avait l’air tellementpauvre, tellement sauvage !Enquoi son fiancépouvait-il êtreun si bonparti?Ophélietombasurundessinqu’ellenecompritpas:çaressemblaitàuneruchesuspenduedansle

ciel.Probablementuneesquisse.Elletournaencorequelquespagesetvitunportraitdechasse.Unhommeposaitfièrementdevant

unimmensetasdefourrures.Lespoingssur leshanches, ilavait retroussésesmanchesdefaçonàmontrersesbraspuissammentmusclés,tatouésjusqu’auxcoudes.Ilavaitleregardduretlescheveuxclairs.Les lunettes d’Ophélie devinrent bleues quand elle comprit que le tas de fourrures, derrière lui,

n’étaitenfaitqu’uneseuleetmêmefourrure:celled’unloupmort.Ilétaitgrandcommeunours.Elletournalapage.Cettefois,lechasseursetenaitaumilieud’ungroupe.Ilsposaientensembledevantunamoncellement de bois. Des bois d’élans, sans doute, sauf que chaque crâne faisait la taille d’unhomme. Les chasseurs avaient tous le même regard dur, les mêmes cheveux clairs, les mêmestatouages sur les bras,mais aucune arme sur eux, à croire qu’ils avaient tué les animaux de leursmains.Ophélie feuilleta le carnet et retrouva ces chasseurs qui posaient devant d’autres carcasses, des

morses,desmammouthsetdesours,tousd’unetailleinvraisemblable.Ophélierefermalentementlecarnetet lerangeaàsaplace.DesBêtes…Cesanimauxfrappésde

gigantisme,elleenavaitdéjàvudansdesimagierspourenfants,maiscelan’avaitrienàvoiraveclescroquis d’Augustus. Son petitmusée ne l’avait pas préparée à cette vie-là.Ce qui la choquait par-dessus tout, c’était le regard des chasseurs. Un regard brutal, arrogant, habitué à la vue du sang.Ophélieespéraitquesonfiancén’auraitpasceregard-là.–Alors?demandalegrand-onclequandellerevintverslui.–Jecomprendsmieuxvosréticences,dit-elle.Ilrepritsesrecherchesdeplusbelle.

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– Je vais te trouver autre chose, grommela-t-il.Ces croquis, ils sont quandmêmevieuxde centcinquanteans.Etpuisilsnemontrentpastout!C’était justement ce qui inquiétait Ophélie : ce qu’Augustus nemontrait pas. Elle n’en dit rien,

toutefois,etsecontentadehausserlesépaules.Unautrequesongrand-oncleseseraitméprissursanonchalanceetl’auraitconfondueavecunecertainefaiblessedecaractère.Ophéliesemblaittellementplacide,derrièresesrectanglesdelunettesetsespaupièresmi-closes,qu’ilétaitpresqueimpossiblededevinerquedesvaguesd’émotionss’entrechoquaientviolemmentdanssapoitrine.Lescroquisdechasse lui avaient faitpeur.Ophélie sedemanda si c’était réellement celaqu’elle

étaitvenuechercherici,auxarchives.Un appel d’air souffla entre ses chevilles, soulevantmollement sa robe.Cette brise venait de la

bouched’escalierquidescendaitversledeuxièmesous-sol.Ophéliefixaunmomentlepassagebarréd’unechaîneoùsebalançaitlepanneaud’avertissement:«interdi taupublic».Il y avait toujoursuncourantd’airqui traînait dans les sallesdes archives,maisOphélieneput

s’empêcherd’interprétercelui-làcommeuneinvitation.Ledeuxièmesous-solréclamaitsaprésence,maintenant.Elletirasurlemanteaudesongrand-oncle,perdudanssesrapports,lesfessessursonescabelle.–M’autoriseriez-vousàdescendre?–Tusaisbienquejen’ainormalementpasledroit,marmonnalegrand-oncleavecunfroissement

de moustaches. C’est la collection privée d’Artémis, seuls les archivistes y ont accès. Elle noushonoredesaconfiance,nousnedevonspasenabuser.–Jen’aipasl’intentiondelirelesmainsnues,rassurez-vous,promitOphélieenluimontrantses

gants.Etpuis,jenevousdemandepaslapermissionentantquepetite-nièce,jevouslademandeentantqueresponsabledumuséefamilial.–Oui,oui,jeconnaislaritournelle!soupira-t-il.C’estmafauteaussi,j’aitropdéteintsurtoi.Ophéliedécrochalachaîneetdescenditl’escalier,maislesveilleusesnesemirentpasenmarche.–Lumière,s’ilvousplaît,demandaOphélie,plongéedansl’obscurité.Elledutlerépéterplusieursfois.LebâtimentdesArchivesdésapprouvaitcettenouvelleentorseau

règlement. Il finitparallumer lesveilleusesàcontrecœur ;Ophéliedutsecontenterd’unéclairageclignotant.Lavoixdugrand-oncleserépercutademurenmurjusqu’audeuxièmesous-sol:–Tunetouchesqu’aveclesyeux,hein!Jememéfiedetamaladressecommedelapetitevérole!Mains au fond des poches, Ophélie s’avança dans la salle voûtée d’ogives. Elle passa sous un

frontonoùétaitgravéeladevisedesarchivistes:Artémis,noussommeslesgardiensrespectueuxdetamémoire.Bienàl’abrisousleurclochedeverre,lesReliquairess’étendaientàpertedevue.Si elle tenait parfois de l’adolescente mal grandie, avec ses longs cheveux indomptés, ses

mouvementsgauchesetsatimiditétapiederrièreseslunettes,Ophéliesecoulaitdansuneautrepeauenprésencedel’histoire.Toutessescousinesprisaientlesjolissalonsdethé,lespromenadesauborddufleuve,lesvisitesauzooetlessallesdebal.PourOphélie,ledeuxièmesous-soldesArchivesétaitle lieu le plus fascinant du monde. C’est là qu’était jalousement conservé, bien à l’abri sous desclochesdeprotection,l’héritagecommundetoutelafamille.Icireposaientlesdocumentsdelatoutepremière génération de l’arche. Ici avaient échoué les lendemains de l’an zéro. Ici Ophélies’approchaitauplusprèsdelaDéchirure.LaDéchirure, c’était sonobsessionprofessionnelle.Elle rêvaitparfoisqu’elle courait aprèsune

ligned’horizonquisedérobaittoujoursàelle.Nuitaprèsnuit,elleallaitdeplusenplusloin,maisc’étaitunmondesansfin,sanscassure,rondetlissecommeunepomme;cepremiermondedontellecollectionnaitlesobjetsdanssonmusée,machinesàcoudre,moteursàexplosion,pressesàcylindre,métronomes...Ophélien’éprouvaitaucuneinclinationpourlesgarçonsdesonâge,maisellepouvait

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passerdesheuresentêteàtêteavecunbaromètredel’ancienmonde.Elle se recueillit devant un vieux parchemin protégé sous verre. C’était le texte fondateur de

l’arche, celui qui avait liéArtémis et sa descendance àAnima.LeReliquaire suivant renfermait lapremièremouture de leur arsenal juridique. On y retrouvait déjà les lois qui avaient attribué auxmères de famille et auxmatriarches unpouvoir décisif sur l’ensemble de la communauté.Sous lacloched’untroisièmeReliquaire,uncodexreprenaitlesdevoirsfondamentauxd’Artémisenverssadescendance : veiller à ce que chacun mangeât à sa faim, eût un toit pour s’abriter, reçût uneinstruction, apprît à faire un bon usage de son pouvoir. En lettres capitales, une clause spécifiaitqu’ellenedevaitniabandonnersafamilleniquittersonarche.Était-ceArtémisquis’étaitdictéàelle-mêmecettelignedeconduiteafindenepasserelâcheraufildessiècles?OphéliesepromenaainsideReliquaireenReliquaire.Aufuretàmesurequ’elleplongeaitdansle

passé,ellesentitungrandcalmedescendresurelle.Elleperdaitunpeul’avenirdevue.Elleoubliaitqu’onlafiançaitcontresongré,elleoubliaitleregarddeschasseurs,elleoubliaitqu’onl’enverraitbientôtvivreloindetoutcequiluiétaitcher.Le plus souvent, lesReliquaires étaient des documentsmanuscrits de grande valeur, tels que les

cartographiesdunouveaumondeoul’actedenaissancedupremierenfantd’Artémis,l’aînédetouslesAnimistes.Pourquelques-uns,néanmoins,ils’agissaitd’objetsbanalsdelaviequotidienne:desciseaux à cheveux qui cliquetaient dans le vide ; une grossière paire de besicles aux couleurschangeantes ;unpetit livredecontesdont lespages tournaient toutes seules. Ilsn’étaientpasde lamême époque, mais Artémis tenait à ce qu’ils fissent partie de sa collection à titre symbolique.Symboliquedequoi?Mêmeellenes’ensouvenaitplus.Les pas d’Ophélie la dirigèrent d’instinct vers une cloche de verre sur laquelle elle posa

respectueusementlamain.Unregistreytombaitendécompositionetsonencreavaitétépâlieparletemps.Il faisait lerecensementdeshommesetdesfemmesquis’étaientralliésà l’espritdefamillepourfonderunenouvellesociété.Cen’étaitenfaitqu’unelisteimpersonnelledenomsetdechiffres,maispasn’importelesquels:ceuxdessurvivantsdelaDéchirure.Cesgensavaientététémoinsdelafindel’ancienmonde.Cefutàcetinstantqu’Ophéliecomprit,avecunpetitchocdanslapoitrine,quelétaitcetappelqui

l’avaitattiréeauxarchivesdugrand-oncle,aufonddudeuxièmesous-sol,devantcevieuxregistre.Cen’étaitpaslesimplebesoindesedocumenter:c’étaitretournerauxsources.Seslointainsancêtresavaient assisté à la dislocation de leur univers. S’étaient-ils laissés mourir pour autant ? Non, ilss’étaientinventéuneautrevie.Ophélieglissaderrièresesoreilles lesmèchesdecheveuxqui lui roulaientsur le front,pourse

dégager le visage. Ses lunettes s’éclaircirent sur son nez, dispersant la grisaille qui s’y étaitaccumulée depuis des heures.Elle était en train de faire l’expérience de sa propreDéchirure.Elleavait toujours la peur au ventre, mais elle savait maintenant ce qui lui restait à faire. Elle devaitreleverledéfi.Sursesépaules,l’écharpesemitàremuer.–Tuteréveillesenfin?lataquinaOphélie.L’écharpe roula mollement le long de son manteau, changea de position, resserra ses anneaux

autourdesoncouetnebougeaplus.C’étaitunetrèsvieilleécharpe,ellepassaitsontempsàdormir.–Onvaremonter,luiditOphélie.J’aitrouvécequejecherchais.Alorsqu’elles’apprêtaitàrebrousserchemin,elletombasurleReliquairelepluspoussiéreux,le

plusénigmatiqueetleplusdérangeantdetoutelacollectiond’Artémis.Ellenepouvaitpaspartirsanslui faire ses adieux. Elle tourna unemanivelle, et les deux plaques du dôme protecteur glissèrent,l’uneetl’autredansunsensopposé.Ellecouchasapaumegantéesurlareliured’unlivre,leLivre,etfut envahie par la même frustration qu’elle avait ressentie la première fois à ce contact. Elle ne

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pouvaitlirelatraced’aucuneémotion,d’aucunepensée,d’aucuneintention.D’aucuneorigine.Etcen’étaitpasseulementàcausedesesgants,dontlatramespécialedressaitunbarrageentresesdonsdeliseuseetlemondedesobjets.Non,OphélieavaitdéjàpalpéunefoisleLivrelesmainsnuescommed’autresliseursavantelle,maisilrefusaitdeserévéler,toutsimplement.Elle lepritdans sesbras, caressa sa reliure, fit rouler lespages souplesentre sesdoigts. Il était

entièrementparcourud’étrangesarabesques,uneécritureoubliéedepuistrèslongtemps.Jamaisdesavie,Ophélien’avaitmanipuléquelquechoseserapprochantd’un telphénomène.Était-ceseulementunlivre,aprèstout?Çan’avaitnilaconsistanceduvélinnicelledupapierchiffon.C’étaitterribleàadmettre,mais ça ressemblait à de lapeauhumaine, vidéede son sang.Unepeauqui bénéficieraitd’unelongévitéexceptionnelle.Ophélie se posa alors les questions rituelles, qu’elle partageait avec de nombreuses générations

d’archivistesetd’archéologues.Quellehistoire racontaitcetétrangedocument?PourquoiArtémistenait-elle à ce qu’il figurât dans sa collection privée ?Et à quoi rimait cemessagegravé dans lesocleduReliquaire:N’essayezsousaucunprétextededétruireceLivre?Ophélieemporteraittoutessesinterrogationsavecelle,àl’autreboutdumonde,làoùiln’yavait

niarchives,nimusée,nidevoirdemémoire.Rienquilaconcernât,dumoins.Lavoixdugrand-onclerésonnalelongdel’escalieretrebonditlongtempssouslavoûtebassedu

deuxièmesous-sol,enunéchofantomatique:–Remonte!Jet’aidégotéunpetitquelquechose!OphélieposaunedernièrefoissapaumesurleLivreetrefermaledôme.Elleavaitfaitsesadieux

aupasséenbonneetdueforme.Placeàl’avenir,maintenant.

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Lejournal

Samedi19juin.Rodolpheetmoisommesbienarrivés.LePôleserévèletrèsdifférentdetoutceàquoijem’attendais.Jecroisquejen’ai jamaisautanteulevertigedemavie.Mmel’ambassadricenousaaimablementreçusdanssondomaine,oùilrègneuneéternellenuitd’été.Jesuiséblouiepartant de merveilles ! Les gens d’ici sont courtois, très prévenants et leurs pouvoirs dépassentl’entendement.–Puis-jevousinterrompredansvotreoccupation,macousine?Ophéliesursauta,etseslunettesavecelle.Plongéedanslecarnetdevoyagedel’aïeuleAdélaïde,

ellen’avaitpasvuvenircepetitboutd’homme,chapeaumelonàlamain,unsourireétaléentredeuxoreilles décollées. Le gringalet n’avait certainement pas beaucoup plus d’une quinzaine d’années.D’un amplemoulinet du bras, il désigna une bande de joyeux drilles qui s’esclaffaient devant unevieillemachineàécrire,nonloindelà.–Mescousinsetmoi-même,nousnousdemandionssivousnousaccorderiezlapermissiondelire

quelques-unsdesbibelotsdevotreaugustemusée.Ophélie ne put réprimer un froncement de sourcils. Elle n’avait bien sûr pas la prétention de

connaître personnellement chaque membre de la famille qui poussait le tourniquet, à l’entrée dumusée d’Histoire primitive, mais elle était certaine de n’avoir jamais eu affaire à ces lascars. Dequellebranchede l’arbregénéalogiquevenaient-ils ?Lacorporationdes chapeliers ?Lacastedestailleurs?Latribudespâtissiers?Entoutcas,ilssentaientlafarceàpleinnez.–Jesuisàvoustoutdesuite,dit-elleenreposantsatassedecafé.Sessoupçonsseprécisèrentquandelles’enfutàlarencontredelatroupedeM.Chapeau-Melon.Il

yavaitbeaucouptropdesouriresdansl’air.–Voicilapièceuniquedumusée!roucoulauncompèreavecunregardéloquentpourOphélie.L’ironiemanquait,selonelle,d’unpeudesubtilité.Ellesavaitqu’ellen’étaitpasattrayante,avecsa

natteratéequirecrachaitdesailessombressursesjoues,sonécharpeàlatraîne,savieillerobedebrocart,sesbottinesdépareilléesetcetteincurablegaucheriequiluicollaitàlapeau.Ellen’avaitpaslavé ses cheveux depuis une semaine et s’était habillée avec les premiers vêtements qui lui étaienttombéssouslamain,sanssesoucierdeleurassortiment.Cesoir,pourlapremièrefois,Ophélierencontreraitsonfiancé.IlétaitvenuduPôlespécialement

pour se présenter à la famille. Il resterait quelques semaines, puis il emporterait Ophélie dans leGrandNord.Avecunpeudechance, il la trouverait tellement repoussantequ’il renoncerait sur-le-champàleurunion.– Ne touchez pas à cela, dit-elle à l’adresse d’un grand dadais qui approchait ses doigts d’un

galvanomètrebalistique.– Qu’est-ce que vous marmottez, cousine ? s’esclaffa-t-il. Parlez plus fort, je ne vous ai pas

entendue.–Ne touchezpas à cegalvanomètre,dit-elle enpoussant sur savoix. Jevaisvousproposerdes

échantillonsréservésàlalecture.Legranddadaishaussalesépaules.–Oh,jevoulaissimplementvoircommentcebazarfonctionne!Detoutefaçon,jenesaispaslire.Le contraire eût étonné Ophélie. La lecture d’objets n’était pas une faculté répandue parmi les

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Animistes. Elle semanifestait parfois à la puberté, sous forme d’intuitions imprécises au bout desdoigts,mais elle périclitait en quelquesmois si elle n’était pas rapidement prise en charge par unéducateur.Songrand-oncleavait jouécerôleauprèsd’Ophélie ;après tout, leurbranchetravaillaitdanslapréservationdupatrimoinefamilial.Remonterlepassédesobjetsaumoindrecontact?Raresétaient lesAnimistesqui souhaitaient s’encombrerd’un tel fardeau, a fortiori si cen’était pas leurmétier.Ophélie jeta un regardbref àChapeau-Melonqui touchait les redingotes de ses compagnons en

ricanant.Lui, il savait lire, probablementpaspour très longtemps encore. Il voulait jouer avec sesmainstantqu’illepouvait.–Leproblèmen’est pas là, cousin, observa calmementOphélie en revenant augranddadais. Si

vousdésirezmanipulerunepiècedelacollection,vousdevezporterdesgantscommelesmiens.Depuisledernierdécretfamilialsurlaconservationdupatrimoine,ilétaitinterditd’aborderdes

archives les mains nues sans autorisation spéciale. Entrer en contact avec un objet, c’était lecontaminerdesonpropreétatd’esprit,ajouterunenouvellestrateàsonhistoire.Tropdepersonnesavaientsouillédeleursémotionsetdeleurspenséesdesexemplairesrares.Ophéliesedirigeaverssontiroiràclefs.Ellel’ouvrittropgrand:letiroirluirestadanslamainet

toutsoncontenuserépanditsurlecarrelagedansunejoyeusecacophonie.Ophélieentenditricanerdanssondostandisqu’ellesepenchaitpourramasserlesclefs.Chapeau-Melonvintl’aideravecsonsourirenarquois.– Il ne faut pas semoquer denotredévouée cousine.Elle vamettre àmadispositionunpeude

lecturepourmecultiver!Sonsouriresefitcarnassier.–Jeveuxquelquechosedecorsé,dit-ilàOphélie.Vousn’auriezpasunearme?Untrucdeguerre,

voussavez.Ophélieremitletiroiràsaplaceetrécupéralaclefdontelleavaitbesoin.Lesguerresdel’ancien

monde faisaient fantasmer la jeunesse qui ne connaissait que les petites querelles de famille. Cesblancs-becsnecherchaientqu’às’amuser.Lesmoqueriessursapetitepersonnel’indifféraient,maisellenetoléraitpasqu’onmontrâtsipeudeconsidérationpoursonmusée,surtoutaujourd’hui.Elleétaitdéterminéeàresterprofessionnellejusqu’aubout,toutefois.–Veuillezmesuivre,dit-elle,laclefàlamain.–Soumettez-moivoséchantillons!chantonnaChapeau-Melonavecunecaricaturederévérence.Ellelesconduisitjusqu’àlarotonderéservéeauxmachinesvolantesdupremiermonde,lasection

la plus populaire de sa collection. Ornithoptères, aéroplanes amphibies, oiseaux mécaniques,hélicoptères à vapeur, quadriplans et hydravions étaient suspendus àdes câbles commedegrandeslibellules.Latroupepouffadeplusbelleàlavuedecesantiquités,battantdesbrascommedesoies.Chapeau-Melon, qui mastiquait une pâte à mâcher depuis un moment, la colla sur la coque d’unplaneur.Ophélieleregardafairesansciller.Ça,c’étaitlegestedetrop.Ilvoulaitépaterlagalerie?Ehbien,

ilsallaientrire.Elleleurfitmonterl’escalierd’unentresol,puisilslongèrentdesétagèresvitrées.Ophélieglissa

saclefdanslaserrured’unrayonnage,fitcoulisserlavitreetsaisitdansunmouchoiruneminusculebilledeplombqu’elletenditàChapeau-Melon.–Uneexcellenteentréeenmatièrepoursecultiversurlesguerresdel’ancienmonde,assura-t-elle

d’unevoixplate.Iléclataderireens’emparantdelabillelamainnue.–Quemeprésentez-vouslà?Unecrotted’automate?Sonsourires’évanouitaufuretàmesurequ’ilremontaitlepassédel’objet,duboutdesdoigts.Il

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devint pâle et immobile, comme si le temps s’était cristallisé autour de lui. En voyant sa tête, sescompagnonshilaresdonnèrentd’abordducoudecontresescôtes,puisilsfinirentpars’inquiéterdesonmanquederéactivité.–Vousluiavezrefiléunesaleté!paniqual’und’entreeux.–C’estunepiècetrèsappréciéedeshistoriens,démentitOphélied’untonprofessionnel.Deblême,Chapeau-Melondevintgris.–Cen’estpas…cequeje…demandais,articulat-ildifficilement.Avecsonmouchoir,Ophélierécupéraleplombetlerangeasursoncoussinetrouge.–Vousvouliezunearme,n’est-cepas?Jevousairemisleprojectiled’unecartouchequia,enson

temps,perforéleventred’untroupier.C’étaitcela, laguerre,conclut-elleenremontantseslunettessursonnez.Deshommesquituaientetdeshommesquiétaienttués.CommeChapeau-Melonsetenaitleventred’unairnauséeux,elleseradoucitquelquepeu.Laleçon

étaitrude,elleenétaitconsciente.Cegarçonétaitvenuavecdesépopéeshéroïquesentête,etlireunearme,c’étaitcommeregardersapropremortenface.–Çavapasser,luidit-elle.Jevousconseilled’allerrespirerl’airdudehors.Latroupes’enfut,nonsansluidécocherquelquescoupsd’œilmauvaispar-dessusl’épaule.L’un

d’euxlatraitade«malnippée»etunautrede«sacàpatatesbinoclard».Ophélieespéraitquesonfiancéseferaitlesmêmesréflexions,toutàl’heure.Armée d’une spatule, elle s’attaqua à la pâte à mâcher que Chapeau-Melon avait collée sur le

planeur.– Je te devais bien une petite revanche, chuchota-t-elle en caressant affectueusement le flanc de

l’appareil,commeellel’auraitfaitd’unvieuxcheval.–Machérie!Jet’aicherchéepartout!Ophélie se retourna. Jupes relevées, son ombrelle pincée sous le bras, une magnifique jeune

femmeétaitentraindetrotterdanssadirectionenfaisantclaquersesbottinesblanchessurledallage.C’était Agathe, sa sœur aînée, aussi rousse, aussi coquette, aussi éblouissante que sa cadette étaitbrune,négligéeetrenfermée.Lejouretlanuit.–Maisqu’est-cequetufaisencorelà?OphélieessayadesedébarrasserdelapâtedeChapeau-Melon,maisellesecollaitàsesgants.–Jeterappellequejetravailleaumuséejusqu’àsixheures.Agatheserrathéâtralementsesmainsdanslessiennes.Ellegrimaçaaussitôt.Ellevenaitd’écraser

sursonjoligantlagommeàmâcher.– Plus maintenant, sotte, s’agaça-t-elle en secouant sa main.Maman a dit que tu devais songer

uniquement à tes préparatifs.Oh, petite sœur ! sanglota-t-elle en se jetant contre elle. Tu dois êtretellementexcitée!–Euh…,parvintseulementàexpirerOphélie.Agathesedétachaaussitôtd’ellepourlajaugerdehautenbas.–Nomd’unebouillotte,tut’esregardéedansuneglace?Tunepeuxdécemmentpastemontrerà

tonpromisdanscetétat.Quepenserait-ildenous?–Ça,c’estlecadetdemessoucis,déclaraOphélieensedirigeantverssoncomptoir.–Ehbien,teln’estpaslecasdetaparentèle,petiteégoïste.Nousallonsremédieràceladecepas!Avec un soupir, Ophélie sortit son vieux cabas et y rangea ses effets personnels. Si sa sœur se

sentait investied’unemissionsacrée,ellene la laisseraitpas travaillerenpaix. Ilne luirestaitplusqu’à fermer lemusée.Pendantqu’Ophélieprenait toutson tempspour rassemblersesaffaires,unepierre au fond du ventre,Agathe trépignait d’impatience. Elle s’assit sur le comptoir, ses bottinesblanchesbatifolantsouslespantalonsdedentelle.–J’aidespotinspourtoi,etdesbeaux!Tonmystérieuxprétendantaenfinunnom!

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Pourlapeine,Ophéliesortitlatêtedesoncabas.Quelquesheuresavantleurprésentationofficielle,ilétaittemps!Safuturebelle-familleavaitdûfairedesrecommandationsspécialespourbénéficierdelaplustotalediscrétion.LesDoyenness’étaientmontréesmuettescommedestombesduranttoutl’automne, ne divulguant aucune information au sujet du fiancé, à un point que c’en était devenuridicule. Lamère d’Ophélie, très vexée de ne pas êtremise dans la confidence, ne décolérait pasdepuisdeuxmois.–Alors?demanda-t-ellecommeAgathesavouraitsonpetiteffet.–M.Thorn!Ophélie frissonna sous les replisde sonécharpe.Thorn?Elle était déjà allergiqueà cenom. Il

sonnaitdursouslalangue.Abrupt.Presqueagressif.Unnomdechasseur.–Jesaisaussiquecechermonsieurneserapastonaînédebeaucoup,sœurette.Tonépouxn’aura

rien d’un vieux sénile incapable d’honorer sa femme ! Et je t’ai gardé le meilleur pour la fin,enchaînaAgathesansreprendresonsouffle.Tun’échoueraspasdansunpetittrouperdu,crois-moi,lesDoyennesnesesontpasmoquéesdenous.M.Thornauraitunetanteaussibellequ’influentequiluiassureuneexcellentesituationàlacourduPôle.Tuvasmeneruneexistencedeprincesse!Lesyeuxbrillants,Agathetriomphait.Ophélie,elle,étaitcatastrophée.Thorn,unhommedecour?

Elleauraitencorepréféréunchasseur.Pluselleenapprenaitsursonfuturépoux,plusilluiinspiraitl’enviedeprendresesjambesàsoncou.–Etquellessonttessources?Agatheredressasacoiffed’oùs’évadaientdefrétillantesbouclettes rousses.Saboucheencerise

plissaitunsouriresatisfait.–Dusolide!Monbeau-frèreGérardtientcesrenseignementsdesonarrière-grand-mère,quiles

tientelle-mêmed’uneprochecousine,quiestlasœurjumelleenpersonned’uneDoyenne!Avecdesmanièresdegamine,elleclaquadanssesmainsetbonditsursesbottillons.–Tut’esfaitpasserunesacréebagueaudoigt,machérie.Qu’unhommedecettepositionetdece

rangteréclameenmariage,c’est inespéré!Allez,presse-toiderangertoncapharnaüm,ilnenousresteplusbeaucoupdetempsavantl’arrivéedeM.Thorn.Ilfautterendreconvenable!– Pars devant, murmura Ophélie en fermant les agrafes de son cabas. Je dois accomplir une

dernièreformalité.Sasœurs’éloignaenquelquespetitspasgracieux.–Jevaisnousréserverunfiacre!Ophéliedemeura longtemps immobilederrièresoncomptoir.Lesilencebrutalquiétait retombé

sur les lieuxaprès ledépartd’Agathe lui faisaitpresquemalauxoreilles.Elle rouvritauhasard lejournaldesonaïeuleetparcourutdesyeux l’écriturefineetnerveuse,vieilledepresqueunsiècle,qu’elleconnaissaitdésormaisparcœur.Mardi6juillet.Jemevoisobligéedemodérerquelquepeumonenthousiasme.Mmel’ambassadrice

estpartieenvoyage,nouslaissantauxmainsdesesinnombrablesinvités.J’ail’impressionquenousavons été complètement oubliés.Nous passons nos journées à jouer aux cartes et à nous promenerdanslesjardins.Monfrères’accommodemieuxquemoidecettevieoisive,ils’estdéjàentichéd’uneduchesse. Je vais devoir le rappeler à l’ordre, nous sommes ici pour des raisons purementprofessionnelles.Ophélie était déboussolée. Ce journal et les potins d’Agathe ne collaient pas du tout avec les

croquis d’Augustus. Le Pôle lui apparaissait maintenant comme un endroit excessivement raffiné.Thornétait-ilunjoueurdecartes?C’étaitunhommedecour,ildevaitsûrementjouerauxcartes.Iln’avaitprobablementquecelaàfairedesesjournées.Ophélie rangea le petit carnet de voyage dans une housse de feutre et le fourra au fond de son

cabas.Derrièrelecomptoird’accueil,elleouvritl’abattantd’uneécritoirepourensortirleregistre

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d’inventaire.IlétaitarrivéplusieursfoisàOphélied’oublierlesclefsdumuséedansuneserrure,deperdredes

documentsadministratifsimportantsetmêmedecasserdespiècesuniques,maiss’ilyavaitundevoirqu’ellen’avaitjamaisnégligé,c’étaitlatenuedeceregistre.Ophélieétaituneexcellenteliseuse,l’unedesmeilleuresdesagénération.Ellepouvaitdéchiffrer

levécudesmachines, strateaprès strate, siècleaprès siècle, au fildesmainsqui lesavaient tâtées,utilisées, affectionnées, endommagées, rafistolées. Cette aptitude lui avait permis d’enrichir ledescriptif de chaque pièce de la collection avec un sens du détail jusqu’alors inégalé. Là où sesprédécesseurssecantonnaientàdécortiquer lepasséd’unancienpropriétaire,dedeuxà larigueur,Ophélieremontaitàlanaissancedel’objetentrelesdoigtsdesonfabricant.Ce registred’inventaire, c’était unpeu son romanpersonnel.L’usagevoulait qu’elle le remît en

mainpropreà sonsuccesseur,uneprocédurequ’ellen’aurait jamaispenséappliquer si tôtdans savie, mais personne n’avait encore répondu à l’appel de candidatures. Ophélie glissa donc sous lareliureunenoteàl’attentiondeceluioucellequiprendraitlarelèvedumusée.Ellerangealeregistredansl’écritoireetverrouillal’abattantd’untourdeclef.Avecdesmouvementsralentis,ellepritensuiteappuisursoncomptoiràdeuxmains.Elles’obligea

à respirer profondément, à accepter l’inéluctable. Cette fois-ci, c’était vraiment fini. Demain, ellen’ouvriraitpassonmuséecommechaquematin.Demain,elledépendraitàjamaisd’unhommedontellefiniraitparporterlenom.MmeThorn.Autants’yfairedèsàprésent.Ophélieempoignasoncabas.Ellecontemplasonmuséepourladernièrefois.Lesoleiltraversait

laverrièredelarotondedansunecascadedelumière,auréolantd’orlesantiquitésetprojetantsurlecarrelageleurombredésarticulée.Jamaisellen’avaittrouvécetendroitaussibeau.Ophélie déposa les clefs dans la loge du concierge. Elle n’était pas passée sous lamarquise du

musée,dontlavitreétaitnoyéesousunmanteaudefeuillesmortes,quesasœurl’apostrophadelaportièred’unfiacre:–Monte!NousallonsruedesOrfèvres!Le cocher fit claquer son fouet, bien qu’aucun cheval ne fût attelé à sa voiture. Les roues

s’ébranlèrentetlevéhiculedégringolalelongdufleuve,guidéparlaseulevolontédesonmaître,duhautdesonperchoir.Parlavitre-arrière,Ophélieobservalespectacledelarueavecuneacuiténouvelle.Cettevalléeoù

elleétaitnéesemblait sedéroberàelleau furetàmesureque le fiacre la traversait.Ses façadesàcolombages,sesplacesdemarché,sesbellesmanufacturesétaientdéjàtoutesentraindeluidevenirétrangères.Lavilleentièreluidisaitquecen’étaitpluschezelle,ici.Danslalumièreroussedecettefind’automne,lesgensmenaientleurexistencedetouslesjours.Unenourricedirigeaitsapoussetteen rougissant sous les sifflements appréciateurs des ouvriers, juchés en haut des échafaudages.Dejeunesécolierscroquaientleursmarronschaudssurlechemindelamaison.Uncoursiercavalaitlelongdutrottoiravecunpaquetsouslebras.Tousceshommes,toutescesfemmesétaientlafamilled’Ophélieetellen’enconnaissaitpaslamoitié.Lesoufflebrûlantd’untramwaydoublaleuréquipagedansunbruitdesonnettes.Quandildisparut,

Ophélie contempla la montagne, sillonnée de lacets, qui surplombait leur Vallée. C’étaient lespremièresneiges,là-haut.Lesommetavaitdisparusousunechapedegrisaille;onnepouvaitmêmeplus distinguer l’observatoire d’Artémis. Écrasée sous cettemasse froide de roches et de nuages,écraséesouslaloidetouteunefamille,Ophélienes’étaitjamaissentieaussiinsignifiante.Agatheclaquadesdoigtssoussonnez.–Bon,lapunaise,parlonsvite,parlonsbien.Touttontrousseauestàrevoir.Iltefautdestoilettes

neuves,dessouliers,deschapeaux,delalingerie,beaucoupdelingerie…

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–J’aimemesrobes,tranchaOphélie.–Tais-toidonc, tu t’habillescommenotregrand-mère.Nomd’unbigoudi,nemedispasque tu

portesencorecettepairedevieillesmochetés!serévulsaAgatheenprenantlesgantsdesasœurdanslessiens.Mamant’enacommandéunepleinecargaisonchezJulien!–IlsnefontpasdegantsdeliseurauPôle,jedoismemontreréconome.Agathe était insensible à cette sorte d’argument. La coquetterie et l’élégance justifiaient tous les

gaspillagesdumonde.– Secoue-toi, que diantre ! Tu vasme redresser ce dos,me rentrer ce ventre,mettre un peu en

valeurcecorsage,poudrercenez,fardercesjoueset,parpitié,change-moilacouleurdeteslunettes,cegrisestd’unsinistre!Quantàtescheveux,soupiraAgatheensoulevantlanattebruneduboutdesongles,ceseraitmoi,jeteraseraistoutcelapourrepartirsurduneuf;malheureusementnousn’enavonsplusletemps.Descendsvite,nousysommes!Ophélietraînadessemellesdeplomb.Àchaquejupon,àchaquecorset,àchaquecollierqu’onlui

présenta, elle répondit par un refus de la tête. La couturière, dont les longs doigts animistesmodelaientlesétoffessansfilsniciseaux,enpleuraderage.Auboutdedeuxcrisesdenerfsetunedizaine de boutiquiers, Agathe n’avait réussi à convaincre sa petite sœur que de remplacer sesbottinesdépareillées.Au salon de coiffure, Ophélie nemit guère plus de cœur à l’ouvrage. Elle ne voulait entendre

parlernidepoudre,nid’épilation,nideferàfriser,niderubansàladernièremode.–J’enaidelapatienceavectoi,fulminaAgatheenrelevanttantbienquemalseslourdesmèches

defaçonàdégagersanuque.Tucroisque j’ignore toutdeceque tu ressens?J’avaisdix-septansquandonm’afiancéeàCharles,etmamandeuxdemoinsquandelleaépousépapa.Voiscequenoussommesdevenues:desépousesrayonnantes,desmèrescomblées,desfemmesaccomplies!Tuasétésurprotégéeparnotregrand-oncle,ilnet’apasrenduservice.Avec un regard flou,Ophélie contempla son visage dans la glace de la coiffeuse en face d’elle

tandisquesasœursedébattaitavecsesnœuds.Sanssesmèchesrebellesetsansseslunettes,rangéessurleplateauàpeignes,ellesesentaitnue.Danslemiroir,ellevitlaformeroussed’Agathecollersonmentonsurlesommetdesatête.–Ophélie,luimurmura-t-elledoucement,tupourraisplaireavecunpeudebonnevolonté.–Àquoibon?Plaireàqui?–Mais àM. Thorn, bougresse ! s’agaça sa sœur en lui administrant une tape sur la nuque. Le

charmeestlameilleurearmeofferteauxfemmes,ilfautt’enservirsansscrupule.Ilsuffitd’unrien,uneœillade inspirée,unsourirebienappuyé,pourmettreunhommeàsespieds.RegardeCharles,j’enfaiscequejeveux.Ophélieplantasesyeuxdansceuxdesonreflet,desprunellesàl’arômedechocolat.Sanslunettes

ellesevoyaitmal,maiselledevinal’ovalemélancoliquedesonvisage, lapâleurdesesjoues,soncou blanc qui palpitait sous le col, l’ombre d’un nez sans caractère et ces lèvres trop fines quin’aimaientpasparler.Elleessayauntimidesourire,mais ilsonnait tellementfauxqu’elle leravalanet.Avait-elleducharme?Àquoilereconnaissait-on?Auregardd’unhomme?Serait-celeregardqueThornposeraitsurelle,cesoir?L’idée lui parut tellement grotesque qu’elle en aurait ri de bon cœur si sa situation n’avait été

moroseàenpleurer.– As-tu fini de me torturer ? demanda-t-elle à sa sœur qui tiraillait sur ses cheveux sans

ménagement.–Presque.Agathesetournaverslagérantedusalonpourréclamerdesépingles.Cetinstantd’inattentionétait

tout ce dont Ophélie avait besoin. Elle remit précipitamment ses lunettes, empoigna son cabas et

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plongeatêtebaisséedanslemiroirdelacoiffeuse,àpeineassezlargepourelle.Sonbusteémergeadanslaglacemuraledesachambre,quelquesquartiersplusloin,maiselleneputallerplusavant.Del’autrecôtédumiroir,Agathe l’avait agrippéepar leschevillespour la ramener ruedesOrfèvres.Ophélielâchasoncabasetpritappuisurlemurrecouvertdepapierpeint,luttantdetoutessesforcescontrelapoignedesasœur.Sanscriergare,ellebasculatoutdebondanslachambre,renversantaupassageuntabouretetle

potde fleursqui se trouvait dessus.Unpeu sonnée, elle contemplabêtement lepieddéchausséquipointaitsoussarobe;unebottinedesanouvellepaireétaitrestéeavecAgatheruedesOrfèvres.Sasœurnesavaitpasfranchirlesmiroirs,voilàquiluilaissaitunrépit.Ophélierécupérasoncabassurletapis,claudiquajusqu’àunmassifcoffredebois,aupieddeslits

superposés,ets’yassit.Elleremontaseslunettessursonnezetobservalapetitepièceencombréedemalles et de boîtes à chapeau.Ce désordre-là n’était pas son désordre habituel.Cette chambre quil’avaitvuegrandirsentaitdéjàledépart.Ellesortitavecprécautionlejournaldel’aïeuleAdélaïdeetenfeuilletaencorelespages,pensive.Dimanche 18 juillet. Toujours aucune nouvelle de Mme l’ambassadrice. Les femmes d’ici sont

charmantesetjecroisqu’aucunedemescousinesd’Animaneleségaleengrâceetenbeauté,maisjemesensparfoismalàl’aise.J’ail’impressionqu’ellesn’arrêtentpasdefairedesinsinuationssurmatenue,mesmanièresetmafaçondeparler.Oualorsjememontelatête?–Pourquoiturentressitôt?Ophélie leva le nez vers le lit du dessus.Elle n’avait pas remarqué les deux souliers vernis qui

dépassaientdumatelas;cettepairedejambesmaigrelettesappartenaitàHector,lepetitfrèreavecquiellepartageaitsachambre.Ellerefermalecarnetdevoyage.–JefuisAgathe.–Pourquoi?–Depetitesaffairesféminines.M.Dis-Pourquoiveutdesdétails?–Enaucunefaçon.Ophélieeutunsourireencoin;sonfrèrel’attendrissait.Lessouliersvernisdisparurentdulit,là-

haut.Ilsfurentbientôtremplacéspardeslèvresbarbouilléesdemarmelade,unnezentrompette,unecoupeauboletdeuxyeuxplacides.Hectoravaitlemêmeregardqu’Ophélie,leslunettesenmoins:imperturbableentoutecirconstance.Iltenaitunetartinedontlaconfitured’abricotsruisselaitsursesdoigts.–Onavaitditpasdegoûterdanslachambre,rappelaOphélie.Hectorhaussalesépaulesetdésignadesatartinelecarnetdevoyagesursarobe.–Pourquoituressassesencorececahier?Tuleconnaisparcœur.Hector était ainsi. Il posait toujours des questions et toutes ses questions commençaient par «

pourquoi».–Pourmerassurer,jesuppose,murmuraOphélie.De fait, Adélaïde lui était devenue familière au fil des semaines, presque intime. Et pourtant,

Ophéliesesentaitdéçuechaquefoisqu’elleéchouaitsurladernièrepage.Lundi2août.Jesuistellementsoulagée!Mmel’ambassadriceestrevenuedevoyage.Rodolphea

enfinsignésoncontratavecunnotaireduseigneurFarouk.Jen’aipasledroitd’enécriredavantage,secretprofessionneloblige,maisnousrencontrerons leurespritde familledemain.Simon frère faituneprestationconvaincante,nousallonsdevenirriches.Lejournals’achevaitsurcesmots.Adélaïden’avaitjugénécessairenid’entrerdanslesdétailsni

deretranscrirelasuitedesévénements.Quelcontratsonfrèreetelleavaient-ilssignéavecl’espritdefamilleFarouk?Étaient-ilsrevenusrichesduPôle?Vraisemblablementpas,celaseseraitsu…

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–Pourquoitunelelispasaveclesmains?demandaencoreHectorquibroyaitsatartineentresesdentsenlamastiquantavecflegme.Sijelepouvais,c’estcequejeferais,moi.–Jen’enaipasledroitettulesais.Envérité,Ophélieavaitététentéed’ôtersesgantspourpercerlespetitssecretsdesonancêtre,mais

elleétait tropprofessionnellepourcontaminercedocumentdesapropreangoisse.Legrand-oncleauraitététrèsdéçusielleavaitcédéàcetteimpulsion.Soussespieds,unevoixsuraiguëtraversaleplancherdepuisl’étageinférieur:–Cette chambred’invité, c’est unevéritable catastrophe !Elledevait êtredigned’unhommede

cour,ilauraitfallubeaucoupplusdepompe,dedécorum!QuellepiètreopinionM.Thornva-t-ilsefairedenous?Nousnousrattraperonssurlerepasdecesoir.Roseline,filechezlerestaurateurpourprendre des nouvelles de mes poulardes, je te confie la direction des opérations ! Et vous, monpauvreami,donnezunpeul’exemple.Onnemariepassafilletouslesjours!–Maman,commentaplacidementHector.–Maman,confirmaOphéliesurlemêmeton.Çane lui donnait pas du tout envie de descendre.Alors qu’elle tirait sur la tenture fleurie de la

fenêtre, le soleil couchant lui dora les joues, le nez et les lunettes.À traversun couloir denuagesempourprésdecrépuscule,lalunesedétachaitdéjàsurlatoilemauveducielcommeuneassietteenporcelaine.Ophélie contempla longuement le versant de la vallée, blondi par l’automne, qui dominait leur

demeure,puislepassagedesfiacresdanslarue,puissespetitessœursquijouaientaucerceaudanslacour de lamaison, aumilieu des feuillesmortes. Elles chantaient des comptines, se lançaient desdéfis,setiraientparlanatte,passantdurireauxlarmesetdeslarmesaurireavecunedéconcertantefacilité.Ellesétaientdeséchosd’Agatheaumêmeâge,avecleurssouriresenjôleurs,leursbruyantsbabillagesetleursbeauxcheveuxblond-rouxquibrillaientdanslalumièrecrépusculaire.Une bouffée de nostalgie envahit brutalement Ophélie. Ses yeux s’agrandirent, ses lèvres

s’amincirent, son masque impassible craquelait. Elle aurait voulu galoper derrière ses sœurs,retroussersesjupessanspudeuretjeterdescaillouxdanslejardindelatanteRoseline.Commecetteépoqueluisemblaitloin,cesoir…–Pourquoitudoispartir?Çavaêtrelabarbedemeretrouverseulavectoutescespestes.Ophélie se tournaversHector. Il n’avait pasbougédu lit superposé, occupé à sepourlécher les

doigts,mais ilavaitsuivisonregardà travers lafenêtre.Soussesdehorsflegmatiques, le tonétaitaccusateur.–Cen’estpasmafaute,tusais.–Pourquoitun’aspasvoulutemarieravecnoscousins,alors?Laquestionluifitl’effetd’uneclaque.C’estvrai,Hectoravaitraison,ellen’enseraitpaslàsielle

avaitépousélepremiervenu.–Maislesregretsneserventàrien,murmura-t-elle.–Gare!avertitHector.Ils’essuyalabouched’uncoupdemancheets’aplatitsurlelit.Unviolentappeld’airsouffladans

lesrobesd’Ophélie.Chignondéfaitetfrontluisant,samèrevenaitdefaireirruptiondanslachambrecommeunetornade.LecousinBertrandsuivaitderrière.–Jevaislogerlespetitesicipuisqu’ellesontcédéleurchambreaufiancédeleursœur.Cesmalles

prennent toute la place, je ne m’en sors pas ! Descends-moi celle-ci dans la remise et fais bienattention,c’estdufragi…Lamères’interrompit,bouchebée,quandelleaperçutlasilhouetted’Ophéliequisedécoupaitdans

lecoucherdesoleil.–Parlesancêtres,jetecroyaisavecAgathe!

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Elle pinça ses lèvres d’indignation en décortiquant des yeux sa toilette de vieille dame et sonécharperamasse-poussière.Lamétamorphoseattenduen’avaitpaseulieu.Lamèreportalamainàsalargepoitrine!–Tuveuxm’achever!Aprèstoutlemalquejemedonnepourtoi!Dequoimepunis-tu,mafille?Ophélie sourcilla derrière ses lunettes. Elle s’était toujours affublée avec ce mauvais goût,

pourquoidevrait-ellechangermaintenantseshabitudesvestimentaires?–Sais-tuseulement l’heurequ’ilest? s’affola lamère, sesonglesvernisplaquéssur sabouche.

Nousdevonsmonteràl’aérogaredansmoinsd’uneheure!Oùestpasséetasœur?Etmoiquisuisaffreuse,saperlipopette,jamaisnousn’yseronsàtemps!Elle sortit un poudrier de son corsage, se tamponna un nuage rose sur le nez, rembobina son

chignonblond-rouxd’unemainexperteetpointasononglerougeversOphélie.–Je teveuxprésentableavant leprochaincoupde l’horloge.C’estvalablepour toiaussi,grand

dégoûtant!gronda-t-elleàl’adressedulitdudessus.Tusenslaconfitureséchéeàpleinnez,Hector!LamèresecognaaucousinBertrandquiétaitdemeurélà,lesbrasballants.–Etcettemalle,c’estpouraujourd’huioupourdemain?Dansuntourbillonderobe,l’orages’enfutdelachambrecommeilétaitvenu.

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L’ours

Unepluiedenseétaittombéeenmêmetempsquelesoir.Ellegrésillaitsurlacharpentemétalliqueentreillis,hautedecinquantemètres,duhangaràdirigeable.Hisséesurunplateauvoisin,cettebaseétait la plus moderne de la vallée. Spécialement conçue pour accueillir les long-courriers, ellebénéficiait d’un chauffage à la vapeur et disposait de sa propre usine à hydrogène. Ses immensesportes sur rails étaient grandes ouvertes, laissant voir des entrailles de fer forgé, de brique et decâbles,oùs’activaientdenombreuxouvriersengabardine.Au-dehors, le long du quai aux marchandises, quelques lampadaires crachaient une lumière

brouilléepar l’humidité.Trempé jusqu’auxos,ungardienvérifiait lesbâchesdeprotectionsur lescaisses postales en attente d’embarquement. Il tiquaquand il tomba sur une forêt de parapluies, enplein milieu du quai. Sous les parapluies se tenaient des hommes en redingote, des femmesenguirlandéesetdesmômessoigneusementpeignés.Ilsrestaienttouslà,silencieuxetimpassibles,àscruterlesnuages.–Excusezdonc,mesbonscousins,onpeutêtreutileàquelquechose?demanda-t-il.Lamère d’Ophélie, dont le parapluie rouge dominait tous les autres, pointa l’horloge sur pied

autour de laquelle ils avaient planté leur camp. Tout était énorme chez cette femme, sa robe àtournure, sa gorge de grenouille, son chignon en choucroute et, dominant le tout, son chapeau àplumes.–Dites-moi déjà si cette heure-ci est la bonne.Voilà bien une quarantaine deminutes que nous

guettonsledirigeableenprovenanceduPôle!–Enretard,commeàsonhabitude,larenseignalegardienavecunbonsourire.Vousattendezune

livraisondefourrures?–Non,fils.Nousattendonsunvisiteur.Legardienlouchasurlenezenbecdecorbeauquivenaitdeluirépondre.Cenezappartenaitàune

damed’unâgeextrêmementavancé.Elleétait toutdenoirvêtue,depuis lamantillequibordait sescheveuxblancsjusqu’autaffetasdesarobeàplastron.LesélégantespassementeriesenargentdesatoilettetémoignaientdesonstatutdeDoyenne,mèreparmilesmères.Legardienôtasacasquetteensignederespect.–UnenvoyéduPôle,chèremère?Vousêtescertainequ’iln’yapasméprisesurlapersonne?Je

travaille sur les quais depuis que je suis gamin et je n’ai jamais vuunhommeduNord se traînerjusqu’icipourautrechosequelesaffaires.Ilsnesemêlentpasàn’importequi,cesgens-là!Il pinça sa casquette pour les saluer et s’en retourna à ses caisses. Ophélie le suivit des yeux,

maussade,puisreportasonregardsursesbottillons.Àquoibonenavoirmisunepairetouteneuve?Ilsétaientdéjàbarbouillésdeboue.– Redresse le menton et évite de prendre l’eau, lui souffla Agathe avec qui elle partageait un

parapluiejaunecitron.Etpuissouris,tuesmoroseàpleurer!Cen’estpasavecunegâte-joiepareillequeM.Thorngrimperaauxrideaux.Sasœurneluiavaitpaspardonnésonescapadeàtraverslemiroir,çasesentaitdanssavoix,mais

Ophélie l’écoutait à peine. Elle se concentrait sur le crépitement de la pluie qui recouvrait lesbattementsaffolésdesapoitrine.–C’estbon,pourquoitunelalaissespasrespirer?s’agaçaHector.

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Ophéliedécochaun regard reconnaissant à son frère,mais il était déjàoccupéà sauterdans lesflaques avec ses petites sœurs, ses cousins et ses cousines. Ils incarnaient l’enfance qu’elle auraitvoulurevivreunedernièrefoiscesoir.Pleinsd’insouciance,ilsétaienttousvenusassisternonpasàl’arrivéedufiancé,maisàcelledudirigeable.C’étaitunspectaclerarepoureux,unevéritablefête.–C’estAgathequiaraison,déclaralamèresoussonénormeparapluierouge.Mafillerespirera

quandonleluidiraetdelafaçonqu’onluidira.N’est-cepas,monami?La question, purement protocolaire, était réservée au père d’Ophélie qui balbutia une vague

formuled’assentiment.Cepauvrehommedégarnietgrisonnant,vieilliprématurément,étaitconcassépar l’autorité de sa femme. Ophélie ne se rappelait pas l’avoir déjà entendu répondre non. Ellecherchadesyeuxsonvieuxparrainparmilafouled’oncles,detantes,decousinsetdeneveux.Elleletrouva qui boudait à l’écart des parapluies, engoncé jusqu’auxmoustaches dans son imperméablebleumarine.Ellen’attendaitdeluiaucunmiracle,maislesignesympathiquequ’illuiadressadeloinluifitdubien.Ophélieavaitdelavasedanslatêteetdelaconfitureàlaplaceduventre.Soncœurcognaitaufond

desagorge.Elleauraitvouluquecetteattentesouslapluieneconnûtjamaisdeterme.Desexclamationsalentourluifirentl’effetdecoupsdepoignard:–Là!–C’estlui.–Pastroptôt…Ophélielevalesyeuxverslesnuages,l’estomacnoué.Unemassesombre,ensilhouettedebaleine,

perçait la brume et se détachait sur la toile de la nuit en émettant des craquements sinistres. Leronronnementdeshélicesdevintassourdissant.Lesenfantshurlèrentdejoie.Lesjuponsdedentellesesoulevèrent.Leparapluiejaunecitrond’OphélieetAgathes’envoladansleciel.Parvenuau-dessusdelapisted’atterrissage,ledirigeablelarguasescordes.Lesouvrierss’enemparèrentettirèrentdessusde tout leur poids pour permettre à l’aérostat de descendre. Ils se cramponnèrent par dizaines auxrailsdeguidagemanuel, l’aidèrentà s’engouffrerdans legrandhangaret l’amarrèrentau sol.Onaménagea une passerelle pour le débarquement. Portant des caisses et des sacs postaux à bras-le-corps,lesmembresdel’équipagedébarquèrent.Toute la famille se pressa devant le hangar comme un essaim demouches. Seule Ophélie était

restéeenarrière,ruisselantesouslapluiefroide,seslongscheveuxbrunsplaquéssurlesjoues.L’eaudégoulinaitàlasurfacedeseslunettes.Ellenevoyaitplusdevantellequ’unemasseinformederobes,dejaquettesetdeparapluies.Par-dessuslebrouhaha,lavoixsurpuissantedesamèredominait:–Maislaissez-lepasser,vousautres,faitesplace!Moncher,montrèschermonsieurThorn,soyez

lebienvenusurAnima.Commentdonc,vousêtesvenusansescorte?Parlesancêtres,Ophélie!Oùa-t-elleencorefilé,cettetêtedelune?Agathe,dégote-nousvitetasœur.Queltempsinfect,monpauvreami,vousseriezarrivéuneheureplustôt,nousvousaurionsaccueillisanscetteflotte.Quequelqu’unluidonneunparapluie!Clouéesurplace,Ophélieétait incapabledebouger. Ilétait là.L’hommequiétait sur lepointde

déstructurersavieétaitlà.Ellenevoulaitnilevoirniluiparler.Agatheluiattrapalepoignetetluifittraverserlafamilleenlatraînantàsasuite.Enivréedebruits

etdepluie,àdemiconsciente,Ophéliepassadevisageenvisagejusqu’àtombersurlepoitraild’unourspolaire.Hébétée,elleneréagitpasquandl’oursmarmonnaun«bonsoir»glacé, tout là-haut,loinau-dessusdesatête.–Lesprésentationssontfaites!s’époumonasamèreaumilieudesapplaudissementspolis.Àvos

fiacres!Ilnes’agitpasnonplusd’attraperlamort.Ophélie se laissapousser à l’intérieurd’unvéhicule.Le fouet claqua l’air, les cahots secouèrent

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l’équipage.Onallumaunlampionquiprojetaunelueurroussâtresurlespassagers.L’aversesemblaitbattre la chamade sur les carreaux. Coincée contre la portière, Ophélie se concentra sur cettepulsationd’eau, le tempsde recouvrer ses esprits et de sortir de sa torpeur.Elle réalisapeu àpeuqu’onparlaitavecanimationautourd’elle.C’étaitsamèrequifaisaitlaconversationpourdix.L’oursétait-illà,luiaussi?Ophélieremontaseslunettesmouchetéesdegouttesdepluie.Ellevitd’abordl’énormechignonen

choucroutedesamèrequil’écrasaitsurlabanquettedufiacre,puislenezdecorbeaudelaDoyennejustedevantelleetenfin,de l’autrecôté, l’ours. Il regardaitobstinémentpar lavitrede laportière,répondantdetempsàautreaubabillagedelamèreparunlaconiquehochementdetête,sansprendrelapeined’échangerunregardavecpersonne.Soulagéedenepasêtredanssa lignedemire,Ophélieseprêtaàunexamenplusattentifdeson

fiancé. Contrairement à sa première impression, Thorn n’était pas un ours, même s’il en avaitl’apparence.Uneamplefourrureblanche,hérisséedecrocsetdegriffes,luicouvraitlesépaules.Iln’étaitpastellementcorpulent,enfait.Sesbras,croiséssursapoitrine,étaientaussieffilésquedesépées.Enrevanche,toutétroitqu’ilétait,cethommeavaitunestaturedegéant.Soncrânes’appuyaitcontre le plafond du fiacre et l’obligeait à ployer le cou. Plus haut perché encore que le cousinBertrand,etcen’étaitpaspeudire.«Parlesancêtres,s’ébahitOphélie,ceseramonépoux,toutça?»Thornportaitsurlesgenouxunejolievalisetapisséequijuraitavecsesvêtementsenpeaudefauve

etluiconféraitunepetitetouchedecivilisation.Ophéliel’observaitàladérobée.Ellen’osaitpasledévisageravec insistance,depeurqu’ilnesentîtcetteattentionetnese retournâtbrusquementverselle.Endeuxcoupsd’œilbrefs,toutefois,ellesefituneidéedesafigure,etcequ’elleenentrevitluidonnalachairdepoule.Laprunellepâle,leneztranchant,lecrinclair,unebalafreentraversdelatempe, ceprofil tout entier était imprégnédemépris.Unméprisqui s’adressait à elle et à toute safamille.Interloquée,Ophéliecompritquecethommesemariaitàcontrecœurluiaussi.–J’aiunprésentpourMmeArtémis.Ophélietressaillit.Samèresetutbrusquement.MêmelaDoyenne,quis’étaitendormie,ouvritles

yeuxàdemi.Thornavaitarticulécettephraseduboutdeslèvres,commesileurparlerluicoûtait.Ilprononçaitchaqueconsonneavecdureté,c’étaitl’accentduNord.– Un présent pour Artémis ? bégaya lamère, décontenancée.Mais certainement, monsieur ! se

ressaisit-elle.Ceserauninsignehonneurdevousintroduireauprèsdenotreespritdefamille.Vousconnaissezprobablementsonobservatoirederéputation,n’est-cepas?S’iln’yaquecelapourvousêtreagréable,jevousproposedenousyrendredèsdemain.–Maintenant.LaréponsedeThornavaitclaquéaussisèchementquelefouetducocher.Lamèredevintblême.–C’est-à-dire,monsieurThorn,qu’ilseraitmalperçudedérangerArtémiscesoir.Ellenereçoit

plusàlatombéedelanuit,comprenez-vous?Etpuis,serengorgea-t-elleavecunsourireaimable,nousavonsprévuunpetitrepasàvotreintention…Leregardd’Ophélievoletaitdesamèreàsonfiancé.Un«petitrepas»,c’étaitunjolieuphémisme.

Elle avait réquisitionné la grange de l’oncleHubert pour son banquet pantagruélique, orchestré lasaignée de trois cochons, passé une commande de feux de Bengale chez le droguiste, empaquetéplusieurskilosdedragées,programméunbalcostuméjusqu’àl’aube.Roseline,latanteetmarrained’Ophélie,étaitentraind’acheverlespréparatifsàcetinstantmême.–Çanesauraitattendre,déclaraThorn.Detoutefaçon,jen’aipasfaim.–Jecomprends,fils,approuvasoudainlaDoyenneavecunsourirefripé.Ilfautcequ’ilfaut.Ophéliesourcilladerrièreseslunettes.Elle,enrevanche,necomprenaitpas.Àquoirimaitdoncce

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comportement ? Thorn se montrait tellement grossier qu’il la faisait passer pour un modèle debonnesmanières.Ilfrappadupoinglepetitrectangledeverre,derrièrelui,quiséparaitleconducteurdesonéquipage.Levéhiculefreinanet.–Monsieur?demandalecocher,dontlenezs’étaitcolléàlavitre.–ChezMmeArtémis,ordonnaThornavecsonaccentdur.À travers la vitre arrière, le cocher interrogea du regard lamère d’Ophélie. La stupeur l’avait

renduepâlecommeunemorteetarrachaitàsalèvreunlégertremblement.–Conduis-nousàl’observatoire,dit-elleenfin,lesmâchoirescontractées.Secramponnantàlapoignéedesabanquette,Ophéliesentitlevéhiculeopérerundemi-tourpour

remonterlapentequ’ildévalaituninstantplustôt.Au-dehors,descrisdeprotestationaccueillirentlamanœuvre;c’étaientlesautresfiacresdelafamille.–Quelleépinglevouspique?s’égosillalatanteMathildeàtraversuneportière.Lamèred’Ophéliebaissasavitre.–Nousmontonsàl’observatoire,dit-elle.–Commentdonc?s’offusqual’oncleHubert.Àcetteheure?Etlesagapes?Etlesréjouissances?

Ongargouilledepartout,nousautres!–Mangezsansnous,festoyezdevotrecôtéetrentreztousvouscoucher!déclaralamère.Ellerefermasavitrepourcoupercourtauscandaleetsignalaaucocher,quiavaitdenouveaucollé

safigurehésitantecontrelavitrearrière,qu’ilpouvaitreprendresacourse.Ophéliemorditdanssonécharpepours’empêcherdesourire.CethommeduNordvenaitdefroissermortellementsamère;toutbienpesé,ildépassaitsesespérances.Pendantqueleurvoitureseremettaitenroutesousleregardsidérédelafamille,au-dehors,Thorn

s’appuyaàlavitre,concentréuniquementsurlapluie.Ilnesemblaitplusguèredisposéàpoursuivrelaconversationaveclamère,etmoinsencoreàl’engageraveclafille.Sesyeux,effiléscommedeséclatsdemétal,n’effleurèrentpasuninstantcettedemoisellequ’ilétaitcensécourtiser.D’ungestesatisfait,Ophélierepoussaunemèchedégoulinantequiluicollaitaunez.SiThornne

jugeaitpasnécessairededéployerdeseffortspourluiplaire,ilyavaitquelqueschancespourqu’iln’enespérâtpasnonplusenretour.Autrainoùallaientleschoses,lesfiançaillesseraientrompuesavantminuit.Labouchepincée,lamèrenesedonnapluslapeinedecomblerlessilences;sesyeuxbrillaientde

colèredanslapénombredufiacre.LaDoyennesoufflasurlalanterneetserendormitsurunsoupir,enveloppéedanssagrandemantillenoire.Letrajetpromettaitd’êtrelong.Le fiacre emprunta une route mal pavée, à flanc de montagne, qui dessinait des lacets en tête

d’épingle. Barbouillée par les cahots, Ophélie se concentrait sur le paysage. Elle fut d’abord dumauvaiscôtédelavoitureetnerencontraqu’unerocheaccidentéeoùbourgeonnaientlespremièresneiges.Unvirageplusloin,savuedégringoladanslevide.Lapluieavaitcessé,balayéeparunventd’ouest.Cetteéclaircieavaitsouffléentrelesnuagesunepoussièred’étoiles,maisenbas,aucreuxdela Vallée, le ciel rougeoyait encore dans le crépuscule. Les forêts de châtaigniers et de mélèzesavaientcédélaplaceauxsapinsdontleparfumrésineuxenvahissaitlecocher.Àlafaveurdelapénombre,Ophéliereportauneattentionplusfranchesurlasilhouettecasséeen

troisdeThorn.Lanuitavaitdéposéunelueurbleutéesursespaupièrescloses;Ophélieremarquauneautrecicatricequiluifendaitlesourciletjetaitsursajoueunéclatblanc.Cethommeseraitdoncbienunchasseur,enfindecompte?Ilétaitsansdouteunpeumaigre,maiselleluiavaittrouvélemêmeregard dur que lesmodèles d’Augustus. Secoué par les soubresauts de la voiture, elle l’aurait cruendormi,n’eussentétéleplicontrariéquiluicreusaitlefrontetlepianotagenerveuxdesesdoigtssursavalise.EllesedétournalorsquelespaupièresdeThornlaissèrentsoudainfiltreruneétincellegrise.

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Lecocheravaitfreiné.–L’observatoire,annonça-t-il.

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L’observatoire

Deuxfoisseulementdanssavie,Ophélieavaiteul’opportunitéderencontrerl’espritdesafamille.Elle ne se rappelait pas la première, à l’occasionde sonbaptême.Elle n’était alors qu’un lange

pleurnicheurquiavaitarrosélaDoyennedelarmesetd’urine.Lasecondefois,enrevanche,avaitimpriméunvifsouvenirdanssamémoire.Àquinzeans,elle

avaitremportéleconcoursdelectureorganiséparlaCompagniedessciences,grâceàunboutondechemise : il l’avait ramenée plus de trois siècles en arrière et lui avait livré les frasques de sonpropriétairedans lesmoindresdétails.Artémisenpersonne luiavaitalors remis legrandprix,sespremiersgantsde liseuse.Cesmêmesgants, usés jusqu’à la corde, dont elle grignotait ce soir lescouturestoutendescendantdufiacre.Unventglacéfitclaquersonmanteau.Ophéliedemeura immobile,soufflecoupé,écraséepar la

voûte formidabledudômeblancdont le long télescopeéborgnait lanuit.L’observatoired’Artémisn’était pas seulement un centre de recherche en astronomie, enmétéorologie et enmécanique desroches, c’était unemerveille architecturale. Serti dans un écrin de parois montagneuses, le palaiscomptait une dizaine d’édifices destinés à abriter les grands instruments : du cercleméridien à lalunette équatoriale, en passant par l’astrographe et le pavillonmagnétique.Le fronton du bâtimentprincipal, frappé d’un cadran solaire noir et or, dominait de toute son altitude la Vallée, oùscintillaientleslumièresnocturnesdelabourgade.Cespectacleétaitplusimpressionnantencorequedanslesouvenird’Ophélie.ElleoffritsonbrasàlaDoyennequipeinaitàdescendredumarchepied.C’étaitplutôtlàledevoir

del’homme,maisThornavaitréquisitionnélesbanquettesdufiacrepourouvrirsavalise.Lesyeuxencaisséssousdessourcilssévères,ilagissaitàsaconvenance,sanssesoucierlemoinsdumondedecesfemmesdontilétaitl’invitéd’honneur.Surlaterrassedel’observatoire,unsavantgalvanisécouraitaprèssonhaut-de-formequiroulait

entredeuxrangéesdecolonnes.–Excusez-moi,savantpère! l’apostrophalamèred’Ophélieenmaintenantd’unemainsonbeau

chapeauàplumes.Voustravaillezici?–Absolument.L’hommeavaitrenoncéàsonhaut-de-formepourredresserverselleunfrontlargequefouettaitsa

houppette.–Unventmagnifique,n’est-cepas? s’exalta-t-il.Absolumentmagnifique !Çanousanettoyé le

cielenunedemi-heure.Soudain, il fronça les sourcils.Grossipar son lorgnon, sonœil suspicieux ricocha sur les trois

femmes,puissurlefiacre,garédevantl’entréeprincipale,oùl’ombreimmensedeThorns’affairaitàdéballersavalise.–Qu’est-cequec’est?Qu’est-cequevousvoulez?–Uneaudience,fils,intervintlaDoyenne.Elles’appuyaitdetoutsonpoidsaubrasd’Ophélie.–Impossible.Absolumentimpossible.Revenezdemain.Lesavantbranditsacanneverslanuit,pointantlesnuagesquis’effilaientdansleventcommedes

toilesd’araignée.

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–Premièreéclaircienocturnedepuisunesemaine.Artémisestdébordée,absolumentdébordée.–Ceneserapaslong.Thorn avait lâché cette promesse en s’extrayant du fiacre, une cassette sous le bras. Le savant

repoussavainementlahouppedecheveuxquifolâtraitdevantsesyeux.–Quandbienmêmevousn’en auriezquepourune fractionde seconde, je vous le répète, c’est

absolument impossible. Nous sommes en plein inventaire. Quatrième réédition du catalogueAstronomiaeinstaurataemechanica.C’estabsolumentprioritaire.«Six!»exultaOphélieensonforintérieur.Ellen’avaitjamaisentenduautantde«absolument»à

lafile.Thornavalaendeux longuesenjambées lesmarchesduperronet sedressade toutesonaltitude

devant le savant, qui recula aussitôt d’un pas. Le vent hérissait les mèches pâles de ce grandépouvantailetétiraitleslacetsdesafourrure,dévoilantlacrossed’unpistoletàsaceinture.Lebrasde Thorn se déplia. Cemouvement brusque arracha un sursaut au savant, mais c’était une simplemontreàgoussetqu’ilvenaitdeluibrandirsouslenez.–Dixminutes,pasunedeplus.Oùpuis-jetrouverMmeArtémis?Levieillarddésignadesacanneledômeprincipal;unefentel’entaillaitcommeunetirelire.–Àsontélescope.Thornfitclaquersestalonssurlemarbre,sansunregardenarrière,sansunremerciement.Rouge

d’humiliationsoussongroschapeauàplumes, lamèrenedérageaitpas.Aussisevengea-t-ellesurOphéliequandcelle-cidérapasuruneplaquedegel,manquantd’entraînerlaDoyennedanssachute.–Ettoi,tuneguérirasdoncjamaisdecettemaladresse?Tumecouvresdehonte!Ophéliecherchaseslunettesàtâtonssurlesdalles.Lorsqu’ellelesenfila,lagrosserobedesamère

luiapparutentriple.Lesverresétaientcassés.–Etcethommequinenousattendpas,grondalamèreenempoignantsesjupes.MonsieurThorn,

ralentissezl’allure!Sapetitecassettesouslebras,Thornpénétradanslevestibuledel’observatoireenfaisantlasourde

oreille. Il avançaitd’unpasmartial etouvrait toutes lesportesqui lui tombaient sous lamain sansjamaisfrapper.Sastaturesurplombaitleballetdessavantsquigrouillaientàtraverslescorridorsetquicommentaientd’unevoixfortelescartesdeconstellations.Ophélie suivait le mouvement, le nez dans son écharpe. Elle ne voyait plus de Thorn qu’une

silhouette fractionnée en morceaux. Il se dressait si haut dans sa fourrure hirsute que de dos ilressemblaitàs’yméprendreàunourspolaire.Elle savourait franchement la situation. L’attitude de cet homme était si outrageante que ça

paraissait presque tropbeaupour êtrevrai.CommeThorn s’engageait dansunescalier en spirale,OphélieprêtaencoresonbrasàlaDoyennepourl’aideràmonterlesmarches.–Puis-jevousposerunequestion?luisouffla-t-elle.–Tupeux,fille,souritlaDoyenne.Unsavantquidescendaitl’escalierentrombelesbousculasanss’excuser.Ils’arrachaitlescheveux

enhurlantcommeundamnéqu’ilnes’étaitjamaistrompédanssescalculsetquecen’étaitpascettenuitqueçacommencerait.–Combiend’affrontsnotrefamilledevra-t-elleessuyeravantd’envisageruneremiseenquestion

desfiançailles?demandaOphélie.Saquestionjetaunfroid.LaDoyenneretirasamaindubrasqu’elleluioffrait.Elleremontasursa

têtesamantillenoire,defaçonqu’iln’endépassâtplusquelebecdesonnezetunsouriresillonnéderides.–Dequoiteplains-tu,fille?Cejeunegarçonm’al’airtoutàfaitcharmant.Perplexe, Ophélie contempla la forme noire et rabougrie de la Doyenne qui se hissait

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laborieusementd’unemarcheàl’autre.Semoquait-elledonc,elleaussi?LavoixmaussadedeThornrésonnadanslarotondeoùilvenaitdepénétrer:–Madame,votrefrèrem’envoieauprèsdevous.Ophélienevoulaitpasmanquer l’entrevueavecArtémis.Elle sedépêchade franchir laportede

métaloùchancelaitencorecetécriteau:NEPASDÉRANGER:OBSERVATIONENCOURS

Elle battit des cils derrière ses lunettes cassées tandis qu’elle s’enfonçait dans l’obscurité. Elleentenditcommeunfroissementd’ailesdevantelle;c’étaitsamère,deplusenpluscourroucée,quiavait sorti son éventail pour se rafraîchir les idées. Quant à Thorn, elle ne distingua sa fourrurehérisséedegriffesquelorsquelesampoulesmuraless’allumèrent,degrépardegré.–Monfrère?Lequeldonc?Cemurmurerauque,quiévoquaitdavantageleraclementd’unemeulequ’unevoixdefemme,avait

rebondiàtraverstoutel’armaturemétalliquedelasalle.Ophéliecherchasaprovenance.Ellesuivitdesyeux lespasserellesquimontaient en spirale autourde la coupole,puis redescendit le longducanonde cuivredont la focale embrassait prèsde six fois sa taille.Elle trouvaArtémis recourbéecontrelalentilledutélescope.Ellelavoyaitéclatéeentroismorceaux.Illuifaudraitsoignerseslunettesdèsquepossible.L’esprit de famille s’arracha lentement au spectacle des étoiles, dénoua chacun de sesmembres,

chacune de ses articulations jusqu’à dépasser Thorn lui-même, et de haut. Artémis couva un longmomentdesyeuxcetétrangervenutroublersacontemplationducieletquinecillaitmêmepassouslepoidsdesonregard.Quelques années avaient filé depuis ses quinze ans,mais Ophélie se sentit aussi indisposée par

l’apparenced’Artémisquelejouroùelleluiavaitremissonpremierprix.Nonpasqu’ellefûtlaidecar,envérité,sabeautéavaitquelquechosederedoutable.Sachevelure

rousses’évadaitdesanuqueenunetorsadenégligéeetruisselaitsurlesdallesdemarbre,autourdeseschevillesnues,commeunfleuvedelaveenfusion.Legalbegracieuxdesoncorpséclipsaitlesplusbellesadolescentesde toute l’arche.Sapeau,unechairsiblancheetsisouplequ’ellesemblaitliquide vue de loin, se coulait sur les lignes parfaites de son visage. L’ironie du sort voulaitqu’Artémis méprisât cet éclat surnaturel dont la Nature l’avait parée et que tant de coquettes luienviaient.Aussinefaisait-elleconfectionnerpoursatailledegéantequedeshabitsd’homme.Cettenuit,elleportaituneredingotedeveloursrouge,ainsiquedesimpleshauts-de-chaussesquilaissaientsesmolletsdénudés.Cen’étaientpascesmanièreshommassesnonplusquimettaientmalàl’aiseOphélie,désagrément

insignifianten regardde tantdesplendeur.Non,c’étaitautrechose.Artémisétaitbelle,maisd’unebeautéfroide,indifférente,presqueinhumaine.La fente de ses yeux, laissant entrevoir deux iris jaunes, n’exprimait rien pendant qu’elle

dévisageaitlonguementThorn.Nicolère,niennui,nicuriosité.Justeuneattente.Au bout d’un silence qui sembla durer une éternité, elle se fendit d’un sourire vide de toute

émotion,nibienveillantnimauvais.Unsourirequin’avaitdesourirequelaforme.–Vousavezl’accentetlesmanièresduNord.VousêtesdeladescendancedeFarouk.Artémis se pencha en arrière dans un long mouvement gracieux ; le marbre jaillit du dallage

commeunefontainepourluioffrirunsiège.DetouslesAnimistesquipeuplaientl’arche,personnen’étaitcapabled’untelprodige,pasmêmelalignéedesforgeronsquitordaientlemétald’unesimplepressiondupouce.–Etquemeveut-il,moncherfrère?demanda-t-elledesavoixtrèsrauque.LaDoyennes’avançad’unpas,relevasarobenoirepourluifaireunerévérenceetrépondit:–Lemariage,belleArtémis,vousvousrappelez?

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Lesyeuxjaunesd’Artémisroulèrentverslavieillefemmeennoir,puisverslechapeauemplumédelamère,quis’éventaitd’ungestefébrile,avantdeplongerdroitsurOphélie.Celle-cifrissonna,sescheveuxhumides secollant à ses jouescommedesalgues.Artémis,dontellenevoyaitqu’uneimage trouble et segmentée, était son arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère.Etilmanquaitcertainementencoreunarrièreoudeux.De toute évidence, sonaïeulene la reconnaissait pas.L’esprit de famillene reconnaissait jamais

personne. Elle ne se souciait plus depuis longtemps de mémoriser les visages de toute sadescendance,desvisagestropéphémèrespourcettedéessesansâge.OphéliesedemandaitparfoissiArtémis avait été proche de ses enfants, jadis. Ce n’était pas une créature très maternelle, elle nesortait jamais de son observatoire pour se mêler à sa progéniture et elle avait délégué depuislongtempstoutessesresponsabilitésauxDoyennes.Cen’étaitpasentièrementsafaute,néanmoins,siArtémisavaitsipeudemémoire.Riennesefixait

durablementdanssonesprit,lesévénementsluicoulaientdessussanspersister.Cetteprédispositionàl’oubliétaitsansdoutelacontrepartiedesonimmortalité,unesoupapedesûretépournepassombrerdans la folie ou le désespoir. Artémis ne se connaissait pas de passé ; elle vivait dans un éternelprésent. Nul ne savait ce qu’était sa vie avant de fonder sa propre dynastie sur Anima, plusieurssièclesenarrière.Pourlafamille,elleétaitlà,elleavaittoujoursétélà,elleseraittoujourslà.Etilenallaitainsipourchaquearcheetpourchaqueespritdefamille.D’unmouvementnerveux,Ophélieremontasursonnezseslunettesabîmées.Quelquefois,malgré

tout, elle seposait cettequestion :qu’étaient réellement lesespritsde familleetd’oùvenaient-ils?Que le sang d’un phénomène commeArtémis coulât dans ses propres veines lui semblait à peinecroyable,etilcoulait,pourtant,propageantsonanimismeàlalignéeentièresansjamaissetarir.–Oui,jemerappelle,acquiesçaenfinArtémis.Commentvousnommez-vousdonc,mafille?–Ophélie.Ilyeutunreniflementdédaigneux.OphélieregardaThorn.Illuitournaitledos,aussiraidequ’un

grandoursempaillé.Aussinepouvait-ellepasvoirl’expressiondesafigure,maisellenedoutapasquecereniflementvîntdelui.Sonpetitfiletdevoixneluiavaitvisiblementpasplu.–Ophélie,ditArtémis,jevousprésentemesfélicitationspourvotremariageetjevousremerciede

cettealliancequirenforceralesrapportscordiauxentremonfrèreetmoi-même.C’étaituneformuledecirconstance,sansenthousiasme,prononcéepourleseulsouciduprotocole.

ThornsedirigeaversArtémisetluioffritsacassettedeboislaqué.Approcherdeprèscettesublimecréature,capabledetournerlatêteàuncortègedevieuxsavants,lelaissaitparfaitementdemarbre.–DelapartduseigneurFarouk.Ophélieconsultasamèred’uncoupdelunettes.Serait-ellecenséeremettreelleaussiunhommage

à l’esprit de sa belle-famille, le jour de son arrivée au Pôle ? À la lippe stupéfaite que sa mèreallongeait,duboutdeseslèvresmaquillées,ellecompritqu’elleseposaitlamêmequestion.Artémisaccepta l’offranded’ungestenonchalant.Sa figure, jusqu’alors impassible, secontracta

légèrementdèsqu’ellesonda,delasurfacedesapeau,lecontenudelacassette.–Pourquoi?demandaArtémis,àtraverssespaupièresmi-closes.–J’ignorecequecontientcettecassette,l’informaThornens’inclinantavecbeaucoupderaideur.

Jen’aiparailleursaucunautremessageàvoustransmettre.L’espritdefamillecaressaleboislaquéd’unemainpensive,posadenouveausesyeuxjaunessur

Ophélie,parutsurlepointdeluidirequelquechose,puishaussauneépauleavecdésinvolture.–Vouspouvezdisposer,voustous.J’aidutravail.Thornn’avaitpasattendudebénédictionpourtournerles talons,montreenmain,etredescendre

l’escalierdesonpasnerveux.Lestroisfemmesprirenthâtivementcongéd’Artémisetsedépêchèrent

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delesuivre,parcraintequ’ilnepoussâtlagrossièretéjusqu’àlancerlefiacresanselles.–Parlesancêtres,jerefusedecédermafilleàcerustre!Lamèreavaitexplosédansunchuchotisfurieux,aubeaumilieud’unplanétariumoùunefoulede

savantspalabraientsurleprochainpassagedelacomète.Thornnel’entenditpas.Safourrured’oursmal léchéavaitdéjàquitté la salleobscureoù lesmécaniquesdesglobes ronronnaient commedesrouagesd’horlogerie.Le cœur d’Ophélie sauta dans sa poitrine, palpitant d’espoir,mais laDoyenne lui ôta toutes ses

illusionsd’unsimplesourire.–Unaccordaétéconcluentredeuxfamilles,fille.Iln’estpersonne,hormisFarouketArtémis,qui

puisserevenirdessussansdéclencherunincidentdiplomatique.Legroschignondelamères’étaitdéfaitsoussonbeauchapeauetsonnezpointuviolaçaitàvue

d’œilmalgrélescouchesdefard.–Oui,maistoutdemême,monmagnifiquerepas!Ophélie se renfrognadans son écharpe en suivant desyeux le ballet des astres sous la voûtedu

planétarium. Du comportement de son fiancé, de sa mère et de la Doyenne, elle n’arrivait pas àdéterminerlequelétaitlepluscrispant.–Siparhasardvousmedemandezmonavis…,murmura-t-elle.–Personneneteledemande,lacoupalaDoyenneavecsonpetitsourire.Dans d’autres circonstances, Ophélie n’aurait pas insisté. Elle tenait trop à sa tranquillité pour

débattre, argumenter, faire valoir sa position,mais ce soir c’était du restant de son existencequ’ilétaitquestion.–Jevousledonnetoutdemême,dit-elle.M.Thornn’apasplusenviedes’enchaîneràmoique

moiàlui.Jepensequevousavezdûcommettreuneerreurquelquepart.La Doyenne s’immobilisa. Sa silhouette toute tordue d’arthrite se redressa lentement, grandit

encoreetencore,tandisqu’ellesetournaitverselle.Sousl’entrelacsdesrides,lesourirebienveillantavaitdisparu.L’irisd’unbleufade,àlafrontièredelacécité,seplantèrentdansseslunettesavecunetellefroideurqu’Ophélieenfutabasourdie.Lamèred’Ophélieelle-mêmesedécomposaenassistantàcettemétamorphose.Cen’étaitplusunevieillefemmerabougriequisedressaitdevantelles,danscetourbillon de savants surexcités. C’était l’incarnation de l’autorité suprême sur Anima. La dignereprésentanteduConseilmatriarcal.Lamèreparmilesmères.– Il n’y a aucune erreur, dit laDoyenned’une voix glaciale.M.Thorn a introduit une demande

officielle pour épouser uneAnimiste. Parmi toutes les jeunes filles àmarier, tu es celle que nousavonschoisie.–IlsembleraitqueM.Thornn’apprécieguèrevotrechoix,observatranquillementOphélie.–Ildevras’ensatisfaire.Lesfamillesontparlé.– Pourquoi moi ? insista Ophélie sans se soucier du visage catastrophé de sa mère. Vous me

punissez?C’étaitsaconvictionprofonde.Ophélieavaitrefusétropdepropositions,tropd’arrangements.Elle

dissonaitparmitoutessescousinesquiétaientdéjàmèresdefamilleetcettefaussenotedéplaisait.LesDoyennesseservaientdecettealliancepourfaireunexemple.Lavieillardeenfonçasonregardpâletoutaufonddeseslunettes,par-delàlesverresbrisés.Quand

elleneserecroquevillaitpassurelle-même,elleétaitplusgrandequ’Ophélie.–Noust’accordonsunedernièrechance.Faishonneurànotrefamille,gamine.Situéchouesàcette

tâche,situfaiséchouercemariage,jetejurequetuneposerasjamaispluslespiedssurAnima.

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Lacuisine

Ophéliecourait à lavitesseduvent.Elle franchissait les rivières, fendait les forêts, survolait lesvilles,passaitàtraverslesmontagnes,maislaligned’horizondemeuraithorsdeportée.Parfois,ellefilaitsurlasurfaced’unemerimmenseetlepaysagesefaisaitlongtempsliquide,maisellefinissaittoujoursparrejoindreunrivage.Cen’étaitpasAnima.Cen’étaitmêmepasunearche.Cemonde-làtenaitd’uneseulepièce.Ilétaitintact,sanscassure,rondcommeunballon.Levieuxmonded’avantlaDéchirure.Soudain,Ophélie aperçut une flèche verticale qui barrait l’horizon comme un éclair. Elle ne se

souvenaitpasdel’avoirjamaisvue,cetteflèche.Ellecourutverselle,parcuriosité,plusrapidequelevent.Pluselles’enapprochait,moinslaflècheressemblaitàuneflèche.Àlaréflexion,c’étaitplutôtunesortedetour.Ouunestatue.Non,c’étaitunhomme.Ophélie voulut ralentir, changer de direction, rebrousser chemin, mais une force irrésistible

l’entraînaitmalgréelleverscethomme.Levieuxmondeavaitdisparu. Iln’yavaitplusd’horizon,juste Ophélie qui se précipitait malgré elle vers cet homme maigre, immense, qui lui tournaitobstinémentledos.

Ophélieouvritgrandlesyeux,latêtesurl’oreiller,sescheveuxdéployésautourd’ellecommeunevégétationsauvage.Ellesemoucha.Sonnezavaitlasonoritéd’unetrompetteobstruée.Respirantparlabouche,ellecontemplalesommieràlattesdulitd’Hector,justeau-dessusdusien.Ellesedemandasisonpetitfrèredormaittoujours,là-haut,ous’ilavaitdéjàdescendul’échelledebois.Ellen’avaitpaslamoindreidéedel’heurequ’ilpouvaitêtre.Ophélie se souleva sur un coude et promena un regardmyope sur la chambre, où des couches

avaient été improvisées sur le tapis, dans un désordre de draps et de polochons. Ses petites sœurss’étaient toutes levées. Un vent froid bruissait à travers l’embrasure de la fenêtre et gonflait lesrideaux.Lesoleilétaitdéjàlevé,lesenfantsdevaientêtrepartispourl’école.Ophélies’aperçutquelavieillechattedelamaisons’étaitlovéeentresespiedsécartés,aufonddu

lit. Elle replongea sous sa couverture-patchwork et se moucha encore une fois. Elle avaitl’impressiond’avoirducotondanslagorge,lesoreillesetlesyeux.Elleyétaithabituée,elleattrapaitdes rhumesaupremier courantd’air.Samain tâtonna sur la tablede chevet, à la recherchede seslunettes.Lesverrescasséscommençaientdéjààcicatriser,maisilleurfaudraitplusieursheuresavantguérisoncomplète.Ophélie lesposa sur sonnez.Unobjet se réparaitplusvite s’il se sentaitutile,c’étaitunequestiondepsychologie.Elleallongeasesbrassur lacouverture,peupresséedese tirerdu lit.Ophélieavaiteudumalà

trouverlesommeilaprèsleurretouràlamaison.Ellesavaitqu’ellen’étaitpaslaseule.Dèsl’instantoùils’yétaitenfermé,avecunreniflementenguisede«bonnenuit»,Thornn’avaitcesséd’arpenterlachambredudessusetdefairegrincerleplancherdelongenlarge.Ophélies’étaitfatiguéeavantluietavaitfiniparsombrerdanslesommeil.Enfoncéedanssonoreiller,elles’efforçadedébrouillerlefildesémotionsquisenouaientdanssa

poitrine.LesparolesglacialesdelaDoyennerésonnaientdanssatête:«Situéchouesàcettetâche,si

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tufaiséchouercemariage,jetejurequetuneposerasjamaispluslespiedssurAnima.»Lebannissementétaitpirequelamort.Lemonded’Ophélietenaittoutentiersurcettearche;sion

lachassait,ellen’auraitplusjamaisaucunefamilleversquisetourner.Elledevaitépousercetours,ellen’avaitpaslechoix.Un mariage de convenance avait toujours une finalité, à plus forte raison s’il renforçait les

rapports diplomatiques entre deux arches. Ce pouvait être l’apport d’un sang neuf pour éviter lesdégénérescencesliéesàuntrophautdegrédeconsanguinité.Cepouvaitêtreunealliancestratégiquepourfavoriserlesaffairesetlecommerce.Cepouvaitêtreaussi,quoiquecelarestâtexceptionnel,unmariaged’amournéd’uneidylledevoyage.Ophélieavaitbeauexaminerlachosesoustouteslescoutures,leplusimportantluiéchappait.Cet

homme,quetouticisemblaitrévulser,quelprofitespérait-ilsincèrementtirerdecemariage?Ellesereplongeadanssonmouchoiràcarreauxetsouffladetoutsonnez.Ellesesentaitsoulagée.

Thorn était un énergumène à peine civilisé, qui culminait deux têtes au-dessus d’elle et dont leslonguesmainsnerveusessemblaientexercéesauxarmes.Maisaumoins, ilne l’aimaitpas.Et ilnel’aimeraitpasdavantageàlafindel’été,lorsqueledélaitraditionnelentrelesfiançaillesetlesnocesseseraitécoulé.Ophélie se moucha une dernière fois, puis repoussa ses couvertures. Un miaulement furieux

gronda sous la couverture-patchwork quand elle la repoussa ; elle avait oublié la chatte. Elleconsidéradanslaglacemurale,nonsansunecertainesatisfaction,sonvisageétourdi,seslunettesdetravers,sonnezrougeetsescheveuxbrouillés.Thornnevoudraitjamaislamettredanssonlit.Elleavaitsentisadésapprobation,ellen’étaitpas la femmequ’il recherchait.Leurs familles respectivespouvaient les obliger à se marier, ils veilleraient ensemble à ce que cela demeurât une union defaçade.Ophélie noua un vieux peignoir autour de sa chemise de nuit. Si cela ne tenait qu’à elle, elle

resteraitàcagnarderaulit jusqu’àmidi,maissamèreavaitprévuunfolemploidutempspourlesjoursàvenir,avantlegranddépart.Déjeunersurl’herbe,dansleparcfamilial.Théaveclesgrand-mères Sidonie et Antoinette. Promenade le long du fleuve. Apéritif chez l’oncle Benjamin et sanouvelle femme. Soirée théâtre, puis dîner dansant. Ophélie en avait une indigestion rien que d’ypenser.Elleauraitpréféréunrythmemoinseffrénépourfaireconvenablementsesadieuxàsonarchenatale.Leboiscraquasoussespiedsquandelledescenditl’escalier.Lamaisonluiparuttropcalme.Ellecompritbientôtquetoutlemondes’étaitdonnérendez-vousdanslacuisine;uneconversation

étoufféeluiparvenaitàtraverslapetiteportevitrée.Lesilencesefitdèsqu’ellelapoussa.Ophélieétaitlepointdeconvergencedetouslesregards.Leregardscrutateurdesamère,postée

prèsdelagazinière.Leregardnavrédesonpère,àmoitiéavachisurlatable.Leregardoutrédelatante Roseline, son long nez coincé dans sa tasse de thé. Le regard songeur du grand-oncle, par-dessuslagazettequ’ilfeuilletait,dosàlafenêtre.Somme toute, il n’y avait que Thorn, occupé à bourrer une pipe sur son tabouret, qui ne

s’intéressaitpaslemoinsdumondeàelle.Sescheveuxblondargentésauvagementrejetésenarrière,son menton mal rasé, sa maigreur, sa tunique de mauvaise qualité et la dague enfilée à sa botteévoquaient plus un vagabond qu’un homme de cour. Il ne semblait pas à sa place au milieu descuivreschaudsdelacuisineetdesodeursdeconfitures.–Bonjour,croassaOphélie.Un silence inconfortable l’accompagna jusqu’à table. Elle avait connu des matins plus rieurs.

Ophélie remonta du doigt ses lunettes cassées, par pur mécanisme, et se remplit un plein bol dechocolatchaud.L’écoulementdulaitdanslaporcelaine,laprotestationducarrelagelorsqu’elletirasachaise,leraclementdesoncouteauàbeurresurlatartine,lesiffletdesesnarinesbouchées…Elle

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avait l’impression que chaque bruit qui émanait d’elle, même infime, prenait des proportionsénormes.Ellesursautaquandlavoixdesamèrerésonnaànouveau:–MonsieurThorn,vousn’avezencorerienavalédepuisvotrearrivéeparminous.Vousnevous

laisseriezpastenterparunejattedecaféetdupainbeurré?Letonavaitchangé.Iln’étaitnichaudniâcre.Poli,justecequ’ilfallait.Lamèreavaitdûmettrela

nuitàprofitpourméditerlesparolesdelaDoyenneetsecalmerlesnerfs.Ophéliel’interrogeadesyeux,maissamèresedéroba,faisantminedesurveillersonfour.Quelquechosen’allaitpas;ilflottaitdansl’airunparfumdeconspiration.Ophélieseraccrochaàsongrand-oncle,maisilbouillonnaitsoussesmoustaches.Ellesereporta

alorssurlatêtedégarnieethésitantedupère,attabléenfaced’elle,ets’appuyadetoutsonregardsurlui.Commeelles’yattendait,ilcéda.–Fille,ilya…unlégerimprévu.Ilavaitintercaléson«légerimprévu»entrelepouceetl’index.Le cœur cogna dans les oreilles d’Ophélie et, l’espace d’une seconde folle, elle crut que les

fiançailles étaient rompues.Lepèrebasculaunœilpar-dessus sonépaule,versThorn, commes’ilespéraitundémenti.L’hommeneleurprésentaitdepuissontabouretqu’unprofiltailléaucanif,frontbuté,sesdentsmordillantlacornedesapipe.Seslonguesjambesfrémissaientd’impatience.S’ilneressemblait plus tout à fait à un ours, dépouillé de sa fourrure,Ophélie lui trouvait à présent uneattitudedefauconpèlerin,nerveuxetagité,surlepointdeprendresonenvol.Ellerevintàsonpèrequandilluitapotadoucementlamain.–Jesaisquetamèrenousavaitponduuninvraisemblableprogrammepourlasemaine…Ilfutinterrompuparlatouxfurieusedesafemme,penchéesursagazinière,puisilrepritavecun

soupir:–M. Thorn nous expliquait tantôt que des obligations l’attendaient chez lui. Des obligations de

première importance, vois-tu ? Bref, il ne peut pas gaspiller de temps en grandes réceptions, enamusementsdiverset…Excédé,Thornlecoupaenfaisantclaquerlecouvercledesamontreàgousset.–Onpartaujourd’hui,parledirigeabledequatreheurestapantes.Lesangrefluadesjouesd’Ophélie.Aujourd’hui.Quatreheurestapantes.Sonfrère,sessœurs,ses

neveuxetsesniècesneseraientpasrevenusdel’école.Elleneleurdiraitpasaurevoir.Ellenelesverraitjamaisgrandir.–Rentrezdoncchezvous,monsieur,puisqueledevoirvousyoblige.Jenevousretienspas.Seslèvresavaientremuétoutesseules.Cenefutqu’unsouffleàpeineaudible,àmoitiéenrhumé,

maisilfitl’effetd’uncoupdetonnerredanslacuisine.Sonpèresedécomposa,samèrelafoudroyadu regard, la tanteRoseline s’étouffadans son théet legrand-oncle se réfugiaderrièreunequinted’éternuements.Ophélieneregardaitaucund’eux.SonattentionétaitconcentréesurThornqui,pourla première fois depuis leur rencontre, la toisait tout entière, bien en face, de haut en bas. Sesinterminablesjambesl’avaienttiréd’uncoupdesontabouret,commeladétented’unressort.Ellelevoyait en triple, à cause de ses verres cassés.Trois hautes silhouettes, six yeux effilés commedesrasoirsettrentedoigtsresserrés.Toutcelafaisaitbeaucouppourunseulgaillard,fût-ilimmense…Ophélieattendituneexplosion.Laréponsenefutqu’unmurmurelourd:–Est-ceunedérobade?–Biensûrquenon,s’agaçalamèreenbombantsonénormepoitrine.Ellen’apassonmotàdire,

monsieurThorn,ellevousaccompagneraoùilvousplaira.–Etmoi,monmot,l’ai-jedoncàdire?

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Cettequestion,lancéed’unevoixaigre,venaitdeRoselinequifixaitlefondvidedesatassedethéd’unairvenimeux.Roselineétait la tanted’Ophélie,maiselleétaitsurtoutsamarraineet,en tantque telle,cellequi

avait été désignée comme son chaperon. Veuve et sans enfants, sa situation la prédisposait toutnaturellementàaccompagnersafilleuleauPôlejusqu’àsonmariage.C’étaitunefemmed’âgemûr,avecunedenturedecheval,maigrecommeunsacd’os,aussinerveusequ’unecôtelette.Elleportaitsescheveuxenchignon,commelamèred’Ophélie,maislesienressemblaitàunepeloted’épingles.–Pasplusquemoi,grommelalegrand-oncledanssesmoustachesenfroissantsagazette.Detoute

façon,personnenemedemandeplusjamaismonavisdanscettefamille!Lamèremitlespoingssursonénormetourdehanches.–Ah,vousdeux,cen’estnil’heurenilelieu!–C’estjustequetoutseprécipiteunpeuplusvitequenousl’avionsenvisagéd’abord,intervintle

pèreàl’adressedesfiancés.Lagamineestintimidée,çaluipassera.NiOphélie ni Thorn ne leur accordaient lamoindre attention. Ils semesuraient du regard, elle

assisedevantsonchocolatchaud,luidusommetdesatailledémesurémentgrande.Ophélienevoulaitpascéderauxyeuxmétalliquesdecethomme,maisaprèsréflexion,ellenejugeapastrèsintelligentde leprovoquer.Dans sa situation, leplus raisonnableétait encorede se taire.De toute façon,ellen’avaitpaslechoix.Ellebaissalatêteetsetartinadebeurreuneautretranchedepain.QuandThornserassitsurson

tabouret,enveloppédansunnuagedetabac,chacunpoussaunsoupirdesoulagement.–Préparezimmédiatementvosaffaires,dit-ilsimplement.Pour lui, l’incident était clos. Pas pour Ophélie. Depuis l’ombre de ses cheveux, elle lui fit la

promessedeluimenerl’existenceaussidifficilequ’illaluirendaitlui-même.LesyeuxdeThorn,grisetfroidscommeletranchantd’unelame,laheurtèrentunefoisencore.–Ophélie,ajouta-t-ilsanssourire.Danscettebouchemaussade,durciparl’accentduNord,onauraitditquesonprénomcoupaitla

langue.Écœurée,Ophélie plia sa serviette, puis quitta la table. Elle remonta l’escalier en douce ets’enfermadanslachambre.Adosséecontrelepanneaudelaporte,ellenebougeapas,necillapas,nepleurapas,maisçacriaitàl’intérieurd’elle.Lesmeublesdelachambre,sensiblesàlacolèredeleurpropriétaire,semirentàtremblotercommes’ilsétaientparcourusdefrissonsnerveux.Ophéliefutsecouéeparunéternuementspectaculaire.Lecharmeserompitaussitôtetlesmeubles

redevinrentparfaitementimmobiles.Sansmêmesedonneruncoupdepeigne,Ophélieenfilalaplussinistredesesrobes,uneantiquitécorsetée,griseetaustère.Elles’assitsurlelitet,pendantqu’elleenfonçaitsespiedsnusdanssesbottines,sonécharperampa,glissaetsinuajusqu’àsoncoucommeunserpent.Onfrappaàlaporte.–Endrez,marmonnaOphélie,lenezbouché.Legrand-onclepassasesmoustachesparl’entrebâillementdelaporte.–Jepeux,fille?Elleopinaderrièresonmouchoir.Lesgrossouliersdel’onclesefrayèrentuncheminàtraversla

mélasse de draps, d’édredons et d’oreillers qui encombraient le tapis. Il fit signe à une chaised’approcher,cequ’ellefitdocilementenjouantdespieds,etselaissatomberdessus.– Ma pauvre gamine, soupira-t-il, ce bonhomme-là, c’est vraiment le dernier mari que je te

souhaitais.–Jesais.–Ilvafalloirquetusoiscourageuse.LesDoyennesontparlé.–LesDoyennesontparlé,répétaOphélie.

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«Maisellesn’aurontpaslederniermot»,ajouta-t-elleensonforintérieur,mêmesiellen’avaitpaslapluspetiteidéedecequ’elleespéraitenpensantcela.Àlavivesurprised’Ophélie,legrand-onclesemitàrire.Ildésignaitlaglacemurale.–Tutesouviensde tapremière traversée?Nousavionsfiniparcroireque turesteraisà jamais

commeça,tajamberemuanticietleresteàsedébattredanslemiroirdemasœur!Tunousasfaitpasserlapluslonguenuitdenotrevie.Tun’avaispastreizeans.– J’en ai gardé quelques séquelles, soupira Ophélie en contemplant ses mains, qu’elle voyait

éclatéesenmorceauxàtraversseslunettescassées.Leregardquelegrand-oncleluiadressaétaitbrusquementredevenusérieux.–Précisément.Etçanet’apasempêchéepourautantderecommenceretdetecoincerànouveau,

jusqu’àcequetupigesenfinletruc.LesPasse-miroirsontraresdanslafamille,fille,est-cequetusaispourquoi?Ophéliesoulevalespaupièresderrièreseslunettes.Ellen’avaitjamaisabordélaquestionavecson

parrain.Pourtant,toutcequ’ellesavait,elleletenaitdelui.–Parcequec’estuneformedelectureunpeuparticulière?suggéra-t-elle.Legrand-oncleébrouasesmoustachesetécarquillasesyeuxd’orsouslesailesdesessourcils.–Rienàvoir!Lireunobjet,çademandedes’oublierunpeupourlaisserlaplaceaupasséd’un

autre. Passer les miroirs, ça demande de s’affronter soi-même. Il faut des tripes, t’sais, pour seregarderdroit dans lesmirettes, sevoir tel qu’on est, plongerdans sonpropre reflet.Ceuxqui sevoilentlaface,ceuxquisemententàeux-mêmes,ceuxquisevoientmieuxqu’ilssont,ilspourrontjamais.Alors,crois-moi,çanecourtpaslestrottoirs!Ophélie fut saisiepar cettedéclaration inattendue.Elle avait toujourspassé lesmiroirsde façon

intuitive,ellenesetrouvaitpasparticulièrementcourageuse.Legrand-oncledésignaalorslavieilleécharpetricolore,uséeparlesans,quireposaitparesseusemententraversdesesépaules.–C’estpastonpremiergolem,ça?–Si.–Celui-làmêmequiabienfaillinouspriveràjamaisdetacompagnie.Ophélieacquiesça,aprèsuntemps.Elleoubliaitparfoisquecetteécharpe,qu’elletraînaittoujours

danssonsillage,avaitnaguèreessayédel’étrangler.–Etendépitdecela,tun’asjamaiscessédelaporter,articulalegrand-oncleenponctuantchaque

motd’unetapecontresacuisse.–Jevoisbienquevouscherchezàmedirequelquechose,ditdoucementOphélie.L’ennui,c’est

quejenecomprendspastropquoi.Legrand-onclepoussaungrognementbourru.–Tunepayespasdeminecommeça,fille.Tutecachesderrièretescheveux,derrièreteslunettes,

derrière tesmurmures. De toute la portée de tamère, tu es celle qui n’a jamais versé une larme,jamaisbraillé,etpourtantjepeuxtejurerquetuesbiencellequiacollectionnéleplusdebêtises.–Vousexagérez,mononcle.–Depuistanaissance,tun’asjamaiscessédetefairemal,detetromper,detecasserlafigure,dete

coincer les doigts, de te perdre…, poursuivit-il sur sa lancée avec de grandes gesticulations. Je teracontepaslesangd’encre,onalongtempscruquetufiniraisunjourparsuccomberàl’unedetesinnombrablesboulettes!«Mam’zelleFonce-dans-le-Mur»,qu’ont’appelait.Écoute-moibien,fille...(Legrand-oncles’agenouilladouloureusementaupieddulitoùOphélieétaitrestéeavachie,sespiedsnoyés au fond de ses bottes délacées. Il lui saisit les coudes et la ballotta, comme pour mieuximprimerchaquesyllabedanssamémoire.)Tueslapersonnalitélaplusfortedelafamille,mapetite.Oublie ce que je t’ai dit la dernière fois. Je te prédis que la volonté de tonmari se brisera sur latienne.

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Lamédaille

L’ombre en cigare du dirigeable filait sur les pâturages et les cours d’eau comme un nuagesolitaire.Àtraverslevitrageoblique,Ophéliescrutait lepaysage,espérantapercevoirunedernièrefoisau loin la tourdegardeoùsa familleagitaitdes foulards.La tête lui tournaitencore.Àpeinequelques minutes après le décollage, alors que le dirigeable manœuvrait un virage, elle avait dûquitterlapromenadedetribordencatastrophepourchercherlestoilettes.Letempsd’enrevenir,ellenevoyaitdéjàplusdelaValléequ’unezoned’ombrelointaineaupieddelamontagne.Ellen’auraitpaspuimaginerdesadieuxplusratés.–Une fille de lamontagne qui a lemal de l’air ! Tamère a raison, tu nemanques jamais une

occasiondetedistinguer…OphéliearrachasonregarddelabaievitréepourledéverserdanslasalleauxCartes,ainsiappelée

poursesplanisphèresfixésaumurquiretraçaientlagéographieéclatéedetouteslesarches.Àl’autreboutdelapièce,larobevertbouteilledelatanteRoselinesedétachaitsurleveloursmieldestapisetdes fauteuils. Elle inspectait les représentations cartographiques d’un œil sévère. Ophélie mit untempsàcomprendrequecen’étaientpaslesarchesqu’elleétudiaitainsi,maislaqualitédel’imprimé.Déformationprofessionnelle:latanteRoselinetravaillaitdanslarestaurationdupapier.Elle revint vers Ophélie d’un petit pas nerveux, s’assit dans le fauteuil voisin, et ses dents

chevalinesgrignotèrentlesbiscuitsqu’onleuravaitservis.Nauséeuse,Ophéliedétournalesyeux.Lesdeuxfemmesétaientseulesdanslasalle.Àpartelles,Thornetlepersonneld’équipage,iln’yavaitpasd’autrespassagersàborddudirigeable.–As-tu remarqué l’expressiondeM.Thornquand tu t’esmise à restituer ton repasdans tout le

dirigeable?–J’étaisunpeudistraiteàcemoment-là,matante.Ophéliedévisagea samarrainepar-dessus les rectanglesde ses lunettes.Elle était aussi étriquée,

sècheet jaunâtrequesamèreétaitgrassouillette,moiteet rougeaude.Ophélieconnaissaitmalcettetantequiseraitsonchaperonpourlesprochainsmoisetcelaluifaisaitbizarredeseretrouverentêteà têteavecelle.Entempsordinaire,ellessevoyaientpeuetneseparlaientguère.Laveuven’avaittoujoursvécuquepoursesvieuxpapiers,demêmequ’Ophélien’avait toujoursvécuquepoursonmusée.Celaneleuravaitpaslaissébeaucoupdeplacepourdevenirintimes.–Ilétaitmortdehonte,déclaralatanteRoselined’unevoixâpre.Ça,mapetitedemoiselle,c’estun

spectacleauqueljeneveuxplusjamaisassister.Tuportesentoil’honneurdelafamille.Au-dehors, l’ombre du dirigeable se fondait dans l’eau desGrandsLacs, scintillante commedu

mercure. La lumière de fin d’après-midi s’affadissait dans la salle auxCartes. Le veloursmiel dudécorsefitmoinsdoré,déclinaverslebeige.Alentour, l’aérostatgrinçaitdetoutesonarmatureetbourdonnaitdetoutesseshélices.Ophélies’imprégnaunebonnefoispourtoutesdecesbruits,decelégerroulissoussespieds,etellesesentitmieux.C’étaitjusteunehabitudeàprendre.Elle sortit de samanche unmouchoir à pois et éternua une fois, deux fois, trois fois. Ses yeux

larmoyèrentderrièreseslunettes.Lanauséeétaitpassée.Paslerhume.–Pauvrehomme,sedérida-t-elle.S’ilcraintleridicule,iln’épousepaslabonnepersonne.La peau de la tante Roseline devint jaune pâle. Elle jeta un regard affolé dans la petite salle,

tremblantàlapenséededécouvrirlafourrured’oursdansl’undesfauteuils.

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–Parlesancêtres,nedispasdetelleschoses,chuchota-t-elle.–Ilvousinquiète?s’étonnaOphélie.Elle-mêmeavaiteupeurdeThorn,oui,maisc’étaitavantdelerencontrer.Depuisquel’inconnu

avaitunvisage,elleneleredoutaitplus.–Ilmedonnefroiddansledos,soupiralatanteenrajustantsonminusculechignon.As-tuvuses

cicatrices? Je le soupçonned’êtreporté sur laviolencequand ilestmal luné. Je teconseillede tefaireoublieraprèslapetitescènedecematin.Efforce-toidoncdeluifairebonneimpression,nousallonspasseraveclui,moileshuitprochainsmois,toilerestantdetavie.Ophélieeutlesoufflecoupéenlaissanttombersonregardparlagrandevitred’observation.Les

forêtsflamboyantesd’automne,doréesparlesoleil,battuesparlevent,venaientdecéderlaplaceàuneparoide roche abruptequi s’effondrait dansunemerdebrouillard.Ledirigeable s’éloigna etAnimaapparutentièrementencercléeparuneceinturedenuages,suspendueenl’air.Plusilsprenaientde ladistance,pluselle ressemblait àune souchede terreetdegazonqu’unepelle invisibleauraitarrachéedesonjardin.C’étaitdonccela,unearchevuedeloin?Cettepetitemotteperdueaumilieudu ciel ? Qui pourrait imaginer que des lacs, des prairies, des villes, des bois, des champs, desmontagnes,desvalléess’étendaientsurceridiculepandemonde?La main collée contre la vitre, Ophélie grava cette vision dans son esprit tandis que l’arche

disparaissait,effacéeparlesrideauxdenuages.Elleignoraitquandelleyreviendrait.–Tuauraisdûteprendreunepairederechange.Onpassepourdespauvres!Ophélie retourna à sa tante qui la regardait d’un air désapprobateur. Elle mit un moment à

comprendrequ’ellefaisaitallusionàseslunettes.–Ellesontpresquefinidecicatriser,larassuraOphélie.D’iciàdemain,iln’yparaîtraplus.Ellelesretirapoursoufflerdelabuéesurlesverres.Hormisunepetitefissuredansunangledesa

vision,ellen’étaitpasvraimentgênéeetnevoyaitpluschaquechoseentripleexemplaire.Dehors, il ne demeurait qu’un ciel sans fin où commençaient à scintiller les premières étoiles.

Quandlasalles’éclaira,lesvitressetransformèrentenmiroirsetilnefutpluspossiblederienvoir.Ophélieressentit lebesoindeseraccrocherdesyeuxàquelquechose.Elles’approchadumurauxcartes. C’étaient de véritables œuvres d’art, réalisées par d’illustres géographes ; les vingt et unearches majeures et les cent quatre-vingt-six arches mineures étaient toutes représentées avec unscrupuleinouïdudétail.Ophélie remontait le temps comme d’autres traversent une pièce, mais elle avait de mauvaises

connaissancesencartographie.IlluifallutunmomentpourrepérerAnimaetpluslongtempsencorepourtrouverlePôle.Ellelescomparal’unàl’autreetfutétonnéeparleurdifférencedeproportions:lePôleétaitpresquetroisfoisgrandcommeAnima.Avecsamerintérieure,sessourcesetseslacs,ilévoquaitunegrandecuveremplied’eau.Toutefois,riennelafascinadavantagequeleplanisphèrecentral,quidonnaitunevisiongénérale

duNoyaudumondeetdel’orbitefixedesarchesautourdelui.LeNoyaudumondeétaitleplusgrosvestige de la Terre originelle : ce n’était qu’un amas de volcans, continuellement frappés par lafoudre,définitivementinhabitable.IlétaitenveloppéparlamerdesNuages,unemassecompactedevapeur que le soleil ne pénétrait jamais, mais la carte ne la représentait pas pour des raisons delisibilité.Enrevanche,elleretraçaitlescouloirsdesventsquipermettaientauxdirigeablesdecirculeraisémentd’unearcheàl’autre.Ophélie ferma les yeux et essaya de se représenter cette carte en relief, telle qu’on pourrait

l’observerde laLune.Deséclatsdecaillouxsuspendusau-dessusd’ungrand,d’un immenseorageperpétuel…Quandonysongeait,cenouveaumondeétaitunvraimiracle.UncarillonretentitdanslasalleauxCartes.–Lesouper,interprétalatanteRoselineavecunsoupir.Penses-tupouvoirteteniràtablesansnous

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couvrirderidicule?–Vousvoulezdiresansvomir?Çadépendradumenu.QuandOphélie et samarraine poussèrent la porte de la salle àmanger, elles crurent un instant

s’être trompées. Les buffets n’étaient pas dressés et une demi-pénombre flottait entre les murslambrissés.Unevoixcordialelesretintaumomentoùellesrebroussaientchemin:–Parici,mesdames!Uniforme blanc, épaulettes rouges et doubles boutons de manchette, un homme vint à leur

rencontre.–CapitaineBartholomé,pourvousservir!s’exclamat-ilavecemphase.Ilsefenditd’unlargesourire,oùétincelaientquelquesdentsenor,etépoussetasesgalons.–Enfait,jenesuisquelesecond,maisonnevapasergoter.J’espèrequevousnouspardonnerez,

nousavonsentaméleshors-d’œuvre.Prenezplaceavecnous,mesdames,unetouchedeféminitéseralabienvenue!Le capitaine en second leur désigna le fondde salle.Entre un longparavent à claire-voie et les

belles baies vitrées, unepetite tabléeprenait les dernières lueurs du couchant sur la promenadedetribord.Ophélieyrepérasansmallasilhouettehauteetmaigrequ’ellen’auraitpasvouluytrouver.Thornsetenaitdedos.Ellenevoyaitdeluiqu’uneinterminablecolonnevertébralesoussatuniquedevoyage,descheveuxpâlesethirsutes,etdescoudesquiremuaientaurythmedescouvertssanssongeruninstantàs’interromprepourelles.–Maisbonsang,quefaites-vous?sescandalisaBartholomé.Ophélienes’étaitpasposéesurunechaise,prèsdesatante,qu’illasaisitaussitôtparlataille,lui

fitfairedeuxpasdedanseetl’assitd’autoritéàcôtédeladernièrepersonnequ’ellevoulaitfréquenterdeprès.–Àtable,ilfauttoujoursalternerleshommesetlesfemmes.Lenezplongédanssonassiette,Ophéliesesentitcomplètementsubmergéeparl’ombredeThorn,

quisetenaitdeuxtêtesplushaut,trèsdroitsursachaise.Ellebeurrasesradissansgrandappétit.Unpetithommeenfaced’ellelasaluaavecuneinclinationaffable,enétirantunsourireentresesfavoriscouleurpoivre.L’espacedequelquesinstants,seullecliquetisdescouvertsremplitlesilenceautourdelatable.Onmastiqualescrudités,onbutduvin,onsepassalebeurredemainenmain.Ophélierenversasurlanappelasalièrequ’elletendaitàsatante.Lecapitaineensecond,àquicesilencepesaitvisiblement,setournacommeunegirouetteducôté

d’Ophélie.–Commentvoussentez-vous,machèreenfant?Cevilainmaldecœurest-ilpassé?Ophélies’essuyalabouched’uncoupdeserviette.Pourquoicethommeluiparlait-ilcommesielle

avaitdixans?–Oui,jevousremercie.–Jevousdemandepardon?s’esclaffa-t-il.Vousavezunetoutepetitevoix,mademoiselle.–Oui,jevousremercie,articulaOphélieenpoussantsursescordesvocales.– N’hésitez pas à signaler tout inconfort à notre médecin de bord. C’est un maître dans son

domaine.L’hommeauxfavoriscouleurpoivre,enfaced’elle,affichaunemodestiedebonton.Cedevaitêtre

lui,lemédecin.Unnouveausilenceretombasurlatable,queBartholoméperturbaitenpianotantsursescouverts

desesdoigtsagités.Ophéliesemouchapourdissimulersonagacement.Lesyeuxpétillantsdusecondne cessaient de se hisser d’elle à Thorn, puis de redescendre de Thorn à elle. Il devait vraiments’ennuyerpourchercherunedistractionauprèsd’eux.

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–Ehbien,dites-moi,vousn’êtespastrèscausants!gloussa-t-il.J’avaispourtantcrucomprendrequevousvoyagiezensemble,non?Deuxdamesd’AnimaetunhommeduPôle…c’estplutôtrare,unassortimentpareil!Ophéliehasardauncoupd’œilprudentverslesmainslonguesetmaigresdeThorn,quidécoupait

sesradisensilence.Ainsi,l’équipageignoraittoutdecequiavaitmotivéleurrencontre?Elledécidades’alignersursonattitude.Ellesecontentad’esquisserunsourirepoli,sansdissiperlemalentendu.Satantenel’entendaitpasdecetteoreille.–Ces jeunes gens sont amenés à semarier,monsieur ! s’exclamat-elle, outrée. L’ignoriez-vous

donc?À ladroited’Ophélie, lesmainsdeThorn se crispèrent autourde ses couverts.De làoùelle se

tenait,ellepouvaitvoiruneveinesailliràsonpoignet.Entêtedetable,lesdentsenordeBartholoméétincelèrent.–Jesuisnavré,madame,maisjel’ignoraiseneffet.MonsieurThorn,voyons,vousauriezdûme

direcequ’étaitcettecharmanteenfantpourvous!Dequoiai-jel’air,moi,maintenant?«Dequelqu’unquiserégaledelasituation»,réponditOphélieenpensée.L’exultationdeBartholoméneduraguère,cependant.Sonsourirefaiblitdèsqu’ilvitlafigurede

Thorn.La tanteRoselinepâlit en la remarquantà son tour.Ophélie, elle,ne lavoyaitpas. Il auraitfalluqu’ellesepenchâtsurlecôtéetqu’ellesedévissâtlatêtedesépaulespourparvenirjusquelà-haut. De toute façon, elle devinait sans mal ce qui se tenait au-dessus d’elle. Des yeux tranchantscommedesrasoirsetunplisévèreenguisedebouche.Thornn’aimaitpassedonnerenspectacle,ilspartageaientaumoinscelaencommun.Lemédecindeborddutpercevoirlemalaise,carils’empressadefairediversion.–Jesuistrèsintriguéparlespetitstalentsdevotrefamille,dit-ilens’adressantàlatanteRoseline.

Votreemprisesurlesobjetslesplusanodinsesttoutbonnementfascinante!Veuillezpardonnermonindiscrétion,maisoserais-jevousdemanderquelestvotresavoir-faire,madame?LatanteRoselinesetapotalaboucheavecsaserviette.–Lepapier.Jedéfroisse,jerestaure,jerafistole.Elle attrapa la carte des vins, la déchira sans cérémonie et ressouda les bords d’un simple

glissementdudoigt.– C’est fort intéressant, commenta le docteur en briquant les petites pointes de ses moustaches

tandisqu’unserveurprésentaitlasoupe.– Je pense bien, se rengorgea la tante. J’ai sauvé de la décomposition des archives d’une très

grandevaleurhistorique.Généalogistes,restaurateurs,conservateurs,notrebranchefamilialeestauservicedelamémoired’Artémis.–C’estégalementvotrecas?demandaBartholoméentournantsonsourireétincelantversOphélie.Ellen’eutpasleloisirderectifier:«Çal’était,monsieur.»Satantesechargeaderépondreàsa

place,entredeuxcuilleréesdesoupe:–Manièceestuneexcellenteliseuse.–Uneliseuse?répétèrentenchœurlecapitaineensecondetlemédecindebord,interloqués.–Jetenaisunmusée,expliquabrièvementOphélie.Elle supplia sa tante des yeux de ne pas insister. Elle n’avait pas envie de parler de ce qui

appartenait à l’anciennevie, surtout en compagnie des longsdoigts deThorn contractés autour deleurcuillèreàsoupe.Lavisiondesfoulardsd’adieudesafamille,àlatourdegarde,lahantait.Ellevoulaitfinirsonveloutédelégumesetallerdormir.Malheureusement, la tanteRoselineétait sculptéedans lemêmeboisquesamère.Ellesn’étaient

passœurspourrien.ElletenaitàimpressionnerThorn.–Non,non,non,c’estbienplusquecela,nesoispassimodeste!Messieurs,maniècepeutentrer

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enempathieaveclesobjets,remonterleurpasséetdresserdesexpertisesextrêmementfiables.– Cela a l’air amusant ! s’enthousiasma Bartholomé. Accepteriez-vous de nous faire une petite

démonstration,chèreenfant?(Il tirasurunechaînedesonbeluniforme.Ophéliecrutd’abordquec’étaitunemontre,maisellesetrompait.)Cettemédailled’orestmonporte-bonheur.L’hommequimel’adonnéem’aapprisqu’elleappartenaitàunempereurdel’ancienmonde.J’adoreraisensavoirdavantage!–Jenepeuxpas.Ophélieretiraunlongcheveubrundesasoupe.Elleavaitbeauramenertoutcequ’ellepouvaitde

bouclessursanuque,àcoupd’épingles,d’attachesetdebarrettes,ellesserépandaientpartout.Bartholoméfutdépité.–Vousnepouvezpas?–Ladéontologiemel’interdit,monsieur.Cen’estpaslepassédel’objetquejeretrace,c’estcelui

desespropriétaires.Jevaisprofanervotrevieintime.–C’estlecodeéthiquedesliseurs,confirmalatanteRoselineendévoilantsesdentsdecheval.Une

lectureprivéen’estautoriséequ’avecleconsentementdupropriétaire.Ophélietournaseslunettesverssamarraine,maiscelle-citenaitcoûtequecoûteàcequesanièce

sedistinguâtauxyeuxdesonpromis.Defait,lesmainsnoueusesreposèrentlentementleurscouvertssurlanappeetnebougèrentplus.Thornétaitattentif.Oualors,iln’avaitplusfaim.–Danscecas, jevousendonne lapermission !déclaraBartholoméde façon trèsprévisible. Je

veuxconnaîtremonempereur!Illuitenditsavieillemédailleenor,assortieàsesgalonsetàsesdents.Ophéliel’examinad’abord

avecseslunettes.Unechoseétaitcertaine,cettebreloquenedataitpasdel’ancienmonde.Presséed’enfinir,elledéboutonnasesgants.Dèsqu’ellerefermasesdoigtsautourdelamédaille,desfulgurancesfilèrentdansl’entrebâillementdesespaupières.Ophélieselaissainonder,sansinterpréterencoreleflot de sensations qui se déversaient en elle, des plus récentes aux plus anciennes. Une lecture sedéroulaittoujoursdanslesenscontrairedesaiguillesd’unemontre.Despromessesenl’airmurmuréesàunejoliefilledanslarue.Ons’ennuietellementlà-haut,seul

face à l’immensité. Une petite épouse et les marmots l’attendent à la maison. Ils sont loin, ilsn’existentpresquepas.Lesvoyagessesuccèdentsanslaisserdetrace.Lesfemmesaussi.L’ennuiestplusfortquelesremords.Soudain,ilyaunéclairblancdansunecapenoire.C’estuncouteau.Ilestpour Ophélie, ce couteau, un mari se venge. La lame rencontre la médaille, dans la poche del’uniforme,etdéviedesamortelletrajectoire.Ophélies’ennuieencore.Unbrelanderois,aumilieudeséclatsdefureur,luivautunebellemédaille.Ophéliesesentrajeunir.L’instituteurlefaitmontersurlachaireavecungentilsourire.Illuiremetuncadeau.Çabrille,c’estjoli.–Ehbien?s’amusalecapitaineensecond.Ophélierenfilasesgantsetluirenditsonporte-bonheur.–Vousvousêtesfaitavoir,murmura-t-elle.C’estunemédailledumérite.Unesimplerécompense

pourenfant.LesdentsenordisparurentaveclesouriredeBartholomé.–Jevousdemandepardon?Vousn’avezpasdûlireattentivement,mademoiselle.–C’est unmédaillon pour enfant, insistaOphélie. Il n’est pas en or et il n’a pas undemi-siècle

d’ancienneté.Cethomme,quevousavezbattuauxcartes,vousamenti.LatanteRoselinetoussanerveusement;cen’étaitpaslàl’exploitqu’elleavaitespérépoursanièce.

Lemédecin de bord se prit d’un intérêt passionnépour le fondde son assiette.Lamain deThornremontasamontreàgoussetd’ungestepleind’ennui.Commelecapitaineensecondparaissaitanéantiparcetterévélation,Ophélieeutpitiédelui.–Celan’enestpasmoinsunexcellentporte-bonheur.Cettemédaillevousatoutdemêmesauvéde

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cemarijaloux.–Ophélie!s’étouffaRoseline.Lerestedurepassedéroulaensilence.Quandilsselevèrentdetable,Thornfutlepremieràquitter

leslieux,sansgargouilleruneformuledepolitesse.

Lelendemain,Ophélieparcourutlanacelledudirigeabledelongenlarge.Nezdanssonécharpe,elleflânaitsurlespromenadesdebâbordetdetribord,prenaitlethéausalon,visitaitdiscrètement,avec la permission deBartholomé, la passerelle de commandement, la cabine de navigation ou lelocalde la radio.Leplus souvent, elle tuait le tempsencontemplant lepaysage.Parfois, cen’étaitqu’un ciel intensément bleu à perte de vue, où bourgeonnaient à peine quelques nuages. Parfois,c’étaitunbrouillardhumidequicrachotaitsurtouteslesfenêtres.Parfois,c’étaientlesclochersd’unevillelorsqu’ilssurvolaientunearche.Ophélies’habituaauxtablessansnappes,auxcabinessanspassagers,auxfauteuilssansoccupants.

Personnenemontaitjamaisàbord.Lesescalesétaientrares;ledirigeableneseposaitpasausol.Letrajet n’en était pas moins long, car ils effectuaient de nombreux détours pour larguer des colispostauxetdessacsdelettresau-dessusdesarches.Si Ophélie laissait traîner son écharpe un peu partout, Thorn ne pointait jamais le bout de son

museauhorsdesacabine.Ellenelevoyaitniaupetitdéjeuner,niaudîner,niauthé,niausouper.Ilenfutainsiplusieursjoursdurant.Quand les corridors semirent à fraîchir et les hublots à se parer de dentelles de givre, la tante

Roselinedécrétaqu’ilétaitgrandtempspoursanièced’avoirunevraieconversationavecsonfiancé.–Sivousnebrisezpaslaglacemaintenant,ilseratroptardensuite,l’avertit-elleunsoir,lesbras

plongésdansunmanchon,alorsqu’ellessepromenaienttouteslesdeuxsurlepont.Lesbaiesvitréesflamboyaientdanslesoleilcouchant.Au-dehors,ildevaitfaireépouvantablement

froid. Des débris de l’ancienmonde, trop petits pour former des arches, étaient nappés de gel etétincelaientcommeunerivièredediamantsaumilieuduciel.–QuevousimportequeThornetmoinousappréciionsounon?soupiraOphélie,engoncéedans

sonmanteau.Nousallonsnousmarier,n’est-cepaslaseulechosequicompte?–Fichtre!J’aiétéàmonépoqueunejeunefilleàmarierplusromantiquequetoi.–Vousêtesmonchaperon,luirappelaOphélie.Votrerôleestdeveilleràcequeriend’indécentne

m’arrive,pasdemeprécipiterdanslesbrasdecethomme.–Indécent,indécent…iln’yapastropderisquesdececôté-là,grommelalatanteRoseline.Jen’ai

pasvraimenteu l’impressionquetuallumaisunindomptabledésirchezM.Thorn.Enfait, jecroisquejen’aijamaisvuunhommeprendreautantdeprécautionspouréviterdecroiserunefemme.Ophélieneputréprimerunsourireencoulissequ’heureusementsatantenevitpas.–Tuvasluiproposerunetisane,décrétasoudainlatanted’unairdéterminé.Unetisanedetilleul.

Çacalmelesnerfs,letilleul.–Matante,c’estcethommequiatenuàm’épouseretnonl’inverse.Jenevaistoutdemêmepasle

courtiser.–Jenetedemandepasdeluifairedesavances,jenoussouhaitejusteuneatmosphèrerespirable

pourlestempsàvenir.Tuvasunpeuprendresurtoiettemontreraimableaveclui!Ophélievitsonombres’allonger,sedistendreetdisparaîtreàsespiedsalorsqueledisquerouxdu

soleils’évanouissaitdanslabrume,del’autrecôtédesvitrages.Seslunettessombress’adaptèrentauxmouvementsdel’éclairageetpâlirentpeuàpeu.Ellesétaientcomplètementcicatrisées,àprésent.–J’yréfléchirai,matante.Roselineluiépinglalementonpourl’obligeràluifaireface.Commelaplupartdesfemmesdela

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famille,satanteétaitplusgrandequ’elle.Avecsatoquedefourrureetsesdentstroplongues,elleneressemblaitplusàuncheval,maisàunemarmotte.–Tudoisymettredelabonnevolonté,tum’entends?Lesoirétaittombéderrièrelesvitresdelapromenade.Ophélieavaitfroidau-dehorsetau-dedans,

malgré l’écharpequiresserraitsonétreinteautourdesesépaules.Aufondd’elle-même,ellesavaitquesatanten’avaitpastort.EllesignoraienttoutencoredelaviequilesattendaitauPôle.Illuifallaitmettredecôtélesgriefsqu’ellenourrissaitcontreThorn,letempsd’unpetitentretien.

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L’avertissement

Lescoupsdiscretssurlaportedemétalseperdirentlelongdelacoursive.Lapénombresepressaitautourd’Ophélieetdesonpetitplateaufumant.Cen’étaitpasunevéritableobscurité;lesveilleusespermettaientdedistinguerlepapierpeintàrayures,lenumérodescabines,lesvasesdefleurssurlesconsoles.Ophélielaissapasserquelquesbattementsdecœur,guettaunbruitdel’autrecôtédelaporte,mais

seul leronronnementdeshélicesrythmait lesilence,en toiledefond.Ellepinçamaladroitement leplateaudansungantetfrappaencoredeuxcoups.Personneneluiouvrit.Elleenseraitquittepourrevenirplustard.Plateauenmains,Ophéliepivotasursestalonsavecprécaution.Elleeutaussitôtunmouvementde

recul.Sondosheurtalaportedontellevenaitdesedétourner;latassedéversaunpeudesatisane.Dressédanstoutesonaltitude,Thornlaissaittombersurelleunregardincisif.Loind’adoucirsa

figure anguleuse, les veilleuses en creusaient les balafres et amplifiaient l’ombre hérissée de lafourruresurlesparoisducouloir.Ophélielejugeadécidémentbeaucouptropgrandpourelle.–Qu’est-cequevousvoulez?Ilavaitarticulésaquestiond’unevoixplate,sanschaleur.SonaccentduNordappuyaitrudement

surchaqueconsonne.Ophélieluitenditsonplateau.–Matantetientàcequejevousserveunetisane.Sa marraine aurait désapprouvé cette franchise, mais Ophélie mentait mal. Raide comme une

stalagmite, lesbrasballants,Thornneremuapasd’unpoucepoursaisir la tassequ’elle luioffrait.C’étaitàsedemandersi,aufond,iln’étaitpasplusidiotquedédaigneux.–C’estuneinfusiondetilleul,dit-elle.Ilparaîtqueçadét…–Vousparleztoujourssibas?lacoupa-t-ilabruptement.C’estàpeinesil’onvouscomprend.Ophélieobservaunsilence,puisparlaencoreplusbas:–Toujours.Thornplissalefronttandisqu’ilsemblaitchercherenvainquelquechosedigned’intérêtchezce

petitboutdefemme,derrièreseslourdesmèchesbrunes,derrièreseslunettesrectangulaires,derrièresonvieuxcache-nez.Ophéliepritconscience,aprèsunface-à-faceinterminable,qu’ilvoulaitaccéderàsacabine.Ellefitunpasdecôtéavecsonplateaudetisane.Thorndutpliersasilhouetteàrallongejusqu’àpouvoirpassersouslelinteaudesaporte.Ophéliesetintsurleseuil,encombréedesonplateau.LacabinedeThorn,àl’instardetoutescelles

dudirigeable,étaittrèsexiguë.Unebanquettetapisséequisetransformaitenlit,unfiletàbagages,unétroitcouloirdecirculation,unetabletteaufonddelapièceavecunnécessaireàécrire,etc’étaittout.Ophélieavaitdéjàdumalàsemouvoirdanssaloge,ilétaitpresquemiraculeuxqueThornpûtentrerdanslasiennesanssecognerpartout.Il tira sur le cordon d’une ampoule de plafond, déversa sa fourrure d’ours en travers de la

banquetteets’appuyadesdeuxmainssurlatablettedetravail.Ilyavaitlàdescalepinsetdesblocsbarbouillésdenotes.Penchésurcetteétrangepaperasse,ledoscasséendeux,Thornnebougeaplusd’uneoreille.Ophéliesedemandas’ilréfléchissaitous’illisait.Ilparaissaitl’avoirtoutbonnement

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oubliéedanssoncouloir,maisaumoinsn’avait-ilpasrefermélaportederrièrelui.Iln’étaitpasdanslanatured’Ophéliedeharcelerunhommedequestions,aussiattendit-elleleplus

patiemmentdumondedevant la cabine, gelée jusqu’auxos, soufflantdesnuagesdebuée à chaqueexpiration. Elle observa avec attention les muscles noués de la nuque, les poignets osseux quidépassaientdesmanches,lesomoplatessaillantessouslatunique,leslonguesjambesnerveuses.Cethommeétaitentièrementcrispé,àcroirequ’ilétaitmalàsonaisedanscecorps tropgrandet tropmaigrequ’électrifiaitunetensionperpétuelle.–Encorelà?grommela-t-ilsansdaignerseretourner.Ophélie comprit qu’il ne toucherait pas à la tisane. Pour se soulager lesmains, elle la but elle-

même.Leliquidechaudluifitdubien.–Jevousdéconcentre?murmura-t-elleensirotantsatasse.–Vousnesurvivrezpas.Lecœurd’Ophéliesedécrocha.Elleneput faireautrementquerecrachersa tisanedans la tasse.

C’étaitcelaoutoutavalerdetravers.Thornluiprésentaitobstinémentsondos.Elleauraitdonnécherpourleregarderenfaceetvérifier

qu’ilnesemoquaitpasd’elle.–Àquoiprétendez-vousquejenesurvivraipas?demanda-t-elle.–AuPôle.Àlacour.Ànosfiançailles.Vousdevriezretournerdanslesjupesdevotremèretantque

vousenavezencorel’opportunité.Déconcertée,Ophélien’entendaitrienàcesmenacesàpeinemaquillées.–Vousmerépudiez?LesépaulesdeThornsecontractèrent.Iltournaàdemisahautesilhouetted’épouvantailetversaun

regardnégligentdanssadirection.Ophéliesedemandasilapliuredesabouchetenaitdusourireoudelagrimace.–Répudier?grinça-t-il.Vousavezunevisionédulcoréedenoscoutumes.–Jenevoussuispas,soufflaOphélie.–Cemariageme répugne autant qu’à vous, n’en doutez pas,mais jeme suis engagé auprès de

votrefamilleaunomdelamiennepropre.Jenesuispasenpositiondemedéfairedemonsermentsansenpayerleprix,etilestélevé.Ophéliepritletempsd’assimilercesparoles.–Jenelepuisdavantage,monsieur,sic’estcequevousespérezdemoi.Enrenonçantàcemariage

sans unemotivation recevable, je déshonoreraisma famille. Je serais bannie sans autre forme deprocès.Thornfronçaplusencorelessourcils,dontl’unétaittranchéendeuxparsacicatrice.Laréponse

d’Ophélien’étaitpascellequ’ilauraitvouluentendre.–Vosmœurssontplussouplesquelesnôtres, lacontredit-ilavecunairdecondescendance.J’ai

flairédeprès lenidoùvousavezgrandi.Riendecomparableavec lemondequi s’apprêteàvousaccueillir.Ophélieserralesdoigtsautourdesatasse.Cethommes’adonnaitàdesmanœuvresd’intimidation

etçaneluiplaisaitpas.Ilnevoulaitpasd’elle,ellel’avaitparfaitementcomprisetelleneluientenaitpasrigueur.Maisqu’ilattendîtdelafemmequ’ilavaitdemandéeenmariagequ’elleendossâttoutelaresponsabilitéd’unerupture,c’étaitassezlâche.–Vousnoircissezdélibérémentletableau,l’accusat-elledansunchuchotis.Quelprofitnosfamilles

peuvent-ellesespérertirerdenotreunionsijenesuispascenséeenréchapper?Vousmeprêtezuneimportancequejen’aipas…Ellelaissapasserunangeavantd’achever,enépiantlaréactiondeThorn:–…ouvousmetaisezl’essentiel.

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Les yeux métalliques se firent plus perçants. Cette fois, Thorn ne la regardait pas par-dessusl’épaule,dehautetde loin. Il la regardaitavecvigilance,aucontraire, toutenfrottantsamâchoiremalrasée.Iltiquaquandils’aperçutquel’écharped’Ophélie,quiruisselaitjusqu’ausol,battaitl’aircommelaqueued’unchaténervé.– Plus je vous observe, plus je suis conforté dansma première impression,maugréa-t-il. Trop

chétive,tropengourdie,tropchoyée…Vousn’êtespasforgéepourl’endroitoùjevousemmène.Sivousm’ysuivez,vousnepasserezpasl’hiver.Àvousdevoir.Ophéliesoutintleregardqu’ilappuyaitsurelle.Unregarddefer.Unregarddedéfi.Lesparoles

dugrand-onclerésonnèrentdanssamémoireetelles’entenditluirépondre:–Vousnemeconnaissezpas,monsieur.Elle reposa la tasse de tisane sur sonplateau et, lentement, à gestes posés, elle referma la porte

entreeux.

Plusieursjourss’écoulèrentencoresansqu’OphélierecroisâtThorndanslasalleàmangerouaudétourd’unecoursive.L’échangequ’ilsavaienteulalaissalongtempsperplexe.Pournepasinquiéterinutilementsatante,elleluiavaitmenti:Thornétaittropoccupépourlarecevoir,ilsnes’étaientpasadressé la parole. Tandis que sa marraine échafaudait déjà de nouvelles stratégies amoureuses,Ophéliegrignotaitlescouturesdesesgants.SurqueléchiquierlesDoyennesl’avaient-ellesplacée?Les dangers évoqués par Thorn étaient-ils bien réels ou avait-il juste cherché à l’effrayer dansl’espoirqu’elles’enretournâtchezelle?Sapositionàlacourétait-ellevraimentaussiassuréequesafamillelecroyait?Persécutée par sa tante, Ophélie avait besoin de s’isoler. Elle s’enferma dans les toilettes du

dirigeable,ôtaseslunettes,plaquasonfrontsurlehublotglacéetn’endécollapluspendantunlongmoment,sonsouffledéposantsurlavitreunvoiledeplusenplusépais.Ellenevoyaitriendudehors,àcausedelaneigequiencroûtaitlehublot,maisellesavaitquec’étaitlanuit.Lesoleil,repousséparl’hiverpolaire,nesemontraitplusdepuistroisjours.Soudain, l’ampoule électrique palpita fébrilement et le sol se mit à chalouper sous les pieds

d’Ophélie. Elle quitta les toilettes. Alentour, le dirigeable crissait, gémissait, craquait tandis qu’ilamorçaitdesmanœuvresd’amarrageenpleinetempêtedeneige.–Cen’estpaspossible,tun’espasencoreprête?s’exclamalatanteRoselineendéboulantdansle

couloir,emmitoufléesousplusieursépaisseursdefourrures.Vaviterassemblertesaffaireset,situneveuxpasgeleravantd’avoirfranchilapasserelle,couvre-toi!Ophélies’enfournadansdeuxmanteaux,ungrosbonnet,desmouflesenplusdesesgantsetdonna

plusieurs toursàsoninterminableécharpe.Àlafin,ellenepouvaitplusrabattresesbras tellementelleétaitétriquéeparlescouchesdevêtements.Quandellerejoignitlerestedel’équipagedanslesasdudirigeable,ondébarquaitsesmallesau-

dehors.Unventcoupantcommeduverres’engouffraitparlaportièreetblanchissaitdéjàleparquetdeneige.Latempératureétaitsibasse,danscettepièce,qu’Ophélieeneutleslarmesauxyeux.Impassiblesoussapelissed’ours,battuepar lesrafales, la longuesilhouettedeThorns’engagea

sans hésitation dans la tourmente. Quand Ophélie s’avança à son tour sur la passerelle, elle eutl’impressiond’avalerdelaglaceàpleinspoumons.Lescroûtesdeneigequirecouvraientseslunettesl’aveuglaientetlescordesdelapasserelleglissaientsoussesmoufles.Chaquemarcheluicoûtait;illuisemblaitquesesorteilssepétrifiaientsurplace,aufonddesesbottines.Quelquepartderrièreelle,étoufféeparlabise,lavoixdelatanteluicriadeprendregardeoùelleposaitlespieds.Iln’enfallutpasdavantageàOphélie.Elledérapaaussitôtetserattrapatantbienquemalaucordondesécurité,unejambesebalançantdanslevide.Elleignoraitquelledistanceséparaitencorelapasserelledusol,

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etellenevoulaitpaslesavoir.–Descendezdoucement,luirecommandaunmembredel’équipageenluiagrippantlecoude.Là!Ophélie gagna la terre fermeplusmorte que vive.Le vent claquait dans sesmanteaux, dans ses

robes,danssescheveux,et sonbonnets’envolaau loin.Empêtréedanssesmoufles,elleessayadefairetomberlaneigetasséesurseslunettes,maiselles’étaitsoudéeauxverrescommeunecoulurede plomb.Ophélie dut se résoudre à les décrocher de son nez pour se repérer.Où que portât sonregardtrouble,ellenesaisitquedesmorceauxdenuitetdeneige.ElleavaitperduThornetsatante.–Votremain!luihurlaunhomme.Déboussolée,elletenditsonbrasauhasardetfutaussitôthappéesuruntraîneauqu’ellen’avaitpas

vu.–Accrochez-vous!Elle se cramponna à une barre tandis que tout son corps, crispé de froid, était ébranlé par des

secousses.Un fouetclaquaitau-dessusd’elle, encoreetencore, insufflantdeplusenplusdehâteàl’attelagedechiens.Dans la fentedesespaupières,Ophéliecrutdistinguerdes traînées lumineusesentrelacées dans les ténèbres. Des lampadaires. Les traîneaux fendaient une ville de part en part,rejetantdesvaguesblanchessur les trottoirset sur lesportes. Il semblaàOphéliequecettecoursedanslaglacen’enfinissaitplus,lorsquel’allureralentitenfin,lalaissantenivréedeventetdevitessesursontasdefourrures.Leschiensfranchissaientunmassifpont-levis.

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Legarde-chasse

–Parici!hélaunhommequiagitaitunelanterne.Grelottante,cheveuxauvent,Ophélie trébuchahorsdu traîneauetse retrouvadans lapoudreuse

jusqu’auxchevilles.Laneigecoulapar-dessusleborddesesbottinescommedelacrème.Ellenesefaisaitqu’uneidéeconfusedel’endroitoùilssetrouvaient.Unecourétroite,priseentenaillepardesremparts.Ilneneigeaitplus,maisleventtaillaitdanslevif.– Un bon voyage, mon seigneur ? demanda l’homme à la lanterne en allant à leur rencontre.

J’pensaispasquevousseriezabsentsilongtemps,oncommençaitàs’inquiéter.Ditesunpeu,envoilàundrôled’arrivage!Ilfitbalancersalampedevantlevisageahurid’Ophélie.Ellenevitdeluiqu’unéclatflouàtravers

seslunettes.IlavaitunaccentbeaucoupplusprononcéqueThorn,ellelecomprenaitàpeine.–Bigre,quellemaigrichonne!Pasbiensolidesursesjambes,celle-là.J’espèrequ’ellenevapas

nous claquer entre les doigts. Ils auraient quand même pu vous donner une fille avec plus decouenne…Ophélieétaitabasourdie.Commel’hommetendaitlamainverselleavecl’intentionévidentedela

palper,ilsereçutuncoupenpleinsurlecrâne.C’étaitleparapluiedelatanteRoseline.– N’approchez pas vos paluches de ma nièce et soignez votre langage, grossier personnage !

s’indignat-ellesoussatoquedefourrure.Etvous,monsieurThorn,vouspourriezdirequelquechose!MaisThorn s’abstint de dire quoi que ce fût. Il était déjà loin, son immense fourrure d’ours se

découpant dans le rectangle lumineux d’une porte.Hallucinée,Ophélie plongea ses pieds dans lesempreintesqu’ilavaitlaisséesderrièreluietlesuivitàlatracejusqu’auperrondelamaison.Chaleur.Lumière.Tapis.Lecontrasteaveclatourmentedudehorsétaitpresqueagressif.Àmoitiéaveugle,Ophélietraversa

unlongvestibuleetsetraînad’instinctjusqu’àunpoêlequiluienflammalesjoues.Elle était en train de comprendre pourquoiThorn pensait qu’elle ne survivrait pas à l’hiver.Ce

froid-làétaitsanscommunemesureavecceluidesamontagne.Ophéliepeinaitàrespirer;sonnez,sagorge,sespoumonslabrûlaientdel’intérieur.Elle eutunhaut-le-corpsquandunevoixde femme,pluspuissante encorequecellede samère,

explosadanssondos:– Jolie brise, hein ? Passez donc votre fourrure, mon bon seigneur, la voilà d’jà trempée. Les

affairesontétébonnes?Etdelacompagniepourmadame,vousenavezramenéendéfinitive?C’estqu’elledoittrouverletempslong,là-haut!Lafemmen’avaitapparemmentpasremarquélapetitecréaturetremblotantequis’étaitpelotonnée

prèsdupoêle.Desoncôté,Ophélieavaitdumalàlacomprendre,àcausedesonaccent,trèsmarquéluiaussi.«Delacompagniepourmadame»?CommeThornnerépondaitrien,fidèleàlui-même,lafemmes’éloignaaussidiscrètementquelepermettaientsessabots.–Jevaisaidermonmari.Ophélie prenait lentement connaissance de son environnement.Au fur et àmesure que la neige

fondait sur ses lunettes, des formes étranges se précisaient autour d’elle.Des trophées d’animaux,gueulesbéantesetœilfigé,jaillirentdesmurslelongd’uneimmensegaleriedechasse.DesBêtes,à

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enjugerparleurtaillemonstrueuse.Lesboisd’unélan,quitrônaientau-dessusdel’entrée,avaientl’envergured’unarbre.Aufonddulogis,l’ombredeThornsedressaitdevantunevastecheminée.Ilavaitposésavaliseen

tapisserieàsespieds,prêtàl’empoigneràlapremièreoccasion.Ophélielâchasapetitebraisièrepourcettecheminée,qu’ellejugeaplusattrayante.Gorgéesd’eau,

sesbottinesgargouillaientàchaquepas.Sarobeaussiavaitbulaneige,ellesemblaitlestéedeplomb.Ophélie la releva un peu et s’aperçut que ce qu’elle avait pris pour un tapis était en réalité uneimmensefourruregrise.Lavisionluidonnafroiddans ledos.Quelanimalpouvaitêtreàcepointmonstrueuxdesonvivantpourcouvrirunetelledistanceunefoisécorché?Thorn avait plongé son regard de fonte dans le feu de cheminée ; il ignoraOphélie quand elle

s’approcha.Sesbrascroisaientlefersursapoitrinetelsdessabres,etseslonguesjambesnerveusesfrémissaientd’impatiencecontenue,commesiellesnesupportaientpasderesterenplace.Ilconsultasamontreàgoussetdansuncliquetisdecouverclerapide.Tactac.Lesmainsoffertesauxflammes,Ophéliesedemandacequedevenaitsatante.Ellen’auraitpasdû

lalaisserseuleavecl’hommeàlalanterne,dehors.Enprêtantl’oreille, il luisemblaitentendredesprotestationsausujetdeleursbagages.ElleattenditquesesdentseussentcessédeclaquerpouradresserlaparoleàThorn.–Jevousavouequejenecomprendspasbiencesgens…Ophéliecrut,àsonsilencetenace,queThornneluirépondraitpas,maisilfinitpardesserrerles

mâchoires:–Enprésencedesautresettantquej’enauraidécidéainsi,vousserezdeuxdamesdecompagnie

quej’airamenéesdel’étrangerpourdivertirmatante.Sivousvoulezmefaciliterlatâche,surveillezvotre langue,enparticuliercelledevotrechaperon.Etpuisnevous tenezpasaumêmeniveauquemoi,ajouta-t-ilavecunsoupirexcédé.Çavaattirerlessoupçons.Ophéliesereculadedeuxpas,s’arrachantàregretdelachaleurdelacheminée.Thornsedonnait

décidémentbeaucoupdemalpournepasébruiterleurmariage,çaendevenaitpréoccupant.Elleétaitparailleurs troubléepar la relation insolitequi le liaitàcecouple. Ils l’appelaient«seigneur»et,derrière l’apparente familiaritéqu’on luimanifestait, secachaitunecertainedéférence.SurAnima,onétaittouslecousindequelqu’unetonnes’encombraitpasdecérémonial.Ici,ilflottaitdéjàdansl’airunesortedehiérarchieinviolabledontOphélienesaisissaitpaslanature.–C’est ici que vous vivez ? demanda-t-elle dans un souffle à peine audible, depuis sa place en

retrait.–Non,condescenditencoreàrépondreThornaprèsunsilence.C’estlelogisdugarde-chasse.CelarassuraOphélie.Ellen’aimaitpasleparfummorbidedestrophéesdeBêtes,àpeinemasqué

parl’odeurdufeudecheminée.–Nousypasseronslanuit?AlorsqueThornluiavaitobstinémentprésentésonprofiltailléaucouteau,cetteréflexionl’amena

àtournerverselleunregarddefaucon.L’étonnementavaitdétendud’uncouplestraitssévèresdesafigure.–Lanuit?Quelleheurecroyez-vousdoncqu’ilsoit?–Manifestementbeaucoupplustôtquejenelepensais,déduisitOphélieàmi-voix.Lapénombrequipesaitsurlecielbrouillaitsonhorlogeinterne.Elleavaitsommeiletelleavait

froid,maisellen’enditrienàThorn.Ellenevoulaitpasaccuserdelafaiblessedevantcethommequilajugeaitdéjàtropdélicate.Ilyeutsoudainuncoupdetonnerredanslevestibule.–Vandales!enragealavoixdelatanteRoseline.Maladroits!Goujats!OphélieperçutlacrispationdeThorn.Pourpredecolèresoussatoque,latantefaisaituneentréeen

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fanfaredanslagalerieauxtrophées,talonnéedeprèsparl’épousedugarde-chasse.Ophélieeutcettefoisl’occasiondevoiràquoiressemblaitlafemme;c’étaitunecréatureaussiroseetrondouillardequ’unpoupon,avecunenatted’orenrouléeautourdesonfrontcommeunecouronne.–A-t-on idéededéboulerainsichez lesbravesavecun telappareillage?protestacelle-ci.C’est

qu’onseprendraitpourdeladuchesse!RoselineaperçutOphéliedevantl’âtre.Ellelapritaussitôtàtémoin,sonparapluiebrandicomme

uneépée:–Ilsontsaccagémabelle,mamagnifiquemachineàcoudre!sescandalisa-t-elle.Etcommentje

vaisourlernosrobes?Commentjevaisréparernosaccrocs?Jesuisunespécialistedupapier,moi,pasdel’étoffe!–Comme tout lemonde, tiens, rétorqua la femme avecmépris.Au fil et à l’aiguille,mabonne

dame!OphélievoulutinterrogerThorndesyeuxpoursavoirquelleattitudeadopter,maisilsemblaitse

désintéresser de ces querelles de chiffonnières, résolument tourné vers la cheminée. Elle devinaitpourtant,àsaraideur,qu’ildésapprouvaitl’indiscrétiondelatanteRoseline.–C’estintolérable,s’étouffacelle-ci.Savez-vousaumoinsàquivous…vous…Ophélieposaunemainsursonbraspourl’inciteràlapondération.–Calmez-vous,matante,celan’estpassigrave.La femme du garde-chasse fit rouler ses yeux clairs de la tante à la nièce. Elle posa un regard

éloquentsursescheveuxdégoulinants,sonteintcadavériqueetsonaccoutrementridiculequigouttaitcommeuneserpillière.–Jem’attendaisàquelquechosedeplusexotique.JesouhaitebiendelapatienceàdameBerenilde

!–Vacherchertonmari,déclaraabruptementThorn.Qu’ilharnacheseschiens.Ilnousfautencore

traverserlesbois,jeneveuxpasgaspillerplusdetemps.LatanteRoselineentrouvritseslonguesdentschevalinespourdemanderquiétaitdameBerenilde,

maisOphéliel’endissuadad’unregard.–Vousnepréférezpasyallerendirigeable,monseigneur?s’étonnalafemmedugarde-chasse.Ophélie aurait espéré un « oui », le dirigeable lui faisant plus envie que les bois glacés, mais

Thorn,agacé,répondit:–Iln’yaurapasdecorrespondanceavantjeudi.Jen’aipasdetempsàperdre.–Bien,monseigneur,s’inclinalafemme.Cramponnéeàsonparapluie,latanteRoselineétaitscandalisée.–Etànous,monsieurThorn,onnedemandepasnotreavis?Jepréféreraisdormirà l’hôtelen

attendantquecetteneigefondeunpeu.Thornempoignasavalise,sansunregardpourOphélieetsamarraine.–Ellenefondrapas,dit-ilseulement.Ilssortirentparunegrandeterrassecouverte,nonloinde laquellebruissaituneforêt.Lesouffle

coupépar le froid,Ophéliedistinguaitmieux ici lepaysagequ’àsadescentedudirigeable.Lanuitpolairen’étaitpasaussinoireetimpénétrablequ’ellel’avaitimaginé.Denteléparlacrêtedessapinstoutboursouflésdeneige,lecieltiraitsurl’indigophosphorescentetsefaisaitbleutendrejusteau-dessusdesrempartsquiséparaientlavillevoisinedelaforêt.Lesoleilsecachait,oui,maisiln’étaitpasloin.Ilsetenaitlà,presqueàlaportéedesyeux,justeàfleurd’horizon.Repliéederrièresonécharpe,lenezdansunmouchoir,Ophélieeutunchocquandelleaperçutles

traîneaux qu’on attelait pour eux. Le pelage ébouriffé par le vent, les chiens-loups étaient aussiimposantsquedeschevaux.C’étaitunechosedevoirdesBêtesdanslecarnetd’Augustus,c’enétaituneautredelesdécouvrirenchairetencrocs.LatanteRoselinefaillittournerdel’œilàleurvue.

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Lesbottesplantéesdanslaneige,levisagefermé,Thornenfilaitdesgantsd’attelage.Ilavaittroquésafourrured’oursblanccontreunepelissegrise,moinsampleetmoinslourde,quicollaitdeprèsàsoncorpsenfildefer.Ilécoutaitd’unairpeuattentiflecompterenduverbaldugarde-chassequiseplaignaitdesbraconniers.Unefoisencore,OphéliesedemandaquiétaitThornpourcesgens.La forêt luiappartenait-elle

doncpouravoirdroitàcerapportenrègle?–Etnosmalles?lescoupalatanteRoseline,entredeuxclaquementsdesdents.Vousneleschargez

passurlestraîneaux?–Ellesnous ralentiraient,dame,dit legarde-chasseenmâchantunechique.Vous inquiétezdonc

pas,onvouslesferaparvenirbientôtchezdameBerenilde.LatanteRoselinenelecompritpastoutdesuite,àcausedesonaccentetdesachique.Elledutlui

fairerépétertroisfoissaphrase.–Des femmesnepeuventvoyager sans le strictnécessaire ! s’offusqua-t-elle.EtM.Thorn, il la

gardebien,sapetitevalise,non?–Cen’estpasdutoutlamêmechose,soufflalegarde-chasse,trèschoqué.Thorneutunclaquementdelangueagacé.–Oùest-elle?demanda-t-il,ignorantostensiblementRoseline.D’ungestedelamain,legarde-chassesignalaunpointvagueau-delàdesarbres.–Elletraîneducôtédulac,monseigneur.–Dequiparlez-vous?s’impatientalatanteRoseline.Latêtedanssonécharpe,Ophélienecomprenaitpasnonplus.Ellenecomprenaitrienàrien.Le

froidluidonnaitmalaucrâneetl’empêchaitdegarderlesidéesclaires.Ellepataugeaittoujoursdanslecotonlorsquelestraîneauxseremirentenroutesouslanuit,gonflantsesjuponsdecourantsd’air.Recroquevillée au fond de l’attelage, ballottée par les cahots comme une poupée de chiffon, elles’aidaitdesesmouflespourempêchersescheveuxdeluifouetterlenez.Devantelle,Thorndirigeaitleurattelage;sonombreimmense,tendueenavant,épousaitleventcommeuneflèche.Lesgrelotsétouffés du traîneau voisin, qui transportait le garde-chasse et la tante Roseline, les suivaientdiscrètementdansl’obscurité.Alentour,lesbranchesnuesdesarbresgriffaientlepaysage,lacéraientlaneige et recrachaient ici et làdes lambeauxde ciel.Secouéedans tous les sens, luttant contre lesommeilvisqueuxquil’engourdissait,Ophélieavaitl’impressionquecettecoursen’avaitpasdefin.Tout à coup, les ombres grouillantes des bois volèrent en éclats et une nuit vaste, cristalline,

éblouissante,déroulasonmanteauétoiléàpertedevue.Lesyeuxd’Ophéliesedilatèrentderrièreseslunettes.Elleseredressadansletraîneauet,tandisquelesouffleglacédelabises’engouffraitdanssescheveux,lavisionluiclaquaauvisage.Suspendue au milieu de la nuit, ses tours noyées dans la Voie lactée, une formidable citadelle

flottaitau-dessusde laforêtsansqu’aucuneattachelareliâtaurestedumonde.C’étaitunspectaclecomplètementfou,uneénormeruchereniéeparlaterre,unentrelacstortueuxdedonjons,deponts,decréneaux,d’escaliers,d’arcs-boutantsetdecheminées.Jalousementgardéeparunanneaugelédedouves,dontleslonguescouléess’étaientfigéesdanslevide,lacitéenneigées’élançaitau-dessusetau-dessousdecette ligne.Constelléede fenêtresetde réverbères,elle réfléchissait sesmilleetunelumièressurlemiroird’unlac.Saplushautetour,elle,harponnaitlecroissantdelalune.«Inaccessible»,estimaOphélie,exaltéeparlavision.C’étaitdonccettevilleflottantequ’Augustus

avaitdessinéedanssoncarnet?En têtede traîneau,Thornbasculaunregardpar-dessussonépaule.À travers lesmèchesclaires

quiluifouettaientlevisage,sonœilétaitplusvifquedecoutume.–Tenez-vous!Perplexe,Ophélie s’agrippaàcequi lui tombasous lamain.Unappeld’air,puissantcommeun

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torrent, luicoupalesouffle, tandisquelesénormeschienset le traîneauaccrochaientcecourantets’arrachaientdelaneige.Lecrihystériquedesamarraines’étiraverslesétoiles.Ophélie,elle,étaitincapabled’émettrelemoindreson.Ellesentitsoncœurbattreàtoutrompre.Plusilss’élevaientdansleciel,plusilsgagnaientenvitesseetplussonestomacpesaitaufonddesonventre.Ilsdessinèrentune ample boucle qui lui parut aussi interminable que les hurlements de la tante. Dans une gerbed’étincelles,lespatinsseposèrentsansdouceursurlaglacedesdouves.Ophéliesursautabrutalementsur le plancher du traîneau ; elle faillit passer par-dessus bord. Enfin, les chiens refrénèrent leurcourseetl’attelages’immobilisadevantunehersecolossale.–LaCitacielle,annonçalaconiquementThornendescendant.Iln’eutpasunregardenarrièrepourvérifierquesafiancéeétaittoujoursbienlà.

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LaCitacielle

Ophéliesetordaitlanuque,incapablededétachersonregarddelacitémonumentalequisedressaitjusqu’auxétoiles.Perché sur unemuraille, un chemin de ronde enlaçait la forteresse par la taille et serpentait en

colimaçon jusqu’ausommet.LaCitacielleétaitbienplusbizarrequ’ellen’étaitbelle.Des tourellesauxformesdiverses,tantôtbouffies,tantôtfluettesoubienbancales,crachaientdelafuméepartoutesleurscheminées.Lesescaliersenarcadesenjambaientmaladroitementlevideetnedonnaientpasdutout envie de s’y risquer. Les fenêtres – vitraux ou croisées – émaillaient la nuit d’une palette decouleursmalassorties.–J’aicrumourir…,agonisaunevoixderrièreOphélie.–Gaffe,dame.Chausséecommevousêtes,cesol-làestunevraieglissoire.Soutenuepar legarde-chasse,défaillante, la tanteRoselinecherchait sonéquilibresur lasurface

desdouves.Àlalumièredelalanterne,sonteintparaissaitplusjauneencorequ’àl’accoutumée.Ophélieposaàsontourunpiedprudenthorsdesontraîneauetassuralaprisedesessoulierssurla

glace.Elletombaaussitôtàlarenverse.LesbottescrantéesdeThorn,elles,adhéraientparfaitementàl’épaissepelliculedegeltandisqu’il

dessanglaitseschienspourlesjoindreàceuxdugarde-chasse.–Çaira,monseigneur?s’enquitcederniertoutenenroulantleslongesautourdesespoignets.–Oui.Enuncoupderênes,l’attelagedétalasansunbruit,accrochauncouloird’airetdisparutavecsa

lanternedanslanuitcommeuneétoilefilante.Affaléesurlaglace,Ophélielesuivitdesyeuxaveclesentimentqu’ilemportaitavecluitoutespoirderetourenarrière.Ellenecomprenaitpascommentilétaitphysiquementpossiblequ’untraîneauatteléàdeschienspûtvolerainsi.–Aidez-moi.LegrandcorpsraidedeThorns’étaitinclinéderrièresontraîneauvideetattendaitapparemment

qu’Ophéliefîtdemême.Elledérapatantbienquemaljusqu’àlui.Illuidésignaunpiquetqu’ilvenaitdeplanterdanslaneige.–Appuyezvotrepiedcontrelui.Àmonsignal,vouspoussezaussifortquevouspouvez.Elleacquiesça,peusûred’elle.C’étaitàpeinesiellesentaitencoresesorteilscontrelepieu.Dès

queThornluiendonnalesignal,elles’arc-boutadetoutsonpoidscontreletraîneau.Levéhicule,qui se mouvait si facilement derrière les grands chiens-loups, semblait pris dans la glace depuisqu’onavaitdételélesbêtes.Ophéliefutsoulagéedevoirlespatinscéderàleurpoussée.–Encore,exigeaThornd’untonplattandisqu’ilenfonçaitd’autrespiquets.–M’expliquera-t-onàlafincequetoutcemanègesignifie?seformalisalatanteRoselineenles

voyantfaire.Pourquoipersonnenevient-ilnousaccueillirenbonneetdueforme?Pourquoinoustraite-t-onavecsipeud’égards?Etpourquoiai-jel’impressionquevotrefamillen’estpasinforméedenotrevenue?Elle gesticulait dans sa fourrure brune, luttant pour trouver son équilibre. Le regard queThorn

dardasurellelapétrifiasurplace.Sesyeuxressortaientcommedeuxéclatsdelamedansl’obscuritébleutéedelanuit.–Parceque,chuchota-t-ilentresesdents.Unpeudediscrétion,madame,çavousécorcherait?

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SafiguremaussaderedescenditversOphélieetluifitsignedepousser.Répétantencoreetencoreleurmanipulation,ilsgagnèrentunvastehangardontlesimmensesportes,mollementreliéespardeschaînes,grinçaientsouslevent.Thornsoulevasapelisse,révélantunsacqu’ilportaitenbandoulière,ettirauntrousseaudeclefs.Lescadenassautèrent,leschaînesglissèrent.Desrangéesdetraîneaux,semblables au leur, s’alignaient dans le noir. Une rampe de manœuvre avait été aménagée àl’intérieur,Thorngaraleurvéhiculedansl’entrepôtsansplusavoirbesoinduconcoursd’Ophélie.Ilrécupérasavaliseetleurfitsignedelesuivreaufondduhangar.–Vousnenousfaitespasentrerparlagrandeporte,commentalatanteRoseline.Thornpesadetoutsonregardsurlesdeuxfemmes,touràtour.–À compter demaintenant, dit-il d’unevoix pleine d’orage, vousme suivez sans discuter, sans

tergiverser,sanstraînerlespieds,sansunbruit.LatanteRoselinepinçaleslèvres.Ophéliegardalefonddesapenséepourellepuisque,detoute

façon,Thorn n’attendait pas d’assentiment. Ils s’infiltraient à l’intérieur de la citadelle commedesclandestins,maisilavaitsesraisons.Qu’ellesfussentbonnesoumauvaises,c’étaituneautrechose.Thornfitcoulisserune lourdeporteenbois.Àpeinepénétrèrent-ilsdansunesalleobscure,à la

puissanteodeuranimale,qu’ilyeutdel’agitationdansl’ombre.Unchenil.Derrièrelesbarreauxdesbox, de grosses pattes grattèrent, d’énormes truffes reniflèrent, de largesmuseaux couinèrent. Leschiensétaientsigrandsqu’Ophélieseseraitcruedansuneécurie.Thornsifflaentresesdentspourcalmer leurs ardeurs. Il se recourba à l’intérieur d’unmonte-charge en fer forgé, attendit que lesfemmess’yfussent installées,déplia lagrilledesécuritéetfitpivoterunemanivelle.Avecunbruitmétallique, l’ascenseur prit de l’altitude et grimpa de palier en palier. Des cristaux de glace sesoulevèrentennuagesautourd’euxtandisquelatempératureremontait.La chaleur qui se coulait dans les veines d’Ophélie se transforma bientôt en supplice. Elle lui

ébouillantait les joueset recouvraitses lunettesdebuée.Lamarraineétouffaunpetitcri lorsque lemonte-charge s’immobilisa brutalement. Thorn replia la grille en accordéon de l’ascenseur,balançantsonlongcoudepartetd’autredel’étage.–Prenezàdroite.Dépêchez-vous.Cetétageressemblaitsingulièrementàuneruellesordide,avecdespavésàmoitiédéchaussés,des

trottoirsmalentretenus,devieillespublicitéssurlesmursetunbrouillarddense.Ilflottaitdansl’airunvagueparfumdeboulangerieetd’épicesquiremualeventred’Ophélie.Valise en main, Thorn leur fit emprunter des quartiers dépeuplés, des chemins dérobés et des

escaliersdélabrés.Àdeux reprises, il les renfonçadans l’ombred’unevenelle,àcausedupassaged’unfiacreoud’unlointainéclatderire.IltraînaensuiteOphélieparlepoignetpourluifaireforcerl’allure.Chacunedeseslonguesenjambéescomptaitdoublepourelle.ElleobservaàlalueurdesréverbèreslesmâchoirescrispéesdeThorn,sonœiltrèspâleet,toutlà-

haut,sonfrontdéterminé.Unefoisencore,ellesedemandadansquellemesuresaplaceàlacourétaittrès légitime pour qu’il agît de la sorte. Ses longs doigts nerveux relâchèrent son bras quand ilsinvestirentl’arrière-courd’unemaisonenpiteuxétat.Unchatquifouinaitdanslespoubellesdétalaàleur vue.Après un dernier coup d’œilméfiant, Thorn poussa les deux femmes derrière une portequ’ilrefermaaussitôtsureuxetverrouillaàdoubletour.La tante Roseline hoqueta de stupeur. Les yeux d’Ophélie s’arrondirent sous ses lunettes.

Flamboyant dans le déclin du jour, un parc champêtre déployait autour d’elles son feuillaged’automne.Plusdenuit.Plusdeneige.PlusdeCitacielle.Paruninvraisemblabletourdepasse-passe,ilsavaientsurgiailleurs.Ophéliepivotasursestalons.Laportequ’ilsvenaientdefranchirsetenaitdebout,absurdement,aumilieudugazon.Comme Thorn paraissait respirer plus à son aise, elles comprirent que ses interdictions étaient

levées.

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– C’est extraordinaire, balbutia la tante Roseline dont la longue figure sèche s’était dilatéed’admiration.Oùsommes-nous?Lavaliseàlamain,Thorns’étaitaussitôtremisenrouteentrelesrangéesd’ormesetdepeupliers.–Audomainedematante.Mercidegardervosautresquestionspourplustardetdenepasnous

retarderdavantage,ajouta-t-ild’unevoixcoupantecommeRoselines’apprêtaitàpoursuivresursalancée.EllessuivirentThorndansl’alléebienentretenueduparc,longéepardeuxruisseauxenescalier.La

tantedégrafasonmanteaudefourrure,charméeparlabrisetiède.– Extraordinaire, répétait-elle avec un sourire qui dévoilait ses longues dents. Tout simplement

extraordinaire…Ophélie semoucha, plus réservée. Ses cheveux et ses robes ne cessaient de pleurer de la neige

fondue,ellerépandaitdesflaquespartoutsursonpassage.Elleobserval’herbedugazonàsespieds,puislescoursd’eauscintillants,puislesfeuillagesqui

frémissaientdanslevent,puislecielrosiparlecrépuscule.Ellenepouvaittaireunpetitmalaiseenelle. Le soleil n’était pas à sa place ici. La pelouse était beaucoup trop verte. Les arbres roux nedéversaientaucunefeuille.Onn’entendaitnilechantdesoiseauxnilebourdonnementdesinsectes.Ophélieserappelalejournaldeborddel’aïeuleAdélaïde:Mme l’ambassadricenousaaimablement reçusdans sondomaine, où il règneune éternelle nuit

d’été. Je suis éblouiepar tantdemerveilles !Lesgensd’ici sont courtois, trèsprévenants et leurspouvoirsdépassentl’entendement.–Neretirezpasvotrefourrure,matante,murmuraOphélie.Jecroisqueceparcestfaux.–Faux?répétaRoseline,interdite.Thornseretournaàdemi.Ophélien’eutqu’unbrefaperçudesonprofilbalafréetmalrasé,mais

leregardqu’ilavaitversédesoncôtéavaittrahiuneétincelledesurprise.Unegrandedemeuresedessinaenfiligranederrièreladentelledesbranchages.Elleleurapparut

toutentière,biendécoupéesurlatoilerougeducouchant,lorsquel’alléedélaissaleboischampêtrepourdejolisjardinssymétriques.C’étaitunegentilhommièredrapéedelierre,coifféed’ardoisesetrehausséedegirouettes.Surleperrondepierre,auxmarchesconcaves,setenaitunevieilledame.Lesmainscroiséessur

sontabliernoir,unchâlesurlesépaules,ellesemblaitlesguetterdepuistoujours.Ellelesdévoradesyeuxsitôtqu’ilsgravirentlesmarches,sesridespropagéesautourd’unsourireradieux.–Thorn,monpetit,quellejoiedeterevoir!Malgrélafatigue,malgrélerhume,malgrélesdoutes,Ophélieneputdissimulersonamusement.

À sesyeux,Thorn était tout sauf «petit ».Elle sourcilla, en revanche, quand celui-ci repoussa lesavancesdelavieillardesansménagement.–Thorn,Thorn,tun’embrassesdoncpastagrand-mère?s’attristalafemme.–Arrêtezça,siffla-t-il.Ils’engouffradanslevestibuledumanoir,leslaissanttouteslestroissurleseuil.–Quelsans-cœur!suffoquaRoselinequisemblaitavoiroubliétoutepolitiquederapprochement.Maislagrand-mères’étaitdéjàtrouvéuneautrevictime.Sesdoigtsmalaxaientlesjouesd’Ophélie

commepourjugerdesafraîcheur,manquantdedécrocherseslunettes.–VoicidonclesangnouveauquivientausecoursdesDragons,dit-elleavecunsourirerêveur.–Jevousdemandepardon?bredouillaOphélie.Ellen’avaitpascomprisuntraîtremotdecetteformuled’accueil.–Tuasunbonvisage,s’égayalavieillefemme.Trèsinnocent.Ophélieseditqu’elledevaitsurtoutavoirl’airhébété.Lesmainsfripéesdelagrand-mèreétaient

parcourues d’étranges tatouages. Lesmêmes tatouages que les bras des chasseurs, sur les croquis

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d’Augustus.–Pardonnez-moi,madame,jesuisentraindevousarroser,ditOphélieenramenantversl’arrière

sescheveuxdégoulinants.–Parnosillustresaïeuls,vousgrelottez,mapauvreenfant!Entrez,entrezvite,mesdames.Onne

vapastarderàservirlesouper.

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LesDragons

Plongéedansl’eaufumante,Ophélieressuscitait.Entempsordinaire,ellen’aimaitpasbeaucouputiliserlabaignoiredequelqu’und’autre–lireces

petits espaces d’intimité pouvait être embarrassant – mais elle profita pleinement de celle-ci. Sesorteils, que le froid avait rendus gourds comme de la pierre, venaient de retrouver une couleurrassurante au fond de l’eau. Assoupie par les vapeurs chaudes, Ophélie promenait un regardsomnolentsurlalonguebordureémailléedelabaignoire,surlabouilloireenétain,surlesfrisesàfleurs de lys de la tapisserie et sur les beaux vases en porcelaine de la console. Chaque pièce dumobilierétaitunevéritableœuvred’art.–Jesuisàlafoisrassuréeetpréoccupée,mafille!Ophélie tourna ses lunettes embuées vers le paravent de toile où l’ombre de la tante Roseline

gesticulaitcommedansun théâtrepourenfants.Elleépinglait sonpetitchignon,enfilait sesperles,repoudraitsonnez.–Rassurée,repritl’ombredelatante,parcequecettearchen’estpasaussiinhospitalièrequejele

redoutais.Jamaisjen’aivuunemaisonaussibientenueet,mêmesisonaccentmeheurteunpeulesoreilles,cettevénérablegrand-mèreestunecrème!Roselinecontourna leparaventpour sepencher sur labaignoired’Ophélie.Sescheveuxblonds,

tirésàquatreépingles,sentaienttrèsfortl’eaudetoilette.Elleavaitcoincésoncorpsétroitdansunebellerobevertsombre.Lagrand-mèreluienavaitfaitcadeauendédommagementdesamachineàcoudrecasséechezlegarde-chasse.–Maisjesuispréoccupée,parcequel’hommequetut’apprêtesàépouserestunmalotru,chuchota-

t-elle.Ophélie fit glisser ses lourdes mèches larmoyantes de ses épaules et fixa ses genoux, qui

affleuraientdelamoussecommedeuxbullesroses.EllesedemandauninstantsiellenedevaitpasraconteràsamarrainelesmisesengardedeThorn.–Sorsdelà,ditlatanteRoselineenclaquantdesdoigts.Tudeviensfripéecommeunpruneau.QuandOphélies’arrachadel’eauchaudedesabaignoire,l’airluifitl’effetd’uneclaquefroidesur

toutlecorps.Sonpremierréflexefutd’enfilersesgantsdeliseuse.Elles’enroulaensuitevolontiersdansledrapblancqueluitendaitsamarraineetsefrictionnadevantlacheminée.Lagrand-mèredeThorn avaitmis plusieurs robes à sa disposition. Étendues sur le grand lit à baldaquin, telles desfemmesalanguies,ellesrivalisaientdegrâceetdecoquetterie.Sansprêterl’oreilleauxprotestationsdeRoseline,Ophéliechoisit laplussobred’entreelles :une toilettegrisperle,cintréeà la tailleetboutonnéejusqu’aumenton.Elleassitseslunettessursonnezetenassombritlesverres.Quandellesevitainsiguindéedanslaglace,sescheveuxtresséssurlanuque,sonnégligéhabituelluimanqua.Elletenditlebrasàsonécharpe,encorefroide,quienroulasesanneauxtricoloresjusqu’àsaplacefamilière,autourducou,safrangebalayantletapis.–Mapauvrenièce,tuesirrémédiablementdépourvuedegoût,s’irritaRoseline.Onfrappaàleurporte.Unejeunefilleentablieretbonnetblancss’inclinarespectueusement.–Lerepasestservi,sicesdamesveulentbienmesuivre.Ophélieobservacejolivisageconstellédetachesdeson.Elleessaya,sansyparvenir,dedeviner

sonliendeparentéavecThorn.Sic’étaitunesœur,elleneluiressemblaitpasdutout.

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–Merci,mademoiselle,répondit-elleenluirendantsasalutationcérémonieuse.Lajeunefilleparuttellementinterloquéequ’Ophéliepensaavoircommisunimpair.Aurait-elledû

l’appeler«cousine»plutôtque«mademoiselle»,pardélicatesse?–Jecroisquec’estunedomestique,luisoufflalatantedansl’oreille,tandisqu’ellesdescendaient

l’escaliertapissédevelours.J’enavaisdéjàentenduparler,maisc’estlapremièrefoisdemaviequej’envoisunedemesyeux.Ophélien’yconnaissaitrien.Elleavaitludesciseauxdebonne,aumusée,maisellepensaitqueces

professions-làavaientdisparuavecl’ancienmonde.Lajeunefillelesintroduisitdansunevastesalleàmanger.L’atmosphèreyétaitplussombreque

danslecorridoravecsesboiseriesbrunes,sonhautplafondàcaissons,sespeinturesenclair-obscuret les vitrages dormants qui laissaient deviner la nuit du parc entre deux résilles de plomb. Leschandeliersdissipaientàpeinecettepénombrelelongdelagrandetableetdéposaientsurl’argenteriedefragileséclatsdorés.Au milieu de toutes ces ombres, une créature lumineuse trônait en tête de table, au fond d’un

fauteuilsculpté.– Ma douce enfant, accueillit-elle Ophélie d’une voix sensuelle. Approchez donc, que je vous

admire.Ophélieoffritmaladroitementsamainauxdoigtsdélicatsquis’étaientélancésverselle.Lafemme

àlaquelleilsappartenaientétaitd’unebeautéàcouperlesouffle.Soncorpssouple,voluptueux,faisaitbruisseràchaquemouvementsarobedetaffetasbleuauxbandesderubancrème.Lapeaulaiteusedeson cou jaillissait du corsage, nimbéeparunnuageblond.Un sourire aérien flottait sur cevisagedoux, sans âge, et il était impossible d’en détacher les yeux une fois qu’ils s’étaient posés sur lui.Ophélieduts’ysoustraire,malgrétout,pourcontemplerlebrassatinéquelafemmeluiavaittendu.La sous-manche en tulle brodé laissait deviner par transparence un entrelacs de tatouages, ceux-làmêmesqueportaitlagrand-mèresursespropresbrasainsiqueleschasseursdescroquisd’Augustus.–J’aipeurd’êtretropquelconquepourêtre«admirée»,murmuraimpulsivementOphélie.Lesouriredelafemmes’accentua,cequiimprimaunefossettedanslelaitdesapeau.–Vousnemanquezpasdefranchise,entoutcas.Voilàquinouschange,n’est-cepas,maman?L’accentduNord,quiavaitdesinflexionssiduresdanslabouchedeThorn,roulaitsensuellement

surlalanguedecettefemmeetluidonnaitplusdecharmeencore.Deuxchaisesplusloin,lagrand-mèreacquiesçaavecunbonsourire.–C’estcequejetedisais,mafille.Cettejeunepersonneestd’unecandidesimplicité!–J’oublietousmesdevoirs,sedésolalabellefemme.Jenemesuismêmepasprésentéeàvous!

Berenilde,latantedeThorn.Jel’aimecommeunfilsetjesuispersuadéequejevaisbienvitevousaimer commemapropre fille.Vouspouvezdoncvous adresser àmoi commeàunemère.Prenezplace,machèreenfant,etvousaussi,madameRoseline.CefutquandOphélies’assitdevantsonassiettedesoupequ’ellepritconsciencedelaprésencede

Thorn,attabléenfaced’elle.Ils’était tellementfondudanslapénombreambiantequ’ellenel’avaitpasremarqué.Ilétaitméconnaissable.Sacrinière,courteetpâle,nebatifolaitpluscommedelamauvaiseherbe.Ilavaitrasélabarbequi

lui mangeait les joues, de telle façon qu’il n’en restait qu’un bouc taillé en forme d’ancre. Lagrossièrepelissedevoyageavaitcédélaplaceàunétroitvestonbleunuitàhautcol,d’oùs’évadaientlesmanchesamplesd’unechemiseimpeccablementblanche.Ceshabitsraidissaientplusencoresongrandcorpsmaigre,maisainsiThornressemblaitplusàungentilhommequ’àunanimalsauvage.Lachaînedesamontreàgoussetetsesboutonsdemanchetteaccrochaientlalumièredeschandelles.Sa figure, longue et aiguisée, n’en était pas plus aimable pour autant. Il gardait les paupières

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résolument baissées sur sa soupe au potiron. Il semblait compter en silence le nombre d’allées etvenuesentresacuillèreetseslèvres.–Jenet’entendsguère,Thorn!observalabelleBerenilde,unecoupedevinà lamain.Moiqui

espéraisqu’unetouchedeféminitédanstonexistenceterendraitplusdisert.Quandil relevalesyeux,cenefutpassa tantequ’ildévisageadepleinfouet,maisOphélie.Une

lueur de défi brillait toujours dans le ciel plombé de ses prunelles. Ses deux cicatrices, l’une à latempe, l’autre au sourcil, juraient presque sur la nouvelle symétrie de son visage, bien rasé, bienpeigné.Lentement,ilsetournaversBerenilde.–J’aituéunhomme.Il avait jeté cela d’un ton nonchalant, comme une banalité, entre deux lampées de soupe. Les

lunettes d’Ophélie blêmirent. À côté d’elle, la tante Roseline s’étrangla, au bord de la syncope.Berenildereposasacoupedevind’ungestecalmesurlanappededentelle.–Où?Quand?Ophélie,elle,auraitdemandé:«Qui?Pourquoi?»– À l’aérogare, avant que je n’embarque pour Anima, répondit Thorn d’une voix posée. Un

disgracié qu’un individumalintentionném’a dépêché aux trousses. J’ai quelque peu précipitémonvoyageenconséquence.–Tuasbienfait.Ophéliesecrispasursachaise.Commentdonc,c’étaittout?«Tuesunassassin,parfait,passe-moi

lesel…»Berenilde perçut sa raideur.D’unmouvement plein de grâce, elle posa samain tatouée sur son

gant.–Vousdeveznous juger effrayants, susurra-t-elle. Je constate quemoncher neveu, fidèle à lui-

même,nes’estpasdonnélapeinedevousmettreauparfum.–Nousmettreauparfumdequoi?seformalisalatanteRoseline.Iln’ajamaisétéquestionquema

filleuleépouseuncriminel!Berenildetournaversellesesyeuxd’uneeaulimpide.–Celaapeuàvoiraveclecrime,madame.Nousdevonsnousdéfendrecontrenosrivaux.Jecrains

que beaucoup de nobles à la cour ne considèrent cette alliance entre nos deux familles d’un fortmauvaisœil.Cequirendlesunsplusfortsaffaiblitlapositiondesautres,luidit-elledoucementensouriant. Le plus infime changement dans l’équilibre des pouvoirs précipite les intrigues et lesmeurtresdecouloir.Ophélieétaitchoquée.C’étaitdonccela,lacour?Danssonignorance,elles’étaitimaginédesrois

etdesreinesquipassaientleursjournéesàphilosopheretàjouerauxcartes.LatanteRoseline,elleaussi,semblaittomberdesnues.– Par les ancêtres ! Vous voulez dire que ce sont là des pratiques courantes ? On s’assassine

tranquillementlesunslesautres,etpuisvoilà?–C’estunsoupçonpluscompliqué,réponditBerenildeavecpatience.Deshommesenqueue-de-pienoireetplastronblancentrèrentdiscrètementdanslasalleàmanger.

Sansmotdire, ils remportèrent lessoupières, servirentdupoissonetdisparurenten trois rondsdejambe.Personneàtablenejugeadigned’intérêtdelesprésenteràOphélie.Touscesgensquivivaienticin’étaientdoncpasdelafamille?C’étaitcela,desdomestiques?Descourantsd’airsansidentité?–Voyez-vous,poursuivitBerenildeenappuyantlementonsursesdoigtsentrelacés,notremodede

vieestquelquepeudifférentduvôtresurAnima.IlyalesfamillesquiontlesfaveursdenotreespritFarouk,cellesquinelesontplusetcellesquinelesontjamaiseues.–Lesfamilles?relevaOphéliedansunmurmure.

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–Oui,mon enfant. Notre arbre généalogique est plus tortueux que le vôtre. Dès la création del’arche,ils’estscindéenplusieursbranchesbiendistincteslesunesdesautres,desbranchesquinesemélangentpasentreellessansréticence…ousanss’entre-tuer.–Toutàfaitcharmant,commentalatanteRoselineavecdeuxcoupsdeserviettesursabouche.Ophéliedécortiquasonsaumonavecappréhension.Elleétaitincapabledemangerdupoissonsans

secoincerunearêtedans lagorge.Elle regardaThornà ladérobée,malà l’aisede le sentir justedevant elle, mais il accordait plus d’attention à son assiette qu’à toutes les convives réunies. Ilmastiquait son poisson d’un air maussade, comme si avaler de la nourriture lui répugnait. Pasétonnantqu’ilfûtsimaigre…Sesjambesétaienttellementlonguesque,malgrélalargeurdelatable,Ophéliedevaitramenersesbottillonssoussachaisepouréviterdeluimarchersurlespieds.Elleremontaseslunettessursonnezetobserva,cettefois-cidiscrètement,lasilhouetteratatinéede

lagrand-mère,àcôtédelui,quimangeaitsonsaumond’unbonappétit.Qu’avait-elledit,déjà,enlesaccueillant?«Voicidonclesangnouveauquivientausecoursdes

Dragons.»–LesDragons,soufflasoudainOphélie,c’estlenomdevotrefamille?BerenildehaussasessourcilsbienépilésetconsultaThornavecuneexpressionétonnée.–Tuneleurasrienexpliqué?Àquoidoncas-tuemployétontempsdurantlevoyage?Elle secoua ses jolies bouclettes blondes, mi-agacée, mi-amusée, puis elle lança à Ophélie une

œilladepétillante.– Oui, ma chère enfant, c’est le nom de notre famille. Trois clans, dont le nôtre, gravitent

actuellementàlacour.Vousl’avezcompris,nousnenousapprécionspasbeaucoupmutuellement.LeclandesDragonsestpuissantetredouté,maispetitparlenombre.Vousenferezviteletour,mapetite!Unfrissondévalaledosd’Ophélie,depuislanuquejusqu’aubasdesreins.Elleavaitsoudainun

mauvaispressentimentquant au rôlequ’elle serait amenée à jouer au seinde ce clan.Apporter dusangnouveau?Unemèrepondeuse,voilàcequ’ilsenvisageaientdefaired’elle.ElleconsidéraThornbienenface,safiguresècheetdésagréable,songrandcorpsanguleux,son

regard dédaigneux qui fuyait le sien, ses manières cassantes. À la seule pensée de fréquenter cethomme de près,Ophélie laissa échapper sa fourchette sur le tapis. Elle voulut se pencher pour larécupérer,maisunvieillardenqueue-de-piesurgitaussitôtdel’ombrepourluiendonneruneautre.– Pardonnez-moi, madame, intervint une fois encore la tante Roseline. Êtes-vous en train

d’insinuerquelemariagedemaniècepourraitmettresavieendanger,àcausedelalubieimbéciledejenesaisquelcourtisan?Berenildedisséquasonpoissonsanssedépartirdesaplacidité.–Mapauvreamie,j’aipeurquelatentatived’intimidationdontThornaétél’objetnesoitquele

maillond’unelonguechaîne.Ophélietoussadanssaserviette.Çan’avaitpasmanqué,elleavaitfailliavalerunearête.–Ridicule!s’exclamaRoselineenluidécochantunregardsignificatif.Cettegamineneferaitpas

demalàunemouche;quepourrait-onredouterd’elle?Thornlevalesyeuxauplafond,excédé.Ophélie,elle,collectionnaitlesarêtessurleborddeson

assiette.Soussesdehorsdistraits,elleécoutait,observait,réfléchissait.–Madame Roseline, dit Berenilde d’une voix soyeuse, vous devez comprendre qu’une alliance

conclue avecune arche étrangère est vécue commeuneprisedepouvoir à laCitacielle.Commentvousexpliquercela sans tropvouschoquer?murmura-t-elleenplissant sesgrandsyeux limpides.Lesfemmesdevotrefamillesontréputéespourleurbellefécondité.–Notrefécondité…,répétalatanteRoseline,priseaudépourvu.Ophélie remonta encore ses lunettes, qui tombaient sur sonnezdèsqu’ellepenchait la têtepour

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manger.Voilà,c’étaitdit.Elleétudial’expressiondeThornenfaced’elle.Mêmes’ilévitaitsoigneusementsonregard,elle

lut sur sonvisage lemêmedégoûtque le sien, cequinemanquapasde la rassurer.Ellevida sonverred’eau,lentement,poursedénouerlagorge.Devait-elleannoncermaintenant,aubeaumilieudecerepasdefamille,qu’ellen’avaitaucuneintentiondepartagerlelitdecethomme?Ceneseraitsansdoutepasdumeilleureffet.Etpuis,ilyavaitautrechose…Ophélienesavaitpasquoiprécisément,maislescilsdeBerenilde

avaientfrémi,commesielles’étaitobligéeàlesregarderdanslesyeuxenleurexposantsesraisons.Unehésitation?Unnon-dit?C’étaitdifficileàdéterminer,maisOphélien’endémordaitpas : ilyavaitautrechose.–Enattendant,nousignorionstoutdevotresituation,finitparbredouillerlatanteRoselined’une

voix plus embarrassée. Madame Berenilde, je dois en référer à la famille. Cette donne pourraitremettreenquestionlesfiançailles.LesouriredeBerenildes’adoucit.–Vous l’ignoriezpeut-être,madameRoseline,mais tellen’estpas l’idéedevosDoyennes.Elles

ont accepté notre offre en parfaite connaissance de cause. Je suis navrée si elles ne vous ont pasinstruitesdetoutcela,maisnousavonsétéobligésd’agirdanslaplusgrandediscrétion,pourassurervotreprotection.Moins il y auradegensaucourantde cemariageetmieuxnousnousporterons.Vousêteslibre,celavasansdire,d’écrireàvotrefamillesivousdoutezdemaparole.Thornprendravotrelettreencharge.Lamarraineétaitdevenue trèsblanche sous sonchignonserré.Elle tenait sescouverts avecune

telle force que ses doigts en tremblaient.Quand elle planta sa fourchette dans son assiette, elle neparutpass’apercevoirqu’unflanaucaramelyavaitremplacélesaumon.–Jerefusequ’onassassinemanièceàcausedevospetitesaffaires!Soncriavaitgrimpédanslesaigus,àlalimitedel’hystérie.Ophélieenfutsiremuéequ’elleoublia

sa propre nervosité. À cet instant précis, elle réalisa à quel point elle se serait sentie seule etabandonnéesanscettevieilletantebougonneauprèsd’elle.Elleluimentitdesonmieux:–Nevousrongezpaslessangs.SilesDoyennesontdonnéleuraval,c’estqu’ellesestimentquele

périlnedoitpasêtresigrandpourmoi.–Unhommeestmort,nigaude!Ophélieétaitàcourtd’arguments.Ellen’aimaitguèrelediscoursqu’onleurservait,ellenonplus,

maisperdresonsang-froidnechangeraitrienàsasituation.ElleenfonçasonregarddanslesyeuxdeThorn,quiserésumaitàdeuxfentesétroites,lepressantmuettementderompresonsilence.–Jecomptebeaucoupd’ennemisàlacour,dit-ild’untonâpre.Votreniècen’estpaslenombrildu

monde.Berenildeleconsidéraunmoment,unpeuétonnéedesonintervention.– Il est vrai que ta position est déjàdélicate à l’origine, indépendammentde toute considération

nuptiale,acquiesça-t-elle.–Évidemment!Sicegrandahuriétrangletoutcequibouge,jeconçoisaisémentquelesamitiés

n’affluentpasàsaporte,ajoutaRoseline.–Quireprendraducaramel?sehâtadeproposerlagrand-mèreens’emparantdelasaucière.Personnene lui répondit.Sous la lumièrevacillantedes chandelles, un éclair avait filé entre les

paupièresdeBerenildeet lesmâchoiresdeThorns’étaientcontractées.Ophélie semordit la lèvre.Elle comprit que, si sa tante ne refrénait pas bien vite sa langue, on se chargerait de la faire taired’unefaçonoud’uneautre.

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–Veuillezpardonnercedébordement,monsieur,murmura-t-ellealorsens’inclinantdevantThorn.Lafatigueduvoyagenousmetunpeuàfleurdepeau.LatanteRoselineallaitprotester,maisOphélieluicomprimalepiedsouslatabletoutengardant

sonattentionrivéesurThorn.– Vous vous excusez, marraine, et moi aussi. Je me rends compte maintenant que toutes les

précautionsquevousavezprisestantôt,monsieur,nevisaientqu’ànotresécurité,etjevousensuisreconnaissante.Thorn ladévisagead’unaircirconspect,arquantdusourcil, sacuillèreensuspens. Ilprenait les

remerciementsd’Ophéliepourcequ’ilsétaient,unesimplepolitessedefaçade.ElleposasaservietteetinvitaRoseline,suffoquée,àseleverdetable.–Jecroisquenousavonsbesoindenousreposer,matanteetmoi.Dufonddesonfauteuil,BerenildeadressaàOphélieunsourireappréciateur.–Lanuitporteconseil,philosopha-t-elle.

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Lachambre

Ophélie scrutait l’obscurité, échevelée, les paupières collées de sommeil. Quelque chose l’avaitréveillée,maisellenesavaitpasquoi.Redresséesursonlit,ellecontemplalescontoursflousdelapièce.Par-delàlesrideauxenbrocartdubaldaquin,elledistinguaitàpeinelafenêtreàcroisillons.Lanuitpâlissaitsurlescarreauxembués;ceseraitbientôtl’aube.Ophélieavaiteudumalàs’endormir.Elleavaitpartagétoutesaviesachambreavecsonfrèreet

sessœurs,çaluifaisaitétrangedepasserlanuitseuledansunedemeurequ’elleneconnaissaitpas.Laconversationdusoupern’avaitpasaidénonplus.Elle prêta attentivement l’oreille au silence que rythmait la pendule de cheminée. Qu’est-ce qui

avaitbienpularéveiller?Depetitscoupsrésonnèrentsoudainàlaporte.Ellen’avaitdoncpasrêvé.Dèsqu’ellerepoussasonédredon,Ophélieeutlesoufflecoupéparlefroid.Ellecoulaunlainage

sursachemisedenuit,trébuchacontreunrepose-piedsurletapisettournaleboutondelaporte.Unevoixabrupteluitombaaussitôtdessus.–Cen’estpasfautedevousavoirmiseengarde.Un immense manteau noir, lugubre comme la mort, se détachait à peine sur la pénombre du

couloir.Sans lunettes,OphéliedevinaitplusThornqu’ellene levoyait. Ilavaitvraimentune façonbienàluid’engagerlaconversation…Ellefrissonna,encoresomnolente,danslecourantd’airglacialdelaporte,letempsderassembler

sesesprits.–Jenepeuxplusreculer,finit-elleparmurmurer.–Ilesttroptard,eneffet.Nousallonsdésormaisdevoircomposerl’unavecl’autre.Ophéliesefrottalesyeuxcommesicelapouvaitl’aideràdissiperlevoiledesamyopie,maiselle

continuaitdenevoirdeThornqu’ungrandmanteaunoir.Cela importait peu.Son intonationavaitlaissé assez clairement entendre à quel point cette perspective ne l’enchantait pas, ce qui comblaitd’aiseOphélie.Ellecrutdiscernerl’ombred’unevalisependueàsonbras.–Nousrepartonsdéjà?–Jerepars,rectifialemanteau.Vous,vousrestezchezmatante.Monabsencen’aquetropduré,je

doisreprendremesactivités.Ophélies’aperçutsoudainqu’elle ignorait toujours lasituationdesonfiancé.Àforcede levoir

commeunchasseur,elleavaitoubliédeluiposerlaquestion.–Etenquoivosactivitésconsistent-elles?–Jetravailleàl’intendance,s’impatienta-t-il.Maisjenesuispasvenuvousvoirpouréchangerdes

banalités,jesuispressé.Ophélie ouvrit les paupières à demi. Elle n’arrivait tout simplement pas à imaginer Thorn en

bureaucrate.–Jevousécoute.Thorn repoussa la porte versOphélie avec une telle brusquerie qu’il lui écrasa les orteils. Il fit

tournerleverroutroisfoisàvidepourluienmontrerlefonctionnement.Illaprenaitvraimentpourunedemeurée.–Àcompterd’aujourd’hui,vousvousenfermezàdoubletourchaquenuit;est-cebienclair?Vous

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n’avalezriend’autrequecequivousestserviàtableet,degrâce,veillezàcequevotreintarissablechaperonmodèresespropos.Iln’estpastrèsintelligentd’offenserdameBerenildesoussonpropretoit.Bienquecenefûtpasdebongoût,Ophélieneputréprimerunbâillement.–Est-ceunconseilouunemenace?Legrandmanteaunoirobservaunsilence,lourdcommeduplomb.–Matanteestvotremeilleurealliée,dit-ilenfin.Nequittezjamaissaprotection,nevouspromenez

nullepartsanssapermission,nevousfiezàpersonned’autre.–«Personned’autre»,voilàquivousinclut,non?Thornreniflaetluirefermalaporteaunez.Iln’avaitdécidémentpaslesensdelaplaisanterie.Ophéliepartitàlarecherchedeseslunettes,quelquepartentrelesoreillers,puisellesepostaàla

fenêtre.Ellefrottadesamancheuncarreaupourledésembuer.Au-dehors,l’aubepeignaitlecielenmauve et déposait ses premières touchesde rose sur les nuages.Lesmajestueux arbres d’automnebaignaientdanslabrume.Ilétaitencoretroptôtpourquelesfeuillagessefussentdéjàdépouillésdeleurgrisaille,maisd’icipeu,lorsquelesoleilenvahiraitl’horizon,ceseraitunincendiederougeetd’orsurtoutleparc.PlusOphéliecontemplaitcepaysageféerique,plussaconvictionétaitrenforcée.Cedécorétaitun

trompe-l’œil ; une reproduction de la nature parfaitement réussie, mais une reproduction tout demême.Ellebaissalesyeux.Entredeuxparterresdeviolettes,Thorn,danssongrandmanteau,s’éloignait

déjàdansl’allée,lavaliseàlamain.Cegaillardétaitparvenuàluicouperl’enviededormir.Ophélie claquades dents, puis reporta son attention sur les cendresmortes de la cheminée.Elle

avaitl’impressiondesetrouverdansuncaveau.Elleôtasesgantsdenuit,quil’empêchaientdelireàtortetàtraversdanssonsommeil,puispenchaunbrocsurlabellecuvetteenfaïencedelacoiffeuse.«Etmaintenant?»sedemanda-t-elleenaspergeantses jouesd’eaufroide.Ellenesesentaitpas

d’humeur à rester en place. Les avertissements deThorn l’avaient bien plus intriguée qu’effrayée.Voilàunhommequisedonnaitbeaucoupdemalpourprotégerunefemmequ’iln’appréciaitpas...Etpuis ilyavait cepetitquelquechose,ce flottement indéfinissablequeBerenildeavait trahiau

souper.Cen’étaitpeut-êtrequ’undétail,maisçalaturlupinait.Ophéliecontemplasonnezrougietsescilsperlésd’eaudanslaglacedelacoiffeuse.Allait-onla

placer sous surveillance ? « Les miroirs, décida-t-elle soudain. Si je veux rester libre de mesmouvements,jedoisrépertoriertouslesmiroirsdesenvirons.»Elletrouvaunpeignoirdeveloursdanslapenderie,maispasdechaussonsàsemettreauxpieds.

Elle grimaça en se glissant dans ses bottines, durcies par l’humidité du voyage. Ophélie sortit entapinois. Elle longea le corridor principal de l’étage. Les deux invitées occupaient les chambresd’honneur, de part et d’autre des appartements privés de Berenilde, et il y avait en outre sixchambrettes inoccupées, qu’Ophélie visita tour à tour. Elle repéra une lingerie et deux cabinets detoilette, puis descendit l’escalier. Au rez-de-chaussée, des hommes en redingote et des femmes entabliers’activaientdéjà,malgré l’heurematinale. Ilsastiquaient lesrampes,époussetaient lesvases,allumaientlesfeuxdanslescheminéesetrépandaientdanslademeureunparfumcomposédecire,deboisetdecafé.IlssaluèrentaffablementOphéliequandellefitletourdespetitssalons,delasalleàmanger,dela

salledebillardetdelasalledemusique,maisleurpolitessedevintembarrasséequandelles’invitaaussidanslacuisine,lelavoiretl’office.Ophélieveillaitàsereflétersurchaqueglace,chaquepsyché,chaquemédaillon.Passerlesmiroirs

n’étaitpasuneexpériencetrèsdifférentedelalecture,quoiqu’enpensâtlegrand-oncle,maisc’étaitcertainementplusénigmatique.Unmiroirgardeensouvenirl’imagequis’imprimeàsasurface.Par

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un processusmal connu, certains liseurs pouvaient ainsi créer un passage entre deuxmiroirs surlesquelsilss’étaientdéjàreflétés,maiscelanemarchaitnisurlesvitres,nisurlessurfacesdépolies,nisurlesgrandesdistances.Sansycroirevraiment,Ophélie tentade traverseruneglacedecorridorpour se rendredans sa

chambred’enfance,surAnima.Aulieudeprendreuneconsistanceliquide,lemiroirdemeurasolidesoussesdoigts,aussiduretfroidqu’unmiroirtoutcequ’ilyadeplusnormal.Ladestinationétaitbeaucouptroplointaine;Ophélielesavait,maisellesesentitdéçuequandmême.Enremontantl’escalierdeservice,Ophélieéchouasuruneailedumanoirlaisséeàl’abandon.Les

meublesdescouloirsetdesantichambresavaientétédrapésdeblanc,telsdesfantômesendormis.Lapoussièrelafitéternuer.Cetendroitétait-ilréservéauxautresmembresduclanquandilsrendaientvisiteàBerenilde?Ophélieouvrituneporteàdoublebattant,aufondd’unegalerie.L’atmosphèremoisiedelalongue

sallenelapréparapasàcequil’attendaitdel’autrecôté.Tenturesdedamasbroché,grandlitsculpté,plafonddécorédefresques, jamaisOphélien’avaitvuunechambreaussisomptueuse. Il régnait iciune tiédeur douillette absolument incompréhensible : aucun feu ne brûlait dans la cheminée et lagalerievoisineétaitglaciale.Sasurpriseallagrandissantquandellerepéradeschevauxàbasculeetunearméedesoldatsdeplombsurletapis.Unechambred’enfant.La curiosité poussa Ophélie vers les photographies encadrées aux murs. Un couple et un bébé

couleursépiarevenaientsurchacuned’elles.–Vousêtesmatinale.OphéliesetournaversBerenildequiluisouriaitdansl’entrebâillementdesdeuxportes.Elleétait

déjàhabilléedefrais,dansunerobelâchedesatin,sacheveluregracieusementenrouléeau-dessusdesanuque.Elletenaitdanslesbrasdestamboursàbroder.–Jevouscherchais,machèrepetite.Oùdoncêtes-vousalléevousperdre?–Quisontcespersonnes,madame?desgensdevotrefamille?Les lèvres de Berenilde laissèrent entrevoir des dents de perle. Elle s’approcha d’Ophélie pour

regarderlesphotographiesavecelle.Maintenantqu’ellessetenaientdeboutcôteàcôte,ladifférencede tailleentreellesétaitnotable.Siellen’étaitpasaussigrandequesonneveu,BerenildedominaitOphélied’unetête.–Certainement non ! dit-elle en riant de bon cœur, avec son accent exquis. Ce sont les anciens

propriétairesdumanoir.Ilssontmortsdepuisdesannées.Ophélie jugeaitunpeuétrangequeBerenildeeûthéritéde leurdomaines’ilsn’étaientpasdesa

famille.Elleobservaencorelesportraitssévères.Uneombrecreusaitleursyeux,despaupièresauxsourcils.Dumaquillage?Lesphotographiesn’étaientpasasseznettespour luipermettred’enêtresûre.–Etlebébé?demanda-t-elle.LesouriredeBerenildesefitplusréservé,presquetriste.– Tant que cet enfant vivra, cette chambre vivra aussi. J’aurais beau la draper, la démeubler,

condamner ses fenêtres, elle resterait toujours fidèle à cette apparence que vous voyez. C’estcertainementmieuxainsi.Unnouveautrompe-l’œil?Ophélietrouval’idéesingulière,maispastantquecela.LesAnimistes

déteignaientbiensurleursmaisonsaprèstout.Ellevoulutdemanderquelétaitcepouvoirquigénéraitdetellesillusionsetcequ’étaitdevenulebébédesphotographies,maisBerenildelacoupadanssonélanenluiproposantdes’asseoiravecelledanslesfauteuils.Unelamperosedéposaitsureuxuneflaquedelumière.–Vousaimezbroder,Ophélie?

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–Jesuistropmaladroitepourcela,madame.Berenilde posa un tambour sur ses genoux, et sesmains délicates, ornées de tatouages, tirèrent

l’aiguilled’ungesteserein.Elleétaitaussilissequesonneveuétaitanguleux.–Hier, vous vous qualifiiez de « quelconque », aujourd’hui de «maladroite », chantonna-t-elle

d’untimbremélodieux.Etcefiletdevoixquiéclipsechacundevosmots!Jevaisfinirparcroirequevousnesouhaitezpasquejevousapprécie,machèreenfant.Oubienvousêtestropmodeste,oubienvousêtesfausse.Malgrésonconfortdouilletetsesélégantes tapisseries,Ophéliesesentaitmalà l’aisedanscette

pièce.Elleavaitl’impressiondeviolerunsanctuaireoùtouslesjouetsl’accusaientdesyeux,depuislessingesmécaniquesjusqu’auxmarionnettesdésarticulées.Iln’existaitriendeplussinistrequ’unechambred’enfantsansenfant.–Non,madame,jesuisréellementtrèsgauche.Unaccidentdemiroirquandj’avaistreizeans.L’aiguilledeBerenildes’immobilisaenl’air.–Unaccidentdemiroir?J’avouequejenecomprendspasbien.–Jesuisdemeuréecoincéedansdeuxendroitsenmêmetemps,plusieursheuresdurant,murmura

Ophélie.Moncorpsnem’obéitplusaussifidèlementdepuiscejour.J’aisubiunerééducation,maislemédecinavaitprévuqu’ilmeresteraitquelquesséquelles.Desdécalages.Unsourires’étirasurlebeauvisagedeBerenilde.–Vousêtesamusante!Vousmeplaisez.Avecsessouliersbourbeuxetsescheveuxdéfaits,Ophéliesesentaitl’âmed’unepetitepaysanneà

côté de cette éblouissante dame du monde. Dans un élan plein de tendresse, Berenilde laissa sontambouràbroderensuspenssursesgenouxetsaisitdanslessienneslesmainsgantéesd’Ophélie.– Je conçois que vous vous sentiez un peu nerveuse, ma chère petite. Tout cela est tellement

nouveaupourvous!N’hésitezpasàmeconfiervosinquiétudescommevousleferiezàvotremère.Ophélies’abstintdeluidirequesamèreétaitprobablementladernièrepersonneaumondeàqui

elle viendrait confier ses inquiétudes. Et plutôt que de s’épancher, c’étaient de réponses concrètesqu’elleavaitbesoin.Berenildeluilâchapresqueaussitôtlesmainsens’excusant.–Jesuisnavrée,j’oublieparfoisquevousêtesuneliseuse.Ophéliemituntempsàcomprendrecequilamettaitmalàl’aise.–Jenepeuxrienlireavecmesgants,madame.Etmêmesijelesôtais,vouspourriezmeprendrela

mainsanscrainte.Jenelispaslesêtresvivantsmaisjustelesobjets.–Jelesauraiàl’avenir.–Votreneveum’aapprisqu’iltravaillaitdansuneintendance.Quelestdoncsonemployeur?Les yeux deBerenilde s’agrandirent, aussi brillants et superbes que des pierres précieuses. Elle

libéraunrirecristallinquiemplittoutelachambre.–Ai-jeditunesottise,madame?s’étonnaOphélie.–Ohnon,c’estThornquiestàblâmer,badinaBerenildeenriantencore.Jelereconnaisbienlà,

économedesesmotscommedesesbonnesmanières!(Soulevantunvolantdesarobe,elles’essuyalecoindespaupièresetredevintplussérieuse.)Apprenezqu’ilnetravaillepas«dansuneintendance», comme vous dites. Il est le surintendant du seigneur Farouk, le principal administrateur desfinancesdelaCitacielleetdetouteslesprovincesduPôle.Commeleslunettesd’Ophéliebleuissaient,Berenildeacquiesçadoucement.–Oui,machère,votrefuturépouxestleplusgrandcomptableduroyaume.Ophéliemituntempsàdigérercetterévélation.Cedadaishirsuteetmalpolienhautfonctionnaire,

celadéfiait l’imagination.Pourquoi était-onallémarierune fille aussi simplettequ’elle àune tellepersonnalité?Àcroirequ’aufondcen’étaitpasOphéliequ’onpunissait,maisThorn.

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–Jemereprésentemalmaplaceauseindevotreclan,avoua-t-elle.Sionmetdecôtélesenfants,qu’attendez-vousdemoi?–Commentcela!s’exclamaBerenilde.Ophélieseréfugiaderrièresonmasqueimpassible,unpeuniais,maiselles’étonnaintérieurement

decetteréaction.Saquestionn’étaitpassiincongrue,n’est-cepas?– Je tenais un musée sur Anima, s’expliqua-t-elle à mi-voix. Espère-t-on que je reprenne mes

fonctionsici,ouquelquechosed’approchant?Jenesouhaitepasvivreàvoscrochetssansdonnerdemapersonne.Ce qu’Ophélie essayait surtout de négocier, c’était son autonomie. Berenilde plongea son beau

regardlimpidesurleslivresd’imagesd’unebibliothèque,songeuse.–Unmusée?Oui, j’imaginequecepourraitêtreuneoccupationdistrayante.Laviedesfemmes

prêteparfoisàl’ennuiici-haut,onnenousconfiepasdegrandesresponsabilitéscommechezvous.Nousen reparleronsune foisquevotreplaceà lacourserasuffisammentassise. Ilvavous falloirêtrepatiente,madouceenfant…S’il y avait une chose qui n’inspirait pas de l’impatience àOphélie, c’était bien d’intégrer cette

noblesse. Elle n’en connaissait vraiment que ce que le journal de son aïeule lui avait appris,nouspassonsnosjournéesàjouerauxcartesetànouspromenerdanslesjardins,etçaneluifaisaitpasenvie.–Etcomment l’asseoir,cetteplaceà lacour?s’inquiéta-t-elleunpeu.Devrai-jeparticiperàdes

mondanitésetrendrehommageàvotreespritdefamille?Berenilde reprit sabroderie.Uneombreavait filédans l’eauclairedesonregard.L’aiguillequi

perçaitlatoiletenduesurletambourfutmoinsdansante.PouruneraisonquiéchappaitàOphélie,ellel’avaitblessée.–VousneverrezpasleseigneurFaroukautrementquedeloin,mapetite.Quantauxmondanités,

oui, mais ce ne sera pas pour aujourd’hui. Nous attendrons votre mariage à la fin de l’été. VosDoyennesontdemandéquesoitscrupuleusementobservéel’annéetraditionnelledesfiançailles,afindepermettredevousconnaîtremieux.Etpuis,ajoutaBerenildeavecunlégerfroncementdesourcils,çanousaccorderadutempspourvousprépareràlacour.Incommodéepar le trop-pleindecoussins,Ophélie ramenasoncorpsvers leborddufauteuilet

contemplaleboutcrottédessouliersquipointaientsoussachemisedenuit.Sesdoutesseconfirmaient,Berenildeneluilivraitpaslefonddesapensée.Ellerelevalatêteet

laissavaguersonattentionàtraverslafenêtre.Lespremièreslueursdujourtrouaientdeflèchesd’orlabrumeetélançaientdesombresaupieddesarbres.–Ceparc,cettechambre…,chuchotaOphélie.Ceseraientdoncdeseffetsd’optique?Berenildetiraitl’aiguille,aussipaisiblequ’unlacdemontagne.–Oui,ma chère fille,mais ils ne sont pas demon fait. LesDragons ne savent pas tricoter des

illusions,c’estplutôtlàunespécialitédenotreclanrival.UnclanrivaldontBerenildeavaittoutdemêmehéritéundomaine,relevaOphélieensilence.Peut-

êtren’était-ellepasensimauvaistermesaveceux.–Etvotrepouvoir,madame,quelest-il?– Quelle question indiscrète ! s’offusqua gentiment Berenilde sans détacher les yeux de son

tambouràbroder.Demande-t-onsonâgeàunedame?Ilmesemblequec’estplutôtlerôledevotreaccordédevousenseignertoutcela…CommeOphélieaffichaituneminedéconcertée,ellepoussaunpetitsoupirattendrietdit:– Thorn est vraiment incorrigible ! Je devine qu’il vous laisse baigner dans le brouillard sans

jamaissesoucierdesatisfairevotrecuriosité.–Nousne sommesni l’unni l’autre trèsbavards,observaOphélie enchoisissant sesmots avec

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soin.Jecrainstoutefois,saufvotrerespect,quevotreneveunemeporteguèredanssoncœur.Berenildes’emparad’unétuiàcigarettesdansunepochedesarobe.Quelques instantsplus tard,

ellesoufflaitunelanguedefuméebleueentreseslèvresentrouvertes.–LecœurdeThorn…,susurra-t-elleenroulantfort les«r».Unmythe?Uneîledéserte?Une

bouledechairdesséchée?Sicelapeutvousconsoler,machèreenfant,jenel’aijamaisvuéprisdequiquecesoit.Ophélieseremémoraavecquelleéloquenceinhabituelleilluiavaitparlédesatante.–Ilvoustientengrandeestime.–Oui,sedéridaBerenildeentapotantsonporte-cigarettessurlebordd’unebonbonnière.Jel’aime

comme unemère et je crois qu’il nourrit à mon endroit une affection sincère, ce qui me touched’autantplusquecen’estpasuneinclinationnaturellechezlui.Jemesuislongtempsdésespéréedeneluiconnaîtreaucunefemmeetjesaisqu’ilm’enveutdeluiavoirunpeuforcélamain.Voslunetteschangentsouventdecouleur,s’amusa-t-ellesoudain,c’estdistrayant!–Lesoleilselève,madame,ellessemodulentàlaluminosité.OphélieobservaBerenildeà travers levilaingrisqui s’étaitposésur sesverresetdécidade lui

fourniruneréponseplushonnête:–Ainsi qu’àmon humeur. La vérité est que jeme demandais si Thorn n’aurait pas espéré une

femmequivousressembleplus.J’aipeurd’êtreauxantipodesdecedésir.–Vousavezpeurouvousenêtessoulagée?Salonguecigarettepincéeentredeuxdoigts,Berenildeétudiaitl’expressiondesoninvitéecomme

sielles’adonnaitàunjeuparticulièrementdivertissant.– Ne vous crispez pas, Ophélie, je ne vous tends aucun piège. Vous imaginez-vous que je suis

étrangèreàvosémotions?Onvousliedeforceàunhommequevousneconnaissezpasetquiserévèleaussichaleureuxqu’uniceberg!(Elleécrasasonmégotaufonddelabonbonnièreensecouantsesbouclettes,dansunevalseblonde.)Maisjenesuispasd’accordavecvous,monenfant.Thornestunhommededevoiret jecroisqu’ils’était toutsimplement forgéà l’idéedene jamaissemarier.Vousêtesentraindelebousculerdanssespetiteshabitudes,voilàtout.– Et pourquoi ne le désirait-il pas ? Honorer la famille, en fondant la sienne, n’est-ce pas

normalementceàquoichacunaspire?Ophélie remonta dudoigt ses lunettes sur sonnez, en ricanant intérieurement.Et c’était elle qui

disaitcela…–Ilnelepouvaitpas, lacontreditdoucementBerenilde.Pourquoidoncsuis-jealléeluichercher

uneépousesiloin,sansvouloirvousoffenser?–Doit-onvousservirquelquechose,madame?C’étaitunvieuxmonsieurquivenaitdelesinterrompreduseuildelachambre,toutétonnédeles

trouverdanscettepartiedumanoir.Berenildejetanégligemmentsontambouràbrodersurlecoussind’unfauteuil.–Duthéetdesbiscuitsà l’orange!Faites-les-nousserviraupetitsalon,nousnerestonspas ici.

Que disions-nous, ma chère enfant ? demanda-t-elle en tournant vers Ophélie ses grands yeuxturquoise.–QueThornnepouvaitpas semarier. Jevousavoueque jenecomprendspasbiencequipeut

empêcherunhommedeprendreépousesitelestsonsouhait.Unrayondesoleils’invitadanslachambreetposasurlecoudélicatdeBerenildeunbaiserenor.

Lesfrisottisquiroulaientsursanuques’illuminèrent.–Parcequec’estunbâtard.Ophéliecillaplusieursfois,éblouieparlalumièreentraind’éclorederrièrelescarreaux.Thorn

étaitnéd’unadultère?

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–Feusonpère,monfrère,aeulafaiblessedefréquenter lafemmed’unautreclan, luiexpliquaBerenilde,etlamalchanceavouluquelafamilledecettegarcesoit,depuis,tombéeendisgrâce.L’ovaleparfaitdesonvisages’étaitdéforméaumot«garce».«C’estplusquedumépris,constata

Ophélie,c’estdelahainepure.»Berenildelui tenditsabellemaintatouéepourqu’elle l’aidâtàselever.–Ils’enestfallud’uncheveuqueThornsoitrenvoyédelacourenmêmetempsquesacatinde

mère,reprit-elled’unevoixrecomposée.Montrèscherfrèreayanteularicheidéededécéderavantde l’avoir officiellement reconnu, j’ai dû user de toute mon influence pour sauver son fils de ladéchéance.J’ysuisassezbienparvenue,commevouspouvezenjuger.Berenilde referma la porte à double battant dans un claquement sonore. Son sourire pincé

s’adoucit.D’amer,sonregardsefitsucré.–Vousnecessezd’examinerlestatouagesquemamèreetmoiportonsauxmains.Apprenez,ma

petite Ophélie, qu’ils sont la marque des Dragons. C’est une reconnaissance à laquelle Thorn nepourrajamaisprétendre.Iln’estpasunefemelledenotreclanquiaccepted’épouserunbâtarddontleparentaétédéchu.Ophélieméditacesparoles.SurAnima,onpouvaitbannirunmembrequiauraitgravementporté

atteinteàl’honneurdelafamille,maisdelààcondamnertoutunclan...Thornavaitraison,lesmœursd’icin’étaientpastendres.L’échocuivréd’unehorlogecomtoisesonnadans le lointain.Plongéedanssesproprespensées,

Berenildeparutsoudainreveniràlaréalité.–LapartiedecroquetchezlacomtesseIngrid!J’allaiscomplètementl’oublier.EllepenchasurOphéliesonlongcorps,soupleetvelouté,pourluicaresserlajoue.– Jenevous invitepas àvous joindre ànous,vousdevezêtre encore fatiguéedevotrevoyage.

Prenezdonclethéausalon,reposez-vousdansvotrechambreetusezdemavaletailleàvotregré!Ophélie regardaBerenilde s’éloigner dansun froufroude robe, le longde la galerie auxdraps

fantômes.Ellesedemandacequepouvaitbienêtreunevaletaille.

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L’escapade

Maman,papa.Laplumed’oierestalongtempssuspenduesurlepapieraprèsavoirgriffonnécesdeuxpetitsmots.

Ophélienesavaittoutsimplementpasquoiajouter.Ellen’avaitjamaiseul’art,niàl’oralniàl’écrit,d’exprimercequilatouchaitdeprès,dedéfinirprécisémentcequ’elleressentait.Ophélieplongeasonregarddanslesflammesdelacheminée.Elles’étaitassisesurlafourruredu

petit salon avec pour écritoire un repose-pied en tapisserie. Près d’elle, son écharpe s’était rouléeparesseusementsurlesol,commeunserpenttricolore.Ophélierevintàsalettreetretiralecheveuquiétaittombésurlafeuille.Illuisemblaitquec’était

encoreplusdifficileavecsesparents.Samèreavaitunepersonnalitéenvahissantequinelaissaitdeplaceàriend’autrequ’elle-même;elleparlait,elleexigeait,ellegesticulait,ellen’écoutaitpas.Quantàsonpère,iln’étaitquel’échofaiblarddesafemme,toujoursàl’approuverduboutdeslèvressansleverlenezdesessouliers.Ce que la mère d’Ophélie voudrait lire dans cette lettre, c’était l’expression d’une profonde

gratitudeet lespremierspotinsde courqu’ellepourrait répéter ensuite à l’envi.Ophélien’écriraitpourtantnil’unnil’autre.Ellen’allaittoutdemêmepasremerciersafamilledel’avoirexpédiéeàl’autre bout dumonde, sur une arche aussi sulfureuse... Quant aux potins, elle n’en avait aucun àraconteretc’étaitvraimentlecadetdesessoucis.Elleattaquadoncsoncourrierpar lesquestionsd’usage.Commentallez-vous, tous?Avez-vous

trouvéquelqu’unpourmeremplaceraumusée?Legrand-onclesort-ilunpeudesesarchives?Mespetitessœurstravaillent-ellesbienàl’école?AvecquiHectorpartage-t-illachambre,maintenant?Enécrivantcettedernièrephrase,Ophéliesesentitsoudaintoutedrôle.Elleadoraitsonfrère,etla

penséequ’ilgrandiraitloind’elle,qu’elleluideviendraitétrangère,luiglaçalesang.Elledécidaquec’étaitassezpourlesquestions.Ellehumectasaplumedansl’encrieretprituneinspiration.Devait-elleleurparlerunpeudeson

fiancé et de ses rapports avec lui ? Elle n’avait pas la plus petite idée de la personne qu’il étaitréellement:unoursmalléché?unimportantfonctionnaire?unvilmeurtrier?unhommededevoir? un bâtard déshonoré dès la naissance ?C’étaient trop de facettes pour un seul homme et elle nesavaitàlaquelle,endéfinitive,elleseraitbientôtmariée.Noussommesarrivéeshier,levoyages’estbiendéroulé,écrivit-ellelentementàlaplace.Encela,

ellenementaitpas,maiselletaisaitl’essentiel:l’avertissementdeThornsurledirigeable;leurmiseausecretdanslemanoirdeBerenilde;lespetitesguerresdeclans.Etpuis,ilyavaitlaporteaufondduparc,parlaquelleilsétaientarrivéslaveille.Ophélieyétait

retournéeetl’avaittrouvéeverrouillée.Quandelleavaitdemandélaclefàundomestique,onluiavaitréponduqu’ilsn’avaientpas ledroit de la luidonner.Endépitdes courbettesdes serviteurs etdesmanièresdélicieusesdedameBerenilde, elle se sentait prisonnière…et ellen’était pas certainedepouvoirl’écrire.–Voilà!s’écrialatanteRoseline.Ophélie se retourna.Assise àunpetit secrétaire, trèsdroite sur sa chaise, lamarraine reposa sa

plumesursonsupportenbronzeetplialestroisfeuillesqu’ellevenaitdenoircird’encre.–Vousavezdéjàfini?s’étonnaOphélie.

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–Ohqueoui, j’ai eu toute la nuit et toute la journéepour réfléchir à ceque j’allais écrire.LesDoyennesvontentendreparlerdecequisetrameici,tupeuxmefaireconfiance.Àforcedelaissersaplumeensuspenssursa lettre,Ophéliedéposaunetached’encreétoiléeau

beaumilieud’unephrase.Elleappliquaunbuvarddessusetse leva.Ellecontemplapensivement ladélicatehorlogedecheminéequibattaitlessecondesavecuntic-taccristallin.Bientôtneufheuresdusoir,ettoujoursaucunenouvellenideThornnideBerenilde.Parlafenêtre,toutebrunedenuit,onnevoyaitplusrienduparc;lalumièredeslampesetdelacheminéeyréfléchissaitlepetitsaloncommedansunmiroir.–JecrainsquevotrelettrenequittejamaislePôle,murmura-t-elle.–Pourquoidis-tuunechosepareille?sescandalisaRoseline.Ophélie posa un doigt sur sa bouche pour l’inciter à parler moins fort. Elle s’approcha du

secrétaireetretournaentresesmainsl’enveloppedesatante.–VousavezentendudameBerenilde,chuchota-t-elle.C’estàM.Thornqu’ilnousfaudraremettre

noslettres.Jen’aipaslanaïvetédecroirequ’illeferasansveilleràcequelecontenunecontrariepasleursprojets.LatanteRoselineselevabrusquementdesachaiseetbaissasurOphélieunregardaigu,untantinet

étonné.Lalumièredelalamperendaitsonteintplusjaunequ’ilnel’étaitdéjàaunaturel.–Noussommesdoncabsolumentseules,c’estcelaquetuesentraindemedire?Ophélie hocha la tête.Oui, c’était son intime conviction. Personne ne viendrait les chercher, les

Doyennesnereviendraientpassurleurdécision.Illeurfallaittirerleursépinglesdujeu,sicomplexefût-il.–Etcelanet’effraiepas?demandaencorelatanteRoselineavecdesyeuxmi-clos,pareilsàceux

d’unvieuxchat.Ophéliesouffladelabuéesurseslunettesetlesbriquacontresamanche.–Unpeu,avoua-t-elle.Enparticuliercequ’onnenousditpas.La tanteRoseline serra les lèvres ;mêmeainsi, sesdents chevalinesdébordaient.Elle considéra

sonenveloppeuninstant,ladéchiraendeuxetserassitàsonsecrétaire.–Trèsbien,soupira-t-elleenreprenant laplume.Jevaisessayerd’êtreplussubtile,mêmesices

finasseriesnesontpasmonfort.QuandOphélierepritplaceàsontourdevantsonrepose-pied,latanteajoutad’untonsec:–J’aitoujourscruquetuétaiscommetonpère,sanspersonnaliténivolonté.Jemerendscompte

quejeteconnaissaisbienmal,mafille.Ophéliecontemplalonguementlatached’encresursalettre.Ellen’auraitsudirepourquoi,mais

cesparolesl’avaientréchaufféed’uncoup.JesuisheureusequetanteRoselinesoitlà,écrivit-elleàsesparents.–Lanuitesttombée,commentasamarraineavecunregarddésapprobateurpourlafenêtre.Etnos

hôtes qui ne sont pas encore rentrés ! J’espère qu’ils ne vont pas nous oublier complètement. Lagrand-mèreestcharmante,maiselleesttoutdemêmeunpeugâteuse.–Ilssontsoumisaurythmedelacour,ditOphélieavecunhaussementd’épaules.Ellen’osapasfaireallusionàlapartiedecroquetoùs’étaitrendueBerenilde.Satanteauraittrouvé

infamantqu’onleurpréférâtdesjeuxd’enfant.–Lacour!soufflaRoselineengrattantlepapierdesaplume.Unbienjolimotpourdésignerune

grotesquescènedethéâtreoùlescoupsdepoignardsedistribuentdanslescoulisses.Quitteàchoisir,jecroisquenoussommesmieuxici,bienàl’abridecestoqués.Ophélie fronça les sourcils en caressant son écharpe. Sur ce point, elle ne partageait pas le

sentimentdesatante.L’idéed’êtreprivéedesalibertédemouvementluifaisaithorreur.Onlamettaitd’abordencagepourlaprotéger,puisunjourlacagedeviendraitprison.Unefemmeconfinéechez

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elleavecpourseulevocationdedonnerdesenfantsàsonépoux,c’estcequ’onferaitd’ellesielleneprenaitpassonavenirenmaindèsaujourd’hui.–Vousnemanquezderien,meschèrespetites?OphélieetRoselinelevèrentlenezdeleurcorrespondance.Lagrand-mèredeThornavaitouvert

la porte à deux battants, si discrètement qu’elles ne l’avaient pas entendue entrer. Elle évoquaitvraimentunetortueavecsondosbosselé,soncoutoutflétri,sesgesteslentsetcesourireridéquiluifendaitlevisagedepartenpart.–Non,merci,madame,réponditlatanteRoselineenarticulantbienfort.Vousêtesbienaimable.Ophélieetsatantes’étaientaperçuesquesiellesavaientparfoisdumalàcomprendrel’accentdu

Nord, l’inverse était également vrai. La grand-mère paraissait parfois un peu perdue quand ellesparlaienttropvite.–Jeviensd’avoirma filleau téléphone,annonça lavieillarde.Ellevouspriede l’excuser,mais

elleaétéretenue.Ellerentrerademain,danslamatinée.Lagrand-mèresecouaitlatêted’unairgêné.–Jen’aimepasbeaucouptoutescesmondanitésauxquellesellecroitdevoirassister.Cen’estpas

raisonnable…Ophélie relevade l’inquiétudedans lesondesavoix.Berenildeprenait-elleaussides risquesen

paraissantàlacour?–Etvotrepetit-fils?demanda-t-elle.Quandrentrera-t-il?Envérité, elle n’était pas pressée de le revoir ; aussi, la réponse de la vieille femme la combla

d’aise:–Mapauvreenfant,c’estungarçontellementsérieux!Ilesttoutletempsaffairé,samontreàla

main,ànejamaistenirenplace.C’estàpeines’ilprendletempsdesenourrir!J’aipeurquevousnelevoyiezjamaisqu’encoupdevent.–Nousauronsducourrieràluiremettre,ditlatanteRoseline.Ilfaudradonnerenretourànotre

famillel’adresseoùellepourranousjoindreenretour.Lagrand-mèredodelinadelatêtetantetsibienqu’Ophéliesedemandasiellen’allaitpasfinirpar

larentrerdanssesépaulescommeunetortueaufonddesacarapace.

Il étaitmidi passé, le lendemain, quandBerenilde rentra aumanoir et s’effondra au fond de saduchesseenréclamantducafé.–Leschaînesdelacour,mapetiteOphélie!s’exclamat-ellequandcelle-civintlasaluer.Vousne

connaissezpasvotrebonheur.Pouvez-vousmepasserceci,jevousprie?Ophélieavisaun jolipetitmiroir sur la consolequ’elle luidésignait et le lui remit, aprèsavoir

faillilefairetomberparterre.Berenildeseredressasursescoussinsetexaminad’unœilinquietlapetiteride,àpeinevisible,quis’étaitimpriméedanslapoudredesonfront.–Sijeneveuxpasm’enlaidirtoutàfait,jevaisdevoirprendredurepos.Undomestiqueluiservitlatassedecaféqu’elleluiavaitréclamée,maisellelarepoussad’unair

écœuré,puiselleadressaàOphélieetàlatanteRoselineunsourirelas.–Jesuisnavrée,vraimentnavrée,dit-elleenfaisantroulersensuellementses«r».Jenepensais

pasm’absentersilongtemps.Vousnevousêtespastroplanguies,j’oseespérer?Laquestionétaitpurementformelle.Berenildepritcongéd’ellesets’enfermadanssachambre,ce

quifitsuffoquerd’indignationlatanteRoseline.Les journées suivantes furent à l’avenant. Ophélie ne voyait plus guère son fiancé, saisissait

Berenildeà lavoléeentredeuxabsences,échangeaitquelquespolitessesavec lagrand-mèrequandelle la croisait dans un couloir et passait le plus clair de son temps avec sa tante. Son existence

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s’enlisabientôtdansunemorneroutine,cadencéepardespromenadessolitairesdanslesjardins,desrepasavaléssansmotdire,delonguessoiréesàlireausalonetquelquesautrestrompe-ennui.Leseulévénement notable fut l’arrivée desmalles, un après-midi, ce qui tranquillisa quelque peu la tanteRoseline.Desoncôté,Ophélieprenaitsoind’afficherentoutecirconstanceunvisagerésignépournepaséveillerlessoupçonslorsqu’elleseperdaittroplongtempsaufondduparc.Unsoir,elleseretiradebonneheuredanssachambre.Quandlecarillonsonnaquatrecoups,elle

écarquillalesyeuxsurleplafonddesonlit.Ophéliedécidaquelemomentétaitvenupourelledesedégourdirlesjambes.Elle boutonna l’une de ses vieilles robes démodées et enfila une pèlerine noire dont l’ample

capuche lui avala la tête jusqu’aux lunettes. Elle n’eut pas le cœur de réveiller son écharpe, quisomnolaitaufonddulit,rouléeenboule.Ophéliesombracorpsetâmedanslaglacedesachambre,rejaillitdanslemiroirduvestibuleet,avecmilleprécautions,elletiralesloquetsdel’entrée.Dehors, une fausse nuit d’étoiles surplombait le parc.Ophéliemarcha sur la pelouse,mêla son

ombreàcelledesarbres, franchitunpontdepierreetbonditpar-dessus les ruisseaux.Elleparvintjusqu’àlapetiteportedeboisquicoupaitledomainedeBerenildedurestedumonde.Ophélie s’agenouilla et posa samain àplat sur le battant.Elle avaitmis àprofit chacunede ses

flâneriesdansleparcàlapréparationdecetinstant,àsusurrerdesmotsamicauxàlaserrure,àluiinsufflerdelavie,àl’apprivoiserjouraprèsjour.Toutdépendaitàprésentdesaprestation.Pourquelaportelaconsidérâtcommesapropriétaire,illuifallaitagirentantquetelle.–Ouvre-toi,chuchota-t-elled’unevoixferme.Undéclic.Ophéliesaisit lapoignée.Laporte,qui se tenaitdeboutaumilieudugazon, sans rien

devant ni derrière elle, bâilla sur une volée de marches. Enveloppée dans sa pèlerine, Ophélierefermalaporte,s’avançadans lapetitecourmalpavéeeteutundernier regardenarrière. Ilétaitdifficiledecroirequecettemaisondécrépitedissimulaitunmanoiretsondomaine.Ophélies’enfonçadanslebrouillardmalodorantdesruellesqueperçaitpéniblementlalumièredes

lampadaires.Unsourireluipassasurleslèvres.Pourlapremièrefoisdepuiscequiluiparaissaituneéternité,elleétaitlibred’alleroùilluichantait.Cen’étaitpasunefuite,ellesouhaitaitjustedécouvrirparelle-mêmelemondeoùelles’apprêtaitàvivre.Aprèstout,iln’étaitpasécritsursonfrontqu’elleétaitlafiancéedeThorn;pourquoiserait-elleinquiétée?Ellesefonditdanslapénombredesruesdésertes.Ilfaisaitsensiblementplusfroidetplushumide

iciquedans leparcdumanoir,maiselleétaitcontentede respirerunair«vrai».Avecun regardpourlesportescondamnéesetlesfaçadesaveuglesduquartier,Ophéliesedemandasichacunedeceshabitations recelaitdeschâteauxetdes jardins.Audétourd’une ruelle, elle futarrêtéeparunbruitétrange.Derrière un réverbère, un panneau de verre blanc vibrait entre deuxmurs.Ça, c’était unefenêtre ;unevéritable fenêtre.Ophélie l’ouvrit.Une rafaledeneige lui entradans laboucheet lesnarines,renversantsacapucheenarrière.Ellesedétourna,toussaunboncoup,retintsonsouffleetprit appui sur ses deux mains pour se pencher au-dehors. La moitié du corps au-dessus du vide,Ophélie reconnut l’anarchie des tourelles de travers, des arcades vertigineuses et des rempartsdésordonnés qui enflaient à la surface de laCitacielle.Loin en contrebas, l’eau glacée des douvesétincelait.Etplusbasencore,horsdeportée,une forêtde sapinsblancs frémissait sous levent.Lefroidétaitàpeinesoutenable ;Ophélie repoussa le lourdpanneaudeverre,ébrouasonmanteauetrepritlefildesonexploration.Elle s’effaça à temps dans l’ombre d’une impasse alors qu’un cliquetis demétal venait dans sa

direction,depuisl’autreboutdutrottoir.C’étaitunvieilhommemagnifiquementparé,desbaguesàchaquedoigt,desperlesenfiléesdanssabarbe.Unecanned’argentscandaitsamarche.Unroi,auraitcruOphélie. Il avait les yeux étrangement ombrés, comme les gens sur les photographies dans lachambred’enfant.

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Le vieillard approchait. Il passa devant le cul-de-sac oùOphélie s’était tapie, sans remarquer saprésence.Ilfredonnait,lesyeuxendemi-lunes.Cen’étaientpasdesombressursonvisage,maisdestatouages;ilsluirecouvraientlespaupièresjusqu’auxsourcils.Àcemomentprécis,unfeud’artificeaveuglaOphélie.Lachansonnettequemarmonnait levieillardexplosadansunconcertdecarnaval.Unefouledemasquesjoyeuxsemassaautourd’elle,luisouffladesconfettisdanslescheveuxets’enfutaussibrutalementqu’elleétaitvenue,tandisquel’hommeetsacannes’éloignaientsurletrottoir.Déconcertée,Ophéliesecouasescheveux,àlarecherchedesconfettis,n’entrouvapasetregardale

vieil homme s’éloigner. Un tricoteur d’illusions. Il appartenait donc au clan rival des Dragons ?Ophélie jugeaplusprudent de rebrousser chemin.Commeelle n’avait aucun sensde l’orientation,elle ne retrouva pas la route dumanoir de Berenilde. Ces venelles nauséabondes, encombrées debrouillard,seressemblaienttoutes.Elle descendit un escalier qu’elle ne se rappelait pas avoir monté, balança entre deux avenues,

franchitunearchequiempestaitleségouts.Enpassantdevantdesaffichespublicitaires,elleralentitlepas.

HAUTECOUTURE:LESDOIGTSD’ORDU BARONMELCHIOROSENTTOUT!ASTHME?RHUMATISME?NERFSFRAGILES?AVEZ-VOUSPENSÉÀLACURETHERMALE?

LESDÉLICESÉROTIQUESDEDAMECUNÉGONDEPANTOMIMESLUMINEUSES–LETHÉÂTREOPTIQUEDU VIEILÉRIC

Ilyavaitvraimentdetout…Ophéliesourcillaquandelletombasuruneafficheplusincongruequelesautres:

LESSABLIERSDELAFABRIQUEHILDEGARDEPOURUNREPOSBIENMÉRITé

Ellearrachal’affichettepourl’examinerdeprès.Elletombaalorsnezànezsursonproprevisage.Lesannoncesétaientplacardéessurunesurfaceréfléchissante.Ophélieoublialessabliersets’avançadanslecouloirdepublicités.Lesaffichessefirentplusrarestandisquesonreflet,aucontraire,allaitensedémultipliant.C’était l’entrée d’une galerie de glaces. Vraiment inespéré : il lui suffisait d’un miroir pour

regagnersachambre.OphéliedéambuladoucementaumilieudesautresOphélie,encapuchonnéesdansleurpèlerine,les

yeuxunpeuégarésderrièreleurslunettes.Ellesepritaujeudulabyrinthe,suivitledédaledemiroirset s’aperçutbientôtque le solavaitchangéd’aspect.Lespavésde la rueavaientcédé laplaceàunbeauparquetciré,couleurdevioloncelle.Unéclatde rire figeaOphéliesurplaceet,avantqu’ellen’eût le tempsde réagir, le triple reflet

d’uncouplel’encercla.Ellefitcequ’ellefaisaitlemieuxaumonde:elleneparlapas,nes’affolapas,n’esquissa aucun geste qui pût attirer l’attention. L’homme et la femme,magnifiquement vêtus, lafrôlèrentsanssesoucierd’elle.Ilsportaientdesloupssurlevisage.–Etmonsieurvotremari,machèrecousine?badinalegentilhomme,encouvrantdebaisersles

brasgantés.–Monépoux?Ildilapidenotrefortuneaubridge,bienévidemment!–Veillons,danscecas,àluidonnerunpeudechance…Sur ces mots, l’homme emporta sa compagne au loin. Ophélie demeura immobile un instant,

encore incréduled’êtrepasséesi facilement inaperçue.Quelquespasencoreet lagaleriedeglacesdéboucha sur des galeries supplémentaires, de plus en plus complexes. Bientôt, d’autres reflets semêlèrentausien,lanoyantdansunefoulededamesvoilées,d’officiersenuniforme,dechapeauxàplumes,demessieursemperruqués,demasquesenporcelaine,decoupesdechampagne,dedansesfolles. Tandis qu’une musique enjouée entonnait une valse, Ophélie comprit qu’elle était en traind’évolueraumilieud’unbalcostumé.Voilàpourquoiellenes’étaitpas fait remarquersoussapèlerinenoire.Elleauraitaussibienpu

êtreinvisible.Ophélienoircitseslunettesparprécaution,puisellepoussal’audacejusqu’àattraperauvol,surle

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plateaud’undomestique,unecoupepétillantepourétanchersasoif.Ellelongealesglaces,prêteàsefondredanssonrefletàtoutinstant,etposaunregardpleindecuriositésurlebal.Elleécoutaitlesconversations de toutes ses oreilles, mais elle déchanta vite. Les gens se disaient des petits riens,faisaient de l’esprit, s’amusaient à se séduire. Ils n’abordaient aucun sujet véritablement sérieux etcertainsavaientunaccenttropprononcépourqu’Ophélielescomprîtbien.Envérité,cemondeextérieurdontonl’avaitsevréetoutcetempsnesemblaitpasaussimenaçant

qu’onleluiavaitdépeint.Elleavaitbeauaimerlecalmeetteniràsatranquillité,çaluifaisaitdubiendevoirdenouveauxvisages,fussent-ilsmasqués.Chaquegorgéedechampagneluiétincelaitsurlalangue.Ellemesurait,auplaisirqu’elleprenaitàêtreparmicesinconnus,àquelpointl’atmosphèreoppressantedumanoirluiavaitpesé.–Monsieurl’ambassadeur!appelaunefemme,toutprèsd’elle.Elleportaitunesomptueuse robeàvertugadinetun face-à-maindenacreetd’or.Adosséeàune

colonne,Ophélieneputs’empêcherdesuivredesyeuxl’hommequivenaitdansleurdirection.Était-ilundescendantdecetteambassadricequel’aïeuleAdélaïdeavaitcitéetantdefoisdanssoncarnetdevoyage ? Une redingote miteuse, des mitaines trouées, un gibus crevé : son costume tranchaitinsolemment sur les couleurs festives et tape-à-l’œil de la fête. Il allait sans masque, à visagedécouvert.Ophélie,d’ordinairepeusensibleaucharmemasculin,dutaumoinsreconnaîtreàcelui-ciqu’iln’enétaitpasdépourvu.Cettefigurehonnête,harmonieuse,plutôtjeune,parfaitementimberbe,troppâlepeut-être,semblaits’ouvrirsurlecieltantsesyeuxétaientclairs.L’ambassadeurs’inclinapolimentdevantlafemmequil’avaitinterpellé.–DameOlga,lasalua-t-ilensedécouvrant.Quandilseredressa,ileutunregardobliquequitraversaleslunettessombresd’Ophélie,toutau

fonddesacapuche.Lacoupedechampagnefaillitluitomberdesmains.Ellenecillapas,nereculapas,nesedétournapas.Ellenedevaitrienfairequipûttrahirsapostured’intruse.Le regardde l’ambassadeurglissanégligemmentsurelleet revintàdameOlga,qui luiclaquait

gentimentsonéventailsurl’épaule.–Ma petite fête ne vous distrait-elle pas ?Vous restez seul dans votre coin commeune âme en

peine!–Jem’ennuie,dit-ilsansdétour.Ophélie fut soufflée par sa franchise. Dame Olga libéra un rire qui avait une sonorité un peu

forcée.–Assurément,çanevautpaslesréceptionsduClairdelune!Toutceciestunpeutrop«sage»pour

vous,jeprésume?Ellebaissaàdemisonface-à-main,defaçonà laisserparaîtresesyeux. Ilyavaitde l’adoration

dansleregardqu’elleposasurl’ambassadeur.–Soyezmoncavalier,proposa-t-elled’unevoixroucoulante.Vousnevousennuierezplus.Ophélie se figea.Cette femmeportait sur lespaupières lesmêmes tatouagesque levieilhomme

qu’elle avait croisé plus tôt. Elle considéra la foule de danseurs autour d’elle. Tous ces masquescachaient-ilscettemarquedistinctive?–Jevousremercie,dameOlga,maisjenepeuxpasrester,déclinal’ambassadeuravecunsourire

énigmatique.–Oh!s’exclamat-elle,trèsintriguée.Seriez-vousattenduailleurs?–Enquelquesorte.–Ilyabeaucouptropdefemmesdansvotrevie!legronda-t-elleenriant.Le sourire de l’ambassadeur s’accentua. Un grain de beauté entre les sourcils lui donnait une

expressionétrange.–Etilyenauraencoreuneautrecesoir.

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Ophélieneluitrouvapasunvisagesihonnêtequecela,toutbienconsidéré.Ellesefitlaréflexionqu’il était grand temps pour elle de regagner son lit. Elle reposa sa coupe de champagne sur unedesserte,sefrayauncheminaumilieudesdansesetdesfroufrous,puisreplongeadanslesgaleriesdeglaces,prêteàs’engouffrerdanslepremiermiroirvenu.Unepoignefermeautourdesonbras lafitpivotersursessouliers.Désorientéeparmi toutes les

Ophéliequi tournoyaientautourd’elle,elle finitpar louchersur lesourireque lebelambassadeurpenchaitsurelle.– Je me disais aussi qu’il était impossible que je ne reconnaisse pas le visage d’une femme,

déclara-t-illeplustranquillementdumonde.Àquiai-jel’honneur,petitedemoiselle?

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Lejardin

Ophéliebaissalementonetbafouillalapremièrechosequiluipassaparlatête:–Unedomestique,monsieur.Jesuisnouvelle,je…jeviensdeprendremonservice.Lesouriredel’hommes’effaçaaussitôtetsessourcilssehaussèrentsouslechapeauhautdeforme.

Il l’enlaça par les épaules, puis l’entraîna de force à travers les galeries de glaces. Ophélie étaitabasourdie.Aufonddesatête,unepenséequin’étaitpaslasienneluiordonnaitdeneplusprononcerunmot.Elleeutbeaujouerdesbrasetdesjambes,elleneputfaireautrementquereplongerdanslebrouillard fétide de la ville. Il fallut beaucoup de pavés et beaucoup de ruelles avant quel’ambassadeurralentîtl’allure.Iltiraenarrièrelecapuchond’Ophélieet,avecunsans-gênedéconcertant,ilcaressapensivement

sesépaissesbouclesbrunes.Illuirelevaensuitelementonpourl’observeràsonaiseàlalueurd’unlampadaire.Ophélie ledévisageaen retour.L’éclairagequi tombait sur la figurede l’ambassadeurrendaitsapeaublanchecommedel’ivoireetsescheveuxpâlescommedesrayonsdelune.Celan’enfaisaitquedavantageressortirlebleudesesyeux,extraordinairementclairs.Etcen’étaitpasungraindebeauté,entresessourcils:c’étaituntatouage.Cethommeétaitbeau,oui,maisd’unebeautéunpeueffrayante.Malgrésonchapeauouvertcomme

uneboîtedeconserve,iln’inspiraitpasdutoutàOphéliel’enviedeluirireaunez.– Ce petit accent, cette tenue saugrenue, ces manières provinciales, énuméra-t-il avec une joie

grandissante,vousêteslafiancéedeThorn!Jesavaisqu’ilnousroulaitdanslafarine,lelascar!Etquesecache-t-ilsouscesbinoclesnoirs?L’ambassadeur fit doucement glisser les lunettes d’Ophélie jusqu’à croiser son regard. Elle ne

savaitpastropàquoisonexpressionressemblaitàcetinstant,maisl’hommeseradoucitaussitôt.–Nesoyezpasinquiète,jen’aijamaisbrutaliséunefemmedemavie.Etpuis,vousêtessipetite!

Çadonneirrésistiblementenviedevousprotéger.Ilavaitditcelaen lui tapotant la têtecommeunegrandepersonne l’aurait faitenversuneenfant

perdue.Ophéliesedemandaits’iln’étaitpasentraindefranchementsemoquerd’elle.– Une petite demoiselle inconsciente ! la rabroua-t-il d’un ton onctueux. Aller parader ainsi en

pleinterritoiremirage,lenezàl’air.Êtes-vousdéjàfatiguéedevivre?Ce discours choqua Ophélie. Les mises en garde de Thorn et de Berenilde n’étaient donc pas

exagérées.«Mirage»,c’étaitlenomdeceuxdontlespaupièresétaienttatouées?Uneappellationsurmesurepourdes illusionnistes.Décidément, ellene comprenait pas : pourquoi cesgens avaient-ilscédéundomaineàBerenildes’ilsdétestaientàcepointlesDragonsettoutcequileurétaitlié?–Vousavezavalévotrelangue?lataquinal’ambassadeur.Jevouseffraie?Ophéliefitnondelatête,maisellenelâchapasunmot.Elleneréfléchissaitqu’àlamanièredont

ellepourraitluifaussercompagnie.–Thornmetueraits’ilvoussavaitauprèsdemoi,exultat-il.Quelleironie,vraimentjemerégale!

Majeunedemoiselle,vousallezm’accorderunepetitepromenade.Ophélie aurait bien décliné la proposition, mais le bras qu’il enroula autour du sien était

irrésistible.Songrand-oncleavait raison.Entre lesmainsd’unhomme,ellenepesaitvraimentpaslourd.L’ambassadeurl’entraînaversdesquartiersencoreplusmalodorants,sitantestquecefûtpossible.

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Ophélietrempaitsarobedansdesflaquestellementnoiresqueçanepouvaitpasêtredel’eau.–Vousêtes fraîchementarrivéecheznous,n’est-cepas?observa l’ambassadeur,qui ladévorait

desyeuxavecuneintensecuriosité.JesupposequelesvillessurAnimasontbeaucouppluscoquettes.Vousaurezvitel’occasiondevousapercevoirqu’icioncachetoutelacrassesousunetriplecouchedevernis.Ilsetutabruptementalorsqu’ilsprenaientletournantd’untrottoir.Ophéliefutànouveautraversée

parunepenséequineluiappartenaitpas:elledevaitremettresacapuche.Interloquée,Ophélierelevaseslunettesversl’ambassadeuretilluiréponditparunclind’œil.Cen’étaitdoncpasuneffetdesonimagination,cethommepouvaitsuperposersespenséesauxsiennes.L’idéeluidéplut.L’ambassadeur lafitpasserpardesentrepôtsremplis jusqu’auxplafondsdecaissesetdesacsde

toile. De nombreux ouvriers s’y affairaient malgré l’heure avancée de la nuit. Ils pinçaientrespectueusement la visière de leur casquette au passage de l’ambassadeur, mais ils ne prêtèrentaucuneattentionàlapetitefemmeencapuchonnéequil’accompagnait.L’éclairage,dispensépardeslustressuspendusauboutdelongueschaînesenfer,soulignaitleurstraitsinexpressifsetfatigués.Cefutenvoyantceshommesusésjusqu’àlacordequ’Ophéliepritpleinementconsciencedumondeoùellesetrouvait.Ilyavaitceuxquidansaientaubal,enfermésdansleursbullesd’illusions,etceuxquifaisaienttournerlamachine.«Etmoi?pensa-t-elle.Quelleseramaplacedanstoutça?»–Nousyvoilà,chantonnal’ambassadeur.Justeàtemps!Il montrait à Ophélie une horloge comtoise qui pointait déjà presque six heures dumatin. Elle

trouvasingulierdetombersurunesijoliecomtoiseaumilieudesentrepôts,puiselles’aperçutqu’ilsse tenaientmaintenantdanscequi ressemblait fortàunepetitesalled’attente,avecunélégant tapisvert, de confortables fauteuils et des tableaux aux murs. Devant elle, deux grilles en fer forgédonnaientsurdescagesvides.Il n’y avait eu aucune transition avec le décor précédent, c’était étourdissant. L’ambassadeur

s’esclaffa en remarquant la mine ahurie d’Ophélie qui écarquillait les yeux derrière ses lunettesnoires.–Précisémentcequejevousdisais,levernissurlacrasse!Lesillusionstraînentunpeupartout

dans lecoin.Cen’estpas toujours trèscohérent,maisvousvousy ferezvite. (Ilpoussaun soupirdésabusé.) Des cache-misère ! Sauver les apparences, c’est en quelque sorte le rôle attitré desMirages.Ophélie se demanda si c’était par esprit de provocation qu’il portait lui-même des habits de

clochard.Peuaprèslessixcoupsdel’horloge,unronronnementsefitentendreetunecabined’ascenseurprit

place derrière l’une des grilles. Un groom vint leur ouvrir. C’était la première fois qu’Ophéliemontaitdansunascenseuraussiluxueux.Lesparoisétaientenvelourscapitonnéetuntourne-disquediffusaitdelamusiqued’ambiance.Maistoujoursaucunmiroirenvue.–Avez-vousdesservirécemmentlejardind’été?demandal’ambassadeur.–Non,monsieur,réponditlegroom.Ilestpassédemode,lesfumoirsontplusdesuccès.–Parfait.Conduisez-nous-yetveillezàcequenousnesoyonspasdérangés.Ilremitunpetitobjetaugroom,quiluisouritradieusementenretour.–Oui,monsieur.Ophélieavait l’impressiond’avoircomplètementperdu lecontrôlede la situation.Tandisque le

groomactionnaitunlevieretquel’ascenseurs’élevaitdoucement,elleréfléchissaitàlamanièredesesoustraire à cet homme qui s’imposait à elle. Le voyage à travers les différents niveaux de laCitacielle lui parut interminable. Elle compta mentalement les étages : « Dix-huit… dix-neuf…

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vingt…vingtetun...»Çan’enfinissaitpasetchaquepalierl’éloignaitdavantagedumanoir.–Lejardind’été!annonçasoudainlegroomenbloquantlefreindel’ascenseur.La porte s’ouvrit sur un soleil éblouissant. L’ambassadeur referma la grille en fer forgé et

l’ascenseur s’en futvers lesétages supérieurs.Ophélieposasesmainsenabat-jour sur son front ;malgré les verres sombres de ses lunettes, elle se sentait submergée de couleurs. Un champ decoquelicotsétalaitàpertedevueuntapisrougequiondoyaitsousuncielaubleuéclatant.Lechantdescigalesemplissaittoutl’espace.Lachaleurétaitétouffante.Ophélie se retourna. Les deux cages d’ascenseur étaient toujours là, encastrées dans un mur

absurdementplantéaumilieudescoquelicots.–Ici,nousseronsànotreaisepourparler,déclaral’ambassadeurenfaisantunmoulinetavecson

gibus.–Jen’airienàvousdire,l’avertitOphélie.Lesouriredel’ambassadeurs’étiracommeunélastique.Sesyeuxserévélaientencoreplusbleus

quelecielau-dessusdesatête.–Alors là, vousme suffoquez, petite demoiselle ! Je viens de vous enlever à unemort presque

certaine.Vousdevriezplutôtcommencerparmeremercier,nepensez-vouspas?Leremercierdequoi?del’avoirmisehorsdeportéed’unmiroir?Incommodéeparlachaleur,

Ophélie renversa sa capuche et déboutonna sa pèlerine,mais l’ambassadeur lui tapa sur les doigtscommeill’auraitfaitàunenfant.–Nevousdécouvrezpas,vousattraperiezfroid!Lesoleiliciestaussiillusoirequecebeauciel

sansnuages,cesjoliscoquelicotsetlechantdescigales.Ilétenditsacapemiteusepar-dessusOphélie,pourluioffrirunpeud’ombre,etsemitenmarche,

posément,sonchapeaudresséversleciel.–Dites-moi,fiancéedeThorn,quelestvotrenom?–Jecroisqu’ilyaunmalentendu,souffla-t-elled’unepetitevoix.Vousmeprenezpouruneautre.Ilsecoualatête.–Ohnon,jenelecroispas.Jesuisambassadeuret,entantquetel,jesaisreconnaîtreunétrangerà

sa seuleprononciation.Vousêtesunepetited’Artémis.Et ça,dit-il en lui saisissantdélicatement lepoignet,jegageraisquecesontdesgantsdeliseur.Il avait dit cela sans lemoindre accent aux oreilles d’Ophélie. Elle devait admettre qu’elle était

impressionnée,cethomme-làétaittrèsbienrenseigné.–Vous sentez votre petite province à plein nez, la railla-t-il.Vous n’avez ni lesmanières d’une

aristocratenicellesd’unedomestique.Jedoisdirequec’estadorablementdépaysant.Nelâchantpaslepoignetd’Ophélie,illuidéposaunbaisemain,unsourireespièglesurleslèvres.–Jem’appelleArchibald.Medirez-vousenfinvotrenom,fiancéedeThorn?Ophélie récupéra sa main et effleura des doigts les coquelicots. Quelques pétales rouges se

décrochèrent à ce contact. L’illusion était vraiment parfaite, plus réussie encore que le parc deBerenilde.–Denise.Etpourvotregouverne,jesuisdéjàmariéeàunhommedemafamille.Jenesuisquede

passageici.Jevousl’aidit,vousmeprenezpouruneautre.Le sourire d’Archibald vacilla. Prise d’une inspiration subite, Ophélie avait improvisé ce joli

mensonge.Commeelle nepouvait plusnier qu’elle étaitAnimiste, autant se faire passer pouruneparente. Le plus important, c’était d’empêcher coûte que coûte cet homme d’établir un lien intimeentreelleetThorn.Elleavaitdéjàlesentimentd’avoircommisunebêtiseirréparable,aussinedevait-ellepasaggraversasituation.Archibaldconsidéraensilence,soussacapeenauvent,levisageimpassibled’Ophéliecommes’il

cherchait à percer ses lunettes noires. Pouvait-il entendre les pensées ? Dans le doute, Ophélie se

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récitaenboucleunecomptined’enfance.–Madame, donc ? dit Archibald d’un air pensif. Et quelle est votre relation avec la fiancée de

Thorn?–C’estuneprochecousine.Jevoulaisconnaîtrel’endroitoùellevavivre.Archibaldfinitparlâcherunprofondsoupir.– Je vous avoue que je suis un peu déçu. Il aurait été follement amusant d’avoir la promise de

Thornsouslamain.–Etpourquoicela?demanda-t-elleavecunsourcillement.–Maispourladéflorer,bienentendu.Ophéliebattitbêtementdespaupières.C’étaitladéclarationlaplusinattenduequ’onluiavaitjamais

faite.–Vousaviezl’intentiondeforcermacousinedansleshautesherbesdecejardin?Archibaldsecoualatêted’unairexaspéré,presqueoffensé.–Me prenez-vous pour une brute épaisse ? Tuer un homme neme fait ni chaud ni froid,mais

jamaisjenelèverailamainsurunefemme.Jel’auraisséduite,pardi!Ophélieétaittellementsouffléeparletoupetdecetambassadeurqu’ellen’arrivaitpasàsemettre

encolère. Il étaitd’une franchisedéconcertante.Sonpiedbutacontrequelquechose,aumilieudescoquelicots;elleseseraitétaléedetoutsonlongdansl’herbesiArchibaldnel’avaitrattrapéeauvol.–Attentionauxpavés!Onnelesvoitpas,maisonbutecontreeux.–Etsimacousines’étaitrefuséeàvous?insistaOphélie.Qu’auriez-vousfait?Ilhaussalesépaules.–Jenesaispastrop;unetellechosenem’estjamaisarrivée.–Vousnedoutezvraimentderien.Archibaldsefenditd’unsourireféroce.– Avez-vous la moindre idée du mari auquel on la destine ? Croyez-moi, elle aurait été très

sensible à mes avances. Asseyons-nous un moment ici, suggéra-t-il sans lui laisser le temps derépondre.Jemeursdesoif!AttrapantOphélieparlataille,illasoulevadeterreetlaposasurlebordd’unpuits,aussiaisément

quesiellenepesaitrien.Iltirasurlachaînedelapouliepourypuiserdel’eau.–Elleestréelle?s’étonnaOphélie.–Lepuitsl’est.Sentezcommeelleestglaciale!Ilavaitversésurlepoignetd’Ophélie,làoùlegantnelaprotégeaitpas,quelquesgouttesbrûlantes

defroid.EllenecomprenaitpascommentunvéritablepuitspouvaitavoirétécreuséentredeuxétagesdelaCitacielle.Lesillusionspouvaient-ellesdistordrel’espaceàleurguise?Le soleil en plein visage, assaillie par l’arôme de l’herbe chaude, Ophélie attendit que

l’ambassadeur se fût désaltéré. Elle avait au moins la chance, dans cette regrettable mésaventure,d’êtretombéesurunbavard.L’eaucoulaitabondammentsursonmentonimberbe.Lalumièrecruedujourmettaitenévidencelegrainparfaitdesapeau.Ilétaitplusjeunequ’ilneluiavaitparuàlalueurdeslampadaires.Ophélieledévisageaaveccuriosité.Archibaldétaitbeau,c’étaitindéniable,maisellenesesentait

pas troublée par lui. Aucun homme ne l’avait jamais troublée. Elle avait lu, une fois, un romansentimentalquesasœurluiavaitprêté.Ellen’avaitabsolumentrienentenduàcesémoisamoureuxetlelivrel’avaitennuyéeàmourir.Était-ceanormal?Soncorpsetsoncœurseraient-ilséternellementsourdsàcetappel-là?Archibalds’essuyad’uncoupdemouchoir,aussitrouéquesonchapeau,savesteetsesmitaines.–Toutcelanemeditpascequ’unepetiteAnimistefaisaitàcetteheure-cidelanuit,sansescorte,

enpleinefêtemirage!

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–Jemesuisperdue.Ophéliementaitmal,aussipréférait-elles’entenirauplusprèsdelavérité.–Vousm’endireztant!s’exclamat-iljoyeusementens’asseyantàcôtéd’ellesurleborddupuits.

Etoùdoncdois-jevousraccompagner,endignegentilhommequejesuis?Pourtouteréponse,Ophéliefixalapointedesesbottinessoussarobe,salieparlesflaques.– Puis-je vous demander pourquoi, monsieur, vous projetiez de séduire ma cousine avant son

mariage?Archibaldoffritsonprofilépuréàlalumière.–Voleràuncourtisanlavirginitédesafemme,c’estunjeuquia toujourseuledondedissiper

monennui.MaislafiancéedeThorn,mapetiteDenise,vousnepouvezpascomprendrel’excitationqueçareprésente!Toutlemondedétestel’intendantetl’intendantdétestetoutlemonde.Jeplainssapetiteprotégéesielledevaittomberentred’autresbrasquelesmiens.J’enconnaisquiréglerontleurscomptesavecThornsansfairedansladentelle.Illuilançaunclind’œilquiluidonnafroiddansledos.Ophéliemordillalacouturedesongant.

Certainsserongentlesonglesquandilssontnerveux,Ophélie,c’étaientsesgants.«Vousn’êtespasforgée pour l’endroit où je vous emmène. » Les paroles de Thorn dans le dirigeable prenaientsoudaintoutleursens.Archibaldadministraunepetitechiquenaudeàsoncouvre-chef,defaçonàlefairepenchersurle

côté.– Il nous connaît bien, le saligaud, ricana-t-il.Cette chèreBerenilde a répandu la rumeurque la

fiancéen’entreprendraitlevoyagequ’àl’occasiondumariage.Maissivousêteslà,ajouta-t-ild’unairséraphique, j’endéduisquevotrecousinen’estenréalitépassi loin.Accepteriez-vousdemelaprésenter?Ophélie pensa aux ouvriers des entrepôts quelques étages plus bas, à leur regard éteint, à leurs

épaulesharassées,auxcaissesqu’ilsembarqueraientetdébarqueraientjusqu’àleurmort.Enquelquesbattements de paupières, elle éclaircit ses lunettes jusqu’à la transparence, de façon à pouvoirregarderArchibalddroitdanslesyeux.– Vraiment, monsieur, vous n’avez rien d’autre à faire de vos dix doigts ? Il faut que votre

existencesoitvide!Archibaldparutcomplètementprisaudépourvu.Lui,quisemontraitsiloquace,ouvritetreferma

labouchesansrientrouveràrépondre.–Unjeu,vousavezdit? repritOphélied’un tonsévère.Parcequedéshonorerune jeunefilleet

frôler l’incident diplomatique, ça vous amuse, monsieur l’ambassadeur ? Vous êtes indigne desresponsabilitésquiincombentàvotrecharge.Archibaldfutfrappéd’unetellestupeurqu’Ophéliecrutquesonsourireallaitsedécrocherdeses

lèvrespourdebon.Ilécarquillaitlesyeuxsurellecommes’illavoyaitdifféremment.–Ilyavaitlongtempsqu’unefemmenem’avaitpasparlédefaçonaussisincère,déclara-t-ilenfin,

perplexe.Jenesauraisdiresiçamechoqueousiçamecharme.– De la sincérité, vous n’en manquez pas non plus, murmura Ophélie en fixant un coquelicot

solitairequipoussaitentredeuxpavés.Macousineseraavertiedevosintentions.Jeredoubleraiderecommandations pour qu’elle ne quitte pasAnima avant lemariage, conformément à ce qui étaitprévu.Cen’étaitpassonmensongeleplusinspiré,maisellen’excellaitpasparticulièrementdanscetart.–Etvous,petiteDenise,quefaites-vousalorssiloindechezvous?demandaArchibaldd’unevoix

doucereuse.–Jevousl’aidit,jesuisenpromenadedereconnaissance.AumoinsOphélien’eut-ellepasàforcerlacomédie, il luiétaitdifficiled’êtreplussincère.Elle

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putregarderArchibalddanslesyeuxsansciller.–Cetatouagesurvotrefront,c’estlamarquedevotreclan?–Sifait,dit-il.–Signifie-t-ilquevouspouvezentrerdansl’espritdesautresetendevenirlemaître?demanda-t-

elleencore,anxieuse.Archibaldéclataderire.– Heureusement que non ! La vie serait affreusement terne si je pouvais lire dans le cœur des

femmescommedansun livreouvert.Disonsplutôtquec’estmoiquipuisme rendre transparentàvous.Ce tatouage, ajouta-t-il en semartelant le front, est le gage de cette transparence dont notresociétémanquecruellement.Nousautres,nousdisonstoujourscequenouspensonsetnouspréféronsnoustaireplutôtquementir.Ophélielecrut.Elleavaitpuenjugerparelle-même.– Nous ne sommes pas aussi vénéneux que les Mirages, ni aussi agressifs que les Dragons,

enchaînaArchibaldenserengorgeant.Toutemafamilletravailledanslemilieudiplomatique.Nousagissonscommeuntamponentredeuxforcesdestructrices.Surcesmots,ilsseturentl’unetl’autre,pensifs,etlecrissementdescigalesemplitlesilenceentre

eux.–Jedoisvraimentrentrer,maintenant,ditOphélieàmi-voix.Archibaldparuthésiter,puisildonnauneclaqueàsongibus,quis’aplatitetsedétenditcommeun

ressort.IlsedécrochadupuitsetoffritàOphélieunemaingalante,ainsiquesonplusbeausourire.–C’estdommagequevousnesoyezpaslafiancéedeThorn.–Pourquoidonc?s’inquiéta-t-elle.–J’auraisadorévousavoirpourvoisine!Il souligna cette déclaration d’une tape sur le crâne d’Ophélie, à croire vraiment qu’il voyait

davantageenelleuneenfantqu’unefemme.Ilscoupèrentàtraverschampsetretrouvèrentlemurauxascenseurs.Archibaldconsultasamontreàgousset.– Il va falloir patienter, un ascenseur ne devrait pas tarder à redescendre.Souhaitez-vous que je

vousraccompagneensuite?–Jenepréfèrepas,monsieur,déclina-t-ellelepluspolimentpossible.Archibald sedécouvrit et, dudoigt, jouaavec le fondde sonchapeau,qui s’ouvrait commeune

boîtedeconserve.–Àvotreguise,mais faitesbienattentionàvous,petiteDenise.LaCitaciellen’estpasuneville

recommandablepourunejeunefemmesolitaire,mariéeounon.Ophélies’accroupitetcueillituncoquelicot.Ellefittournoyerentresesdoigtslatigelégèrement

velue,quisemblaitsiréelle.–Honnêtement, je ne pensais croiser personne à une heure pareille,murmura-t-elle. Je voulais

justemarcherunpeu.–Ahçà,nousnesommespasdansvosjoliesmontagnesoùlejouretlanuitontunsens!Ici-haut,

iln’yapasd’heurepourdanser,médireetcomploter.Dèsqu’onmetledoigtdansl’engrenagedesmondanités,onperdtouteprisesurletemps!Ophéliedécrochalafleurdesatigeetenrenversachaquepétalejusqu’àcequ’elleprîtl’apparence

d’unepetitepoupéeàroberouge.Agatheluiavaitappriscetourdemagiequandellesétaientjeunes.–Etvousaimezcettevie?Archibald s’accroupit à son tour et lui prit la poupée-coquelicot des mains avec une curiosité

amusée.–Non,mais jen’enconnaispasd’autre.Puis-jemepermettre,petiteDenise,devousdonnerun

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conseil?Unconseilquevouspourreztransmettreensuiteàvotrecousinedemapart.Ophélieleconsidéraavecétonnement.–Elle ne doit jamais, au grand jamais, approcher notre seigneur Farouk. Il est aussi capricieux

qu’imprévisible,elles’ycasseraitlesreins.Ilavaitditcelaavecunetellegravitéqu’Ophéliecommençaitàsedemandersérieusementquiétait

cetespritdefamillepourinspirerunetelleméfianceàsespropresdescendants.–Dites-moiplutôt,monsieur,àquimacousinepourras’adressersanscraindrepoursavieetsa

vertu.Archibaldeutunhochementdetêteapprobateur,avecdesyeuxcommedeseauxpétillantes.–Magnifique!Vousavezenfinsaisilamécaniquedenotremonde.Un grincementmétallique leur indiqua que l’ascenseur approchait.Archibald rabattit la capuche

d’Ophélie sur sa tête, lui ouvrit la grille en accordéon et la poussa doucement à l’intérieur de lacabinecapitonnée.C’étaitunvieuxgroomcettefois,siridé,sitremblantetsivoûtéqu’ildevaitêtrecentenaire.Ophéliejugeaithonteuxdefairetravaillerunhommedecetâge.–Faitesdescendrecettedameauxentrepôts,ordonnaArchibald.–Vousrestezici?s’étonnaOphélie.L’ambassadeurs’inclinaetsoulevasongibuséventréensigned’adieu.–Moi,ilmefautremonterversdeplushautessphères.Jeprendraiunautreascenseur.Aurevoir,

petiteDenise,etprenezsoindevous…Oh,undernierconseil!(Iltapotadudoigtletatouageentresessourcilsavecungrandsouriregoguenard.)Diteségalementàvotrecousinedenepas racontertoutetn’importequoiàceuxquiportentcettemarque.Çapourraitunjourseretournercontreelle.Lagrilledel’ascenseursereferma,laissantOphélieprofondémentpensive.

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Lasœur

Tandis que l’ascenseur redescendait lentement les étages, Ophélie s’appuya contre la paroi envelours. Les dernières paroles de l’ambassadeur résonnaient encore dans ses oreilles. Qu’avait-ilvouludireparlà?Ellen’étaitplussisûredel’avoirconvaincuavectoussesmensonges.Ophélie ne savait pas si c’était l’effet de sa coupede champagne, dumanquede sommeil oude

toutescesillusions,maislatêteluitournait.Secouéedetremblements,ellesefrictionnalesbras.Lecontrasteavec la chaleurestivaledu jardinétaitbrutal.Àmoinsquecene fussent là les limitesdel’illusion:pendantqu’ellecroyaitavoirchaud,soncorpsavaitattrapéfroid.Sonregardtombasurletourne-disque,quidiffusaitunpetitairdeviolon.«Toutdemême,songea-t-elle,commentcesgensfont-ilspourvivreàlongueurdetempsdanscetteatmosphèreempoisonnée?»Encomparaison,leshystériesdesamèreluiparaissaientreposantes.En attendant, siOphélie ne rentrait pas bientôt et qu’on trouvait sa chambre vide, sa tante allait

mourir d’inquiétude. Du fond de sa capuche, elle observa le vieux groom en livrée rouge et lesénormes favorisblancsquidébordaientde sonchapeauàélastique. Il était cramponnéà son leviercommeuncapitaineàsongouvernail.–Monsieur?L’hommemituntempsàcomprendrequecemurmures’adressaitàlui.IltournaversOphéliedeux

yeuxprofondémentenfoncésdansleursorbites.Àsonregardstupéfait,ellecompritquepersonnenel’avaitjamaisappelé«monsieur».–Oui,mademoiselle?–Commentserend-onchezdameBerenildeàpartirdesentrepôts,s’ilvousplaît?–Cen’estpas laporteàcôté,mademoiselledevraitprendreuncoche, suggéra levieuxgroom.

Mademoiselleentrouveraprèsdelagrandehalle,del’autrecôtédesentrepôts.–Jevousremercie.Levieuxgroomrevintàsoncompteur,oùlechiffredesétagesdécroissait,puisilposaànouveau

sesyeuxpâlessurOphélie.–Mademoiselleestétrangère,n’est-cepas?Celas’entendàl’oreille.C’estsirared’encroiserpar

ici!Ellesecontentad’opinertimidement.Illuifaudraitdécidémentcorrigercetaccentetsesmanières

siellevoulaitsefondredansledécor.Alors que l’ascenseur arrivait au niveau d’un palier, des silhouettes se dessinèrent derrière la

dentelle de la grille. Le groom bloqua le frein et leur ouvrit. Ophélie se colla contre la paroi àcapitons.Uncoupleettroisenfantsprirentplacedanslacabineendemandant«lesalondethé».Ilsétaienttoussiimpressionnantsdansleurshabitsdefourrurequ’Ophélieavaitl’impressiond’êtreunesourisaumilieudesours.Chahuteurs, les garçons la bousculaient sans lui prêter lamoindre attention. Ils se ressemblaient

commetroisgouttesd’eauavecleurcrâneraséetleurssouriresendentsdefauve.Écraséeaufonddel’ascenseur,Ophélie sedemandait sices sauvageonsallaientà l’école.Elleespéraitque lesparentsramèneraient un peu de calme parmi eux, mais elle comprit bientôt qu’ils avaient d’autrespréoccupations.–Tâchezdevousdistinguerpourchanger!ditlafemmeàsonmarid’unevoixâcre.Lesportesdu

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Clairdelunenousseronttoujoursferméessivousêtesincapabledefaireunseulmotd’esprit.Pensezunpeuànosfilsetàleurentréedanslemonde.Les mains plongées dans unmanchon, elle portait une robe de vison couleur miel qui l’aurait

rendueravissantesisonvisagen’avaitétédéforméparlahargne.Seslèvresconvulsives,sescheveuxpâles tirés sous sa toque, sonnezdressé commeune épine, le pli gravé entre ses sourcils, chaquedétail de sa physionomie dénotait un perpétuel mécontentement, une insatisfaction profondémentenracinéeenelle.Ilémanaitdesoncorpsunetellenervositéqu’Ophélieétaitprisedemigrainerienqu’enlaregardant.Lemariserenfrogna.Sonimmensebarbeblondesemêlaitsibienà lafourruredesonmanteau

qu’ellesparaissaientinextricablementliéesl’uneàl’autre.–Ilmesemblepourtantquecen’estpasmoiquiaitranchélesoreillesdelacomtesse.Voscrisesde

nerfs,machérie,nerendentpasserviceànotreviesociale.Cet homme-là avait un torrent de montagne en guise de voix. Même sans crier, il était

assourdissant.–Ellem’avaitinsultée!Ilfautbienquejedéfendemonhonneurpuisquevousêtestroplâchepour

lefaire.Ophélie se fit toute petite dans son coind’ascenseur.Elle se laissa bousculer par la bagarre des

enfantssansplussongeràprotester.– Mais… nous sommes en train de descendre ! se scandalisa soudain la femme. Nous avons

demandélesalondethé,vieuxsénile!–Quemadameetmonsieurmepardonnent,ditlegroomavecuneinclinationrespectueuse,jedois

d’aborddéposermademoiselleauxentrepôts.La femme, le mari et les trois enfants se tournèrent vers la petite ombre qui cherchait

désespérément àdisparaître sous sapèlerine, commes’ils remarquaient enfin saprésence.Ophélieosaitàpeinecroiserleursyeuxenlamesderasoir,toutlà-haut.Sil’hommeétaitleplusgrandetleplusimposantdetous,avecsalonguebarbeblonde,c’étaitdesonépousequ’elleseméfiaitsurtout.Ellenesavaitpascomment,maiscettefemmeluidonnaithorriblementmalàlatête.–Etpourquoiauriez-vouslapréséancesurnous?crachacelle-ciavecmépris.Ophélie avait peur que son accent ne la trahît une fois encore ; elle se contenta de secouer sa

capuchepourleurfairecomprendrequ’ellen’ytenaitpastantquecela,àcettepréséance.Malheureusement,sonattituden’eutpasl’heurdeplaireàlafemme.–Voyez-vous cela, siffla-t-elle, ulcérée. On dirait que cette jeune personne juge indigne deme

répondre.–Freyja, calmez-vous, soupira lemaridans sabarbe.Vousêtesbeaucoup trop susceptible,vous

faitesunscandaled’unrien.Faisonsundétourparlesentrepôtsetpuisn’enparlonsplus!– C’est à cause d’impuissants comme vous que notre clan est voué à déchoir, rétorqua-t-elle

méchamment. Nous ne devons laisser passer aucun affront si nous voulons nous faire respecter.Allons, montrez un peu votre visage, ajouta-t-elle à l’intention d’Ophélie. Êtes-vousMirage pourvouscacherlâchementainsilesyeux?Galvanisés par la nervosité de leur mère, les enfants riaient et tapaient des pieds. Ophélie ne

comprenaittoutsimplementpascommentelles’yétaitprisepourtomberdanscenouveauguêpier.Levieuxgroom,voyantquelasituationtournaitauvinaigre,jugeabond’intervenir:–Mademoiselleestétrangère,ellen’aurapasbiencomprismadame.LacolèredeFreyjafutsouffléecommeuneflamme.–Uneétrangère?Sesyeux,pâlesetétroits,scrutèrentintensémentleslunettesd’Ophélieplongéesdansl’ombredesa

capuche.Ophélie, de son côté, observait lesmains que cette femme avaitmises à nu en ôtant son

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manchon.Ellesportaientdestatouages,exactementcommeceuxdeBerenilde.CesgensappartenaientàlacastedesDragons.Ilsétaientsafuturebelle-famille.–Êtes-vouscequejecrois?articulaFreyjad’unevoixsourde.Ophélie fit oui de la tête. Elle avait bien compris que, dans sa situation, il valait encoremieux

passerpourcequ’elleétaitplutôtquepourlemembred’unclanrival.–Etpeut-onsavoircequevousmanigancezici?LevisagedeFreyjas’étaitlissésousl’effetdelasurprise.Ellevenaitderajeunirdedixans.–Jemesuisperdue,soufflaOphélie.–Faites-nousdescendreauxentrepôts,capitulaFreyja,augrandsoulagementdugroometdeson

mari.Quand l’ascenseur parvint à destination, Freyja laissa Ophélie sortir la première, puis elle lui

emboîtalepas.–Haldor,partezdevantaveclesenfants,dit-elleenrefermantlagrille.–Euh…vousenêtessûre,machérie?–Jevousretrouveraiausalondethédèsquej’aurairaccompagnécettepetiteàbonport.Ilserait

fâcheuxqu’ellefîtdemauvaisesrencontres.Ophélie eut un regard pour la comtoise de la salle d’attente. Il était trop tard maintenant pour

regagnersachambreencachette.Toutlemondedevaitêtreréveilléaumanoir.Alorsqu’ellestraversaientlesentrepôts,Freyjasoulevaitsarobedevisonpouréviterlesflaques.–Jesupposequec’estBerenildequivoushéberge?Nousallonsprendreunfiacre.Ellescoupèrentàtraverslahalledumarché,déjànoiredemonde.Lesodeursdepoissondonnèrent

malaucœuràOphélie;pourlemoment,ellerêvaitplutôtd’unboncafé.Freyja héla une voiture, puis elle prit place sur une banquette. Ophélie s’installa en face d’elle.

Tandisque lefiacresemettaitenbranle,unsilence inconfortable tombalourdemententreelles.Lagrandeblondealtièreetlapetitebruneempotée.–Merci,madame,murmuraOphélie.Freyjaeutunsourirequin’allumaaucunelumièredanssesyeux.–Vousplaisez-vousauPôle?–C’estunpeunouveaupourmoi,réponditOphélieenchoisissantsesmotsavecsoin.ElleavaitcomprisqueFreyjaétaitunepersonnalitétrèssusceptible,autantéviterdelafroisser.–Etmonfrère?Est-ilàvotregoût?Freyja était la sœur de Thorn ? Ils avaient, il est vrai, lesmêmes yeux pleins d’orage.Ophélie

regardaparlavitredelaportièrequis’étaitmiseàvibrersouslapousséeduvent.Lefiacrevenaitdesurgir dehors, le véritable dehors. Il bringuebala le long d’une corniche étroite et haut perchée,cahota jusqu’au sommet d’un rempart et redescendit le flanc de la Citacielle. Risquant un œil encontrebas,Ophélievitlanuitpâlirauloin,par-delàlaforêtdeconifères,làoùlaneigesevallonnait.C’étaitlesoleil,levrai,letraître,quifaisaitsemblantdeselever,maisquirebrousseraitcheminavantmême d’avoir atteint l’horizon, abandonnant comme chaque jour le Pôle à son hiver. Après untournant,lefiacres’engouffraànouveaudanslesentraillesdelaCitacielle.–Nousnenousconnaissonspasencorebien,réponditenfinOphélie.–VousneconnaîtrezjamaisThorn!ricanaFreyja.Savez-vousqu’onvousdestineàunbâtard,un

opportunisteetuncalculateur?Ilestdenotoriétépubliquequ’ilalesfemmesenaversion.Faites-moiconfiance,unefoisqu’ilvousauraengrossée,vousn’aurezpasplusd’importanceàsesyeuxqu’unvieuxbibelot.Vousserezlariséedelacour!Geléejusqu’auxos,Ophéliefrottasesgantsl’uncontrel’autre.Thornn’étaitpasunsaint,elleavait

déjà pu en juger par elle-même,mais lesmédisances avaient toujours eu le don de l’agacer. Ellesoupçonnait cette femme peu subtile de servir son propre intérêt en voulant la décourager du

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mariage.Et puis, elle recommençait à lui donnermal à la tête.C’était étrange à décrire, ça faisaitcommeunpicotementhostiletoutautourd’elle.–Sansvouloirvousoffenser,madame,jepréfèremefairemapropreopinion.Freyja ne bougea pas d’un cheveu sur la banquette d’en face, les mains dans son manchon, et

pourtantuneclaquemagistraleprojetaOphéliecontrelavitre.Complètementsonnée,elleécarquilladesyeux incrédulessur lasilhouette flouedevantelle ; les lunettess’étaientdécrochéesdesonnezsouslechocdelagifle.–Ceci,ditFreyjad’unevoixglaciale,c’estunegentillesseenregarddecequecethommevous

réservedansl’intimité.Ophélieessuyad’unreversdemanchelefiletdesangquis’échappaitdesonnezetquiluiroulait

surlementon.C’étaitdonccela,lepouvoirdesDragons?Pouvoirfairemalàdistance?Ellecherchaseslunettesàtâtonssurlesoletlesremitàleurplace.–Cen’estpascommesionmedonnaitlechoix,madame.Laforceinvisiblefrappasonautre jouedepleinfouet.Ophélieentendit lesvertèbresdesoncou

protesterenchœur.Faceàelle,levisagedeFreyjaétaitdéchiréparunsourirederépulsion.–Épousezcebâtard,chèrepetite,etjemechargeraipersonnellementdefairedevotrevieunenfer.Ophélien’étaitpassûredepouvoirsurvivreàune troisièmegifledeFreyja.Heureusementpour

elle,lefiacreétaitentraindefreiner.Àtraverslabuéedelavitre,Ophélienereconnutpaslafaçadeàcolonnesdevantlaquelleils’étaitarrêté.Freyjaluiouvritlaportière.–Réfléchissez-yàtêtereposée,dit-elled’untonsec.Uncoupdefouet.Leclaquementdessabotssurlepavé.Lefiacredisparutdanslebrouillard.Frottantsesjouesendolories,Ophéliecontemplalefrontispice,toutenmarbreetencolonnes,qui

sedressaitdevantelle,encastréentredeuxrangéesdemaisons.PourquoiFreyjal’avait-elledéposéeici?Ellegravitd’unpashésitantl’escalierquidonnaitsurunesuperbeporteàdorures.Uneplaqueàl’entréeindiquait:

CHÂTELLENIEDEMMEBERENILDE

Lejourdeleurarrivée,Thornlesavaitintroduitesparl’arrière-cour.Ophélieauraitdûsedouterquelemanoirpossédaituneentréeofficielle.Elleduts’asseoiruninstantsurunemarche.Sesjambesnelaportaientplus.Elleavaitbesoinaussideposersespensées.«Toutlemondedétestel’intendant»,avaitditArchibald.Ophélievenaitdemesureràquelpoint

c’étaitvrai.Cettehaineluiretombaitdéjàdessussansquelamoindrechanceluifûtdonnéed’existerparelle-même.ElleétaitlafiancéedeThorn,pointfinal,c’étaitdéjàtropauxyeuxdesautres.Ophélie sortit unmouchoir de samanche et souffla le sang qui lui restait dans le nez. Elle ôta

ensuite lesépinglesdesescheveuxpourrecouvrird’unépaisrideauses jouesmeurtries.Elleavaitvouluvoirlemondequil’attendait?Elleétaitservie.Laleçonétaitdouloureuse,maissavieseraitfaitedecettematière-là.Mieuxvalaitnepasporterdesœillères.Ophélieseleva,époussetasarobe,seprésentaàlaporteettiratroisfoislecordondelacloche.Un

cliquetisdemétalrésonnadel’autrecôté,signequequelqu’unactionnaitlepetitjudaspouridentifierlavisiteuse.Lavoixdumajordomelançades«madame!madame!»danslelointainet,auboutd’unlongsilence,Berenildeenpersonnevintluiouvrir.–Entrez.Nousprenionslethéenvousattendant.Cefuttout.Pasd’accusation,pasderéprimande.LevisagedeBerenildeétaittoutdevelours,mais

ilyavaitdelaraideursoussesbouclesd’oretsonamplepeignoirdesoie.Elleétaitbeaucoupplusfâchéequ’iln’yparaissait.Ophéliecompritquec’étaitcela,êtreunedamedumonde:recouvrird’undouxsourirelessentimentsvéritables.Ophéliefranchit leseuilets’introduisitdansunecoquettepetitepièceoùlesvitrauxposaientdes

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couleurs chaudes sur trois harpes et un clavecin. Interloquée, elle reconnut la salle de musique.Berenilde referma laporte sur cequ’Ophélie avait toujours cruêtreungrandplacardàpartitions.Existait-ild’autrespassagesentrelemanoiretlemondeextérieur?Avantqu’Ophélienepûtarticulerunmot,Berenildeenveloppasonvisagedans sesbellesmains

tatouées.Sesgrandsyeuxliquidess’étrécirentdansl’ombredescilstandisqu’elleexaminaitlesbleusàsesjoues.Soutenantceregard,conscientequ’illuifaudraittôtoutardrendredescomptes,Ophéliese laissa fairesansoser luidirequ’elle lui faisaitmal ;elleavaitunsacdenœudsà laplacede lanuque.Ellenes’étaitpasvuedansunmiroir,maislesprunellesfixesdeBerenildeendisaientlong.–Qui?demanda-t-elleseulement.–Freyja.–Allonsdans le salon,déclaraBerenilde sans sourciller.Vousallezdevoirvous entretenir avec

Thorn.Ophéliepassalesmainsdanssescheveuxpourlesramenerverslesjoues.–Ilestici?–Nousavonsappelél’intendancedèsquenousnoussommesaperçuesdevotredisparition.C’est

votreécharpequiadonnél’alerte.–Monécharpe?bredouillaOphélie.– Cette chose nous a réveillées au beaumilieu de la nuit en renversant tous les vases de votre

chambre.L’écharpeavaitdûêtreprisedepaniqueennelavoyantpasrevenir;Ophéliesesentaitbêtedene

pasyavoirpensé.Elleauraitappréciéunrépitavantd’affronterThorn,maiselledevaitassumerlesconséquences de ses actes. Elle suivit donc Berenilde sans rechigner. Dès qu’elle pénétra dans lesalon,latanteRoselineluifonditdessus.Elleressemblaitàunfantômeavecsapeaujaunepâle,sonpeignoirdenuitetsonbonnetblanc.–Maisquelgraindefoliet’estpasséparlatête?Sortirainsi,aubeaumilieudelanuit,sansmoi

pourtechaperonner!Tum’asrenduefolled’inquiétude!Tu…turaisonnescommeunetablebasse!Chaque reproche propageait des élancements dans la nuque d’Ophélie. La tante dut se rendre

comptequ’ellen’étaitpasdanssonassiette,carellelafitasseoirdeforcesurunechaiseetluicalaunetassedethéentrelesmains.–C’est quoi, cesmarques sur tes joues ?Tuas fait unemauvaise rencontre ?Quelqu’un t’a-t-il

violentée?BerenildepritdoucementlatanteRoselineparlesépaulespourlacalmer.–Pasparunhomme,sic’estcequivousinquiète,larasséréna-t-elle.Ophélieafaitconnaissance

avecsabelle-famille.LesDragonsontparfoisdesmanièresunpeusèches.–Desmanièresunpeusèches?répétalatante,suffoquée.Vousvousmoquezdemoi?Regardez

sonvisage!–Sivouslevoulezbien,madameRoseline,c’estàmonneveuquevotreniècedoitdesexplications.

Allonsnousteniruninstantdansl’antichambre.Commelesdeuxfemmesseretiraientdanslapiècevoisine, laportelaisséeentrouverte,Ophélie

remuamollement la cuillère dans son thé au citron.La silhouette deThorn se découpait devant lafenêtredusaloncommeunegrandeombreimmobile.Absorbédanssacontemplationduparc,ilnelui avait pas accordé un seul regard depuis qu’elle était entrée. Il portait un uniforme noir auxépaulettesdoréesquileguindaitencoreplusqu’ilnel’étaitdéjà.Probablementsonhabitdefonction.Au-dehors,lescouleursd’automneétaientinhabituellementéteintes.Ilpesaitsurlacrêtedesarbres

uncouvercledenuagessombresoùclignotaientdesfulgurations.Ilyavaitdel’oragedansl’air.Alors que Thorn se détachait de la fenêtre et approchait d’un pas lent,Ophélie perçut certaines

chosesavecuneacuitétouteparticulière:leséclairslumineuxsurletapis,latassechaudeentreses

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gants,larumeurenfiévréedelamaison.Néanmoins,lesilencedeThorn,entoiledefond,étaitbienplusobsédant.Ellelançasonregarddroitdevantelle.Sontorticolisl’empêchaitdesouleverlesyeuxjusqu’auxsiens,postés trophaut.Çal’ennuyaitdenepasvoir l’expressiondesafigure.Allait-il lagiflercommeFreyja?–Iln’estpasdansmeshabitudesderegretter,leprévintOphélie.DeThorn, elle s’étaitpréparéeàunblâme,àun scandale, àun soufflet, à tout, saufàcettevoix

redoutablementcalme:–Jenesaisispasbienlequeldemesavertissementsvousaéchappé.–Vosavertissements,cen’étaientquedesmotspourmoi.J’avaisbesoindevoirvotremondede

mesyeux.Ophélies’étaitlevéedesachaisepouressayerdeluiparlerenface,maisc’étaitimpossibleavecce

coucoincédevantunhommeaussigrand.Elle avait àprésentunevue imprenable sur lamontreàgoussetdeThorn,dontlachaînependaitàl’uniforme.–Aveclacomplicitédequiêtes-voussortie?–Devotreportearrière.Jel’aiapprivoisée.Lavoix lourdedeThorn,durciepar l’accent,avaitpousséOphélieà lui répondrehonnêtement ;

ellenetenaitpasàentraînerlesdomestiquesdanssafaute.Devantelle,lamainmaigres’emparadelamontreàgoussetetenouvritlecouvercled’unmouvementdupouce.–Quivousabrutaliséeetpourquelleraison?Le ton était aussi impersonnel que celui d’un chef de gendarmerie en cours d’enquête. Ces

questions n’étaient pas une marque de sollicitude, Thorn voulait simplement évaluer jusqu’à quelpoint Ophélie les avait compromis. Elle décida de ne pas mentionner sa rencontre avecl’ambassadeur.C’étaitsansdouteuneerreur,maiselleauraitétébienembarrasséedeluirestituerlateneurdeleurconversation.–JustevotresœurFreyja,dontj’aicroisélarouteparhasard.Ellenesemblepasapprouvernotre

mariage.–Demi-sœur,rectifiaThorn.Ellemehait.Jem’étonnequevousluiayezsurvécu.–J’espèrequevousn’êtespastropdéçu.LepoucedeThornrefermabrusquementlecouvercledesamontre.–Vousvenezdevousfairepubliquementremarquer.Ilnenousresteplusqu’àespérerqueFreyja

tiennesalangueetnedéclenchecontrenousaucunengrenagefâcheux.D’icilà,jevousrecommandeinstammentdefaireprofilbas.Ophélie remonta ses lunettes sur sonnez.À la façondontThornmenait son interrogatoire, elle

l’avaitcrutrèsdétaché.Elles’étaittrompée:cetincidentl’avaitbeaucoupcontrarié.– C’est votre faute, murmura-t-elle. Vous neme préparez pas suffisamment à ce monde enme

maintenantdansl’ignorance.EllevitlesdoigtsdeThornsecrisperautourdesamontre.LeretourdeBerenildedanslasallede

musiquedétournasonattention.–Ehbien?demanda-t-elledoucement.–Nousallonsdevoirchangerdestratégie,annonçaThornencroisantlesbrasdanssondos.Berenildesecouasesbouclettesblondesavecunpetitsourirededérision.Ellen’étaitniapprêtéeni

maquillée,etplusbellequejamaismalgrécela.–Àquitasœurpourrait-elleracontercequ’elleavu?ElleestfâchéeavectoutelaCitacielle.–Admettons que quelqu’un d’autre soit au courant et que la rumeur se répande. Si l’on saitma

fiancéeici,nousneconnaîtronspaslapaix.Thorn se retourna versOphélie.Elle ne pouvait pas lever les yeux jusqu’à lui,mais elle sentait

presqueleregardd’aciersursapeau.

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–Etpuis,c’estsurtoutdecetteimprudentequ’ilfautseméfier.–Queproposes-tu,alors?–Nousdevonsredoublerdevigilanceetluimettreunpeudeplombdanslatête.Ceseravouset

moi,àtourderôle.LesouriredeBerenildesetordit.–Sinousnousfaisonsrares,là-haut,çaattireralescuriosités.Nepenses-tupas?–Àmoins que ça ne soit justifié, rétorqua Thorn. Je crains,ma tante, que vous ne connaissiez

quelquescomplications.Quantàmoi,quoideplusnormalquedemerendredisponiblepourvous?Berenildeportainstinctivementlamainàsonventre.Soudain,Ophéliemitunmotsurtoutcequi

n’avait jamaiscesséde lui sauterauxyeuxdepuis sonarrivée ici.Cesvêtements lâches,cespetiteslassitudes,cettelangueur…LaveuveBerenildeattendaitunenfant.–C’estàluideveillersurmoi,chuchota-t-elled’unevoixblanche.Jeneveuxpasm’éloignerdela

cour.Ilm’aimeréellement,tucomprends?Thorneutuneexpressiondedédain.Detouteévidence,cesétatsd’âmel’excédaient.–Faroukacessédes’intéresseràvousetvouslesavezpertinemment.Ophélietombaitdesnues.L’espritdefamille?Cettefemmeétaitenceintedesonpropreancêtre?Berenildeétaitdevenueencoreplusblanchequelasoiedesonpeignoir.Elledutprendresurelle

pourserecomposer,traitaprèstrait,unvisageserein.–Soit,acquiesça-t-elle.C’esttoiquiasraison,mongarçon,commetoujours.Par-dessussonsourire,leregardqu’elleposasurOphélieétaitvenimeux.

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Lesgriffes

Àcompterdecejour,l’existenced’Ophéliedevintpluscarcéralequejamais.Luifurentinterditesles promenades en solitaire et les pièces du manoir avec de grands miroirs. On débarrassa sachambredesapsyché.Enattendantdepouvoirsedéroberauxexigencesdelacoursanséveillerlesméfiances,ThornetBerenildel’avaientplacéesoussurveillanceconstante.Ophéliedormaitavecunefemme de chambre près du lit, ne pouvait faire un pas sans avoir un domestique sur les talons etentendait la touxpoussivede lagrand-mère jusquederrière laportedescommodités.Pourne rienarranger,elleavaitlecoucoincédansuneminervedepuislesdeuxgiflesdeFreyja.Ophéliecomposaitavectoutescescontraintes,bongré,malgré.Thornluiavaitrecommandéde

faireprofilbasetson instinct luisoufflaitqu’ilavait raison,dumoinspour lemoment.Cequ’elleredoutaitleplusétaitencoreàvenir:leretourdesmaîtresaumanoir.Ellepressentaitquec’estlàquecommenceraitsavéritablepunitionpouravoirenfreintlesrègles.«Luimettreunpeudeplombdanslatête»,avaitditThorn.Qu’entendait-ilparlà?Unaprès-mididejanvier,Berenildesimulaunmalaisealorsqu’elleassistaitàunepiècedethéâtre

àlamode.Ellenes’étaitpasretiréechezellequetouteslesgazettesdelaCitaciellediffusaientdéjàdes rumeurs alarmistes.La favorite très éprouvéepar sagrossesse, titrait l’uned’elles.Encore unefaussecouchepourlaveuve!clamaitcyniquementuneautre.–Laissezdoncdecôtécessottises,madouceenfant,conseillaBerenildeen trouvantOphélieau

boudoir,absorbéedansunjournal.Elles’étenditvoluptueusementsuruneottomaneetréclamauneinfusiondecamomille.–Apportez-moiplutôtlerecueilsurlatable,là.Grâceàvous,jevaisdorénavantavoirtoutmon

tempspourlire!Berenildeavaitsoulignécediscoursd’unsouriresereinquidonnafroiddansledosàOphélie.L’atmosphère s’assombrit d’un coup. Au-dehors, les girouettes s’affolèrent sur les toits tandis

qu’unvent gonflé d’orage se levait.Unegoutte d’eau s’écrasa silencieusement contre unevitre duboudoir et, en l’espace de quelques secondes, l’épais rideau d’une averse s’abattit sur les jardins.Raidieparsaminerve,Ophéliesepostadevantunefenêtre.Celaluifaisaitétrangedevoirautantdepluietombersansfairelemoindrebruitniformerdeflaquesausol.Cetteillusion-làlaissaitvraimentàdésirer.–Queltempsmorose,mesaïeux!soupiraBerenildeentournantlespagesdesonrecueil.C’està

peinesij’arriveàlire.Elles’installaplusconfortablementsursonottomaneetsemassalespaupièresavecdélicatesse.–Madamesouhaite-t-ellequ’onallumeleslampes?proposaunvaletquiranimaitlefeudupoêle.–Non,negaspillezpaslegaz.Ah,jesupposequejenesuisplustoutejeune!J’envievotreâge,ma

chèrefille.–Ilnem’empêchepasdedevoirporterdeslunettes,murmuraOphélie.–Pourriez-vousmeprêtervotrevue?demandaBerenildeenluitendantl’ouvrage.Vousêtesune

lectricetrèsréputée,aprèstout!Sonaccent s’était fait plus sensuel, à croirequ’elle s’adonnait àunétrange jeude séduction sur

Ophélie.–Jenesuispascettesortedelectrice,madame.

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–Ehbien,vousl’êtesàprésent!Ophélie prit place sur une chaise et ramena ses cheveux derrière ses oreilles. Comme elle ne

pouvaitplierlecou,elleduthisserlelivreenhauteur.Ellejetauncoupd’œilàlacouverture:LesMœursdelatourdumarquisAdalbert.Latour?N’aurait-cepasplutôtdûêtrelacour?–Cesont lesmaximeset lesportraitsd’unmoraliste trèscélèbre là-haut, luiexpliquaBerenilde.

Toutepersonnebiennéedoitl’avoirluaumoinsunefois!–Cette«tour»,qu’est-cequec’est?Unemétaphore?– Pas le moins du monde, ma chère petite, la tour du seigneur Farouk est bien réelle. Elle

surplombelaCitacielle,vousn’avezpaspunepas laremarquer.C’est là-hautquelesgrandsdecemonde viennent visiter notre seigneur, que les ministres tiennent conseil, que les artistes les plusrenommés donnent leurs représentations, que lesmeilleures illusions se confectionnent ! Eh bien,cettelecture?Ophélieouvritlerecueiletlutunepenséeauhasard,surlesconflitsdelapassionetdudevoir.– Pardonnez-moi,mais je ne vous comprends pas bien, la coupaBerenilde. Pouvez-vous parler

plusfortetavecunaccentmoinsprononcé?Ophéliesutaussitôtenquoiconsisteraitréellementsapunition.Unpicotementfamilierluidonnait

trèsmalàlatête,exactementcommecelas’étaitproduitaveclasœurdeThorn.Descoussinsdesonottomane,lesourireauxlèvres,Berenildeseservaitdesonpouvoirinvisiblepourlacorriger.Ophélie força sur sa voix, mais la douleur se fit plus forte entre ses tempes et Berenilde

l’interrompitànouveau:– Ainsi, ça n’ira jamais ! Comment pourrais-je éprouver du plaisir à vous écouter si vous

grommeleztoujoursdansvoscheveux?–Vousperdezvotretemps,intervintRoseline.Ophélieatoujourseuuneélocutiondésastreuse.Assisedansunfauteuil, la tanteexaminaità la loupelespagesd’unevieilleencyclopédiequ’elle

avaitpiochéedansunebibliothèque.Ellenelisaitpas,elleseconcentraituniquementsurlaqualitédupapier.Detempsentemps,ellefaisaitglissersondoigtsuruneimperfection,unedéchirureouunetache d’humidité : la feuille était comme neuve après son passage. La tante Roseline s’ennuyaittellementaumanoirqu’ellerafistolaittousleslivresquiluitombaientsouslamain.Ophéliel’avaitmêmesurprise,avecunpincementaucœur,entrainderaccommoderlepapierpeintdelabuanderie.Satanteétaitcommeelle,aufond,ellesupportaitmalledésœuvrement.–Jepensequ’ilseraitbonpourvotrenièced’apprendreàs’exprimerensociété,déclaraBerenilde.

Voyons,chèrepetite,faitesuneffortetpoussezdoncsurvoscordesvocales!Ophélieessayadereprendresalecture,maissavisionsefaisaittrouble.Elleavaitl’impressionque

despointesluientraientdanslecrâne.Alanguiesursonottomane,Berenildel’observaitducoindel’œil avec ce sourire velouté qui ne la quittait pas. Elle savait qu’elle était responsable de sasouffranceetellesavaitqu’Ophélielesavait.«Elleveutmevoircraquer,réalisaOphélieencrispantlesmainssursonlivre,elleveutquejelui

demandeàhautevoixd’arrêter.»Ellen’enfitrien.LatanteRoseline,concentréesursonencyclopédie,ignoraitlapunitionquiétait

en train de se donner en silence. SiOphélie faiblissait, si elle trahissait sa douleur, sa tante seraitcapabledecommettreunebêtiseetd’êtrepunieàsontour.–Plusfort!ordonnaBerenilde.Àprésent,Ophélievoyaitdouble.Elleperdaitcomplètementlefildesalecture.– Si vous embrouillez le sens desmots, vous allez transformer ce petit bijou de spiritualité en

peluresdepommesdeterre,sedésolaBerenilde.Etcetaccentépouvantable,faitesdoncuneffort!Ophélierefermal’ouvrage.–Pardonnez-moi,madame.Jecroisquelemieuxestencored’allumerunelampepourquevous

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puissiezreprendrevotrelecture.Le souriredeBerenilde s’étiraplusencore.Ophélie songeaquecette femmeétaitpareille àune

rose.Souslevelourssecachaientdesépinesimpitoyables.–Leproblèmen’estpaslà,machèrefille.Unjour,lorsquevousserezmariéeàmonneveuetque

votrepositionseraplusaffermie,ilvousfaudrafairevotreentréeàlacour.Iln’yaaucuneplacelà-hautpourlesfaiblesd’esprit.–Maniècen’estpasunefaibled’esprit,décrétasèchementlatanteRoseline.Ophélienelesécoutaitqued’uneoreille,auborddelanausée.Ladouleursourdequis’étaitdilatée

danssatêtes’évadaitmaintenantverslanuqueenélancementsaigus.Un domestique apparut à point nommé dans l’encadrement de la porte et abaissa un plateau

d’argentversBerenilde.Surleplateau,unepetiteenveloppe.–CettechèreColombinevavenir,commentaBerenildeaprèsavoirdécachetélepli.Lesvisitesne

fontquecommencer,mon indispositionn’estpaspassée inaperçueetunefaussecoucheenraviraitplusd’une!Berenildeselevalangoureusementdesondivan,puisredonnadugonflantàsesbouclesd’or.– Madame Roseline, ma petite Ophélie, je vais aller m’apprêter. Ma convalescence doit être

crédible, ilme faut unmaquillage approprié.Un domestique va bientôt vous raccompagner à voschambres,vousn’enbougerezpastantquejerecevrai.Ophélie poussa un soupir de soulagement. La diversion avaitmis un terme à son calvaire. Elle

voyaitdenouveauclairetlemaldetêteavaitcessé.Elleauraitvraimentpucroires’êtreimaginécequ’ellevenaitdevivre,n’eûtétélanauséequiluiremuaitencoreleventre.Berenilde pencha sur elle son sourire lumineux et lui caressa la joue avec une tendresse

déconcertante.Ophéliesentitunfrissonluiparcourirlanuque,justesoussaminerve.–Faites-moiplaisir,madoucepetite.Mettezvotretempslibreàprofitpourtravaillervotrediction.–Nomd’unbigoudi,ellenemâchepassesmots!s’exclamalatanteRoselinelorsqueBerenildeeut

quittéleboudoir.Cettefemmeestplussévèrequ’iln’yparaîtdeprimeabord.C’estdeporterl’enfantd’unespritdefamillequiluimonteainsiàlatête?Ophélie jugea préférable de garder le fond de sa pensée pour elle. Sa marraine referma son

encyclopédie,posasaloupeetsortitdesépinglesd’unepochedesarobe.–Maisellen’apascomplètementtort,poursuivit-elleenrelevantlesbouclesbrunesd’Ophélie.Tu

esdestinéeàdevenirunefemmedumonde,ilfaudraitsoignertaprésentation.Ophélie laissa Roseline lui confectionner un chignon. Elle tirait sans doute trop fort sur ses

cheveux,maiscerituelsimple,untantinetmaternel,l’apaisapetitàpetit.–Jenetefaispastropmal?–Non,non,mentitOphélied’unepetitevoix.–Aveccecoubloqué,cen’estpascommodedetecoiffer!–Jepourraibientôtôtercetteminerve.Ophélie sentit sa gorge se nouer pendant que sa tante pestait contre ses nœuds. Elle savait que

c’étaittrèségoïstedesapart,maislapenséequecettefemmepartiraitunjourluiétaitintolérable.Sisècheet rude fût-elle,c’était la seulepersonnequi l’empêchaitdedevenir toute froideà l’intérieurdepuisleurarrivéeici.–Matante?–Mmmmh?marmonnaRoseline,uneépinglepincéeentresesdentschevalines.–Lamaison…çanevousmanquepastrop?La tante Roseline lui retourna un regard étonné et piqua la dernière épingle dans son chignon.

PrenantOphélieaudépourvu,ellelaserradanssesbrasetluifrottaledos.–Etc’esttoiquimeledemandes?

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Celaneduraqueletempsd’unerespiration.LatanteRoselinereculad’unpas,repritsonairguindéethouspillaOphélie:–Tunevaspasflanchermaintenant,toutdemême!Dunerf!Montredoncàcesnobliauxcequetu

vaux!Ophéliesentitsoncœurbattreplusfortentresescôtes.Ellenesavaitpasvraimentd’oùluivenaient

cesbattements,maisunsourireluimontajusqu’auxlèvres.–D’accord.La pluie tomba toute la journée, ainsi que le lendemain et le reste de la semaine. Berenilde ne

cessait de recevoir des visiteurs au manoir, confinant Ophélie et la tante Roseline dans leursappartements.Onleurmontaitleursrepas,maisonnesesouciaitguèredeleurdonnerdequoilireous’occuper.Lesheuresparurent interminablesàOphélie ;ellesedemandacombiende joursencoredureraitcedéfiléd’aristocrates.Quand elles prenaient le souper ensemble, tard le soir, Ophélie devait endurer les épines de

Berenilde. Charmante et délicate sur la première partie du repas, elle réservait ses flèchesempoisonnées pour le dessert. « Que cette fille est empotée ! » se lamentait-elle lorsque Ophélierenversait du pouding sur la nappe. « Vous êtes ennuyeuse à mourir ! » soupirait-elle dès qu’unsilenceseprolongeait.«Quandvousdéciderez-vousàbrûlercettehorreur?»sifflait-elleenpointantdu doigt son écharpe. Elle lui faisait répéter toutes ses phrases, raillait son accent, critiquait sesmanières, l’humiliait avecun savoir-faire remarquable.Et si elle jugeait qu’Ophélie ne fournissaitpas suffisamment d’efforts pour s’améliorer, elle lui soufflait desmigraines atroces dans le crânejusqu’àlafindurepas.CepetitcérémonialachevadeconforterOphéliedanssacertitude.Cen’étaientpaslàdestoquades

defemmeenceinte:c’étaitlevéritablevisagedeBerenilde.Du jour au lendemain, toutes les visites cessèrent au manoir. Ophélie, qui pouvait enfin se

dégourdirlesjambesdanslademeure,compritpourquoientombantsurlagazettedujour:M. Thorn a annoncé hier que son intendance serait fermée pour une durée indéterminée.

Plaignants, revoyez votre calendrier en conséquence ! Son secrétaire nous a fait savoir qu’il seretirera« le tempsnécessaire»auprèsde sa tante, favoriteparmi les favorites, dontondit que lasanté décline. M. Thorn serait-il un neveu plus prévenant qu’il n’en a l’air ? À moins que cetincorrigible comptable n’entende veiller à ce que les dispositions testamentaires de Berenilde luirestent favorables ? Nous laisserons à nos lecteurs le soin de se faire leur propre opinion sur laquestion.Ophélie sourcilla. Thorn n’était vraiment pas un homme populaire…À la seule annonce de sa

venueici,leslieuxs’étaientvidés.Libérée de sa minerve, elle se massa machinalement le cou. Si cela signifiait qu’elle pourrait

bientôt voir autre chose que les murs de sa chambre à longueur de temps, elle n’allait pas s’enplaindre.Àforcederestercloîtrée,elleavaitperdulesommeil.DèsqueBerenildeappritquesonneveuallaitarriversouspeu,ellesemontrasanspitiéavecles

domestiques.Ilfallaitaérerentièrementlademeure,changerlesliteries,battrechaquetapis,ramonertouteslescheminées,dépoussiérerlesmeubles.Ellesemontraitsipointilleuse,siintransigeantesurdesdétailsinsignifiantsqu’unejeunesoubrettefinitparéclaterensanglots.Ophélietrouvaitl’attitudede Berenilde incompréhensible : elle se donnait plus de mal pour accueillir son neveu que pourrecevoirdesinvitésdemarque.Cen’étaitpascommes’ilnevenaitjamaislavoir,non?Le jour suivant, tôt dans lamatinée,Thorn franchit l’entrée dumanoir. Ses bras étaient chargés

d’une telle pile de dossiers que c’était à se demander comment ce grand maigre pouvait encoreconserversonéquilibre.–Ilpleutchezvous,dit-ilenguisedebonjour.

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–Tuasemportétoutcetravailici?leraillagentimentBerenildequidescendaitl’escalier,unemainsurleventre.Jecroyaisquetudevaisveillersurmoi!–Veillersurvous,oui.Resterlesbrascroisés,non.Thorn lui avait répondud’unevoixmonocorde sansun regardpour elle. Il avait hissé sesyeux

plus haut, au sommet desmarches, là oùOphélie était occupée à rattacher les lacets de sa bottine.Quand elle s’aperçut que Thorn la fixait d’un air impassible, encombré de ses dossiers, elle luiadressa un poli signe de tête. Restait à espérer que cet homme ne lui réserverait pas le mêmetraitementqueBerenilde.Cematin-là, ils prirent le petit déjeuner tous ensemble. Revoir Thorn à cette table n’enchantait

guère la tante Roseline, aussi préféra-t-elle observer un silence de bon aloi. Ophélie, elle, étaitsecrètementauxanges.Pourlapremièrefoisdepuisuneéternité,Berenildeavaitoubliésonexistence.Elle était tout à son neveu, lui lançant des œillades charmeuses, le taquinant sur sa maigreur,

s’intéressant à son travail, lui rendant grâce de la tirer de son ennui. Elle ne paraissait pass’apercevoirqueThornrépondaitetmangeaitduboutdeslèvres,commes’ilsefaisaitviolencepournepasêtregrossier.EnvoyantBerenildes’animerdelasorte,lesjouesrosesdecontentement,Ophélieenfutpresque

amusée. Elle commençait à croire que cette femme avait le besoin viscéral d’être la maman dequelqu’un.L’atmosphèrechangeabrutalementquandThornouvritlabouche:–Vousêtessouffrante?Il s’était adressé non pas à sa tante, mais à sa fiancée. Il aurait été difficile à cet instant de

déterminerqui,deBerenilde,delatanteRoselineoud’Ophélie,futlaplusstupéfaite.–Non,non,finitparbredouillerOphélieencontemplantsonœufsurleplat.Ellesesavaitamaigrie,maisavait-elleàcepointmauvaiseminepourqueThornlui-mêmeenfût

choqué?–Tupenses,cettepetiteestchoyée!soupiraBerenilde.C’estplutôtmoi,ensomme,quim’épuiseà

luiinculquerunpeud’éducation.Tafiancéeestaussitaciturnequ’indocile.Thorndécochauncoupd’œilsoupçonneuxauxfenêtresdelasalleàmanger.L’aversetombaitsans

répit,posantsurlepaysageunvoileimpénétrable.–Pourquoipleut-il?C’étaitlaquestionlaplusbizarrequ’Ophélieavaitjamaisentendue.–Celan’estrien,assuraBerenildeavecunsourireenjôleur.Jesuisjusteunpeusurlesnerfs.Ophéliecontemplaalorsd’unregardneuflapluiequitambourinaitcontrelescarreauxsansfaire

debruit.Cetempsreflétait-illeshumeursdelapropriétaire?Thorndécrochasaservietteetselevadetable.–Encecas,vouspourrezreposervosnerfs,matante.Jeprendslarelève.Ophéliefutaussitôtpriéedeserendreavecsamarrainedanslabibliothèque.Celanelesravitpas

particulièrement ; après les toilettes, c’était l’endroit le plus glacial du manoir. Thorn avait déjàméthodiquementempilésesdossierssurunbureau,aufondde lapièce.Ilouvritgrandunefenêtrepuis,sansunmotpourcesdames,ilpliasesinterminablesjambesderrièresonbureauetseplongeadansl’étuded’unéchéancier.–Etnous?s’offusqualatanteRoseline.–Vousprenezunlivre,marmonnaThorn.Ilmesemblequecen’estpascequimanqueici.–Nepouvons-nouspasaumoinssortirunpeu?Nousn’avonspasmislespiedsdehorsdepuisune

éternité!–Vousprenezunlivre,répétaThornaveccetaccentdurquilecaractérisait.Excédée,latanteRoselines’emparafurieusementd’undictionnaire,sepostaleplusloinpossible

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deThorn,àl’autreboutdelasalle,etsemitàexaminerl’étatdupapier,pageaprèspage.Nonmoinsdéçue,Ophélie s’accoudaà la fenêtreet respira l’air inodoredu jardin.Lapluiequi

tombaitàversedisparaissaitaumomentderebondirsurseslunettes,commesil’illusionnepouvaitpousser plus loin ses limites. Il était vraiment étrange de se recevoir sur le visage une eau qui nemouillaitpas.Ophélietenditsamain;ellepouvaitpresquetoucherlesrosiersdevantelle.Elleauraitpréféréunvraijardinavecdevraiesplantesetunvraiciel,maisellebrûlaitd’envied’enjambercettefenêtre.Sapunitionn’avait-ellepasassezduré?ElleobservaThornducoindeslunettes.Tropàl’étroitderrièrelepetitbureau,lesépaulesvoûtées,

lefrontbas,sonneztranchantpenchésurundossier,ilparaissaitindifférentàtoutcequin’étaitpassalecture.Ophélieauraitpuaussibiennepasêtrelà.EntreBerenildequifaisaitunevéritablefixationsurelleetcethommequiparaissaitàpeineconscientdesonexistence,elleauraitdécidémentdumalàtrouversaplacedanscettefamille.Ophéliepritunouvrage,s’assitsurunechaiseetsebloquadèslapremièreligne.Iln’yavaitque

desœuvressavantesdanscettebibliothèque,ellen’encomprenaitpasuntraîtremot.Leregarddanslevague, elle caressa sa vieille écharpe, roulée en boule sur ses genoux, et laissa le temps coulerlentementsurelle.«Quemeveulentcesgens,àlafin?sedemanda-t-elle,perduedanssespensées.Ilsmefontassez

sentir que jene suispas à lahauteurde leurs attentes, alorspourquoi sedonnent-ils autantdemalpours’encombrerdemoi?»–Vousvousintéressezàl’algèbre?Ophélie se tournaversThornd’unairétonné,puismassasoncoudouloureux.Lesmouvements

brusques lui étaient déconseillés, mais elle s’était laissé prendre par surprise. Les coudes sur lebureau,Thornposait sur elleun regardaigu ; elle sedemandadepuis combiende tempscesyeuxmétalliquesladécortiquaientdelasorte.–L’algèbre?répéta-t-elle.Thornluidésignadumentonleprécisqu’elletenaitàlamain.–Oh,ça?Jel’aiprisauhasard.Elleramenasespiedssoussachaise,tournalapageetfitsemblantd’êtreconcentréesursalecture.

Berenildes’étaitsuffisammentmoquéed’elleavecLesMœursdelatour,elleespéraitqueThornnelatourmenterait pas avec les mathématiques. Un comptable comme lui devait être imbattable sur ceterrain.–Quesepasse-t-ilentrematanteetvous?Cette fois, Ophélie considéra Thorn avec le plus grand sérieux. Elle ne se faisait donc pas des

idées,cethommeessayaitréellementd’engagerlaconversation.Elleeutuncoupd’œilhésitantpoursamarraine ; la tante Roseline s’était assoupie, son dictionnaire sur les genoux. Ophélie prit sonécharpedanssesbras,reposaleprécisd’algèbresursonétagèreets’approchadubureaudeThorn.Elleleregardabienenface,luiassis,elledebout,mêmesielletrouvaitunpeuvexantderesterla

plus petite des deux. Cet homme était vraiment l’incarnation de l’austérité, avec cette figureexcessivementanguleuse,cescheveuxpâles tropbienpeignés,cesyeuxeffiléscommedesrasoirs,ces sourcils perpétuellement froncés, ces mains maigres qu’il croisait devant lui et cette bouchemaussade qui ne souriait jamais. Ce n’était pas précisément le genre de personne qui inspiraitd’embléel’enviedeseconfier.–Ilsepassequevotretantenemepardonnepasmonescapade,déclaraOphélie.Thornémitunreniflementironique.–C’estlemoinsquel’onpuissedire.Cetteaverseestsymptomatique.Ladernièrefoisqueletemps

s’estdégradéàcepointici,l’affaires’estconcluesurunduelàmortentrematanteetunecourtisane.J’aimeraisautantéviterdevousvoirenarriveràdetellesextrémités.

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Leslunettesd’Ophélieblêmirent.Unduelàmort?Cespratiquesdépassaientsonentendement.– Je n’ai aucune intention deme battre contre votre tante, le rassura-t-elle. Peut-être la cour lui

manque-t-elle?–PlutôtFarouk.Ophéliene savait pas cequi la choquait leplus : queBerenilde attendît un enfantde sonpropre

espritdefamilleouleméprisqu’elleavaitdécelédanslavoixdeThorn.CeFaroukinspiraitvraimentàsadescendancelessentimentslespluscontradictoires.Ellepassaunemainsongeusesursonécharpecommeelle l’aurait faitavecunvieuxchat.Etcet

homme,attabléenfaced’elle?Quedevait-ellepenserdelui,aufond?–Pourquoilesgensd’icivousdétestent-ils?IlyeutunéclairdesurprisedanslesyeuxincisifsdeThorn.Ilnes’étaitsansdoutepaspréparéà

unequestionaussidirecte.Ilsetutunlongmoment,lessourcilsfroncésàs’enfendrelefront,avantdedesserrerlesdents.–Parcequejenerespectequeleschiffres.Ophélienefutpasbiencertainedecomprendre,maisellesupposaqu’elledevraitsecontenterde

cetteexplicationpour l’instant.Elle trouvaitdéjàsurréalistequeThornse fûtdonné lapeinede luirépondre. Elle avait l’impression, peut-être trompeuse, qu’il ne lui était plus aussi hostilequ’auparavant.Çanelerendaitpasforcémentaimable,ilsemontraittoujoursaussirenfrogné,maisl’atmosphèreétaitmoinscrispée.Était-ceàcausedeleurdernièreconversation?Thornavait-ilprisenconsidérationcequ’elleluiavaitdit?–Vousdevriezvous réconcilieravecma tante, reprit-ilen rétrécissant lesyeux.Elleest la seule

personnedignedeconfiance,nevousenfaitessurtoutpasuneennemie.Ophélie s’accorda un instant de réflexion queThornmit à profit pour remettre le nez dans ses

papiers.–Parlez-moidupouvoirdevotrefamille,sedécida-t-elleàdemander.Thornlevalesyeuxd’unrapportetarqualessourcils.–Jesupposequevousentendezparlàlafamilledemonpère,maugréa-t-il.Commepersonnen’yfaisait jamaisallusion,Ophélieavaitparfois tendanceàoublierqueThorn

étaitl’enfantillégitimededeuxfamilles.Ellecraignituninstantd’avoircommisunimpair.–Oui…enfin…sivouspossédezcepouvoirvous-même,celavadesoi.– Pas sous sa forme la plus puissante, mais je le possède. Je ne peux pas vous en offrir une

démonstrationsansvousfairemal.Pourquoicettequestion?Ophélieéprouvaunvaguemalaise.IlyavaitunetensionsoudainedanslavoixdeThorn.–Cequem’afaitsubirvotresœur,jen’yétaispaspréparée.EllejugeapréférabledepassersoussilencelesmigrainesdeBerenilde,maisThornlapritdecourt

:–Matanteuse-t-elledesesgriffessurvous?Lesdoigtscroiséscontresonmenton,ilobservaitOphélieavecattention,dansl’expectative.C’était

sansdouteuneffetd’optique,maissacicatriceausourcilrendaitsonregardparticulièrementperçant.Embarrassée,Ophélienepouvaitpasrépondreàcettequestionpiège.Sielledisait«oui»,contrequiserait-ilréellementfâchéendéfinitive?contresatantedemalmenersafiancée?oucontresafiancéedetrahirsatante?Peut-êtreneserait-ilpasfâchédutoutetquec’étaitlàunesimplecuriositédesapart.–Parlez-moidesgriffes,éluda-t-elle.Uncourantd’airsefrottaàseschevilles.Ophélieéternuaàs’enfairemalauxosdetoutelanuque.

Aprèsunboncoupdemouchoir,ellejugeapluscorrectd’ajouter:–S’ilvousplaît.

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Prenantappuisursespoings,Thornarrachadubureausoncorpsàrallonge.Ilretroussajusqu’auxcoudeslesmanchesdesachemise.Sesbrasmaigresétaientsillonnésdecicatrices,pareillesàcellesqu’ilportaitauvisage.Ophélie

essaya de ne pas les regarder trop fixement, de peur de paraître impolie,mais elle était perplexe.Commentuncomptablequioccupaitunposteaussiimportantpouvait-ilêtreabîméàcepoint?–Commevouspouvezleconstater,ditThornd’unevoixmorne,jeneportepassurmoilamarque

distinctiveduclan.Cependant,jesuisl’exceptionquiconfirmelarègle:touslesnoblesenontune.Ayez toujours le réflexe de localiser le tatouage de chaque personne que vous croisez. C’estl’emplacementquicompte,paslesymbole.Ophélie n’était pas particulièrement expressive ; elle eut pourtant du mal à dissimuler son

étonnement.Thornavaitpris l’initiativede laconversation,etvoilàqu’il répondaitmaintenantauxquestions !Curieusement,çasonnait faux.Ceteffort semblaitcoûteràThorncommes’il se faisaitviolencepournepasreplongerdanssesdossiers.Cen’étaitpasparplaisirqu’ilsemontraitbavard;alorspourquoi?– Les Dragons portent la marque du clan aux mains et aux bras, enchaîna-t-il cependant,

imperturbable.Évitezdecroiserleurrouteetnerépondezjamaisàleursprovocations,sihumiliantessoient-elles.Nevousfiezqu’àmatante.Cela,c’étaitvitedit…OphéliecontemplalafenêtrequeThornavaitrefermée.Lafaussepluies’y

abattaitmaintenantdansunsilenceperturbant,sansjamaisylaisserlamoindretraînéed’eau.–Tortureràdistance,chuchota-t-elle,est-ceuneautresorted’illusion?–C’estbeaucoupplusbrutalqu’uneillusion,maisvousavezsaisileprincipe,grommelaThornen

consultant sa montre à gousset. Les griffes agissent comme un prolongement invisible de notresystèmenerveux,ellesnesontpasréellementtangibles.Ophélie n’aimait pas parler à quelqu’un sans voir son visage. Elle voulut hisser les yeux vers

Thorn,maiselleneputallerau-delàdesboutonsdesoncolofficier.Elleavaitgardédes raideursdanslanuqueetcethommeétaitinsolemmentgrand.–Lesbrutalitésdevotresœurm’ontparutrèstangibles,dit-elle.–Parcequesonsystèmenerveuxadirectementagressélevôtre.Sivotrecerveauestconvaincuque

lecorpssouffre,alorslecorpss’arrangerapourquecesoiteffectivementlecas.Thorn avait dit cela comme si c’était la plus élémentaire des évidences. Peut-être était-ilmoins

cassant,iln’avaitpasperdutoutecondescendancepourautant.–EtquandonestattaquéparunDragon,murmuraOphélie,jusqu’oùlecorpspeut-iljouerlejeu

ducerveau?–Douleurs,fractures,hémorragies,mutilations,énuméraThornsansétatsd’âme.Toutdépenddu

talentdeceluiquivousattaque.Ducoup,Ophélien’osaitplusdutoutregardersescicatrices.C’étaientlessiensquiluiavaientfait

ça ? Comment pouvait-il parler de talent ? Elle grignota les coutures de son gant. Elle ne sepermettaitgénéralementpasdelefairedevantquelqu’un,maislà,elleenavaitvraimentbesoin.Lescroquis d’Augustus lui revinrent comme une claque. Ces chasseurs au regard dur et arrogant,capablesdetuerdesBêtessansavoirrecoursàdesarmes,ilsseraientsanouvellefamille.Ophélienecomprenaittoutsimplementpascommentellepourraitsurvivreparmieux.–Jemesuremaintenantlaportéedevosparolesdansledirigeable,avoua-t-elle.–Vousavezpeur?Voilàquinevousressemblepas.Ophélie levaversThornunregardsurpris,maissoncouprotestaetelledutrebaisser la tête.Ce

qu’elleavaitentraperçudelui,toutefois,lalaissasongeuse.Lesyeuxderasoirl’observaientavecdelahauteuretdeladistance,maiscen’étaitpasréellementdelacondescendance.Plutôtunelointainecuriosité,commesicettepetitefiancées’avéraitmoinsinintéressantequ’onnes’yattendait.

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Ophélieneputs’empêcherdes’agacer.–Commentpouvez-vousprétendresavoircequimeressembleounon?Vousn’avezjamaisprisla

peined’essayerdemeconnaître.À cela,Thornne répondit rien.Le silencequi était brutalement tombé entre euxparut s’étirer à

l’infini.Ophéliecommençaità trouvergênantderesterplantéedevantcethomme,raidecommeunmonolithe,lesbrasballants,tropgrandpourqu’ellepûtvoirl’expressiondesafigure.Un bruit retentissant, au fond de la bibliothèque, la tira d’embarras. Le dictionnaire de la tante

Roselineavaitglissédesesgenouxets’étaitécrasésurleparquet.Laduègneseréveillaensursaut,promenantunregardhébétéautourd’elle.EllenetardapasàsurprendreThornetOphélieprèsdelafenêtre.–Qu’est-ce que c’est que cesmanigances ? s’indignat-elle.Veuillez reculer d’un pas,monsieur,

vousvousteneztropprèsdemanièce!Vousfereztoutcequebonvoussemblelorsquevousserezunisparleslienssacrésdumariage.

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L’oreille

– Asseyez-vous. Levez-vous. Asseyez-vous…Non, pas ainsi. Nous avons répété ce mouvementcentfois,machèrefille,est-ilsidifficilepourvousdelemémoriser?Berenilde se posa sur une bergère du salon, animée par cette grâce naturelle qui enveloppait

chacundesesgestes,etseremitdeboutaveclamêmefluidité.–Ainsi.Vousnepouvezpasvouslaissertombercommeunsacdecharbon,vousdevezêtreaussi

harmonieuse qu’une partition musicale. Asseyez-vous. Levez-vous. Asseyez-vous. Levez-vous.Asseyez-vous.Non,non,non!Troptard,Ophélieétaittombéeàcôtédesachaise.Àforcedes’asseoiretdeserasseoir,elleavait

attrapéletournis.–Accepteriez-vous,madame,quenousnous en tenions là ?demanda-t-elle en se relevant.Nous

pratiquonscetexercicedepuistroplongtempspourquejeleréalisecorrectement.Berenildehaussasessourcilsparfaitementépilésetagitasonéventailavecunsouriremalicieux.–J’aiobservéunebelleaptitudechezvous,monenfant.Vousêtestrèsfortepourdissimulervotre

insolencesousdepetitsairssoumis.–Jecroispourtantn’êtreniinsolentenisoumise,repartitcalmementOphélie.–Berenilde,laissecettepauvreenfantsouffler!Tuvoisbienqu’ellenetientplusdebout.Ophélieadressaunsourirereconnaissantàlagrand-mère,occupéeàtricoterprèsdelacheminée.

La vieille dame était aussi indolente et aussi silencieuse qu’une tortue,mais quand elle intervenaitdansuneconversation,c’étaitsouventpourprendresadéfense.Defait,Ophélieétaitrompuedefatigue.Berenildel’avaitsortiedulitàquatreheuresdumatin,par

foucade,prétextantqu’ilfallaitimpérativementtravaillersonmaintien.Ellel’avaitobligéeàavanceravecunlivreenéquilibresurlatête,luiavaitfaitmonteretdescendrelesescaliersdumanoirjusqu’àêtre satisfaite de sa démarche, et cela faisait plus d’une heure qu’elle s’acharnait sur sa tenue enchaise.Depuisqu’ellenerecevaitplusdevisiteurs,Berenildeconsacraitsesjournéesàrefairel’éducation

d’Ophélie : sa façon de se tenir à table, de choisir ses robes, de servir le thé, de faire descompliments, d’articuler ses phrases… Elle l’étouffait tellement de recommandations qu’Ophélien’enretenaitpaslamoitié.–C’estentendu,maman,soupiraBerenilde.Jesuiscertainementpluslasseencorequecettechère

petite.Luiinculquerlesbonnesmanièresn’estpasdetoutrepos!Ophélie songea que Berenilde se fatiguait inutilement, qu’elle ne serait jamais une fiancée

caressante, gracieuse et spirituelle, et qu’il y avait des choses autrementplus importantesdont elleaurait dû l’instruire.Elle n’en dit rien, évidemment.DésapprouverBerenilde ne l’aiderait pas à seréconcilieravecelle.OphéliegardaitplutôtsesquestionspourThorn,lorsqu’ildaignaitleverlenezdesesdossiersou

raccrocherletéléphone,c’est-à-diretrèsrarement.Letonqu’ilemployaitpours’adresseràelleétaitun peu forcé, mais il ne l’éconduisait jamais. Ophélie en apprenait chaque jour davantage sur lagénéalogie des Dragons, leurs us et coutumes, leur extrême susceptibilité, les gestes qu’il fallaitéviterdevanteuxetlesmotsquinedevaientpasêtreprononcésenleurprésence.Leseulsujetquin’étaitjamaisabordé,niparOphélieniparThorn,c’étaitleurmariage.

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–Pouvez-vousmepasserlescigarettes,mafille?Vouslestrouverezsurlacheminée.Berenilde s’était assise au fond d’un fauteuil, près de la fenêtre toute noire d’orage. Lesmains

poséessurunventrequines’arrondissaitpasencore,elleressemblaitàunefuturemamanépanouie.C’était une image trompeuse, Ophélie le savait. Berenilde portait l’enfant d’un seigneur qui nes’intéressaitplusàelle.Sous lebeauvisagedeporcelainesecachaientdudésarroiamoureuxetunorgueilmortellementblessé.D’unetapeamicaledelamain,BerenildedésignalesiègevoisinàOphéliequandelleluiapporta

sescigarettes.–Jereconnaisavoirétéunpeustricte,cesdernierstemps.Venezdoncvousreposerauprèsdemoi.Ophélie aurait préféré prendre un bol de café en cuisine, mais elle ne pouvait faire autrement

qu’obéir aux caprices de cette femme. À peine fut-elle assise que Berenilde lui tendit son étui àcigarettes.–Prenez-enune.–Sansfaçon,déclinaOphélie.–Prenez-enune,vousdis-je!Lesfumoirssontdeslieuxdesociabilitéincontournables,vousdevez

vousypréparerdèsàprésent.Ophélieattrapaunecigaretteduboutdesdoigts,incertaine.SilatanteRoselinelavoyait,elleserait

certainementtrèscontrariée.Laseuleetuniquefoisoùelleavaitfumédutabac,elleavaitonzeans.Elle en avait pris juste une bouffée à la pipe de son père et elle avait ensuite étémalade toute lajournée.–Retenezbienceci,ditBerenildeeninclinantsonfume-cigaretteverslaflammed’unbriquet.Siun

homme se tient près de vous, c’est à lui d’allumer votre cigarette. Aspirez lentement la fumée etdiffusez-la discrètement dans l’atmosphère, comme ceci. Ne la soufflez jamais au visage dequelqu’un,çasetermineraitenduel.Essayezunpeupourvoir?Ophélie toussa,cracha, larmoya.Sacigarette luiéchappadesdoigts,elleeut juste le tempsde la

récupéreravantquesonécharpeneprîtfeu.Elledécidaqueceseraitsadernièretentative.Berenildeéclatad’unrirecristallin.–N’ya-t-ilpasuneseulechosequevoussachiezfaireconvenablement?LeriredeBerenildes’éteignitsurseslèvres.Ophéliesuivitsonregardentoussotant,au-delàdes

portesouvertesdusalon.Dresséaumilieuducouloir,ducourrieràlamain,Thornassistaitàlascènesansmotdire.–Viens te joindreànous,proposaBerenilded’unevoixonctueuse.Pourunefoisquenousnous

amusonsunpeu!Ophélie,elle,nes’amusaitpastellement;elleavaitmalauxpoumonsd’avoirtroptoussé.Thorn

restafidèleàlui-même,raidedelatêteauxpieds,aussisinistrequ’unemployédepompesfunèbres.–J’aidutravail,marmonna-t-ilens’éloignant.Sonpaslugubreseperditaufondducouloir.Berenildeécrasasacigarettedanslecendrierd’unetablebasse.Legestetrahissaitdelacontrariété.

Mêmesonsourireavaitperdudesonvelouté.–Jenereconnaispluscegarçon.Ophélie essayadecalmer sonécharpe,qui sedébobinaitde soncoucommeun serpent en fuite.

L’incidentdelacigarettel’avaitaffolée.–Encequimeconcerne,jeneletrouvepastrèsdifférentded’habitude.LesyeuxlimpidesdeBerenildeseperdirentà travers lafenêtre,dans lesnuagesgorgésd’orage

quipesaientsurleparc.– Que ressentez-vous pour lui ? murmura-t-elle. Je me flatte de savoir percer les émotions de

n’importequelvisage,maislevôtredemeureunmystèrepourmoi.

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–Riendeparticulier,réponditOphélieenhaussantlesépaules.Jeconnaistroppeucethommepouravoirlamoindreopinionsurlaquestion.–Sottises!D’un mouvement du poignet, Berenilde déploya son éventail comme si elle se consumait de

l’intérieur.– Sottises, reprit-elle plus posément. On peut aimer d’un seul regard. D’ailleurs, on ne s’aime

jamaissibienquequandonseconnaîtfortmal.Des paroles bien amères, mais Ophélie n’était pas suffisamment sentimentale pour se sentir

concernée.–Jenesuispaspluséprisedevotreneveuqu’ilnel’estdemoi.Berenilde laconsidérapensivement.Sesbouclettesblondes,quidansaientcommedes flammesà

chaquemouvement de son visage, s’étaient figées. Prise dans le faisceau implacable de ce regard,Ophélie se sentit soudain l’âme d’une brebis jetée entre les pattes d’une lionne. Ses migrainesreprirentdeplusbelle.Elleeutbeauessayerdeseconvaincrequecettedouleurn’étaitpasréelle,quec’étaitl’espritdeBerenildequiparasitaitlesien,çaluifitquandmêmemal.Dequoicettefemmelapunissait-elleréellement,aufond?–Faitescequevousvoulezdevotrecœur,mafille.J’attendsuniquementquevousremplissiezvos

devoirsetquevousnenousdéceviezpas.«Ellenemepunitpas,réalisaalorsOphélie,lespoingsserréssursarobe,elleveutmedompter.

C’estmonindépendanced’espritquil’inquiète.»Aumêmeinstant,letimbred’unesonnetteretentitdanslemanoir.Unvisiteurs’annonçait.Quique

cefût,Ophélielelouaintérieurementpourcettevenueprovidentielle.Berenilde s’empara d’une clochette sur la table basse et l’agita. Il y en avait de semblables sur

chaquemeubledumanoir,afindepouvoirsolliciterundomestiquedepuisn’importequellepièce.Uneservanteseprésentaaussitôtsurunerévérence.–Madame?–OùestMmeRoseline?– Dans le cabinet de lecture, madame. Elle était très intéressée par la collection de timbres de

madame.Déridée,Ophéliesongeaque tantqu’ilyauraitdupapierdanscettemaison,sousquelque forme

quecefût,latanteRoselinetrouveraitdequois’occuperlesmains.–Qu’onveilleàcequ’elleyresteletempsquejereçoive,ordonnaBerenilde.–Oui,madame.–Etraccompagnecetteenfantdanssesquartiers,ajouta-t-elleavecunsignedelamainendirection

d’Ophélie.–Bien,madame.Comme une petite fille qui n’aurait pas été sage, Ophélie fut enfermée à double tour dans sa

chambre. C’était lemême cérémonial chaque fois que quelqu’un se présentait au domaine. Autants’armerdepatience.QuandBerenilderecevait,celapouvaitdurerdesheures.Ophélie taquinaitsonécharpe,quise tortillait joyeusementsur le tapis, lorsque lesgloussements

desservantesluifirentdresserl’oreille:–C’estM.Archibald!–Tul’asvu,detesyeuxvu?–J’aimêmeprissonchapeauetsesgants!–Oh!Pourquoicen’estjamaisàmoiquedetelleschosesarrivent?Ophélieplaquasonoreillesurlaporte,maislespasprécipitéss’éloignaientdéjà.Était-ilpossible

quecefûtl’Archibalddujardind’été?Elleentortillasescheveuxautourdesesdoigts.Ensupposant

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quecefûtlui,quesepasserait-ils’ilévoquaitsarencontreavecuneAnimisteenpleinefêtemirage?«Berenildemelacéreraàcoupsdegriffes,conclutOphélie.Etsij’enréchappe,Thornnerépondra

plusjamaisàmesquestions.Dansquellesoupièresuis-jealléememettre?»Ellefitlescentpasdanssachambre.Denepassavoircequisetramaitdanssondos,encemoment

même,luimettaitlesnerfsàvif.Elletrouvaitdéjàl’atmosphèreirrespirabledepuissonescapade,ellenetenaitpasàcequesarelationavecsabelle-famillesedégradâttoutàfait.N’ytenantplus,elletambourinaàlaportedesachambrejusqu’àcequequelqu’unvîntluiouvrir.–Oui,mam’zelle?Ophélie eut un soupir de soulagement.C’étaitPistache, sa femmede chambre.Cette adolescente

étaitleseulmembredupersonnelquisepermettaitquelquesfamiliaritéslorsquelesmaîtresn’étaientpasdanslesenvirons.–Ilfaitunpetitpeufroiddansmachambre,ditOphélieavecunsouriredésolé.Serait-ilpossible

d’allumerunfeu?–Poursûr!Pistacheentra,refermalaporteàclefetôtalagrilledelacheminée.–J’aicrucomprendrequeMmeBerenilderecevaitunvisiteurimportant?soufflaOphélieàvoix

basse.Pistacheplaçadesbûchesdansl’âtreetluidécochaunregardpétillantpar-dessussonépaule.–Oui-da!chuchota-t-elled’unevoixexcitée.M’sieurl’ambassadeurestici!Etpisc’estunsacré

épatementpourmadame.D’ungestecoquet,elleépinglasonbonnetdedentelledefaçonàluiredonnerunpeud’allure.–Ah,là,là,mam’zelle!Nevousenapprochezjamais,ilauraittôtfaitdevousmettredanssonlit.

Etpisonm’aditquemêmemadamen’apasétécapabledeluirésister!L’accent trèsprononcéde l’adolescente, fraîchementarrachéedesaprovince,empêchaitOphélie

de la comprendre parfaitement, mais elle avait saisi l’essentiel. C’était bien l’Archibald qu’elleconnaissait.Elle s’agenouilla près de Pistache, devant le feu qui commençait à prendre dans une délicieuse

odeurderésine.–Dites-moi,nepourrais-jeassisteràl’entretienentreMmeBerenildeetcetambassadeur?Entoute

discrétion,biensûr.Pistachegrimaça.Ellenonplus,ellenecomprenaitpastoujourssonaccent.QuandOphélierépéta

pluslentement,ellepâlittellementquesestachesderousseurressortirentcommeunfeud’artifice.–J’peuxpas!SiMadameapprendquejevousailaisséesortirsanspermission,j’suismorte!J’suis

vraimentdésolée,mam’zelle,soupiraPistache,j’medoutequevousdevezcreverdesolitudeici.Etpis, vous me traitez avec respect, vous me donnez du « vous », vous me prêtez une oreillebienveillante,maisfautmecomprendre…j’peuxpas,c’esttout!Ophéliesemettaitàsaplace.Berenildeneplaisantaitpasaveclafidélitédesesdomestiques.Qu’un

seulparmieuxlatrahîtetilsseraientsansdoutetouspendus.–Cedontj’aibesoin,c’estjusteunmiroir,déclara-t-ellealors.Lasoubrettesecouasesnattesd’unairnavré.–J’peuxpas!Madamevousainterdit…–Lesglaces,oui.Paslesmiroirsdepoche.Jenepourraispassortirdecettechambreparunmiroir

depoche,n’est-cepas?Pistachesemitaussitôtdeboutetépoussetasontablierblanc.–Juste.J’vaisvouschercherçatoutdesuite!Quelques instants plus tard, Pistache revint avec un miroir à main, une véritable œuvre d’art

sculptéeenargentetcercléedeperles.Ophélielepritavecprécautionets’assitsursonlit.Cen’était

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pascequ’ilyavaitdepluscommode,maisçaferaitl’affaire.–Où,àvotreavis,MmeBerenildeest-elleentrainderecevoirl’ambassadeur?Pistacheplongea lespoings au fonddespochesde son tablier, ungestedésinvoltequ’ellene se

seraitjamaispermisdevantsesmaîtres.–Uninvitédemarque,c’esttoujoursausalonrouge!Ophéliesereprésentadonclesalonrouge,ainsibaptisépoursesmagnifiquestapisseriesexotiques.

Il y avait deux glaces là-bas, l’une au-dessus de la cheminée et l’autre au fond d’un argentier. Lasecondeseraitlacachetteidéale.– Excusezmon indiscrétion,mais vous allez en faire quoi, dumiroir ? demanda Pistache, très

intriguée.Ophélieluisourit,posaundoigtsursaboucheetretiraseslunettes.–Çaresteraentrenous,n’est-cepas?Jevousfaisconfiance.SouslesyeuxstupéfaitsdePistache,Ophélieposalemiroircontresonoreillejusqu’àcequ’ill’eût

entièrementengloutie.L’oreilleémergeaàl’intérieurdel’argentierdusalonrouge,àl’autreboutdumanoir.Ophéliereconnutaussitôtlavoixbadined’Archibald,àdemiétoufféeparlavitredumeuble:– …tesque Mme Séraphine qui aime à s’entourer d’éphèbes. Sa petite fête fut exquisément

décadente,maisvotregraindeselmanquait!Nousvousavonsregrettée.Archibaldsetut.Untintementdecristal.Ondevaitluiremplirsonverre.–Toutcommenousvousregrettonsàlacour,poursuivit-ilbientôtd’untonsuave.La voix de Berenilde s’éleva à son tour, mais elle parlait trop doucement pour qu’Ophélie pût

l’entendre,mêmeensebouchantl’autreoreille.Devantelle,Pistacheétaitébahie.–Nemeditespas,mam’zelle,quevousentendezcequisecauseenbas!Sonmiroir tenu comme un cornet de téléphone,Ophélie lui fit signe de ne pas faire de bruit :

Archibaldétaitentraindedonnerlaréplique.– Je sais cela et c’est précisément la raison dema venue ici aujourd’hui. Les gazettes vous ont

dépeinteendestermessialarmantsquenousvouscroyionsàl’agonie!NotreseigneurFarouk,quin’estpourtantpasdugenreàsesoucierd’autrechosequesonplaisir,montredessignesd’inquiétudeàvotresujet.Unsilence.Berenildedevaitluirépondre.– Je sais que ces torchons exagèrent toujours, fit la voix d’Archibald, surtout quand c’est la

jalousiequis’exprimeàtraverseux.Jemedoiscependantdevousparlersansfard.Vousn’êtesplusune toute jeune femme et un accouchement, à votre âge, peut s’avérer hasardeux. Vous êtes enpositiondevulnérabilité,Berenilde.Votredomaine,pourconfortablequ’ilsoit,n’ariend’uneplaceforte et un domestique, ça se corrompt facilement. Sans évoquer tous ces poisons qui circulentactuellementsurlemarché!Cettefois,lorsqueBerenildeintervint,Ophéliesaisitàlavolée«merci,mais»et«neveu».–Thornnepeutpasêtreàvoscôtésjouretnuit, lagrondagentimentArchibald.Etjenedispas

celadansvotreseul intérêt.L’Intendancedoit rouvrirsesportes.Tropd’affaires traînentdevant lestribunaux, lamiliceprovinciale se laissealler, les courriers circulent sansaccord, les contrôles seraréfientettoutlemondeescroquetoutlemonde.Hierencore,leConseildesministresdénonçaitcesdysfonctionnements.Peut-êtreétait-cesouslecoupdel’irritation,maislavoixdeBerenildedevintbienplusdistincteà

l’intérieurdel’argentier:–Ehbien,déléguez!MonneveunepeutpastenirseullaCitacielleàboutdebras.–Nousenavonsdéjàparlé,Berenilde.–Quecherchez-vous,ambassadeur?Sijenevousconnaissaispas,jediraisquevousessayezde

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m’isoler…oudemepousseràmedéfairedemonenfant.Lerired’Archibaldéclatasifortqu’Ophélieensursauta.–Berenilde!Pourquellesorted’odieuxpersonnagemeprenez-vous?Moiquipensaisquenous

nouscomprenionsbien,vousetmoi.Etpuisàquoirimecet«ambassadeur»,n’ai-jepastoujoursétéArchibald,etrienqu’Archibald,pourvous?Unbrefsilenceseposasurlesalonrouge,puisArchibaldpoursuivitd’untonplussérieux:–Ilestévidemmenthorsdequestionquevousécourtiezvotregrossesse.Cequejevoussuggérais,

enfait,c’étaitdevenirvousinstallerchezmoietdelaisserThornréintégrersonIntendance.Jemefaisundevoirpersonneldeveillersurvousetsurl’enfantquevousportez.Ophélieécarquillalesyeuxderrièreseslunettes.BerenildechezArchibald.Thornàl’Intendance.

LatanteRoselineetelleresteraient-ellesdoncseulesaumanoir?–J’aipeurdedevoirdéclinervotreproposition,ditBerenilde.–Etmoi,j’aipeurdedevoirvousl’imposer.C’estunordreduseigneurFarouk.Aunouveausilencequis’ensuivit,Ophélien’eutaucunmalàimaginerl’émotiondeBerenilde.–Vousmeprenezaudébotté.M’autorisez-vousàconvoquermonneveu?–J’allaisvousledemander,machère!Denouveau,lepasdeBerenildes’éloignaaupointderendreinaudiblessesparoles,maisOphélie

avaitentendulesoncaractéristiqued’uneclochette.Berenildedistribuaitsesordres.ArchibaldeutàpeineletempsdedébiterdesbanalitésqueThornentraitàsontourdanslesalonrouge.–Monsieurl’ambassadeur.Au seul son de ces mots, prononcés sur un ton glacial, Ophélie visualisa des yeux tranchants

commedumétal.ThorndétestaitArchibald,ellelesutd’instinct.–Notre indispensable intendant ! s’exclamaArchibald avec une intonation fondante d’ironie. Je

n’ai guère encore eu l’occasion de vous féliciter pour vos fiançailles !Nous nous languissons deconnaîtrel’heureuseélue.Ilavaitdûselever,Ophéliel’entendaitsousunanglelégèrementdifférent.Samains’étaitcrispée

autourdumiroir.Unmotdetraversdanslabouchedecethommeetjamaispluselleneconnaîtraitlapaix.–Mafiancéeesttrèsbienoùellesetrouvepourlemoment,rétorquaThornd’unevoixdeplomb.–Jesupposequeoui,susurraArchibald,doucereux.Ce fut tout. Il n’ajouta rien d’autre, ne fit aucune allusion à leur rencontre. Ophélie peinait à y

croire.– Venons-en au fait, enchaîna-t-il joyeusement. Monsieur l’intendant, vous êtes sommé de

reprendrevosfonctionsséancetenante.LaCitaciellesedisperseàtouslesvents!–C’esthorsdequestion,déclaraThorn.–C’estunordre,rétorquaArchibald.–Jen’aiquefairedevosordres.J’entendsresterauprèsdematante jusqu’àlanaissancedeson

enfant.–Cen’estpasunordredemoi,maisduseigneurFarouk.J’assureraimoi-même,sursademande,

lasécuritédevotretante.Unsilence interminableemplit l’oreilled’Ophélie.Elle était si absorbéepar cequ’elle entendait

qu’elleenoubliaitcomplètementlaprésencedePistacheenfaced’elle,brûlantedecuriosité.–Qu’est-cequ’ilsdisent,mam’zelle?Qu’est-cequ’ilsdisent?– Jeprésumequ’aucun recoursn’est envisageable, finit par articuler lavoixdeThorn avecune

extrêmeraideur.– Aucun, en effet. Prenez vos dispositions dès aujourd’hui. Berenilde, vous vous rendrez au

Clairdelunecesoir.Unbalseraorganiséenvotrehonneur!Madame,monsieur,jevoussouhaitele

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bonjour.

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Mime

Ophélie resta immobile et silencieuseun longmoment, sonoreille suspenduedans levaisselier.Elleserenditàl’évidence,iln’yavaitpluspersonneausalonrouge.Ellereposalemiroirsurlelit.Ilpesaittellementlourdqu’elleenavaitmalaupoignet.–Alors,mam’zelle?demandaPistacheavecunsouriremutin.Vousavezentenduquoi?–Ilvayavoirduchangement,murmuraOphélie.–Duchangement?Quelchangement?–Jenesaispasencore.Ophélie avait un mauvais pressentiment. Thorn et Berenilde ne prendraient pas le risque de la

laisserseuleaumanoir,ilsneluifaisaientpasassezconfiancepourça.Quelsortluiréserverait-on?–Mam’zelle!Mam’zelle!Venezvoir!Pistachebondissaitde joiedevant la fenêtre,sesnattesdansantsursesépaules.Ophéliebattitdes

paupièressousseslunettes,éblouie.Unsoleilresplendissantétaitentraindepercerlesnuagesdesesflèchesd’or.Lecieldevint sibleu, lescouleursduparc si flamboyantes,queçaen faisaitmalauxyeuxaprèstoutecettegrisaille.Ophélieendéduisitqu’aumoinsBerenilden’étaitplusfâchéecontreelle.Onfrappaàlaporte.Ophéliesedépêchadecacherlemiroiràmainsousunoreilleretfitsigneà

Pistachequ’ellepouvaitouvrir.C’étaitThorn.Ilentrasanscérémonie,poussaPistachedanslecouloiretrefermalaporte.Iltrouva

Ophélie assise dans un fauteuil, un livre à la main, son écharpe sur les genoux. Elle n’était passuffisamment bonne comédienne pour feindre la surprise, aussi se contenta-t-elle d’escalader desyeuxlasilhouetteinterminablequisedressaitdevantelle.–Letempsachangé,constata-t-elle.Thorn seplantadevant la fenêtre, rigide commeun chevalet, lesmains croiséesdans ledos.La

lumièredujoursemblaitrendresonprofilpluspâleetplusanguleuxqu’ilnel’étaitdéjà.–Nousvenonsderecevoirunevisitedéplaisante,lâcha-t-ilduboutdeslèvres.Enfait,lasituation

pourraitdifficilementseprésenterplusmal.Ophélie s’étonnade voir soudainThorn enbleu, puis elle comprit que c’étaient ses lunettes qui

avaientpriscetteteinte.Lebleuétaitlacouleurdel’appréhension.–Expliquez-vous.–Vouspartezcesoir.Ils’exprimaitd’untonbrusqueetsaccadé.Ophélieavaitd’abordcruqu’ilregardaitparlafenêtre,

maisiln’enétaitrien.Sonœilgrisétaitfigédefureursouslesourcilbalafré.Lacolèrelesuffoquait.Elleirradiahorsdelui,transperçantlefrontd’Ophéliedemillepiqûresd’aiguille.C’étaitdécidémentunemaniefamilialedesepasserlesnerfssurlacervelledesgens.–Où?souffla-t-elle.–Danslenidd’unvautourdénomméArchibald.C’estnotreambassadeuretlebrasdroitdeFarouk.

Vousyaccompagnerezmatantejusqu’autermedesagrossesse.Assise dans son fauteuil, Ophélie avait l’impression que les coussins, le rembourrage et les

ressortssedérobaientsouselle.SiArchibaldlavoyait,illatrahiraitdevanttoutlemonde.–Maispourquoi?balbutia-t-elle.N’étais-jepascenséeêtretenueausecret?

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D’ungesteexcédé,Thorntiralestenturesdelafenêtrecommesitoutecettelumièrel’agressait.– Nous ne pouvons pas faire autrement. Vous et votre chaperon vous ferez passer pour des

membresdenotredomesticité.Ophélie contempla le feu qui crépitait dans la cheminée. Même si elle se grimait en servante,

Archibald la reconnaîtrait et dénoncerait son imposture. Il l’avait immédiatement repérée au beaumilieud’unbalcostumé:cethomme-làavaitunsensdel’observationdiabolique.–Jeneveuxpas,déclara-t-elleen refermantson livre.Nousnesommespasdespionsquevous

pouvezmanipuleràvotreguise,monsieur.Jesouhaiteresteraumanoiravecmatante.Pourlapeine,Thornfitdescendresurelleunregardinterdit.Ophéliecrutuninstantqu’ilallaitse

mettreencolèreet lâchersesgriffessurelle,mais ilsecontentad’aspirerbruyammentpar lenez,impatient.–Jenecommettraipasl’erreurdeprendrevotrerefusàlalégère.Ilvautmieuxvousconvaincre

quevouscontraindre,jemetrompe?Ophéliehaussa lessourcils,priseaudépourvu.Thorns’emparad’unechaiseets’assitàquelque

distancedufauteuil,sesarticulationsplianttantbienquemallesjambestropgrandes.Ilposasescoudessursesgenoux,juchasonmentonsursespoingsetplantasesyeuxmétalliques

toutaufonddeslunettesd’Ophélie.–Jenesuispasungrandbavard,dit-ilenfin.J’aitoujoursconsidéréqueparlerétaitunepertede

temps,mais,j’espèrequevousl’aurezremarqué,j’essaied’alleràl’encontredemanature.Ophélietapotanerveusementlacouverturedesonlivre.OùThornvoulait-ilenvenir?–Vousn’êtespasunepipelettenonplus,enchaîna-t-ilavecsonaccenttropdur.Siçam’asoulagé

audébut,jevousavouequevossilencesontmaintenantplutôttendanceàm’embarrasser.Jen’aipaslaprétentiondevouscroireheureuse,maisau fond jen’aipas lapluspetite idéede l’opinionquevousvousfaitesdemoi.Thornsetut,commes’ilattendaituneréponse,maisOphéliefutincapabled’articulerunmot.Elle

s’étaitattendueàtoutsaufàcettedéclaration.Cequ’ellepensaitdelui?Depuisquands’ensouciait-il?Iln’avaitmêmepasconfianceenelle.Pensif,Thorn laissa tombersonregardsur l’écharperouléeenbouleaucreuxdesgenouxde la

jeunefille.–Vousaviez raison, l’autre jour. Jen’aipasassezpris le tempsnidevousconnaîtrenidevous

permettredemeconnaîtreenretour.Cen’estpasdansmeshabitudesdefairedesconcessions,mais...j’admetsquej’auraisdûavoiruneautreattitudeenversvous.Il s’interrompit net quand il releva les yeux vers Ophélie. Horriblement gênée, elle s’aperçut

qu’ellesaignaitdunez.–Cedoitêtrelachaleurdelacheminée,bredouillat-elleentirantunmouchoirdesamanche.Ophéliesepenchadanssonmouchoir tandisqueThornpatientait,hiératiquesursachaise.Iln’y

avait qu’elle pour se mettre dans une situation aussi ridicule alors que les circonstances ne s’yprêtaientpasdutout.–Peuimporte,marmonnaThornavecuncoupd’œilpoursamontre.Detoutefaçon,jenesuispas

douépourceschoses-làetl’heuretourne.Ilinspiraprofondément,puisenchaînad’untonplusformel:–Voicilesfaits.ArchibaldvaaccueillirmatanteensondomaineduClairdelunepourmepermettre

derattrapermesretards.Dumoins,c’est laversionofficielle,carjeredoutequecenuisiblemijoteautrechose.–Leplussageneserait-ilpasquejeresteici,alors?insistaOphélie,lenezdanssonmouchoir.–Non.Mêmedanslatanièred’unloup,vousserezinfinimentplusensécuritéauprèsdematante

queseuleaumanoir.Freyjasaitquevousêtesiciet,croyez-moi,ellenevousveutpasquedubien.

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Touslesdomestiquesdecettedemeurenesuffiraientpasàvousprotégercontreelle.Ophéliedevaitadmettrequ’ellen’avaitpaspenséàcela.ÀchoisirentreFreyjaetArchibald,elle

préféraitencoreArchibald.–Est-ce à cela que se résumera toujoursmon existence ?murmura-t-elle avec amertume.Vivre

danslesjuponsdevotretante?Thornremontasamontreet fixaunlongmoment lecadran.Ophéliecomptabeaucoupdetic-tac

pendantcesilence.–Jenesuispasunhommeassezdisponiblepourveillerconvenablementsurvous.Iltirad’unepocheunpetitcalepind’argentetgriffonnaunenoteaucrayon.–Voici l’adressede l’Intendance.Mémorisez-labien.Sivousvous trouvezendifficulté, si vous

avezbesoind’aide,venezmevoirsansattirerl’attention.Ophéliefixalapetitefeuilledepapier.C’étaitbienaimable,maisçanerésolvaitpassonproblème.–CetArchibaldnesedoutera-t-iljamaisdemonidentitésijepasselesprochainsmoischezlui?LesyeuxdeThornseréduisirentàdeuxfentesétroites.–Ilnedoitpass’endouter.Nevousfiezpasàsessouriresniais,c’estunhommedangereux.S’il

apprendquivousêtes,ilseferaundevoirdevousdéshonorerpourlesimpleplaisirdem’humilier.Faitesdonctrèsattentionàcontrôlervotreanimisme.Ophélie repoussa sa masse de cheveux derrière ses épaules. Ne pas se trahir allait devenir un

véritabletourdeforce.– Ce n’est pas seulement devant Archibald que vous devrez prendre d’extrêmes précautions,

poursuivitThornendétachantchaquesyllabe,maisdevantl’ensembledesafamille.Cesgens-làsontreliés lesunsauxautres.Ceque l’unvoit, tout lemonde levoit.Ceque l’unentend, tout lemondel’entend.Cequel’unsait, tout lemondelesait.Onlesappelle« laToile»,vous lesrepérerezà lamarquequ’ilsportentsurlefront.Lesdernièresparolesd’ArchibaldrevinrentàOphéliecommeunedéchargeélectrique:«Ditesà

votrecousinedenepasracontertoutetn’importequoiàceuxquiportentcettemarque.Çapourraitunjourseretournercontreelle.»Cettenuit-là,toutelafamilled’Archibaldavaitdoncététémoindeleurrencontre?Connaissaient-ilstoussonvisage,àprésent?Ophéliesesentaitacculée.EllenepouvaitpasmentirpluslongtempsàThornetàBerenilde,elle

devaitleurdirecequis’étaitpassé.–Écoutez…,souffla-t-elled’unepetitevoix.Thorninterprétasonembarrastoutautrement.–Vous devez penser que je vous jette dans la fosse aux lions avec une belle insouciance, dit-il

d’unevoixpluslourde.Jevouslemontremal,maisvotresortestuneréellepréoccupationpourmoi.Silamoindreoffensevientàvousêtrefaitedansmondos,çasepayeraauprixfort.Thornrefermalecouvercledesamontredansuncliquetisdemétal.Ils’enfutaussisoudainement

qu’ilétaitvenu,laissantOphélieentêteàtêteavecsamauvaiseconscience.Ellefrappaplusieursfoisàlaportedesachambre,demandantàvoirBerenilde,répétantquec’était

trèsimportant,maisonneputrienfairepourelle.–Madameesttrès,très,trèsoccupée,luiexpliquaPistachedansl’entrebâillementdelaporte.Soyez

patiente,mam’zelle,jevousouvriraibientôt.Jedoisvouslaisser!s’exclamat-ellecommeunsondeclochetteretentissaitauloin.Ophélieeutunfauxespoir,deuxheuresplustard,quandilyeutunbruitdeclefàlaserrure.C’était

latanteRoselinequ’ilsavaientoubliéedanslecabinetdelectureetqu’ilsvenaientdefairemonter.–C’estintolérable!éclata-t-elle,vertedecolère.Cesgensnousenfermentcontinuellementcomme

desvoleuses!Etpuis,qu’est-cequisepasse,d’abord?Ilyadesmallespartoutenbas!Onvidelemanoir?

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Ophélie lui raconta ce que Thorn venait de lui dire, mais cela mit la tante Roseline de plusmauvaisehumeurencore.–Commentdonc?Cebutorétaitseulavectoiici,sanspersonnepourvouschaperonner?Ilnet’a

pas tropmalmenée,aumoins?Etc’estquoi, cettehistoired’aller jouer lesdomestiquesailleurs?C’estqui,cetArchimède?Ophélie songea un instant à se confier davantage, mais elle comprit vite que la tante Roseline

n’étaitpaslabonnepersonnepourlefaire.ElleeutdéjàtouteslespeinesdumondeàluiexpliquercequeThornetBerenildeattendaientd’elles.Après une longue conversation et beaucoup de répétitions, Ophélie se rassit dans son fauteuil,

pendantquelatanteRoselinemarchaitenronddanslachambre.Ellespassèrentunebonnepartiedelajournéeàécouterlebranle-basgénéralquisecouaitlademeure.Onapprêtaitlesmalles,onsortaitlesrobes,onrepassaitlesjupesaufildesordresdeBerenilde,dontlavoix,forteetclaire,résonnaitdanstouslescouloirs.Au-dehors, le jour déclinait. Ophélie ramena ses jambes contre elle et cala sonmenton sur ses

genoux. Elle avait beau réfléchir, elle s’en voulait de ne pas avoir dit immédiatement la vérité àThorn.Quoiqu’ellefît,àprésent,ilétaitbeaucouptroptard.«Récapitulons, raisonna-t-elle en silence.LesDragonsveulent sedébarrasser demoiparceque

j’épouseleurbâtard.LesMiragesveulentmamortparcequej’épouseunDragon.Archibaldveutmemettredans son litparcequeça l’amuseet, à travers lui, c’est à toute laToileque j’aimenti.MesseulsalliéssontBerenildeetThorn,maisj’airéussiàmemettrel’uneàdosetjenevaispastarderàenfaireautantaveclesecond.»Ophélie enfouit la tête dans sa robe. Cet univers était beaucoup trop compliqué pour elle, la

nostalgiedesonanciennevieluitordaitleventre.Elletressaillitlorsquelaportedelachambres’ouvritenfin.–Madame souhaiterait s’entretenir avecmademoiselle, annonça lemajordome.Simademoiselle

veutbienmesuivre.Ophélielesuivitjusquedanslegrandsalondontletapisétaitrecouvertdeboîtesàchapeau.–Machèrepetite,ilmetardaitdevousparler!Berenilde rayonnait comme une étoile. Poudrée de la tête aux pieds, elle paradait en corset et

cotillonblancsansaucunsensdelapudeur.Ilémanaitd’elleuneforteodeurdeferàfriser.–Moiaussi,madame,ditOphélieenprenantuneinspiration.– Non, pas de « madame » ! À la corbeille, les « madame » ! Appelez-moi par mon prénom,

appelez-moi«matante»,appelez-moimême«maman»sivouslevoulez!Etmaintenant,exprimez-vousentoutefranchise.Berenildepivotagracieusementpourluioffrirsonprofil,galbéàlaperfection.–Metrouvez-vousronde?–Ronde?balbutiaOphélie,déconcertée.Mafoi,non.Mais…Berenildel’étreignitthéâtralementdanssesbras,luicouvrantlesvêtementsdepoudre.– Jeme reprochemon attitude enfantine envers vous,ma fille. Je vous en ai voulu commeune

vraieadolescente.Maisc’estoublié,àprésent!LesjouesdeBerenildeétaientrosesdeplaisiretsesyeuxbrillaient.Unefemmeamoureuse, tout

simplement.Farouks’étaitinquiétépourelle,elletriomphait.–Thornvousaexpliquécequinousarrive,jecrois.Jepensequelapropositiond’Archibaldestla

meilleurechancequipouvaitnousêtreofferte.Berenildes’assitdevantsacoiffeuse,oùtroismiroirsreflétèrentsonbeauvisagesousdesangles

différents.Elleappuyasurlapoired’unebouteilledeparfumpours’envaporiserlecorsage.Ophélieéternua.

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– Voyez-vous, reprit Berenilde d’un air plus grave, je pense que l’existence que nousmenionsn’était pas viable. Il est périlleux pour des courtisans de se couper ainsi des autres et, pour êtreparfaitementfranche,jecroisquecelaneferapasdetortàmonneveud’êtreunpeuprivédevous.Avec une pointe d’ironie au creux des lèvres, vaguement troublée aussi, elle sourit au reflet

d’Ophéliequisetenaitlesbrasballantsderrièreelle.–Cegarçons’estramollidepuisqu’ilvousaenlevéeàvotrefamille.Jeletrouveexcessivement

compréhensifavecvous,çaneluiressemblepas.Etmoiquimeflattaisdevantvousderégnersanspartagesursoncœur,jevousavoueavoiréprouvéunepincéedejalousie!Ophélie l’écoutait à peine, trop concentrée sur les paroles qu’elle devait prononcer à présent. «

Madame,j’aidéjàrencontréM.Archibald.»–Madame,j’ai…– Le passé, c’est le passé ! la coupa Berenilde. Ce qui compte, c’est ce qui vient. Je vais enfin

pouvoirvousinitierauxsubtilitésretorsesdelacour.–Attendez,madame,j’ai…–Carvous,machèreOphélie,vousallezfairepartiedemasuite,ajoutaBerenilde,avantdecrier:

Maman!Berenildeclaquadesdoigts,superbe.Lagrand-mères’avançalentement,sonsouriredetortuelui

fendantlevisage.ElleprésentaàOphélieunpetitcoffrequisentaitfortlanaphtaline.Unerobenoire,unpeubizarre,étaitpliéededans.–Déshabillez-vous,ordonnaBerenildeens’allumantunecigarette.–Écoutez…,insistaOphélie.J’aidéjà…–Aidez-la,maman,cetteenfantesttroppudibonde.Avecdesgestesdoux,lagrand-mèredégrafalarobed’Ophéliejusqu’àcequ’ellefûttombéeàses

pieds.Frissonnante,lesbrascroiséssurlapoitrine,elleneportaitplusqu’unetoilettedecotonsurledos.SiThornentraitmaintenantdanslesalon,elleauraitl’airfine.–Mettezceci,mapetitefille,ditlagrand-mère.Elle lui tendit la robenoirequecontenait lepetitcoffre.Deplusenplusdécontenancée,Ophélie

s’aperçut,endéroulantlelourdveloursrehaussédegalonsenargent,quecen’étaitpaslàunhabitdefemme.–Unelivréedevalet?–Onvavousapporterunechemiseetdeschausses.Enfilez-ladoncpourvoir.Ophéliepassalatêtedanslecolétroitdel’uniformequiluiretombajusqu’auxcuisses.Berenilde

soufflaunnuagedefuméeàtraverssonsouriresatisfait.–Àcompterdecettenuit,vousvousappelezMime.Interloquée,OphéliedécouvritdansletriplemiroirdeBerenildeunrefletqu’ellenereconnutpas.

Un petit homme aux cheveux noirs, aux yeux en amande et aux traits effacés lui réfléchissait sapropresurprise.–Qu’est-cequec’est?bégaya-t-elle.Lepetithommeavaitremuéleslèvresaumêmerythmequ’elle.– Un déguisement efficace, lui répondit Berenilde. Le seul bémol, c’est votre voix… et votre

accent.Maisquelleimportancesivousêtesmuette?Ophélievitlesyeuxdujeunehommes’agrandir.Elleportalamainàseslunettespourvérifiersi

ellesétaienttoujourslà,étantdonnéqu’ellenelesvoyaitplus.Sonrefletparaissaitmanipulerduvide.– Il faudra éviter aussi les tics de ce genre, semoquaBerenilde.Alors, qu’en pensez-vous ? Je

doutequevousintéressiezquiquecesoitsouscetteapparence!Ophélieacquiesçaensilence.Sonproblèmevenaitdetrouverunesolution.

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AuClairdelune

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Laclef

L’antichambre était l’undes ascenseurs les plus convoités de toute laCitacielle. Il était aménagécommeunboudoiretl’onpouvaitygoûtertoutessortesdethés.Onl’appelaitl’AntichambreparcequeluiseulmenaitauClairdelune,ledomained’Archibald.Nepouvaientmonteràsonbordquelesinvitésdel’ambassadeur,ceuxquisedistinguaientparlelignageetparl’extravagance.Sansdouteàcausedesonpoids,c’étaitaussil’ascenseurlepluslent:ilmettaitunedemi-heurepoureffectuersontrajet.Guindéedanssonuniforme,Ophéliecroisait lesjambes,lesdépliait, lesrecroisait,sefrottait les

chevillesl’unecontrel’autre.C’étaitlapremièrefoisdesaviequ’elleportaitunvêtementd’homme.Ellenesavaitpasquellepostureadopteretsesbas-de-chaussesluigrattaienthorriblementlesmollets.Assise dans un fauteuil confortable, tasse de thé à la main, Berenilde lui jeta un coup d’œil

désapprobateur.– J’espère quevousnegesticulerezpas ainsi chez l’ambassadeur.Vousvous tiendrezdroite, les

talonsserrés,lementonhautetleregardbaissé.Nefaitessurtoutriendevosdixdoigtsquejenevousdemanderaiexpressément.EllereposasatassedethésurunguéridonetfitsigneàOphélied’approcher.Ellepritdélicatement

sesmains gantées dans les siennes. Ophélie se raidit aussitôt à ce contact. Berenilde paraissait debonne composition depuis la visite surprise d’Archibald,mais les sautes d’humeur de cette lionneétaientimprévisibles.–Ma douce petite, n’oubliez jamais que seule la livrée est porteuse de l’illusion. Vous avez le

visageetlebusted’unhomme,maisvosmainsetvosjambessontcellesd’unefemme.Éviteztoutcequipourraitattirerl’attentionsurelles.Desmainsdefemme…Ophéliecontemplasesgantsdeliseuse,aussinoirsquesalivrée,etplissa

plusieurs fois les doigts pour aider le tissu neuf à se faire. Elle avait renoncé à sa vieille pairehabituellepourunedecellesqueluiavaitoffertessamère.Ellenevoulaitrienportersurellequipûtéveillerlessouvenirsd’Archibald.–Ce déguisement est aussi humiliant qu’indécent ! persifla la tanteRoseline. Faire dema nièce

votrevalet!Simasœurapprenaitcela,toutessesépinglessedresseraientsursatête.– La chance tournera, assura Berenilde avec un sourire confiant. Un peu de patience, madame

Roseline.–Unpeudepatience,répétalagrand-mèredeThornavecunsouriregâteux.Unpeudepatience.Tropâgéepourêtreséparéedesafille,lavieilledames’étaitjointeàlasuitedeBerenilde.Ophélie

l’avaittoujoursvuehabilléeentoutesimplicité;c’étaitunvéritablespectacledelavoiraffubléedeson grand chapeau à plumes et de sa robe de damas bleu. Son long cou de tortue avait presqueentièrementdisparusouslesrangéesdeperles.– De la patience, il me semble que nous n’en avons guère manqué jusqu’à présent, observa

froidementlatanteRoseline.Berenildeadressauneœillademalicieuseàl’horlogedel’Antichambre.–Nousseronsarrivéesdansquinzeminutes,chèreamie. Jevousconseillede lesmettreàprofit

pourperfectionnervos«oui,madame»etpournousresservirdecedélicieuxthéauxépices.–Oui,madame,articulalatanteRoselineavecunaccentduNordtrèsexagéré.

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Berenilde cambra les sourcils de satisfaction. Elle portait une robe claire à collerette et uneperruqued’unehauteurvertigineuse,qui évoquaitunepiècemontéeen sucreglace.Elleétait aussilumineuse que la tante Roseline était austère dans sa toilette stricte de dame de compagnie. Sonminuscule chignon lui tirait tellement la peau du front qu’elle n’avait plus la moindre rided’expression.–Vous êtes fière,madameRoseline, soupiraBerenilde en sirotant son thé aux épices.C’est une

qualitéquej’aimetrouverchezunefemme,maisellen’apassaplacechezunedamedecompagnie.Bientôt, je vous adresserai la parole avec hauteur et vous ne devrez me répondre que par « oui,madame»oupar«bien,madame».Iln’yauraplusnide«je»nide«vous»entrenous,nousneseronsplusdumêmemonde.Voussentez-vouscapabled’endurercela?Reposantlathéièred’ungestesec,latanteRoselineseredressadanstoutesadignité.–Sic’estdansl’intérêtdemanièce,jemesentiraimêmecapablederécurervotrepotdechambre.Ophélie mordit le sourire qui lui vint aux lèvres. La tante avait une façon très personnelle de

remettrelesgensàleurplace.– J’attends de vous deux la plus grande discrétion et une obéissance inconditionnelle, déclara

Berenilde.Quoiquejefasseouquoiquejedise,àl’unecommeàl’autre,jenetoléreraiaucunregardde travers. Surtout, ne trahissez jamais votre animisme devant témoin. Au premier faux pas, lesmesuresquejemeverraiobligéedeprendreserontexemplaires,dansnotreintérêtàtouteslesquatre.Surcetavertissement,Berenildecroquadansunmacaronavecunevoluptéamoureuse.Ophélieconsultal’horlogedel’ascenseur.EncoredixminutesavantleClairdelune.Peut-êtreétait-

ce le soulagement de quitter sa prison dorée, mais elle n’éprouvait aucune appréhension. Elle sesentaitmêmecurieusementimpatiente.L’inertie,l’attente,lavacuitédesonexistenceaumanoir,toutcelaauraitfiniparl’éteindrepeuàpeu,jusqu’àlaréduireentasdecendreslejourdesonmariage.Cesoir,elleseremettaitenfinenmouvement.Cesoir,elleallaitvoirdesvisagesinconnus,découvrirunnouvelendroit,enapprendredavantagesurlesrouagesdecemonde.Cesoir,elleneseraitpluslafiancée de l’intendant, mais un simple valet, anonyme parmi les anonymes. Cette livrée était lemeilleurposted’observationdontellepouvait rêver, elleavait la ferme intentionde s’enserviraumieux.Elleregarderaitsansêtrevue,elleécouteraitenrestantmuette.PeuimportaitcequepensaitThorn,Ophélieavaitl’intimeconvictionqu’ilnepouvaitpasyavoir

quedeshypocrites, des corrompus et desmeurtriers sur cette arche. Il existait forcément desgensdignesdeconfiance.Àelledesavoirlesrepérer.«Lemanoirm’achangée»,constata-t-elleenjouantdesdoigtsdanssesgantsneufs.SurAnima,Ophélienes’intéressaitqu’àsonmusée.Elleétaitdevenueaujourd’hui,parlaforcedes

choses, plus curieuse des autres. Elle éprouvait le besoin de se chercher des points d’appui, despersonneshonnêtesquinelatrahiraientpaspourdesrivalitésdeclans.EllerefusaitdenedépendrequedeThornetdeBerenilde.Ophélievoulaitseforgersapropreopinion,faireseschoixpersonnels,existerparelle-même.Cefutlorsqu’ilnerestaplusquetroisminutesàl’horlogedel’ascenseurqu’undoutevintentacher

sesbellesrésolutions.–Madame,murmuraOphélieensepenchantversBerenilde,croyez-vousqu’ilyauradesMirages

aubaldeM.Archibald?Occupée à repoudrer son nez, Berenilde lui retourna un regard stupéfait, puis éclata d’un rire

cristallin.– Bien entendu ! Les Mirages sont des personnalités incontournables, ils sont de toutes les

réceptions!VousencroiserezcontinuellementauClairdelune,mapetite.Ophéliefutdéconcertéeparunetelleinsouciance.–Maislalivréequejeporte,c’estuneconfectionMirage,n’est-cepas?

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–N’ayez crainte, personne ne la reconnaîtra.Vous êtes un domestique tout ce qu’il y a de plusinsignifiant,sanspersonnaliténisignedistinctif.Descentainesdevaletsvousressembleront,aupointqu’onnepourrafaireaucunedifférenceentrevouseteux.OphélielevalatêteetcontemplalerefletdeMimesurlaglaceduplafond.Unefacepâlichonne,un

nezeffacé,desyeuxinexpressifs,descheveuxpeignéscommeilfaut…Berenildedevaitcertainementavoirraison.–Maisvous,madame,repritOphélie,celanevous inquiètepasdecôtoyerdesMiragesàvisage

découvert?Ilssontpourtantvosennemisjurés.–Pourquoim’en inquiéterais-je?LeClairdeluneestunasilediplomatique.Onyconspire,ony

médit, on y menace, mais on n’y assassine certainement pas. Même les duels judiciaires y sontinterdits.Desduelsjudiciaires?Ophélien’auraitjamaiscrutrouvercesdeuxmotsdanslamêmephrase.–Et sinous tombons surFreyjaet sonmari ? insista-t-elle.Votre famille saitque je suisplacée

sousvotreprotection;nedevineront-ilspasquejemecachedansvotresuite?Relevantlespansdesarobe,Berenildesemitgracieusementdebout.– Vous ne croiserez jamaisma nièce au Clairdelune. Elle n’y a pas ses entrées, à cause de ses

manièresbrutales.Tranquillisez-vousdonc,monenfant,nousarrivonsàdestination.Defait,l’ascenseurralentissait.Ophélie échangea un regard avec Roseline. En cet instant, elles étaient encore tante et nièce,

marraineet filleule,maisbientôt leurs rapportsdeviendraientpurement formels, telsqu’ilsdoiventêtreentreunedamedecompagnieetunvaletmuet.Ophélieignoraitquandelleauraitl’occasiondeluireparler librement;aussi,sonderniermotfutpourcettefemmequiluisacrifiaitsonconfortetsonorgueil:–Merci.LatanteRoselineétreignitbrièvementsamaindanslasienne.Lesgrillesdoréesdel’Antichambre

s’ouvrirentsurledomaineduClairdelune.Dumoins,c’estceàquois’étaitattendueOphélie.Ellefutdéconcertéededécouvrir,àlaplace,unegrandesalledespasperdus.C’étaitunendroitéblouissant,avecuncarrelageendamier,degigantesqueslustresencristaletdesstatuesenorquiportaientdescorbeillesdefruits.Suivant les directives deBerenilde,Ophélie se chargea de pousser le chariot à bagages hors de

l’ascenseur.Ilétaitencombrédemallessilourdesqu’elleavaitl’impressiondedéplacerunemaisonde brique.Elle s’empêcha de dévorer du regard les plafonds peints de la salle des pas perdus.Denombreuxpaysagess’yanimaientdefaçonspectaculaire,icileventsoufflantdanslesarbres,làdesvagues menaçant de déborder sur les murs. Ophélie dut se retenir aussi de dévisager les noblesemperruqués qu’elle essayait d’éviter avec son chariot. Ils étaient maquillés à outrance, parlaientd’unevoixaiguëetprenaientdesposturesmaniérées.Ilss’exprimaientavecunetellepréciosité,destournuresdephrasesialambiquéesqu’Ophélielescomprenaitàpeine,etcen’étaitpasunequestiond’accent.Ilsportaienttous,despaupièresauxsourcils,lamarquedesMirages.Dès que les nobles reconnurent la belle Berenilde, ils lui adressèrent les plus excentriques et

cérémonieuxsaluts,auxquelselleréponditd’unbattementdecilsdistrait.Ophélieauraitvraimentcru,àlesvoir,qu’iln’yavaitaucunerivalitéentreeux.Berenildepritplaceavecsamèresurunebanquettedevelours.Ilyenavaitdesemblablesàtraverstoutelasalledespasperdus;beaucoupdedamess’yéventaientimpatiemment.OphéliegaralechariotàbagagesderrièrelabanquettedeBerenildeetrestadebout,talonssoudés.

Elle ne comprenait pas ce qu’elles attendaient exactement ici. La soirée était déjà bien avancée etArchibaldallaitfinirpartrouverinsultantleretarddesoninvitéed’honneur.Surunbancvoisin,unevieilledameenrosedonnaituncoupdebrosseàcequ’Ophéliesupposa

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être un lévrier à poil long. Il était haut comme un ours, portait au cou un ridicule ruban bleu etémettaitunbruitdelocomotiveàvapeurdèsqu’ilsortaitlalangue.Ellenes’étaitpaspréparéeàvoiruneBêtedansunendroitcommecelui-ci.Soudain,lesilencesefitdanslasalledespasperdus.Touslesnoblesseretournaientsurlepassage

d’un homme rond comme un tonneau. Il marchait d’un petit pas pressé, un immense sourire auxlèvres.Àvoirsonuniforme,noiràgalonsd’or,Ophéliedéduisitqu’ils’agissaitd’unmajordomeenchef–Berenildeluiavaitfaitapprendreparcœurlahiérarchiedesdomestiques–,maisilenavaitsipeul’allurequ’elleavaitdesdoutes.Iltanguaitsursesjambesetportaitsaperruquedetravers.– Mon bon Gustave ! l’interpella un Mirage d’une voix onctueuse. Mon épouse et moi-même

patientonsicidepuisdeuxjours.J’osecroirequecen’estlàqu’unpetitoublidevotrepart?Ilavaitditcelaenglissantdiscrètementdanslapochedumajordomeunpetitobjetqu’Ophéliene

reconnutpas,carilssetenaienttroploin.Lemajordometapotasapoched’uniformed’unairflatté.–Iln’yaaucunoubli,monsieur.Monsieuretmadamefigurentsurlalisted’attente.–Maisnousattendonsdepuisdeuxjoursdéjà,insistaleMiraged’untonpluscrispé.–Etd’autresdepuispluslongtempsencore,monsieur.Sous le regard interdit duMirage, lemajordome reprit son petit pas pressé et offrit un sourire

radieuxàtouslesnoblesquiseprésentèrentdevantlui.L’unmitenavantsaplusjeunefilleenlouantsonespritetsabeauté.Unautrevantaitlaqualitéexceptionnelledesesillusions.Mêmelavieilledameen rose obligea son lévrier géant à faire le beau pour impressionner lemajordome,mais celui-cifendait l’assemblée sans céder à personne. Il ne s’arrêta qu’une fois parvenu à la banquette deBerenilde,etlà,s’inclinasiprofondémentqu’ilfaillitperdresaperruque,malattachée.–Mesdames,M.l’ambassadeurvousattend.Berenildeetsamèrese levèrentsansunmot,puissuivirent lemajordome.Ophélieeutdumalà

faireroulersonchariotàtraverslafouledenoblesindignés.LemajordomeGustavelesfitpasseraufonddelasalle,paruneportequegardaientdesgendarmesàl’airpeucommode.Ilsseretrouvèrentaussitôtdansl’alléed’uneroseraie.Ophélielevalesyeuxetdécouvrit,entreles

arceauxderosesblanches,unevastenuitétoilée.LeClairdeluneportaitbiensonnom.Latiédeurdel’airétaitsisuave,leparfumdesfleurssienivrantqu’ellenedoutapasuninstantqu’ilsvenaientdepénétrer dans une illusion. Une très ancienne illusion, même. Le journal d’Adélaïde lui revint enmémoire:Mmel’ambassadricenousaaimablementreçusdanssondomaine,oùilrègneuneéternellenuitd’été.Archibaldavaitdonchérité ledomainedesonaïeule tandisqu’Ophéliemarchait sur lestracesdelasienne.C’étaitunpeucommesil’histoireserépétait.Lavoixhautperchéedumajordomelafitredescendresurterre.–C’estunhonneurd’escortermadame!gloussa-t-ilens’adressantàBerenilde.Oserais-jeavouer

àmadamequejepartagesansretenuel’estimequeM.l’ambassadeurnourritàsonendroit?LatanteRoselinelevalesyeuxaucielenl’entendant.Àcausedesempilementsdemallessurson

chariot àbagages,Ophélienepouvait pasbienvoir cequi sepassait devant elle.Elleprofitad’untournantdansl’alléedelaroseraiepourregarderplusattentivementcetétrangemajordome.Avecsagrossefacehilareetsonnezviolacéd’ivrogne,il luifaisaitpluspenseràunpersonnagedecirquequ’àundomestique.–Jenel’ignorepas,mondévouéGustave,susurraBerenilde,jevoussuisredevabledeplusd’un

service. Et je vous en devrai un autre lorsque vous m’aurez brossé en deux coups de pinceau letableauactuelduClairdelune.CommeleMirageavantelle,Berenilderemitdiscrètementunpetitobjetaumajordome.Perplexe,

Ophélievitqu’ils’agissaitd’unsablier.Onéchangeaitdoncicidesfaveurscontredesimplessabliers?LeslèvresdeGustavesedélièrentaussitôt.

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–Ilyadumonde,madame,etpasdumenufretin.Aprèstouteslesrumeursquiontcirculéautourde l’indispositiondemadame, les rivales demadameont refait une apparition très remarquée à lacour.Devilaineslanguesontmêmeévoquélessymptômesd’unedisgrâce,maisquejesoispendusij’yaiprêtéuneoreillecomplaisante!–Lesrivalesnem’inquiètentpastantquelesrivaux,ditBerenilded’untonléger.–JenecachepasàmadamequeM.lechevaliercompteaumenudujour.Ilaaccouruicisitôtqu’il

aapprisquemadameserait l’hôteduClairdelune.M. lechevalierasesentréespartoutà lacour,etmêmequandilseraitpréférablequ’ilnesemontrepas,iln’enfaittoujoursqu’àsatête.J’espèrequesaprésencen’indisposerapasmadame?Ilyeutunlongsilence,seulementperturbéparlesrouesduchariotàbagagessurlespavésdela

roseraie.Ophélieavaitmalauxbras,maisellebrûlaitd’enapprendredavantage.QuiétaitdonccechevalierquisemblaitmettreBerenildemalàl’aise?Unamantéconduit?–Desmembresdemafamilleseront-ilsprésentsaussi?demandaseulementBerenilde.Lemajordomeeutunetouxfaussementembarrasséequiressemblaitplutôtàunrireétouffé.–M. etMmes lesDragons ne sont pas très appréciés parM. l’ambassadeur, sauf votre respect,

madame.Ilsmettenttoujourstellementdedésordrequandilsviennent!–Archibaldm’ôteuneépinedupied,approuvaBerenilded’untonbadin.Gardez-moidemesamis,

jem’occupedemesennemis.LesMiragesontaumoinslebonsensdenepassedéchirerentreeux.– Que madame n’ait aucune inquiétude. M. mon maître a réservé pour madame ses propres

appartements. Madame y sera en parfaite sécurité. Maintenant, que ces dames veuillent bienm’excuser,jevaislesannoncerauprèsdemonsieur!–Faites,mongentilGustave.DitesàArchibaldquenousarrivons.Lemajordome s’éloigna de son petit pas pressé.Ophélie faillit perdre l’équilibre en voulant le

suivredesyeux:unerouedesonchariotàbagagess’étaitcoincéedansunemalformationdupavé.Alorsqu’elle jouaitdesbraspourladégager,elleeutunaperçudelaroutequi luirestaitencoreàparcourir. Le chemin d’arceaux de la roseraie était prolongé par une immense allée ponctuée degrandsbassins.Lechâteaud’Archibaldsedressaittoutaufond,enpierresblanchesetardoisesbleues;ilsemblaàOphéliepresqueaussiinaccessiblequelafausselunedansleciel.–Nousallonsprendreunraccourci,annonçaBerenildeenoffrantlebrasàsamère.Elles longèrent ungrandparterre de violettes, qui donna l’impression àOphélie qu’il s’agissait

plutôtd’undétour.Ellecommençaitàavoirdescrampesdanslesmains.Berenildes’engageasurunpontqui, enjambantunpetit canal,donnait surd’autres jardins,puis, sansprévenir, elle tourna surelle-mêmedansungracieuxmouvementderobe.Ophéliedutfreinerdesdeuxpiedspournepaslaheurteravecsonchariot.–Àprésent, écoutez-moibien, chuchotaBerenilde.Lemajordomequivientde s’entretenir avec

moiest l’homme leplus fourbeet leplusvénalduClairdelune. Il chercheraàvouscorrompreunjouroul’autre,dèsquequelqueamiàmoi,côtéMirageoucôtéDragon,luioffriraunbonprixenéchange de ma vie ou de celle de mon enfant. Vous ferez semblant d’accepter son offre et m’enaviserezauplustôt.Est-ceclair?–Comment donc ? hoqueta la tanteRoseline. Je croyais que l’on ne s’assassinait pas ici !Que

c’étaitunasilediplomatique!Berenildeluiadressaunsourirevenimeuxquiluirappelaque,àpartdes«oui,madame»,ellene

voulaitplusrienentendredesabouche.– On ne s’assassine pas, répondit-elle néanmoins, mais il arrive qu’il y ait des accidents

inexpliqués.Ilspeuventêtreaisémentévités,àconditionderestervigilant.Berenildeavaitprononcécederniermotavecun regard significatifpour la silhouettedeMime,

figéederrièrelechariotàbagages.Souslevisageneutredel’illusion,Ophélieétaitconsternée.Dans

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sonesprit,lesdomestiquesétaientdespersonnesfoncièrementdifférentesdesnobles,desâmespurescommePistache.Desavoirqu’elledevraitseméfierd’euxaussiluibrouillaittoussesrepères.CommeBerenildeaidaitsamèreàdescendrelapentedupont,Ophéliepoussamachinalementson

chariotderrièreelles.Ellemituntempsàréaliserquelepaysagesurl’autrebergen’étaitpasceluiqui aurait dû s’y trouver. Au lieu de violettes, elles traversaient maintenant un bois de saulespleureurs.Unpetitairdevalseflottaitdansl’atmosphère.Ophélielevalesyeuxetvit,par-dessuslesondulationsdesfeuillages,lechâteaud’Archibaldquiélançaitsestourellesblanchesdanslanuit.Lepetitpontlesavaittransportéesd’unboutàl’autredudomaine!Ophélieavaitbeauréfléchir,ellenecomprenaitpascommentdesillusionspouvaientjouerainsiaveclesloisdel’espace.Dans les jardins du château, des couples en costume d’apparat dansaient à la lumière des

lampadaires.PlusBerenildeetsasuiteapprochaient,pluslafoulesefaisaitdense,merdeperruqueset de soie.Dans le ciel, la fausse lune était aussi éblouissante qu’un soleil de nacre et les faussesétoilesévoquaientunvéritable feud’artifice.Quantà lademeured’Archibald,elleétaitdigned’unchâteau de conte de fées, avec ses tours coiffées de toits pointus et ses innombrables vitraux. Encomparaison,lemanoirdeBerenildefaisaitfiguredemaisondecampagne.Ophélienerestapaslongtempssouslecharmedudécor.Lesdanseurssuspendaientleurvalseau

fur et àmesure queBerenilde s’avançait parmi eux, calme commeun lac. Ils avaient tous pour lafavoritedessouriresaimablesetdesmotsdesympathie,maisleursregardsétaientplusfroidsquedelaglace.Les femmes, enparticulier, chuchotaient sous le couvert des éventails en semontrant desyeuxleventredeBerenilde.Ilémanaitd’ellesunetellehostilitéqu’Ophélieenavaitlagorgenouée.–Berenildeoul’artdesefairedésirer!s’exclamaunevoixmoqueusepar-dessuslamusiqueetles

rires.Ophéliesecrispaderrièresonchariotàbagages.C’étaitArchibald,songibustrouédansunemain,

unevieillebadinedansl’autre,quivenaitàleurrencontred’unpasalerte.Iltraînaitdanssonsillageunefloraisondejeunesfillesravissantes.À l’arrivée du maître des lieux, tous les domestiques présents dans les jardins s’inclinèrent.

Ophéliecalquasaposturesurlaleur.Elledécrochalesmainsdesonchariot,sepenchaavecraideuretfixalapointedesessouliersaussilongtempsqu’eux.Quandelleseredressaenfin,elleneselaissapasémouvoirparlefrancsourirenilesgrandsyeux

cield’Archibaldalorsqu’ilbaisait lamaindeBerenilde.Elle lui tenaitunpeurigueurde luiavoirdissimulélaparticularitédesafamille.Venantd’unhommequiprétendaitnepaspouvoirmentir,elleconsidéraitcetteomissioncommeunepetitetrahison.– C’est mal connaître une femme que la vouloir ponctuelle, répondit Berenilde d’une voix

malicieuse.Demandezdoncàvossœurs!Elleserratouràtourlesjeunesfillescontresoncœur,commesiellesétaienttoutessesenfants.–Patience!Mélodie!Grâce!Clairemonde!Gaieté!Friande!EtvoilàmapetiteDouce,conclut-

elleenétreignantlaplusjeunedessept;vousm’aveztellementmanqué!Àl’abridespaupièresmi-closesdeMime,Ophéliefitglissersonregardd’unesœuràl’autre.Elles

étaienttoutessijeunes,siblondes,sidélicatesdansleurrobeblanchequ’onauraitpucroireàunjeude miroirs. Les adolescentes répondirent aux accolades de Berenilde avec une tendresse qui étaitcertainement plus sincère que la sienne. Il y avait une réelle admiration dans leurs beaux yeuxlimpides.Les sept sœurs portaient sur le front lamarque de la Toile. SiOphélie croyait Thorn, chacune

d’ellesavaitdoncvusonvisageàtraverslesyeuxdeleurfrère.Glisseraient-ellesuneallusionàsonsujetdevantBerenilde?Si teldevaitêtre lecas,Ophéliese félicitadenepasavoirdonnésonvrainomcettenuit-là.–Vousêtesvenueenpetiteescorte,àcequejevois,constataArchibald.

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Ilfitunbaisemaingalantàlagrand-mère,touterosedeplaisir,puistournaunsourirefranchementamuséverslatanteRoseline.Elleétaitsiguindéeetsiglacialedanssarobenoirequ’elledénotaitaumilieudescouleursdubal.Rienquepourcela,Archibaldparaissaitlatrouvercaptivante.–Ma dame de compagnie, la présentaBerenilde avec négligence. Je l’aimoins choisie pour le

plaisirdesaconversationquepoursestalentsdesage-femme.LeslèvresdelatanteRoselines’amincirent,maisellepritsurelledenerienrépliquerets’entintà

unpolihochementdetête.Lorsque Archibald s’approcha du chariot à bagages, Ophélie s’obligea à ne pas avoir de

mouvement de recul. Comme par un fait exprès, ses bas-de-chausses se remirent à lui démangerirrésistiblementlesmollets.Ellecrutquel’ambassadeurallaitpoussersoninspectionjusqu’àMime,maisilsecontentadetapoterlesmalles.–Nousallonsinstallervosaffairesdansmesappartements.Considérez-vous-ycommechezvous!Le majordome Gustave s’approcha et ouvrit un coffret. Archibald en sortit une belle chaîne

d’argent où pendait une ravissante petite clef, sertie de pierres précieuses. Berenilde tournagracieusementsurelle-mêmepourqu’ilpûtenfilerlachaîneàsoncou.Cetteétrangecérémoniefutapplaudieduboutdesdoigtsparl’assemblée.–Etsinousdansionsunpeu?proposaArchibaldavecunclind’œil.Cebalestenvotrehonneur,

aprèstout!–Jenedoispastropforcer,rappelaBerenildeenposantunemainprotectricesursonventre.–Justeunevalseoudeux.Etvousavezlapermissiondememarchersurlespieds!Ophélieobservaleurpetitmanègeavecunecertainefascination.Souslejeudesmanièreslégères,

presque enfantines, ces deux-là semblaient se dire autre chose en silence. Archibald n’était pas lechevalierservantauquelilvoulaitfairecroire,BerenildelesavaitetArchibaldsavaitqueBerenildelesavait.Qu’est-cequel’unattendaitréellementdel’autredanscecas?Obéissaient-ilsaveuglémentauxordresdeFaroukouessayaient-ilsd’entirerlemeilleurpartipossible?Ophélie se le demandait certainement autant qu’eux tandis qu’ils s’éloignaient, au bras l’un de

l’autre.Soncœurseremitlentementenmarche.Archibaldnel’avaitpasmêmeeffleuréeduregard!Ophélie avait beau se savoir méconnaissable, c’était un vrai soulagement d’avoir remporté cettepremièreépreuveavecsuccès.

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Renard

Ladeuxièmeépreuved’Ophélieentantquevaletvenaitdecommencer.Qu’était-ellecenséefairedesmalles?Berenildeétaitpartiedansersansluidonnerlamoindredirective.Lagrand-mèreet latanteRoselines’étaientperduesdanslafoule.Ophélieseretrouvaitseulesouslesétoiles,entredeuxsaules pleureurs, encombrée de son chariot à bagages. Archibald avait parlé d’installer Berenildedanssespropresappartements,maisOphélien’allaittoutdemêmepasentrerdanslechâteaucommechez elle. Et puis où se trouvaient-ils, ces appartements ?L’inconvénient, quand on estmuet, c’estqu’onnepeutposeraucunequestion.Ellejetadesregardshésitantsauxdomestiquesquiservaientdesrafraîchissementsdanslesjardins,

espérantqu’ilscomprendraientsonembarras,maisilssedétournaienttousd’elled’unairindifférent.–Hep!toi!Un valet, qui portait exactement lemême uniforme qu’Ophélie, se dirigeait vers elle au pas de

charge. Il était bâti commeunbuffet à vaisselle et possédait des cheveux si rouxqu’ils semblaientavoirprisfeusursatête.Ophélieletrouvatrèsimpressionnant.–Benalors,onlambine?Dèsquelesmaîtresontledostourné,onsedébrouillepourbayeraux

corneilles?Lorsqu’illevaunemaingrandecommeunbattoir,Ophéliecrutqu’ilallaitlafrapperàtoutevolée.

Aulieudecela,illuitapotaledosd’ungestebonenfant.–Onvas’entendre,danscecas.Jem’appelleRenardetjesuisleroidestire-au-flanc.T’esjamais

venuiciencore,hein?T’avais l’airsiperdudanstoncoinquetumefaisaisdelapeine.Suis-moi,fiston!Levaletempoignalechariotàbagagesetlepoussadevantluicommes’ils’agissaitd’unlandaude

bébé.–Enfait,monvrainom,c’estRenold,enchaîna-t-ild’un tonpleind’entrain,mais tout lemonde

m’appelleRenard.Jesuisauservicedelagrand-mèredemonsieurettoi,petitveinard,t’eslelarbindeMmeBerenilde.Jevendraismestripespourapprocherunetellefemme!Ilembrassaavecpassionleboutdesesdoigtsetretroussa,dansunsouriregourmand,seslèvres

sur des canines très blanches. Tout en remontant l’allée avec lui, Ophélie le dévorait des yeux,subjuguée.CeRenardluifaisaitpenseràuneflambéedecheminée.Ildevaitavoisinerlaquarantaine,maissonénergieétaitcelled’unvraijeunehomme.IlbaissasurOphéliedesyeuxétonnés,aussivertsquedesémeraudes.–Pasfortcausant,disdonc!C’estmoiquitefaisdel’effetout’estoujoursaussitimide?Ophéliedessinadupouceunecroixsursabouche,l’airimpuissant.–Unmuet?ricanaRenard.Maligne,laBerenilde,ellesaits’entourerdegensdiscrets!T’espas

sourdaussi,j’espère.Tucomprendscequejetecause?Ophéliefitouidelatête.Ilavaitunaccentàcouperaucouteau,maistoutdemêmemoinsprononcé

queceluidePistache.Renardmanœuvralechariotàbagagessurunpetitcheminpavé,encadrépardeuxrangéesdehaies

parfaitement taillées, de façon à contourner le château et les jardins. Ils franchirent un porche depierre qui donnait sur une vaste arrière-cour. Il n’y avait pas de lampadaires ici,mais les fenêtresalluméesdurez-de-chausséedécoupaientdesrectanglesd’ordanslanuit;ellesétaientcouvertesde

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vapeur comme si une chaleur infernale régnait à l’intérieur. Des tuyaux de poêle recrachaientd’abondantesfuméeslelongdumur.–Lescuisines,commentaRenard.Leçonn°1,mongars,nemetsjamaislenezdanslescuisinesdu

Clairdelune.Cequisetramelà-dedans,c’estpaspourlespetitsbonshommescommetoi.Ophélie le crut sur parole. Alors qu’ils passaient devant les fenêtres embuées, des cris et des

insultes leurparvinrentenmêmetempsquelesodeursdepoissongrillé.Ellerisquauncoupd’œilparuncarreau,làoùlavapeurnes’étaitpascollée,etaperçutunballetétourdissantdesoupièresenargent,decorbeillesàpain,depâtisseriesàétagesetd’espadonsétendussurdesplateauximmenses.–Parici!l’appelaRenard.Ilengageait lechariotàbagagesdanslepassaged’uneportedeservice,unpeuplusloin.Quand

Ophélie le rejoignit,elledécouvritunvieuxvestibuleglacialetmaléclairé.Pasdedoute,elleétaitdanslequartierdesdomestiques.Lesvapeursdescuisiness’échappaientd’uneporteàdoublebattant,surladroite,répandantdanstoutlevestibuleunebrumeépicée.Descommispoussaientlespanneauxàtoutboutdechamp,emportantdesplateauxfumantsouramenantdeschariotsdevaisselleàlaver.– Je t’attends ici avec le chariot, ditRenard.Tu dois t’enregistrer auprès dePapier-Mâché pour

avoirtaclef.Ilpointadupouceuneportevitrée,àgauche,surmontéedelaplaque«régisseur».Ophéliehésitait.

De quelle clef pouvait-elle bien avoir besoin ? Berenilde l’avait chargée de surveiller lesmalles,l’idéedelesconfieràcetinconnuneluiinspiraitriendebon.–Allez,grouille-toideprendretaclef,lapressaRenard.Ophéliefrappaàlaporteetentra.Ellenevitpastoutdesuitel’hommequisetenaitassisderrièrele

secrétaire, la plume à la main. Son costume sombre, son teint grisâtre, sa parfaite immobilité lerendaientpresqueinvisiblesurlefondlambrissédumur.–Vousêtes?demandalerégisseurd’untonpincé.Sapeauétaitplusfripéequecelled’unvieillard.Papier-Mâché?Lesurnomluiallaitcommeun

gant.–Vousêtes?insista-t-il.Ophéliefouillasespoches,àlarecherchedelalettrederecommandationqueBerenildeavaitécrite

spécialementpourMime.Ellelaremitaurégisseur,quienfilaunmonocleetlaparcourutd’unregardmorne. Sans cérémonie, il sortit un registre de son secrétaire, mouilla sa plume dans un encrier,griffonnaquelquesmotsetletenditàOphélie.–Signez.Illuidésignadel’index,sousunelonguelistedenoms,dedatesetdesignatures,unnouvelintitulé

:Mime,servicededameBerenilde.Ophélieimprovisaunparaphemaladroit.Lerégisseurseleva,contournasonsecrétaireetsedirigeaversdescasiersclassésainsi:«maîtres

d’hôtel », « maîtres queux », « marmitons », « femmes de charge », « femmes de chambre », «nourrices»,«lingères»,«palefreniers»,«chauffeurs-mécaniciens»,«jardiniers»,«basse-couriers». Il ouvrit le casier « valets » et en sortit une petite clef au hasard, qu’il remit à Ophélie. Surl’étiquette, ellevitunsceaudecequ’elle supposaêtre lesarmoiriesduClairdelune.Auverso,unesimpleadresse:6,ruedesBains.–Votre chambre, dit le régisseur.Vous êtes prié de la laisser en l’état, de ne pas y recevoir de

femmesetsurtoutdenepasymanger,nousvenonsdedératiserlecoin.Gardeztoujourscetteclefsurvous, elle est la preuve de votre appartenance provisoire au Clairdelune. Nous effectuonsrégulièrement des contrôles d’identité pour assurer la sécurité des hôtes demonsieur.Vous devezprésentercetteclefàchaquefois,souspeined’être jetéauxoubliettes lecaséchéant.BienvenueauClairdelune,conclut-ilsurlemêmetonmonocorde.Ophélie quitta le bureau du régisseur, un peu perplexe. À son soulagement, Renard l’attendait

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toujoursdevantlechariotàbagages.Ellefutmoinsrassurée,toutefois,quandelles’aperçutqu’ilétaitentraindesequerelleravecunecuisinièreluisantedesueur.–Traîne-savates!–Gâte-sauce!–Vieuxrenardempâté!–Quedumuscle!Jet’yfaisgoûterquandtuveux,l’empoisonneuse.OphélieposaunemainsurlebrasdeRenardpourl’inciteraucalme.Ellen’avaitaucuneenviede

voirsonseulguidesebattrecontreunefemme.–Rouletesmécaniques,va,ironisalacuisinière.Yaqu’àtespetitsmignonsquet’enimposes.Elle poussa théâtralement la porte à double battant et disparut dans les fumées des casseroles.

Ophéliesesentaitgênéed’avoirassistéàcetéchange,maisRenardlapritaudépourvuenexplosantderire.–Allongepascettetête,gamin.C’estunevieilleamie!Onsechatouilletoujoursunpeu.Ophéliecompritsoudainpourquoicethommeéveillaitenelleunétrangesentimentdefamiliarité.

Illuirappelaitsongrand-oncle,enplusjeune.Ellenedevaitsurtoutpasfairedetelsamalgames.Silemajordome en chef duClairdelune était corrompu, pourquoi ce valet serait-il davantage digne deconfiance?–Tuastaclef?demandaRenard.Malàl’aise,Ophéliehochadoucementlatête.–Parfait.Onfaitnotrelivraisonetensuitejetecause.Renardpoussalechariotàbagagesàl’intérieurd’unspacieuxmonte-chargedeferforgé,puisil

actionna un levier. Il ne bloqua le frein que lorsque le monte-charge arriva au dernier étage duchâteau. Ils traversèrent une salle de service réservée aux bonnes, puis un très long corridor quidesservait une dizaine de portes. Sur chacune d’elles, une plaque d’or : « Douce », « Gaieté », «Friande»,«Mélodie»,«Clairemonde»,«Grâce»,«Patience».– Ici, chuchota Renard en désignant la plaque « Clothilde », ce sont les appartements de ma

maîtresse,lagrand-mèredemonsieur.Ellefaitlasieste,alorspasdebruit.Jenetienspasàreprendremonservicetroptôt.Ophéliesourcilla.Ilallaitbientôtêtreminuit,c’étaitunedrôled’heurepourunesieste.Archibald

l’avaitprévenue,lejouretlanuitn’avaientaucunsensàlacourduPôle.Elle remarquaunesomptueusecaged’ascenseur, aubeaumilieuducouloir ; celui-làdevait être

réservéà la famille.Elleaperçutplus loinuneportedont laplaqueavaitétécouverted’unfoulardnoir.Suivantsonregard,Renardsepenchaàsonoreille.–Lachambreconjugalede feumonsieuret feumadame, lesparentsdes jeunesmaîtres. Ils sont

mortsilyadesannées,maisellen’ajamaisétéeffacée.Effacerunechambre?OphélieeutbeauquestionnerRenarddesyeux, ilne s’expliquapas. Il fit

roulerlechariotàbagagesjusqu’àuneporteaufondducorridor,frappéedelettresformantlenom«Archibald».OphélieentraàsasuitedansuneantichambrequifaisaitàelleseuledeuxfoislatailledusalondeBerenildeaumanoir.Uneimmensecheminéeenmarbrerose,desfenêtreshautesjusqu’auplafond,desportraitsenpied,desbibliothèquessurchaquemur,deuxlustresencristal,desmeublessculptés comme des œuvres d’art… Cette famille avait vraiment la folie des grandeurs. Unphonographe, que quelqu’un devait sans doute continuellement remonter, diffusait le son nasillardd’unopéra.Ophélietomba,avecunpetitchoc,sursonproprerefletdansunegrandeglacemurale.Unvisage

lunaireperchésuruncorpsplatcommelamain.Mêmesouslestraitsd’unhomme,ellen’avaitpasfière allure. Cheveux noirs, face blanche, livrée noire, chausses blanches, elle ressemblait à unevieillephotographie.

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– La chambre de M. l’ambassadeur, commenta Renard en désignant une porte close. Pour tonserviceàtoi,ceseratoujoursparici.Il ouvrit uneportebleu ciel, à l’autreboutde l’antichambre, qui donnait surun exquis salonde

dame.C’étaitunepiècegrandeetclaire,sanssurchargedécorative.Bouchedecalorifère,baignoiresurpieds,téléphonemural,ilyavaitlàtouteslescommoditéspourveillerauconfortdeBerenilde.Archibaldnes’étaitpasmoquédesoninvitée,elleseraitlogéecommeunereine.Enrevanche,Ophéliefutchoquéedenevoiraucunefenêtre.–C’étaità l’origineunesimplegarde-robe,ditRenardenempoignantunemalle,maismonsieur

l’afaitagrandirpourlacirconstance.Ophélie prit note pour elle-même. Au Clairdelune, on effaçait des pièces et on en créait de

nouvellessurcommande.ElleaidaRenardàdéchargerlechariotàbagages:lesmallesderobes,lescoffresàchaussures,

lesécrinsàbijoux…–T’espasungrosdébrouillard,disdonc!ricanaRenardalorsqu’Ophélierenversaitunepilede

boîtespourlasecondefois.Ils déposèrent toutes les affaires dans la chambre, à côté du paravent. Ophélie ne saisissait pas

encoretoutes lessubtilitésdeladomesticité,maisellesavaitqu’entantquevaletellen’avaitpas ledroit de toucher aux toilettes de samaîtresse. Ce serait le rôle des bonnes de les ranger dans lesplacards.– Fais-moi voir ta clef de plus près, demanda Renard quand ils eurent fini. On va régler

l’horlogeriedetamaîtressesurlatienne.Ophélies’habituaitàneriencomprendre;elleluiremitsaclefsansrechigner.–LaruedesBains,dit-ilenlisantl’étiquette.Pauvregamin,Papier-Mâchét’aflanquéjusteàcôté

deslatrines!Toutlemondes’arrangepournepasfinirlà-bas.Renard se dirigea vers la belle horloge de cheminée. En s’approchant à son tour, Ophélie vit

qu’elleaffichaitdesmotsàlaplacedel’heure:«zigzag»,«monteàpeine»,«ricochet»,«grand-angle »... Renard fit pivoter la longue aiguille jusqu’à « bains ». Un second cadran, plus petit,comportaitunesériedechiffres;ilfixal’aiguillesursix.–Voilà!Maintenant,commejesuisunbravegars,jevaistemontrertachambre.Ophéliecommençaitàsoupçonnercegrandrouquindenepasl’aiderpourlaseulebeautédugeste.

Il attendait quelque chose en retour, ça se sentait dans ses sourires. Elle n’avait rien à lui donner,commentleluifairecomprendre?Ilsprirent lecorridorensens inverseetredescendirentpar lemonte-charge,cettefois jusqu’aux

sous-solsduchâteau.Renardpassad’abordàlablanchisserieetremitàOphélieunlotdedrapspoursachambre;ilenprofitapourrécupérerunechemiseetdesbas-de-chaussespropres.Ilstraversèrentensuiteunebuanderiecollective,desentrepôts,unesalledescoffresetuneimmenseoffice.Ophéliese perdit tout à fait quand ils pénétrèrent dans les dortoirs. Une suite interminable de numéros sedéroulaitlelongdecouloirstortueuxquiportaienttousdesnomsderue.Lesportess’ouvraientetserefermaientsurdesdomestiques,lesunsfourbusaprèsleservice,lesautresàpeinesortisdelasieste,commesic’étaitàlafoislematinetlesoir.Ilssemblaienttoustrèsirritables,às’énerverpouruneporteclaquée,unsaluttropguindéouunregarddetravers.Dessonsdeclocheprovenaientd’unpeupartout.Étourdiepar le brouhaha environnant, encombréede sesdraps,Ophélie avait dumal à entendre

Renardquimarchaitàlonguesenjambéesdevantelle.– Les dortoirs sont divisés en quartiers, expliquait-il. Les cuisiniers avec les cuisiniers, les

jardiniers avec les jardiniers, les bonnes avec les bonnes, les valets avec les valets.Hâtons le pas,garçon ! s’exclamat-il brusquement en consultant sa montre de poche. Les festivités vont bientôt

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commencer,là-haut,mamaîtressenevoudralesmanquerpourrienaumonde.Alors qu’il refermait le couvercle d’un coup de pouce pressé, Ophélie revit soudain Thorn, sa

montreàgoussetà lamain, tropgrandpoursachaise.Celaremontaitàquelquesheuresàpeineetcelaluisemblaitdéjàdesjours.Pourquoiypensait-elletoutàcoup?Ophélie fut tiréedesespenséespar le regardbrutalqu’unefemmeposasurelle,audétourd’un

couloir.Undemi-regard,plutôt.Unmonoclenoir luiéclipsait l’œilgauche.ElleexaminaitOphéliedehautenbas,sansunmot,sansunsourire,avecunetelleinsistancequec’enétaitembarrassant.Renards’inclinaprofondémentdevantelle.–Salutations,mabelle!Oùas-tuencoreétéfourrertespetitesmains?Ophélie se posait la même question. La femme était couverte de suie de la tête aux pieds. Elle

portait un uniforme de mécanicien. Ses boucles, sombres comme la nuit, coupées très court,crachaientdesmèchesagressivessursesjoues.–Jeviensducalorifèrequifaitencoredessiennes,répondit-elled’unevoixmaussade.Etça,c’est

qui?ElleavaitdésignéOphélied’unœildur,aubleuélectrique.Ceboutdefemmen’étaitpasbeaucoup

plusâgéqu’elle,maiselledégageaituncharismeétonnant.– Le valet deMmeBerenilde, s’esclaffaRenard. Je ne connaismême pas son nom, il ne cause

guère!–Ilal’airintéressant.–Allez,temoquepas!C’estlapremièrefoisquelepetitvientparici,jeluimontrelesficelles.–Gracieusement,biensûr?ironisalafemme.– Fiston, dit Renard en se tournant vers Ophélie, cette charmante brunette, c’est Gaëlle, notre

mécanicienne.Lechauffage,laplomberie,touteslestuyauteries,c’estelle.–Jenesuispasvotremécanicienne,grommelaGaëlle,jesuisauservicedelaMèreHildegarde.–EtcommelaMèreHildegardeestl’architecteduClairdelune,reprit-ild’untondoucereux,c’est

dupareilaumême.LamécanicienneignoralemouchoirqueRenardétaitentraindeluioffrir.Ellerepritsarouted’un

pasnonchalantetbousculaaupassageOphélie,dontlapilededrapstombaparterre.Renardrangeasonmouchoir,l’aircontrarié.–Tuluiastapédansl’œil,ondirait.Pastouche,hein!Çafaitdesannéesquejelaconvoite,celle-

là.Tandisqu’elle rassemblait sesdraps,Ophélie aurait voulu le rassurer.Ladernière chosequ’elle

avaitentête,c’étaitdecompterfleuretteàunejoliemécanicienne.–RuedesBains!annonçaenfinRenard,quelquescouloirsplusloin.Ils étaient arrivés dans une coursive aux briques pourries d’humidité et à l’atmosphère

nauséabonde.Ophélieintroduisitsaclefdanslaserruredelaporten°6.Renardallumalalampeàgazetrefermaderrièreeux.LorsqueOphéliedécouvritl’espaced’intimitéquiluiseraitdévolupourlesmoisàvenir,sabouchesedessécha.Desmurssales,unlitbancal,unevieillebassineencuivre,uneodeurépouvantable…C’étaitsordide.«Laisserlachambreenl’état»,avaitditlerégisseur.Ils’étaitbienmoquédeMime.–Ça,mongarçon,ditRenardenpointantuntableauau-dessusdulit,c’esttonnouveaucauchemar.Surletableau,unjeudeclochettesétaitreliéàdemultiplesétiquettes:«salledebal»,«billard»,«

salondethé»,«fumoir»,«bibliothèque»...Renardmontralecarillon«chambre».–Tuesmaintenantraccordéàl’horlogepersonnelledetamaîtresse.Tudormirasetteréveilleras

aumême rythme qu’elle. Et auClairdelune, fiston, ça peut tomber n’importe quand.Monsieur n’ajamaisl’inspirationenbernequandils’agitd’amuserlagalerie,çaluiprendàtouteheuredelanuit.Renards’emparad’untabouret,caladessussongrandcorpstaillécommeunbuffetetfitsigneà

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Ophéliedes’asseoirenfacedelui.–Maintenant,oncause.Ophélieetsapilededrapsprirentplacesurlelit;lespiedsarrièrecédèrentaussitôtsouslepoids.–Monveinard, tues tombésur laperle rare.Çafaitvingt-troisansque je trimeauClairdelune,

autanttedirequedel’expérience,j’enmanqueguère.Etpuis,jesuisungentilbonhomme,moi,pasundeces innombrablesvicieuxquipullulentdans le coin.Quand je t’aivuvenir avec tesyeuxensoucoupe,jemesuisditdesuite:«MonRenold,cepetit-làvasefairecroquerparlepremiervenu,fautquetuluidonnesuncoupdepouce.»Ophélie cligna des yeux pour lui faire signe de poursuivre. Dans un grincement de tabouret,

Renardsepenchaverselle,siprèsqu’elleredoutaunmomentqu’ilchoquâtseslunettes.EtMimeneportaitpasdelunettes.–Voilàcequejetepropose.Jet’apprendstoutcequetuasbesoindesavoirici,enéchangedequoi

jenetedemandequ’uneinsignifiantecontrepartie.Ildéboutonnasalivréeetextirpad’unepochetteintérieureunpetitsablierrouge.–Est-cequetusaiscequec’est?Ophéliefitnondelatête.–Jem’endoutais.Ceschoses-làneseconcoctentquedans lecoin.Pour fairebref, lesnobliaux

d’icinousremercientaveccespourboires.Dessablierscommeça,t’enverrasjamaisquedequatrecouleurs.Desverts,desrouges,desbleusetdesjaunes.Ah,lesjaunes!Renardribouladesyeuxavecextase,puisilluienfonçasonsablierdanslamain.–Reluque-lebien.Ophéliesoupesal’objet.Cen’étaitpasplusgrandquelepouce,maisçapesaitlourdcommesion

avaitremplacélesablepardesbillesdeplomb.Ilétaitfrappéd’unepetiteplaquedecuivre:«stationbalnéaire».– Il y a tout un tas de destinations, crut bon de préciser Renard comme elle sourcillait. Rues

marchandes,quartiersdesfemmes,sallesdejeuetj’enpasse!Letruc,c’estd’avoirlamainheureuse,car tu sais jamais vraiment où tu vas tomber. Une fois, j’en ai dégoupillé un qui s’appelaitpompeusement«boufféed’airpur»etjemesuisretrouvédansunchaletpauméenpleinemontagne.Ophéliesefrottalenez,ellen’étaitpassûredebiencomprendre.Ellerenversalesabliersurlui-

même,mais, à sa grande surprise, les grains ne s’écoulèrent pas.Renard s’esclaffa devant son airstupéfaitetluisignalaunpetitanneaudemétalqu’ellen’avaitpasremarqué.–Tuaurasbeau tournercesablierdans tous lessens, ilnemarcherapas tantque lagoupilleest

intacte.N’ytouchepas,hein,jeneveuxpastevoirdisparaîtreavecmoncongé!Regardejusteça.Illuimontradudoigtunsceaudoréincrustédanslebois:

MANUFACTUREFAMILIALEHDE&CIE

–C’est laMèreHildegardequi les fabrique, précisaRenard.Unbibelot sans cette estampille nevautpasplusquelesonglesdemesorteils.Telaissepasrefilerdelacamelote,fieu,lacontrefaçonséviticiplusquepartoutailleurs.D’ungesterapide,illuiconfisqualesablieretlerangeadanssapoche.–Conseil d’ami, si tu ne veux pas te faire plumer, utilise la salle des coffres ou dégoupille tes

sabliers rapidement.Une fois, unvieux camarade avait entasséun salaire dedouze annéesdans cequ’ilcroyaitêtrelacachetteidéale.Lejouroùonluiatoutvolé,ils’estpendu.Renardseleva,poussalabassinesousunrobinetetlaremplitd’eau.–Jereprendsbientôtmonoffice,tupermetsquejefasseunbrindetoiletteici?

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Ophélieessayad’adopterunairréprobateurpourl’endécourager,maisilsedéshabilladevantellesanslamoindrepudeur.Ilnegardabientôtsurluiqu’unechaîneaucouavecsaclefpersonnelle.Cen’étaitvraimentpascommodedeportersurlecorpslevisaged’unautre,Ophéliedevraitapprendreàtravaillersesexpressions.–Ces sabliers, repritRenarddans labassine, ce sontnoscongés. Je saispasdepuis combiende

tempstuserslaBerenilde,maisjesupposequec’estpasrepostouslesjours.Ehbienici,avecletraindeviedecesmessieursdames,ceserapireencore!C’estdevenutellementfoupourlavaletaillequecertainsontcommencéàgronderfermedansledosdesmaîtres.LaMèreHildegardeaalorseul’idéedessabliers.Prête-moiunlinge,veux-tu?Ophélieluitenditundrapdebainenévitantdeleregarder.Ellesesentaitextrêmementgênée.Cet

hommefaisaitsatoilettejustesoussonnezetnesemblaitguèrepressédeserhabiller.–Comme je suis un brave gars, jeme contenterai de tes dix premiers sabliers, toutes couleurs

confondues,déclaraalorsRenard.Cequetutoucherasparlasuiteneregarderaquetoi.Il sortitde labassine, s’enveloppadans ledrapet se frictionna.Ses favoris rouxétaienthirsutes

lorsqu’ilsecourbaversOphélie,maintenduepourconclure.Ellesecouafarouchementlatête.Ellen’avaitriencomprisàcettehistoiredesabliers,ellerefusaitdescellerunaccordsansenconnaîtrechaqueclause.–Quoi,monsieur fait la fine bouche ?T’es conscient, p’tit père, que d’autres te siffleraient ton

salairesanstedemandertonavis?Renard,lui,s’engageàterenseignersansmaliceetàteprotégerdesespoingss’illefaut.Çavaudraitbienletripledecequejetedemande!Offensé, il lui tourna le dos, enfila sa chemise propre, boutonna par-dessus sa livrée de valet.

QuandilfitdenouveaufaceàOphélie,lacolèreavaitcédélaplaceàunlargesourire.– C’est bien, fiston, faut pas te laisser marcher sur les pieds. Mettons alors que tu me refiles

uniquementtessabliersverts,çateva?OphélierestalesbrasballantsdevantlamainqueluitendaitànouveauRenard.Lesouriredecelui-

cis’élargitplusencore.–T’espasaussinaïfquet’enasl’air,gamin.Jetejurequejen’essaiepasdet’emberlificoter.Les

verts,cesontlessabliersquiontlemoinsdevaleur.Tuveuxquejet’expliquelachoseendeuxmots?Ophélieacquiesça.Elleauraitquandmêmeétéplusàl’aises’ilavaitenfiléunpantalon.Renardmitsesboutonsdemanchetted’unairprofessoral.–Quatrecouleurs,quatrevaleursdonc.Lesverts,lesplusrépandus,tedonnentdroitàunjourde

congé dans la Citacielle : grande halle, fumoir d’opium, baraques de forains, sauna… Une foisencore,jetesouhaitedetirerlebonnuméro.Augrandsoulagementd’Ophélie,ilboutonnaenfinsonpantalonetlaçasesbas-de-chausses.–Lesrouges,eux,poussentplusloinlajubilation.Jourdepermission!Ànepasconfondreavec

les verts, hein ? Là, t’as l’autorisation officielle de sortir dans le monde du bon vrai dehors. Tuchoisis tadestination, tudégoupilleset tupeuxenprofiter jusqu’à l’écoulementcompletdusablier.Ceux-là,jelesgardepourlesbeauxjours!Renardsepenchaversunéclatdemiroirclouéaumur. Ilplaquaenarrièresacrinière rougeet

passaunemainsatisfaitesursamâchoirepuissante,parfaitementimberbe.–Avec les bleus, on tape dans le haut du panier, enchaîna-t-il avec un soupir amoureux. Tu as

intérêt à avoir de l’ambition pour les récolter,mais le jeu en vaut la chandelle. Ces sabliers-là teplongentdansunvrairêveéveillé.Deuxfoisdansmaviej’yaigoûtéetj’enailachairdepoulerienqued’enparler.Ilpassasonbrasautourdesépaulesd’Ophélie.Ellesefélicitad’avoirenroulésatresseau-dessus

desanuque.SiRenardavaitsentidescheveuxlàoùMimen’enportaitpas,ilyauraiteuunmalaise.

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–Essaiedetereprésenterlescouleurslesplusvives,lesparfumslesplusenivrants,lescaresseslesplus affolantes, luimurmura-t-il. Tu seras de toute façon en deçà de ce que peut te procurer cetteillusion.Unplaisirsouverain,siintensequ’ilestàpeinesupportableetqui,unefoisdissipé,telaisseendeuillé.Lesdouzecoupsdeminuitsonnèrentdanslelointain.RenardlibéraOphélieetvérifiarapidement

samise.–Bref,unebellecochonnerie.Ilss’arrangenttoujourspourt’yfairegoûterunefois.Après,tuesà

leurbotteet t’en redemandes,dans l’espoircomplètement foudedécrocherun jour la récompensesuprême,unallersansretourauparadis:lesablierjaune.Tucomprendsmieux,fiston?Cequ’Ophéliecomprenaitsurtout,c’estquecessabliersétaientunvraipiègeàmouches.–Bon,alors,qu’est-cequetudécides?lapressaRenardenagitantsamontre.Dixsabliersvertset

jet’apprendstoutcequetudoissavoirpourfairetontrouauClairdelune.Marchéconclu?Ophélie leva haut le menton et le regarda droit dans les yeux. Elle ignorait encore tout de ce

monde, elle avait besoin d’un guide. Peut-être cet homme trahirait-il sa confiance, peut-être laconseillerait-ilmal,maiscommentlesaurait-ellesielleneluidonnaitpassachance?Ellenepouvaitallerdel’avantsansjamaisprendrelemoindrerisque.Cettefois,elleacceptadeboncœurlapoignéedemaindeRenard.Illuiconcassalesdoigtsavecun

rirecordial.–Àlabonneheure!Jevaistedéniaiserenbonneetdueforme,tuneleregretteraspas.Surce,jete

laisse.Minuitasonné,MmeClothilderéclamemesservices!

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L’enfant

DèsqueRenardfutparti,Ophélieeutl’impressionqu’ilavaitemportéavecluilepeudechaleurdelapièce.Étroit,gris,glacial,cetendroittenaitdelacelluledeprison.Ophélieportalamainàsoncouparréflexe,maislabonnevieilleécharpen’yétaitplus.Berenildel’avaitobligéeàlalaisserdansunemalle,aumanoir.Àlaseulepenséedeneplusrevoirceramasse-poussièreremuantavantdesmois,lecœurd’Ophélieseserra.Elleplaçaunecale sous le litboiteuxet se laissa tomberdessusavecunsoupir.Ellen’avaitpas

dormidepuisqueBerenildel’avaitréveilléecematin,àquatreheures,pourluiapprendreàs’asseoirsurunechaise.Tandis qu’elle se familiarisait avec les toiles d’araignée au plafond, Ophélie reconsidéra cette

histoirede sabliers.Desobjets quivous transportent vers toutes sortesdedestinations, l’espacedequelquesheures…Elleavaitcruquelesdomestiquestouchaientdesgagespourleursservices.Certes,ellen’yconnaissaitpasgrand-choseenmatièred’argent–elletravaillaitbénévolementsurAnima–maistoutdemême,çaressemblaitàunebelleescroquerie.Ophélie relevasesmainsgantéesdevantsonvisageet lescontemplasongeusement.Cesoirplus

que jamais, lemusée d’histoire primitive luimanquait.À quand remontait la dernière fois qu’elleavaitluuneantiquité?Cesdixdoigtsempotés,quin’étaientdouésqu’auxexpertises,neserviraient-ilsdoncplusqu’àsatisfairelescapricesdeBerenilde?Ophéliereposasesmainssurlematelas.Elleavaitlemaldupays.DepuissonarrivéeauPôle,elle

n’avait reçu aucune lettre ni de ses parents, ni de sa sœur, ni de son grand-oncle. L’avait-on déjàoubliée?«Jenedoispasm’attarderici,seraisonna-t-elle,étenduesurledos.Berenildevaavoirbesoinde

moi.»Pourtant,elleselaissamollementemplirparlarumeurdesdortoirs.Lescoupsdetalonspressés.

Letimbredessonnettes.Leschassesd’eaudestoilettes,àcôté.Le plafond se mit en mouvement. Il se hérissa de hauts sapins, et les toiles d’araignée se

transformèrent en une forêt sauvage qui défilait à perte de vue.Ophélie savait qu’au-delà de cetteforêtilyauraitlaterre,etpuislamer,etpuisdesvilles,sansabîme,sanscassure,parcequecesol-làétait celuiduvieuxmonde.Lepaysage se fit flouetune silhouette, longueetmaigre, sedressaauloin.Emportéemalgréelle,Ophéliefutprécipitéedeforceverscethommequiluiclaquaitsamontreàgoussetaunez.«Votresortestuneréellepréoccupationpourmoi.»Ophélie se réveilla en sursaut et fixa le plafond de sa chambre d’un air choqué. Thorn avait-il

vraimentprononcédesmotspareils?Elleseredressadansungrincementdesommier,décrochaseslunettesdesonnezetse frotta lesyeux. Il l’avaitbeletbiendit,oui.Elleétaitalorsbeaucoup tropsoucieusepours’appesantirdessus,maisçaremontaitmaintenantàlasurfacecommeunebulled’air.IlenallaitainsiavecOphélie,elleréagissaittoujoursavecuntrainderetard.Ellemanipulanerveusementseslunettesentresesdoigts.Thornsetracassaitpourelle?Ilavaitune

singulièrefaçondelemontrer,ellenesavaitpasdutoutquoienpenser.Ophélies’inquiétasoudaindel’heure.Elleremitseslunettesenplace,etlevisagefacticedeMime

lesabsorbasoussapeaublanche.Ellepassalatêtedansl’entrebâillementdesaportepourconsulter

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l’horlogeducouloir.Elledutlarelireplusieursfois.Sielleencroyaitcesaiguilles,ilétaitdéjàcinqheures du matin ! Comment avait-elle pu dormir autant sans même s’en rendre compte ? Il luisemblaitquesonsommeiln’avaitduréqueletempsd’unbattementdepaupières.Ophélies’enfutaupetittrot,maisellerebroussaaussitôtchemin.Elleavaitfaillioubliersaclefsur

la porte. Le régisseur avait été très clair : sans clef, sa présence au Clairdelune n’avait aucunelégitimité.Elleerraunmomentdansledédaledesdortoirs,bousculéepardesdomestiquespressés,tombant

d’impasseenimpasse.Lesinvitésd’Archibaldseraient-ilsseulementencoredeboutàcetteheure?SiOphélieavaitmanquéàsesdevoirs,Berenildeseferaitlesgriffessurellecommejamais.Ellefinitpartrouverunescalierencolimaçon.Àpeineposa-t-ellelepiedsurlapremièremarche

qu’elle fut déjà en haut. Elle ne s’attarda pas sur ce prodige, elle commençait à s’habituer auxbizarreriesdel’espace.L’escalierdébouchaitsurunétroitcouloirdeservice, touten longueuretsansfenêtres.L’undes

mursétaitponctuéd’innombrablesportescloses :« salondemusique»,«boudoirauxépices»,«fumoirhommes»,« fumoir femmes»…À forcede le longer,Ophélie comprit que le couloirdeservice faisait le tourdu château.Elle sedécida finalementpour laporte«galeriedu fond».Elleessaya ensuite de se repérer dans les corridors, mais ils se ressemblaient tous, avec leur parquetverni,leursbanquettesdeveloursetleursbellesglacesmurales.Ophéliehaussalessourcilsenvoyantdescoupless’enlacervoluptueusementaufonddesalcôves,

puis les fronçaquanddes femmesensimple jupon traversèrentuneantichambreàgrandséclatsderire.Ellen’étaitpascertained’apprécierlatournurequeprenaitlapetitefêted’Archibald.Ophélieglissalatêtedansl’entrebâillementdetouteslesportes,collasonnezàchaquefenêtre.Des

paonsallaient librementsur lagrande tableduséjour.Dansunesallede théâtre,ovationnésparunpublic,deuxhommesselivraientàunpastichededueltoutendéclamantdelapoésie.Aujardin,dejeunes aristocrates s’adonnaient à une course d’automobiles entre les parterres de fleurs. Sous lesépaisbrouillardsdes fumoirs, beaucoupdenobles avaientperdu leurperruqueet quelques-uns, aucontraire,neportaientplusguèrequ’elle.Àlabibliothèque,devieillesdamesselisaientàvoixhautedes œuvres libertines ; Ophélie resta toute bête quand elle aperçut la grand-mère de Thorn quiroucoulaitderireavecelles.EllenevoyaitnullepartniBerenildenilatanteRoseline,etelleignoraitsiceladevaitlarassurerounon.Postés dans toutes les salles, il y avait des gendarmes en bicorne, vêtus d’un uniforme bleu et

rouge. Ils demeuraient au garde-à-vous, le regard fixe, pareils à des soldats de plomb.Ophélie sedemandaàquoiilspouvaientbienservir.Elle entra dans un cabinet de jeu et souffla de soulagement quand elle vit la tante Roseline,

facilement reconnaissable à sa robe noire, qui dormait sur un divan. Elle lui secoua doucementl’épaule sansparvenir à la réveiller.L’atmosphère ici était saturéedevapeursnarcotiques.Ophéliepromenaunregard larmoyantparmi les joueursdebillardetdecartesqui tombaientendormissurtouteslestables.Discretscommedesombres,lesvaletscontinuaientdeproposerauxplusrésistantsdescognacsetdesboîtesdecigares.Elle trouvaArchibald assis à l’envers dans un fauteuil, dos sur le siège, jambes croisées sur le

dossier, un bec de narguilé dans la bouche. Son regard se perdait dans le vide avec une sorte demélancolie pensive qui contrastait avec ses habituels sourires. Ophélie songea que s’il y avait unhommeàquiellen’accorderaitjamaissaconfiance,c’étaitbienlui.Onn’organisaitpasuneorgieenl’honneurd’unefemmeenceinte,toutdemême.Au fond de la salle, à demi étendue sur un sofa, Berenilde jouait aux échecs avec des gestes

somnolents. Ophélie se dirigea droit vers elle. Elle ne pouvait peut-être pas parler, mais elletrouveraitbienunmoyendelaconvaincrederegagnersachambreaveclatanteRoselineavantque

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tout ne se mît vraiment à dégénérer. Elle s’inclina en claquant des talons, comme le faisaient lesdomestiquespourannoncerleurprésence,maisBerenildel’effleuraàpeinedesyeuxetpoursuivitsapartiecommesiderienn’était.Ophéliesesentitl’âmed’unmeuble.–Attention,chevalier,susurraBerenildeenavançantsatour.Jevaismettrevotrereineendifficulté.Lechevalier?Unvaletn’étaitpasautoriséàdévisagerunnoble,maisOphélienerésistapasàla

tentation de jeter un coup d’œil au fauteuil voisin. Sa surprise fut de taille. Boucles dorées, jouesrebondies, lunettes rondes, l’adversairedeBerenilde se rongeait lesonglesd’unair tragique. Ilnedevait pas avoir plus de dix ans, ses pantoufles touchaient à peine le sol.Qu’est-ce que cet enfantfaisaiticiàcetteheure?–Échecauroi,leprévintBerenilde.Lechevalierpoussaunlongbâillementetrenversasapièced’unreversdelamain.–SiM.Thornétaitmonprécepteur,dit-ild’unevoixpâteuse,jeferaisunmeilleurjoueurd’échecs.–Allons, chevalier, j’aiveillé àvousprocurer lemeilleurprécepteurqui soit.Vosprogrès sont

indéniables, je vous assure. Et sincèrement, je ne souhaite à aucun enfant aumonde d’avoir monneveupourprofesseur.Lechevalierplongeaunbiscuitdansunverredelaitetcroquadedans,aspergeantdemiettesson

beaupantalondevelours.–Excusez-moi,madame,vousavezentièrementraison.Jevoussaisdéjàgrédetoutcequevous

faitespourmoi.–Vousvoustrouvezbien,chezvotreoncle?–Oui,madame.Ilestunpeudurd’oreille,maisjem’entendsàmerveilleavecseschiens.Ophélie trouvait cette scène surnaturelle.Àquelques couloirs de là, des hommes et des femmes

s’adonnaientàtouslesexcès.Les fumées narcotiques qui embrumaient la pièce commençaient déjà à l’amollir, elle n’avait

aucuneenviede finir sur ledivanavec la tanteRoseline.Elleauraitbien toussépourse rappeleràBerenilde,maiselleavaitpeurdesetrahir.Ellesursautaquandcefutlechevalierquilevaverselleses lunettes en culs de bouteille. Il portait, depuis les paupières jusqu’aux sourcils, le tatouage desMirages.– Vous êtes au service de madame ? Vous travaillez au manoir ? Est-ce que vous trouvez ma

chambrejolie?Ophéliesecontentadecillerbêtement.Lachambred’enfant,c’étaitdonclasienne?Lacuriositédu

chevaliereutaumoinsleméritedefaireréagirBerenilde,quifitminederéprimerunbâillement.–Veuillezm’excuser,chevalier,maisilsefaittard.J’aidanséetjouétoutmoncontent!–Madame,ditl’enfanteninclinantpolimentlatête.Nousreprendronsnotreconversationuneautre

fois,sivousvoulez.OphélieoffritprécipitammentsonbrasàBerenildequandellelavitvaciller.Sesyeux,silimpides

en temps normal, avaient une consistance vitreuse. Elle avait bu et fumé plus que de raison, cequ’Ophéliejugeaparfaitementdéraisonnabledanssonétat.–Quefaites-vousainsi?demandaBerenildeàArchibald.Assislatêteenbasdanssonfauteuil,ildécrochasonnarguilédeseslèvresetsoufflaunrubande

fumée bleue. Son vieux haut-de-forme était tombé et ses cheveux pâles s’écoulaient jusque sur letapis.–J’observemonexistencesousunangledifférent,déclara-t-ilgravement.–Voyez-vouscela!Etqu’endéduisez-vous?–Qu’àl’endroitouàl’envers,elleestabsolumentvidedesens.Etquecettepositionfaitmonterle

sangà la tête,ajouta-t-ilavecunsouriregrimaçant.Vousnousquittezdéjà?Souhaitez-vousqueje

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vousraccompagne?–Non,non,poursuivezdoncvotreméditation.Ophéliecompritqueceseraitàelledeprendre leschosesenmain.Berenildepesantde toutson

poids sur son épaule, elle la soutint fermement à travers le salon de jeu et les corridors.Heureusement,ellesarrivèrentbientôtdevantlabellegrilled’ordel’ascenseur.–Bonsoir,madame!lançajoyeusementlegroomens’inclinant.–Machambre,ordonnaBerenilde.–Certainement,madame.LegroomlesfitmonteraudernierétageduClairdelune.Ophélieserralesdentspendantqu’elles

sedirigeaientverslesquartiersd’Archibald.Berenildes’appuyait lourdementsurelleetsesonglesluientraientdanslachairdel’épaulecommedeslames.Saperruqueenpiècemontéedevaitpeseràelleseuleplusieurskilos.Elles pénétrèrent dans l’antichambre où chantonnait le phonographe, puis dans les appartements

destinésàBerenilde.Lesbonnesavaientdéjàvidé lesmalleset rangé lesaffaires.ÀpeineOphélieeut-elleaidéBerenildeàs’asseoirqu’ellesemitàfouillerlesplacards.Toutechambrededamedignedecenomdevaitposséderdesselsammoniacaux.Elle finitpar tombersurunearmoireoùétaientrangéesdeseauxminérales,de l’huilede foiedemorueetunecollectiondepetits flacons.Elleenouvritunetlerefermadèsquel’odeuracideluipiqualenez.Elleavaittrouvé.OphéliefaillitrépandrelesselssurletapislorsqueBerenildelaretintparlepoignet.–Cetenfantavecquivousm’avezvue,dit-elled’unevoixrauque.Nevousenapprochezjamais,

est-ceclair?Laseulechosequiétaitclaireauxyeuxd’Ophélie,pourlemoment,c’étaitquelatanteRoselinese

retrouvaitseuleenbas.ElletirasursonpoignetetBerenildefinitparlâcherprise.Danslecorridor,l’ascenseurétaitdéjàredescendu.Ophélieappuyasurlelevierd’appel;dèsque

lagrilles’ouvrit,legroomravalasonsourireaimable.–C’esttoiquiasappelél’ascenseur?Ophélieacquiesçaetentra,maislegroomlachassasibrutalementqu’elleeneutlesoufflecoupé.–Tuteprendspourquoi?Unmarquis?Tumedérangesencoreunefois,simplet,etjetecasseles

dents.Interdite, Ophélie le vit fermer la grille et redescendre avec son ascenseur de luxe. Elle dut

traverser le long corridor des chambres pour regagner la salle des bonnes. Même l’escalier deservicesemontracontrariant:ilobligeaOphélieàdescendretouteslesmarchesdesétagescommen’importequelescalierordinaire.LatanteRoselinen’avaitheureusementpasbougédesondivan,droguéeparlesvapeursambiantes.

Lesselsqu’Ophélieluiglissasouslenezluifirentl’effetd’unegifle.–Boulepuanteetchaussettessales!bredouillat-elleenrepoussantleflacon.Ophélieclignaplusieursfoisdesyeuxpourincitersatanteàplusdediscrétion.Siellesemettaità

jurercommeuneAnimiste,leurimpostureferaitfeudepaille.RoselineseressaisitenvoyantlafacepâlichonnedeMimepenchéesurelle,puisellepromenaunregarddéboussolésurlesjoueursdetarotetdebillard.–OùestBe…madame?Pour touteréponse,Ophélie lui tendit lamain.Ellesquittèrentdiscrètement les lieuxet,quelques

étagesplustard,ellesarrivèrentauprèsdeBerenilde.Elles’étaitdébarrasséedesaperruqueetavaitdéroulélefilducombinétéléphoniquejusqu’aulit.– Ma domesticité est de retour, annonça-t-elle à son interlocuteur, te voilà tranquille ? Cette

premièresoirées’estdérouléesanslamoindreanicroche.LatanteRoseline,quivenaitdesetrouverunéventail,l’agitaavecunedignitéoffensée.Detoute

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évidence,elleavaituneopiniondifférentesurlasoiréequ’ellevenaitdepasser.– J’utiliserai ma clef, n’aie aucune inquiétude, poursuivit Berenilde. Non, c’est moi qui te

rappellerai.Aurevoir.Elletenditlecombinéd’ivoireàOphélie.–Cegarçondevientremarquablementprévenant,luidit-elle,nonsansunepointedesarcasme.Ophélieraccrochale téléphoneplusimpatiemmentqu’ellen’auraitdû.«Votresortestuneréelle

préoccupation pour moi », hein ? Grand bien lui fît ! Berenilde et Archibald étaient aussiirresponsables que des enfants gâtés et Thorn le savait. Un homme qui consent à abandonner saproprefiancéedansuntelniddedécadentsnepeutdécemmentpasprétendrequ’ilsesoucied’elle.–Fermezlaporte,demandaBerenildedesonlit.Elle avait détaché sa chaîne pour remettre à Ophélie la jolie clef ornée de pierres précieuses

qu’Archibald lui avait offerte.Au premier déclic de serrure, un silence de plomb tomba sur elles.Dans l’antichambre, de l’autre côté de la porte, la musique éraillée du phonographe s’étaitbrusquementarrêtée.–Àprésent,nouspouvonsparlerlibrement,déclaraBerenildeavecunsoupirexténué.Nousserons

àl’abridesindiscretsaussilongtempsquecetteporteresteraferméeàclef.CommeOphélieetlatanteRoselines’entreregardaient,indécises,Berenildeeutunclaquementde

langueagacé.Aufuretàmesurequesesmainsôtaientlesépinglesdesacoiffure,lesbouclesdoréesrebondissaientgracieusementsursesépaules.–LeschambresduClairdelunesont lesplussûresduPôle,mesdames.Chaque tourdeclefnous

placeàl’écartdumonde.C’estunpeucommesinousn’étionsplusvraimentlà,comprenez-vous?Vous pourriez vous égosiller qu’on ne vous entendrait pas de la pièce voisine, même en collantl’oreilleàlaporte.–Jenesuispascertainequecelamerassuretellement,sifflalatanteRoseline.–Nousnenousenfermeronsqueletempsdenousreposer,assuraBerenilded’unevoixlasse.Etde

grâce,baissezcettelumière!Surcesparoles,elleenfonçasatêtedanssonoreilleretsemassalestempesavecuneexpression

douloureuse. Ses beaux cheveux étaient abîmés à cause de la perruque et sa peau, si soyeuse àl’accoutumée,avaitlapâleurfaded’unebougie.Pourtant,Ophéliedevaitadmettrequesabeautéétaitplusémouvanteencoredanslafatigue.La tante Roseline tamisa l’éclairage de la pièce et tressaillit en croisant le regard anonyme de

Mime.–Jenemefaispasàcedéguisementgrotesque!Nepeux-tupasl’ôter,letempsquenoussommes

ensemble?– Il ne vaut mieux pas, dit Berenilde. Ophélie ne dormira pas avec nous, seules les dames de

compagnieetlesnourricessontautoriséesàpartagerl’intimitédeleurmaîtresse.LeteintnaturellementjaunedelatanteRoselinedevintcireux.–Etoùira-t-elledonc?C’estsurmafilleulequejesuiscenséeveiller,moi,passurvous!–J’aidéjàunechambrereliéeàlavôtre,s’empressadelarassurerOphélieenluimontrantsaclef.

Jeneseraipasloin.Aufondd’elle-même,elleespéraitquejamaissatantenemettraitlespiedsruedesBains.–Oùestmaman?s’inquiétaBerenildequiremarquaitsoudainsonabsence.–Àlabibliothèque,ditOphélie.Ellenesemblaitpastrops’ennuyer.Elle passa sous silence les lectures libertines auxquelles elle l’avait vue s’adonner avecd’autres

damesdesonâge.–Vousirezbientôtlachercher,machèrepetite.Enattendant,faites-nousdoncduthé.LesappartementsdeBerenildedisposaientd’unepetitecuisine.TandisquelatanteRoselinemettait

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unethéièreenfontesurlegaz,Ophéliepréparaitlestasses.Ellen’encassaqu’uneseule.–Pourquoinedois-jepasm’approcherduchevalier?demanda-t-elletoutencherchantlesucrier

danslegarde-manger.Berenildes’épongealefrontavecsonmouchoirendentelle,prostréesursonlit.Siellen’étaitpas

malade,aprèstoutcequ’elleavaitbuetinhalécettenuit,ceseraitunechance.–NivousniMmeRoseline,soupira-t-elle.C’estunillusionnisteredoutable.Vousseriezperdanteà

sonjeu,machèrepetite.–Vousoffriezpourtantuncharmanttableau,s’étonnaOphéliequiramassaitmaintenantlessucres

qu’elleavaitrépandusparterre.– Une autre bataille se jouait derrière notre innocente partie d’échecs. Cet enfant essaie de me

prendreaupiègedesonimaginationetjem’épuiseàluiéchapper!Ilseraitcapabledes’amuseravecvoussimplementparcequevousêtesdemasuite.–S’amuseravecnous?relevalatante,sourcilsfroncés.LatêtedeBerenilderoulasurl’oreillerpourluiadresserunsouriremoqueur.–Connaissez-vousl’hypnose,madameRoseline?C’estcommerêverenrestantéveillé,dit-elleen

faisantroulerchaque«r».Saufquecerêve-làvousestimposédeforce.–Quelpetitpoison!Cheznous,lesmômesnesontpastoujoursdesanges,jevousl’accorde,mais

leurpasse-tempsleplusrépréhensibleconsisteàappuyersurunesonnette,puisàdétalercommedeslapins.Enl’écoutant,Berenildelibéraunriresidépourvudejoiequ’Ophélieeneutfroiddansledos.–Pourquoiena-t-ilaprèsvous?insista-t-elle.Jevousaisentieplutôtbienveillante.Berenildefitglissersessouliersduboutdespiedsetcontemplalecielentoiledesonlit.–J’aiunedetteenverslui.C’estunevieillehistoire,jevousenparleraiuneautrefois.Lesifflementdelathéièreemplitlesilencequis’ensuivit.LatanteRoselineservitlethé,leslèvres

serréescommedespincesàlinge,maisBerenilderepoussasatasseavecunemoueécœurée.–MapetiteOphélie,pouvez-vousm’apportermonporte-cigarettes,monbriquetetunpeud’eau-

de-vie,jevousprie?–Non.BerenildeseredressasursonoreilleretlatanteRoselinerenversasonthé.Aussiincrédulesl’une

quel’autre,ellesdévisagèrentlepetithommeplantéaumilieudutapis,sonsucrieràlamain.–Jecroisquejenevousaipasbiencomprise,ditdoucereusementBerenilde.–Non,répétaOphélied’untonposé.Excusezmafranchise,maisjepeuxrespirervotrehaleinede

làoùjemetiens.Nevoyez-vouspastoutcequevousvousfaitessubir,àvousetàvotrebébé?Sivousêtesincapabled’êtreraisonnable,alorsjeleseraiàvotreplace.LesdentschevalinesdelatanteRoselinesedévoilèrent,letempsd’untrèsbrefsourire.–Ellearaison,unefemmedevotreâgedevraitêtreparticulièrementvigilante.Berenildearqualessourcilsetcroisalesmainssursonventre,effarée.–Demonâge?balbutia-t-elled’unevoixblanche.Commentosez-vous?Trop lasse pour semettre en colère, elle laissa aussitôt retomber sa tête sur l’oreiller dans une

cascadedebouclettesblondes.–Ilestvraiquejemesensunpeudrôle.J’aipeurd’avoirétéimprudente.–Jevaisvouschercherunetoilettepourdormir,déclarasèchementlatanteRoseline.Allongéesursonlit,perduedanssabellerobefroissée,Berenildesemblaitsoudainsivulnérable

qu’Ophélie se radoucit malgré elle. « Je devrais détester cette femme, songea-t-elle. Elle estcapricieuse,narcissiqueet calculatrice.Pourquoi, encecas,nepuis-jem’empêcherdeme fairedusoucipourelle?»Ophélie tiraunechaisevers le litets’yassit.Ellevenaitdecomprendrequeceseraitsansdoute

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cela,sonvéritablerôleici.ProtégerBerenildedesesennemis,desafamille…etd’elle,aussi.

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Labibliothèque

Lessemainesquisuivirentfurentlesplusétrangesqu’Ophélieavaitjamaisvécues.Ilnes’écoulaitpasunejournée–ouplutôt«unenuit»puisqu’ilnefaisaitjamaisjourauClairdelune–sansqu’ilprîtl’envie àArchibald d’organiser un bal costumé, un grand banquet, une improvisation théâtrale ouquelqueexcentricitédesoninvention.Berenildemettaitunpointd’honneuràêtredetouteslesfêtes.Elle tenait la conversation, souriait, brodait, jouait, dansait, puis, une fois dans l’intimité de sachambre,elles’évanouissaitdefatigue.Cesdéfaillancesneduraientguère;Berenildesehâtaitdesemontrerdenouveauenpublic,plusresplendissantequejamais.–Lacourestsoumiseàlaloiduplusfort,répétait-elleàOphélie,danslesraresmomentsoùelles

étaient seules. Montrez un signe de faiblesse devant les autres, et demain toutes les gazettes neparlerontplusquedevotredéchéance.Tout cela était bien joli,maisOphélie devait désormais vivre aumême rythme qu’elle. Chaque

salle du Clairdelune possédait son « horloge à domesticité », ce petit dispositif où il suffisait deréglerlesaiguillessurlabonnechambredudortoirpoursollicitersonvaletdepuisn’importequelendroitduchâteau.Lepanneauàclochettesdu6,ruedesBainssonnaitàtouteheure,nelaissantaucunrépitàOphélie,tantetsibienqu’illuiarrivaunefoisdes’endormirenservantlethé.Berenildeétaitépuisanteàsatisfaire.Elleréclamaitdespainsdeglace,desbiscuitsaugingembre,

dutabacàlamenthe,unrepose-piedàlabonnehauteur,descoussinssansplumes,etc’étaitensuiteàOphélie de se débrouiller pour trouver le nécessaire. Elle soupçonnaitBerenilde de profiter de lasituation,maislesortdesatante,contrainteàlapassivitédesdamesdecompagnie,neluifaisaitpasplusenvie.D’ailleurs, Archibald ordonnait parfois de longues séances d’oisiveté. Ses invités étaient alors

tenusderesterassissansrienfaired’autrequefumer.Ceuxquilisaientouparlaientàvoixbassepourtromperl’ennuiétaienttrèsmalconsidérésaucoursdecesséances.Ophélielesauraitbéniessiellen’avaitétéobligéederesterauprèsdeBerenilde,deboutdanslesvapeursd’opium.Néanmoins,leproblèmeleplusdifficileàrésoudrepourOphélie,cefurentlestoilettes.Entantque

valet, elle n’avait pas accès aux commodités pour femmes. Quant à celles des hommes, ellesmanquaientcruellementd’intimité.Ophéliedevaitguetter lesoccasionsoù iln’yavaitpersonne,etellesétaientrares.L’entretiendeseseffetspersonnelsnefutpasunetâchefacilenonplus.Ophéliepouvaitporterses

chemises,sesmouchoirs,sespantalonsetsesbas-de-chaussesàlabuanderie,maisellen’avaitpasdelivréederechange.Etsanslivrée,ellen’étaitplusMime.Elledevaitdonclalaverelle-même,danssabassinedechambre,etl’endosseravantqu’ellenefûtsèche.ElleétaitsisouventenrhuméequeRenardlui-mêmefinitparcompatir.– C’est pitié de t’avoir refilé un coin aussi humide, gamin ! soupira-t-il en voyant Ophélie se

moucherenpleinservice.File-moiunsablierdeplusetjem’arrangeaveclaGaëllepourqu’elleterelieaucalorifère.C’étaitvitedit.Depuisqu’OphélietravaillaitpourBerenilde,ellen’avaitjamaisobtenulemoindre

congé.Ilfallaitreconnaîtrequ’àforcedecasserlesplatsenfaïenced’Archibald,ellenepouvaitpasnonplusespérerd’elleuntraitementdefaveur.Heureusement,elletrouvaenlagrand-mèredeThornunealliéeprécieuse;cefutellequiluiremitsontoutpremiersabliervert,pourlaremercierdelui

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avoirapportéunchâle.Alorsqu’Ophéliecherchaitunetabatière,ellecroisaRenardqui,desoncôté,allaitservirsatisaneàdameClothilde.Elleenprofitapourluiremettresonpourboire.–Félicitations,bonhomme! jubilat-ilen l’empochantaussitôt.Chosepromise,chosedue, jevais

t’enseignertapremièreleçon.Illuisignaladiscrètementdesyeuxlesgendarmespostésdanslecorridor.–Cesmessieursnesontpaslàpourledécorum,chuchota-t-iltrèsbas.Ilsassurentlasécuritédela

familleetdesinvités.Ilspossèdentchacununsablierblanc,allersimplepourlesoubliettes!Égareune seule fois ta clef, aie le moindre geste déplacé, mon gars, et ils te tomberont dessus à brasraccourcis.Le jourmême,Ophélieseprocuraunechaînepour toujoursavoirsaclefautourducou.Ellese

faisaitcontrôlerchaquematin;ellenevoulaitplusprendreaucunrisque.Somme toute, ces mesures étaient compréhensibles. Archibald offrait l’asile aux nobles qui

craignaient pour leur vie, lesministres envue, les favorites jalousées.Ophélie se rendit d’ailleurscompte que personne ici ne s’appréciait vraiment. LesMirages voyaient la présence de Berenildeparmieuxd’unmauvaisœil,maisilssedéfiaientaussid’Archibaldetdesessœurs,entrelesmainsdesquels ils remettaient leur vie.On se souriait beaucoup,mais les regards étaient équivoques, lesphrasesambiguës,lefonddel’airenvenimé.Personnenefaisaitconfianceàpersonne,etsitouscesgenss’étourdissaientdefêtes,c’étaitpouroublieràquelpointilsavaientpeurlesunsdesautres.CeluiparmieuxquidéconcertaitleplusOphélie,c’étaitlepetitchevalier.Ilétaitsijeune,sipoli,si

gauche derrière son épaisse paire de lunettes qu’il donnait l’impression d’être l’innocencemême.Pourtant,ilmettaittoutlemondemalàl’aise,enparticulierBerenildedontilrecherchaitardemmentlacompagnie.Elleluifaisaitlaconversationsansjamaisleregarderdanslesyeux.OphélienetardapasàdécouvrirdenouveauxvisagesauClairdelune.Beaucoupdecourtisansetde

fonctionnaires allaient et venaient comme s’ils n’étaient que de passage. Ophélie les voyaits’engouffrer à l’intérieur d’ascenseurs placés sous haute surveillance, dans la galerie centrale duchâteau.Ilsneredescendaientquequelquesjoursplustard;d’autresnerevenaientjamais.Berenildesedétournaitchaquefoisqu’ellesurprenaitquelqu’unentraindemonteràbordd’unde

ces ascenseurs.Ophélie comprit alors qu’ilsmenaient à la tour de Farouk. Interloquée, elle étudiaattentivement l’ambassade depuis les jardins. Le château avait toutes les apparences d’un espaceparfaitementdélimité,avecdes toituresetdespoivrièresnormalessous lanuitétoilée.Etpourtant,certainsdesesascenseurss’élevaientau-delàduciel,versunmondeinvisible.–Leçonn°2,ditRenardquandOphélieput lui remettreunautre sablier, tu auras remarquéque

l’architectureiciestextrêmementmouvante.Net’attardejamaisdanslessallesprovisoiressitun’yvois plus personne. La Mère Hildegarde a déjà effacé des pièces alors que des camarades s’ytrouvaientencore.Ophélieenfrissonnad’horreur.Elle n’avait encore jamais rencontré laMèreHildegarde,mais, à forced’entendreparler d’elle,

elle commençait à mieux la connaître. Cette Hildegarde était une architecte étrangère. Elle venaitd’unearchelointaineetpeuconnue,Arc-en-Terre,oùlesgensjouaientaveclaspatialitécommeavecun élastique.Ophélie avait fini par comprendre que ce n’étaient pas les illusions desMirages quidéformaient les lois de la physique dans la Citacielle ; c’était le prodigieux pouvoir de la MèreHildegarde.SileschambresduClairdeluneétaientplussûresquedescoffres-forts,c’étaitparcequechaque tour de clef les enfermait dans un espace clos, c’est-à-dire coupé du reste du monde,absolumentinviolable.Ophélie se procura du papier, un crayon et obligea Renard à lui dessiner une carte des lieux

pendantleurpetitdéjeuneràl’office.Elleétaitfatiguéedeseperdredanslesabsurditésdecetespace.Combiend’escaliersmenaientversdesdestinationsimpossibles?Combiendesallespossédaientdes

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fenêtresalorsquecen’étaitpaslogique?–Houlà, tum’endemandes trop !protestaRenardengrattant sa crinière rousse.Essaiedoncde

fairetenirsurunefeuilledessallesquicontiennentplusdeplacequ’ellesnedevraient.Quoi,qu’est-cequ’ilya?Ophéliemartelaitdesoncrayonunpetitcouloirauquelellenecomprenaitrienàrien.–Ça?ditRenard.C’estcequ’onappelleuneRosedesVents.T’enavaisjamaisvu?Ilyenaplein

parici.Ilpritlecrayonetdessinadegrandesflèchesquipartaientdanstouslessens.–AveccetteRosedesVents,tuasunraccourciverslesjardinscôtécascades,unraccourciversla

grandesalleàmanger,unraccourciverslefumoirdeshommesetuneportenormalequidonnesurlecouloirdeservice.L’astuce,conclut-il,c’estderetenirlescouleursdesportes.Tusaisisleprincipe?Tandisqu’ellecontemplaitsonébauchedeplan,Ophéliecompritsurtoutqu’elleallaitdevoirfaire

travaillersamémoireplutôtquesonsensdel’orientation.ElleauraitaimédemanderàRenardoùsetrouvaitcettefameuseMèreHildegardedontilluirebattaitlesoreilles,mais,hélas,unmuetneposepasdequestions.Celanel’empêchaitpasd’apprendrebeaucoupàsoncontact,bienplusentoutcasqu’avecThornet

Berenilde.Aufildesrepasprisensemble,RenardsemontraitdeplusenplusbavardavecMime,etilleconseillaitparfoissansavoirreçudesablierenretour.– Gamin, tu ne peux surtout pas faire le même salut à un duc et à un baron, même s’ils

appartiennent à lamême famille !Avec l’un, tu te penches jusqu’àpouvoir contempler tes rotules.Avecl’autre,unesimpleinclinationdetêtesuffit.Ophélie commençait à s’y retrouver parmi tous ces aristocrates ; elle allait jusqu’àmaîtriser la

préséanceetsesnombreusesexceptions.Lestitrescorrespondaientsoitàdesfiefsquepossédaientlesnobles,danslaCitacielleoudanslesprovincesduPôle,soitàdeschargeshonorifiques,soitàdesprivilègesaccordésparFarouk.Parfoisauxtroisenmêmetemps.–Tousdesincompétentsnotoires!s’emportaGaëlle.Çavousépingledefauxsoleilsdansdefaux

cielsetc’estincapabledevousréparerunechaudière.Ophélie faillit s’étrangler avec sa potée de lentilles et Renard haussa ses grosses touffes de

sourcils.D’habitude,lamécaniciennenesemêlaitpasdeleursaffaires,maiscettefois-là,elles’étaitinvitée à leur souper. Elle poussa Renard sur le banc, planta ses coudes sur la table et darda surOphélie son œil bleu électrique. Ses cheveux couleur nuit coupés court et son monocle noir luiavalaientlamoitiéduvisage.–Toi,çafaitunmomentquejet’observeetjedoisdirequetum’intrigues.Derrièretesairsdene

pasy toucher, tu te renseignes sur tout et sur tout lemonde.Tu serais pas unpeuespion dans tongenre?Gaëlleavaitappuyésurson«espion»avecuneironiequimitOphéliemalàl’aise.Cettefemme

auxmanièresbrusquesavait-ellel’intentiondeladénoncerauxgendarmesd’Archibald?– Tu vois toujours le mal partout, ma belle, intervint Renard, sourire en coin. Ce pauvre

bonhommen’arienvud’autrequelepetitmanoirdesamaîtresse,c’estnormalqu’ilsoitdépaysé.Etpuisnetemêledoncpasdecequejeluiraconte,c’estunmarchéentreluietmoi.Gaëlleneluiaccordaaucunintérêt.EllerestaconcentréesurOphéliequiessayaitdemastiquerses

lentillesleplusinnocemmentpossible.–Jenesaispastrop,maugréa-t-elleenfin.Lefaitestquetum’intrigues.Elleclaquasamainsurlatablepoursoulignersaphraseetselevaaussibrutalementqu’elles’était

assise.– Jen’aimepasça, avouaRenardd’unairdépitéquandGaëlle futpartie.Ondiraitque tu luias

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vraimenttapédansl’œil.Desannéesquejelaconvoite,moi,cettefemme-là.Ophélieterminasonassiette,unpeuinquiète.EnjouantlerôledeMime,ellen’étaitpascenséetrop

attirerl’attention.Elle repensa par la suite à l’opinion que Gaëlle se faisait des nobles. Dans ce monde, les

domestiquesavaientbienpeudevaleur.Ilsn’appartenaientpasàladescendancedeFarouketvenaientdupeuple des sans-pouvoirs, ils devaient donc compenser avec leursmains ce qu’ils nepouvaientapporter avec leurs dons. Il y avait effectivement de quoi rester pensif.UnMirage qui tricote desillusionsvautdoncmieuxqueceuxquinettoientsonlingeetpréparentsesrepas?PlusOphéliecôtoyaitlasociétéduPôle,pluselledéchantait.Elleétaitvenueicienespéranttrouver

desgensdeconfiance,ellenevoyaitautourd’ellequedegrandsenfantscapricieux…àcommencerpar le maître de maison. Ophélie ne comprenait tout simplement pas comment la charged’ambassadeuravaitpureveniràunhommeaussidésinvolteetprovocateur.Archibaldnesepeignaitjamais,serasaitàpeine,arboraitdestrousàchaquegant,chaqueredingote,chaquechapeau,sansquerienpûtporteratteinteàsabeautéséraphique.Etcettebeauté,ilenusaitetabusaitauprèsdesdames.Ophélie comprenait mieux pourquoi Thorn et Berenilde la protégeaient de lui : Archibald avaitcommeartdevivredeconduirelesfemmesàl’adultère.Ilmettaittoutessesinvitéesdanssonlit,puisilenparlaitàleurépouxavecunefranchiseépoustouflante.«Vous êtes gras commeun porc ! s’esclaffa-t-il devant le prévôt desmarchands. Prenez garde,

votrefemmeestlaplusinsatisfaitedetoutescellesquej’aieuleplaisirdevisiter.»« Vous semblez porter beaucoup d’intérêt à ma sœur Friande, dit-il doucement au garde des

Sceaux.Effleurez-launefoisetjeferaidevouslemarileplusencornédetouteslesarches.»«Vousarrive-t-ilparfoisdefairevotretravail?demanda-t-ilaulieutenantdepolice.Jeledisaisà

votrefemmehierencore,onentreàlaCitaciellecommedansunmoulin!Nonqueçamedéplaise,maisilm’estdéjàarrivédecroiserlespersonneslesplusinattendueslàoùellesn’auraientjamaisdûsetrouver…»Àcesderniersmots,Ophélieavaitbien failli renverser sonplateaudepâtisseries sur la robede

Berenilde.Elletouchaitdubois,maisArchibaldn’avaitjamaisencorementionnéleurrencontre.SilaToile avait assisté à la scène à travers lui, comme semblait le croire Thorn, ses sœurs restaientdiscrètesellesaussi.S’ensouciaient-ils touscommed’uneguigneouattendaient-ils lebonmomentpourglisserunmotàBerenilde?Ophélieavaitl’impressiondemarchersurunfilenpermanence.Unmatin,toutefois,cefutàsontourdepercerlespetitssecretsd’Archibald.C’étaitaucoursd’une

de ces rares accalmies où les invités cuvaient l’ivresse de la dernière fête et où lemétronome duClairdelunenes’étaitpasencoreremisenmouvement.Àpartunnoblequierraitdanslescorridorscommeunsomnambule,l’œilvitreux,seulsquelquesdomestiquesremettaientdel’ordreaurez-de-chaussée.OphélieétaitdescenduepourchercherunrecueildepoèmesqueBerenilde,soumiseauxcaprices

étranges des femmes enceintes, lui réclamait de toute urgence. Quand elle ouvrit la porte de labibliothèque,Ophéliesedemandad’abordsiseslunettesneluijouaientpasdestours.Iln’yavaitplusnifauteuilsrosesnilustresencristal.Çasentaitlapoussière,lemobilierétaitagencédifféremmentet,lorsqu’elle regarda les étagères, elle ne reconnut pas les livres habituels. Disparues, les œuvreslibertines;disparues,lesphilosophiesduplaisir;disparus,lespoèmessentimentaux!Iln’yavaitlàquedesdictionnairesspécialisés,d’étrangesencyclopédieset,surtout,unecollectionimpressionnanted’études de linguistique. Sémiotique, phonématique, cryptanalyse, typologie des langues… QuefaisaitunelittératureaussisérieusechezlefrivoleArchibald?Piquée de curiosité, Ophélie se mit à feuilleter un livre au hasard :Du temps où nos ancêtres

parlaient plusieurs langues, mais il faillit lui échapper des mains quand elle entendit la voixd’Archibalddanssondos:

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–Cettelecturevousinspire-t-elle?Ophélieseretournaetsoupiradesoulagement.Cen’étaitpasàellequ’ons’adressait.Elleneles

avait pas aperçus en entrant, mais Archibald et un autre homme se tenaient au fond de la pièce,penchéssurunlutrindebois.Detouteévidence,ilsnel’avaientpasremarquéenonplus.– Assurément, c’est une reproduction remarquable, commenta l’homme qui accompagnait

Archibald.Sijen’avaispasétéexpert,j’auraisjuréavoiraffaireàunoriginal.Il s’exprimait avec un accent qu’Ophélie n’avait jamais entendu encore. Abritée derrière un

rayonnage,ellen’étaitpastrèscertained’avoirledroitd’êtreici,maiselleneputs’empêcherdejeteruncoupd’œilàladérobée.L’étrangerétaitsipetitqu’ildevaitsetenirsurunescabeaupourarriveràlahauteurdulutrin.–Sivousn’aviezpasétéexpert,réponditArchibaldd’untonnonchalant,jenemeseraispasoffert

vosservices.–Oùsetrouvel’original,signore?– Seul Farouk le sait. Contentons-nous de cette copie pour l’instant. Ce dont je dois d’abord

m’assurer,c’estquecettetraductionestdansvoscordes.Notreseigneurm’aofficiellementchargédelasoumettreàtoutesmesrelations,maisilperdpatienceetj’abritesousmontoituneconcurrentequichercheàmedoubler.Jesuisassezpressé,donc.–Allons,allons,ricanal’étrangerdesapetitevoixfluette.Jesuispeut-êtrelemeilleur,n’attendez

pasdemoidesmiracles!Personne,àcejour,n’ajamaisdéchiffréleLivred’unespritdefamille.Cequejepeuxvousproposer,c’estuneétudestatistiquedetouteslesparticularitésdecedocument:lenombredesignes,lafréquencedechacund’entreeux,latailledesespacements.Jepourraiprocéderensuiteàuneétudecomparativeaveclesautresreproductionsdontjesuisl’heureuxpropriétaire.–Etc’esttout?Voustraversezlemondeàmesfraispourm’apprendrecequejesaisdéjà?Le ton d’Archibald ne trahissait aucun agacement, mais il y avait quelque chose, dans sa

prononciationdoucereuse,quiparutmettrel’étrangermalàl’aise.–Pardonnez-moi,signore,maisàl’impossiblenuln’esttenu.Cequejepeuxvousaffirmer,c’est

queplusnouscomparons,pluslesstatistiquesgénéralesgagnentenprécision.Peut-êtrenoussera-t-ilpossibleunjourdefairejaillirunpeudelogiquedanslechaosdecetalphabet?–Etl’onvousdépeintcommelemeilleurdevotrediscipline!soupiraArchibaldd’untonnavré.

Nousnousfaisonsperdremutuellementdutemps,monsieur.Permettez-moidevousraccompagner.Ophélie se dissimula derrière un buste en marbre tandis que les deux hommes quittaient la

bibliothèque.Dèsqu’ilsfermèrent laporte,ellesedirigeasur lapointedespiedsvers le lutrin.Unimmenselivrereposaitlà.Ilressemblaitàs’yméprendreàceluidesarchivesd’Artémis.Duboutdesesgantsdeliseuse,Ophélietournaprécautionneusementlespages.C’étaientlesmêmesarabesquesénigmatiques, la même histoire muette, la même texture de peau. L’expert avait raison, cettereproductionétaitunpetitchef-d’œuvre.Ilexistaitdoncd’autresLivresàtraverslesarches?Àencroirecepetitétranger,chaqueespritde

familleenpossédaitunexemplaireet,àencroireArchibald,leseigneurFaroukbrûlaitdedéchiffrerlesien…Troublée,Ophéliefutsaisied’unpressentiment.Lespiècesd’unétourdissantpuzzlesemettaienten

place dans son esprit. Cette « concurrente » signalée par Archibald, elle eut la conviction qu’ils’agissait de Berenilde. Ce n’était ni le lieu ni l’heure pour réfléchir, toutefois. Son instinct luisoufflaitqu’ellen’auraitpasdûentendrecequ’elleavaitentendu,mieuxvalaitéviterdetraînerdanslesparages.Ophélie fila vers la porte. Quand elle ne parvint pas à tourner la poignée, elle comprit qu’elle

s’était laissé enfermer. Elle chercha des yeux une fenêtre, une porte de service, mais cettebibliothèque-làneressemblaitenrienàcellequ’elleconnaissait.Iln’yavaitpasmêmedecheminée.

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Laseulesourcedelumièrevenaitduplafondoùuneillusion,plutôtréussieaudemeurant,imitaitleleverdusoleilsurlamer.Ophélieentenditlesbattementsdesonproprecœuretréalisasoudainquelesilencequirégnaitici

étaitanormal.Lesactivitésdesdomestiquesneluiparvenaientplusàtraverslesmurs.Inquiète,ellefinitparfrapperàlaportepoursemanifester.Sescoupsneproduisirentpaslemoindreson,àcroirequ’elletapaitdansunoreiller.Unesalledouble.Renardluiavaitdéjàparlédecespiècesquisuperposaientdeuxlieuxdansunmêmeespace.Seul

Archibaldpossédaitlaclefquidonnaitaccèsàchacun.Ophélieétaitpriseaupiègedansledoublondelabibliothèque.Elles’assitsurunechaiseetmitdel’ordredanssespensées.Forcerlaporte?Ellenemenaitnullepart.Unepartieétaitlà,l’autrenel’étaitplusetonnepeutpasagirsurcequin’existepas.Attendre le retour d’Archibald ? S’il ne revenait pas avant des semaines, ça promettait d’êtrelong.«Jedoistrouverunmiroir»,décidaalorsOphélieenselevant.Malheureusement pour elle, cette bibliothèque ne possédait pas la vanité des autres salles du

Clairdelune.Ellenecherchaitniàplaireauregard,niàjoueraveclalumière.Dénicheruneglaceaumilieu des livres savants allait être un tour de force. Il y avait bien desmiroirs de poche sur lesétagères,destinésàdéchiffrerdestextesàl’envers,maisOphélien’yauraitpasentrélamain.Elle repéra finalement un plateau argenté où étaient entreposées des bouteilles d’encre. Elle le

débarrassaetl’astiquaavecunmouchoirjusqu’àpouvoirserefléterdedans.Ilétaitétroit;çaferaitl’affaire,néanmoins.Ophélie l’appuyacontreuneéchelledebibliothèque.Archibaldnemanqueraitpasdes’interrogerquand ilverrait ceplateauàunendroitaussi incongru,maisellen’avaitpas lechoix.Agenouilléesurletapis,Ophéliesereprésentamentalementsachambrededortoiretplongeatête

baisséedansleplateau.Sonnezsetordit,seslunettescrissèrentetsonfrontrésonnacommeungong.Sonnée,ellecontemplalevisageinexpressifdeMime,enfaced’elle.Lepassagen’avaitpasmarché?«Passer lesmiroirs, çademandede s’affronter soi-même, avait dit le grand-oncle.Ceuxqui se

voilentlaface,ceuxquisemententàeux-mêmes,ceuxquisevoientmieuxqu’ilssont,ilspourrontjamais.»Ophéliecompritpourquoilemiroirl’avaitrejetée.ElleportaitlevisagedeMimeetjouaitunautre

rôlequelesien.Elledéboutonnasalivrée,puisaffrontaenfacesonbonvieuxreflet.Elleavaitlenezrouge et les lunettes tordues à cause du choc. Ça lui fit drôle de retrouver samine étourdie, sonchignonraté,sabouchetimide,sesyeuxcernés.Cevisageétaitpeut-êtreunpeubrouillon,maisaumoinsc’étaitlesien.La livrée deMime sous le bras, Ophélie put cette fois traverser le plateau. Elle se réceptionna

maladroitementsurlesoldesachambre,au6,ruedesBains,etsehâtaderemettresonuniforme.Sesmainstremblaientcommedesfeuilles.Ellel’avaitvraimentéchappébelle,cettefois.QuandelleremontadanslachambredeBerenilde,audernierétageduchâteau,celle-cil’accueillit

d’unregardimpatientdepuissabaignoire.–Toutdemême!J’aidûenvoyerRoselineàtarechercheet jemeretrouvesanspersonnelpour

m’apprêter.Nemedispasquetuasoubliémonrecueildepoèmes,par-dessuslemarché?s’agaça-t-elleenvoyantMimerevenirlesmainsvides.Ophélievérifiad’uncoupd’œilqu’iln’yavaitpersonned’autredanslesappartementsetdonnaun

tour de clef à la porte. L’entêtant phonographe de l’antichambre voisine ne se fit plus entendre :OphélieetBerenildeavaientététransportéesdansunespacedifférent.–Quesuis-jepourvous?demandaalorsOphélied’unevoixsourde.LacolèredeBerenilde retombaaussitôt.Elle étendit sesbeauxbras tatoués sur labordurede la

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baignoire.–Plaît-il?–Jenesuispasriche,jenesuispaspuissante,jenesuispasbelleetjenesuispasaiméedevotre

neveu,énuméraOphélie.Pourquoil’avoirforcéàm’épouser,moi,alorsquemaseuleprésencevouscausetantd’ennuis?Passél’instantdestupéfaction,Berenildeéclatad’unriremusical.L’eaumoussanteclapotasurla

porcelainedelabaignoireaussilongtempsquedurasonhilarité.–Quelletragédieestentraindesejouerdansvotretête?Jevousaichoisieparhasard,machère

petite, cela aurait puaussibienêtrevotrevoisine.Cessezdoncde faire l’enfant et aidez-moi àmerelever.Cetteeaudevientglaciale!Ophélieeutalorslacertitudequ’elleluimentait;«hasard»n’appartenaitpasauvocabulairedela

cour.LeseigneurFaroukétaitentraindechercherunexpertpourpercerlesecretdesonLivre.EtsiBerenildepensaitl’avoirenfintrouvé?

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Lavisite

–Jeunehomme,vousêteslahontedevotreprofession,susurraGustave.Ophéliecontemplalatracebrunequesonferavaitimpriméesurlepapier.Detoutessesbesognes

quotidiennes, s’il y en avait unequ’elle jugeait particulièrement ingrate, c’était biende repasser lejournal. Chaque matin, un paquet de gazettes était livré au vestibule des domestiques. Les valetsdevaient refaire eux-mêmes le pliage afin de le rendre plus maniable pour les maîtres. Ophéliegrillait toujours trois à quatre journaux avant d’en repasser un convenablement. Renard avait prisl’habitudedelefaireàsaplace,maispasaujourd’hui:c’étaitsabliervert,ilprofitaitd’uncongébienmérité.EtcommeOphéliejouaitdemalchance,lemajordomeenchefinspectaitjustementl’officecematin.–Vouscomprendrezquejenepeuxtoléreruntelgaspillage,luidit-ilavecunlargesourire.Vous

n’aurezdésormaisplusdroit auxgazettes.Pourcette fois, allezdonc remettreàMmeBerenilde lefruitdevotremaladresse.Àdéfautd’avoirunelangue,essayezd’avoirdestripes,hum?Gustave gloussa et s’en fut de son petit pas pressé. Ce n’était pas la première fois que le

majordome en chef s’amusait à ce petit jeu-là avec Mime. Sous ses airs mielleux, il prenait unsournoisplaisiràhumilieretàdénoncerceuxquin’avaientpassesgalons.Iln’étaitunexemplepourpersonneavecsaperruqueàl’envers,sonplastronmalattachéetsonhaleinealcoolisée,etpourtant,d’aprèsRenard,ilenavaitdéjàpoussécertainsjusqu’ausuicide.Ophélie se sentait beaucoup trop fatiguée pour s’indigner.Tandis qu’elle prenait la direction du

boudoir blanc, sa gazette brûlée sur un plateau, elle avait l’impression demarcher dans du coton.Entrel’humiditédesachambre, ladouceurtrompeusedescorridorset lemanquedesommeil,elleavaitfiniparattraperuneangine.Elleavaitmalàlatête,malàlagorge,malaunez,malauxoreilles,malauxyeux,etsavieilleécharpeluimanquait.Siellen’avaitpasdonnétoussessabliersàRenard,elleseseraitvolontiersfaitporterpâle.Ophéliemitlecouloirdeserviceàprofitpourdéchiffrerlesgrostitressurlepapierbrûlédela

gazette.LECONSEILDESMINISTRESACCOUCHEENCORED’UNESOURIS

CONCOURSDEPOÈMES–ÀVOSPLUMES,LESENFANTS!UNCARROSSEDÉCAPITÉAU CLAIRDELUNE

GRANDECHASSEDU PRINTEMPS:LESDRAGONSAFFÛTENTLEURSGRIFFES

Leprintemps,déjà?Letempsavaitfilésivite…Ophélieretournalagazettepourvoirletableaudemétéorologie. Moins vingt-cinq degrés. Le thermomètre de cette arche semblait figé à la mêmetempérature,mois aprèsmois.Le climat serait-il plus clément avec le retourdu soleil, à la saisonprochaine?Ellen’étaitpas sipresséede le savoir, au fond : chaque jourécoulé la rapprochaitdumariage,àlafindel’été.AvecletraindevieeffrénédeBerenilde,OphélieavaitrarementeuletempsdepenseràThorn.Et

si elle avait une certitude, c’était qu’il en allait de même pour lui. « Votre sort est une réellepréoccupation pourmoi », avait-il dit. Eh bien, s’il se préoccupait vraiment du sort de sa fiancée,c’était uniquement de loin. Il ne s’était plus jamais manifesté depuis le soir de leur arrivée auClairdelune;Ophélien’auraitpasétéétonnéequ’ileûttoutàfaitoubliésonexistence.Unequinte de toux résonnadans sa poitrine.Elle attendit qu’elle fût calmée avant depousser la

portedeservicequimenaitauboudoirblanc.Cepetitsalonfémininétaitleplusconfortableetleplusdélicat du château ; tout n’y était que dentelles, coussins,mollesse, velours.Une illusion poétiquefaisaittomberduplafonddesfloconsdeneigequin’arrivaientjamaisjusqu’autapis.

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Aujourd’hui, Berenilde et les sept sœurs d’Archibald s’étaient réunies au boudoir blanc pouradmirerladernièrecollectiondechapeauxdubaronMelchior.–Celui-cinedevraitpasmanquerdevousplaire,mademoiselle,dit-ilàDouceenluiremettantune

compositionvégétale.Lesroseséclosentetfleurissentaufildubaljusqu’àl’apothéose.Jel’aiappelé«Floraisondusoir».Touteslesfemmesapplaudirent.Mirageaumajestueuxembonpoint,lebaronMelchioravaitlancé

sa propre maison de couture. Les tissus d’illusions à partir desquels il brodait ses confectionsrivalisaientd’imagination.Plusilpoussaitl’audace,plusilremportaitdesuccès.Ondisaitdeluiqu’ilavaitdesdoigtsenor.Lespantalonsauxmotifschangeantsaugrédelajournée,c’étaitduMelchior.Les cravates musicales pour les grandes occasions, c’était duMelchior. La lingerie féminine quidevenaitinvisiblesurlesdouzecoupsdemidi,c’étaitduMelchior.–J’aimebeaucoupcebonnetd’intérieurentulledesoie,lecomplimentaBerenilde.Mêmesisesrobesétaientétudiéespourdissimulerl’arrondidesonventre,samaternitédevenaitde

plusenplusévidente.Deboutdansuncoinduboudoir,Ophélielasurveillait.Ellenecomprenaitpascommentlaveuvefaisaitpourdemeureraussibelleetaussilumineuseendépitdetoussesexcès.–Vous êtes une connaisseuse, répondit le baron en lissant sesmoustaches gominées. Je vous ai

toujours considérée commeune exception dans votre famille.Vous avez le bongoût desMirages,madame!–Voyons,baron,nesoyezpasinsultant,ditBerenildeavecsonpetitrirecristallin.–Ah,lesnouvellesdujour!s’exclamaGaietéenseservantsurleplateaud’Ophélie.Lajeunefilles’assitdélicatementsurunebergère,puisfronçalessourcils.–Ondiraitquecettegazetteavuleferd’unpeutropprès.–Mime,tuserasprivédepauseaujourd’hui,déclaraBerenilde.Désabusée,Ophélien’enattendaitpasmoinsd’elle.LatanteRoseline,quiservaitlethéàtoutesces

dames, se raidit de colère. Elle ne pardonnait à Berenilde aucune des punitions administrées à safilleule.–Écoutezdonc, ilsenontparlé!s’esclaffaGaieté,sonjolinezcolléà lagazette.«Ledéfiléde

carrosses aux jardins duClairdelune a toujours su se distinguer des autres.Hier soir, l’infortunéecomtesseIngridl’adémontréàsesdépens.Avait-ellefaitapprêteruncarrossetropimposant?Avait-ellechoisipourl’occasiondesétalonstropvigoureux?Coupsdefouet,appelsdebride,rienn’yafait,lacomtesseatraversélagrandealléecommeunbouletdecanon,réclamantdel’aideàcoretàcri.»Attendez,neriezpasencore,lemeilleurestpourlafin!«Soitlecarrosseétaittrophaut,soitleporcheétaittropbas,toujoursest-ilquelevéhicules’estvuamputédesatoitureenmoinsdetempsqu’iln’enfautpourl’écrire.Lafollechevauchées’estheureusementbienterminéeetlacomtesses’ensortavecunebellefrayeuretquelquescontusions.»–Quelspectacledésolant!s’exclamaMélodie.–Sileridiculetuait…,soupiraGrâce,laissantsaphraseensuspens.–Ellechoisirauncarrosseplusmodesteàl’avenir,philosophaClairemonde.–Oudesétalonsmoinsimpétueux,répliquaFriande.Lessœursd’Archibaldrirenttantetsibienqu’ellesdurentsortirleurmouchoir.Latêted’Ophélie

bourdonnait commeune ruche ; elle trouvait touscesgazouillis assommants.Berenilde,quiposaitsurcettejeunesseunœilbienveillant,agitaunéventaildevantsagorge.– Voyons,mes chères petites, ne vousmoquez pas trop desmésaventures de cettemalheureuse

Ingrid.–Voilàquiestbiendit,approuvaPatienced’un tonpincé.Modérez-vousdoncunpeu, sottes.La

comtesseestnotreinvitée.Les sœursd’Archibald étaientdignesde leur surnom.Patience faisait continuellementpreuvede

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pondération,Gaîté se riait de tout,Mélodie voyait en chaque chose le prétexte à uneœuvre d’art,Grâceaccordaituneimportanceprimordialeauxapparences,ClairemondeéclairaitsonauditoiredesesjugementsavisésetFrianderésumaitlavieàunequestiondesensualité.QuantàlapetiteDouce,elleétaitsilissequelesparoleslesplusdésobligeantestombaientdesabouchecommedesperles.LaToile.Lenomduclanprenaittoutsonsenslorsqu’onlesvoyaitensemble.Malgréleursdifférencesd’âgeetdetempérament,lessœursneparaissaientformerqu’uneseuleet

mêmepersonne.Sil’unetendaitlamain,uneautreluipassaitaussitôtpoudrier,pinceàsucre,gants,sans qu’elles eussent besoin de se concerter. Lorsque l’une amorçait une phrase, une autre lacomplétait leplusnaturellementdumonde.Parfois, elles semettaient toutes à rire enmême tempssansraisonapparente.D’autresfois,aucontraire,ellesdevenaientrosesd’embarrasetaucuned’ellesneparvenaitplusàsuivrelaconversation;celaseproduisaitgénéralementquandArchibald«visitait»l’unedesesinvitéesdansunechambreduchâteau.Archibald…Depuis l’épisode de la bibliothèque,Ophélie n’arrivait plus à taire un petitmalaise en elle.Elle

avaitlesentimentd’avoirmisledoigtsurquelquechosed’essentiel,maisellenepouvaitenparleràpersonne et surtout pas à Berenilde. Plus elle y réfléchissait, plus elle avait la conviction que lafavoriteavaitorchestrélemariagedeThornpourrasseoirsapositionauprèsdeFarouk.–Baron,puis-jejeteruncoupd’œilàvosrubans?demandaDoucedesavoixenjôleuse.Le baronMelchior reposa sa tasse de thé et se fendit d’un sourire qui souleva ses moustaches

droitescommedesbaguettes.– J’attendais que vousme le demandiez,mademoiselle. J’ai spécialement pensé à vous pourma

nouvellecollection.–Àmoi?Doucepoussaunpetitcriraviquandlebaronouvritsamallette.Surlefondnoirenvelours, les

rubansdecouleurarboraientchacununpapillonquibattaitdesailes.Lafillettesemitentêtedetouslesessayer.–Apportez-moilegrandmiroir.Ahuriedefatigue,Ophéliemituntempsàcomprendrequel’ordres’adressaitàelle.–C’estimpolides’approprierainsiledomestiqued’uneautre,sermonnaPatience.–Usezdemonpersonnelàvotreguise,machérie,ditBerenildeencaressantaffectueusementles

cheveuxdelapetitefille.Jen’enaipasbesoinpourlemoment.Legrandmiroirpesaitcommeduplomb,maisDoucesemontraaussiimpitoyablequeBerenilde.–Neleposezpas,ordonna-t-elleàOphélie.Tenez-leainsipourqu’ilsoitàmahauteur.Non,nele

penchezpas,pliezplutôtlesgenoux.Voilà,gardezlaposition.Doucedonnaitsesordresd’unevoixcaressantecommesielleluiaccordaitlàunegrandefaveur.

De longscheveuxà la finesse incomparable,un teintdenacre,uneeaupureaufonddesyeux,elleaimaitdéjàjouerdesescharmes.Ophélieyétaitpeusensible.Pourl’avoirdéjàvuefairedescolèresspectaculaires, elle savait que ces belles manières n’étaient qu’un vernis qui se craquelait à lapremièrecontrariété.Elleplaignaitsincèrementl’hommequil’épouserait.Alorsqu’Ophélieluttaitcontreuneenvieirrépressibled’éternuer,sonmiroirenmains,lesdames

conversaient,riaient,buvaientduthé,essayaientdeschapeaux.–MadameBerenilde,vousdevriez renvoyervotrevalet,déclarasoudainMelchiorenportantun

mouchoiràsonnez.Iln’arrêtepasdetousseretderenifler,c’estparfaitementdéplaisant.SiOphélieavaitpuparler,elleseseraitempresséed’approuverlebaron,maisuncoupdiscretàla

portedispensaBerenildederépondre.–Vaouvrir,luidemanda-t-elle.Prisedecrampes,Ophéliene futpas fâchéedeposersonmiroirun instant.Quandelleouvrit la

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porte,elle futbeaucoup tropsaisiepour s’incliner.Deux têtesau-dessusd’elle, tout raidedans sonuniformenoiretsesépaulettesàfranges,plusmaigreetplusmaussadequejamais,Thornremontaitsamontre.IlentrasansunregardpourOphélie.–Mesdames,salua-t-ilduboutdeslèvres.Unsilencestupéfaitétaittombésurlepetitboudoir.Berenildecessad’agitersonéventail,latante

Roselineeutunhoquetdesurprise,lessœurslaissèrentleurtassedethéensuspensetDoucecourutseréfugierdanslesjuponsdel’aînée.Cethommeimmenseettaciturnebrisaitparsaseuleprésencelecharmeféminindeslieux.Ilétaitsigrandquelafausseneigeluitombaitdevantlesyeuxcommeunessaimdemouchesblanches.Berenildefutlapremièreàseressaisir.–Tun’asaucunemanière!letaquina-t-elleavecsonbelaccentrauque.Tuauraisdût’annoncer,tu

nousprendsaudépourvu.Thornchoisitunfauteuilquin’étaitsurchargénidecoussinsnidedentelles,puisils’assitenpliant

sesgrandesjambesd’échassier.–Jedevaisdéposerdesdossiersaucabinetdel’ambassadeur.Jeprofitedemonpassagepourvoir

commentvousvousportez,matante.Jenem’attarderaipas.Àcettedernièrephrase,touteslessœursd’Archibaldpoussèrentunsoupirdesoulagement.Deson

côté,Ophélieéprouvaitlesplusgrandespeinesdumondeàtenirsonrôle,immobiledanssoncoin,sans pouvoir regarder Thorn en face. Elle savait qu’il n’était pas très apprécié,mais c’était autrechosedeleconstaterparelle-même.Connaissait-illavéritableapparencedeMime?Sedoutait-ilquesafiancéeétaitprésentedanslapièce,spectatricemuettedesonimpopularité?Thornparaissaitindifférentaufroidqu’ilavaitjeté.Ilposasonporte-documentssursesgenouxet

s’alluma une pipe malgré les toux désapprobatrices autour de lui. Il refusa d’un froncement desourcilslethéqueluiservitlatanteRoseline;ilétaitdifficilededéterminerlequeldesdeuxavaitleslèvreslespluspincées.–Monsieur l’intendant ! s’exclama lebaronMelchior avecun sourire. Je suisbienaisedevous

voir,voilàdesmoisquej’aisollicitéuneaudience!Thornposa sur luiun regardd’acierqui enauraitdissuadéplusd’un,mais legrosbaronne se

laissapasimpressionner.Ilfrottasesmainsbaguéesd’unairenjoué.–Votremariageesttrèsattendu,savez-vous?Unetellecérémonienes’improvisepasaudernier

moment, je suis certain qu’un homme aussi organisé que vous ne l’ignore guère. Je m’engage àconcocterpourl’éluedevotrecœurlaplusadorablerobedemariéequisoit!Ophéliefaillitsetrahirparunebrutaleenviedetousser.–J’aviserailemomentvenu,déclaraThorn,lugubre.Lebaronsortituncalepindesonchapeaucommeunmagicienenauraittiréunlapinblanc.–Ceseral’affaired’uninstant.Pouvez-vousmedonnerlesmensurationsdeladame?C’était sans doute la situation la plus embarrassante qu’Ophélie avait jamais vécue. Elle aurait

vouludisparaîtresousletapis.–Jenesuispasintéressé,insistaThornd’unevoixorageuse.Lesmoustachesenduitesdebrillantines’effondrèrentenmêmetempsquelesouriredeMelchior.

Sespaupièrestatouéesbattirentplusieursfois,puisilrangeasoncalepin.–Àvotreaise,monsieurl’intendant,dit-ilavecunedouceurredoutable.Ilrefermasamallettederubansetempilatousseschapeauxdansuneboîte.Ophélieétaitsûreque

Thornl’avaitdiablementvexé.–Jevoussouhaitelebonjour,murmuraMelchioràcesdamesavantdes’enaller.Un silence inconfortable retomba sur le boudoir. Plongée dans les jupons de l’aînée, la petite

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DoucecontemplaitlescicatricesdeThornavecunemoueécœurée.–Tuasencoremaigri,reprochaBerenilde.Avectouscesbanquetsministériels,tuneprendsdonc

jamaisletempsdemanger?Friandefitunclind’œilàsessœursets’approchadufauteuildeThorn,unsourireespiègleaux

lèvres.–IlnoustardederencontrervotrepetiteAnimiste,monsieurThorn,roucoula-t-elle.Vousêtessi

secret!Ophéliecommençaitàs’inquiéterd’être lesujetde toutescesconversations.Elleespéraitquesa

rencontreavecArchibaldneseraitpasmisesurlatable.CommeThornsecontentaitdeconsultersamontreàgousset,Friandes’enharditetsepenchaverslui.Sesbouclettesblondessetrémoussaientàchaquemouvementdetête.–Pourriez-vousnousdireaumoinsàquoielleressemble?ThornplantasibrutalementsesyeuxdeferdanslessiensqueFriandeenperditsonsourire.–Jepourraisvousdireàquoielleneressemblepas.DerrièrelemasqueimpassibledeMime,Ophéliehaussalessourcils.Qu’entendait-ilparlà?–Monintendancemeréclame,conclutThornenfermantsoncouvercledemontre.Ilselevaets’enfutendeuxlonguesenjambées.Ophélierefermalaportederrièrelui,déconcertée.

C’étaitbienlapeinedesedéplacerpoursipeu…Les conversations reprirent aussitôt dans le boudoir comme si elles n’avaient jamais été

interrompues : – Oh, madame Berenilde ! Accepteriez-vous de jouer avec nous à l’Opéra duprintemps?–VousseriezparfaitedanslerôledelabelleIsolde!–EtpuisleseigneurFaroukassisteraàlareprésentation.Ceseraitpourvousl’occasiondevous

rappeleràsonbonsouvenir!–Peut-être,réponditBerenildeensecouantsonéventail,àpeineattentive.«Est-elleencolère?»sedemandaOphélietoutensemouchant.Ellen’encompritlaraisonque

bienplustard,lorsqueBerenildemontralesoldesonéventail.–Qu’est-cequejevoislà,surletapis?Ophélies’accroupitaupieddufauteuiloùs’étaittenuThornetrécupéraunjolitampond’argent.– C’est le sceau de l’intendance, commenta Clairemonde. Monsieur votre neveu doit être très

ennuyédel’avoirégaré.CommeOphélierestaitlesbrasballants,Berenildeluiassenauncoupd’éventail.–Ehbien,s’agaça-t-elle,qu’attends-tupourleluirapporter?

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L’intendance

Ophélie fixait la silhouette pâle et plate de Mime qui lui faisait face dans la glace murale. Àl’intérieur de la salle d’attente, il ne restait plus qu’elle et un aristocrate qui tripotait son haut-de-formeen jetant,de tempsàautre,un regard impatient sur laporteenverrebrouillédusecrétariat.Ophéliel’observaitsansenavoirl’air,parmiroirinterposé.CommebeaucoupdeMirages,c’étaitunhomme bien portant, presque à l’étroit dans son veston, chaque paupière ponctuée de tatouages.Depuis son arrivée, il consultait continuellement la pendule de cheminée. Neuf heures vingt. Dixheuresquarante.Onzeheurescinquante-cinq.Minuitetquart.Ophélieréprimaunsoupir.Lui,aumoins,n’attendaitpasdepuislematin.Aprèss’êtreperduedans

un nombre incalculable d’ascenseurs, elle était restée debout ici toute la journée. Elle se sentait sifatiguée qu’elle commençait à voir troublemalgré ses lunettes.Les consultants étaient reçus selonl’ordre de préséance et les valets arrivaient en dernier sur la liste.Ophélie évitait de regarder lesnombreuxfauteuilsvides,ainsiqueladesserteoùducaféetdespetits-foursavaientétéservis.Ellen’avaitdroitàriendetoutcela.Elleseseraitbiencontentéededéposerlesceauausecrétariat,maisellesavaitqu’ellenelepouvait

pas.SiBerenildeavaitététellementcontrariée,c’étaitparcequeThornl’avaitdélibérémentoubliéet,s’ill’avaitdélibérémentoublié,c’étaitparcequ’ilavaitvouluprovoquerunerencontre.La porte vitrée s’ouvrit enfin. Un homme sortit, donnant poliment un coup de chapeau à son

confrèrerestédanslasalled’attente.–Aurevoir,monsieurlevice-président,ditlesecrétaire.Monsieurleconseiller?Sivousvoulez

bienmesuivre.LeMiragepassadans le secrétariat avecungrognementmécontentetOphélie se retrouvaseule.

N’ytenantplus,elleattrapaunetassedecafé,yplongeaunpetit-fourets’assitsurlepremierfauteuilvenu.Lecaféétaitfroidetdéglutirluifaisaitmal,maiselleavaitl’estomacdanslestalons.Ophélieengloutittouslespetits-foursdeladesserte,semouchadeuxfoisettombaaussitôtendormie.Elle dut se remettre précipitamment debout lorsque la porte s’ouvrit, une heure plus tard. Le

conseillermirages’en fut,encoreplusmécontentqu’iln’étaitentré.Lesecrétaire referma laportevitréesansunregardpourOphélie.Dansledoute,elleattenditunpeu,puisfrappaquelquescoupspourserappeleràsonsouvenir.–Qu’est-cequetuveux?luidemanda-t-ilparl’entrebâillementdelaporte.Ophélie lui fit signe qu’elle ne pouvait pas parler et lui désigna l’intérieur du secrétariat. Elle

voulaitentrercommelesautres,n’était-cepasévident?–M.l’intendantdoitprendredurepos.Jenevaispasledérangerpourunvalet.Situasunmessage,

remets-le-moi.Ophélierestaincrédule.Elleprenaitracineicidepuisdesheuresetonneluiaccordaitmêmepasla

faveurd’uneaudience?EllesecoualatêtedeMimeetpointaobstinémentlaportequelesecrétairebloquaitdupied.–Es-tusourdenplusd’êtremuet?Tantpispourtoi.Il claqua la porte au nez d’Ophélie. Elle aurait pu laisser le sceau dans la salle d’attente et s’en

retournerbredouille,maisellen’enfitrien.Ellecommençaitàsesentirdemauvaisehumeur.Thornavaitvoulul’attirerjusqu’ici?Ilallaitdevoirenassumerlesconséquences.

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Elletambourinaàlavitrejusqu’àcequel’ombreemperruquéedusecrétaireréapparûtderrièreleverrebrouillé.–Décampeouj’appellelesgendarmes!–Ehbien,quevousarrive-t-il?Ophéliereconnutl’accentdurdeThorn.–Oh,monsieurestdescendu?bredouillalesecrétaire.Quemonsieurnesedérangepas,cen’est

qu’unpetitmalotrudontjem’envaisbotterletrain.Derrière la vitre, l’ombre du secrétaire fut écartée par la silhouette, haute etmaigre, de Thorn.

Quandilouvrit laporteetabaissasurOphéliesonneztranchant,elleredoutauninstantqu’ilnelareconnûtpas;ellehissalementonpourbienrépondreàsonregard.–Insolent!serécrialesecrétaire.C’enesttrop,j’appellelesgendarmes.–C’estlecoursierdematante,grinçaThornentresesdents.Lesecrétairesedécomposa,puisserecomposauneattitudemortifiée.–Monsieurmevoitabsolumentconfus.C’estuneregrettableméprise.Ophélie tressaillit. Thorn avait posé une grande main glaciale sur sa nuque pour la pousser à

l’intérieurd’unascenseur,aufonddusecrétariat.–Éteignezleslumièressuperflues,jenerecevraipluspersonnepouraujourd’hui.–Oui,monsieur.–Mesrendez-vousdedemain?Lesecrétairechaussauneépaissepairedebesiclesetfeuilletauncalepin.–J’aidûlesannuler,monsieur.M.levice-présidentm’aremisenpartantuneconvocationpourle

Conseildesministres,àcinqheurescematin.–Avez-vousreçul’inventairedescelliersetcavesparlemaîtrequeux?–Non,monsieur.–J’aibesoindecerapportpourleConseil.Procurez-vous-le.–Lescelliers,monsieur?Ce ne devait pas être la porte à côté, car la perspective de s’y rendre n’enthousiasmait pas le

secrétaire.Ils’inclinanéanmoins.–Certainement,monsieur.Aurevoir,monsieur.Surunesérieinterminabledecourbettesetde«monsieur»,lesecrétaireobséquieuxseretira.Thorndéplialagrilledel’ascenseur.Ophélieétaitenfinseuleaveclui.Ilsn’échangèrentpourtant

niunmotniun regard tandisque l’ascenseurprenait lentementde l’altitude.L’intendanceavait étéaménagée dans l’une des nombreuses tourelles de la Citacielle. L’écart de palier qui séparait lesecrétariatducabinetdeThornparutinterminableàOphélie,tellementlesilencesefaisaitpesantdanslacabine.Elleeutbeausemoucher,éternuer,tousser,contemplersessouliers,Thornn’articulapasuneseulephrasepourlamettreàl’aise.L’ascenseur s’arrêta devant un immense couloir avec autant de portes qu’un piano compte de

touchesàsonclavier.ProbablementuneRosedesVents.Thornpoussauneporteàdoublebattant,auboutducouloir.D’aprèsl’adage,c’estlafonctionqui

fait l’homme et non l’homme qui fait la fonction. Quand Ophélie découvrit l’Intendance, elle sedemandasicen’étaitpasparticulièrementvraidanslecasdeThorn.L’étudeétaitunesalleaustèreetfroidequines’autorisaitpaslamoindreexcentricité.Lemobilierdetravailserésumaitàungrandbureau,quelquessiègesetdessecrétairesdeclassementauxquatrecoinsdelapièce.Pasdetapissurleparquet,pasdetableauxsurlelambris,pasdebimbeloteriesurlesétagères.Detoutesleslampesàgaz, seule celle du bureau était allumée. L’atmosphère sombre du bois n’était égayée par aucunecouleur, hormis celles des reliures le long des rayonnages.Bouliers,mappemondes et graphiquesfaisaientofficededécoration.

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L’uniquenotefantaisiste,ensomme,étaituncanapéuséjusqu’àlacorde,installésousunœil-de-bœuf.–Vouspouvezvousexprimericisanscrainte,ditThornaprèsavoirverrouillélesportesderrière

lui.Ilsedébarrassadesonuniformeàépaulettes.Ilétaitdésormaisensimpleveston,boutonnésurune

chemise à la blancheur irréprochable. Comment faisait-il pour ne pas avoir froid ? Malgré leradiateurdefonte,latempératuredel’étudeétaitglaciale.Ophéliepointadudoigtl’œil-de-bœuf.–Surquoidonnecettefenêtre?Elleportalamainàsoncou.Savoixétaitrouilléecommeunevieillegrille.Entrelemaldegorge

etlemutismedeMime,sescordesvocalesavaientsouffert.En l’entendant, Thorn avait arqué son sourcil balafré. Ce fut le seul mouvement qui anima sa

longue figure rigide.Peut-êtreétait-ce le fruitdeson imagination,maisOphélie le trouvaitencoreplusraidequed’habitude.–Ledehors,répondit-ilenfin.–Levéritabledehors?–Enpersonne.Ophélie ne put résister à la tentation. Elle se percha sur le canapé comme une petite fille, pour

collersonnezauhublot.Malgréledoublevitrage,leverreétaitaussifroidquedelaglace.Ophélieregardaencontrebasetaperçutl’ombredesremparts,desarcadesetdestours.C’étaitvertigineux.Ilyavaitmêmeuneairededirigeables!Elleessuyadugantlabuéequ’elleavaitdéposée.Alorsqu’ellesaisissaitunmorceaudenuitàtraverslesdentellesdegivreetlesstalactites,elleretintsarespiration.D’étrangestourbillonslaissaientdestraînéesdecouleuraumilieudesétoiles.C’étaitcela,uneauroreboréale?«Depuisquandn’ai-jepasvuleciel?»sedemanda-t-elle,fascinée.Elle avait lagorge tout à l’étroit, soudain, et cen’étaitpas seulementparcequ’elle étaitmalade.

Ellepensaàtouteslesnuitsétoiléesqu’ellen’avaitjamaisprisletempsdecontemplerdanssapetiteVallée.Ophélie en aurait oublié Thorn dans son dos si la sonnerie criarde d’un téléphone ne l’avait

arrachéeàsacontemplation.Iléchangeaunbrefcoupd’œilavecellepourl’inciterà ladiscrétion,puisdécrocha.–Oui?Avancée?Quatreheures,j’yserai.Il reposa le cornet acoustique sur la barre du téléphone et revint à Ophélie. Elle attendit ses

explications,maisThornsetenaitappuyésursonbureau,brascroisés,commesic’étaitluiquiétaitdansl’expectative.Ellefouillaalorslespochesdesonuniforme,posalesceausurlebureauetgrattasagorgepours’éclaircirlavoix.–Votreinitiativen’apasenchantévotretante.Etpourêtretoutàfaitfranche,jenel’aipastellement

appréciéenonplus,ajouta-t-elleavecunepenséepourlasalled’attente.N’aurait-ilpasétéplussimpledetéléphonerauClairdelune?LegrandnezdeThornémitunreniflementagacé.–LeslignesdelaCitaciellenesontpassûres.Etpuiscen’estpasàmatantequejevoulaisparler.–Danscecas,jevousécoute.Ophélie s’était exprimée d’un ton plus sec qu’elle ne l’aurait voulu.Thorn avait sans doute une

bonneraisonpouravoirprovoquécerendez-vous,maisellenesesentaitpasdanssonassiette.S’iltournaittroplongtempsautourdupot,ilallaitenfairelesfrais.–Cedéguisementmemetmalàl’aise,déclaraThornenconsultantsamontre.Ôtez-le,jevousprie.Ophéliepétritnerveusementleboutondesoncol.

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–Jeneportequ’unechemisesousmalivrée.Elle se sentit aussitôt honteuse d’avoir dévoilé sa pudeur. C’était exactement le genre de

conversation qu’elle ne voulait pas avoir avec Thorn. De toute façon, il n’était pas homme às’émouvoirpourceschoses-là.Commedejuste,ilclaquaimpatiemmentlecouvercledesamontreetluidésignadesyeuxunependerie,derrièrelebureau.–Prenezunmanteau.« Faites ci, faites ça… » Par certains côtés, Thorn était le digne neveu de sa tante. Ophélie

contourna le bureau en boismassif pour ouvrir le panneau de la penderie. Il n’y avait là que desaffairesdeThorn,excessivementaustèresetdémesurémentgrandes.Fautedemieux,elledécrochaunlongmanteaunoirdesoncintre.Elles’assurad’uncoupd’œilbrefqueThornnelaregardaitpas,maisilluitournaitostensiblement

ledos.Courtoisie?Ironie?Indifférence?Ophéliedéboutonnasalivréeetenfilalemanteau.Ellesourcillaquandellevitsonrefletdansune

glace,àl’enversdupanneau.Elleétaitsipetiteetlemanteausigrandqu’elleressemblaitàuneenfantdansunhabitd’adulte.Deslèvresgercées,unnezirrité,elleavaitvraimentunemineépouvantable.Ses boucles sombres, mal contenues par le chignon, lui roulaient sur les joues et renforçaient lapâleurdesapeau.Seslunettesgrisesnedissimulaientmêmepaslescernesquiluiombraientlesyeux.Ophéliefaisaittellementpitiéqu’ellejugeasonaccèsdepudeurencoreplusridicule.Tropfatiguéepourtenirdebout,elles’assitdanslefauteuildebureau.Ilétaitfaitsurmesurepour

Thorn;sespiedsàellenetouchaientpluslesol.–Jevousécoute,répéta-t-ellealors.Appuyédel’autrecôtédugrandbureau,Thorntiraunpetitpapierdesapochedevestonetlefit

glissersurl’écritoirejusqu’àOphélie.–Lisez.Interloquée,Ophélieretroussalesmanchestroplonguesdumanteauetsaisitlerectangledepapier.

Untélégramme?MONSIEURTHORNINTENDANCECITACIELLE,PÔLE

SANSNOUVELLESDETOIDEPU ISTONDÉPARTTU POURRAISRÉPONDREAUXLETTRESDEMAMANFÂCHÉEPARTONSILENCEETTONINGRATITUDECOMPTONSSURROSELINEPOURNOUSÉCRIRE–AGATHE

Ophélierelutplusieursfoislemessage,suffoquée.– C’est assez contrariant, dit Thorn d’une voix plate. Vos Doyennes ont commis un impair en

révélantcetteadresse-ciàvotrefamille.Jenedoissurtoutpasêtrecontactéàl’intendanceetencoremoinspartélégramme.Ophélie levalementonpourleregarderdroitdanslesyeux,depuis l’autrecôtédubureau.Cette

fois,elleétaitbeletbienencolèrecontre lui.Thornavait la responsabilitédesoncourrier.Parsafaute,elles’étaitsentieoubliéedesesparentstandisqu’euxserongeaientlessangs.–Quellessontces lettresdontparlemasœur? l’accusat-elle.Vousnem’avezjamaisrienremis.

Avez-vousseulementenvoyécellesquenousvousavionsconfiées?Elledevaitvraimentavoirl’airfâché,carThornperditcontenance.–Cen’estpasmoiquiaimalencontreusementégarétoutesceslettres,maugréa-t-il.–Alors,quis’amuseàintercepternotrecourrier?Thornsoulevaet referma lecouvercledesamontre.Ophéliecommençaità le trouveragaçantà

toujourssurveillerl’heureainsi.– Je l’ignore, mais cette personne est douée. Le contrôle des voies postales compte parmi les

attributionsdemafonction.Sanscetélégramme,jen’auraisjamaisétéalertédecesdisparitions.Ophélieramenaderrièresonoreilleunemèchequiluiroulaitsurlenez.–Medonnez-vouslapermissiondelelire?La formule pouvait prêter à confusion, mais Thorn comprit immédiatement où elle voulait en

venir.

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–Jen’ensuispaslepropriétaire.Vousn’avezpasàmedemanderlapermission.Dansl’ombredeseslunettes,Ophéliehaussalessourcils.Commentsavait-ilcela?Ahoui,latante

Roselineetelleenavaientparlédansledirigeable,àlatableducapitaineensecond.Soussesdehorshautains,Thornétaitfinalementplutôtattentif.–Vous l’avez touché endernier, expliqua-t-elle. Jenepeuxpas faire autrementquevous lire au

passage.L’idéeneparutpasplaireàThorn.Sonpouceouvrait,fermait,rouvrait,refermaitlecouverclede

samontreàgousset.–Lecachetdutélégrammeestauthentique,dit-il.Jedoutequecesoitunfaux,sic’estcequivous

inquiète.LesyeuxdeThorn,pareilsàdeuxéclatsdemétal,brillaientétrangementàlalumièredelalampe

debureau.Chaquefoisqu’ilsseposaientsurOphélie,commeencet instant,elleavait l’impressionqu’ilsessayaientdelapercerjusqu’àl’âme.–Àmoinsévidemmentquecenesoitmaparolequevousremettiezencause,acheva-t-ilavecson

accentdur.Nechercheriez-vouspasplutôtàmelire,moi?Ophéliesecoualatête.–Vousmesurestimez.Unliseurnepénètrepaslapsychologieprofondedesgens.Cequejepeux

capter,c’estunétatd’espritpassager,cequevousavezvu,entendu,ressentiaumomentdemanipulerl’objet,maisjevousassurequeçarestesuperficiel.Argumentern’avaitjamaisétélefortd’Ophélie.LecouvercledelamontredeThornn’arrêtaitplus

defairetactac,tactac,tactac.–Quelqu’unjoueavecmacorrespondance,soupira-t-elle,jeneveuxpluscourirlerisquedeme

fairemanipuler.Àsongrandsoulagement,Thornrangeaenfinsamontredanssapochedeveston.–Vousavezmapermission.CommeOphéliedéboutonnaitsongantdeprotection,ill’observaaveccettecuriositélointainequi

lecaractérisait.–Vouspouvezlireabsolumenttout?– Pas tout, non. Je ne peux lire ni la matière organique ni la matière première. Les gens, les

animaux,lesplantes,lesminérauxàl’étatbrutsonthorsdemaportée.Ophélie regarda Thorn par-dessus la monture de ses lunettes, mais il ne posa pas d’autres

questions. Lorsqu’elle saisit le télégramme de sa main nue, elle fut aussitôt traversée par unbouillonnementcérébralquiluicoupalesouffle.Commeelles’yattendait,Thornétaitunfauxcalme.Au-dehors,c’étaituneplaquedemarbre;au-dedans,unepenséeenentraînaitaussitôtuneautre,àunetelle cadence qu’Ophélie fut incapable d’en intercepter une seule. Thorn réfléchissait beaucoup etréfléchissaittrèsvite.Ellen’avaitjamaisrienludetelchezpersonne.Remontant le temps,elleperçutbientôt l’étonnementqui l’avait saisienprenantconnaissancedu

télégramme.Iln’avaitpasmenti,iln’étaitaucourantderienpourleslettresvolées.Ophélie s’enfonça plus loin dans le passé. Le télégramme alla de Thorn à un inconnu et d’un

inconnuàunautreinconnu.C’étaienttousdesagentsduservicepostal,plongésdanslespetitstracasduquotidien.Ilsavaientfroid,ilsavaientmalauxpieds,ilsavaientenvied’unmeilleursalaire,maisaucund’euxnemanifestalamoindrecuriositépourlemessagedestinéàl’intendance.Ophélieneputremonterau-delàdesmainsdustationnairequiretranscrivitentouteslettreslessignauxsonoresd’unposterécepteur.–Oùsetrouvelastationtélégraphique?demanda-t-elle.–ÀlaCitacielle,prèsdeshangarsauxdirigeables.Thornavaitmiscettelectureàprofitpourrangersespetitspapiers,assisàl’autreboutdubureau,

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qu’ilréservaithabituellementauxconsultants.Ilclassait,tamponnait,archivaitdesfactures.–Etd’oùreçoit-ellelessignaux?–Quandils’agitdutélégrammed’uneautrearche,commecelui-ci,ellelesreçoitdirectementdu

VentduNord,dit-ilsansleverlesyeuxdesontri.C’estunearchemineureinterfamiliale,dédiéeauxcorrespondancesaériennesetauservicepostal.Comme chaque fois qu’Ophélie lui posait des questions, Thorn répondait du bout des lèvres, à

croirequ’ilsefaisaitviolencepourresterpatient.« Me juge-t-il trop lente d’esprit ? » songea-t-elle sérieusement. Le fait est qu’elle ne pouvait

rivaliseraveclamécaniqueeffrénéedesoncerveau.–Jepensecommevousquece télégrammeestauthentique,déclaraOphélieenreboutonnantson

gant.Etjecroisaussiquevousêtesdebonnefoi.Excusez-moid’avoirdoutédevous.Pourlapeine,Thornlâchasesfacturesdesyeux.Ilnedevaitpasêtrehabituéàcespolitesses,caril

netrouvarienàrépondreetsetintraidecommeunépouvantail.Peut-êtreparcequec’étaitlafindejournée,maissescheveuxpâles,qu’ilpeignaittoujoursversl’arrière,luiretombaientmaintenantsurlefrontetplongeaientdansl’ombrelabalafredesonsourcil.– Cela ne résout pas l’énigme des lettres disparues, ajouta Ophélie, gênée par ce silence. Ma

présenceauPôlen’estplustellementunsecret.Quesuggérez-vous?–Nous ignorons tout de l’intercepteur et de sesmotivations, finit par articuler Thorn.Nous ne

changeronsdoncrienànotrestratégie.Vous jouerez lesvaletsmuetsauClairdelune, tandisqu’unedomestiquesimuleravotreprésenceaumanoirdematante.Sur ces mots, il dévissa le verre de la lampe, mettant à nu la flamme bleutée, puis brûla le

télégrammesansautreformedeprocès.Ophélieretiraseslunettespoursemasserlespaupières.Salectureavaitamplifiésonmaldetête.

Mêmesiellen’avaitfaitqu’eneffleurerlasurface,lespenséesaccéléréesdeThornluiavaientdonnéletournis.Vivait-ilcelaenpermanence?–Cettemascaradedevientabsurde,chuchota-t-elle.De toute façon,quenous importeque je sois

découverteaprèsnotreunionplutôtqu’avant?Êtremariéenemerendrapasmoinsvulnérableauxextravagancesfamiliales,auxvengeancesdebasétageetautresmanigances.Ophélietoussapours’éclaircirlavoix.Elleétaitdeplusenplusenrouée.Àcerythme,ellefinirait

aphonepourdebon.–Jepensequenousdevrionscesserdecouperlescheveuxenquatreetmoidemecacher,conclut-

elle.Adviennequepourra.Elle remit ses lunettes d’un geste déterminé. Ce mouvement de coude bouscula un encrier qui

déversa son contenu sur le beau bois laqué du bureau. Thorn se leva et sauva précipitamment sesfacturesde lamaréenoire, tandisqu’Ophélie fouillait lespochesdesa livrée,pliéesur le fauteuil,pourensortirtoussesmouchoirs.–Jesuisdésolée,dit-elleenépongeantlesdégâts.Elles’aperçutensuitequ’elleavaitbarbouilléd’encrelemanteaudeThorn.–Jel’apporteraiàlateinturerie,promit-elle,encoreplusconfuse.Factures en main, Thorn la considéra sans mot dire. Quand Ophélie croisa ses yeux, tout au

sommetdugrandcorpsmaigre,elles’étonnadenepasy trouver tracedecolère.Thornparaissaitsurtoutdéconcerté.Ilfinitparsedéroberàsonregard,àcroirequ’ilétaitplusenfautequ’Ophélie.–Vousfaiteserreur,marmonna-t-ilenrangeantsespapiersdansuntiroir.Lorsquejevousaurai

épousée,sitoutsedéroulecommejel’espère,notresituationseradevenuetrèsdifférente.–Pourquoi?Thornluiremituneliassedebuvards.–VousvivezchezArchibalddepuisquelquetemps,peut-êtreconnaissez-vousmieuxmaintenantles

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particularitésdesafamille?–Certaines,oui.Ophéliedisposalesbuvardspartoutoùl’encrecontinuaitdes’étendresurlebureau.–Dois-jeapprendreautrechoseàleursujet?–Avez-vousentenduparlerdelacérémonieduDon?–Non.Thorneutl’airexcédé.Ilauraitpréféréun«oui».Ilsemitcettefoisàéplucherlesregistresplacés

dansunsecrétaire,commes’ilcherchaitcoûtequecoûteàs’occuperlesyeux.–UnmembredelaToileestprésentàchaquemariage,expliqua-t-ildesavoixd’éternelmaussade.

Parimpositiondesmains,iltisseentrelesépouxunlienquipermetdeles«jumeler».–Qu’essayez-vousdemedire?balbutiaOphélie,quiavaitcesséd’épongerlebureau.Thornparutdenouveauimpatienté.–Quebientôt,vousaurezprisdemoietj’auraiprisdevous.Ophéliefrissonnadetoutsoncorpssouslegrandmanteaunoir.–Jenesuispassûredebiencomprendre,souffla-t-elle.Jevousferaidondemonanimismeetvous

de…devoscoupsdegriffes?Voûtésursonsecrétaire,lenezplongédansunregistrecomptable,Thornmaugréauneréponsequi

tenaitduraclementdegorge.–Cemariageauraaumoinsl’avantagedevousrendreplusforte,non?Vousdevriezvousestimer

contente.PourOphélie,ce fut le sarcasmede trop.Elle jeta tous lesbuvardssur lebureau, s’approchadu

secrétaireetposasonganttachésurlapagequeThornétaitoccupéàlire.Alorsqu’ilabaissaitsurellesesyeuxenlamesderasoir,elleledéfiadeslunettes.–Quandaviez-vousl’intentiondem’enparler?–Entempsetenheure,grommela-t-il.Thornétaitmalàl’aise,cequinefitquemettreOphéliedeplusmauvaisehumeurencore.Ilnese

comportaitpascommed’habitudeetçalarendaitnerveuse.–Avez-voussipeuconfianceenmoipourmefairetoutescesdissimulations?poursuivit-ellesur

salancée.Jecroispourtantavoirfaitpreuvedebonnevolontéjusqu’àprésent.Ophélie se sentait pitoyable avec sa voix toute rouillée,mais ses reproches prenaient Thorn au

dépourvu.Toussestraitssévèress’étaientrelâchéssouslecoupdelasurprise.–Jesuisconscientdeseffortsquevousfournissez.–Maiscen’estpassuffisant,murmura-t-elle,etvousavezraison.Gardez-le,votrecoupe-gorge.Je

suisbeaucouptropmaladroitepourquel’onsongeàmeconfierdesgriffesdeDragon.Secouéeparunequintedetoux,Ophélieretirasamainduregistre.Thorncontemplalonguement

l’empreinted’encrequelepetitgantavaitlaissée,commes’ilhésitaitàdirequelquechose.–Jevousapprendrai,déclara-t-ilabruptement.Ilparutaussiembarrasséenprononçantcestroismotsqu’Ophélielefutenlesentendant.«Non,songea-t-elle.Pasça.Iln’apasledroit.»–Ceseraitbienlapremièrefoisquevousvousdonneriezcettepeine,reprocha-t-elleendétournant

lesyeux.Deplusenplusdécontenancé,Thornouvritlabouche,maislasonneriedutéléphonelecoupaen

pleinélan.–Quoi?gronda-t-ilendécrochant.Troisheures?Entendu.C’estça,bonnenuit.Alorsqu’ilreposaitlecombiné,Ophéliepassaunderniercoupdemouchoir,parfaitementinutile,

surl’énormetached’encrequis’étaitimpriméesurlebureau.–Ilvautmieuxquejerentre.Est-cequejepeuxempruntervotrependerie,s’ilvousplait?

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LalivréedeMimeposéesursonbras,elledésignaitlaglacedupanneau,restéouvert.Elledevaitpartiravantqu’ilnefûttroptard.Aufondd’elle-même,ellesavaitqu’ilétaitdéjàtroptard.Alorsqu’ellesepenchaitverslemiroir,OphélievitlahautesilhouettedeThornapprocherd’une

démarche guindée. Sa figure s’était emplie d’ombre et d’orage. Il n’avait pas apprécié la tournurequ’avaitpriseleurconversation.–Reviendrez-vous?fit-ild’untonrude.–Pourquoi?Elle n’avait pas pu s’empêcher d’être sur la défensive.Dans la glace, elle vit le reflet deThorn

froncerlessourcilsjusqu’àendéformersacicatrice.–Grâceàvotreaptitudeàpasser lesmiroirs,vouspourriezmerendrecomptedelasituationau

Clairdelune.Etpuis,ajouta-t-ilplusbas,enseprenantd’unintérêtsoudainpoursessouliers,jecroisquejesuisentraindem’habitueràvous.Ilavaitarticulécettedernièrephraseavecl’intonationneutred’uncomptable,maisOphéliesemità

trembler.Latêteluitournait.Ellevoyaittrouble.Iln’avaitpasledroit.–Jefermerailapenderieàclefquandjerecevrai,enchaînaThorn.Silaporteestouverte,c’estque

vouspouvezentrericientoutesécurité,àn’importequelleheuredujouroudelanuit.Ophélieenfonçasondoigtdanslaglacecommes’ils’agissaitd’uneeaudenseet,soudain,elleles

vittouslesdeux.UnepetiteAnimisteavaléeparsonmanteautropgrand,l’airmaladifetétourdi.UnDragon, immense, nerveux, le front plissé par une tension cérébrale permanente. Deux universinconciliables.–Thorn,jedoisêtrehonnêteavecvous.Jecroisquenouscommettonsuneerreur.Cemariage…Ophélie s’arrêtaàpointnommé,prenantconsciencedecequ’elleavait faillidire.«Cemariage

n’estqu’unemachinationdeBerenilde.Ellesesertdenouspourarriveràsesfins,nousnedevonspasentrerdans son jeu.»Ellenepouvait raisonnablementpasdéclarercelaàThorn sansavoir lapreuvedecequ’elleavançait.–Jesaisqu’onnepeutplusretournerenarrière,soupira-t-elle.L’avenirquevousm’offrezneme

faittoutsimplementpasenvie.Dans la glace, les mâchoires de Thorn s’étaient contractées. Lui qui n’accordait jamais

d’importanceàl’opiniondesautres,ilsemblaithumilié.–J’avaispréditquevousnetiendriezpasl’hiveretvousm’avezdétrompé.Vousmejugezinapteà

vousoffrirunjouruneviedécente:mepermettrez-vousdefaireàmontourmespreuves?Il parlait haché menu, les dents serrées, à croire que cette question exigeait de lui un effort

prodigieux.Ophélie,elle,nesesentaitpasbiendutout.Ellen’avaitaucuneenviedeluirépondre.Iln’avaitpasledroit.– Pourriez-vous envoyer un télégramme à ma famille pour la rassurer ? bredouillat-elle

piteusement.OphélieaperçutuneétincelledecolèredanslerefletduregarddeThorn.Ellecrutuninstantqu’il

allaitl’envoyersurlesroses,mais,aulieudecela,ilacquiesça.Elles’engloutittoutentièredanslaglacedelapenderieetposalepieddanssachambrededortoir,à l’autreboutdelaCitacielle.Elledemeuraimmobiledansl’obscuritéfroide,perduesoussonmanteau,l’estomacnouéàluidonnerlanausée.DeThornelles’étaitattendueàtout.Brutalité.Mépris.Indifférence.Iln’avaitpasledroitdetomberamoureuxd’elle.

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L’orange

Ophélie contemplait sa tartine de beurre sans appétit. Autour d’elle, l’office des domestiquesbourdonnait de commérages et de ricanements.Elle avait l’impressionque lemoindre cliquetisdetasseserépercutaitcontrelesparoisdesoncrâne.Depuissonretourdel’intendance,voilàplusieursjours,ellen’arrivaitplusàtrouverlesommeil.

Ce n’était pourtant pas faute de s’épuiser au travail. En plus des corvées habituelles,Mime servaitdésormaisdetourneurdepages.Berenildeavaitfiniparaccepterd’interpréterIsoldepourl’Opéraduprintempsetellenemanquaitpasuneseulerépétitionausalondemusique.–Jevaisêtreplusexigeanteavecvousquejamais,avait-elledéclaréàOphélieaprèsavoirapprisla

disparition des lettres. Personne ici ne doit se douter que vous puissiez être autre chose pourmoiqu’unvalet.Aufond,Ophélies’enmoquait.Ellen’avaitqu’unseulsouhait:sesortirThorndelatête.Ilavaiteu

lemauvaisgoûtdetransformeruneconventionnelleaffairedemariageenhistoriettesentimentaleetelleneleluipardonnaitpas.Àsesyeux,ilvenaitderompreunpactetacite.Desrapportscordiauxetdépassionnés,c’étaittoutceàquoielleaspirait.Àcausedelui,ilplanaitentreeuxuninconfortquin’existaitpasavant.Alorsqu’Ophélieessayaitd’avalersoncafé,uneclaquedanssondosluifitenrépandrelamoitié

surlatable.Renards’installaàcalifourchonsurlebancetluimitsamontresouslenez,bousculantunconfrèreaupassage.–Presse-toiunpeu,fiston.Lacérémoniefunèbrevacommencer!MmeFrida,unevieillecousined’Archibald,avaitétéfoudroyéeparunecrisecardiaqueaudernier

balduClairdelune,aprèsunedansetropendiablée.Cematin,onl’inhumaitdanslecaveaufamilial.Comme Ophélie faisait signe à Renard de partir devant, il lui loucha dessus en fronçant ses

énormessourcilsrouges.–Qu’est-cequiteprendàlafin?Tudisplusjamaisrien!Oui,bon,t’asjamaisétécausant,mais

avant tumeparlaisavec lesyeux,avec lesmains,avecdesgribouillisetonsecomprenait.Là, j’ail’impressiondepostillonnertoutseulcontreunmur!Jecommenceàmefairedumouron,moi.OphélieconsidéraRenardavecétonnement.Ils’inquiétaitpourelle?Ellesursautaquandunpanier

d’orangesatterritenpleinsursatartinedebeurre.–Tupeuxlivrerçapourmoi?C’étaitGaëlle,lamécanicienneaumonoclenoir.Fidèleàelle-même,ellenageaitdansuneblouse

pleinedesuieetdissimulaitsonvisagederrièreunnuagedecheveuxsombres.–Tonnerre,juraRenard.D’oùtusorscesoranges?Lesoranges, comme tous les fruits exotiques,ne sevoyaient jamaisque sur la tabledesnobles.

Archibalddisposait d’unvergerprivé sur la lointaine arched’Arc-en-Terre.Ophélie savait qu’uneRosedesVentspermettaitd’yaccéder,enjambantdesmilliersdekilomètressansaucunrespectdesloisélémentairesdelagéographie,maisseullerégisseurenpossédaitlaclef.–Quejesache,l’orangeried’Arc-en-TerreappartientaussiàlaMèreHildegarde,ditGaëlled’une

voixgrinçante.C’estchezelle,aprèstout.–C’estbiencequejepensais,soupiraRenardengrattantsesfavoris,tut’esserviedanslegarde-

mangerdemonsieur.Horsdequestionquejetoucheàdesfruitsvolés.Demande-moitoutcequetu

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veuxsaufça.–Jenetedemanderien.C’estaunouveauquejem’adresse.GaëllefitroulersonœiluniquesurOphélie.Unœilsibleu,sivif,siéclatantquelesbouclesnoires

quiluipleuvaientdessusneparvenaientpasàl’ombrager.–Livreçaàmapatronne,tuveux?Elleseraàl’enterrementdelavieilleetjesaisquetudoist’y

rendreaussi.Jeteprometsqu’onneteferapasd’histoires.–Pourquoilui?grommelaRenard,renfrogné.Pourquoipastoi,parexemple?Ophélie se posait lamême question,mais l’idée de rencontrer enfin laMèreHildegarde ne lui

déplaisaitpas.C’étaituneétrangèrecommeelle,etpourtantelleavaitréussiàserendreindispensableauprèsdetouslesgrandsdecemonde.L’élévationdelaCitacielledanslesairs,lescouloirsaérienspourlestraîneauxàchiens,lesdistorsionsdel’espace,leschambresfortes,laconceptiondessabliers:iln’yavaitpasunlieuiciquineportâtpassamarquedefabrique.Soncoupdegénie,c’étaitd’avoircombinésonpouvoirsurl’espaceaveclesillusionsdesMirages.Ophélieavaitbeaucoupàapprendred’elle.Elle se raidit lorsqueGaëlle sepenchasur la table jusqu’à secollernezànezavec levisagede

Mime.Elleparlasibasqu’Ophéliel’entenditàpeineaumilieudubrouhahaambiant:–Pourquoitoi,hein?Parcequejen’aipascessédet’observerdepuistonarrivéeici.Tunetesens

pasàtaplaceettuasbienraison.Sais-tupourquoimapatronnes’appelle«laMère»,etnonpas«laduchesse»ou« lacomtesse»?Parcequ’ellen’estpasdes leurs.Elle,elleest lamamandesgenscommetoietmoi.Apporte-luicesoranges,ellecomprendra.Sous le regardéberluéd’Ophélie,Gaëlle s’en futde sadémarchedegarçonmanqué,mainsaux

poches.Pasàsaplace?Qu’entendait-elleparlà?– Eh bien,moi, j’ai rien compris, déclara Renard en peignant sa tignasse de feu. Je la connais

depuisqu’elleesttoutejeunette,c’tefemme-là,maisjecroisquejenelacomprendraijamais.Ilpoussaunsoupirrêveur,presqueadmiratif,puisilagitasamontredevantOphélie.–Onestdemoinsenmoinsenavance.Décolletesfessesdecebanc!La cérémonie funèbre de feuMmeFrida se tenait à la chapelle duClairdelune, tout au fond du

domaine,au-delàdelaforêtdesapins,au-delàdubassindel’Assietted’Argent.Dèsqu’elleyposalepied,àlasuited’uneprocessiondenoblesvêtusennoir,Ophéliesentitunchangementd’ambiance.Vuedel’extérieur,lachapelleévoquaitunchâteletenruine,sansprétention,quiconféraitunepetitetouche romantique aux jardins. Passé la grande porte, on pénétrait dans un monde obscur etinquiétant. Le pavement de marbre répercutait chaque pas, chaque chuchotis jusqu’à la voûte.D’imposants vitraux étaient battus par une fausse pluie et illuminés par de faux éclairs. Chaquefulgurancelaissaitapercevoirbrièvementlesmotifsduverreentrelesbaguettesdeplomb:unloupenchaîné,un serpentd’eau,unmarteau frappépar la foudre,unchevalàhuitpattes,unvisagemi-ombre,mi-lumière.Sonpanierd’orangessouslebras,Ophéliepromenaunregardinquietàtraverslachapelleemplie

debeaumonde.Commentallait-ellereconnaîtrelaMèreHildegarde?–Clef,jevousprie,l’interpellaungendarmepostéàl’entrée.Ophélie tira sur sa chaîne et lui présenta sa clef.À son grand étonnement, il lui remit alors un

parapluienoir.Ilpesaitsilourdqu’elleeneutlesoufflecoupé.Legendarmeendistribuaitàtouslesvaletsqu’ilcontrôlait.Ilslebrandissaientensuiteau-dessusdelatêtedeleurmaître,commepourleprotéger d’une pluie invisible. Cette mise en scène faisait donc partie de la cérémonie funèbre ?Ophélieplaignait la famille.Cenedevaitpasêtre facilede faire sondeuil avecune théâtralisationaussiridicule.OphélierepéraBerenildeetsamère;latanteRoselinen’étaitpasavecelles.Seulslesvaletsétaient

autorisésàassisteràl’enterrement.

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– Pourquoi ces oranges ? demanda Berenilde, insolemment belle dans sa robe de deuil. Ai-jeréclaméquoiquecesoit?Ophélies’efforçadeluiexpliquer,àgrandrenfortdegestes,qu’elledevaitleslivreràquelqu’un

danslafoule.–Nousn’avonspasle temps, tranchaBerenilde, lacérémonievacommencer.Qu’attends-tupour

ouvrirtonparapluie?Ophélie s’empressa d’obéir, mais des pendeloques de cristal étaient fixées à chaque baleine du

parapluie. Voilà qui expliquait son poids. Encombrée du panier deGaëlle, Ophélie aurait tout faittomber par terre si la grand-mère de Thorn n’était une fois encore venue à son secours. Elle lasoulageadesesoranges,auprofondagacementdeBerenilde.–Vousêtestropbonneaveccegarçon,maman.La grand-mère dut comprendre l’avertissement à demi-mot, car son visage ridé se fissura d’un

sourirecontrit.–Jesuissurtouttropgourmande,mafille.Jeraffoledesoranges!–Netouchezpasàcelles-là,onnesaitpasoùellesonttraîné.Dépêchons-nous,enchaînaBerenilde

enprenantlebrasdesamère,j’aimeraisêtreassiseprèsdel’auteld’Odin.Hissantsonparapluieleplushautpossiblepourcompensersapetitetaille,Ophélieleuremboîtale

pas.Tantpis,laMèreHildegardeattendrait.Ellesefaufilacommeelleputentrelesautresparapluies,étrangeforêtdechampignonsnoirs,jusqu’àatteindrelesbancsréservésauxprochesdeladéfunte.Reconnaissable à sonhaut-de-formeéventré,Archibaldétait avachi aupremier rang.Ophéliene

l’avait jamaisvuaussisérieux.Était-ildoncaffectépar lamortde lavieilleMmeFrida?Rienquepourcela,ilregagnaituneplacedanssonestime.L’ambassadeurétaitentourédesessœursetd’unequantitéimpressionnantedetantesetdecousines.

C’étaitlapremièrefoisqu’OphélievoyaitlaToileaugrandcomplet,parcequelesmembresduclannevivaientpastousauClairdelune.Laprédominancedesfemmesdanscettefamilleétaitnotable.EllerepéraRenardquisetenaitdeboutderrièrelatroisièmerangéedebancs,déployantsonparapluiepar-dessusdameClothilde.Lagrand-mèred’Archibaldétaitunpeudured’oreille.Elletendaitsoncornetacoustiqueendirectiondel’harmonium,sourcilsfroncés,avecuneattitudedecritiquemusicalalorsqu’iln’yavaitencorepersonneauclavier.OphéliesepositionnaavecsonparapluiederrièreBerenildeetsamère,unerangéeplusloin.Aufonddelachapelle,bienvisibledetous,lecercueilavaitétéinstalléaupiedd’unegrandestatue

représentant un géant assis sur un trône.Ophélie le contempla avec curiosité. C’était donc cela, «l’auteld’Odin»?Tenantsonparapluieàdeuxmainspournepasfairetremblerlespendeloques,ellejetauncoupd’œilcurieuxauxmursdelanef.Entrelesvitraux,d’autresstatuesdepierre,auxyeuxécarquillésetauxtraitssévères,soutenaientlavoûteàboutdebras.Lesdieuxoubliés.Cette chapelle était une reproduction des églises de l’ancien monde, du temps où les hommes

croyaientêtregouvernéspardesforces toutes-puissantes.Ophélien’enavait jamaisvuailleursquedans de vieilles gravures de livres. Sur Anima, les baptêmes, les mariages et les obsèques secélébraient tous au Familistère, en toute simplicité. Les gens d’ici avaient vraiment le sens dudécorum.Les murmures qui bruissaient sur les bancs s’éteignirent. Les gendarmes, alignés en haie

d’honneur le long des murs, se mirent au garde-à-vous. La musique solennelle de l’harmoniums’élevadanstoutelachapelle.Lemaîtredecérémonievenaitdefairesonapparitionsur l’auteld’Odin.C’étaitunvieilhomme

emperruqué,visiblementbouleversé,aveclamarquedelaToilesurlefront.OphéliereconnutleveufdeMmeFrida.

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–Unfils’estbrisé!déclara-t-ild’unevoixchevrotante.Il se tut et ferma lesyeux.Émue,Ophélie crutun instantqu’iln’arrivaitpas à trouver sesmots,

mais elle se rendit compte que tous les membres de la Toile s’étaient recueillis. Le silence seprolongea,seulementperturbéparunetouxici,unbâillementlàparmilesbancsdesinvités.Ophélieavaitdeplusenplusdemalàtenirsonparapluiedroit.Elleespéraitquesonpanierd’orangesn’étaitpastroplourdpourlagrand-mèredeThorn;ellel’avaitinstallésursesgenouxetsecramponnaitàl’ansepournepaslerenversersurledallage.QuandOphélie vit toutes les sœurs d’Archibald semoucher, saisies par lamême émotion, elle

compritque la famillene se recueillaitpas.Lacérémonie sepoursuivaitbel etbien,mais sans lesparoles.LaToilen’enavaitpasbesoin,ilsétaienttousreliéslesunsauxautres.Cequel’unressentait,chacunleressentait.OphélieposadenouveausonregardsurArchibald,aupremierrang,dontelledevinait tout juste le profil. Aucun sourire provocateur n’éclairait plus son visage. Il avait mêmepeignésescheveuxetrasésesjouespourlacirconstance.Cette familleétaitunieparun liendontniOphélieniaucunclanduPôlen’avaient lapluspetite

idée. Unmort, ce n’était pas seulement la perte d’un être cher. C’était une part entière de soi quidisparaissaitdanslenéant.Ophéliesesentithonteused’êtreentréedanscettechapellesansuneseulepenséepourlafemmequi

reposait au fond du cercueil. Oublier les morts, c’était comme les tuer une seconde fois. Elle seconcentrasurl’uniquesouvenirqu’elleavaitdeMmeFrida,celuid’unevieilledamequidansaitunpeutropvite,puiselles’yraccrochadetoutessesforces.C’étaitlaseulechosequ’ellepouvaitfairepoureux.LeparapluieparutmoinslourdàOphélie,letempsmoinslong.Ellefutpresquepriseaudépourvu

lorsqueleveufremercial’assembléeetquetoutlemondeseleva.Chaquevaletrefermasonparapluieetsuspenditlemancherecourbéaudossierd’unbanc.Lasecoussedetoutescespendeloquesévoquaitunepluiedecristal.Ophélielesimitaetremerciad’uneinclinationdetêtelagrand-mèredeThornquiluirendaitson

panier. Elle profita de ce que Berenilde fût occupée à adresser ses condoléances à la familled’Archibaldpoursemettreenquêted’Hildegarde.Elledevaitlatrouvertantquelachapellenes’étaitpasencorevidée.–Bancsdufond,luisoufflaRenardàl’oreille.Net’attardepastropensacompagnie,fieu,ellen’a

pasuneexcellenteréputation.Dès qu’Ophélie aperçut une vieille femme assise à la dernière rangée de bancs, elle sut sans la

moindre hésitation qu’elle avait affaire à la Mère Hildegarde. C’était une antiquité parfaitementhideuse.D’épaischeveuxpoivre,unepeaubistre,unerobeàpoisdemauvaisgoût,uncigareplantédans un sourire goguenard, elle dénotait au milieu des nobles pâles qui l’environnaient. Ellepromenaitautourd’ellesespetitsyeuxnoirs,enfoncéscommedesbillesdanssongrosvisage,pourexaminer tout ce beaumonde avec une sorte d’ironie impertinente. LaMèreHildegarde paraissaitprendreunplaisirsouverainàvoirlesgenssedétournerdèsqu’ilscroisaientsonregard,puisàlesinterpellerparleurnomd’unevoixgutturale.–Êtes-voussatisfaitdevotrenouveauraccourci,monsieurUlric?L’intéressépinçaunsourirepoliets’éloignad’unpaspressé.– Je n’oublie pas votre pavillon, madame Astrid ! promit-elle à une dame qui se dissimulait

vainementderrièreunéventail.Ophélieobservalascèneavecuneirrésistiblesympathie.Touscesgensfaisaientappelauxservices

del’architecte,maisilsavaienthontedes’afficheravecelle.Etplusilsluifaisaientsentirqu’elleétaitindésirable, plus elle se comportait en maîtresse des lieux. Alors qu’elle n’en finissait plusd’apostropher lesnobles, lesgendarmeshésitaientà intervenir,maisArchibald leur fit signedene

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pass’enmêler.Iltraversalachapelled’unpastranquilleetsepenchapar-dessusledernierbanc,sonvieuxgibusappuyécontrelapoitrine.–Madame,vousperturbeznotredeuil.Pourriez-vousvoustenirsage?LaMèreHildegardegrignaunsouriredesorcière.–Commentpourrais-jeterefuserunefaveur,Augustin?–Archibald,madame.Archibald.LaMèreHildegarde ricana en regardant l’ambassadeur s’éloigner,mais elle tint parole et ne fit

plusfuirlesinvités.Ophélieestimaquec’étaitlemomentidéalpourlivrersesoranges.–Qu’est-cequ’ilveut,lenabot?luidemandaHildegardeentirantuneampleboufféedesoncigare.Ophélie posa son panier à côté d’elle sur le banc et, dans le doute, lui fit un salut. La Mère

Hildegarde n’était peut-être pas noble, ses manières manquaient sans doute de subtilité, elle n’enméritaitpasmoinsunminimumd’égards.«Elleestlamamandesgenscommetoietmoi»,avaitditGaëlle. C’était idiot, mais Ophélie se sentait soudain pleine d’attentes. Elle ne comprenait paspourquoi elle avait été choisie pour cette étrange livraison,mais elle se rendait compte qu’elle enespéraitunpetitmiracle.Unmot,unregard,unencouragement,n’importequoiquiluipermettraitdesesentirenfinchezelleici.LesparolesdeGaëllel’avaientplusébranléequ’ellen’avaitcru.LaMère Hildegarde s’empara lentement d’une orange. Ses petits yeux noirs allèrent du fruit à

Ophélieetd’Ophélieaufruitavecunevivacitésurprenantepoursonâge.–C’estmapetitebrunettequit’envoie?Elleparlaitfortdelagorge,maisOphélien’auraitsudiresic’étaitdûàsonaccentétrangerouà

l’abusdescigares.–T’asperdutalangue,nabot?C’estquoi,tonnom?Quiest-cequetusers?Ophélie posa une main impuissante sur sa bouche, sincèrement navrée de ne pas pouvoir lui

répondre. La Mère Hildegarde s’amusa à faire rouler l’orange dans sa grosse main fripée. ElledétaillaMimedehautenbasavecunecuriositésarcastique,puiselleluifitsigned’approcherpourluimurmurerquelquechoseàl’oreille.–Tuasl’airsiinsignifiantqueçat’enrendraitpresquespécial.Toiaussi,tuasdespetitesaffairesà

cacher,monbonhomme?Marchéconclu.Àsastupéfaction,laMèreglissatroissabliersbleusdanssapochedelivréeetlacongédiad’une

claquesur les fesses.Ophélien’avaitabsolument riencomprisàcequivenaitdesepasser.Ellenes’était pas remise de son étonnement que Renard l’attrapa par le bras et la retourna comme unegirouette.–J’aitoutvu!siffla-t-ilentresesdents.Troisbleuspourunpanierd’oranges!Tulesavais,hein?

Tuvoulaistegardertonparadispourtoitoutseul,fauxfrère!Il était méconnaissable. L’avidité et la rancœur avaient avalé toute trace de bonhomie dans ses

grandsyeuxverts.Ophélieenéprouvaunepeineindicible.Ellesecoualatêtepourluisignifierquenon, elle ne savait pas, elle ne comprenait pas, elle ne voulaitmême pas de ces sabliers,mais unhurlementdétournaleurattention.–Àl’assassin!Autourd’eux,c’étaitlechaos.Lesnoblesdamesquittaientleslieuxenpoussantdescrispaniqués

tandisqueleshommes,interdits,formaientuncercleautourdudernierbancdelachapelle.LaMèreHildegarde était toute raide dans sa robe à pois, les yeux figés dans les orbites, pâle comme uncadavre.L’orange qu’elle tenait un instant plus tôt avait roulé sur les dalles. Samain était toute noire et

gonflée.–C’estlui!s’exclamaquelqu’unendésignantOphélie.Ilaempoisonnél’architecte!Cefutalorsuneexplosiond’échosàtraverstoutelachapelle.«Empoisonneur!Empoisonneur!

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Empoisonneur !»Ophélieavait l’impressiond’être tombéeau fondd’uncauchemar.Alorsqu’elletournaitsurelle-même,dénoncéepardesdizainesdedoigts,ellesaisitàlavolée,deloinenloin,levisagedécomposédeRenard,levisagecatastrophédeBerenilde,levisageintriguéd’Archibald.Ellebousculalesgendarmesquiessayèrentdes’emparerd’elle,sedégantaàlahâte,courutverslepanierd’oranges et toucha son anse du bout de la main. Un geste risqué, mais c’était peut-être sa seulechancedesavoir.Ellelutalors,entredeuxbattementsdecils,l’accablantevérité.L’instantd’après,Ophélienevitplusqu’uneavalanchedegourdins.

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Lesoubliettes

Étendue sur un tapis qui sentait la moisissure, Ophélie réfléchissait. Dumoins, elle essayait deréfléchir.Elleavaitunevisiondéforméedelapièceoùellesetrouvait.Seslunettess’étaienttorduessursonnezetellenepouvait lesremettreconvenablementenplacepuisqu’on luiavaitmenotté lespoignetsderrièreledos.Laseulesourcedelumièrevenaitdel’imposted’uneporteetfaisaitjaillirdel’ombred’étranges silhouettes : des chaises cassées, des tableauxdéchirés, des animaux empaillés,deshorlogesarrêtées.Ilyavaitmêmeunerouedebicyclette,touteseuledanssoncoin.C’étaitdonccela,lesoubliettesduClairdelune?Unvieuxdébarras?Ophéliefitunetentativepoursemettredeboutetrenonçaaussitôt.Sesmenottesluifaisaientmal.

Bouger lui faisait mal. Respirer lui faisait mal. Elle avait probablement une côte fêlée ; cesgendarmesn’yétaientpasallésdemainmorte.Ilsavaientpoussélescrupulejusqu’àluiconfisquerlestroissabliersbleusquelaMèreHildegarde

luiavaitdonnés.Toutessespenséesallèrentà la tanteRoselinequidevaitmourird’inquiétude.EtThorn?Était-il

informédecequisepassait?Ophélien’avaitpasreçulamoindrevisitedepuisqu’onl’avaitjetéesurcetapis,quelquesheuresplustôt.Desavie,elleavaitrarementtrouvéletempsaussilong.Queserait-ellecenséefairelorsqu’onviendraitlachercher?Tenirsonrôlejusqu’auboutpourne

pas dévoiler l’imposture deMime ?Désobéir àThorn et s’exprimer à voix haute pour plaider sacause?Saseuledéfensereposaitsursa lecturedupanierempoisonné;pourquoilacroirait-onsurparole?Elleavaitdéjàdumalàycroireelle-même.Etpuis,Ophéliesesentaitenpartiecoupabledecedontonl’accusait.SilaMèreHildegardeétait

morte,c’étaitàcausedesanaïveté.Ellesoufflasurunemèchedecheveuxquiluicollaitauxlunettes.Ellenelavoyaitpas,àcausedu

camouflage efficace de sa livrée, mais la sensation la gênait. Elle se raidit quand elle perçut unmouvementdansl’ombre,toutprèsd’elle,àmêmelesol,puisellecompritqu’ils’agissaitdurefletdeMime.Ilyavaitunmiroirjustelà,appuyécontreunempilementdemeubles.L’idéedes’enfuirluitraversal’esprit,maiselledéchantaaussitôt.Àbienyregarder,cemiroir-làétaitcassé.Ophélielevalatêteverslaporte,lecœurbattant.Quelqu’unfaisaittourneruneclefdanslaserrure.

Unesilhouetteemperruquée,rondecommeuntonneau,sedécoupadanslalumièreducouloir.C’étaitGustave, lemajordome en chef du Clairdelune. Il referma la porte derrière lui, un bougeoir à lamain,puisils’avançadansledébarrasjusqu’àcequ’Ophéliepûtmieuxledistinguer.Lalumièredela flamme faisait ressortir sa peau farineuse et ses lèvres rouges, transformant son gros visagesouriantengrotesquemasquedecomédie.–Jepensaisvoustrouverplusabîmé,roucoula-t-ild’unevoixfluette.Nospetitsgendarmesnesont

pourtantpasréputéspourleurdélicatesse.Ophélieavaitdusangcollédanslescheveuxetunepaupièresituméfiéequ’ellepeinaitàl’ouvrir,

mais cemajordome ne pouvait pas le deviner. L’illusion de la livrée dissimulait tout cela sous levisageimmuabledeMime.Gustavesepenchasurelleavecunpetit«tss-tss»condescendant.–Ondiraitbienquevousvousêtesfaitmanipuler,hum?Assassinerdefaçonaussigrossière,en

plein territoirediplomatique,aubeaumilieud’unecérémonie funèbre !Personne,pasmêmevous,

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n’est aussi stupide. Hélas, à moins d’un miracle, je ne vois pas ce qui pourrait sauver votreinsignifiante petite personne.MmeHildegarden’était pas enodeur de sainteté, je vous le concède,maisonnetuepasauClairdelune.C’estlarègle.Gênéepar sesmenottes,Ophélieécarquilla sonœilvalide.Depuisquandcegrosmajordomese

souciait-ildesonsort?Ilsepenchadavantageetsonsourires’accentua.– À l’heure où je vous parle, Mme Berenilde est en train de défendre votre cause auprès de

monsieurcommesisonproprehonneurétaitenjeu.Elleymetunetelleferveurquepersonnen’estdupe.J’ignorecequevousluifaitesdansl’intimité,maiselles’estsacrémententichéedevous,hum?Etjedoisadmettrequecelavousrendparticulièrementprécieuxàmesyeux.Ophéliel’écoutaitcommedansunrêve.Cettescèneétaitirréelle.– Je crois queMmeBerenilde pourraitmême finir par convaincremonsieur de vous offrir un

jugementéquitable,poursuivitGustaveavecungloussementamusé.Malheureusement,letempsjouecontre vous, hum ? Nos chers gendarmes sont trop zélés, j’ai entendu dire qu’ils allaientprochainementvousmettre lacordeaucou,sansenquête,sansprocès,sans témoins. Ilseraunpeutardquandvotremaîtresseenseraavertie.Ophéliesentitsoncorpssecouvrirdesueursfroides.Ellecommençaitvraimentàavoirpeur.Si

ellerévélaitsavéritableidentité,serait-onplusclémentavecelleouaggraverait-ellelasituation?Nerisquait-ellepasd’entraînerBerenildedanssachute?LegrosGustaveseredressa,essoufflédes’êtretroppenché.Ilsecherchaunechaisequipossédait

sesquatrepieds, l’installaprèsdu tapisd’Ophélieet s’assitdessus.Leboisgrinçadangereusementsoussonpoids.–Voulez-vousconclureunmarchéavecmoi,jeunehomme?Tropmalenpointpourseredresser,OphélienevoyaitplusdeGustavequ’unepairedesouliers

vernisetdebasblancs.Elleluifitsignequ’ellel’écoutaitd’unbattementdepaupières.–Ilestenmonpouvoirdevoussauverdesgendarmes,reprit lapetitevoixaiguëdeGustave.Je

vousdonnemaparolequepersonneneviendravousimportunerjusqu’àcequemonsieurprennesadécision.C’estvotreseulechancedesalut,hum?Ils’esclaffa,àcroirevraimentquelasituationétaithilarante.–Simonsieurdécidedevousdonnervotrechanceetsiparmiraclevousenréchappez,alorsvous

medevrezunepetitefaveur.Ophélie attendit la suite, mais Gustave ne dit plus rien. Elle comprit qu’il écrivait quand elle

entendit un léger grattement. Il s’inclina jusqu’à lui coller sonmessage contre le nez, bougeoir àl’appui:Berenildedoitavoirperdusonbébéavantlesoirdel’opéra.Pourlapremièrefoisdesavie,Ophéliesutcequehaïrvoulaitdire.Cethommeluirépugnait.Il

brûlalemessageàlaflammedelabougie.– Puisque vous êtes si intime avec madame, ça devrait être dans vos cordes, hum ? Pas

d’entourloupe,laprévint-ild’untonmielleux.Lapersonnequimemandateestpuissante.Envisagezseulement deme trahir, échouez dans cette tâche et votremisérable existence prendra aussitôt fin,hum?Gustaves’enfutdesonpetitpaspressésansmêmeattendreunsigned’assentiment.Aprèstout,ce

n’étaitpascommesiMimeétaitenpositionderefusersonoffre.IlrefermalaportedansuncliquetisdeclefetOphélieseretrouvaseulesursontapispoussiéreux,recroquevilléedanslenoir.Unsursis.C’esttoutcequ’ellevenaitd’obtenir.Ophélieluttalongtempscontrel’angoisseetlasouffranceavantdesombrerdansunsommeilsans

rêves.Le cliquetis de la porte la tira de sa torpeur quelques heures plus tard.Trois gendarmes enbicornenoirentrèrentdansledébarras.Ophéliefaillitpousserungémissementdedouleurquandils

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lasaisirentsouslesaissellespourlamettredebout.–Dunerf!Tuesconvoquéaucabinetdel’ambassadeur.Soutenued’unepoigneferme,Ophélietrébuchahorsdudébarras.Elleclignadesyeux,éblouiepar

lalumièreducouloir.Ilsemblaits’étendreàl’infini,ponctuéd’innombrablesportesquiouvraientsurd’autresdébarras.Ophéliesavaitqu’au-delàdececouloiriln’yavaitrien.Renardluiavaitparlédesoubliettes : c’était un immense espace clos, sans escalier, sans ascenseur, sans fenêtre, sans aucunepossibilitédesortie.Seulslesgendarmesyallaientetvenaientàleurguise.L’und’euxrécupéraunsablierblancdansunepetitenichesituéeprèsdelacelluled’Ophélie.Le

sable qu’il contenait s’écoulait au ralenti, un grain après l’autre. Chaque domestique jeté auxoubliettesétaitliéàunsabliercommecelui-ci;sadétentionprenaitfindèsqu’ilétaitvide.Quandonsavait que certains sabliers étaient étudiés pour se retourner automatiquement, dansunmouvementperpétuel,çadonnaitfroiddansledos.Legendarmebrisalesablierd’Ophélieparterre.Ellen’eutpasletempsdebattredescilsqu’ellese

retrouvadanslachapelleduClairdelune,àl’endroitprécisoùonl’avaitarrêtée.«Unsablierécouléramènetoujoursàlacasedépart»,luiavaitexpliquéRenard.C’étaitlapremièrefoisqu’elleenfaisaitl’expérience. D’autres gendarmes étaient déjà sur place pour l’empoigner par les épaules et luidemanderdelessuivre.Leursordresserépercutaientenéchoscontreledallageendamier,lesgrandsvitrauxetlesstatuesdepierre.Iln’yavaitplusqu’euxdanslachapelle.Ophélien’arrivaitpasàcroirequ’unecérémoniefunèbres’étaitdérouléeicicematinmême.Oualorsétait-cehier?Ellefutconduitederaccourcienraccourci,deRosedesVentsenRosedesVentspourtraverserle

domaine du Clairdelune. Elle mettait péniblement un pied devant l’autre. Chaque respiration luidéchiraitlescôtes.Latêtecreuse,ellen’avaitpaslamoindreidéedecequ’elledevaitfairepourlessortirdecettesoupière,Berenilde,Roselineetelle.Parlerousetaire?Ophéliesesentait tellementseuleavecsesincertitudesqu’ellesesurpritàsouhaiterqueThornfûtlàpourlestirerd’affaire.Ellene tenait presque plus sur ses jambes quand les gendarmes la poussèrent dans le cabinet privé del’ambassadeur.CequiattendaitOphélieàl’intérieur,ellenes’yétaitpaspréparée.Archibald et Berenilde prenaient tranquillement le thé.Assis dans des fauteuils confortables, ils

devisaient d’un ton léger tandis qu’une petite fille rondelette leur jouait un peu de piano. Ils neparaissaientpasmêmeavoirremarquélaprésencedeMime.Seule la tante Roseline, qui servait le thé, semit à trembler nerveusement. Son teint jaune était

devenutrèspâle:pâlederagecontrelemondeentier,pâled’inquiétudepoursanièce.Ophélieauraitvoulu se précipiter dans ses bras.Elle seule lui donnait l’impression d’avoir un visage humain aumilieudetoutecetteindifférence.–Mes sœursnevousépuisentpas trop?demandaArchibaldavecun intérêtpoli. Jene suispas

certainquetoutescesrépétitionssoientnécessaires.–Ellessontsimplementdésireusesdefairebonneimpressionànotreseigneur,réponditBerenilde.

Cetopéraseraleurpremièreapparitionofficiellelà-haut,àlacour.– Ce sera surtout votre grand retour, ma chère. Si Farouk vous revoit, nul doute qu’il voudra

aussitôtvousarracherduClairdelune.Vousn’avezjamaisétéaussibelle.Berenildeaccueillitlecomplimentd’unbattementdepaupièresétudié,maissonsourireétaitunpeu

raide.– Je n’en suis pas aussi convaincue que vous, Archi. Vous savez combien les « petites affaires

féminines»l’indisposent,expliqua-t-elleenposantunemainsursonventre.Tantquejesuisdanscetétat,ilrefuserademerecevoir.C’étaitleprixàpayer,jelesavaisdèsledébut.Ophélieavaitlatêtequitournait.Toutcelaétaittellementloindecequ’ellevivaitencemoment…

Unefemmeétaitmorte,uneautreallaitêtrejugéepouruncrimequ’ellen’avaitpascommis,eteux

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sirotaientleurthéenparlantpeinesdecœur!Tapidansuncoinducabinet,unhommetoussacontresonpoingpourattirerleurattention.C’était

Papier-Mâché,lerégisseur.Ilétaitsiétroit,sigrisâtre,siguindéqu’ilendevenaitinvisiblequandilrestaitsilencieux.–Madame,monsieur,leprévenuestarrivé.Ophélie ne savait pas si elle était supposée s’incliner ou non.Elle avait simal aux côtes que le

simplefaitdesetenirdeboutétaitunsupplice.ElledévisageaéperdumentBerenilde, luidemandantdesyeuxcequ’elledevaitfaire,maissaprotectriceluiaccordaàpeineunregard.Ellesecontentadereposersatassesursasoucoupeetd’attendre.LatanteRoseline,elle,paraissaitluttercontrel’enviedebrisersathéièreenporcelainesurlatêtedequelqu’un.QuantàArchibald,ils’éventaitavecsonhaut-de-formed’unairennuyé.–Qu’onenfinisse!Nousvousécoutons,Philibert.Papier-Mâchéchaussaunepairedebesicles,ouvrituneenveloppeetlutlalettrequ’ellecontenait

d’untonmonocorde:–«JesoussignéeMmeMeredithHildegardedéclaresurl’honneurassumerl’entièreresponsabilité

desévénementssurvenusaucoursdelacérémoniefunèbredefeuMmeFrida.J’aifaitlacommanded’unpanierd’orangespourlacirconstance,maisnisoncontenunisonlivreurnesontenfaute.Monmalaiseaétéprovoquéparuneviolenteallergieàunemorsured’araignée.Enespérantavoirdissipétoutmalentendu,jevouspried’agréer,Monsieurl’ambassadeur…»–Etcetera,etcetera,lecoupaArchibaldensecouantlamain.Merci,Philibert.Pinçantleslèvres,lerégisseurreplialalettreetrangeasesbesicles.Ophélien’encroyaitpasses

oreilles.C’étaitunehistoireàdormirdebout.–L’incidentestdoncclos,déclaraArchibaldsansunregardpourOphélie.Veuillezacceptermes

plusplatesexcuses,chèreamie.Ils’étaitadressédirectementàBerenilde,commesilaseulepersonneàavoirétéoffenséeétaitla

maîtresse,etnonlevalet.Ophélieavaitl’impressiondenepasexister.–Cen’étaitqu’unregrettablemalentendu,susurraBerenildeenfaisantsigneàlatanteRoselinede

leurresservirduthé.PauvreMmeHildegarde,cesaraignéessontunevéritableplaie!Onnelesvoitpas, à cause des illusions, mais elles grouillent de partout. Enfin, quelques jours au lit et il n’yparaîtra plus. Tu peux nous laisser, ajouta-t-elle avec un coup d’œil négligent pour Ophélie. Jet’accordetonrepospourlajournée.Ophélie se remitenmouvementcommedansunsonge.Ungendarme lui retira sesmenottes,un

autreluiouvrit laporte.Ellesortitdanslecouloir,fitquelquespasauhasard,serépétantencoreetencore que c’était fini, qu’elle était vivante, puis ses jambes se dérobèrent sous elle. Elle se seraitétenduedetoutsonlongsiunemainsecourablenel’avaitretenueàtemps.–Cherpayés,cessabliers,hein?C’était Renard. Il avait attendu devant le cabinet pour être là à sa sortie. Ophélie s’en sentit si

reconnaissantequel’émotionluipiquaitlesyeux.–J’aipasététrèsglorieux,ajouta-t-ilavecunsouriregêné.Sansrancune,gamin?Ophélieacquiesçadetoutsoncœur.«Sansrancune.»

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LaNihiliste

Danslesdortoirsdessous-sols,lesportesdeschambress’ouvraientetsefermaientsansfinmalgrél’heure tardive. Les becs de gaz avaient été mis en veilleuse pour la nuit. Certains domestiquespartaient reprendre leur service, d’autres revenaient se coucher, tous se bousculaient sans unmotd’excuse.Siquelques-unss’accordaientletempsdebavarderavecleurvoisindechambre,caféàlamain,lapluparts’ignoraientroyalement.Tout au fond des dortoirs, la rue desBains était envahie par des nuages de vapeur chaude. Les

valetsfaisaientlaqueue,serviettesurl’épaule,pourpasserdanslesdouchescollectives.Empesterlatranspirationfaisaitpartiedesinterditsdelaprofession.Lacacophoniedesjetsd’eau,desvocalisesetdesinsultesrésonnaitàtraverstoutlecouloir.De l’autre côtéde laportedu6, ruedesBains,verrouillée àdouble tour, la tanteRoselinen’en

finissaitplusdes’indigner.–Nomd’uncornetàpistons,commentpeux-tudormiravecunbruitpareil?–Questiond’habitude,murmuraOphélie.–Çanes’arrêtejamais?–Jamais.–Cen’estpasunendroitpourunejeunedame.Etpuis,cettechambreestdétestable.Regarde-moi

cesmurspourrisd’humidité,pasétonnantquetusoistoujoursmalade!Oh,tugrimaces…C’esticiquetuasmal?RoselinefitunelégèrepressionsurlacôteetOphéliefitouidelatête,lesdentsserrées.Elles’était

allongéesurlelit,sanslivrée,chemiserelevée,tandisqueleslonguesmainsnerveusesdesatanteluipalpaientlesflancs.–C’estbienunecôtefêlée.Tuvasdevoirtereposer,éviterlesmouvementsbrusqueset,surtout,ne

rienporterdelourdpendantaumoinstroissemaines.–MaisBerenilde…– Elle a prouvé son impuissance à te protéger. Tu ne dois le salut qu’à la bonne foi de cette

Hildegarde.Ophélieouvritlabouche,puisseravisa.Cen’étaitpasàsabonnefoi,maisàsonmensongequ’elle

devaitlavie.Ellen’avaitpaslanaïvetédecroirequerienneluiseraitdemandéenretour.–Finidejouerleslarbins!grommelaRoseline.Toutecettehistoirevabeaucouptroploin.Àce

rythme,tuserasmorteavantd’avoirépousétonénergumènedefiancé.–Passifort,chuchotaOphélieavecunregardentendupourlaporte.La tantepinçasagrandebouchechevaline.Elleplongeaun lingedansun récipientd’eau froide,

puis nettoya le sang séché sur la lèvre fendue d’Ophélie, la plaie de son front, ses cheveuxembrouillés.Pendantunlongmoment,ellesnedirentplusriennil’unenil’autre,etlechahutdelaruedesBainsprittoutelaplace.Étenduesurledos,débarrasséedeseslunettes,Ophélienerespiraitpasàsonaise.Lesoulagement

d’être envie avait lentement cédé le pas àun arrière-goût amer.Elle se sentait trahie et écœurée ;aprèscequivenaitd’arriver,illuisemblaitqu’ellenepouvaitréellementfaireconfianceàpersonne.Elleobserva la silhouetteétriquée,unpeu floue,qui la soignait àpetitsgestesprudents.Si la tanteRoseline avait la moindre idée de ce qui s’était réellement passé, d’abord à la chapelle, puis aux

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oubliettes,elleseseraitrenduemaladed’inquiétude.Ophélienepouvaitpasluienparler,sinonelleauraitétécapabledefaireunebêtiseetdesemettreendanger.–Matante?–Oui?Ophélievoulutluidirequ’elleétaitheureusequ’ellefûtlà,qu’elleavaitpeurpourelle,aussi,mais

tous les mots se coinçaient dans sa gorge comme des cailloux. Pourquoi n’arrivait-elle jamais àparlerdeceschoses-là?–Nemontrezpasvossentimentsauxautres,bredouillat-elleàlaplace.Gardezvotrecolèresecrète,

fondez-vousdansledécor,necomptezquesurvous-même.La tante Roseline haussa les sourcils et tout son front, dégagé par son chignon serré, parut se

rétrécird’uncoup.Avecdesmouvementslents,elleessoralelingeetleposaàplatsurlerécipientd’eau.–Voirdesennemispartout,dit-ellegravement,crois-tuquecesoituneexistencesupportable?–Jesuisdésolée,matante.Essayezdetenirbonjusqu’aumariage.–Jeneparlaispaspourmoi,sotte!Ilmesemblequec’esttoiquivasvivreicipourlerestantdetes

jours.Leventred’Ophéliesenoua.Elles’étaitpromisdenejamaisflancher.Elledétournalatête,etce

simplemouvementluifitmaldanstoutlecorps.–Jecroisquej’aibesoinderéfléchir,murmura-t-elle.Honnêtement,jen’yvoisplustrèsclair.–Danscecas,tupourraiscommencerparmettreça.LatanteRoselineluiposaseslunettessurlenez,nonsansunecertainemalice.Lapetitechambre

insalubre retrouvases lignesnettes, sescontoursprécis, sondésordre familier.Devieillesgazettessubtilisées,destassesàcafésales,uneboîtedegâteaux,unpanierdechemisespropresetrepassées:RenardvenaitvoirMimeàchacunedesespausesetiln’arrivaitjamaislesmainsvides.Ophéliesesentitaussitôthonteusedes’êtreapitoyéesursonsort.Renardl’avaitaccueillielejourdesonarrivée,initiée à tous les rouages du Clairdelune, conseillée au mieux et il avait été là à sa sortie desoubliettes.Cen’était pas l’homme le plus désintéressé qui fût,mais il n’avait jamais cherché à luinuireetOphéliecommençaitàcomprendrequec’étaitunequalitérare.–Vousavezraison,chuchota-t-elle.J’yvoisdéjàunpeumieux.LatanteRoselinepassaunemainattentionnée,unpeurude,dansseslourdesbouclesbrunes.– Nom d’un démêloir, tes cheveux sont un vrai sac de nœuds ! Assieds-toi, je vais essayer de

débrouillertoutça.Quelques coups de peigne plus tard, la sonnette « salon demusique » résonna sur le panneau à

clochettes,au-dessusdulit.–Tamarâtreetsonmauditopéra!soupiralatanteRoseline.Elleabeaudire,elleestcomplètement

obsédéeparça.Jemechargedespartitions;toi,tutereposes.Quand la tante fut partie, Ophélie décida de se rhabiller.Mieux valait ne pas se promener trop

longtempsavecsonvraivisagesurlecou.Endossersalivréeréclamabeaucoupdegestesprudents,maisbienluienprit:àpeineeut-ellefinideseboutonnerqu’onfrappaàsaporte.Lapremièrechosequ’ellevitenouvrant,cefutl’énormepavillond’unphonographe.Sasurprise

allacroissantquandelles’aperçutquec’étaitGaëllequileluiapportait.– Il paraît que t’es en convalescence,maugréa-t-elle. Je viens avec un peu demusique. Je peux

entrer,dis?Ophéliesedoutaitqu’elleauraitaffaireàelletôtoutard,maisellenel’attendaitpassivite.Gaëlle

grinçadesdentsetlesourcilquimaintenaitsonmonoclenoirenplacesefronçadecontrariété.Elleétaitensimplechemiseetsalopette:touslesvaletsquisortaientdesdouchesetdestoilettessifflaientenpassantderrièreelle.Celanesevoyaitpasquandelleportaitsesgrossescombinaisonshabituelles,

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maislamécanicienneavaitdetrèsjoliescourbes.Ophélie lui fit signed’entreret fermaàclefderrièreelle.Sansperdreun instant,Gaëlleposa le

phonographe sur la petite table, sortit précautionneusement un disque du sac qu’elle portait enbandoulière,leplaçasurleplateautournantetremontalemoteuràressort.Unemusiquefracassantedefanfareemplittoutelapièce.–Lesmursontdesoreilles,s’expliqua-t-elleàvoixbasse.Ainsi,nouspourronsparlerànotreaise.Gaëlleplongeasurlelitcommesic’étaitlesienets’allumaunecigarette.–Defemmeàfemme,ajouta-t-elleavecunsouriremoqueur.Ophéliepoussaunsoupirrésignéets’assitsuruntabouret,lentement,pourménagersescôtes.Elle

commençaitàsedouterquelamécaniciennel’avaitpercéeàjour.–Nefaispastatimide,insistaGaëlleenétirantdavantagesonsourire.Jepariequetun’espasplus

muettequemasculine.–Depuisquandlesavez-vous?demandaalorsOphélie.–Depuislepremierinstant.Tupeuxbernertoutlemonde,mamignonne,maispaslaGaëlle.Lamécaniciennerejetalafuméedesacigaretteparlenez,sonœilbleuélectriquefixésurOphélie.

Elleétaitbeaucoupplusagitéequ’ellenevoulaitlemontrer.–Écoute,crachat-elleentresesdents,jesaiscequetudoispenseretc’estpourçaquejesuisici.Je

ne suis pas responsable de ce traquenard dans lequel tu es tombée. Si incroyable que cela puisseparaître,j’ignoraisquecesorangesétaientempoisonnées.Jenesaispascequis’estpassé,maismoi,j’aijamaisvoulutecréerdesennuis.C’estmêmetoutlecontraire.La fanfare du phonographe recouvrait si bien sa voix nerveuse qu’Ophélie avait du mal à

l’entendre.–Jesaisquitues.Entoutcas,jelesuppose.Unepetitenouvellequidoitsetravestirpourservirla

puanteBerenilde?Tunepeuxêtreque lafiancéedesonneveudontchacun iciguette lavenue.Tun’espasencorearrivéequetoutlemondetedétestedéjà,lesais-tu?Ophélie acquiesça d’un clignement de paupières. Oh oui, elle le savait. Les ennemis de Thorn

étaientdevenuslessiens,etilencomptaitunnombreimpressionnant.–Jetrouveçadégueulasse,repritGaëlleaprèsavoiraspiréunenouvelleboufféedetabac.Jesais

cequeçafaitd’êtrehaïepourêtrenéedanslamauvaisefamille.Jet’observedepuisledébutetj’aipensé que tu allais te fairemanger toute crue.C’est pour ça que je voulais te recommander àmapatronne.Lesoranges, c’estune sortedecodeentrenous. Je te jureque j’étais sincèrequand je tedisaisquec’étaitquelqu’undedifférent,qu’ellet’accepteraittellequetues,sanstejuger.–Jen’aijamaisdoutédevotrebonnefoi,assuraOphélie.CommentseporteMmeHildegarde?Gaëllefaillitenperdresonmonocle.–T’asjamaisdoutédemoi?Ehbien,jenesaispascequ’iltefaut!Elleécrasasacigarettesurlebarreauenferdulitets’enallumaaussitôtunedeuxième.–LaMèreserabientôtsurpied,dit-elleensecouantsonallumettepourl’éteindre.Elleaunesanté

d’acier, le poison qui la tuera n’a pas encore été inventé. Son histoire d’allergie n’était pas trèscrédible,maisbon,l’importantc’estqu’ellet’aitdisculpée.–Pourquoil’a-t-ellefait?demandaOphélied’untoncirconspect.Sait-ellequijesuis,elleaussi?–Non,etellenelesauraquesitudécidesdeleluidire.Jenem’enmêleraiplus,tuasmaparole

d’honneur.Augrandregretd’Ophélie,Gaëllesesentitledevoirdesoulignerlaformuled’unénormecrachat

surlesol,déjàpeureluisant,desachambrette.–Jenecomprends toujourspaspourquoivotreMmeHildegardem’a tiréed’affaire.Après tout,

rienneprouvequejen’aiepascherchéàl’empoisonner.Touteslesapparencessontcontremoi.Gaëllericanaentresesdents.Ellecroisalesjambes,arborantsanshontedeuxgrossoulierssales,

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et tous les ressorts du lit grincèrent à l’unisson. Sa salopette était tachetée de charbon et d’huile ;Ophéliedevraitcertainementchangerlesdrapsaprèssonpassage.–Parceque,commetudis,touteslesapparencessontcontretoi.Tuteseraiscondamnéeàmorten

empoisonnant les oranges. Et puis, la Mère a la faiblesse de me faire confiance et moi, j’ai lafaiblessedetefaireconfiance.Sansvouloirtevexer,tuasunebelletêted’ingénue.Ophélie se raidit sur son tabouret, vérifia d’un coup d’œil dans la glace qu’elle avait bien

l’apparenceneutredeMimeetrevint,stupéfaite,àGaëlle.–Vousmevoyeztellequejesuis?Gaëlle plissa les lèvres, hésitante, puis elle souleva le sourcil et ôta son monocle. C’était la

premièrefoisqu’Ophélievoyaitsonœilgauche.Ilétaitaussinoirqueceluidedroiteétaitbleu.Del’hétérochromie.Gaëlleportaituntatouagesurlapaupière,unpeuàlafaçondesMirages.–JetravailleauservicedelaMèreHildegarde,maisjesuisnéeici.Jesuisladernièresurvivante

demonclan.As-tudéjàentenduparlerdesNihilistes?Ophéliefitnondelatête,saisieparcesrévélations.– Ce n’est pas étonnant, poursuivit Gaëlle d’un ton sarcastique, ils sont tous morts il y a une

vingtained’années.–Tousmorts?ditOphélie,exsangue.–Uneétrangeépidémie,persiflaGaëlle.Ainsivalacour…Ophéliedéglutit.Çasentaitvraimentl’affairesordide.–Vousenavezréchappé.– En me faisant passer pour une petite domestique de rien du tout, exactement comme toi

aujourd’hui.J’étaisgamineàl’époque,maisj’avaisdéjàcomprisbeaucoupdechoses.Gaëlleôtasacasquette,puisébrouasescheveuxsombresetcourtsquiretombèrentsursonvisage

dansundésordreindescriptible.–Touslesnobliauxsontdepetitsblondinets,moicomprise.OntientçadeFarouk,notretrèsmal

nommé esprit de famille. J’ai réussi à passer inaperçue en teignant mes cheveux en noir. Si maprésenceicivenaitàsesavoir,jeseraismorteavantd’avoirpuvissermondernierboulon,ajouta-t-elleavecunrictusamusé.J’aidécouverttonsecret,jetelivrelemien,çameparaîtéquitable.–Pourquoi?soufflaOphélie.Pourquoichercherait-onàvoustuer?–Regarde-toidanslaglace.Ophéliesourcilla,setournaànouveauverssonreflet.Àsongrandétonnement,ellevitcettefois

sonvéritablevisage,couvertdebossesetdebleus,avecdegrandsyeuxécarquillésderrièreunepairedelunettes.–Commentfaites-vouscela?Gaëlletapotasapaupièretatouée.–Ilmesuffitdeteregarderavecmon«mauvaisœil».JesuisuneNihiliste.J’annulelepouvoir

desautresettalivréeestunepureconcoctionMirage.Tucomprendspourquoijen’aimeautantpaslecriersurlestoits?ElleremitsonmonocleenplaceetOphélieredevintMimesurlasurfacedumiroir.–Cettelentillespécialem’empêched’annulertouteslesillusionsquejereluque.Elleagitcomme

unfiltre.–Unpeuà la façondesgantsde liseur,murmuraOphélie en contemplant sesmains.Maisvous

m’avezdémasquéemalgrévotremonocle.Ilvouspermetdoncdevoircequisecachederrière lesillusions?–Ma famille en vendait plein autrefois, grommelaGaëlle dans un nuage de tabac. LesMirages

n’ontpasappréciéquechacunpuissevoirtoutcequedissimulentleurspetitsartifices.Nosmonoclesontmystérieusementdisparuavectoutemafamille…Jen’aipusauverquecelui-ci.

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Surcesmots,ellerabattittoutcequ’elleputdecheveuxsursonregardetenfonçaprofondémentsacasquette.Ophélie l’observa tandisqu’elle terminait sa cigarette en silence.Elle comprit que si lestraitsdecettefemmeétaientsidurs,c’étaitàcausedetouteslesépreuvesqu’elleavait traversées.«Elleserevoitàtraversmoi,songeaOphélie.Elleveutmeprotégercommeelleauraitvouluqu’onlaprotège. »Elle sentit soudain son cœurpalpiter jusquedans sagorge.Les sœurs, les cousines, lestantes,elleconnaissait;Gaëlleétaitcequiserapprochaitleplusd’unetoutepremièreamie.Ophélieaurait voulu trouver une phrase de circonstance, des mots assez forts pour exprimer l’immensegratitudequilasubmergeait,maisellen’étaitdécidémentpasdouéepourcela.–C’estbienaimabledemefaireconfiance,balbutia-t-elle,honteusedenerientrouverdemieuxà

dire.–Tonsecretcontremonsecret,grognalamécanicienneenécrasantsacigarette.Jenesuispasun

ange,mabichette.Situmetrahis,jetetrahisaussi.Ophélieremontaseslunettessursonnez,gestequ’ellepouvaitenfinsepermettredevantquelqu’un.–C’estdebonneguerre.Gaëlleselevadansungrincementdesommieretfitcraquerlesarticulationsdesesdoigtscomme

unhomme.–C’estquoi,tonvrainom?–Ophélie.–Ehbien,Ophélie, t’es pas aussi anodine que t’en as l’air. Je te conseille tout demêmed’aller

rendre une visite de courtoisie à ma patronne. Elle a menti pour toi et elle ne supporte pasl’ingratitude.–Jetâcheraidem’ensouvenir.Gaëlle désigna son phonographe dumenton avec un sourire grimaçant.À la longue, la fanfare

faisaitmalauxoreilles.–Jet’apporteraid’autresdisques.Bonrétablissement.Ellepinçaleborddesacasquetteensignedesalutationetclaqualaportederrièreelle.

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Laconfiance

Ophélieremontalebrasduphonographepourinterromprelamusiqueassourdissante.Ellefermasaporteàdoubletour,ôtasalivréeets’étenditsursonlitquisentaitmaintenantl’huileetletabac.Nezauplafond,ellepoussaunprofondsoupir.Elleavaitétédupéecommeuneidiote,battueàcoupsdegourdins,menacéeparunmajordomevéreuxetconfondueparunenobledéchue.Çafaisaitbeaucoupdecatastrophespouruneseulepetitepersonne.Ophélie comprit qu’elle allait devoir parler à Thorn dès ce soir. Son cœur se mit à cogner

douloureusementcontresescôtes.Elleappréhendaitdelerevoir.Ellen’étaitpasencoretrèssûredecequis’étaitréellementpasséladernièrefoisetellegardaitl’espoirdes’êtrefaitdefaussesidées,maisl’attitudedeThornavaitvraimentétééquivoque.Ophélie avait peur, viscéralement peur qu’il pût se prendre d’affection pour elle. Elle se sentait

incapabledel’aimerenretour.Ellen’yconnaissaitcertespasgrand-choseenmatièredesentiments,mais pour que cette alchimie fonctionnât, ne fallait-il pas qu’un homme et une femme eussent unminimumd’affinités?Thornetellen’avaientabsolumentrienencommun,leursdeuxnaturesétaientincompatibles.L’échangedeleurspouvoirsfamiliaux,lejourdumariage,n’ychangeraitrien.Ophéliemâchouilla nerveusement les coutures de son gant. Elle s’étaitmontrée dissuasive avec

Thorn.S’il se sentait rejetéune fois encore, continuerait-ilde luioffrir son soutien?Aujourd’huiplusquejamais,elleallaitpourtantenavoirbesoin.Elleselevaavecprécautionetpassaunemainàtraverslaglacedesachambre.Alorsquelecorps

d’Ophélie restait au6, ruedesBains, sonbras pénétrait dans la penderie de l’Intendance, à l’autreboutdelaCitacielle.Ellesentitl’épaisseurdesmanteaux.Thornavaitditqu’ilfermeraitlepanneaudelapenderies’ilétaitenconsultation.Ophéliesavaitqu’ilpouvaitrecevoirjusqu’àminuit,ilétaitsansdouteencoretroptôt.Ellerécupérasonbras.Ilneluirestaitplusqu’àpatienter.Ophélie diminua la flammedu bec de gaz, se pelotonna sous ses draps et flotta bientôt dans un

demi-sommeilagité.Ellerêvaqu’elleétaitprisonnièred’unimmensesablierblanc;chaquegrainquis’écoulait produisait un véritable coup de tonnerre. Quand elle se réveilla en sursaut, la chemisetrempéedesueur,ellecompritquecequ’elleentendait,c’étaitsimplementlerobinetquigouttaitdanssabassine.Ellebutunpeud’eau,sepassauneépongehumidedanslecouetreplongeasamaindanslaglace.Cettefois,elleputenfoncerlebrasjusqu’aucoude.Lapenderiedel’intendanceétaitouverte.Ophélieseravisadèsqu’ellevitsonrefletdanslemiroir.Elleétaitensimplechemiseethauts-de-

chausses,sanssouliersàsespieds,etses longscheveuxbrunstombaient librementjusqu’aubasdudos.EntrerainsichezThorn,cen’étaitpasunetrèsbonneidée.Elledutfarfouillerdanssondésordrepour retrouver le grandmanteau qu’il lui avait prêté.Elle se le boutonna tout le long du corps etretroussa lesmanches trop longues. Ça ne dissimulerait pas les contusions à son visage, mais ceseraitdéjàplusdécent.Ophélie assombrit le verre de ses lunettes pourmasquer sonœil au beurre noir et bascula tout

entièredanssonreflet.Lefroidluicoupaaussitôtlesouffle.Ellen’yvoyaitpasplusloinqueleboutdesonnez.Thornavaitcoupélechauffageetéteintleslumières.Était-ilpartienlaissantsapenderieouverte?

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Ophélieattenditdes’habitueràl’obscuritéambiante,lecœurbattant.L’œildebœuf,aufonddelasalle, laissait filtrerunpeude luneentre les formationsdegivre.Ellecommençaitàdistinguer lescontoursdugrandbureau, les lignesdesétagères, lesarrondisdessièges.Sous l’œil-de-bœuf,unesilhouettetoutencreuxetenanglessetenaitassisesurlecanapé,parfaitementimmobile.Thornétaitlà.Ophélieavança,trébuchantsurlesdéfautsduparquet,secognantaucoindesmeubles.Quandelle

parvint au canapé, elle s’aperçut que les yeux pâles de Thorn, éclats de lame sur fond d’ombre,suivaientsesmoindresmouvements.Ilsetenaittoutvoûté,lesavant-brasposéssurlescuisses,maisçanel’empêchaitpasd’êtretoujoursaussigrand.Ilportaitsonuniformed’intendant,dontseuleslesépaulettesdoréesressortaientdanslenoir.–Jevousairéveillé?murmuraOphélie.–Non.Quevoulez-vous?Pourunaccueilhivernal,c’étaitunaccueilhivernal.LavoixdeThornétaitencoreplusmaussade

quedecoutume.IlneparaissaitpasparticulièrementheureuxdevoirOphélieet,d’unecertainefaçon,çalarassura.Detouteévidence,ilavaitrevusonopinionsurelledepuisladernièrefois.–Ilyauneoudeuxchosesdontjedoisparleravecvous.C’estassezimportant.–Asseyez-vous,ditThorn.Il avait le don de transformer ce qui aurait pu passer pour une formule de politesse en ordre

despotique.Ophéliesecherchaàtâtonsunsiège,maisunefoistrouvé,elledutrenonceràledéplacer.Composédeveloursetdeboisprécieux, ilpesait trop lourdpoursacôte fêlée.Elles’assitdoncàdistance, dos au canapé, obligeant Thorn à changer de place. Il quitta sa posture repliée avec unreniflementagacéets’installadanssonfauteuildefonction,del’autrecôtédubureau.Ophélieclignadesyeux,éblouie,quandiltournalachevilledesalampedetravail.–Jevousécoute,dit-il,presséd’enfinir.Ellen’eutpasletempsdeprononcerunmotqu’illuicoupaaussitôtlaparole:–Quevousest-ilarrivé?LalonguefiguredeThorns’étaitdavantagedurcie,pourautantquecefûtpossible.Ophélieavait

cachétoutcequ’elleavaitpusousseslunettesetsescheveux,dansl’espoirqu’ilneremarquâtpaslestracesdecoups,maisc’étaitraté.–Unecérémoniefunèbreamaltourné.C’estdecelaquejedoisvousparler.Thorncroisaseslongsdoigtsnoueuxsurlebureauetattenditsesexplications.Sonattitudeétaitsi

sévèrequ’Ophélieavaitl’impressiondesetenirsurlebancdesaccusés,faceàunjugeimplacable.–Connaissez-vousMmeHildegarde?–L’architecte?Toutlemondelaconnaît.–Jeluiailivrédesoranges.Àpeineena-t-elletouchéunequ’elleesttombéeraide.Maculpabilité

n’apasfaitl’ombred’undouteetlesgendarmesm’ontaussitôtjetéeauxoubliettes.LesdoigtsmêlésdeThornsecontractèrentsurlebureau.–Pourquoimatantenem’a-t-ellepastéléphoné?–Peut-êtren’ena-t-elleeuniletempsnil’occasion,ditprudemmentOphélie.Detoutefaçon,Mme

Hildegarden’estpasmorte.Elleauraitfait,selonelle,uneviolenteallergie.–Uneallergie,répétaThorn,sceptique.Ophéliedéglutitetserralespoingssursesgenoux.C’étaitl’instantdevérité.–Elleamenti.Quelqu’unabeletbienversédupoisonsurcesoranges…dansl’intentiondeme

nuireàmoi,pasàMmeHildegarde.–Voussemblezavoiruneidéetrèsprécisesurlaquestion,constataThorn.–C’estvotregrand-mère.Àcetteannonce,Thornnebougeapasd’uncheveu.Ildemeuramainscroisées,dosvoûté,sourcils

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froncés,nezpincé.Ophélies’étaitrarementsentieaussimalàl’aise.Maintenantqu’elles’étaitlancée,elleavaitdescraintes.Aprèstout,pourquoiThornluiferait-ilconfiance?–Jel’ailuentouchantlepanierd’oranges,poursuivit-elle.Sousprétextedem’ensoulager,votre

grand-mèreyaverséunpoisondesoncru.Lahainequ’ellemevoue,tellequejel’aiperçueduboutdesdoigts,donnefroiddansledos.Ophélie guetta un éclair d’émotion dans le regard métallique de Thorn – surprise, déni,

incompréhension–maisilsemblaits’êtrechangéenmarbre.–Elledétestetoutcequejereprésente,insista-t-elledansl’espoirdeleconvaincre.Uneparvenue,

unehonte,unsangimpur.Ellenesouhaitepasmamort,elleveutmediscréditerpubliquement.Ophéliesursautalorsquelegrelotdutéléphoneretentitsur lebureau.Thornle laissasonner,ses

yeuxprofondémentenfoncésdansseslunettessombres.– Je n’en ai rien dit à votre tante, bredouillat-elle. Je ne sais trop si elle se doute ou non du

comportementambigudesamère.J’auraisaiméavoird’abordvotresentimentlà-dessus,conclut-elledansunfiletdevoix.Thornseremitenfinenmouvement.Ildécroisalesdoigts,seredressadanssonfauteuil,prenantde

l’altitude,etconsulta samontreàgousset.Ophélieétait stupéfaite.Ne laprenait-ilpasausérieux?Pensait-ilperdresontempsavecelle?–Vousvoulezmonsentiment?dit-ilenfinsanslâchersamontredesyeux.–S’ilvousplaît.Ophélie s’était presque faite implorante. Thorn remonta sa montre, la rangea dans sa poche

d’uniformeet,d’ungesteimprévisible,ildéblayaviolemmentdubrastoutlecontenudesonbureau.Lesporte-plumes, les encriers, lesbuvards, le courrier etmême le téléphone sedéversèrent sur leparquet dans un fracas étourdissant.Ophélie se cramponna des deuxmains aux accoudoirs de sonsiègepours’empêcherdedécamper.C’étaitlapremièrefoisqu’ellevoyaitThorns’abandonneràunéclatdeviolenceetelleredoutaitqueleprochainfûtpourelle.Coudes sur la table,mainsappuyées l’uneà l’autre,doigtscontredoigts,Thornn’avaitpourtant

pas du tout l’attitude de quelqu’un qui venait de se mettre en colère. Ainsi dépouillé, le bureauarboraitunebelleauréolesombre:lecontenudel’encrierqu’Ophélieavaitrenverséladernièrefois.–Jesuisplutôtcontrarié,ditThorn.Unpeuplusquecela,même.–Désolée,soufflaOphélie.Thornémitunclaquementdelangueagacé.–J’aiditquej’étaiscontrarié,pasquevousm’aviezcontrarié.–C’estdoncquevousavezdécidédemecroire?murmura-t-elle,soulagée.Thornarqualessourcilsdesurpriseetsalonguecicatricesuivitlemouvement.–Etpourquoinevouscroirais-jepas?Prise au dépourvu,Ophélie contempla le nécessaire à écrire qui s’était amoncelé sur le sol. Ce

chaos,aumilieudel’universparfaitementordonnéducabinet,faisaitfaussenote.–Ehbien…ilauraitété légitimequevousaccordiezplusdecréditàvotregrand-mèrequ’àune

personne que vous connaissez à peine. Je crois que vous avez cassé le câble de votre téléphone,ajouta-t-elleaprèsunraclementdegorge.Thornlaconsidéraavecattention.–Ôtezvoslunettes,jevousprie.Saisieparcettedemandeinattendue,Ophélieobéit.LasilhouettemaigredeThorn,àl’autreboutdu

bureau,seperditdanslebrouillard.S’ilvoulaitjugerdesdégâtsparlui-même,ellen’allaitpasl’enempêcher.–Cesontlesgendarmes,soupira-t-elle.Ilsontlamainleste.–Ont-ilsdécouvertvotrevéritableidentité?

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–Non.–Vousont-ilsfaitsubird’autreschosesquejen’auraispassouslesyeux?Ophélie remit ses lunettes avec des gestes maladroits, horriblement gênée. Elle détestait quand

Thorn la soumettait ainsi à ses interrogatoires, à croire qu’il était incapable de quitter sa postured’intendant.–Riendegrave.–Réflexionfaite,jerectifiecequej’aidit,repritThornd’unevoixmonocorde.Vousêtesenpartie

responsabledemacontrariété.–Ah?–Jevousavaisdemandédenevousfieràpersonned’autrequematante.Personned’autre.Faut-il

doncvousmettretoujourslespointssurles«i»?LetondeThornétaittellementexcédéqu’Ophélietombadesnues.–Commentaurais-jepuuninstantsoupçonnervotregrand-mère?Elles’estmontréeplusgentille

avecmoiquen’importelequeld’entrevous.Thorndevintsiblême,soudain,quelacouleurdesapeauseconfonditaveccelledesescicatrices.

Ophélie avait pris conscience trop tarddesmotsqu’ellevenait deprononcer.Toutes lesvéritésnesontpastoujoursbonnesàdire.–Etpuis,ellevitsousvotretoit,bafouilla-t-elle.–Vouscompterezsouventdesennemissouslemêmetoitquelevôtre.Essayezdevousfaireàcette

idée.–Vousvousméfiiezdoncd’elledepuisledébut?ditOphélie,choquée.Votrepropregrand-mère?Unbruitdesouffleriemécaniqueenvahitl’intendance,suivid’unclicretentissant.–Lemonte-plat,expliquaThorn.Seslonguesjambessedéplièrentcommedesressorts.Ilsedirigeaversunmur,soulevaunvoletde

boisetrécupéraunecafetièreenaluminium.–Puis-jeenavoirunpeu?demandaimpulsivementOphélie.Ellenepouvaitplussepasserdecafédepuisqu’ellevivaitauPôle.Elleserenditcomptetroptard

qu’iln’yavaitqu’uneseuletasse,maisThornlaluicédasansémettred’objection.Venantdelui,elletrouvalegestetrèsélégant.–J’aimoiaussifaitlesfraisdecettevieillerenarde,dit-ilenluiversantducafé.Ophélie leva les yeux vers lui, tout là-haut. Elle assise, lui debout, il y avait de quoi attraper le

vertige.–Elles’enestpriseàvousaussi?–Elleaessayédem’étouffersousunoreiller,ditThornavecflegme.Heureusement,jesuisplus

résistantqu’iln’yparaît.–Et...vousétiezjeune?–Jevenaisàpeinedenaître.Ophélielaissasonregardtomberdanssatassebruneetfumante.Ellesesentaitpleinedecolère.–C’estmonstrueux.–C’estlesorthabituellementréservéauxbâtards.–Etpersonnen’a riendit, rien fait contreelle?CommentBerenildepeut-elle seulementencore

tolérercettefemmechezelle?Thornrouvritlevoletdumonte-platpourensortircettefoisdutabac.Ilserassitdanssonfauteuil,

cherchasapipedansuntiroiretsemitàlabourrer.–Vousavezpujugerparvous-mêmeàquelpointcettevieilledameesttalentueusepourtromper

sonmonde.–Personnenesaitdonccequ’ellevousafaitsubir?s’étonnaOphélie.

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Thornfrottauneallumettepourmettrelefeuaufourneaudesapipe.Laflammesoulignasestraitsanguleux et contractés, empreints de tension cérébrale.Dèsqu’il cessait demener l’interrogatoire,sonregarddevenaitfuyant.–Personne,maugréa-t-il.Exactementcommepourvousaujourd’hui.–Sansvouloir vousoffenser, insista doucementOphélie, comment pouvez-vous alors savoir ce

quis’estpassé?Vousvenezdemedirequevousn’étiezqu’unnourrisson.Thornsecouasonallumetteetdesanneauxargentéssedéroulèrentdesapipe.–J’aiunetrèsbonnemémoire.Derrièreseslunettes,lapaupièreboursoufléed’Ophélies’entrouvritsouslecoupdelasurprise.Se

souvenird’événementssurvenusdanslespremiersmoisdesavie,ellenecroyaitmêmepaslachosepossible. D’un autre côté, une telle mémoire expliquait l’excellence de Thorn en comptabilité.Ophélietrempaseslèvresdanslecafé.Leliquideamerlaréchauffadel’intérieur.Elleauraitaiméunpeudesucreetdelait,maisellen’allaitpastropendemandernonplus.–Etvotregrand-mèresait-ellequevousvousensouvenez?–Peut-être,peut-êtrepas,grognaThornentredeuxboufféesdepipe.Nousn’enavonsjamaisparlé.Ophélielerevitentrainderepoussersagrand-mèrelorsqu’ellelesavaitaccueillissurleperron.

Elledevaitreconnaîtrequ’ellelesavaitaussimaljugésl’unquel’autre,cejour-là.–Jepensaisquesespetitesmaniesmeurtrières luiétaientpasséesavec l’âge,enchaînaThornen

appuyantsurchaqueconsonne.Letourqu’ellevientdevousjouerprouvelecontraire.–Quedois-jefaire,alors?demandaOphélie.–Vous?Rien.–Jenemesenspascapabledelaregarderenfacecommesiderienn’était.SouslessourcilsfroncésdeThorn,dansl’ombredespaupières,leséclatsdemétalsedurcirent.Il

yavaitdelafoudredanssonregard.Ophélieletrouvaitpresqueinquiétant.–Vousn’aurezplusàlaregarderenface.JevaisexpédiercettefemmetrèsloindelaCitacielle.Ne

vousavais-jepasditquejemevengeraisdetousceuxquis’enprendraientàvous?Ophélieseréfugiaprécipitammentderrièresatassedecafé.Elleavaitungrosnœuddanslagorge,

soudain.Ellevenaitdecomprendrequ’elleétaitréellementimportantepourThorn.Cen’étaitnidelacomédienidesmotsenl’air.Ilexprimaitsessentimentsd’unefaçonunpeurude,certes,maisilétaitterriblementsincère.«Ilprendcemariagebeaucoupplusausérieuxquemoi»,songeaOphélie.Cettepenséeluitordait

le ventre. Il avait beau ne pas être un homme très commode, elle n’avait aucune envie de le fairesouffriroude l’humilierense refusantà lui.Enfin…peut-êtrecela luiavait-ileffleuré l’esprit lespremierstemps,maiselleavaitrevusapositiondepuis.Elleperditsonregardaufonddesatassevide,silongtempsqueThornfinitpardécrochersapipe

desaboucheetpardésignerlacafetière.–Resservez-vous.Ophélienesefitpasprier.Elleseremplitunepleinetassedecafé,puiselleserenfonçadansson

siège,àlarecherched’unepositionsupportable.Resterassiseluibroyaitlescôtesetl’incommodaitpourrespirer.– J’ai un autre problèmeurgent à vous soumettre, dit-elle d’une voix rauque.Votre grand-mère

misedecôté,jemesuisfaitundeuxièmeennemi.LessourcilspâlesdeThorns’arc-boutèrentl’uncontrel’autre.–Qui?Ophélieprituneinspirationetluiracontad’unetraitelechantagedeGustave.Pluselleparlait,plus

lafiguredeThornsedistendait.Illadévisageaavecuneprofondeperplexité,commesielleétaitlacréaturelaplusimprobablequelanatureeûtenfantée.

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–SiBerenilden’apasperdusonbébéavantl’Opéraduprintemps,jepasseàlatrappe,conclut-elleentriturantsesgants.Thorn se renversa dans son fauteuil et passa une main dans ses cheveux blond argenté, les

aplatissantencoreplusqu’ilsnel’étaientdéjà.–Vousmettezmes nerfs à rude épreuve.Vous avez l’art et lamanière de vous fourrer dans le

pétrin,vraiment.Pensif,ilsoufflatoutesafuméeparsongrandnezd’épervier.–Soit.Jem’occuperaidecelaégalement.–Comment?demandaOphéliedansunsouffle.–Nevoussouciezpasdesdétails.Vousavezjustemaparolequecemajordomenevouscausera

aucuntort,niàvousniàmatante.Ophélieavalad’unetraitetoutcequiluirestaitdecafé.Lenœuddanslagorgenedescendaitpas.

Thorn allait l’aider au-delàde toutes ses espérances.Elle se sentait parfaitement ingratede l’avoirtraitéavecautantdedédainjusqu’àprésent.L’horlogedel’Intendancesonnasixheuresdumatin.–Jedoisretournerdansmachambre,ditOphélieenreposantsatasse.Jen’avaispasréaliséqu’il

étaitsitard.Thorn se leva et lui tint le panneau à miroir de la penderie comme s’il s’agissait d’une porte

ordinaire.Ophélien’avaitpaslecœurdepartirainsi,sansunmotaimablepourlui.–Je…jevousremercie,bégaya-t-elle.Thorn haussa les sourcils. Il sembla soudain tout guindé dans son uniforme à épaulettes, trop à

l’étroitdanssongrandcorpsmaigre.–C’estunebonnechosequevousvoussoyezouverteàmoi,dit-ild’untonbourru.Ilyeutunpetitsilencegêné,puisilajoutaentresesdents:–J’aipuvousparaîtreunpeusec,toutàl’heure...–C’estmafaute,lecoupaOphélie.Ladernièrefois,jemesuismontréedésagréable.Une convulsion traversa la bouche de Thorn. Elle fut incapable de déterminer si c’était une

tentativedesourireouunegrimaceembarrassée.–Nedonnezplusvotreconfiancequ’àmatante,rappela-t-il.OphéliesesentitpeinéedevoiràquelpointilaccordaitducréditàBerenilde.Ellelesmanipulait

commedesmarionnettesetilétaitentrédanssonjeusansmêmes’enrendrecompte.–Àelle,jenesaispas.Maisàvous,n’endoutezplus.Ophélieavaitcrubienfaireenluidisantcela.Àdéfautdepouvoirjouerlesépousesaimantes,elle

voulaitaumoinsêtrehonnêteavecThorn.Ilavaitsaconfiance,ildevait lesavoir.Ellesedemandatoutefoissicen’étaitpasuneerreurquandlesyeuxgrissedérobèrentbrusquementauxsiens,dansunmouvementpleinderaideur.– Vous devriez partir, maintenant, marmonna-t-il. Je dois ranger mon cabinet et réparer le

téléphoneavantmespremiersrendez-vousdelajournée.Pourcedontvousm’avezparlé,jeferailenécessaire.Ophélie s’engloutitdans lemiroir et refit surfacedans sachambre.Elleétait tellementabsorbée

dans sespenséesqu’ellene s’aperçutpas toutde suiteque lephonographe s’était remisenmarchependantsonabsence.Elleposaunregardperplexesurledisquequidéroulaitsamusiquedefanfare.–Vousvoilàenfin!soupiraunevoixderrièreelle.Jecommençaisàm’inquiéterunpeu.Ophélieseretourna.Unpetitgarçonétaitassissursonlit.

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Lamenace

Lechevalierportaitunpyjamaàrayures.Illéchaitcequ’ilrestaitd’unesucetteetlevaitseslunettesrondesversOphélie.– Vous ne devriez pas laisser votre clef sur la porte. Vous ne connaissez donc pas ce tour qui

consisteàlapousseravecuneépingledepuisl’autrecôté?Onglissed’abordunpapierendessous,etensuiteiln’yaplusqu’àletirerverssoiquandlaclefesttombée.Sil’espacesouslaporteestassezgrand,çamarcheàtouslescoups.Lesbrasballantsdanssongrandmanteaunoir,Ophélien’écoutaitpasunmotdecequeluidisaitle

chevalier.LaprésencedecepetitMirageiciétaitundésastre.Trèscalme,absolumentinexpressif,iltapotalelitpourl’inviteràs’asseoirprèsdelui.–Vousn’avezpasl’aird’allerbien,mademoiselle.Installez-vousàvotreaise.Lamusiquenevous

dérangepastrop?Ophélie restadebout.Elleétait si catastrophéequ’elleavaitoublié ladouleur.Ellen’avaitpas la

pluspetiteidéedecequ’elleétaitcenséedireoufaire.Ellesedécomposadavantagelorsquelegarçonsortitmaladroitementdesonpyjamauneliassed’enveloppes.– J’ai jetéuncoupd’œil àvotre courrierpersonnel. J’espèrequeçanevousennuiepas,onme

reprochesouventd’êtretropcurieux.Leslettresdisparues.Comment,nomdenom,étaient-ellesarrivéesentrelesmainsdecetenfant?–Votremèresefaitbeaucoupdesoucipourvous,commentalechevalierenpiochantunelettreau

hasard. Vous avez de la chance, ma première maman est morte. Heureusement que j’ai MmeBerenilde.Elleestextrêmementimportantepourmoi.IlposasurOphéliesesyeuxplacides,grossisparsesépaisseslunettes.–VousavezréfléchiàlapropositiondeGustave?Vousavezjusqu’àcesoirpourhonorervotre

partducontrat.–Lecommanditaire,articulaOphéliedansunfiletdevoix,c’estvous?Imperturbable, lechevalier luimontradudoigt lephonographequifaisaitretentirsamusiquede

fanfare.–Vousallezdevoirparlerunpeuplusfortpourquejevousentende,mademoiselle.Sivousnetuez

pas lebébé, reprit-il tranquillement,Gustave lâchera lesgendarmessurvous.Moi, jen’aipas tropd’influencesureux.Lui,si.Legarçonnetcroquabruyammentlerestedesasucette.–VousnedevezsurtoutpastuerMmeBerenilde,justelebébé.Unevilainechutesuffira,jepense.

C’estessentielqu’ilmeure.IlpourraitprendremaplacedanslecœurdeMmeBerenilde,comprenez-vous?Non, Ophélie ne comprenait pas. Qu’un petit corps de dix ans pût renfermer un esprit aussi

malsain, ça dépassait son entendement. C’était à cause de cet endroit, de ces nobles, de toutes cesguerres de clans : cemonde ne donnait pas lamoindre chance aux enfants de développer un sensmoral.Le chevalier jeta son bâtonnet de sucette par terre et se mit à éplucher consciencieusement les

lettresd’Ophélie.–JesurveilletoutcequiconcerneMmeBerenildedeprès.Intercepterlecourrierdesafamilleest

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unevraiepetitemanie.C’estentombantsurlevôtrequej’aiapprisquevousétiezaumanoir.Nevousinquiétez pas, ajouta-t-il en remontant ses lunettes sur son nez, je n’en ai rien dit à personne, pasmêmeàGustave.Il balança ses jambes au bout du lit, se prenant d’un intérêt subit pour ses petites pantoufles en

fourrure.–Honnêtement,jesuisuntantinetvexé.D’abord,onlogeuneinconnuedansmamaisonsansme

demanderlapermission.Etquandjedécidedevousrendrevisiteparmoi-même,jedécouvrequ’unedomestiquefaitsemblantdejouervotrerôle.Unleurrepourlescurieux,n’est-cepas?J’aipeurdenepaspartagercesens-làdel’humour,mademoiselle.Cettepauvrefillel’aapprisàsesdépens.Ophéliefutsecouéedefrissonsnerveux.Quil’avaitremplacée,aumanoir?Pistache?Ellenes’en

étaitjamaissouciée.Ellen’avaitpaseuuneseulepenséepourcellequirisquaitsavieàsaplace.–Luiavez-vousfaitdumal?Lechevalierhaussalesépaules.–J’aijustefouillédanssatête.C’estcommeçaquej’aisuquelepetitvalet,c’étaitvousenréalité.

J’aivouluvoirparmoi-mêmeàquoivousressembliezetjesuisparfaitementrassurémaintenantquec’estchosefaite.VousêtesbientropquelconquepourqueMmeBerenildeseprenned’affectionpourvous.Ilsereplongeadansleslettres,lenezfroncédeconcentration.–L’autredame,c’estuneparenteàvous,n’est-cepas?–Nevousenapprochezpas.Ophélie avait parlé plus vite que sa pensée. Provoquer cet enfant était un acte irréfléchi et

dangereux,elle lesentaitdetouteslesfibresdesoncorps.Ilrelevaseslunettesrondesverselleet,pourlapremièrefois,ellelevitsourire.Unsouriregauche,presquetimide.–SiMmeBerenildeperdsonbébéavantcesoir,jen’auraiaucuneraisondem’enprendreàvotre

parente.Lechevalierrangealeslettresd’Ophéliedanssachemisedepyjamaetfaillittrébucherenselevant

du lit. Pour un enfant aussi maladroit, il ne manquait vraiment pas d’aplomb. Côte fêlée ou non,Ophélie luiauraitdonné la fesséedusièclesielleavaitétécapabledebouger,mais il lui semblaitqu’ellesenoyaitcorpsetâmedansleslunettesenculsdebouteille.Toutjeunequ’ilfût,lechevaliern’étaitpastellementpluspetitqu’elleunefoisdebout.Ellen’arrivaitplusàs’arracheràsonregardplacide,surlequelserabattaientlespaupièrestatouées.«Non,pensaOphéliedetoutessesforces.Jenedoispaslelaissermanipulermonesprit.»–Jesuisdésolé,mademoiselle,soupiralechevalier,maisvousnegarderezaucunsouvenirdecette

conversation.Jesuistoutefoisconvaincuqu’ellelaisseraenvousuneimpression.Unetrèsmauvaiseettrèstenaceimpression.Surcesmots,illasaluad’uneinclinationdetêteetrefermalaportederrièrelui.OphéliedemeuraimmobiledanslegrandmanteaudeThorn.Elleavaitunmaldecrâneatroce.Elle

arrêta lephonographepourlefaire taire ;pourquoi l’avait-ellerelancé,celui-là?Ellesourcillaenvoyantlaclefmalenfoncéedanslaserrure.Ellen’avaitpasverrouillélaporte,quelletêtedelinotte!Alorsqu’elletraversaitlachambre,quelquechosesecollaàsonbas.Ophéliefrottalesolpours’endébarrasseretexaminacequec’était.Unbâtonnet.Cettepiècesetransformaitendépotoir.Elles’assitavecprécautionsurlelit,puispromenaunregardsoucieuxautourd’elle.Salivréeétait

pliée sur ledossierd’unechaise.Labassineavait étévidéede soneauusagée.Laporteétait enfinferméeàclef.Alorspourquoi,pourquoiavait-ellel’impressiond’avoiroubliéquelquechosedetrèsimportant?–Ils’estpendu?Grandbienluifasse.Ophélievenaitàpeinedeseposeràlatabledel’officequeRenardluiavaitjetécettedéclarationà

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la figure, entredeuxgorgéesdecafé.«Qui s’estpendu?»aurait-ellevoulu luidemander.Elle ledévisagealonguementjusqu’àcequ’ilsedécidâtàendireplus.Il luisignaladumentonl’agitationfiévreusedesdomestiquesautourdestables.–Ilfautvraimentquetutedécrochesdelalune,fiston.Toutlemondeneparlequedeça!Gustave,

lemajordomeenchef.Ilaétéretrouvéépingléàunepoutredesachambre.Si Ophélie n’avait pas déjà été assise sur un banc, ses jambes se seraient dérobées sous elle.

Gustaveétaitmort.ElleavaitparlédeluiàThornetilétaitmort.EllepressaRenardduregard,avidedesavoircequis’étaitpassé.–Çaal’airdedrôlementtesecouer,s’étonnaRenardavecunhaussementdesourcils.Tuesbienle

seul àpleurer sur son sort, crois-moi.C’étaitunvraivicelard, cegars-là.Etpuis, iln’avaitpas laconsciencetoutenette,tusais.Paraîtqu’onatrouvésursonsecrétaireuneconvocationdelaChambredejustice:détentionillégaledesabliersjaunes,abusdeconfianceetj’enpasse!Renardpassasonpoucesoussamâchoireimposanted’ungestesignificatif.–Ilétaitfini,detoutefaçon.Àvouloirtropjoueraveclefeu,onsebrûlelesmiches.Ophélie toucha à peine au café que Renard lui servit d’unmouvement théâtral. La Chambre de

justiceétaitétroitementliéeàl’intendance;c’étaitbeletbienThornquiétaitderrièretoutça.Ilavaittenuparole.Ophélieauraitdûsesentirsoulagée,pourelleetpourlebébé,maissonestomacrestaitnoué.Etmaintenant?Thornn’allaittoutdemêmepasinvitersagrand-mèreàsejeterd’unefenêtre,non?CommeRenardsegrattaitlagorgeavecinsistance,elleémergeadesespenséespourreveniràlui.

Ilcontemplaitlefonddesatassevideavecunemoueembarrassée.–Tureprendstonserviceaujourd’hui,hein?Pourlachansonnette,là?Ophélie acquiesça. Elle n’avait pas le choix. Ce soir, c’était l’Opéra du printemps donné en

l’honneurdeFarouk.Berenildecomptaitimpérativementsursaprésence;elles’étaitmêmearrangéepour lui attribuer un petit rôle de gondolier.Avec une côte fêlée, ça promettait d’être une longuesoirée.–Moi, je n’y serai guère, grommelaRenard.Mmemamaîtresse est sourde comme un pot, les

opérasl’ennuientàmourir.Iln’avaitpaslevélesyeuxdesatasse;unplis’étaitincrustéentresessourcils.–Pourtoi,c’estpasunpeutôt?demanda-t-ilabruptement.Jeveuxdire,aprèscequet’asvécu…

Unseuljourderepos,c’estquandmêmepasbeaucoup,hein?Ophélieattenditpatiemmentqu’ildîtcequ’ilavaitàdire.Renardsegrattaitlagorge,peignaitses

favoris,jetaitdescoupsd’œilméfiantsalentour.Soudain,ilplongeaunemaindanssapoche.–Tiens.Maisn’enfaispasunehabitude,hein?C’estjustepourcettefois,letempsquetusouffles

unpeu,hein?Étourdiepartousces«hein?»,Ophélieconsidéralesabliervertposéprèsdesatassedecafé.Elle

s’estimaheureused’êtretenueausilence:sielleavaitpuparler,ellen’auraitpassuquoidire.Jusqu’àcetinstant,c’étaitellequidonnaittoussespourboires.Renardcroisalesbrassurlatabled’unairrenfrogné,commesijouerlesâmescharitablesportait

atteinteàsaréputation.–Lestroissabliersbleus,maugréa-t-ilentresesdents,ceuxquelaMèreHildegardet’adonnés.Les

gendarmesnetelesontpasrendus,hein?Jetrouveçapascorrect,alorsvoilà.OphéliescrutaintensémentRenard,sonvisagepuissant,sesyeuxexpressifssouslebuissonardent

dessourcils,sescheveuxtoutfeutoutflamme.Illuisemblaitqu’ellelevoyaitsoudainavecplusdeclartéqu’auparavant.Thornluiavaitordonnédenedonnersaconfianceàpersonne;àcemoment-là,ellesesentitincapabledeluiobéir.–Neme regarde pas de cette façon, ditRenard en se détournant.Ça te fait commedes yeuxde

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femme…C’esttrèsgênant,tusais?Ophélieluirenditsonsablier.Quoiqu’ilenpensât,ilenauraitplusbesoinqu’elle.Passél’instant

desurprise,Renardsefenditd’unsourirerailleur.–Ah,jecroiscomprendre!Tuveuxlevoiretêtrevudelui,c’estça?Ils’aplatitsurlatablecommeungrandchatroux,coudesenavant,defaçonàpouvoirluiparler

nezànez.–LeSeigneur Immortel, chuchota-t-il.Celui que seuls les gens de la haute peuvent regarder en

face. Moi, mon garçon, je l’ai déjà rencontré. Juré, craché ! C’était juste un instant, alors quej’escortais Mme Clothilde, mais j’ai pu le voir comme je te vois, toi. Et crois-moi ou pas,bonhomme,ilm’aeffleurédesyeux.ÊtreregardéparunImmortel,tuterendscompte?Renard paraissait si fier qu’Ophélie ne sut trop si elle devait sourire ou grimacer. À force de

côtoyer les domestiques, elle s’était rapidement aperçue qu’ils étaient redoutablement superstitieuxdès qu’il s’agissait de Farouk. Ils semblaient persuadés qu’une simple attention de sa part, mêmeinvolontaire, impressionnait tellement l’âme qu’elle en devenait immortelle. Ceux qui avaient lachance d’être regardés par l’esprit de famille, un privilège normalement réservé aux nobles,survivraientàlamortducorps.Lesautresétaientcondamnésaunéant.LesAnimistes n’entretenaient pas cette sorte de croyance vis-à-vis d’Artémis. Ils se plaisaient à

penserqu’ilscontinuaientd’existeràtraverslamémoiredeleursobjets,etças’entenaitlà.Renardtapotal’épauled’Ophéliecommepourlaconsoler.–Jesaisquetuasunpetitrôledanslapièce,maisn’espèrepasêtreremarquépourça.Toietmoi,

onestinvisiblesauxyeuxdesgrandsdecemonde.Ophélieméditacesparoles tandisqu’ellese frayaituncheminà travers lecouloirdeservicedu

rez-de-chaussée.Ilyavaittantdecirculation,cematin,quelesvalets,lessoubrettesetlescoursierssemarchaientsur lespiedsdansundésordre indescriptible.Tousneparlaientplusquede l’opéra ; lamortdeGustaveétaitdéjàdel’histoireancienne.Les côtes d’Ophélie résonnaient à chaque respiration. Elle se chercha des passages moins

fréquentés, mais les jardins et les salons étaient noirs de monde. En plus des invités habituels del’ambassade,ilyavaitlàdesministres,desconseillers,desélégantes,desdiplomates,desartistesetdes dandys. Ils venaient tous ici pour les ascenseurs d’Archibald, les seuls à desservir la tour deFarouk. Les fêtes de printemps devaient être un événement très attendu au Pôle. Les effectifs degendarmesavaientdoublépourl’occasion.Ausalondemusique, l’ambiancen’était, hélas,pas tellementpluscalme.Les sœursd’Archibald

s’affolaientàcausedesproblèmesdecostumes.Lesrobesdescèneentravaientleursmouvements,lescoiffespesaienttroplourdsurleurtête,lesépinglesvenaientàmanquer…Ophélie trouva Berenilde derrière un paravent, debout sur un repose-pied, ses bras gantés

gracieusementrelevés.Majestueusedanssarobeàcollerettefraisée,elledésapprouvaitletailleurquiluifaisaitessayerdesceinturesdesatin.–Jevousaidemandédedissimulermonventre,nonpasd’ensoulignerl’arrondi.–Nevousinquiétezpasdecela,madame.J’aiprévud’ajouterunjeudevoilesquinerévélerade

votresilhouettequecequ’ilconvient.Ophéliejugeapréférabledesetenirenretraitpourlemoment,maisellepouvaitparfaitementvoir

Berenilde dans la grande psyché à pivot. Elle avait les joues toutes roses d’émotion. Elle étaitréellementéprisedeFarouk;encela,ellenefeignaitrien.Ophélielisaitpresquesespenséesdanssesgrandsyeuxlimpides:«Jevaisenfinlerevoir.Jedois

êtrelaplusbelle.Jepeuxlereconquérir.»–Jesuiscontritpourvotremère,madame,soupiraletailleuravecuneexpressiondecirconstance.

Tombermaladelejourdevotrereprésentation,cen’estvraimentpasdechance.

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Ophélieretintsonsouffle.Lagrand-mèredeThornavaitfaitunmalaise?Cenepouvaitêtreunecoïncidence. Berenilde ne paraissait pas particulièrement inquiète, toutefois. Elle était bien tropobsédéeparl’imagequerenvoyaitd’ellelemiroir.–Maman a toujours été fragile des poumons, dit-elle distraitement. Chaque été, elle se rend au

sanatoriumdesSables-d’Opale.Elleiraplustôtcetteannée,voilàtout.OphélieauraitaimésavoircommentThornavaitmanœuvrépourquesagrand-mèresefîtporter

pâle.Peut-êtrel’avait-ilouvertementmenacée?L’airétaitsoudaindevenubeaucoupplusrespirableet,decela,Ophélieluiétaitredevable.Pourtant,ellecontinuaitdenepassesentiràsonaise.Elleavaitl’impressionqu’unemenaceplanaittoujoursdansl’atmosphèresansqu’ellefûtcapabledemettreunnomdessus.LeregarddeBerenildeaccrochalerefletnoiretblancdeMimedanslaglace.–Tevoilà!Tutrouverastesaccessoiressurlabanquette.Nelesperdspas,nousn’enavonspasde

rechange.Ophélie comprit lemessage.Elleparaîtrait aussi à la cour, ce soir.Mêmecachée sous levisage

d’undomestique,elleavaitintérêtànepasfairemauvaiseimpression.Ellecherchalabanquettedesyeux,aumilieudesclavecinsetdesrobes.Elleytrouvaunchapeau

platàlongrubanbleu,uneramedegondoleetlatanteRoseline.Décomposéed’inquiétude,elleétaitsipâlequesapeauavaitperdusonjaunâtrehabituel.–Devant toute lacour…,murmura-t-elleentreses longuesdents.Donner lafioledevant toute la

cour.LatanteRoseline interprétait lasuivanted’Isoldequi,nepouvantserésoudreàdonner lepoison

réclamépar samaîtresse, le remplaceparunphiltred’amour.C’étaitunpetit rôlesansparoles,deceux qu’on réservait aux domestiques, mais l’idée de paraître sur scène, devant un public aussiconséquent,larendaitmaladedetrac.Alors qu’Ophélie se coiffait du chapeau plat, elle se demanda si Thorn assisterait lui aussi à la

représentation.Ellen’avaitpasparticulièrementenviedefairesemblantderamerjustesoussonnez.Àbienyréfléchir,ellen’avaitenviedelefairesouslenezdepersonne.Les heures qui suivirent tombèrent au compte-gouttes. Berenilde, les sœurs d’Archibald et les

damesdelachoraleétaienttoutesaffairéesàleurtoilette,nes’accordantderépitquepourboiredesinfusionsaumiel.Ophélieetsatantedurentattendrebiensagementsurleurbanquette.Vers la fin de lamatinée,Archibald passa au salon demusique. Il avait endossé des habits plus

miteux que jamais et ses cheveux étaient simal peignés qu’ils ressemblaient à un tas de paille. Ilmettaitvraimentunpointd’honneuràparaîtrenégligéquandlescirconstancess’yprêtaientlemoins.C’était,avecsonimplacablefranchise,l’undesrarestraitsqu’Ophélieappréciaitchezlui.Archibaldfitdesrecommandationsdedernièreminuteauxcouturièresdesessœurs.–Cesrobessontbeaucouptropaudacieusespourleurâge.Mettezdesmanchesgigotàlaplacedes

gantsetajoutezdelargesrubanspourcacherlesdécolletés.–Mais,monsieur…,bafouillauneconfectionneuseavecuncoupd’œilalarméversl’horloge.–Nelaissezparaîtredeleurpeauquecelleduvisage.Archibald ignora les cris horrifiés de ses sœurs. Son sourire n’était pas aussi désinvolte qu’à

l’accoutumée, comme si l’idée de les livrer en pâture à la cour lui répugnait.C’était un frère trèsprotecteur,Ophéliedevaitluireconnaîtrecela.–Cen’estpasnégociable,décréta-t-ilalorsquesessœursn’enfinissaientplusdeprotester.Surce,

je retourne àmes invités. Je viens de perdremonmajordome en chef et jeme retrouve avec desproblèmesd’intendancesurlesbras.Quand Archibald fut parti, le regard d’Ophélie ne cessa plus d’aller et venir entre la pendule,

BerenildeetlatanteRoseline.Ellesesentaitoppresséesoussalivrée,commesiuncompteàrebours

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continuaitdes’égrenerensilence.Plusqueseptheuresavantlareprésentation.Plusquecinqheures.Plusquetroisheures.Gustaveétaitmortet,malgrécela,absurdement,ellesesentaitencorel’esclavedesonchantage.ElleauraitdûprévenirBerenildedecequis’étaitpassédanslesoubliettes.Lavoirsiinsouciantedevantsonmiroirnelatranquillisaitpas.Ophélieavaitpeurpourelle,pourlebébé,poursatante,aussi,sansquerienlejustifiâtvraiment.Lafatiguefinitparavoirraisondesesangoissesetellesemitàsomnolersurlabanquette.Ce fut le silence qui la réveilla.Un silence si brutal qu’il en faisaitmal auxoreilles.Les sœurs

d’Archibaldnebabillaientplus,lescouturièresavaientsuspenduleurouvrage,lesjouesdeBerenildes’étaientdécolorées.Des hommes et des femmes venaient de faire irruption dans le salon de musique. Ces gens-là

n’avaientpasl’alluredesautresnoblesduClairdelune.Ilsneportaientniperruquesnifanfreluches,maisilssetenaienttoussidroitsqu’onauraitpulescroiremaîtresdeslieux.Leursbeauxhabitsdefourrure,plusadaptésauxforêtsqu’auxsalons,nedissimulaientpaslestatouagessurleursbras.Ilsavaienttousencommununregarddur,tranchantcommedel’acier.LemêmeregardqueThorn.DesDragons.Encombréedesonaviron,Ophélieselevadesabanquettepours’inclinercommen’importequel

valet tenant un tant soit peu à la vie le ferait. Thorn l’avait mise en garde, sa famille était d’unesusceptibilitéextrêmementchatouilleuse.QuandOphélie se redressa, elle reconnutFreyja à ses lèvrespincées et à sonnez en épine.Elle

promenaitsesyeuxglacéssurlesrobesdescèneetlesinstrumentsdemusique,puisellelesfigeasurlessœursd’Archibald,pâlesetsilencieuses.– Vous ne nous saluez pas, jeunes demoiselles ? articulat-elle lentement. Serions-nous donc

indignesd’êtrevosinvitésd’unjour?Nousn’avonsl’autorisationdemonterauClairdelunequ’unefoisl’an,maispeut-êtreest-cedéjàtropàvotregoût?Désemparées, toutes les sœurs se tournèrent vers leur aînée dans un même mouvement de

girouettes.Patiencelevalementonavecdignitéetserrasesmainspourlesempêcherdetrembler.Elleétaitpeut-êtrelamoinsjolie,àcausedesestraitssévères,maisellenemanquaitpasdecourage.–Pardonnez-nous,madameFreyja,nousnenousattendionspasàcettevisiteimpromptue.Ilvous

suffira, jepense,deregarderautourdevouspourcomprendrenotregêne.Noussommes toutesentraindenoushabillerpourl’opéra.PatienceeutunregardsignificatifpourlesDragonsauxbarbeshirsutesetauxbrasbalafrés.Dans

leurmanteaudefourrureblanche,ilsressemblaientàdesourspolairesquiseseraientégarésdanslemondedeshumains.Ilyeutdesexclamationsindignéesparmilesdamesdelachorale.LestripletsdeFreyjapouffaient

de rire enpenchant leur tête rasée sous les robes.Leurmèren’eutpasunmotpour les rappeler àl’ordre.Aucontraire,elles’assitsurletabouretd’unclavecin,coudessurlecouvercle,biendécidéeàrester.Elleportait sur les lèvresun sourirequ’Ophélie connaissaitbien ; c’était celuiqu’elle avaitaffichédanslefiacreavantdelagifleràtoutevolée.– Continuez à votre aise, mesdemoiselles, nous ne vous dérangerons pas. Ceci est une simple

réuniondefamille.Desgendarmessoupçonneuxentrèrentdanslesalonpourvoirsitoutallaitbien,maisPatienceleur

fitsignedes’enaller,puiselledemandaauxcouturièresdeterminerleurtravail.FreyjatournaalorssonsourireforcéversBerenilde.–Celafaisaitbienlongtemps,matante.Vousmesemblezvieillie.–Bienlongtemps,eneffet,chèrenièce.Derrière lapostureeffacéedeMime,Ophélienemanquait riende lascène.Àforcede jouer les

valets,elleavaitapprisàcapterchaquedétailenquelquescoupsd’œilattentifs.Ellenepouvaitpas

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dévisagercrûmentBerenilde,maisellepouvaitfairel’additiondetoutcequ’ellepercevaitd’elle.Letimbre maîtrisé de sa voix. Son immobilité parfaite dans la belle robe d’Isolde. Ses bras gantésqu’ellemaintenaitlelongducorpspourlesempêcherdesecroiserinstinctivementsursonventre.Soussonvernisdecalme,Berenildeétaittendue.–Tuesinjuste,petitesœur.Notretanten’ajamaisétéaussiradieuse!Unhommequ’Ophélieneconnaissaitpass’étaitavancéhardimentversBerenildepourluibaiserla

main.Ilpossédaitunmentonsaillant,desépaulesathlétiquesetunteintéclatant.S’ilétaitlefrèredeFreyja,ilétaitdoncledemi-frèredeThorn.Ilneluiressemblaitpasdutout.SoninterventioneutleméritededétendreBerenilde,quiglissaundoigtaffectueuxsursajoue.–Godefroy!Celadevientsidifficiledetesortirdetaprovince!Chaqueannée,jemedemandesi

tusurvivrasàcetépouvantablehiver,là-bas,aufonddetaforêt.L’homme laissaéclaterun rire retentissant,un rirequin’avait rienàvoiravec lesgloussements

habituelsdescourtisans.– Voyons, ma tante, je ne me permettrais jamais de mourir sans prendre le thé avec vous une

dernièrefois.–Berenilde,oùestCatherine?Ellen’estpasavectoi?Cettefois,c’étaitunvieilhommequivenaitdes’exprimer.Dumoins,Ophéliesupposaqu’ilétait

vieux :malgré ses rides et sa barbe blanche, il était bâti commeune armoire à glace. Il posait unregard méprisant sur le mobilier raffiné qui l’entourait. Dès qu’il avait pris la parole, tous lesmembresdelafamilles’étaienttournésversluipourl’écouter.Unvraipatriarche.–Non,pèreVladimir,ditdoucementBerenilde.Mamanaquitté laCitacielle.Elleest souffrante,

elleneviendrapasàlachassededemain.–UnDragonquinechassepasn’estplusunDragon,grondalevieilhommedanssabarbe.Àtrop

fréquenterlessalons,tamèreettoiêtesdevenuesdepetitesdélicates.Peut-êtrevas-tunousannonceràprésentquetoinonplus,tun’enseraspas?–PèreVladimir,ilmesemblequetanteBerenildeadescirconstancesatténuantes.– Si tu n’étais pas notre meilleur chasseur, Godefroy, je te couperais les mains pour avoir

prononcédesmotsaussihonteux.Dois-je te rappelercequ’elle représentepournous,cettegrandechasseduprintemps?Unartnoblepratiquédenousseulsquirappelleaumonded’enhautquinoussommes.Laviandequelescourtisanstrouventchaquejourdansleurassiette,cesontlesDragonsquilaleurapportent!LepèreVladimiravaitpoussésursavoixdefaçonquechaquepersonneprésentedanslasallepût

l’entendre.Ophélie l’avait entendu, ça oui,mais elle l’avait à peine compris. Cet homme avait unaccentépouvantable.–C’estunetraditiontrèsrespectable,concédaGodefroy,maisellen’estpassansdanger.Dansson

état,tanteBerenildepourraitêtreexcusée...–Fadaises!s’exclamaunefemme,jusque-làrestéesilencieuse.J’étaissurlepointd’accoucherde

toi,mongarçon,quejechassaisencoredanslatoundra.«Labelle-mèredeThorn», relevaOphélieenelle-même.C’était leportraitdeFreyja,avecdes

traitsplusprononcés.Ellenonplus,elleneseraitprobablementjamaisuneamie.QuantàGodefroy,Ophélienesavaittropquoipenserdelui.Illuiinspiraitspontanémentdelasympathie,maiselleseméfiaitdestropbonnespâtesdepuislevilaintourqueluiavaitjouélagrand-mère.LepèreVladimirlevasagrandemaintatouéepourdésignerlestriplets,occupésdansleurcoinà

démanteleruneharpe.–Regardez-les,voustous!VoilààquoiressemblentdesDragons.Pasdixansd’âgeet,demain,ils

chasserontleurspremièresBêtessansd’autresarmesqueleursgriffes.Assiseàsonclavecin,Freyjaexultait.ElleéchangeaunregardcompliceavecHaldor,sonmariàla

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vastebarbeblonde.–Quelle femme parmi vous peut se vanter de perpétuer ainsi notre lignée ? poursuivit le père

Vladimirenpromenantunregarddurautourdelui.Toi,Anastasia,troplaidepourtedégoterunmari?Toi,Irina,quin’asjamaismenéàtermeuneseuledetesgrossesses?Tous les visages se baissèrent sous le faisceau implacable de son regard, pareil à un phare

déblayantl’horizon.Unsilencegênéenvahittoutlesalon.Lessœursd’Archibaldfaisaientsemblantd’êtreaffairéesautourdeleurtoilette,maisellesneperdaientpasunemiettedecequisedisaitici.Ophélie,elle,n’encroyaitpassesoreilles.Culpabiliserdesfemmesdecettefaçon,c’étaitodieux.

Prèsd’elle,latanteRoselinesuffoquaittellementqu’ellepouvaitentendrechacunedesesrespirations.– Ne vous enflammez pas, père Vladimir, dit Berenilde d’une voix calme. Je serai des vôtres

demain,commejel’aitoujoursété.Levieillardluiretournaunregardacéré.–Non,Berenilde,tun’aspastoujoursétédesnôtres.Enprenantlebâtardsoustaprotectioneten

faisantdeluicequ’ilestaujourd’hui,tunousastoustrahis.–Thornappartientànotrefamille,pèreVladimir.Lemêmesangcouledansnosveines.Àcesmots,Freyjalibéraunrireméprisantquifitrésonnertouteslescordesduclavecin.–C’estunambitieux,uncalculateuréhonté!Ildéshériteramesenfantsauprofitdessiensquandil

auraépousésaridiculepetitefemme.–Tranquillise-toi,susurraBerenilde.TuprêtesàThornunpouvoirqu’iln’apas.–C’estl’intendantdesfinances,matante.Biensûrqu’ilacepouvoir.Ophélie se cramponna des deuxmains à sa rame de gondolier. Elle commençait à comprendre

pourquoisabelle-familleladétestaitautant.–Cebâtardn’estpasunDragon,repritlepèreVladimird’unevoixterrible.Qu’ilpointesonvilain

nez demain ànotre chasse, et jeme ferai un plaisir de lui imprimer une nouvelle cicatrice sur lecorps.Quantàtoi,dit-ilenpointantsondoigtsurBerenilde,sijenet’yvoispas,tuserasdéshonorée.NetereposepastropsurlesattentionsduseigneurFarouk,mabelle,ellesnetiennentplusqu’àunfil.Berenilderéponditàsamenaceparunsouriresuave.–Veuillezm’excuser, père Vladimir,mais je dois finir dem’apprêter. Nous nous retrouverons

aprèslareprésentation.Levieilhommeémitunreniflementméprisant,ettouslesDragonsluiemboîtèrentlepas.Ophélie

lescomptadesyeuxaufuretàmesurequ’ilsfranchissaientlaporte.Ilsétaientdouze,enincluantlestriplets.C’étaitdonccela,leclanaugrandcomplet?Dès que les Dragons furent partis, les bavardages reprirent dans le salon comme le chant des

oiseauxaprèsl’orage.–Madame?bredouillaletailleurenrevenantversBerenilde.Pouvons-nousterminervotrerobe?Berenildenel’entenditpas.Ellecaressaitsonventreavecunedouceurmélancolique.–Charmantefamille,n’est-cepas?murmura-t-elleàsonbébé.

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L’opéra

Quand l’horlogede lagalerieprincipale sonna sept coups, leClairdelune s’étaitdéjàvidéde sapopulation.Toutlemonde,depuislesinvitéspermanentsdel’ambassadejusqu’auxpetitscourtisansdepassage,avaitempruntélesascenseursquimontaientàlatour.Archibaldavait attendu lederniermomentpour rassembler autourde lui la trouped’opéra.Elle

étaitcomposéedesesseptsœurs,deBerenildeetdesasuite,desdamesdelachoraleainsiquedesducsHansetOtto,quiinterpréteraientlesdeuxseulsrôlesmasculinsdelapièce.– Prêtez-moi toute votre attention, ditArchibald en sortant samontre d’une poche trouée.Dans

quelquesinstants,nousallonsprendrel’ascenseuretquitterl’asilediplomatique.Jevousenjoinsdoncd’êtreprudents.La toursesituehorsdemajuridiction.Là-haut, ilneseraplusenmonpouvoirdevousgarderdevosennemis.IlplongeasesyeuxcouleurcieldansceuxdeBerenildecommes’ils’adressaitàelleenparticulier.

Elleluisouritavecespièglerie.Envérité,ellesemblaitsisûred’elle,encetinstant,qu’elledégageaituneaurad’invulnérabilité.Cachéesoussonchapeaudegondolier,Ophélieauraitaimépartagersonassurance.Sarencontre

avecsafuturebelle-familleluiavaitfaitl’effetd’uneavalanchedeneige.–Quantàvous,poursuivitArchibaldensetournantcettefoisverssessœurs,jevousramèneraiau

Clairdelunedèslafindelareprésentation.Il fit la sourde oreille lorsqu’elles poussèrent de hauts cris, objectant qu’elles n’étaient plus des

enfantsetqu’iln’avaitpasdecœur.Ophéliesedemandasicesjeunesfillesavaientjamaisconnuautrechosequeledomainedeleurfrère.QuandArchibald offrit son bras àBerenilde, toute la troupe se pressa devant la grille dorée de

l’ascenseur, jalousement gardée par quatre gendarmes. Ophélie ne pouvait empêcher son cœur debattreplusfort.Combiendenoblesn’avait-ellepasvusmonterdansl’undecesascenseurs?Àquoiressemblait-ildonc,cemonded’enhautverslequeltoutconvergeait?Unportierouvrit lagrilleet tira suruncordond’appel.Quelquesminutesplus tard, l’ascenseur

descenditdelatour.Vueducorridor,sacabineneparaissaitavoirdeplacequepourcontenirtroisouquatrepersonnes.Pourtant,lesvingt-deuxmembresdelatroupeentrèrenttousàl’intérieursansavoiràsebousculer.Ophélienefutpassurprisededécouvrirunevastesalleavecdesbanquettesdeveloursetdestables

garnies de pâtisseries. Les absurdités de l’espace faisaientmaintenant partie de son quotidien.Destrompe-l’œilprolongeaientillusoirementcettesurface,déjàconsidérable,enjardinsensoleillésetengaleries de statues. Ils étaient si réussis qu’Ophélie se cogna à unmur en croyant entrer dans unealcôve.L’airautourd’elleétaitsaturédeparfumscapiteux.Lesdeuxducsemperruquéss’appuyaientsurle

pommeaude leurcanne.Lesdamesde lachorale repoudraient leurnezd’ungestecoquet.Évoluerparmi tout cemonde sansheurter personne avec sa rame fut unvéritable exploit.À côtéd’elle, latanteRoseline n’avait pas lesmêmes difficultés puisque son seul accessoire se résumait à la fiolequ’elledevraitremettreàBerenildesurscène.Ellelamanipulaitnerveusement,deplusenplusagitée,commesielletenaituncharbonardent.Vêtud’unelivréejaunemiel,ungroomagitauneclochette.

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– Mesdames, mesdemoiselles et messieurs, nous allons partir. Nous desservirons la salle duConseil, les jardins suspendus, les thermes des courtisanes et notre terminus, l’Opéra familial. LaCompagniedesascenseursvoussouhaiteuneexcellenteascension!Lagrilledoréeserefermaetl’ascenseurs’élevaavecunelenteurpachydermique.Agrippéeàsaramecommesisavieendépendait,OphélienequittaitpasdesyeuxBerenilde.Avec

lasoiréequis’annonçait,illuisemblaitessentielquel’uned’ellesaumoinssetîntvigilante.Jamaisl’atmosphèreneluiavaitparuaussichargéed’orage.Lafoudreallait tomber,c’étaitunecertitude:restaitmaintenantàsavoiroùetquand.Lorsqu’elle vit Archibald se pencher à l’oreille de Berenilde, Ophélie s’avança d’un pas pour

mieuxlesécouter.–J’aiassisté,bienmalgrémoi,àvotrepetiteréuniondefamille.Ophéliesourcilla,puiselleserappelaqu’Archibaldpouvaitvoiretentendretoutcequesessœurs

voyaientetentendaient.–Vousnedevriezpastenircomptedetoutescesprovocations,chèreamie,poursuivit-il.–Mecroyez-vousfaiteensucre?letaquinaBerenildeensecouantsesbouclettesblondes.Ophélievitunsourires’allongersurleprofilangéliqued’Archibald.– Je sais pertinemment de quoi vous êtes capable, mais je suis tenu de veiller sur vous et sur

l’enfantquevousportez.Chaqueannée,votregrandechassefamilialeapportesonlotdemorts.Neperdezsimplementpasceladevue.Ophéliefrissonnadetoutsoncorps.Ellerevoyaitlesimmensescarcassesdemammouthsetd’ours

que l’aïeul Augustus avait dessinées dans son carnet de voyage. Berenilde envisageait-ellesérieusementdelesemmeneràlachasse,demain?Ophélieavaitbeauymettredelabonnevolonté,elle ne s’imaginait pas en train de participer à une battue dans la neige et dans la nuit, parmoinsvingt-cinqdegrés.Elleétouffaitdedevoirtoujourssetaire.–L’Opérafamilial!annonçalegroom.Perduedanssespensées,Ophéliesuivit lemouvementdelatroupe.Cequidevaitarriverarriva:

elle heurta quelqu’un avec sa rame de gondolier. Elle enchaîna les courbettes pour exprimer saconfusionavantderéaliserqu’ellelesadressaitàunpetitgarçon.–Cen’estrien,ditlechevalierensefrottantl’arrièreducrâne.Jen’aipaseumal.Derrièresesépaisseslunettesrondes,sonvisageétait inexpressif.Qu’est-cequecetenfantfaisait

aveceuxdans l’ascenseur? Ilétait sidiscretqu’Ophéliene l’avaitpas remarqué.Ellegardadecetincidentuninexplicablesentimentdemalaise.Danslegrandhall,quelquesgentilshommestraînaientencoreàfumerdescigares.Aupassagede

la troupe, ils se retournèrent en badinant.Ophélie était trop éblouie pour bien les voir. Les douzelustres en cristal de la galerie se reflétaient parfaitement dans les parquets vernis ; elle avaitl’impressiondemarchersurdesbougies.Lehalldébouchaaupiedd’unmonumentalescalierd’honneuràdoublerévolution.Toutdemarbre

etdecuivre,demosaïquesetdedorures,c’étaitluiquimenaitàlasalled’Opéra.Àchaquemarchepalière, des statues en bronze brandissaient des lampes à gaz en forme de lyre. Les deux voléessymétriquesdesservaient lescouloirspériphériquesoù les tenturesdes logesetdesbalconsétaientdéjàpresquetoutestirées.L’airybruissaitdemurmuresetderiresétouffés.Ophélie fut prise de vertiges à l’idée de devoir gravir les innombrables marches. Chaque

mouvementluienfonçaitunelameinvisibledanslescôtes.Fortheureusement,latroupecontournalegrandescalier,descenditquelquesmarchesetpassaparl’entréedesartistes,situéejustesouslasalledel’Opéra.–C’esticiquejevouslaisse,chuchotaArchibald.Jedoisregagnermaplaceaubalcond’honneur

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avantl’arrivéedenotreseigneur.– Vous nous donnerez vos impressions après le spectacle ? le pria Berenilde. Les autres me

flatteront sans une once de sincérité. Je sais aumoins que je peux compter sur votre indéfectiblefranchise.–Ceseraàvosrisquesetpérils.Jegoûtefortpeul’opéra.Archibaldluiadressauncoupdechapeauetrefermalaportederrièrelui.L’entrée des artistes donnait sur un complexe lacis de couloirs qui desservaient les entrepôts du

décor,lessallesdesmachinesetleslogesdeschanteurs.Ophélien’avaitjamaismislespiedsdansunOpéradesavie;pénétrerdanscemondeparlescoulissesétaituneexpériencefascinante.Elleposaunregardcurieuxsurlesfigurantsencostumeetlescabestansquiservaientàtracterlesrideauxouàchangerlesdécors.Cenefutqu’unefoisarrivéeàlalogedescantatricesqu’elles’aperçutquelatanteRoselineneles

suivaitplus.–Allezvitelachercher,ordonnaBerenildeens’asseyantdevantunecoiffeuse.Ellen’apparaîtqu’à

lafindel’acteI,maiselledoitimpérativementresterauprèsdenous.Ophélieétaitdecetavis.Elleposasaramepournepass’encombrer inutilement,puiss’enfut le

longdescoursives.Lafossed’orchestredevaitsetrouverjusteau-dessus;ellepouvaitentendrelesmusiciensentraind’accorderlesinstruments.Àsongrandsoulagement,elletrouvasansmallatanteRoseline. Plantée au milieu d’un couloir, toute raide dans son austère robe noire, elle gênait lepassage desmachinistes.Ophélie lui fit signe de la suivre,mais sa tante ne parut pas la voir. Elletournaitsurelle-même,complètementdésorientée,safioleentrelesmains.–Fermezdonccesportes,grommela-t-elleentresesdents.J’aihorreurdescourantsd’air.Ophélies’empressadelaprendreparlebraspourlaguiderjusqu’àlaloge.Sansdouteétait-ceà

causedutrac,maislatanteRoselinecommettaitdesimprudences.Ellenedevaitsurtoutpasselaisseralleràparlerainsienpublic.Sonaccentanimistes’entendaitdèsqu’ellesortaitducadredes«Oui,madame»etdes«Bien,madame».LatanteRoselineseressaisitd’elle-mêmequandOphélielafitasseoir sur un siège, dans la loge des cantatrices. Elle se tint droite et silencieuse, sa fiole serréecontreelle,tandisqueBerenildefaisaitdesvocalises.Lessœursd’Archibaldétaientdéjàmontéesdanslescoulisses;ellesapparaîtraientdèsl’ouverture.

Berenildeneferaitsonentréequ’àlascèneIIIdel’acteI.–Prenezceci.Berenildevenaitde se tournerversOphéliepour lui remettredes jumellesde théâtre.Magnifiée

parsarobedescèneetsescheveuxsomptueusementcoiffés,elleavaitdesalluresdereine.–Montezlà-hautetjetezdiscrètementuncoupd’œilaubalcondeFarouk.Lorsquecescharmantes

enfantsferontleurapparition,observez-leavecattention.Vousavezdixminutes,pasunedeplus.Ophélie comprit que c’était àelle queBerenilde s’adressait, non àMime.Elle sortit de la loge,

traversa un couloir et monta un escalier. Elle leva les yeux vers la passerelle, mais le grandlambrequin faisaitécran ;de là-haut,elleneverraitpas lasalle.Ellegagna lescoulisses,plongéesdans la pénombre, où des robes froufroutantes se pressaient comme des cygnes agités. Les sœursd’Archibaldattendaientdésespérémentd’entrerenscène.Quelques applaudissements se firent entendre ; c’était le lever de rideau. L’orchestre entama les

premiers accords de l’ouverture et les dames de la chorale élancèrent leurs voix à l’unisson : «Seigneurs,vousplaît-ild’entendreunbeauconted’amouretdemort?»Ophéliecontournaleplateaudescèneetrepéradespendillons,cestenturesflottantestenduesenarrière-planpourdissimulerlescoulisses.Ellejetauncoupd’œilfurtifentrelespansdesrideaux.Ellevitd’abordl’enversdudécord’une ville en deux dimensions, puis le dos des dames de la chorale et, enfin, la grande salle del’Opéra.

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Ophélieôtasonchapeauàlongrubanetposalesjumellesdethéâtresurseslunettes.Cette fois, elle put voir avec précision les rangées de fauteuils, or et carmin, qui tapissaient le

parterre.Peudesiègesétaientvacants.Bienquelespectacleeûtofficiellementcommencé,lesnoblescontinuaient de se parler entre eux sous le couvert des gants et des éventails. Ophélie les trouvaoutrageusement impolis ; les dames de la chorale avaient répété pendant des jours pour cettereprésentation.Agacée,ellehissasesjumellesverslesgaleriessupérieuresquiescaladaientlasalled’Opérasurcinqniveaux.Toutesleslogesétaientprises.Onybavardait,onyriait,onyjouaitauxcartes,maispersonneneprêtaitl’oreilleàlachorale.Lorsque legrandbalcond’honneur apparutdans ledouble cerclagedes jumelles,Ophélie retint

sonsouffle.Thornétait là.Guindédans sonuniformenoiràbrandebourgs, il consultait cequ’ellesupposa être son inséparable montre à gousset. Fallait-il donc que sa charge d’intendant fûtimportantepourqu’ileûtsaplaceici…OphéliereconnutArchibaldàsonvieuxhaut-de-forme,justeà côté de lui ; il observait ses ongles d’un air oisif.Les deux hommes s’ignoraient avec une telleostentation,sansmêmefairesemblantdes’intéresseràlapièce,qu’Ophélieneputretenirunsoupirexcédé.Ilsnedonnaientvraimentpasl’exemple.D’un glissement de jumelles, elle fit défiler toute une rangée de femmes endiamantées –

probablement des favorites – avant de découvrir un géant vêtu d’un élégantmanteau de fourrure.Ophélieécarquillalesyeux.C’étaitdonclui,cetespritdefamilleautourduquelgravitaienttouscesnobles, toutescescastes, toutescesfemmes?LuiàquiBerenildevouaitunepassionéperdue?Luipourquil’ons’assassinaitàtourdebras?L’imaginationbouillonnanted’Ophélieenavaitfaçonnéaufil des semaines un portrait contradictoire, tour à tour glacial et brûlant, doux et cruel, superbe eteffrayant.Apathique.C’est lepremiermotqui lui traversa l’espritendécouvrantcegrandcorpsavachisurson trône.

Farouk se tenait assis à la façon des enfants qui s’ennuient, juste au bord du siège, coudes sur lesaccotoirs,dosvoûté jusqu’à labosse. Il avait juché sonmenton sur sonpoingpour l’empêcherdechavirerenavant;letuyaud’unnarguiléétaitenrouléautourdesonautremain.Ophéliel’auraitbelet bien cru endormi si elle n’avait intercepté, dans l’entrebâillement des paupières, l’étincelle d’unregardmorne.Malgré les jumelles, elle distinguait mal le détail de sa physionomie. Peut-être aurait-ce été

possiblesiFaroukavaitprésentédestraitspuissants,descontrastesforts,maisilpossédaitlapuretédumarbre.Ophéliecomprit,enlevoyant,pourquoisesdescendantsétaienttoussipâlesdepeauetdecheveux.Safigureimberbe,oùl’ondevinaitàpeinel’arcadedessourcils,l’arêtedunez,leplidelabouche,semblaitfaitedenacre.Faroukétaitparfaitementlisse,sansombres,sansaspérités.Salonguenatteblancheétaittorsadéeautourdesoncorpscommeuneétrangerivièredeglace.Ilparaissaitàlafoisvieuxcommelemondeetjeunecommeundieu.Sansdouteétait-ilbeau,maisOphélieletrouvaittropdépourvudechaleurhumainepours’enémouvoir.Elle surpritenfinunmouvementd’intérêtdans toutecette torpeur lorsque les sœursd’Archibald

apparurent sur scène. Farouk mâchouilla le bec de son narguilé, puis, avec la lenteur suave duserpent,iltournalatêteverssesfavorites.Lerestedesoncorpsn’avaitpasbougé,tantetsibienquesoncoufinitparadopterunangleimpossible.Ophélievitleslèvresdesonprofilremuerettouteslesfavorites, pâles de jalousie, firent passer le message de bouche à oreille jusqu’à Archibald. Lecomplimentnedevaitpasêtreàsongoût,carOphélielevitseleverdesonsiègeetquitterlebalcon.Thorn,quantàlui,n’avaitpaslâchésamontredesyeux;ilavaithâtederegagnersonIntendanceet

n’enfaisaitaucunmystère.Lamarqued’intérêtqueFaroukavaitmanifestéepourlessœursdel’ambassadeursepropageades

balconsauparterre.Tous lesnobles,qui avaientboudé le spectacle jusqu’àcet instant, semirent à

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applaudirchaleureusement.Cequel’espritdefamilleapprouvait,toutesacourl’approuvait.Ophélierefermalespendillonsetreposalechapeaudegondoliersursatête.Ellepourraitrendre

sesjumellesàBerenilde,elleavaitbienapprissaleçon.Dans les coulisses, des admirateurs se pressaient déjà pour déclarer leur flamme aux sœurs

d’Archibald.Aucund’euxn’accordaun seul regard àBerenilde, dresséedans sagondole sur railscommeunereinesolitaire.QuandOphéliemontaàl’arrièrepours’installeràlaplacedurameur,ellel’entenditmurmureràtraverssonsourire:–Profitezdecesmiettesdegloire,mesmignonnes,ellesserontéphémères.Ophélie pencha l’aile ample de son chapeau sur son visage. Berenilde lui donnait parfois froid

dansledos.Au loin, les violons et les harpes de l’orchestre annoncèrent l’entrée d’Isolde. Le mécanisme

propulsaendouceurlagondolesurlesrails.Ophélieprituneinspirationpoursedonnerducourage.Elleallaitdevoirtenirsonrôlederameurtoutaulongdupremieracte.Lorsque l’embarcation s’engagea sur le plateau de la scène,Ophélie contempla sesmains vides

avecincrédulité.Elleavaitoubliésaramedanslaloge.ElleposaunregardaffolésurBerenilde,espérantd’elle lemiraclequi lessauveraitduridicule,

maislacantatriceserengorgeaitdéjà,éblouissantesouslesfeuxdelarampe.Ophéliedutserésoudreàimproviser,netrouvantriendemieuxàfairequemimerlagestuelledurameursanssonprécieuxaccessoire.Ellen’auraitprobablementjamaisattiré l’attentionsiellenes’était tenuedebouthautperchée,au

bordde lagondole.Mortifiée,elle semordit la lèvrequanddeséclatsde rire jaillirentde la salle,brisantBerenildedanssonélanalorsqu’elleentonnait:«Nuitd’amour,danslacitéduciel,ànulleautrepareille…»Interdite,aveugléeparl’éclairagedelascène,Berenildeeutplusieursrespirationssuffoquées avant de comprendre que ce n’était pas d’elle qu’on se moquait, mais de son rameur.Derrièreelle,Ophélies’efforçadegardersacontenance,sedéhanchantensilenceaugréd’unerameinvisible.C’étaitcelaouresterbêtementlesbrasballants.Berenildeserecomposaalorsunsouriredetoute beauté qui coupa court aux railleries et reprit son chant comme si elle n’avait pas étéinterrompue.Ophélie l’admira sincèrement. En ce qui la concernait, il lui fallut beaucoup de coups de rame

imaginaires avantde cesserde fixer ses souliers.Tandisqu’autourd’elle se chantaient l’amour, lahaineetlavengeance,Ophélieavaitdeplusenplusmalauxcôtes.Elleessayadeseconcentrersurl’illusionde l’eauqui s’écoulait sans finaumilieudesmaisonsencartonetdesponts improvisés,maiscespectacleneluichangeapaslongtempslesidées.Abritéesoussonchapeau,elle risquaalorsuncoupd’œilcurieuxvers lebalcond’honneur.Sur

sontrône,Farouks’étaitmétamorphosé.Sesyeuxbrillaientcommedesflammes.Sonvisagedecirefondaitàvued’œil.Cen’étaientnil’intriguedel’opéranilabeautéduchantquiluifaisaientceteffet,mais Berenilde et Berenilde seule. Ophélie comprenait maintenant pourquoi elle avait tant tenu àreparaître devant lui. Elle était parfaitement consciente de l’emprise qu’elle exerçait sur lui. Ellemaîtrisaitàlaperfectionlasciencedelasensualité,cellequisaitattiserlesbraisesdudésirparleseullangageducorps.Voir ce colossedemarbre se liquéfier à lavuede cette femmeétait un spectacle troublantpour

Ophélie.Ellenes’étaitjamaissentiesiétrangèreàleurmondequ’àcetinstant.LapassionquilesliaitétaitsansdoutelachoselaplusvraieetlaplussincèreàlaquelleelleassistaitdepuissonarrivéeauPôle ;mais cette vérité-là, Ophélie n’en ferait jamais l’expérience. Plus elle les observait, l’un etl’autre,pluselleenétaitconvaincue.EllepourraitfairedeseffortspoursemontrerplusindulgenteenversThorn,ceneseraitjamaisdel’amour.S’enrendait-ilcompte,luiaussi?Si elle n’avait pas oublié sa rame,Ophélie l’aurait probablement lâchée de surprise. Elle venait

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seulementderemarquerleregardacéréqueThornappuyaitsurelledubalcond’honneur.Considéréd’unautrepointdelascène,nuln’auraitpusaisircettenuancedansl’angledesonregardetdouter,enconséquence,qu’ilnefûttoutentieràsatante.Cependant,delàoùOphéliesetenait,àl’extrémitédesagondole,ellevoyaitbienquec’étaitMimequ’ilfixaitdelasorte,sanslemoindreembarras.«Non,pensaalorsOphélieavecunetorsiondeventre.Ilnes’enrendpascompte.Ilattenddemoi

quelquechosequejesuisincapabledeluioffrir.»Comme l’acte touchait à sa fin, un nouvel incident la ramena aux réalités immédiates. La tante

Roseline, censée apporter le philtre d’amour à Isolde, ne fit jamais son apparition sur scène. Unsilence gêné tomba parmi les chanteurs et Berenilde elle-même resta sans voix durant un longmoment.Cefutunfigurantquilasortitd’embarrasenluiremettantunecoupeàlaplacedelafiole.Dèslors,OphélienepensaplusniàThorn,niàFarouk,niàl’Opéra,niàlachasse,niàsacôte.

Ellevoulaitvoirsisa tanteallaitbien,riend’autren’avaitplusd’importanceàsesyeux.Quandlesrideauxtombèrentpourl’entracte,aumilieudesapplaudissementsetdesbravos,elledescenditdelagondolesansunregardpourBerenilde.Detoutefaçon,ellen’auraitplusbesoind’ellepourl’acteII.Ophélie fut soulagée de trouver la tanteRoseline dans la loge, à l’endroit précis où elle l’avait

laissée.Assisesursachaise,trèsdroite,safioleentrelesmains,ellenesemblaittoutsimplementpasavoirréaliséquel’heureavaittourné.Ophélieluisecouadoucementl’épaule.–Nousn’yarriveronspassinousbougeonssanscesse,déclaralatanteRoselined’untonpincé,le

regardperdudanslevague.Pourréussirunephotographie,ilfauttenirlapose.Délirait-elle?Ophélieappuyaunemainsursonfront,maisilsemblaitd’unetempératurenormale.

Celanel’inquiétaquedavantage.Déjàtoutàl’heure,latanteRoselinesecomportaitétrangement.Detouteévidence,quelquechosenetournaitpasrond.Ophélievérifiaqu’ellesétaientseulesdanslaloge,puiselles’autorisaàparlerduboutdeslèvres:–Vousnevoussentezpasbien?LatanteRoselinebalayal’aircommesiunemoucheluitournaitautour,maiselleneréponditpas.

Ellesemblaitcomplètementperduedanssespensées.–Matante?l’appelaOphélie,deplusenplusinquiète.–Tusaispertinemmentceque j’enpensede ta tante,monpauvreGeorges,marmonnaRoseline.

C’estuneanalphabètequisesertdeseslivrescommecombustible.Jerefusedefréquenterquelqu’unquirespecteaussipeulepapier.Ophélielaconsidéraavecdegrandsyeuxébahis.L’oncleGeorgesétaitmortilyavaitdecelaune

vingtained’années.LatanteRoselinen’étaitpasperduedanssespensées;elleétaitperduedanssessouvenirs.–Marraine,l’imploraOphéliedansunmurmure.Toutdemême,vousmereconnaissez?Latanteneluiaccordaaucunregard,àcroirequ’Ophélieétaitfaiteenverre.Celle-cifutenvahie

parunincontrôlablesentimentdeculpabilité.Ellenesavaitnipourquoinicomment,maiselleavaitconfusément l’impressionquecequiarrivaità la tanteRoselineétaitsafaute.Elleavaitpeur.Peut-êtren’était-cerien,justeunégarementpassager,maisunepetitevoixenelleluisoufflaitquec’étaitbienplusgravequecela.EllesallaientavoirbesoindeBerenilde.Avecdesgestesprécautionneux,Ophélieôtalafioledesmainscrispéesdesatante,puiselleresta

assiseauprèsd’elletoutletempsquedurèrentl’acteIIetl’acteIII.Cefutuneattenteinterminable,quela tanteRoselineponctuadephrases sansqueueni tête, sans jamaisvouloir refaire surface.C’étaitintolérabledelavoirassisesurcettechaise,leregardailleurs,àlafoisprocheetinaccessible.–Je reviens,chuchotaOphéliequand lesapplaudissements firentvibrer leplafondde la loge.Je

vaischercherBerenilde,ellesauraquoifaire.

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–Tun’asqu’àouvrirtonparapluie,réponditlatanteRoseline.Ophélieremontal’escalierquimenaitauxcoulissesaussirapidementqueleluipermettaitsacôte.

Àforcederemuer,ladouleurl’empêchaitpresquederespirer.Ellesefaufilaàtraverslesfigurantsquisemassaientsurscènepoureffectuerleursalut.Lestonnerresd’applaudissementspropageaientdestremblementssoussespieds.Desbouquetsderosesétaientjetéspardizainessurlesplanches.OphéliesaisitmieuxlaraisondetousceshonneursquandellevitBerenildeentrainderecevoirun

baisemain de Farouk. L’esprit de famille était venu sur scène en personne pour lui exprimerpubliquement son admiration. Berenilde était en état de grâce : radieuse, épuisée, superbe etvictorieuse.Cesoir,grâceàsaprestation,ellevenaitdereconquérirsontitredefavoriteparmi lesfavorites.Lecœurbattant,OphélienepouvaitdétachersesyeuxdeFarouk.Vudeprès,cemagnifiquegéant

blancétaitbeaucoupplusimpressionnant.Cen’étaitpasétonnantqu’ilfûtprispourundieuvivant.Leregardqu’ilposaitsurBerenilde,palpitanted’émotion,luisaitavecunéclatpossessif.Ophélie

putliresurseslèvresleseulmotqu’ilprononça:–Venez.Il enroula ses doigts immenses sur l’arrondi délicat de son épaule et, lentement, lentement, ils

descendirent lesmarchesde la scène.La fouledesnobles se referma sur leurpassagecommeunelamedéferlante.Ophéliesutqu’ellenepouvaitpascomptersurBerenildecesoir.ElledevaittrouverThorn.

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Lagare

Ophélieselaissaentraînerparlemouvementderefluxdesspectateursverslessortiesdelasalle.Alors qu’elle descendait avec eux le grand escalier d’honneur, elle se fitmarcher sur les pieds aumoinscinqfois.TouslesspectateursfurentinvitésàserendreausalonduSoleil,oùsedonnaitunegranderéception.Desbuffetsavaientétédressésetdesdomestiquesenlivréejaunepromenaientleursplateauxd’unnobleàl’autrepourservirdesboissonssucrées.Unvaletdésœuvréattirerait l’attention.Ophéliepritunecoupedechampagneet traversalafoule

d’un petit pas pressé, comme le ferait un serviteur soucieux de désaltérer sonmaître au plus vite.Partoutautourd’elle,oncommentaitlaprestationdeBerenilde,sonmezzotropample,sesaigustropserrés, son essoufflement en finde représentation.ÀprésentqueFaroukétait loin, les critiques sefaisaient plus mordantes. Les favorites endiamantées, délaissées, s’étaient réunies à côté despâtisseries;quandOphéliepassaprèsd’elles,iln’étaitdéjàplusquestiondecritiquemusicale,maisdemaquillageraté,deprisedepoidsetdebeautévieillie.C’étaitleprixàpayerpourêtreaiméedeFarouk.OphéliecraignituninstantqueThornnesefûtdéjàréfugiédanssonintendance,maisellefinitpar

l’apercevoir. Ce n’était pas difficile : sa figuremaussade et balafrée, plantée sur son grand corpsd’échalas, dominait toute l’assistance. Taciturne, il aurait visiblement souhaité qu’on le laissâttranquille, mais on ne voyait que lui ; des hommes en redingote affluaient sans cesse dans sadirection.–Cetimpôtsurlesportesetfenêtresestunnon-sens!–Quatorzelettresquejevousaiadressées,monsieurl’intendant,etaucuneréponseàcejour!–Lesgarde-mangerviennentàsevider.Desministresquiseserrentlaceinture,oùvalemonde?–Ilestdevotredevoirdenouséviterlafamine.Cettegrandechasseaintérêtàêtrebonne,sinon

vousentendrezparlerdenousauprochainConseil!OphéliesefrayauncheminentretouscesfonctionnairesbedonnantspouratteindreThorn.Ilneput

retenirunsourcillementétonnéquandellehissaversluisacoupedechampagne.ElleessayadecollersurlevisagedeMimeuneexpressioninsistante.Allait-ilcomprendrequ’ellesollicitaitsonaide?– Prenez rendez-vous avec mon secrétaire, déclara Thorn à tous ces messieurs d’un ton

catégorique.Sacoupedechampagneàlamain,illeurtournaledos.Iln’eutpasungeste,pasunregardpour

Ophélie, mais elle lui emboîta le pas en toute confiance. Il allait la conduire en lieu sûr, elle luiparleraitdelatanteRoseline,ilstrouveraientunesolution.Cesoulagementfutdecourtedurée.Ungrandgaillardappliquauneclaqueretentissantesurledos

deThorn,quidéversasacoupedechampagnesurlecarrelage.–Cherpetitfrère!C’étaitGodefroy, l’autreneveudeBerenilde.Augranddépitd’Ophélie, iln’étaitpasvenuseul ;

Freyjasetenaitàsonbras.Soussajolietoquedefourrure,elledécortiquaitThorndesyeuxcommes’il s’agissait d’une aberration de la nature. L’intéressé se contenta de sortir un mouchoir pourépongerlechampagnesursonuniforme;ilneparaissaitpasparticulièrementémudevoirsafamille.Il y eut un silence pesant, souligné par le bourdonnement des conversations et la musique de

chambre.Godefroylefitvolerenéclatsd’unriremagistral.

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– De grâce, vous n’allez pas encore vous bouder ! Cinq ans que nous ne nous sommes pasretrouvéstouslestrois!–Quinze,ditFreyja,glaciale.–Seize,rectifiaThornavecsarigiditéhabituelle.–Assurément,letempspasse!soupiraGodefroysanssedépartirdesonsourire.Postée en retrait, Ophélie avait du mal à s’empêcher de dévisager le beau chasseur. Godefroy

captivaitl’œilavecsesmâchoirespuissantesetseslongscheveuxdorés.Danssabouche,l’accentduNordprenaitunesonoritérieuse.Ilsemblaitaussiàl’aisedanssachairsoupleetmuscléequeThornétaitàl’étroitdanssongrandcorpsosseux.–TanteBerenilden’a-t-ellepasétéextraordinaire,cesoir?Elleafaithonneurànotrefamille!–Nous en reparlerons demain,Godefroy, persifla Freyja.Notre tante devrait garder ses forces

plutôtquedes’épuiserenroucoulades.Unaccidentdechasseestvitearrivé.Thornlançasursasœursonregarddefaucon.Ilneprononçaaucunmot,maisOphélien’auraitpas

aimésetrouverdevantluiàcetinstant.Freyjaluisouritd’unairféroce,brandissantsonnezenépinecommeundéfi.–Toutcelaneteconcernepas.Tun’aspasledroitdetejoindreànous, tout intendantquetues.

N’est-cepasmerveilleusementironique?Elle se décrocha du bras de son frère et souleva sa robe de fourrure pour éviter la flaque de

champagne.–Jefaislevœudenejamaisterevoir,dit-elleenguised’adieu.Thorn serra les mâchoires mais n’émit aucun commentaire. Ophélie fut tellement saisie par la

duretédecesparolesqu’elleneserenditpastoutdesuitecomptequ’ellegênaitlepassagedeFreyja.Ellefitunpasdecôté,maiscepetitcontretempsneluifutpaspardonné.UnvaletavaitfaitattendreFreyjaetFreyjan’attendaitpas.ElleabaissasurMimeun regardméprisant,deceuxqu’on réserveauxinsectesrampants.Ophélieportavivementlamainàsajoue.Unedouleurfulgurantevenaitdeluitraverserlapeau,

commesiunchatinvisiblel’avaitgrifféeenpleinvisage.SiThornremarqual’incident,iln’enlaissarienparaître.Freyjaseperditdanslafoule,laissantderrièreelleunmalaisequeGodefroylui-mêmeneparvint

pasàdissiper.–Ellen’étaitpasaussidésagréablequandnousétionspetits,dit-ilensecouantlatête.Êtremèrene

luiréussitguère.DepuisnotrearrivéeàlaCitacielle,ellen’apascessédenousrailler,mafemmeetmoi.Sansdoutelesais-tu,maisIrinaaencorefaitunefaussecouche.–Jem’enmoqueéperdument.LetondeThornn’étaitpasparticulièrementhostile,maisilnemâchaitpassesmots.Godefroyne

parutpasoffensélemoinsdumonde.– C’est vrai que tu dois penser à ton ménage, maintenant ! s’exclamat-il en lui assenant une

nouvelleclaquedansledos.Jeplainslafemmequiverratasinistrefigurechaquematin.–Unesinistrefigurequetuasdécoréeàtafaçon,rappelaThornd’unevoixplate.Hilare,Godefroyfitglisserundoigtentraversdesonsourcil,commes’ilredessinaitlacicatrice

deThornsursonproprevisage.–Jeluiaidonnéducaractère,tudevraismeremercier.Aprèstout,tul’asgardé,tonœil.Massantsa joueenfeu,Ophélievenaitdeperdresesdernières illusions.Le jovial, lechaleureux

Godefroyn’étaitqu’unebrutecynique.Quandellelevits’éloignerenrianthautetfort,elleespéranepluscroiseraucunDragondesavie.Cettebelle-familleétaithorrible,cequ’elleenavaitvuluiavaitsuffi.–Lehalldel’Opéra,ditsimplementThornentournantlestalons.

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Dans legrandvestibule, l’atmosphèreétaitplus respirable,mais ilyavaitencore tropdemondepourqu’Ophéliepûts’exprimeràvoixhaute.EllepensaitàlatanteRoseline,touteseuledanslalogedes artistes. Elle suivit Thorn, qui marchait à longues enjambées devant elle, espérant qu’il nel’emmèneraitpastroploin.Ilpassaderrièrelecomptoirdelabilletterieetentradanslesvestiaires.Là,iln’yavaitpasunchat.

Ophélie trouva l’endroit idéal, aussi fut-elle déconcertée de voir que Thorn ne s’arrêta pas pourautant.Ils’avançaentrelesrangéesdeplacards,sedirigeantdroitversceluiquiportaitlamention«intendant ».Souhaitait-il récupérer unmanteau ? Il sortit un trousseaude clefs de sonuniforme etentral’uned’elles,toutedorée,danslaserrureduplacard.Quand il ouvrit la porte, Ophélie ne vit ni cintres ni manteaux, mais une petite salle. D’un

mouvement du menton, Thorn l’invita à entrer, puis il ferma à clef derrière eux. La salle étaitcirculaire,àpeinechauffée,dépourvuedemobilier ; en revanche,ellepossédaitdesportespeintesdanstouteslescouleurs.UneRosedesVents.Sansdouteauraient-ilspuparlerici,maislelieuétaitexiguetThornentraitdéjàsaclefdansunenouvelleserrure.–Jenedoispastropm’éloigner,murmuraOphélie.–C’estl’affairedequelquesportes,ditThornd’untonformel.IlstraversèrentunesériedeRosesdesVentsquifinitpardébouchersurdesténèbresglaciales.Le

soufflecoupéparlefroid,Ophélietoussadesnuagesdebuée.Quandenfinelleinspira,sespoumonssemblèrentsepétrifierdanssapoitrine.Sa livréedevaletn’étaitpasconçuepourdes températurespareilles. Elle ne voyait plus de Thorn qu’une ombre squelettique qui progressait à tâtons. Parendroits,sonuniformenoirsefondaitsibiendansl’obscuritéqu’Ophéliedevinaitsesmouvementsauxgrincementsd’unplancher.–Nebougezpas,jevaisallumer.Ellepatienta,secouéedetremblements.Uneflammegrésilla.Ophéliedistinguad’abordleprofilde

Thorn,avecsonfrontbas,songrandnezabruptetsescheveuxpâlespeignésversl’arrière.Iltournala cheville d’une lampe à gaz murale, allongeant la flamme, et la lumière repoussa les ténèbres.Ophéliepromenaunregardéberluéautourd’elle. Ils se trouvaientdansunesalled’attentedont lesbancs avaient complètementgivré. Il y avait aussi desguichetsbordésde stalactites, des chariots àbagagesrouillésetuncadrand’horlogequinedonnaitplusl’heuredepuislongtemps.–Unegaredésaffectée?– Seulement en hiver, maugréa Thorn dans un nuage de buée. La neige recouvre les rails et

empêchelacirculationdestrainspendantlamoitiédel’année.Ophélies’approchad’unefenêtre,maislescarreauxétaienthérissésdegivre.S’ilyavaitunquaiet

desvoiesdanslanuit,ellen’envoyaitrien.–NousavonsquittélaCitacielle?Articulerchaquemotétaituneépreuve.Ophélien’avaitjamaiseuaussifroiddesavie.Thorn,lui,

neparaissaitabsolumentpasincommodé.Cethommeavaitdelaglacedanslesveines.–J’aipenséquenousneserionspasdérangésici.Ophélie eut un coup d’œil pour la porte qu’ils avaient empruntée. Elle aussi étaitmarqué de la

mention«intendant».Thornl’avaitrefermée,maisc’étaitrassurantdelasavoiràportéedemain.–Vouspouvezvoyagerpartoutavecvotre trousseaudeclefs?demandaOphélieenclaquantdes

dents.Dansunrecoindelasalled’attente,Thorns’affairadevantlepoêleenfonte.Illeremplitdepapier

journal,grattaunepremièreallumette,attenditdevoirsiletuyautiraitbien,remitdujournal,jetaunesecondeallumette,attisalefeu.Iln’avaitpasaccordéunseulregardàOphéliedepuisqu’elleluiavaitdonnésacoupedechampagne.Était-cesonapparencemasculinequilemettaitmalàl’aise?–Seulementlesétablissementspublicsetleslocauxadministratifs,répondit-ilenfin.

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Ophélies’approchadupoêleetoffritsesmainsgantéesàlachaleur.L’odeurdevieuxpapierbrûléétait délicieuse. Thorn demeura assis sur ses talons, les yeux plongés dans le feu, le visage pleind’ombreetdelumière.Pourunefoisqu’Ophélieétaitlaplusgrandedesdeux,ellen’allaitpass’enplaindre.–Vousvouliezmeparler,marmonna-t-il.Jevousécoute.– J’ai dû laisserma tante seule à l’Opéra.Elle se comporte curieusement, ce soir. Elle ressasse

d’ancienssouvenirsetnesemblepasvraimentm’entendrequandjeluiparle.Pourlapeine,Thorndécochaunregardd’acierpar-dessussonépaule.Sonsourcilblond,scindé

endeuxparsabalafre,s’étaitarquédesurprise.–C’estcequevousvouliezmedire?demanda-t-il,incrédule.Ophéliefronçalenez.–Sonétatestréellementpréoccupant.Jevousassurequ’ellen’estpaselle-même.–Vin,opium,maldupays,énuméraThornentresesdents.Çaluipassera.Ophélie aurait voulu lui rétorquer que la tante Roseline était une femme trop solide pour ces

faiblesses-là,maislepoêlerefluadelafuméeetunviolentéternuementluidéchiralescôtes.–Moiaussi,j’avaisàvousparler,annonçaThorn.Toujours accroupi, il avait replongé ses yeuxdans les vitres rougeoyantes du poêle.Ophélie se

sentitterriblementdéçue.Iln’avaitpasprissescraintesausérieux,classantl’affairecommeilauraitnégligemmentreferméundossiersursonbureau.Ellen’avaitpastellementenviedel’écouteràsontour. Elle regarda autour d’elle les bancs gelés, l’horloge arrêtée, le volet fermé du guichet, lescarreauxblancsdeneige.Elleavaitl’impressiond’avoirfaitunpashorsdutemps,desetrouvertouteseuleaveccethommedansunreplid’éternité.Etellen’étaitpastrèssûred’aimercela.–Empêchezmatanted’alleràlachassededemain.Ophéliedevaitadmettrequ’ellenes’étaitpasattendueàcettedéclaration-là.–Ellesemblaittrèsdéterminéeàenêtre,objecta-t-elle.–C’est une folie, crachaThorn.Toute cette tradition est une folie.LesBêtes affamées sortent à

peinedeleurhibernation.Chaqueannée,nousperdonsdeschasseurs.Sonprofil,figédecontrariété,étaitencoreplustranchantquedecoutume.–Etpuis,jen’aipasappréciélesous-entendudeFreyja,poursuivit-il.LesDragonsnevoientpasla

grossessedematanted’untrèsbonœil.Elledevienttropindépendanteàleurgoût.Ophéliefrissonnadetoutsoncorps,etcen’étaitplusseulementdefroid.–Croyez-moi,jen’aimoi-mêmeaucuneenvied’assisteràcettechasse,dit-elleensemassantles

côtes.Jenevoismalheureusementpascommentjepourraism’opposeràlavolontéd’uneBerenilde.–Àvousdetrouverlesbonsarguments.Ophélieprit le tempsde réfléchir à laquestion.Elle auraitpuenvouloir àThornde se soucier

davantagedesatanteàluiplutôtquedesatanteàelle,maisàquoicelaaurait-ilservi?Etpuis,ellepartageaitsonpressentiment.S’ilsnefaisaientrien,toutecettehistoirefiniraitparmaltourner.EllelaissatombersonregardsurThorn.Ilsetenaitaccroupiàunpasd’elle,entièrementconcentré

surlepoêledelagare.Elleneputs’empêcherdesuivredesyeuxlalongueestafiladequiluibarraitlamoitiéduvisage.Unefamillequivousinfligecelan’estpasunevraiefamille.–Vousnem’avezjamaisparlédevotremère,murmuraOphélie.–Parcequejen’aiaucuneenvied’enparler,réponditaussitôtThornd’untonsec.Ophéliesedoutaitqu’ils’agissaitlàd’untabou.LepèredeThornavaitcommisl’adultèreavecla

fille d’un autre clan.SiBerenilde avait pris leur enfant sous sa coupe, c’était probablement que lamèren’envoulaitpas.–Celameconcerneunpeupourtant,ditdoucementOphélie. J’ignore toutdecette femme, jene

saismêmepassielleestencoreenvie.Votretantem’aseulementapprisquesafamilleétaittombée

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endisgrâce.Nevousmanque-t-ellepas?ajouta-t-elled’unepetitevoix.LegrandfrontdeThornseplissa.–Nivousnimoinelaconnaîtronsjamais.Iln’yariend’autrequevousayezbesoindesavoir.Ophélie n’insista pas.Thorndut prendre son silencepourde la vexation, car il lui jeta un coup

d’œilnerveuxpar-dessussonépaule.–Jem’exprimemal,mâchonna-t-ild’untonbourru.C’estàcausedecettechasse…Lavérité,c’est

quejem’inquiètemoinspourmatantequepourvous.Il avaitprisOphéliedecourt.La têtecreuse, ellene sut tropquoi lui répondre, secontentantde

tendresottementsesmainsverslepoêle.Thornl’observaitmaintenantaveclafixitéd’unoiseaudeproie.Songrandcorpsramassésurlui-même,ilparuthésiter,puisildépliamaladroitementunbrasversOphélie.Illuisaisitlepoignetavantqu’elleeûtletempsderéagir.–Vousavezdusangsurvotremain,dit-il.Hébétée,Ophéliecontemplasongantdeliseuse.Illuifallutplusieursbattementsdepaupièresavant

decomprendrecequecesangfaisaitlà.Ellesedégantaetpalpasajoue.Ellesentitsoussesdoigtslescontoursd’uneplaieàvif.Thornnel’avaitpasremarquéeàcausedelalivréedeMime;cetteillusionabsorbaittout–taches,lunettes,grainsdebeauté–sousunepeauparfaitementneutre.–C’estvotresœur,ditOphélieenremettantsongant.Ellen’yestpasalléedemainmorte.Thorndéployaseslonguesjambesd’échassieretredevintdéraisonnablementgrand.Toussestraits

s’étaientcontractéscommedeslamesderasoir.–Ellevousaattaquée?–Toutàl’heure,àlaréception.Jeneluiaipaslibérélepassageassezvite.Thornétaitdevenuaussiblêmequesescicatrices.–Jenesavaispas.Jenem’ensuispasrenducompte…Ilavaitsoufflécesmotsd’unevoixàpeineaudible,presquehumiliée,commes’ilavaitfailliàson

devoir.–Cen’estrien,assuraOphélie.–Montrez-moi.Ophéliesentit toussesmembressecrispersoussa livréedevalet.Sedéshabillerdanscettesalle

d’attenteglaciale,justesouslegrandnezdeThornétaitladernièrechosedontelleavaitenvie.–Jevousdisquecen’estrien.–Laissez-moienjuger.–Cen’estpasàvousd’enjuger!ThornconsidéraOphélieavecstupeur,maisellefut laplusétonnéedesdeux.C’était lapremière

foisdesaviequ’ellehaussaitainsileton.–Etquidonc,sinonmoi?demandaThornd’unevoixtendue.Ophélie savait qu’elle l’avait froissé. Sa question était légitime ; un jour, cet homme serait son

mari.Ophélieinspiraprofondémentpourapaiserlestremblementsdesesmains.Elleavaitfroid,elleavaitmalet,surtout,elleavaitpeur.Peurdecequ’elles’apprêtaitàdire.– Écoutez, murmura-t-elle. Je vous suis reconnaissante de vouloir veiller sur moi et je vous

remerciepourlesoutienquevousm’avezapporté.Ilyatoutefoisunechosequevousdevezsavoiràmonsujet.OphéliesefitviolencepournepassedéroberauxyeuxperçantsdeThorn,deuxtêtesplushaut.–Jenevousaimepas.Thorn demeura les bras ballants pendant de longues secondes. Il était absolument inexpressif.

Quand enfin il se remit enmouvement, ce fut pour tirer sur la chaîne de samontre, à croire quel’heureavaitsoudainprisuneextrêmeimportance.Ophélien’éprouvaaucunplaisirà levoirainsi,figécontresoncadran,leslèvrestiréesenunpliindéfinissable.

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–Est-ceàcausedequelquechosequejevousauraisdit…ouquejenevousauraispasdit?Thorn avait demandé cela avec raideur, sans détacher ses yeux de sa montre. Ophélie s’était

rarementsentieaussimalaufonddesessouliers.–Cen’estpasvotrefaute,souffla-t-elledansunfiletdevoix.Jevousépouseparcequ’onnem’a

paslaisséd’autrechoix,maisjeneressensrienpourvous.Jenepartageraipasvotrelit,jenevousdonneraipasd’enfants.Jesuisdésolée,chuchota-t-elleencoreplusbas,votretanten’apaschoisilabonnepersonnepourvous.EllesursautaquandlesdoigtsdeThornrefermèrent lecouvercledesamontre.Ilpliasongrand

corps sur un banc que la chaleur du poêle avait commencé à dégivrer. Sa figure, pâle et creusée,n’avaitjamaisétéaussivided’émotions.–Jesuisdésormaisendroitdevousrépudier.Enavez-vousconscience?Ophélieacquiesçaaveclenteur.Parcetaveu,elleavaitremisenquestionlesclausesofficiellesdu

contratconjugal.Thornpouvaitladénonceretsechoisiruneautrefemmeentoutelégitimité.QuantàOphélie,elleseraitdéshonoréeàvie.–Jevoulaisvousparlerentoutehonnêteté,balbutia-t-elle.Jeseraisindignedevotreconfiancesije

vousmentaissurcepoint.Thornfixasesmains,appuyéesl’uneàl’autre,doigtscontredoigts.–Danscecas,jeferaicommesijen’avaisrienentendu.–Thorn,soupiraOphélie,vousn’êtespasobligé…–Biensûrquejelesuis,lacoupa-t-ild’untoncassant.Avez-vouslamoindreidéedusortqu’on

réserveauxparjures,ici?Croyez-vousqu’ilvoussuffitdeprésenterdesexcusesàmoietàmatante,puisderentrerchezvous?Vousn’êtespassurAnima.Geléejusqu’auxos,Ophélien’osaitplusbouger,plusrespirer.Thornobservaunlongsilence,le

dos voûté, puis il redressa son interminable colonne vertébrale pour la regarder en face.Ophélien’avaitjamaisétéaussiimpressionnéeparcesdeuxyeuxd’épervierqu’encetinstant.–Cequevousvenezdemedire,nelerépétezàpersonnesivoustenezàvotrepeau.Nousallons

nousmariercommeconvenu,etaprès,mafoi,çaneregarderaquenous.QuandThornseleva,toutessesarticulationscraquèrentàl’unisson.–Vousnevoulezpasdemoi?N’enparlonsplus.Vousnesouhaitezpasdemarmots?Parfait,jeles

déteste.Onjaserafermedansnotredosetpuistantpis.Ophélieétaitabasourdie.Thornvenaitd’acceptersesconditions,sihumiliantesfussent-elles,pour

luisauverlavie.Ellesesentittellementcoupabledenepasrépondreàsessentimentsqu’elleenavaitlagorgenouée.–Jesuisdésolée…,répéta-t-ellepiteusement.Thornabaissaalorssurelleunregardmétalliquequiluidonnal’impressionqu’onluiplantaitdes

clousdanslevisage.–Ne vous excusez pas trop vite, dit-il avec un accent encore plus dur qu’à l’accoutumée.Vous

regretterezbienasseztôtdem’avoircommemari.

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Lesillusions

AprèsavoirramenéOphélieauvestiairedel’Opéra,Thorns’enfutsansunregardenarrière.Ilsn’avaientpluséchangéunmot,nil’unnil’autre.Ophélie eut l’impression demarcher comme dans un rêve tandis qu’elle avançait, seule, sur le

parquet scintillant du grand hall. Les lustres brillant de mille feux l’agressaient. Elle retrouval’escalierd’honneur,désertcettefois,puisl’entréedesartistessituéeunevoléedemarchesplusbas.À part quelques veilleuses, toutes les lumières étaient éteintes. Il n’y avait plus personne, nimachinistesni figurants.Ophéliese tint immobiledans lecouloir,aumilieudesélémentsdedécorabandonnésdansl’ombre,iciunnavireencarton-pâte,làdefaussescolonnesenmarbre.Elleécoutaitlesiffletdouloureuxdesarespiration.«Jenevousaimepas.»Elle l’avait dit.Ellen’aurait pas cruquedesmots aussi simplespouvaient autant donnermal au

ventre.Illuisemblaitquesacôteluibroyaittoutl’intérieurducorps.Ophélie se perdit un moment dans les couloirs mal éclairés, échouant tantôt sur la salle des

machines, tantôt sur les toilettes, avant de retrouver la loge des cantatrices. La tanteRoseline étaitrestéeplongéedanslenoir,assisesursachaise,leregarddanslevague,pareilleàunemarionnettedontonauraitcoupélesfils.Ophélietournaleboutondelalumièreets’approchad’elle.–Matante?luichuchota-t-elleàl’oreille.LatanteRoselineneréponditpas.Sesmainsseuless’animaient,déchirantunepartitionmusicale,

puis la ressoudant d’un glissé de doigts, la déchirant encore, la ressoudant encore. Peut-être secroyait-elledanssonvieilatelierderestauration?Ilnefallaitpasquequelqu’unassistâtàcela.Ophélieremontaseslunettessursonnez;elleallaitdevoirsedébrouillerseulepouremmenerla

tanteRoselineenlieusûr.Avecdesgestesdélicats,essayantdenepaslabrusquer,elleluiconfisquasapartition,puisellelapritparlebras.Ellefutsoulagéedelavoirseleverdocilement.– J’espèrequenousn’allonspas au square,marmonna la tanteRoseline entre ses longuesdents

chevalines.Jedétestelesquare.–NousallonsauxArchives,mentitOphélie.Legrand-oncleabesoindevosservices.LatanteRoselinehochalatêted’unairprofessionnel.Dèsqu’ils’agissaitdesauverunlivredela

destructiondutemps,ellerépondaitàl’appel.Sanscesserdeluitenirlebras,Ophélielafitsortirdelaloge;elleavaitvraimentl’impressionde

guider une somnambule. Elles longèrent un couloir, en empruntèrent un deuxième, rebroussèrentcheminautroisième.Lessous-solsdel’Opéraétaientunvéritablelabyrintheetlemauvaiséclairagen’aidaitpasàs’yretrouver.Ophéliesefigeaquandelleentenditungloussementétouffé,nonloindelà.Ellelâchalebrasdesa

tanteetjetauncoupd’œilparl’entrebâillementdesportesvoisines.Danslagarde-robedesfigurants,où les costumes de scène s’alignaient comme d’étranges sentinelles, un homme et une femmes’embrassaientlangoureusement.Ilsétaientàdemiallongéssuruneméridienne,dansunepostureàlalimitedel’indécence.Ophélieauraitpassésoncheminsiellen’avaitreconnu,àlalueurdesveilleuses,lehaut-de-forme

éventréd’Archibald.EllelecroyaitrentréauClairdeluneavecsessœurs.Lebaiserqu’ildonnaitàsa

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partenaireétaitdénuédetendresse,siappuyéetsifurieuxqu’ellefinitparlerepousserens’essuyantleslèvres.C’étaitunefemmeélégante,couvertedebijoux,quidevaitavoiraumoinsvingtansdeplusquelui.–Goujat!Vousm’avezmordue!Iln’yavaitpasbeaucoupdeconvictiondanssacolère.Ellesouriaitavecappétit.–Jevoussoupçonnedevouspasserlesnerfssurmoi,malotru.Mêmemonmarines’yrisquerait

pas.Archibald posa sur la femme des yeux implacablement clairs, sans aucune passion. C’était une

sourceperpétuelled’étonnementpourOphéliedelevoirmettreautantdedamesdanssonlitenleurprodiguantsipeud’affection.Mêmesi ilavaitunvisaged’unange,ellesétaientbienfaiblesde luicéder…–Vousvoyezjuste,admit-ildebongré.Jesuiseffectivemententraindemepasser lesnerfssur

vous.La femme éclata d’un rire suraigu et fit glisser ses doigts bagués sur le menton imberbe

d’Archibald.– Vous ne décolérez pas depuis tout à l’heure, mon garçon. Vous devriez pourtant vous sentir

honoréqueleseigneurFaroukaitdesvuessurvossœurs!–Jelehais.Archibaldavaitditcelacommeilauraitdit:«Tiens,ilpleut»ou«Cethéestfroid.»–Vousblasphémez!ricanalafemme.Essayezaumoinsdenepasdireceschoses-lààvoixhaute.

Sic’estladisgrâcequivoustente,nem’entraînezpasdansvotrechute.Elleserenversasurlaméridiennedevelours,têteenarrière,dansuneposethéâtrale.–Notreseigneuradeuxobsessions, trèscher!SonplaisiretsonLivre.Sivousneflattezpas le

premier,ilvousfaudrasongeràdéchiffrerlesecond.– J’ai peur que Berenilde ne m’ait déjà damé le pion pour l’un comme pour l’autre, soupira

Archibald.S’ilavaiteuunregardversl’entrebâillementdelaporte,ilauraitsurprislafaceincoloredeMime

quiécarquillaitlesyeux.«Ainsi, j’avais vu juste, songeaOphélie en serrant les poings dans ses gants.Cette rivale qu’il

redoute,cen’estpersonned’autrequemoi…moietmespetitesmainsdeliseuse.»Assurément,Berenildeavaitbienmanœuvré.– Je me ferai une raison ! ajouta Archibald avec un haussement d’épaules. Tant que Farouk

s’intéresseàelle,ilnes’intéressepasàmessœurs.–Pourunhommequigoûteautantlacompagniedesfemmes,jevoustrouveadorablementvieux

jeu.–Lesfemmes,c’estunechose,madameCassandre.Messœursensontuneautre.–Siseulementvouspouviezêtrejalouxavecmoicommevousl’êtesavecelles!Archibaldrepoussasonhaut-de-formepoursedégagerlefront,l’airperplexe.–Vousdemandezl’impossible.Vousm’êtesparfaitementindifférente.MmeCassandres’accoudaaubordrembourrédelaméridienne,visiblementrefroidie.–C’estlàvotreprincipaldéfaut,ambassadeur.Vousnementezjamais.Sivousn’usiezetn’abusiez

pasdevotrecharme,ceseraittellementsimpledevousrésister!Unsouriretraversaleprofilpuretlissed’Archibald.–Voussouhaitezenrefairel’expérience?dit-ild’unevoixdoucereuse.Mme Cassandre cessa aussitôt de minauder. Devenue toute pâle dans l’atmosphère tamisée des

veilleuses,saisieparuneémotionbrutale,elleleconsidéraavecadoration.–Àmongrandregret,jelesouhaite,implora-t-elle.Faites-moineplusmesentirseuleaumonde…

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Alorsqu’Archibaldsepenchait surMmeCassandre,avec lesyeuxmi-closd’unchat,Ophéliesedétourna.Ellen’avaitaucuneenvied’assisteràcequiallaitsuivredanscettegarde-robe.ElleretrouvalatanteRoselineàl’endroitprécisoùellel’avaitlaissée.Ellelapritparlamainpour

l’entraînerloindecetendroit.Ophélies’aperçutbientôtquequitterlegrandOpérafamilialneseraitpaschoseaisée.Elleeutbeau

montrer et remontrer sa clef de chambre au groom d’ascenseur, prouvant son appartenance auClairdelune,ilnevoulutriensavoir.–Jeneprendsàmonbordquedespersonnesrespectables,petitmuet.Celle-là,dit-ilenpointantun

doigtdédaigneuxsurlatanteRoseline,m’atoutl’aird’avoirpristropdechampagne.Son chignon hissé avec dignité, elle serrait et desserrait ses mains en marmottant des phrases

décousues.Ophéliecommençaitàcroirequ’ellesallaientpasser lanuitdanscehalld’Opéraquandunevoixgutturale,aufortaccentétranger,vintàsonsecours:–Laisse-lesdoncmonteràbord,mongars.Cesdeux-làsontavecmoi.LaMèreHildegardeapprochaitàpetitspas,faisanttintersurleparquetunecanneenormassif.Elle

avaitmaigridepuissonempoisonnement,maisçan’empêchaitpassarobeàfleursd’êtretropétroitepoursonfortembonpoint.Cigareàlabouche,elleavaitteintennoirsesépaischeveuxpoivre,cequinelarajeunissaitenaucunefaçon.–Vousêtespriéedenepasfumerdansl’ascenseur,madame,ditlegroomd’untonpincé.LaMèreHildegardeécrasasoncigarenonpasdanslecendrierqu’illuitendit,maissursalivrée

jaunemiel.Legroomcontemplaletroucauséparlabrûlured’unaircatastrophé.–Çat’apprendraàmeparlerrespectueusement,ricana-t-elle.Cesascenseurs,c’estmoiquilesai

fabriqués.Tâchedetelerappeleràl’avenir.Ellepritplacedanslacabine,s’appuyantdetoutsonpoidssursacanneavecunsourirepossessif.

Petit boudoir aux parois capitonnées, cet ascenseur-là était plusmodeste que celui qu’avait pris latroupede l’opérapourmonter.Ophéliepoussaprécautionneusement la tanteRoselineà l’intérieur,espérantde tout soncœurqu’ellene les trahiraitpas,puiselle fitunsalutaussiprofondque le luipermettaitsacôtefêlée.C’étaitladeuxièmefoisquelaMèreHildegardeluivenaitenaide.Elle fut déconcertée quand la vieille architecte répondit à sa courbette par un éclat de rire

tonitruant.–Nous sommesquittes,gamin !Un rameur sans sa rame, ilme fallait aumoinsçapournepas

mourird’ennuiàcetopéra.Jemesuisdésopilélaratejusqu’àl’entracte!Legroomabaissalelevierd’ungestesec,certainementhumiliédeprendreàsonbordunefemme

aussi peu respectable.Ophélie, elle, ressentait de l’admiration pour laMèreHildegarde. Elle avaitpeut-êtredesmanièresdetavernier,dumoinsbousculait-ellelesconventionsdecemondesclérosé.QuandellesarrivèrentdanslagaleriecentraleduClairdelune,laMèreluitapotalatêted’ungeste

familier.–Jet’airenduservicedeuxfois,mongarçon.Jenetedemanderaiqu’unechoseenretour,c’estde

nepas l’oublier.Lesgens iciont lamémoirecourte, ajouta-t-elle en tournant sespetitsyeuxnoirsverslegroom,maismoi,jemesouvienspoureux.Ophélie futprisede regretsquand lavieillearchitectepartitdesoncôtéàpetitscoupsdecanne.

Ellesesentaitsidémunie,cesoir,qu’elleétaitprêteàaccepterl’aideden’importequi.Elleentraînadoucementsatanteàtraverslagalerie,évitantdecroiserleregarddesgendarmesau

garde-à-vous le long desmurs. Il lui faudrait probablement des années avant de pouvoirmarcherdevanteuxsanssesentirnerveuse.LeClairdeluneétaitinhabituellementcalme.Sesinnombrableshorlogesindiquaientminuitetquart

; lesnoblesne redescendraientpasde la tour avant lepetitmatin.Dans les couloirsde service, aucontraire,l’ambianceétaitàlafête.Lessoubrettessoulevaientleurtablierpourcourir,setouchaient

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encriant«chat!»,puisrepartaientdansdegrandséclatsderire.Ellesn’accordèrentpasunregardaupetitMimequiaidaitlasuivantedeMmeBerenildeàmonterl’escalier.Parvenueaudernierétageduchâteau,toutaufonddugrandcorridor,danslesbeauxappartements

deBerenilde,Ophélie se sentit enfin à l’abri. Elle invita sa tante à s’étendre sur un divan, cala uncoussinrondsoussa tête, luidéboutonna lecolpour l’aideràmieuxrespireret réussit,à forcedepersévérance,àluifaireavalerunpeud’eauminérale.Lesselsammoniacauxqu’Ophélieluiglissasous le nez n’eurent aucun effet. La tante Roseline poussa de grands soupirs bruyants, ses yeuxroulantdansl’entrebâillementdesescils,puisellefinitpars’assoupir.DumoinsOphélielesupposa-t-elle.«Dormez,pensa-t-elletrèsfort.Dormezetréveillez-vouspourdebon.»Une fois affaléedansun fauteuil crapaud,prèsdu tuyauducalorifère,Ophélie se rendit compte

qu’elleétaitmortedefatigue.LesuicidedeGustave,lavisitedesDragons,cetinterminableopéra,lesdéliresdelatanteRoseline,lecoupdegriffedeFreyja,lagaredésaffectée,lesourired’Archibaldetcettecôte,cettemauditecôtequineluilaissaitaucunrépit…Ophélieavaitl’impressiondepeserdeuxfoispluslourdquelaveille.Elleauraitvoulusefondredansleveloursdufauteuil.ElleneparvenaitpasàsesortirThorndela

tête.Ilavaitdûsesentir terriblementhumiliéparsafaute.Necommençait-ilpasdéjààregretterdes’être lié à une femme aussi ingrate ? Plus elle ruminait ces pensées, plus Ophélie en voulait àBerenilded’avoirorganisécemariage.Cette femmene songeaitqu’àposséderFarouk.Nevoyait-ellepasqu’ellelesfaisaitsouffrir,Thornetelle,poursonintérêtpersonnel?« Jenedoispasme laisser aller, raisonnaOphélie. Jevais préparerdu café, veiller sur la tante

Roseline,soignermajoue…»Elles’endormitavantd’avoirfaitletourdetoutcequ’illuirestaitàfaire.Cefutlecliquetisduboutondeportequilatiradesonsommeil.Desonfauteuil,ellevitBerenilde

entrer dans la pièce. À la lueur rose des lampes, elle semblait à la fois radieuse et épuisée. Sesboucles, libéréesde toutes leursépingles,ondulaientautourdesonvisagedélicatcommeunnuaged’or.Elleportaittoujourssarobedescène,maislacolleretteendentelle,lesrubansdecouleuretleslongsgantsveloutéss’étaientperdusenchemin.BerenildeposaunregardsurlatanteRoseline,assoupiesurledivan,puisunautresurMime,assis

àcôtédutuyaudecalorifère.Ellefermaalorslaporteàclefpourlescouperdumondeextérieur.Ophélie dut s’y prendre à deux fois pour se mettre debout. Elle était plus rouillée qu’un vieil

automate.–Matante…,dit-elled’unevoixrauque.Ellenevapasbiendutout.Berenilde lui offrit son plus beau sourire. Elle s’approcha d’elle avec la grâce silencieuse d’un

cygneglissantsurunlac.Ophélies’aperçutalorsquesesyeux,silimpidesentempsnormal,étaienttroubles.Berenildesentaitl’eau-de-vie.–Votretante?répéta-t-elleavecdouceur.Votretante?Berenildenelevapaslepetitdoigt,maisOphéliesentitunegiflemagistraleluidévisserlatêtedes

épaules.LagriffuredeFreyjapulsadedouleuràsajoue.–Voilàpourlahontedontvotretantem’acouverte.Ophélien’eutpasletempsdeseremettrequ’unenouvellegifleprojetasonvisagedel’autrecôté.–Etvoilàpourleridiculequevous,oublieuxpetitrameur,nem’avezpasépargné.Lesjouesd’Ophéliebrûlaientcommesiellesavaientprisfeu.Lamoutardeluimontaaunez.Elle

empoignaunecarafedecristaletvidasoneausurlevisagedeBerenilde.Celle-cidemeurastupidetandisquesonmaquillagecoulaitdesesyeuxendelongueslarmesgrises.–Et voilà qui devrait vous rafraîchir les idées, ditOphélie d’unevoix sourde.Maintenant, vous

allezexaminermatante.

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Dégrisée,Berenildes’essuyalevisage,rassemblasesjupesets’agenouilladevantledivan.–MadameRoseline,appela-t-elleenluisecouantl’épaule.La tante Roseline s’agita, soupira, bougonna, mais rien de ce qu’elle disait n’était intelligible.

Berenildeluisoulevalespaupièressansparveniràaccrochersonregard.–MadameRoseline,m’entendez-vous?–Vousdevriezallerchezlebarbier,monpauvreami,réponditlatante.Penchéesurl’épauledeBerenilde,Ophélieretenaitsonsouffle.–Àvotreavis,quelqu’unl’aurait-ildroguée?–Depuiscombiendetempsest-elleainsi?–Jecroisqueçaluiaprisjusteavantlareprésentation.Elleétaitparfaitementelle-mêmetoutau

longdelajournée.Elleavaitunpeuletrac,maispasàcepoint-là...Elleneparaîtfaireplusaucunedifférenceentrelemomentprésentetsessouvenirs.Berenilde se releva péniblement, fourbue. Elle ouvrit un petit placard vitré, se servit un verre

d’eau-de-vieetpritplacedanslefauteuilcrapaud.Sescheveuxmouillésluipleuraientdanslecou.–Ilsembleraitqu’onaitemprisonnél’espritdevotretantedansuneillusion.Ophéliecrutêtrefrappéeparlafoudre.«SiMmeBerenildeperdsonbébéavantcesoir,jen’aurai

aucune raison de m’en prendre à votre parente. » Où avait-elle entendu ces mots ? Qui les avaitprononcés?Cen’étaitpasGustave,non?Il luisemblaitquesamémoirefaisaitdesruadesdanssatêtepourlaforceràserappelerquelquechosed’essentiel.–Lechevalier,murmura-t-elleconfusément.Ilétaitdansl’ascenseuravecnous.Berenildehaussalessourcils,puisobservalejeudelalumièreàtraverssonverred’eau-de-vie.–Jeconnaislamarquedefabriquedecetenfant.Quandilenfermeuneconsciencedanscesstrates-

là,onnes’entirequedel’intérieur.Çavoushappepar-derrière,ças’infiltreenvous,çasechevaucheaveclaréalité,etpuisd’uncoup,sansprévenir,vousêtesprisaupiège.Sansvouloirjouerlesrabat-joie,mapetite,jedoutequevotretantedisposed’unmentalassezfortpoursesortirdelà.La vision d’Ophélie se brouilla.Les lampes, le divan et la tanteRoseline semirent à tournoyer

commesiplusjamaislemondenedevaitconnaîtredestabilité.–Libérez-la,dit-elledansunfantômedevoix.Berenildetapadutalon,agacée.–M’écoutez-vous, sotte ?Votre tante est perduedans sespropresméandres, il n’y a rienque je

puissefairecontrecela.–Alors,demandezauchevalier,bredouillaOphélie. Iln’apaspuagir ainsi sansarrière-pensée,

n’est-cepas?Ilattendforcémentquelquechosedenous…–Onnemarchandepasaveccet enfant ! la coupaBerenilde.Cequ’il fait, ilne ledéfait jamais.

Allons,consolez-vous,chèrepetite.MmeRoselinenesouffrepasetnousavonsd’autressoucis.Ophélieladévisageaavechorreurtandisqu’ellesirotaitsonverreàpetitesgorgées.–Jeviensd’apprendrequelaservantequijouaitvotrerôleaumanoirs’estdéfenestrée.Unaccès

de«foliepassagère»,précisaBerenildeavecuneironieappuyée.Lechevalierapercénotresecretettientànouslefairesavoir.Etcettechassequicommencedansquelquesheures!soupiraBerenilde,exaspérée.Toutcelaestvraimentregrettable.–Regrettable,répétalentementOphélie,incrédule.Uneinnocenteavaitétéassassinéeparleurfaute,latanteRoselinevenaitd’êtreembarquéepourun

voyagesansretouretBerenildetrouvaitcelaregrettable?Leslunettesd’Ophélies’assombrirentcommesiunenuitbrutaleleurétaittombéedessus.Unenuit

peuplée de cauchemars. Non… tout cela n’était qu’unmalentendu. Cette petite servante n’était pasréellementmorte.LatanteRoselineallaits’étirerenbâillantetrefairesurface.–Jevousavouequejecommenceàperdrepatience,soupiraBerenildeencontemplantsestracesde

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maquillagedanssonmiroiràmain.J’aivoulurespecterlatradition,maiscesfiançaillestraînentenlongueur.IlmetardequeThornvousépouseenfin!Alorsqu’elleportaitsonverreàseslèvres,Ophélieleluiarrachadesmainsetlebrisasurletapis.

Elledéboutonnasalivréepourlajeterauloin.EllevoulaitsedébarrasserunebonnefoisduvisagedeMime,quifaussaitsapropreexpression,biendéterminéeàdévoilersacolèreaugrandjour.QuandBerenildelavittellequ’elleétait,amaigriesoussachemise,lapeaucouvertedebleusetde

sang,leslunettestordues,elleneputseretenirdehausserlessourcils.–Jenesavaispasquelesgendarmesvousavaientabîméeàcepoint.–Combiendetempsencoreallez-vousjoueravecnous?s’emportaOphélie.Nousnesommespas

vospoupées!Confortablementassisedanssonfauteuil,décoifféeetdémaquillée,Berenildenesedépartitpasde

soncalme.–Voici donc à quoi vous ressemblez lorsqu’on vous pousse dans vos derniers retranchements,

murmura-t-elle en contemplant les débris de verre sur le tapis. Pourquoi donc croyez-vous que jevousmanipule?–J’aisurprisdesconversations,madame.Ellesm’ontéclairéesurcertaineschosesquevousvous

êtesbiengardéedem’apprendre.Excédée,Ophélietenditlesbras,mainsrelevées,doigtsenéventail.–C’estcelaquevousconvoitezdepuisledébut.Vousavezfiancévotreneveuàuneliseuseparce

que là-haut, quelquepart dans cette tour, un esprit de famille souhaitequequelqu’undéchiffre sonLivre.Ophéliesevidaitenfindesespenséescommeunebobinedefilemportéeparsachute.–Cequi inquiète tout lemonde,à lacour,cen’estpasnotremariage.C’estquecesoitvousqui

remettiezàFaroukcequ’ildésire leplus :unepersonnesusceptiblederassasiersacuriosité.Vousdeviendriezdéfinitivementindétrônable,n’est-cepas?Libredefairetombertouteslestêtesquivousdéplaisent.CommeBerenilde,sonsourirefigésur les lèvres,nedaignaitpasrépondre,Ophélieramenases

braslelongducorps.–J’aiunemauvaisenouvelle,madame.SileLivredeFaroukestcomposédelamêmematièreque

leLivred’Artémis,alorsiln’estpaslisible.–Ill’est.Lesmainscroiséessursonventre,Berenildeavaitfinalementdécidédejouercartessurtable.–Ill’estmêmesibienqued’autresliseursenontdéjàfaitl’expérience,poursuivit-elleposément.

Vospropresancêtres,machèrepetite.C’étaitilyabien,bienlongtemps.Ophélieécarquillalesyeuxderrièreseslunettes.Ladernièrenotedujournaldel’aïeuleAdélaïde

luirevintàlamémoirecommeuneclaque.RodolpheaenfinsignésoncontratavecunnotaireduseigneurFarouk.Jen’aipas ledroitd’en

écriredavantage,secretprofessionneloblige,maisnousrencontreronsleurespritdefamilledemain.Simonfrèrefaituneprestationconvaincante,nousallonsdevenirriches.–Àquisuis-jeliéeparcontrat?Àvous,madame,ouàvotreespritdefamille?–Vouscomprenezenfin!soupiraBerenildeenréprimantunbâillement.Lavérité,machèrepetite,

c’estquevousappartenezautantàFaroukquevousappartenezàThorn.Choquée,OphélierepensaàlamystérieusecassetteremiseàArtémispourscellerl’allianceentre

lesdeuxfamilles.Quecontenaitdonccetteboîte?Desbijoux?Despierresprécieuses?Sansdoutemoins.Çanedevaitpascoûterbiencher,unefillecommeOphélie.–Personnenem’ademandémonavis.Jerefuse.–Refusezetvous fâchereznosdeux familles, l’avertitBerenildeavec savoixdevelours.Si, au

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contraire,vousagisseztelqu’onl’espèredevous,vousserezlaprotégéedeFarouk,àl’abridetouteslesméchancetésdelacour.Ophélien’encroyaitpasuntraîtremot.–Certainsdemesancêtresontdéjà lusonLivre,dites-vous?Jesupposequesi l’onfaitappelà

moiaujourd’hui,c’estqueleurtentativen’apasétéconcluante.–Lefaitestqu’ilsn’ont jamaisréussiàremonterassezloindanslepassé,ditBerenildeavecun

souriredénuédejoie.La tante Roseline s’agita sur le divan. Le cœur battant, Ophélie se pencha sur elle, mais elle

déchanta aussitôt : la tante continuait de divaguer entre ses longues dents. Ophélie considéra unmomentsonvisagecireux,puisellerevintàBerenilde,sourcilsfroncés.– Je ne vois ni pourquoi j’offrirais unemeilleure prestation, ni pourquoi vousmemariez pour

parveniràvosfins.Agacée,Berenildeclaquaimpatiemmentsalanguecontresonpalais.–Parcequevosancêtresn’avaientnivotretalentniceluideThorn.–LetalentdeThorn,relevaOphélie,priseaudépourvu.Sesgriffes?–Samémoire.Berenildesecarradanssonfauteuiletallongeasesbrastatouéssurlesaccoudoirs.–Uneredoutableetimplacablemémoirequ’ilahéritéeduclandesamère,lesChroniqueurs.Ophéliehaussalessourcils.LamémoiredeThornétaitunpouvoirfamilial?–Admettons,bredouillat-elle,jenecomprendspascequesamémoireetnotremariageontàvoir

aveccettelecture.Berenildeéclataderire.– Ils ont absolument tout à voir ! Vous a-t-on parlé de la cérémonie du Don ? Elle permet de

combiner les pouvoirs familiaux. Cette cérémonie se pratique à l’occasion des mariages et desmariagesuniquement.C’estThornquiseraleliseurdeFarouk,pasvous.IlfallutuntempsconsidérableàOphéliepourassimilercequeBerenildeétaitentraindeluidire.–Vousvoulezgreffermesaptitudesdelectureàsamémoire?–L’alchimieprometd’êtreefficace.Jesuisconvaincuequececherenfantferadesmerveilles!OphélieregardaBerenildedufonddeseslunettes.Àprésentquelacolèreluiétaitsortieducorps,

ellesesentaitaffreusementtriste.–Vousêtesméprisable.LeslignesharmonieusesdeBerenildes’effondrèrentetsesbeauxyeuxs’agrandirent.Elleserrases

mainsautourdesonventrecommesiunelamevenaitdelapoignarder.–Qu’ai-jefaitpourquevousmejugiezaussidurement?–Vousmeposez laquestion? s’étonnaOphélie. Jevousaivueà l’Opéra,madame.L’amourde

Farouk vous est acquis. Vous portez son enfant, vous êtes sa favorite et vous le serez longtempsencore.Alorspourquoi,pourquoiimpliquerThorndansvosmanigances?–Parcequec’estluiquienadécidéainsi!sedéfenditBerenildeensecouantsescheveuxmouillés.

Jen’aiorganisévotremariagequeparcequ’ilenaformulélesouhait.Ophélieétaitécœuréeparcetétalagedemauvaisefoi.–Vousmentezencore.Quandnousétionsàborddudirigeable,Thornaessayédemedissuaderde

l’épouser.LebeauvisagedeBerenildeétaitdécomposé,commesil’idéequ’Ophéliepûtladétesterluiétait

insupportable.– Croyez-vous qu’il est homme à se laisser manipuler ainsi ? Ce garçon est beaucoup plus

ambitieuxquevousn’avez l’airde lepenser. Ilvoulait lesmainsd’une liseuse, je lui ai trouvé lesmainsd’uneliseuse.Peut-êtrea-t-iljugé,envousvoyantlapremièrefois,quemonchoixn’étaitpas

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leplusinspiré?J’avoueavoirdoutédevous,moiaussi.Ophéliecommença,malgréelle,àsesentirébranlée.C’étaitbienpirequecela,enfait.Elleavait

l’impressionqu’unfroidpernicieuxétaitentraindepénétrerdanssonsang,deremonterlentementsesveinesjusqu’àatteindresoncœur.QuandelleavaitdéclaréàThornqu’ellenerempliraitjamaisauprèsdeluilerôled’uneépouse,il

s’étaitmontrésiaccommodant…Beaucouptropaccommodant.Iln’avaitpasperdusonsang-froid,iln’avaitpascherchéàargumenter,ilnes’étaitpascomportécommel’auraitfaitunmariéconduit.–Commej’aiéténaïve!chuchotaOphélie.Durant toutesces semaines, cen’étaitpasellequeThorn s’était évertuéàprotéger.C’étaient ses

mainsdeliseuse.Ellese laissapesamment tombersurun tabouretet fixa lessouliersvernisdeMime,àsespieds.

ElleavaitditàThorn,droitdanslesyeux,qu’elleluifaisaitconfianceetils’étaitlâchementdérobéàsonregard.Elles’étaitsentietellementcoupabledelerejeterettellementreconnaissantequ’ilnelarépudiâtpas!Elleavaitlanausée.Prostréesursontabouret,OphélienevitpastoutdesuitequeBerenildes’étaitagenouilléeauprès

d’elle. Elle caressa les nœuds de ses cheveux sombres, puis les plaies de son visage avec uneexpressiondouloureuse.–Ophélie,mapetiteOphélie.Jevouscroyaisdépourvuedecœuretdejugeote,jemerendscompte

àprésentdemonerreur.Degrâce,nesoyezpastropsévèreavecThornetavecmoi.Nousessayonssimplementdesurvivre,nousnevousinstrumentalisonspaspourleplaisir.Ophélieauraitencorepréféréqu’ellenedîtrien.PlusBerenildeparlait,plusçaluidonnaitmalau

ventre.Accabléede fatigue,étourdiepar l’alcool,Berenildeposasa jouesursesgenoux,pareilleàune

enfantenmald’amour.Ophélienesesentitpaslecœurdelarepousserquandelles’aperçutqu’ellepleurait.–Vousaveztropbu,luireprocha-t-elle.–Mes…enfants,hoquetaBerenildeenenfouissantsonvisagecontre leventred’Ophélie.Onme

lesaenlevés,unparun.Unmatin,c’estdelaciguëqu’onaverséedanslechocolatchauddeThomas.Unjourd’été,mapetiteMarionaétépousséedansunétang.Elleauraiteuvotreâge…elleauraiteuvotreâge.–Madame,murmuraOphélie.Berenildenepouvaitplusretenirseslarmes.Ellereniflait,gémissait,dissimulaitsafiguredansla

chemised’Ophélie,honteusedecettefaiblesseàlaquelleelles’abandonnait.–EtPierrequ’onaretrouvépenduàcettebranche!Unparun.J’aicrumourir.J’aivoulumourir.

Et lui, lui…Vous pourrezme dire qu’il a tous les défauts,mais il a été là quandNicolas…monmari… est mort à la chasse. Il a fait demoi sa favorite. Il m’a sauvée du désespoir, comblée decadeaux,promislaseulechoseaumondequipouvaitdonnerdusensàmavie!Berenildes’étrangladesanglots,puisarticuladuboutdeslèvres:–Unbébé.Ophéliepoussaunprofondsoupir.ElledégageadoucementlevisagedeBerenilde,noyésousles

larmesetlescheveux.–Vousvousêtesenfinmontréehonnêteavecmoi,madame.Jevouspardonne.

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Lasoubrette

OphélieraccompagnaBerenildeàsonlit.Elletombaaussitôtendormie.Lapeaufroissée,lescilsbarbouillés,lesorbitescreusées,sonvisagesemblaitvieillisurlataieblanchedel’oreiller.Ophélielacontemplad’unairtriste,puiséteignitlalampedechevet.Commenthaïrunepersonnedétruiteparlapertedesesenfants?Remuant sur le divan, empêtrée dans son passé, la tante Roseline pestait contre un papier de

mauvaisequalité.Ophélievolaunédredonaulitvacantdelagrand-mèreetl’étenditsursamarraine.Quandelles’aperçutqu’ellenepouvaitrienfaired’autre,elleselaissalentementglissersurletapisetrepliasesjambescontreelle.Sapoitrineluifaisaitmal.Plusmalquesajoueàvif.Plusmalquesescôtes.C’étaitunedouleurprofonde,lancinante,irrémédiable.Elleavaithonte.HontedenepaspouvoirramenerlatanteRoselineàlaréalité.Hontedes’êtrecrue

capabledereprendrelegouvernaildesavie.Honte,tellementhonted’avoirétéaussinaïve.Ophélielovasonmentonentresesgenouxetobservasesmainsavecamertume.«Onépousedes

femmespourleurfortune;moi,onm’épousepourmesdoigts.»Aufonddesapoitrine,lasouffrancecédalaplaceàunecolèreaussidureetaussifroidequedela

glace.Oui,ellepardonnaitàBerenildesescalculsetsesmesquineries,maisellenepardonnaitrienàThorn.S’ils’étaitmontrésincèreenverselle,s’ilnel’avaitpasamenéeàs’imaginerdeschoses,ellel’auraitpeut-êtreexcusé.Lesoccasionsdeluidirelavéritén’avaientpasmanqué;nonseulementillesavaittouteslaisséespasser,maisilavaiteul’aplombdeponctuerleursrencontresde«jesuisentraindem’habitueràvous»etde«votresortestuneréellepréoccupationpourmoi».Parsafaute,Ophélieavaitvudessentimentslàoùiln’yavaitjamaiseuquedel’ambition.Cethomme-là,c’étaitlepiredetous.L’horlogesonnacinqcoups.Ophélieseremitdebout,s’essuyalesyeuxet,d’ungestedéterminé,

remit ses lunettes sur son nez. Elle ne se sentait plus du tout découragée. Son cœur battaitfurieusement entre ses côtes, propageant un afflux de volonté à chaque pulsation. Peu importait letempsqueçaexigerait,elleprendraitsarevanchesurThornetsurcetteviequ’illuiimposait.Ophélie ouvrit l’armoire à pharmacie, sortit du sparadrap et une solution d’alcool. Quand elle

s’examinadans lemiroir àmaindeBerenilde, elledécouvrit unvisage couvert d’hématomes, unelèvre fendue, des cernes à faire peur et un regard sombre qui ne lui ressemblait pas. Sa natteéchevelée recrachait des boucles brunes sur son front. Ophélie serra les mâchoires tandis qu’ellepassaitlechiffond’alcoolsurlecoupdegriffedeFreyja.C’étaitunecoupurenette,commeenferaitunéclatdeverre.Ellegarderaitsansdouteunepetitecicatrice.Ophéliepliaunmouchoirpropre,ycollaunecroixdesparadrapetduts’yreprendreàtroisfois

avantdefairetenirlepansementsursajoue.Celaétantfait,elledéposaunbaisersurlefrontdesatante.–Jevaisvoussortirdelà,luipromit-elleaucreuxdel’oreille.OphélieramassalalivréedeMimequ’elleavaitjetéeausoletlareboutonna.Cedéguisementnela

protégeraitcertainementplusduchevalier,illuifaudraitdoncéviterdecroisersaroute.Elles’approchadulitdeBerenildeetluiôta,nonsansdifficulté,sachaîneaveclapetiteclefsertie

depierresprécieuses.Elleouvrit laporte.Àcompterdecet instant,elledevraitagirvite.Pourdesraisonsdesécurité, lesappartementsdel’ambassadeneseverrouillaientquedel’intérieur.Latante

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RoselineetBerenildeétaientplongéesdans leur sommeil, aussivulnérablesquedesenfants ; ellesseraientexposéesauxdangersdel’extérieurjusqu’àsonretour.Ophélietrottinalelongducorridor.Elleempruntal’escalierdeservicepourdescendreauxsous-

sols.Quandellepassadevantleréfectoiredesdomestiques,ellefutétonnéed’yvoirdesgendarmes,reconnaissables à leur bicorne et à leur uniforme bleu et rouge. Ils cernaient une tablée de valetsoccupésàprendre leurcafédumatinet semblaient les soumettreàun interrogatoireen règle.Uneinspectionsurprise?Mieuxvalaitnepastraînerdanslesparages.Ophéliepassaauxentrepôts,à lachaudièreàcharbon,à lasalledescanalisations.Ellenetrouva

Gaëllenullepart.Enrevanche,elletombasurunimpriméplacardésurlesmurs:

AVISDERECHERCHEUndéplorableincidentnousaétérapportécettenuit.Hiersoir,unvaletofficiantauClairdelunea

frappéunenfantsansdéfense.Ilenvadelaréputationdel’ambassade!Signesdistinctifs:cheveuxnoirs,petitetaille,plutôtjeune.Ilétaitarméd’unerame(?)aumomentdesfaits.Sivousconnaissezunvaletcorrespondantàcesignalement,adressez-voussanstarderàlarégie.Récompenseassurée.Philibert,régisseurduClairdelune

Ophélie fronça les sourcils.Cepetit chevalier était unvrai poison, il avait réellement décidé de

s’acharnersurelle.Sielletombaitsurlesgendarmes,elleéchoueraitdirectementauxoubliettes.Elleallaitdevoirchangerdevisage,etvite.Ophélie longea les couloirs en rasant lesmurs et s’introduisit dans la blanchisserie commeune

voleuse.Là,ellesinuadanslavapeurdescuvesbouillantes,entredeuxrangéesdechemisessurlestringles coulissantes. Elle emprunta un tablier et un bonnet blancs. Elle fit un autre détour par labuanderie,oùellesubtilisaunerobenoireentraindeséchersurunétendoir.MoinsOphélievoulaitattirerl’attention,plusellesecognaitauxpaniersdelingeetauxlavandières.Commeellenepouvaitdécemmentpassechangerdans lescouloirs,ellesehâtavers la ruedes

Bains. Elle dut effectuer plusieurs détours pour éviter les gendarmes qui frappaient aux portes.Parvenueàsachambre,elles’enfermaàdoubletour,repritsonsouffle,sedéshabillaaussivitequelepermettaitsacôte,dissimulalalivréedeMimesousl’oreilleretrevêtitlarobedelabuanderie.Danslaprécipitation,ellelamitd’abordàl’envers.Alors qu’elle nouait le tablier autour de sa taille et épinglait le bonnet sur samasse de cheveux

bruns,Ophélieessayaitderaisonnerleplusméthodiquementpossible.«Etsijemefaiscontrôler?Non,lesgendarmesinterrogentlesvaletsenpriorité.Etsionmeposedesquestions?Jem’entiensaux"oui"etaux"non",monaccentnedoitpasmetrahir.Etsijemetrahistoutdemême?JesuisauservicedelaMèreHildegarde.Elleestétrangère,elleengagedesétrangers,pointfinal.»Ophélie se figeaquandelle tombasur son reflet, sonvéritable reflet,dans lemiroirmural.Elle

avaitcomplètementoubliél’étatdesonvisage!Avecsonpansementetsescontusions,elleavaitl’aird’unepauvrefillemaltraitée.Elleregardaautourd’elle,àlarecherched’unesolutionaumilieudesondésordre.Lemanteaude

Thorn.Ophélieledécrochadesapatèreetl’examinadehautenbas.C’étaitunhabitdefonctionnaire,celasevoyaitaupremiercoupd’œil. Ilétait ledernier ingrédientquimanquaitàsonpersonnage :quoideplusvraisemblable,pourunepetiteservante,d’apporterlesaffairesde«monsieur»chezleteinturier?Ophélieenfilalemanteausuruncintredebois,lepliasurunbras,lesoulevabienhautdel’autre.Aveccemanteauhissédevantellecommeunegrand-voile,onneremarqueraitpastropsonvisage.

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ToutceladevraitluidonnerassezdetempspourtrouverGaëlle.ÀpeineOphéliemit-elle lenezhorsde sa chambrequ’unpoing faillit s’abattre sur elle.C’était

Renardquis’apprêtaitàfrapperàlaporte.Ilécarquillasesgrandsyeuxvertsetentrouvritlabouchedesurprise;Ophélienedevaitpasavoirl’airbeaucoupmoinsétonnéederrièresonmanteau.– Ah ben ça ! grommela Renard en grattant sa crinière rousse. Si je me doutais que le muet

recevait.Excuse,petite,fautquejeluicause.Ilposasesmainspuissantessurlesépaulesd’OphélieetlapoussagentimentdanslaruedesBains,

comme on chasserait une fillette qui n’a pas été sage. Elle ne fit pas trois foulées que Renard larappela.–Hé,petite!Attends!En quelques enjambées, il planta devant elle son corps sculpté comme un buffet, poings sur les

hanches.Ilsepencha,yeuxplissés,essayantdemieuxvoircequisecachaitainsiderrière legrandmanteaunoirqu’Ophéliedressaitentreeux.–Sachambreestvide.Qu’est-cequetumanigançaischezlui,commeça,touteseule?Ophélieauraitpréféréunequestionàlaquelleelleauraitpurépondreparouiouparnon.Fairede

Renardsonennemi,c’étaitladernièrechosedontelleavaitbesoin.Encombréedesonmanteau,elletiramaladroitementlachaînedesaclefd’unepochedetablier.–Prêtée,murmura-t-elle.Renard haussa ses épais sourcils roux et vérifia l’étiquette du 6, rue des Bains avec la lippe

suspicieused’ungendarme.–Ilserait foudesepromenersanssaclef!Tun’essaieraispasdechaparderdessabliersàmon

aminche,desfois?D’un geste autoritaire, il repoussa le manteau de Thorn comme un rideau. Sa méfiance se

transformaenembarrasdèsqu’ilexaminaOphéliedeprès,sousseslunettesetsonbonnet.–Ehben,mapauvregamine!soupira-t-ilenseradoucissant.J’ignorequisonttesmaîtres,maisce

nesontpasdesdélicats.Tuesnouvelle?Jevoulaispast’effrayer,hein,c’estjustequejecherchemonami.Est-cequetusaisoùjepeuxletrouver?Ilyacommequidiraitunavisderecherchequicirculedepuisuneheure.Avecsabelletêtedecoupable,çavaencoreêtrepoursapomme.Ophélie fut désarmée de constater que ce grand valet méritait davantage sa confiance que son

proprefiancé.Ellerelevalementon,sanspluschercheràsecacherdelui,etleregardadroitdanslesyeux.–Aidez-moi,s’ilvousplaît.JedoisvoirGaëlle,c’esttrèsimportant.L’espacedequelquesbattementsdepaupières,Renardrestasansvoix.–Gaëlle?Maisqu’est-cequ’elle…Qu’est-cequetu…Nomd’unsablier,quies-tu?–Oùest-elle?imploraOphélie.S’ilvousplaît.Àl’autreboutdelaruedesBains,lesgendarmesfirentunearrivéefracassante.Ilspénétrèrentde

force dans les douches et les toilettes, en sortirent des hommes à moitié nus, firent pleuvoir lesgourdins sur ceux qui protestaient. Les cris et les insultes se répercutaient sur les murs end’effroyableséchos.Ophélieétaitépouvantée.–Viens,murmuraRenardenlaprenantparlamain.S’ilss’aperçoiventquetuaslaclefd’unautre

surtoi,ilsvonttetomberdessus.Ophélies’enfutàlasuitedeRenard,écraséeparcettepoignevirile,empêtréedanslelongmanteau

de Thorn. Les rues des dortoirs se succédaient les unes aux autres, toutes semblables avec leurcarrelage en damier et leurs petits lampadaires. Affolés par les perquisitions, les domestiques setenaientsurlepasdeleurporteetpointaientdudoigtceuxquiavaientlemalheurdecorrespondreausignalement.Ilyavaitdeplusenplusdegendarmes,maisRenardparvenaitàleséviterenempruntant

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lescheminsdetraverse.Ilconsultaitcontinuellementsamontredepoche.–Mamaîtressevabientôtseréveiller,soupira-t-il.Normalement,àcetteheure-ci,j’aidéjàpréparé

sonthéetrepassésonjournal.IlintroduisitOphéliedansuneRosedesVentsetouvritlaportequimenaitdirectementàl’arrière

dumanoir.Ilstraversèrentlaménagerieexotique,l’oisellerie,labergerieetlalaiterie.Lesoiesdelabasse-coursifflèrentfurieusementsurleurpassage.RenardentraînaOphéliejusqu’àlaremisedesautomobiles.–Monsieurorganiseunecoursedemain,expliqua-t-il.Commelechauffeurmécanicienestmalade,

c’estGaëllequiaétédésignéepour faire la révisiondesmoteurs.Elleestd’unehumeurdechien,j’aimeautantteprévenir.Ophélieposaunemainsursonbrasaumomentoùils’apprêtaitàouvrirlesportesdelaremise.–Jevousremerciedem’avoiraidée,maisilestpréférablequevousvousenteniezlà,chuchota-t-

elle.J’entreraiseule.Renard fronça les sourcils. La lanterne qui surplombait l’entrée de la remise, au-dessus d’eux,

faisaitflambertoutesarousseur.Ilvérifiad’uncoupd’œilprudentqu’ilsétaientbienseulsdanscettepartiedudomaine.–Jenecomprendsrienàcequisepasse,j’ignorecequetucherchesetquituesréellement,maisil

yaunechosequiestclairepourmoi,àprésent.Il laissa tombersesyeuxsur lessouliersvernisàboucled’argentquipointaienthorsde la robe

noired’Ophélie.–Ça,cesontdesgrollesdevalet,etdesvaletsavecuneaussipetitepointure,jen’enconnaisguère

qu’un.–Moinslongvousensaurezsurmoi,mieuxvousvousporterez,lesuppliaOphélie.Despersonnes

ontsouffertpourm’avoirconnuedetropprès.Jenemelepardonneraispass’ilvousarrivaitquoiquecesoitparmafaute.Décomposé,Renardgrattasonfavoriquipoussaitsursajouecommeunbuissonardent.–Doncjenemesuispastrompé.C’est…c’estvraimenttoi?Saperlipopette,marmonna-t-ilense

tapantlefrontduplatdelamain,pourunesituationembarrassante,c’estunesituationembarrassante.Pourtant,j’enaivudéfilerdesbizarreriesparici.Sesgrandesmainsroussesempoignèrentlesanneauxdechaqueporte.–Raison de plus pour entrer là-dedans avec toi, conclut-il avec une lippe têtue. J’ai le droit de

comprendre,nomd’unpetitbonhomme.C’était la première fois qu’Ophélie entrait dans la remise des automobiles.L’endroit, où flottait

l’odeurétourdissantedupétrole,paraissaitdésert.Éclairéespartroislampesdeplafond,lesélégantescabines des chaises à porteurs s’alignaient au premier plan. Bois vert pomme, rideaux bleu ciel,brancards vieux rose, motifs floraux, il n’y en avait pas deux semblables. Les automobiles duClairdeluneavaientétégaréesaufonddelasalle,caronlessortaitplusrarement.C’étaientdesobjetsde luxe qu’on exposait surtout pour le plaisir des yeux. Les routes inégales et tortueuses de laCitaciellen’étaientpasadaptéesàlacirculationmotorisée.Touteslesautomobilesétaientrecouvertesdedraps,saufune.Deloin,elleévoquaitunepoussette

avecsesgrandesrouesfinesàrayonsetsacapotefleurie.Probablementunevoiturededame.Gaëlle jurait commeun charretier en se penchant sur lemoteur à explosion.Ophélie n’en avait

jamaisvuailleursquedanssonmusée,etseulementenpiècesdétachées.SurAnima,lesvéhiculessepropulsaientd’eux-mêmescommedesanimauxbiendressés;ilsn’avaientpasbesoindemoteur.–Hé,mabelle!appelaRenard.Delavisitepourtoi!Gaëllepoussaundernierjuron,frappalemoteurdesaclefàmolette,ôtarageusementsesgantset

relevaseslunettesdeprotectionsursonfront.Sonœilbleuvifetsonmonoclenoirsefixèrentsurla

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petitesoubrettequeRenardluiamenait.Ophéliesesoumitsilencieusementàcetexamen;ellesavaitqueGaëllelareconnaîtrait,puisqu’ellel’avaittoujoursvuetellequ’elleétait.–J’espèrepourtoiquec’estimportant,finit-elleparcracherd’untonimpatient.Ce fut tout. Elle ne posa aucune question, ne prononça pas un seul mot qui aurait pu la

compromettre devant Renard. «Mon secret contre ton secret. » Ophélie replia maladroitement lemanteaudeThornquiluiencombraitlesmains.C’étaitàsontourdenepastrahirGaëlle.– J’ai des ennuis et il n’y a que vers vous que je peuxme tourner. Je vais avoir besoin de vos

talents.Circonspecte,Gaëlletapotalemonoclequiluicreusaituneombreimpressionnantesouslesourcil.–Montalent?Ophélieacquiesçaenramenantderrièrel’oreillelesmèchesquicoulaientàflotsdesonbonnet.–C’estpaspourrendreserviceàunnobliau,aumoins?–Vousavezmaparolequenon.–Maisqu’est-cequevousmarmottez, à la fin ? s’exaspéraRenard.Vousvous connaissezdonc,

vousdeux?Àquoiçarime,toutescescachotteries?Gaëllearrachaseslunettesdeprotection,ébrouasesbouclesnoiresetremontasesbretellessurses

épaules.–Netemêlepasdeça,Renold.Moinstuensais,mieuxceserapourtoi.Renardavaitl’airtellementdéboussoléqu’Ophélielepritenpitié.Ilétaitladernièrepersonnede

quiellesouhaitaitsecacher,maisellen’avaitpaslechoix.Elleluiavaitmontrésonvéritablevisageetc’étaitdéjàtrop.Gaëlleposaundoigtsursabouchepourleurintimerlesilence.Au-dehors,lesoiescacardaient.–Quelqu’unvient.–Lesgendarmes,pestaRenardenconsultantsamontre.IlsfouillentchaquerecoinduClairdelune.

Rapides,lesgaillards!Ilsignalauneportebasse,àpeinevisiblederrièrelesrangéesd’automobilesdrapées.–Ilfautdécamper.Ilsnedoiventsurtoutpasmettrelamainsurlagamine.Gaëlleresserralapressiondesonsourcilautourdumonocle.–Toutes les lampes sontallumées, crachat-elle, cettevoitureaencore leventreà l’air ! Ilsvont

comprendrequ’onafuileslieuxetdonnerl’alerte.–Pass’ilstrouventquelqu’unsurplace.Renardretiraprécipitammentsalivrée,retroussalesmanchesdesachemiseets’aspergead’huile

demoteur.– Mesdames, je vous présente un mécanicien débordé, ricana-t-il en haussant les bras. Les

gendarmes,j’enfaismonaffaire.Filezvitepar-derrière,touteslesdeux.Ophélieleconsidéraavectristesseetémerveillement.Elleserenditcompteàquelpointcegrand

rouquinavaitprisuneplacesignificativedanssavie.Sanspouvoirsel’expliquer,elleavaitpeurdeneplusjamaislerevoirunefoislaportebassefranchie.–Merci,Renold,murmura-t-elle.Mercipourtout.Illuiadressaunclind’œilfacétieux.–Disaumuetdefairebiengaffeàsesfesses.–Metsça,marmonnaGaëlleenluitendantseslunettesdeprotection.Çaterendrapluscrédible.Renardlesenfilasursonfront,prituneamplerespirationpoursedonnerducourage,enveloppa

danssesmains levisagefarouchedeGaëlleet l’embrassaavecdétermination.Elle futsistupéfaitequ’elleécarquillasonœilbleusansseulementsongeràlerepousser.Quandillalibéra,unimmensesouriresedéployaitentresesfavoris.–Desannéesquejelaconvoite,cettefemme-là,chuchota-t-il.

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Auloin, lesportess’ouvrirentsur lessilhouettesdesgendarmes.GaëllepoussaOphéliederrièreuneautomobilebâchée,l’entraînadansl’ombrelelongdumuretsortitavecelleparlaportearrière.–Crétin,siffla-t-elleentresesdents.Ophélie n’y voyait pas grand-chose sous la fausse nuit étoilée. Elle aurait toutefois juré que la

bouchedeGaëlle,sidureàl’ordinaire,avaitprisunpliplusdoux.

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Lesdés

Decouloirsenescaliers,OphélieetGaëlleparvinrentaudernierétageduClairdelunesanscroiserlaroutedesgendarmes.Cefutunsoulagementdefermerlaporteetdetournerlaclefdanslaserrure.Ophélie jeta le grandmanteau de Thorn sur un siège, souleva la tenture du baldaquin du lit pourvérifier queBerenilde dormait toujours, puis elle signala le divan àGaëlle. La tanteRoseline s’yagitaitcommesielleétaitenproieàunmauvaisrêve.–UnMirageaemprisonnésonespritdansune illusion,murmuraOphélie toutbas.Pouvez-vous

l’aideràrefairesurface?Gaëlle s’accroupit devant le divan et posa un regard scrutateur sur la tante Roseline. Elle la

contemplaunlongmomentàtraverssesbouclesnoires,brascroisés,lèvresserrées.–Dusolide,maugréa-t-elle.Toutesmesfélicitationsauchef,c’estdugrandart.Est-cequejepeux

melaverlesmains?Jesuispleinedegraisse.OphélieremplitlacuvettedeBerenildeetcherchadusavon.Elleétaitsinerveusequ’ellerenversa

del’eausurletapis.–Pouvez-vousl’aider?répéta-t-elled’unetoutepetitevoixtandisqueGaëllefaisaitsatoilette.– Le problème n’est pas si je peux l’aider, mais pourquoi je l’aiderais. C’est qui cette bonne

femme, d’abord ?Une amie de laDragonne ? crachat-elle avec un regardméprisant pour le lit àbaldaquin.Danscecas,trèspeupourmoi.Dufonddeseslunettes,Ophélieseconcentrasurlemonoclenoirpouratteindrelapersonnequise

cachaitdel’autrecôté.–Croyez-moi,leseultortdecettefemmeestdem’avoirpournièce.Ophélie surpritdans lanuitdumonoclecequ’elleespéraitvoir :uneétincelledecolère.Gaëlle

éprouvaitunehaineviscéralepourlesinjustices.–Apporte-moiuntabouret.Gaëlle s’assit faceaudivanetôtasonmonocle.Sonœilgauche,plussombreetplus insondable

qu’unpuitssansfond,sepromenaironiquementsurlesappartementsdeBerenilde.EllevoulaitfaireprofiterOphéliedu spectacle, luimontreràquoi ressemblait cemondeune fois levé le rideaudesillusions.Partoutoùseposaitsonregard,l’apparencedeslieuxchangeait.Letapismajestueuxn’étaitplus qu’une carpette bon marché. L’élégant papier peint laissait la place à un mur infecté dechampignons.Lesvases enporcelainedevenaientde simplespots en terre cuite.Lebaldaquin étaitmité,leparaventéventré,lesfauteuilsdéfraîchis,leserviceàthéébréché.SilatramedesillusionssedécousaitsousleregardimplacabledeGaëlle,elleseretissaitsitôtqu’ilseportaitailleurs.«Levernissurlacrasse»,avaitditArchibald.Ophéliemesuraitàquelpointc’étaitvrai.Ellene

verraitplusjamaisleClairdelunedelamêmefaçonaprèscela.Gaëlle se pencha sur son tabouret et souleva doucement le visage endormi de la tante entre ses

mains.–Comments’appelle-t-elle?–Roseline.–Roseline,répétaGaëlleenappuyantsurelleuneattentionminutieuse.Sesyeux,l’unbleu,l’autrenoir,étaientbéants.Accoudéeaudossierdudivan,Ophéliesetordaitles

doigtsd’inquiétude.Lespaupièresclosesde la tanteRoselinesemirentà frémir,puis le frissonse

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propagea au reste de son corps. Elle fut prise de tremblements violents,maisGaëlle resserra sonempriseautourdesonvisage,plongeantlefaisceauaccablantdesonnihilismesurlui.–Roseline,murmura-t-elle.Revenez,Roseline.Suivezmavoix,Roseline.LestremblementscessèrentetGaëllereposalatêtecireusesursoncoussin.Ellebonditdutabouret,

remitsonmonocleenplaceetpiochadescigarettesdanslaboîtepersonnelledeBerenilde.–Bon,jem’arrache.Renardn’yconnaîtrienenmécaniqueetlesautomobilesneseréviserontpas

toutesseules.Ophélieétaitabasourdie.LatanteRoselinereposaittoujoursaufonddudivan,lesyeuxfermés.–C’estqu’elleneparaîtpastellementréveillée.Alors qu’elle s’allumait une cigarette, Gaëlle grimaça un sourire qui se voulait probablement

rassurant.–Çavadormirencoreunpetitboutdetemps.Surtout,nelabrusquepas,elledoitrefairesurfaceet

jetepriedecroirequ’ellerevientdeloin.Quelquesheuresdeplusetjenelarepêchaispas.Ophélies’entouralecorpsdesesbraspourréprimerlesfrissonsquilasecouaienttoutentière.Elle

se rendait compte, soudain, qu’elle était brûlante.Sa côte semblait battre aumême rythmeque soncœur.C’étaitàlafoisdouloureuxetapaisant.–Est-cequeçava?marmonnaGaëlle,inquiète.–Ohqueoui,assuraOphélieavecunfaiblesourire.C’est…c’estnerveux.Jen’aijamaisétéaussi

soulagéedemavie.–Ilnefautpassemettredansdesétatspareils.Sacigaretteàlamain,Gaëllesemblaitcomplètementdéconcertée.Ophélieremontaseslunettessur

sonnezpourpouvoirbienlaregarderenface.–Jevousdoisbeaucoup.J’ignoredequoil’avenirserafait,maisvoustrouvereztoujoursenmoi

unealliée.–Évitons lesbellesparoles,coupaGaëlle.Sansvouloir techagriner,mabichette,soit lacour te

brisera net les os, soit elle les pourrira jusqu’à la moelle. Et moi, je ne suis pas quelqu’un defréquentable.Jet’airenduunservice,jemesuispayéeencigarettes,noussommesquittes.GaëllecontemplalatanteRoselined’unairsongeur,presquemélancolique,puisellepinçalenez

d’Ophélieavecunsourireféroce.–Situveuxvraimentmerendreservice,nedevienspasl’unedesleurs.Faislesbonschoix,nete

comprometspasettrouvetavoiepropre.Onenreparlerad’iciquelquesannées,d’accord?Elleouvritlaporteetpinçalavisièredesacasquette.–Àlarevoyure.QuandGaëllefutpartie,Ophélierefermaàclefderrièreelle.Leschambresdel’ambassadeétaient

lesplussûresdetoutelaCitacielle;ilnepourraitplusrienarriverdepréjudiciableàquiquecesoiticitantquecetteporteresteraitverrouillée.OphéliesepenchasurlatanteRoselineetpassaunemaindanssescheveuxtirésàquatreépingles.

Elleavaitenviedelaréveiller,des’assurerqu’elleétaitbienrevenuedesonpassé,maisGaëlleluiavaitrecommandédenepaslabrusquer.Lemieuxquiluirestaitàfaire,c’étaitdormir.Ophéliebâillajusqu’auxlarmes.Illuisemblaitqu’elleavaitunevieentièredesommeilàrattraper.

Ellearrachasonbonnetdesoubrette,défitsontablier,déchaussasessouliersduboutdesorteilsetselaissatomberaufondd’unfauteuil.Lorsqu’ellesemitàsurvolerlesforêts,lesvillesetlesocéans,Ophélie sut qu’elle était en train de rêver.Elle parcourait la surface du vieuxmonde, celui qui neformaitqu’uneseulepièce,aussi rondqu’uneorange.Elle levoyaitavecuneprofusiondedétails.Lesricochetsdusoleilsur l’eau, lesfeuillagesdesarbres, lesboulevardsdesvilles, tout luisautaitauxyeuxavecunenettetéparfaite.

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Soudain, l’horizonfutbarréparun immensehaut-de-forme.Lechapeaugrandit,grandit,granditet,endessous,ilyavaitlesourireaigre-douxd’Archibald.Ilemplitbientôttoutlepaysage,ouvrantentresesmainsleLivredeFarouk.–Jevousavaispourtantprévenue,dit-ilàOphélie.Toutlemondedétestel’intendantetl’intendant

détestetoutlemonde.Vousêtes-vousdonccrueàcepointexceptionnellepourdérogeràlarègle?Ophéliedécidaqu’ellen’aimaitpascerêveetrouvritlesyeux.Malgrélachaleurducalorifère,elle

grelottait.Ellesoufflacontresapaumequiluirenvoyaunehaleinechaude.Unpeudefièvre?Elleselevapoursechercherunecouverture,maisBerenildeetlatanteRoselinesepartageaientdéjàcellesdelachambre.Ironiedusort,ilnerestaitpourOphéliequelegrandmanteaudeThorn.Ellen’étaitpas orgueilleuse au point de le bouder. Elle retourna à son fauteuil et se roula en boule dans lemanteau.Lecarillondel’horlogerésonna,maisellen’eutpaslecouragedecompterlescoups.Lefauteuilmanquaitdeconfort,ilyavaittropdemondelà-dedans.Ilfallaitcéderdelaplaceaux

ministres avec leursmoustachesarrogantes.Allaient-ilsdonc se taire ?Ophélienepourrait jamaisdormir avec tous ces verbiages.Et dequoi parlaient-ils ?Dumanger et duboire, évidemment, ilsn’avaientquecesmots-lààlabouche.«Lesprovisionsviennentàmanquer!»,«Levonsunetaxe!»,«Punissonslesbraconniers!»,«Discutons-enautourd’unetable!»Ophélien’éprouvaitquedelarépugnancepourleurénormeventre,maisaucunnel’écœuraitdavantagequeFarouk.Sonexistencemême était une erreur. Ses courtisans lui jetaient de la poudre auxyeux, l’enivraient de plaisirs ettiraientlesrênesdupouvoiràsaplace.Non,décidément,Ophélienepourraitjamaissereposerici.Elle aurait vouluquitter cet endroit, allerdehors, levraidehors, avalerduvent à s’envitrifier lespoumons,mais le temps lui faisait défaut. Le temps lui faisait toujours défaut. Elle siégeait à destribunaux,desconseilsd’assises,desparlements.Ellesemettaitdansuncoin,écoutaitlesavisdesunset des autres, délibérait parfois, quand ces idiots se précipitaient tête baissée dans une impasse.Detoutemanière,c’étaientleschiffresquidécidaient.Leschiffresnesetrompentjamais,n’est-cepas?Lepotentieldesressources,lenombred’habitants,çac’estduconcret.Alorscepetitgrassouillet,là,qui réclameplusqu’ilne luiestdû, il repartirabredouille,maudiraOphéliesouscape,seplaindrad’elleetpuisc’esttout.Lesplaintes,Ophélieenrecevaitunedosequotidienne.Ellenecomptaitpluslesennemis,maissa logique imparable l’emportait toujourssur leur interprétation tendancieusedupartage.Ilsavaientdéjàessayédeluicollerungreffierauxfesses,pourvérifier,hein,sisonintégritéétait sans faille. Et ils s’étaient cassé les dents, parce qu’elle ne se fiait qu’aux chiffres. Ni à saconscience,niàl’éthique,seulementauxchiffres.Alors,ungreffier!Quoiquecefûtlàunepenséebizarre,parcequeOphélieserenditcomptesoudainqu’elleétaitelle-

même greffière. Une greffière à la mémoire astronomique, désireuse de faire ses preuves,inexpérimentée.Unejeunegreffièrequinesetrompaitjamaisetçafaisaitenragerlevieilintendant.Ilvoyaitenelleuninsectenuisible,uneopportunisteprêteàlepousserdansl’escalierpourusurpersaplace.Quelcrétin ! Ilnesaurait jamaisque,derrièresessilencesbutés,ellenerecherchaitquesonapprobationetqu’unepersonneaumoinssesentiraitendeuillée le jourdesamort.Maisça,c’étaitbienplustard.Pour lemoment,Ophélie se tordait de douleur.Du poison.C’était si prévisible, elle ne pouvait

faire confiance à personne, à personne sauf à sa tante. Allait-elle mourir ici, sur ce tapis ? Non,Ophélieétaitloindelamort.Ellen’étaitqu’unefillettequipassaitsesjournéesàjouerauxdés,seuleetsilencieusedanssoncoin.Berenildeessayaitpartouslesmoyensdeladistraire,elleluiavaitmêmeoffert une bellemontre en or,maisOphélie préférait les dés. Les dés étaient aléatoires, pleins desurprises;ilsn’étaientpasimmanquablementdécevantscommelesêtreshumains.Ophéliesesentitmoinsamère tandisqu’elle rajeunissaitencore.Ellecouraitàenperdrehaleine

danslademeuredeBerenilde.Elleessayaitderattraperunadolescentdéjàbienbâtiquilanarguaitduhautdesescaliersenlui tirant la langue.C’étaitsonfrère,Godefroy.Enfin,demi-frère,ellen’avait

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pasledroitdedirefrère.C’étaitimbécilecommeexpression,cen’étaittoutdemêmepasunemoitiéde garçon qui galopait juste devant elle. Et ce n’était pas une moitié de fille qui, au détour d’uncouloir, se jetait dans ses jambes en riant aux éclats. Ophélie aimait bien quandBerenilde invitaitGodefroyetFreyja,mêmes’ilsluifaisaientparfoismalavecleursgriffes.Enrevanche,ellen’aimaitpasquandleurmèrevenaitaveceuxetposaitsurelleunregardécœuré.Ophéliedétestaitceregard.C’était un regard qui déchirait la tête, qui torturait de l’intérieur sans que personne voie quelquechose.Ophéliecrachaitdanssonthépoursevenger.Maisça,c’étaitaprès,bienaprèsladisgrâcedesa mère, bien après la mort de son père, bien après que sa tante l’avait prise sous sa protection.Maintenant, Ophélie joue à son jeu préféré avec Freyja, sur les remparts, à cette rare période del’année où il fait suffisamment doux pour profiter du soleil. Le jeu des dés, des dés taillés parGodefroylui-même.Freyjaleslance,décidedelacombinaisondeschiffres–«tulesadditionnes»,«tulesdivises»,«tulesmultiplies»,«tulessoustrais»–etpuisellevérifiesursonboulier.Lejeuenlui-même ennuieOphélie. Elle l’aurait préféré plus corsé, avec des fractions, des équations et despuissances,maisdesurprendreàchaquefoiscetteadmirationdansl’œildesasœur,çaluichauffelededans.QuandFreyjalancelesdés,ellesesentenfinexister.Unealarmeretentit.Ophéliebattitdespaupières,stupide, torduedanssonfauteuil.Tandisqu’elle

démêlait les coulées de cheveux qui s’étaient prises dans ses lunettes, elle promena unœil hagardautourd’elle.D’oùvenaitcebruit?L’ombreendormiedeBerenildeétaitimmobilederrièrelerideaudubaldaquin.La flammedesbecsdegazgrésillait sereinement.La tanteRoseline ronflait sur sondivan. Ophélie mit un long moment à comprendre que c’était la sonnerie du téléphone qu’elleentendait.Ilfinitparsetaire,déposantdanslesappartementsunsilenceassourdissant.Ophélie s’arracha de son fauteuil, raide de partout, la tête bourdonnante. La fièvre avait dû

retomber,maissesjambesétaienttoutengourdies.Ellesepenchasursatante,dansl’espoirdelavoirenfinouvrir lesyeux,maiselledutserésoudreàpatienterencore;Gaëlleavaitditqu’ellereferaitsurface d’elle-même, il fallait lui faire confiance. Elle marcha d’un pas mou jusqu’au cabinet detoilette, retroussa lesmanches trop longues dumanteau de Thorn, ôta ses gants, plia ses lunettes,ouvritlerobinetetrinçaabondammentsonvisage.Elleavaitbesoindesenettoyerdetouscesrêvesétranges.Ellecroisasonregardmyopedanslemiroirau-dessusdulavabo.Sonpansements’étaitdécolléet

laplaieàsajoueavaitencoresaigné.Cefutquandelleremitsesgantsqu’ellevituntrouparlequelpointaitsonpetitdoigt.–Ahça,murmura-t-elleenl’examinantdeplusprès.Voilàcequiarriveàforcedegrignoterles

coutures.Ophélie s’assit sur le bord de la baignoire et contempla le manteau immense dont elle s’était

enveloppée.Avait-elle lu les souvenirs de Thorn à cause du trou à son gant ? C’était unmanteaud’adulte et elle était remontée jusqu’à son enfance, il devait y avoir autre chose. Elle fouilla lespoches et finit par trouver ce qu’elle cherchait sous une couture de la doublure. Deux petits dés,maladroitementsculptésàlamain.C’étaienteuxqu’elleavaitlus,bienmalgréelle.Ophélielesobservaavecnostalgie,unecertainetristessemême,puiselleseressaisitenrefermant

le poing. Elle ne devait pas confondre les émotions deThorn avec les siennes.Cette pensée la fitsourciller.LesémotionsdeThorn?Si cecalculateur enavait euun jour, il avaitdû lesperdreenchemin.Sansdoutelavien’avait-ellepasététendreaveclui,maisOphélien’étaitpasdisposéeàsemontrercompatissante.Elle sedébarrassadumanteau commeelle aurait retiréunepeauqui ne lui appartenait pas.Elle

changea son pansement, traîna les pieds dans le petit salon et consulta la pendule.Onze heures, lamatinéeétaitbienavancée.LesDragonsavaientdûpartirpourlachassedepuislongtemps;Ophélie

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futravied’avoiréchappéàcetteobligationfamiliale.Lasonneriedutéléphoneretentitdenouveau,tantetsibienqu’ilfinitparréveillerBerenilde.–Audiablecetteinvention!s’agaça-t-elleenrepoussantlerideaudesonlit.Berenildenedécrochapaspourautant.Sesmainstatouéess’envolèrentcommedespapillonspour

regonflerlesondulationsblondesdesescheveux.Lesommeilluiavaitrenduunefraîcheurdejeunefille,maisilavaitfroissésabellerobedescène.–Faites-nousdoncducafé,chèrepetite.Nousallonsenavoirgrandbesoin.Ophélieétaitdumêmeavis.Elleposaunecasseroled’eausur lagazinière, faillitmettre le feuà

songantengrattantuneallumette,puisfittournerlemoulinàcafé.ElleretrouvaBerenildeaccoudéeàlapetitetabledusalon,lementonappuyésursesdoigtsentrelacés,lesyeuxplongésdanssaboîteàcigarettes.–Ai-jefuméàcepoint,hier?Ophélie posa une tasse de café devant elle, ne jugeant pas essentiel de lui apprendre qu’une

mécaniciennes’étaitserviedanssaréserve.Dèsqu’ellepritplaceàlatable,Berenildeposaunregardcristallinsurelle.–Jen’aipasunsouvenirtrèsétoffédenotreconversationd’hier,maisj’ensaissuffisammentpour

décréterquel’heureestgrave.Ophélieluitenditlesucrier,dansl’attenteduverdict.–Enparlantd’heure,oùensommes-nous?demandaBerenildeavecunregardpourlapendule.–Onzeheurespassées,madame.Cramponnéeàsapetitecuillère,Ophéliesepréparaà la foudrequiallaits’abattresur la table.«

Comment donc !Et l’idée deme tirer du lit n’a pas traversé un instant votre petite tête d’oiseau ?Ignorez-vousàquelpointcettepartiedechasseétaitsignificativepourmoi?Parvotrefaute,onvametraiterdefaible,debonneàrien,devieillarde!»Iln’enfutrien.Berenildeplongeaunsucredanssoncaféetsoupira.–Tantpis.Pourêtrefranche,j’aicessédepenseràcettechasseàl’instantmêmeoùFaroukaposé

lesyeuxsurmoi.Ethonnêtement,ajouta-t-elleavecunsourirerêveur,ilm’aépuisée!Ophélieportasatasseàseslèvres.C’étaitlegenrededétailsdontelleseseraitvolontierspassée.–Votrecaféest infect,déclaraBerenildeentordantsajolie lèvre.Vousn’avezdécidémentaucun

talentpourlavieensociété.Ophéliedevaitreconnaîtrequ’ellen’avaitpastort.Elleavaitbeauajouterdusucreetdulait,elle

peinaitàboiresatasse.–Jecroisquelechevaliernenouslaissepaslechoix,repritBerenilde.Quandbienmêmejevous

donneraisunautrevisageetuneautreidentité,cetenfantvousmettraitànuenunclind’œil.Lesecretdevotreprésenceiciestentraindes’effilocher.Dedeuxchosesl’une:oubiennousvouscherchonsune meilleure cachette jusqu’au jour du mariage… (les ongles longs et lisses de Berenildepianotèrentsurl’ansedesatasseenporcelaine)…oubienvousfaitesvotreentréeofficielleàlacour.D’uncoupdeserviette,Ophélieessuya lecaféqu’ellevenaitderépandresur lanappe.Elleavait

envisagé cette possibilité,mais cela lui coûtait de se l’entendredire.Aupoint où elle en était, ellepréféraitencorejouerlesvaletsdeBerenildeplutôtquelesfiancéesdeThorn.Berenildeserenversacontreledossierdesonfauteuiletcroisalesmainssursonventrearrondi.–Évidemment,sivousvoulezsurvivrejusqu’àvosnoces,celanepeutsefairequ’àunecondition

etuneconditionseulement.IlfautquevoussoyezlapupilleattitréedeFarouk.–Sapupille?répétaOphélieenarticulantchaquesyllabe.Quellessontlesqualitésrequisespour

mériteruntelhonneur?–Dansvotresituation,jecroisquevousvoussuffisezenvousseule!laraillaBerenilde.Farouk

brûledevousconnaître,vousreprésentezbeaucoupàsesyeux.Beaucouptrop,enfait.C’estlaraison

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pourlaquelleThornatoujourscatégoriquementrefuséquevouslefréquentiezdeprès.Ophélieremontaseslunettessursonnez.–Qu’entendez-vousparlà?–Si j’en avais la plus petite idée, vous neme verriez pas hésiter ainsi, s’irritaBerenilde.Allez

savoiravecFarouk,ilesttellementimprévisible!Cequejeredoute,cesontsesimpatiences.Jeluiaicachéjusqu’àcejourvotreprésencedanssapropreCitacielle,savez-vouspourquoi?Ophéliesepréparaitdéjàaupire.–Parceque je redoutequ’il vous essaie d’ores et déjà sur sonLivre.L’issued’une telle lecture

m’épouvante.Sivouséchouez,cedontjenedoutepasétantdonnélesdéboiresdevosprédécesseurs,jecrainsqu’ilneselaissealleràunmouvementd’humeur.Ophélierenonçaàterminersoncaféetreposalatassesursasoucoupe.–Vous êtes en train demedire qu’il pourraitme punir si je ne lui apporte pas une satisfaction

immédiate?– Il ne voudra certainement pas vous faire souffrir, soupira Berenilde, mais je crains que la

conséquencenesoitlamêmeaufinal.Tantd’autresyontlaisséleurespritavantvous!Etlui,enfantqu’ilest, il regrettera trop tard,commeà l’accoutumée.Farouknesefaitpasà lavulnérabilitédesmortels,enparticulierceuxquin’ontpashéritédesespouvoirs.Entresesmains,vousêtesunfétudepaille.–Ilneseraitpasunpeuidiot,votreespritdefamille?Berenilde considéraOphélie avec stupeur,mais celle-ci soutint son regard sans ciller.Elle avait

vécutropdechosesdernièrementpourgarderpluslongtempssespenséespourelle.–Voilà legenredeproposquiécourterontvotreséjourparminoussivous les lâchezenpublic,

l’avertitBerenilde.–Qu’est-cequirendleLivredeFarouksidifférentdeceluid’Artémis?demandaOphélied’unton

professionnel.Pourquoil’unserait-illisibleetl’autrenon?Berenildehaussauneépaulequis’échappadesarobeavecsensualité.–Pour être honnête avecvous,ma fille, jem’intéressede très loin à cette affaire. Je n’ai vu ce

Livrequ’uneseulefoisetcelam’asuffi.C’estunobjetparfaitementhideuxetmalsain.Ondirait…–Delapeauhumaine,murmuraOphélie,ouquelquechosequiyressemble.Jemedemandaissiun

élémentparticulierentraitdanssacomposition.Berenildeluiadressauneœilladepétillantedemalice.–Cela,cen’estpasvotreaffaire,c’estcelledeThorn.Contentez-vousdel’épouser,deluidonner

votrepouvoirfamilialetquelqueshéritiersaupassage.Onnevousdemanderiendeplus.Ophélie serra les lèvres, piquée au vif. Elle se sentait niée en tant que personne et en tant que

professionnelle.–Danscecas,quesuggérez-vousquenousfassions?Berenildeseleva,l’airrésolu.–JevaisraisonnerFarouk.Ilcomprendraqu’ildoit,danssonpropreintérêt,assurervotresécurité

jusqu’aumariageet,surtout,nerienattendredevous.Ilm’écoutera,j’aidel’influencesurlui.Thornserafurieuxcontremoi,maisjenevoispasdemeilleuresolution.Ophéliecontemplalalumièrequis’agitaitàlasurfacedesoncafé,perturbéeparsesmouvements

decuillère.Qu’est-cequirendraitThornfurieux,envérité?Qu’oncausâtdutortàsafiancéeouquecelle-cidevîntinutilisableavantmêmed’avoirservi?«Etensuite?»sedemanda-t-elleavecamertume.Quandelleluiauraittransmissondonetqu’ilen

auraitusé,qu’adviendrait-ild’elle?SavieauPôleneserésumerait-elledoncplusqu’àboireduthéetfairedespolitesses?« Non, décida-t-elle en observant son visage renversé dans le creux de sa cuillère, je veillerai

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personnellementàmeconstruireunautreavenir,neleurendéplaise.»LehoquetstupéfaitquepoussaBerenildetiraOphéliedesesréflexions.LatanteRoselinevenaitde

seredressersurledivanpourposersurlapenduleunregardbienaiguisé.–Nomd’unetrotteuse,pesta-t-elle,bientôtmidietjetraînetoujoursaulit.Lesidéesnoiresd’Ophélievolèrentaussitôtenéclats.Elleselevasiprécipitammentdesachaise

qu’ellelarenversasurletapis.Berenildeserassitaucontraire,lesmainssurleventre,éberluée.–MadameRoseline?Vousêtesbienlà,parminous?LatanteRoselinepiquadesépinglesdanssonchignondéfait.–Ai-jel’aird’êtreailleurs?–C’esttoutbonnementimpossible.–Plusjevouscôtoie,moinsjevouscomprends,marmonnalatanteRoseline,lessourcilsfroncés.

Ettoi,qu’est-cequetuasàsourireainsi?demanda-t-elleensetournantversOphélie.Tuesenrobe,àprésent?C’estquoi,cepansementsurtajoue?Saperlotte,oùest-cequetuesalléet’accrocher?LatanteRoselineluisaisitlamainetlouchasursonpetitdoigtquisemblaitfairecoucouàtravers

letrou.–Tuvastemettreàlireàtortetàtravers!Oùsonttespairesderechange?Passe-moitongant,que

jeteleravaude.Etbaissedonccesourire,tumedonnesfroiddansledos.Ophélie eut beau faire, elle ne parvint pas à le ravaler ; c’était cela ou pleurer. De son côté,

Berenildenese remettaitpasdesa surprise, tandisque la tanteRoselinesortait laboîtedecoutured’unearmoire.–Meserais-jetrompée?Ophélieavaitpitiéd’elle,maisellen’allaitcertainementpas luiexpliquerqu’elleavait faitappel

auxservicesd’uneNihiliste.Lasonneriedutéléphonemuralretentitànouveau.–Letéléphonesonne,fitremarquerlatanteRoselineavecsoninébranlablesensdesréalités.C’est

peut-êtreimportant.Berenildeacquiesça,songeusesursachaise,puisellelevalesyeuxversOphélie.–Répondez,mafille.LatanteRoseline,quipassaitunfilàtraverslechasdesonaiguille,sedécomposa.–Elle?Maissavoix?Sonaccent?–Letempsdessecretsestterminé,décrétaBerenilde.Répondez,chèrepetite.Ophélieinspira.Sic’étaitArchibald,celaferaitunfameuxprologuepoursonentréeenscène.Mal

à l’aise,elledécrochalecombinéen ivoireavec laseuledesesmainsquiétaitencoregantée.Elleavaitdéjàvusesparentsseservird’untéléphonequelquefois,maisellen’enavait jamaisutiliséunelle-même.Àpeineappuya-t-ellelecornetcontresonoreillequ’uncoupdetonnerreluidéchiraletympan.–Allô!Ophéliefaillitlâcherlecombiné.–Thorn?Un silence brutal se fit, entrecoupé par la respiration suffoquée deThorn.Ophélie luttait contre

l’enviedeluiraccrocheraunez.Elleauraitpréféréréglersescomptesavecluifaceàface.Sijamaisilavaitl’aplombdesefâchercontreelle,ellel’attendaitdepiedferme.–Vous?lâchaThornduboutdeslèvres.Trèsbien.C’est…c’esttrèsbien.Etmatante,elleest…

est-elleprèsdevous?Ophélieécarquillalesyeux.Desbégaiementsaussiconfus,danslabouchedeThorn,c’étaitpourle

moinsinhabituel.–Oui,noussommesfinalementrestéestouteslestroisici.

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Dans le cornet, elle entendit Thorn retenir sa respiration. C’était impressionnant de pouvoirl’entendreainsi,commes’ilsetenaittoutprès,sansavoirsonvisagedevantlesyeux.– Vous voulez sans doute lui parler ? proposa Ophélie d’un ton froid. Je crois que vous avez

beaucoupàvousdire.Cefutaumomentoùellenel’attendaitplusqueladéflagrationseproduisit.–Restéesici?tonnaThorn.Voilàdesheuresquejem’évertueàvousjoindre,quejemecogneà

votreporte!Avez-vouslamoindreidéedecequej’ai…Non,évidemment,celanevousamêmepaseffleurée!Ophélieéloignalecornetdequelquescentimètres.EllecommençaitàcroirequeThornavaitbu.–Vousêtesentraindemecreverl’oreille.Vousn’avezpasbesoindecrier,jevousreçoistrèsbien.

Pourvotregouverne,midin’apasencoresonné,nousvenonstoutjustedenousréveiller.–Midi?répétaThorn,interloqué.Comment,nomdenom,peut-onconfondremidietminuit?–Minuit?s’étonnaOphélie.–Minuit?reprirentenchœurBerenildeetRoseline,derrièreelle.–Vousn’êtesdoncaucourantderien?Vousdormiezpendanttoutcetemps?LavoixdeThornétaithérisséed’électricitéstatique.Ophéliesecramponnaaucombiné.Iln’avait

pasbu,c’étaitbienplusgravequecela.–Ques’est-ilpassé?chuchota-t-elle.Unnouveausilenceemplitletéléphone,silongqu’Ophéliecrutquelacommunicationétaitcoupée.

QuandThornrepritlaparole,savoixavaitretrouvésonintonationdistanteetsesaccentsdurs.–Jevousappelledepuislecabinetd’Archibald.Compteztroisminutesletempsquejemontevous

rejoindre.N’ouvrezpasvotreporteavant.–Pourquoi?Thorn,quesepasse-t-il?–Freyja,Godefroy,lepèreVladimiretlesautres,dit-ilaveclenteur.Ilsembleraitqu’ilssoienttous

morts.

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L’ange

Berenildeétaitdevenuesiblanchequ’OphélieetlatanteRoselinelasoutinrentchacuneparunbraspourl’aideràselever.Ellefitpreuvenéanmoinsd’uncalmeolympientandisqu’elleleurfaisaitsesrecommandations.–Ce qui nous attend, de l’autre côté de cette porte, ce ne sont que des vautours.Ne répondez à

aucunedeleursquestions,évitezdevousmontreràlalumière.Berenilde saisit sa petite clef sertie de pierres précieuses et l’introduisit dans la serrure. D’un

simpledéclic,ellelesfitbasculertouteslestroisdansl’effervescenceduClairdelune.L’antichambrevoisineavaitétéinvestieparlesgendarmesetparlesnobles.Toutn’étaitqueconfusion,bruitsdepas,exclamations étouffées. Dès qu’ils virent la porte s’entrouvrir, le silence se fit. Chacun dévisageaBerenildeavecunecuriositémalsaine,puislesquestionsjaillirentcommeunfeud’artifice.–MadameBerenilde,onnousarapportéquevotrefamilleentièreapériàcaused’unebattuemal

orchestrée.LesDragonsauraient-ilsusurpéleurréputationdechasseurshorspair?–Pourquoin’étiez-vouspasaveclesvôtres?L’onditquevousavezeudesmotsaveceux,pasplus

tardqu’hier.Auriez-vousdonceulepressentimentdecequiallaitadvenir?–Votreclanadisparu,pensez-vousquevotreplaceàlacoursoittoujourslégitime?Désabusée, Ophélie entendait toutes ces médisances sans voir ceux qui les prononçaient. La

silhouettedeBerenilde,dresséecourageusementdansl’entrebâillementdelaporte,occultaitsavisionde l’antichambre. Elle affrontait les attaques en silence, les mains croisées sur sa robe, guettantThorn.Ophélieseraiditquandelleentenditunefemmeprendrelaparole.– La rumeur circule que vous cacheriez une liseuse d’Anima. Se trouve-t-elle dans ces

appartements?Pourquoinenouslaprésenteriez-vouspas?La femme poussa un cri et plusieurs voix protestèrent. Ophélie n’eut pas besoin d’assister à la

scènepourcomprendrequeThornvenaitd’arriveretrefoulaittoutcebeaumonde.–Monsieurl’intendant,ladisparitiondeschasseursaffectera-t-ellenotregarde-manger?–Quellesmesuresenvisagez-vousdeprendre?Pour seule réponse,Thornpoussa sa tante à l’intérieur, fit entrerArchibald et un autre homme,

puisfermalesappartementsàclef.Levacarmedel’antichambres’évanouitaussitôt;ilsavaientfaitunbondhorsdel’espace.Berenildes’élançaalorsversThorndansunélanquilesrenversatouslesdeuxcontrelaporte.Elleserradetoutessesforcessongrandcorpsmaigrequiculminaitunetêteau-dessusd’elle.–Mongarçon,jesuistellementsoulagéedetevoir!Raidecommeunpiquet,Thornneparutpassavoirquoifairedesesbrasdémesurémentlongs.Il

enfonçasesyeuxd’épervieràtraversleslunettesd’Ophélie.Ellenedevaitpasressembleràgrand-choseavecsonvisageabîmé,sescheveuxdéferlants,sarobedesoubrette,sesbrasnusetunemaingantéesurdeux,maisriendetoutcelanelamettaitmalàl’aise.Cequilamettaitmalàl’aise,c’étaitd’êtrepleined’unecolèrequ’ellenepouvaitpasexprimer.ElleenvoulaitàThorn,maisétantdonnélescirconstances,elleétaitincapabledel’accabler.Ophélie fut tirée de cet embarras pour plonger aussitôt dans un autre. Archibald s’inclina

profondémentdevantelle,sonhaut-de-formecontrelapoitrine.–Meshommages,fiancéedeThorn!Commentdiantreavez-vousatterrichezmoi?

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Son visage d’ange, pâle et délicat, l’honora d’un clin d’œil complice. Comme on pouvait s’yattendre,lapetiteimprovisationd’Ophéliedanslejardinauxcoquelicotsnel’avaitpasabusé.Restaitàespérerqu’ilnechoisiraitpasprécisémentcesoirpourlatrahir.–Pourrais-jeconnaîtreenfinvotrenom?insista-t-ilavecunfrancsourire.–Ophélie,réponditBerenildeàsaplace.Sivouslevoulezbien,nousferonslesprésentationsune

autrefois.Nousavonsàparlerd’affairesautrementpluspressantes.Archibaldl’écoutaàpeine.SesyeuxlumineuxexaminaientOphélieavecplusd’attention.–Avez-vousétévictimedemaltraitance,petiteOphélie?Elle fut bien en peine de lui répondre. Elle n’allait tout de même pas accuser ses propres

gendarmes,non?Commeellebaissaitlesyeux,ArchibaldpassaundoigtsurlepansementàsajoueavecunetellefamiliaritéquelatanteRoselinetoussacontresonpoing.Thorn,quantàlui,fronçalessourcilsàs’enfendrelefront.–Nousnoussommesréuniscesoirpourcauser,déclaraArchibald.Alors,causons!Il se renversadansun fauteuil et jucha ses souliers troués surun repose-pied.La tanteRoseline

prépara du thé. Thorn plia chacun de sesmembres sur le divan,mal à l’aise aumilieu de tout cemobilier féminin. Quand Berenilde s’assit près de lui et s’abandonna contre l’épaulette de sonuniforme, il ne lui accorda pas un regard ; ses yeux de fer suivaient lesmoindres faits et gestesd’Ophélie. Incommodée, elle ne savait trop où se mettre, ni comment occuper ses mains. Elle sereculadansuncoindelapiècejusqu’àseheurterlatêtecontreuneétagère.L’homme qui était entré avec Thorn et Archibald se tint debout au milieu du tapis. Vêtu d’une

épaissefourruregrise,iln’étaitpastoutjeune.Sonnezproéminent,rougiparlacouperose,dominaitunvisagemalrasé.Ilbriquaitsessoulierssalescontresonpantalonpourlesrendreplusprésentables.–Jan,ditArchibald,faitesvotrerapportàMmeBerenilde.–Unesaleaffaire,marmonnal’homme.Unesaleaffaire.Ophélien’avaitpaslamémoiredesvisages,aussimit-elleunmomentàserappeleroùellel’avait

déjàvu.C’étaitlegarde-chassequilesavaitescortésjusqu’àlaCitacielle,lejourdeleurarrivéeauPôle.–Nousvousécoutons,Jan,ditBerenilded’unevoixdouce.Exprimez-vouslibrement,vousserez

récompensépourvotresincérité.–Unmassacre,machèredame,grognal’homme.Sij’enairéchappémoi-même,c’estparmiracle.

Unvraimiracle,dame.IlsaisitmaladroitementlatassédethéqueluiservitlatanteRoseline,lavidabruyamment,laposa

surunguéridonetsemitàagiterlesmainscommedesmarionnettes.–Jevaisvousrépétercequej’airacontéàM.votreneveuetàM.l’ambassadeur.Votrefamille,là

enbas,elleétaittouteaugrandcomplet.Yavaitmêmetroisgosses,quejeconnaissaispasencoreleurbouille.Excusezsijevousparaisrude,maisjedoisrienvouscacher,hein?Alors,j’aimeautantvousprévenirquevotreabsence,dame,aétévertementcritiquée.Commequoivousreniiezlesvôtres,quevousvous apprêtiez à fondervotrepropre lignée et que ça, ils l’avaient bien compris.Et que la «fiancéedubâtard»,pourreprendreleursmots–quej’auraishonte,moi,d’ensortirdepareils–,ilsnelareconnaîtraientjamais,niellenilesmiochesquiluipousseraientdansletiroir.Là-dessus,onalancélabattuecommeonfaitchaqueannée.Moiquiconnaislaforêtcommemapoche,j’aijouémonrôleet je leuraichoisidesBêtes.Pas les femellesengrossées,hein,ça,onne touche jamais.Maisj’avais trois gros mâles, là, à vous fournir de la viande pour l’année. Y avait plus qu’à ratisser,cerner,isoleretabattre.Laroutine,quoi!Ophélie l’écoutait avec une appréhension croissante. Cet homme avait un accent à couper au

couteau,maisellelecomprenaitmieuxaujourd’hui.– J’ai jamais vu ça, jamais. Les Bêtes, elles se sont mises à débouler de partout, de manière

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complètementimprévisible,l’écumeàlagueule.Commepossédées.Alorsça,lesDragons,ilsysontallésàcoupsdegriffesetilsonttailladédanslevif,encore,encoreetencore.MaislesBêtes,ilyenavaittoujoursdenouvelles,çan’enfinissaitplus!Ellesontpiétinéceuxqu’ellesn’ontpasmangés.J’aicru…Bonsang,j’aicruquemadernièreheureétaitarrivée,etpourtantjeconnaismonmétier.Tapie dans son coin, Ophélie ferma les yeux. Hier, elle avait souhaité ne plus revoir sa belle-

famille.Jamais,augrandjamaisellen’auraitvouluqueçaseconclûtdecettemanière.EllepensaauxsouvenirsdeThorn,ellepensaàGodefroyetàFreyjaquandilsétaientenfants,ellepensaauxtripletsque le père Vladimir était si fier de conduire à la chasse… Toute la nuit, Ophélie s’était sentieétoufféeparuneatmosphèred’orage.Lafoudreavaitbeletbienfinipartomber.Le garde-chasse frotta son menton où poussait une barbe drue. Ses yeux se vidèrent de leur

substance.–Vousallezpenserquejeperdslenord,quemêmemoiquandjem’écoutejemetrouvedérangé.

Unange,dame,unangem’asauvéducarnage.IlestapparuaumilieudelaneigeetlesBêtes,ellessontrepartiesdoucescommedesagneaux.C’estgrâceàluiquej’aiétéépargné.Unmiracleépatant…saufvotrerespect,madame.L’hommedébouchaunflacond’alcooletenbutquelqueslampées.– Pourquoi moi ? dit-il en s’essuyant les moustaches de sa manche. Pourquoi cet angelot m’a

sauvé,moi,etpaslesautres.Ça,jecomprendraijamais.Interloquée,OphélieneputretenirunregardencoulissepourépierlaréactiondeThorn,maiselle

futincapablededevinersonétatd’esprit.Ilfixaitsamontreàgoussetdepuisunlongmoment,commesilesaiguilless’étaientarrêtées.–Vousmeconfirmezdoncquetouslesmembresdemafamillesontmortsaucoursdecettechasse

?demandaBerenilded’untonpatient.Absolumenttous?Legarde-chassen’osaitregarderpersonneenface.–Nousn’avonstrouvéaucunsurvivant.Certainscorps,ilssontméconnaissables.Jevousjuresur

maviequenouséplucheronscetteforêtaussilongtempsquenécessairepourrassemblerlescadavres.Leuroffrirune sépulturedécente,vouscomprenez?Etqui sait,hein? l’angeenapeut-être sauvéd’autres?Berenildeétiraunsourirevoluptueux.–Vousêtesnaïf!Àquoiressemblait-ildonc,cechérubintombéduciel?Àunenfantbienhabillé,

blondcommelesblés,adorablementjoufflu?Ophéliesoufflacontre leverredeses lunetteset lesessuyadanssarobe.Lechevalier.Encoreet

toujourslechevalier.–Vousleconnaissez?s’effaral’homme.Berenilde libéra un rire retentissant. Thorn sortit de sa léthargie et abaissa sur elle un regard

tranchantpour l’enjoindrede se ressaisir.Elle était très roseet sesboucles roulaient sur ses jouesavecunenégligencequineluiressemblaitpas.–DesBêtes possédées, c’est bien cela ?Votre ange leur a soufflé dans la cervelle des illusions

telles que seule une imagination vicieuse peut en concevoir. Des illusions qui les ont enragées,affamées,puisqu’iladissipéesd’unclaquementdedoigts.Berenildejoignitlegesteàlaparoleavectellementdesuperbequelegarde-chasseeneutlesouffle

coupé.Impressionné,ilécarquillaitdesyeuxgrandscommedesassiettes.–Savez-vouspourquoicepetitangevousaépargné?poursuivitBerenilde.Pourquevouspuissiez

medépeindre,danslesmoindresdétails,lafaçondontmafamilleaétémassacrée.– C’est une accusation très sérieuse, chère amie, intervint Archibald en pointant du doigt son

tatouagefrontal.Uneaccusationdevantunemultitudedetémoins.Seslèvresseretroussèrentenunsourire,maisc’étaitàOphéliequ’illedestina.Àtraverslui,toute

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laToileassistaitàlascèneetellefaisaitpartieduspectacle.En un battement de paupières, Berenilde se recomposa un visage serein. Sa poitrine, qui se

soulevaitparsaccades,s’apaisaenmêmetempsquesarespiration.Sachairredevintblanchecommedelaporcelaine.–Uneaccusation?Ai-jeseulementavancéunnom?Archibaldportasonattentionaufonddesonhaut-de-formepercé,àcroirequ’il trouvaitce trou

pluspassionnantquetouteslespersonnesprésentes.–J’aicru,envousécoutant,quecet«ange»nevousétaitpasétranger.BerenilderelevalesyeuxversThornpourleconsulter.Toutraidesurledivan,illuiréponditd’un

regard acéré. Du fond de son silence, il semblait lui ordonner : « Jouez le jeu. » Cet échangesilencieux n’avait duré qu’un instant,mais il permit àOphélie demesurer à quel point elle s’étaittrompée surThorn.Elle avait longtempsvu en lui lamarionnette deBerenilde, alors qu’il n’avaitjamaiscessédetirerlesficelles.– Je suis bouleversée par lamort dema famille,murmuraBerenilde avec un faible sourire.La

douleurm’égare.Cequis’estréellementpasséaujourd’hui,nulnelesaitetnulnelesaurajamais.Regarddemiel,visagedemarbre,elleseproduisaitànouveausur lesplanchesd’un théâtre.Le

pauvreJan,déconcertéaupossible,necomprenaitplusàrienàrien.Ophélie, elle, ne savait trop quoi penser de tout ce qu’elle venait d’entendre. En lançant les

gendarmescontreMime,enemprisonnantl’espritdelatanteRoseline,enpoussantlapauvreservanteàsedéfenestrer,lechevalieravait-ilmanœuvrépourretenirBerenildeicietl’empêcherd’assisteràcettechasse?Cen’étaitqu’unehypothèse.Cen’étaienttoujoursquedeshypothèses.Cetenfantétaitredoutable.Sonombreflottaitsurchaquecatastrophe,maisonnepouvaitjamaisl’accuserderien.–Nousconsidéronsdoncl’affairecommeclassée?badinaArchibald.Undéplorableaccidentde

chasse?Ilyenavaitaumoinsun,cesoir,quiserégalaitdelasituation.Ophéliel’auraittrouvédétestablesi

ellen’avaiteulesentimentquechacunedesesinterventionsvisaitàprotégerBerenildedesespropresétatsd’âme.–Provisoirement,dumoins.Tous les regards affluèrent vers Thorn. C’étaient les premiers mots qu’il prononçait depuis le

débutdeleurpetiteréunion.–Cela tombe sous le sens, ditArchibald avec une pointe d’ironie. Si l’enquêtemet au jour des

élémentsquitendraientàdénoterquelqueagissementcriminel,jenedoutepasquevousrouvriezledossier,monsieurl’intendant.C’estpiledansvoscordes,cemesemble.– Comme il sera dans les vôtres de dresser votre rapport à Farouk, monsieur l’ambassadeur,

repartitThornendardantsurluiunregardenrasoir.Lapositiondematanteàlacourestdevenueprécaire;puis-jecomptersurvouspourdéfendresesintérêts?Ophélierelevaquelatournuretenaitplusdelamenacequedelarequête.Lesourired’Archibald

s’accentua.Iltiral’unaprèsl’autresessouliersdurepose-piedetrecoiffasonvieuxhaut-de-forme.–M.l’intendantmettrait-ilendoutelezèlequejepourraisdéployerenverssatante?–Nel’avez-vouspasdéjàdesservieparlepassé?sifflaThornentresesdents.Encorehabitéeparsonancienpersonnage,Ophélieaffichaitunvisagelointain,peuconcerné.En

réalité,elleneperdaitpasunemiettedecequisedisaitetdecequinesedisaitpas.Archibaldavait-ildonctrahiBerenildeparlepassé?Était-ceàcausedecelaqueThornledétestait,lui,encoreplusquelesautres?–Vousnousparlezd’uneépoquerévolue,susurraArchibaldsanssedépartirdesonsourire.Quelle

mémoire tenace ! Je comprends vos inquiétudes, toutefois. Vous devez votre ascension sociale àl’appuidevotretante.Sielletombe,vouspourriezbientomberavecelle.

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–Ambassadeur!protestaBerenilde.Votrerôlen’estpasdejeterdel’huilesurlefeu.OphélieobservaattentivementThorn, immobile sur ledivan.L’allusiond’Archibaldne semblait

pasl’avoirébranléenapparence,maisseslonguesmainsnoueusess’étaientcontractéesautourdesesgenoux.–Monrôle,madame,estdedirelavérité,toutelavérité,rienquelavérité,repritdoucereusement

Archibald.Votreneveun’aperduaujourd’huiquelamoitiédesafamille.L’autremoitiéesttoujoursbien vivace, quelque part en province. Et cette moitié-là, monsieur l’intendant, conclut-il avec unregardtranquillepourThorn,aétédéchueparlafautedevotremère.LesyeuxdeThorns’étrécirentendeuxfentesgrises,maisBerenildeposaunemainsurlasienne

pourl’inciteraucalme.–Degrâce,messieurs,neremuonsplustoutescesvieilleshistoires!Ilnousfautsongeràl’avenir.

Archibald,puis-jecomptersurvotresoutien?L’intéressé redressa son haut-de-forme d’une chiquenaude, de façon à dégager ses grands yeux

clairs.– J’aimieuxàvousproposerqu’unsoutien,chèreamie. Jevousproposeunealliance.Faitesde

moi le parrain de votre enfant et vous pourrez considérer toute ma famille comme la vôtredorénavant.Ophélieseprécipitadansunmouchoirpourtousseràsonaise.Parraindeladescendancedirectede

Farouk ? En voilà un qui ne perdait aucune occasion pour tirer ses épingles du jeu. Interdite,Berenildeavaitposéinstinctivementsesmainssursonventre.Thorn,quantàlui,étaitblêmederageetsemblaitluttercontrel’enviedefaireavalersonchapeauàArchibald.–Jenesuispasenpositionderefuservotreaide,finitparrépondreBerenilded’untonrésigné.Il

enseradoncainsi.–C’estunedéclarationofficielle?insistaArchibaldentapotantencoresontatouagefrontal.–Archibald, je faisdevous leparraindemonenfant,déclara-t-elle lepluspatiemmentpossible.

Votreprotections’étendra-t-ellejusqu’àmonneveu?Lesourired’Archibaldsefitplusréservé.– Vous m’en demandez beaucoup, madame. Les personnes de mon sexe m’inspirent la plus

profondeindifférenceetjen’aiaucuneenvied’introduiredansmafamilleunindividuaussisinistre.–Etjen’aiaucuneenvied’êtrevotreparent,crachaThorn.–Admettonsquejefasseentorseàmesprincipes,poursuivitArchibaldcommesiderienn’était.

J’accepted’offrirmaprotectionàvotrepetitefiancée,àconditionqu’elleenformuleelle-mêmelademande.Ophéliehaussalessourcilstandisqu’ellerecevaitdepleinfouetl’œilladepétillanted’Archibald.À

forced’être traitéecommeunélémentdumobilier,ellenes’attendaitplusàcequ’on luidemandâtsonavis.–Déclinezsonoffre,luiordonnaThorn.–Pourunefois,jesuisbiendesonavis,intervintsoudainlatanteRoselineenposantfurieusement

sonplateaudethé.Jerefusequetuaiesd’aussimauvaisesfréquentations!Archibaldlaconsidéraavecunefranchecuriosité.–LadamedecompagnieétaitdoncuneAnimiste?J’aiétédupésousmonpropretoit!Loindes’enformaliser,ilparaissaitaucontraireagréablementsurpris.IlsetournaversOphélie

enclaquantdestalonsetouvritgrandlesyeux,sigrandquelecielparutprendretoutelaplacesursonvisage.De leurdivan,ThornetBerenildeappuyaientsurelleunregard insistantpour lui fairecomprendrequ’ilsattendaientautrechosequ’unsilenceidiot.Dans la tête d’Ophélie, une pensée étrangère s’imprima alors sur toutes les autres. « Faites vos

propres choix, petite demoiselle. Si vous ne prenez pas votre liberté aujourd’hui, il sera trop tard

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demain.»Archibaldcontinuaitdeladévisagerinnocemment,àcroirequecettepensée-lànevenaitpasdelui.

Ophéliedécidaqu’ilavaitraison,elledevaitfairesespropreschoixdèsàprésent.–Vousêtesunhommedépourvudemorale,déclara-t-elleenparlantaussifortquepossible.Mais

je sais que vous ne mentez jamais et c’est de vérité que j’ai besoin. J’accepte d’écouter tous lesconseilsquevousvoudrezbienmedonner.Ophélie avait regardé Thorn droit dans les yeux en prononçant cesmots, car c’était à lui aussi

qu’elles’adressait.Ellevitsafigureanguleusesedécomposer.Archibald, lui,n’enfinissaitplusdesourire.–Jecroisquenousallonsbiennousentendre,fiancéedeThorn.Noussommesamisàcompterde

cetteminute!Illasaluad’uncoupdechapeau,déposaunbaisersurlamaindeBerenildeetemmenaavecluile

pauvre garde-chasse déboussolé. Les cris et les questions des nobles explosèrent quandl’ambassadeurfranchitlaportedel’antichambre;lecalmeretombadèsquelatanteRoselinedonnauntourdeclef.IlyeutunlongsilencetendudurantlequelOphéliesentitsurelleladésapprobationgénérale.–Jesuissouffléeparvotrearrogance,s’indignaBerenildeenselevant.–Onm’ademandémonopinionetjel’aidonnée,réponditOphélieavectoutelaplaciditédontelle

étaitcapable.–Votreopinion?Vousn’avezpasàavoird’opinion.Vosseulesopinionsserontcellesquevous

dicteramonneveu.Rigidecommeuncadavre,Thornnequittaitplusletapisdesyeux.Sonprofiltailléaucouteauétait

inexpressif.– De quel droit vous opposez-vous publiquement à la volonté de votre futur mari ? enchaîna

Berenilded’unevoixglaciale.Ophélie n’eut pas à réfléchir longtemps à la question. Son visage se trouvait dans un état

lamentable,ellen’étaitplusàuncoupdegriffeprès.–Cedroit,jemelesuisoctroyé,dit-elleavecaplomb.Depuisl’instantoùj’aiapprisquevousme

manipuliez.Dansl’eaupuredesyeuxdeBerenilde,ilyeutcommeunremous.–Comment osez-vous nous parler sur ce ton ? chuchota-t-elle, suffoquée.Vous n’êtes rien sans

nous,mapauvrepetite,absolumentrien…–Taisez-vous.Berenildeseretournaavecvivacité.Thornavaitprononcécetordred’unevoixpleined’orage.Il

dépliasongrandcorpsdudivanetabaissasursatanteunregardperçantquilafitblêmir.–Ilsetrouvequesonopinionadel’importance.Queluiavez-vousditexactement?Berenildefutsichoquéequ’ils’enprîtàellequ’ellerestamuette.Ophéliedécidaderépondreàsa

place.Elledressasonmentonpouratteindrel’œilbalafrédeThorn,toutlà-haut.Ilétaitcernéàfairepeuretsescheveuxpâlesn’avaientjamaisétéaussimalpeignés.Ilavaitététropéprouvéaujourd’huipourqu’ellelaissâtlibrecoursàsacolère,maisellenepouvaitreportercetteconversation.– Je sais pour leLivre. Je connais vos véritables ambitions.Vous vous servez dumariage pour

préleverunéchantillondemonpouvoiretvousl’inoculer.Cequejeregrette,c’estdenepasl’avoirapprisdevotrebouche.–Etcequejeregrette,moi,maugréalatanteRoselineenluirendantsongantraccommodé,c’est

deneriencomprendreàcequevouschantez.Thorn s’était réfugié derrière sa montre comme chaque fois qu’une situation échappait à son

contrôle. Il la remonta, ferma le couvercle, rouvrit le couvercle,mais celanechangeait rien : il y

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avaiteuunebrisuresurlalignedutemps.Rienneseraitpluscommeavantàpartird’aujourd’hui.–Cequi est fait est fait,dit-il seulementd’un tonneutre.Nousavonsd’autreschats à fouetter, à

présent.Ophélie n’aurait pas cru la chose possible, mais elle se sentit encore plus déçue par Thorn. Il

n’avait exprimé aucun regret, formulé aucune excuse. Elle se rendit soudain compte qu’une petitepartied’elleavaitcontinuéd’espérerensecretqueBerenildeluiavaitmentietqu’iln’avaitrienàvoirdanscesintrigues.Excédée,Ophélieenfilasongantetaidasatanteàdébarrasserleserviceàthé.Elleétaitdansuntel

étatdenerfsqu’ellecassadeuxtassesetunesoucoupe.–Nousn’avonspluslechoix,Thorn,soupiraBerenilde.NousdevonsprésentertafiancéeàFarouk

et leplustôtseralemieux.Tout lemondesaurabientôtqu’elleest ici.Ilseraitdangereuxdela luicacherpluslongtemps.–N’est-ilpasplusdangereuxencoredelaluimettresouslenez?marmonna-t-il.–Jeveilleraiàcequ’illaprennesoussonaile.Jeteprometsquetoutsepasserabien.–Bienentendu,sifflaThornd’untoncinglant.C’étaitpourtantsisimple,quen’yavons-noussongé

plustôt?Dans la petite cuisine, la tanteRoseline échangea un coup d’œil étonné avecOphélie. C’était la

premièrefoisqueThornsemontraitaussiinsolentavecBerenildedevantelles.–Nemeferais-tudoncplusconfiance?reprocha-t-elle.Unpaslourdapprochadelacuisine.Thornployalatêtepouréviterdesecogneraulinteau,trop

bas pour sa taille, et s’épaula contre le cadre de la porte.Occupée à essuyer la vaisselle,Ophélieignoraleregardqu’ilappuyaitpesammentsurelle.Qu’attendait-il?Unmotaimable?Ellenevoulaitpluslevoirenface.–C’estenFaroukquejen’aiaucuneconfiance,ditThornd’unevoixdure.Ilesttellementoublieux

ettellementimpatient.–Passijedemeureàsescôtéspourlerameneràlaraison,déclaraBerenildederrièrelui.–Voussacrifieriezcequivousrested’indépendance.–J’ysuispréparée.ThornnequittaitpasOphéliedesyeux.Elle avaitbeau s’acharner surune théière, elle le sentait

danslecoindeseslunettes.–Vousnecessezdelarapprocherdecetépicentredontjevoulais,moi,lateniréloignée,gronda-t-

il.–Jenevoispasd’autressolutions.–Jevousenprie,faitescommesijen’étaispaslà,s’agaçaOphélie.Cen’estpascommesicelame

concernait,aprèstout.Ellerelevalesyeuxetneputéchapper,cettefois,auregardqueThornfaisaitpesersurelle.Elle

surpritcequ’ellecraignaitd’yvoir.Uneprofondelassitude.Ellen’avaitpasenviedes’apitoyersurlui,pasenviedepenserauxdeuxpetitsdés.Thornentrapourdebondanslacuisine.– Laissez-nous un instant, demanda-t-il à la tanteRoseline qui rangeait le service à thé dans un

placard.Elleserraseslonguesdentsdecheval.–Àconditionquecetteporteresteouverte.LatanteRoselinerejoignitBerenildedanslesalonetThornpoussalaporteautantquepossible.Il

n’yavaitqu’unelampeàgazdanslacuisine;elleprojetal’ombresquelettiquedeThornsurlepapierpeinttandisqu’ilsedressaitdetoutesahauteurdevantOphélie.–Vousleconnaissiez.

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Ilavaitchuchotécesmotsavecuneraideurextrême.–Ce n’est pas la première fois que vous le rencontrez, poursuivit-il. Sous votre véritable jour,

j’entends.Ophéliemit un temps à comprendrequ’il lui parlait d’Archibald.Elle repoussavers l’arrière la

déferlantedecheveuxquitombaientsurseslunettescommeunrideau.–Non,eneffet.J’avaisdéjàaccidentellementfaitsaconnaissance.–Lanuitdevotreescapade.–Oui.–Etilsavaitquivousétiezpendanttoutcetemps.–Jeluiaimenti.Pastrèsbien,jel’admets,maisiln’ajamaisétablidelienentreMimeetmoi.–Vousauriezpum’eninformer.–Sansdoute.–Vousaviezpeut-êtredesraisonsdemetairecetterencontre?Ophélie avaitmal au cou à force de lever le nez vers Thorn. Elle s’aperçut, à la lumière de la

lampe,quelesmusclesquijouaientlelongdesamâchoires’étaientcontractés.–J’espèrequevousnefaitespasallusionàcequejecrois,dit-elled’unevoixsourde.–Dois-jeendéduirequ’ilnevousapasdéshonorée?Ophélieétouffaitdel’intérieur.Alorslà,vraiment,c’étaituncomble!–Non.Vous,enrevanche,vousm’avezhumiliéecommepersonne.Thornarqualessourcilsetinspiraprofondémentparsongrandnez.–Vousm’envoulezparcequejevousaifaitdesdissimulations?Vousaussi,vousm’avezmenti

paromission.Ilsembleraitquenousayonstouslesdeuxempruntéunmauvaischemindèsledépart.Illuiavaitdébitécelad’untondépassionné.Ophélieétaitdeplusenplusperplexe.Pensait-ilqu’il

allaitréglerleurdifférendcommeilclassaitsesdossiersd’intendance?–Etpuis,jenevousaccusederien,ajouta-t-il,imperturbable.Jevousrecommandeseulementde

vous méfier d’Archibald. Gardez-vous de lui, ne demeurez jamais seule en sa compagnie. Je nesauraisquetropvousrecommanderlamêmeprudenceavecFarouk.Soyezconstammentescortéeparquelqu’unlorsquevousserezamenéeàlefréquenter.Ophélienesuttropsielledevaitrireous’énerverpourdebon.Thornsemblaittrèssérieux.Elle

éternuaàtroisreprises,semouchaetrepritd’unevoixenrhumée:–Vousplacezmalvotreinquiétude.Jepasseplutôtinaperçue.Thornsetut,songeur,puisils’inclinaenavant,vertèbreaprèsvertèbre,jusqu’àpouvoirattraperla

maind’Ophélie.Elleseseraitdérobées’ilnes’étaitredressédelui-mêmepresqueaussitôt.–Croyez-vous?ironisa-t-il.EttandisqueThornquittaitlacuisine,Ophélieserenditcomptequ’illuiavaitglisséunpapierdans

lamain.Untélégramme?MONSIEURTHORNINTENDANCECITACIELLE,PÔLE

INQUIETSDEVOTRESILENCEARRIVONSDÈSQUEPOSSIBLE–PAPAMAMANAGATHECHARLESHECTORDOMITILLEBERTRANDALPHONSEBÉATRICEROGERMATHILDEMARCLÉONORE,ETC.

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LaPasse-miroir

–BaisseztoujourslesyeuxenprésenceduseigneurFarouk.–Maisquecelanet’empêchepasdetetenirdroite.–Neprenezlaparolequesivousyêtesexpressémentinvitée.–Montre-toifranchecommeunsifflet.– Vous devezmériter la protection qui vous est offerte, Ophélie, faites preuve d’humilité et de

gratitude.–TueslareprésentantedesAnimistes,mafille,nelaissepersonnetemanquerderespect.Assaillie par les recommandations contradictoires deBerenilde et de la tante Roseline,Ophélie

n’écoutaitnivraimentl’unenivraimentl’autre.Elleessayaitd’amadouerl’écharpequi,moitiéfolledejoie,moitiéfolledecolère,s’enroulaitautourdesoncou,desesbrasetdesatailledepeurd’êtreànouveauséparéedesamaîtresse.–J’auraisdûbrûlercettechosequandvousaviezledostourné,soupiraBerenildeenagitantson

éventail.OnnefaitpassonentréeàlacourduPôleavecuneécharpemaléduquée.Ophélieramassal’ombrellequ’ellevenaitdefairetomber.Berenildel’avaitaffubléed’unchapeau

àvoiletteetd’une robecouleurvanille, légèrecommede lacrèmefouettée,qui lui rappelaient lestoilettes de son enfance, à l’époque où toute sa famille sortait pique-niquer en été. Cette tenue luiparaissaitinfinimentplusincongruequesonécharpesurunearcheoùleprintempsn’excédaitpaslesmoinsquinzedegrés.Leurascenseurs’immobilisaendouceur.–L’Opéra familial,mesdames ! annonça legroom.LaCompagniedes ascenseursvous informe

qu’unecorrespondancevousattenddel’autrecôtéduhall.Ladernièrefoisqu’Ophélieavaittraverséleparquetétincelantduhalldel’Opéra,elleportaitune

livrée de valet à la place d’une robe de dame, et une rame au lieu d’une ombrelle. Elle avaitl’impressiond’avoir troquéun déguisement pour un autre,mais une chose restait inchangée : elleavaittoujoursaussimalàsacôte.Unnouveaugroomvintàleurrencontreentirantsursonchapeauàélastique.–Votrecorrespondancevousattend,mesdames!LeseigneurFaroukamanifestésonardentdésir

devousrecevoir.En d’autres termes, il s’impatientait déjà. Berenilde prit place dans l’ascenseur comme si elle

flottait surdesnuages.Ophélie,elle,marchaitplutôtsurdesœufsenpassantdevant le régimentdegendarmesquigardaient lagrillede l’entrée.Ellene trouvaitpas tellement rassurantdebénéficierd’unetelleprotectionpourmonterunseulétage.–Nousne sommesplusà l’ambassade,avertitBerenilde tandisque leportier refermait lagrille

d’or.À compter d’aujourd’hui, nemangez rien, nebuvez rien, n’acceptez aucunprésent sansmonautorisation.Sivoustenezàvotresantéouàvotrevertu,vouséviterezégalementlesalcôvesetlescouloirspeufréquentés.LatanteRoseline,quis’étaitemparéed’unchouàlacrèmesurlebuffetappétissantdel’ascenseur,

lereposasanssourciller.–Quellesmesuresenvisagez-vousdeprendreconcernantnotrefamille?demandaOphélie.Ilest

horsdequestiondelesfairevenirici.

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Rienqued’imaginersonfrère,sessœurs,sesniècesetsesneveuxdanscenidàserpents,celaluidonnaitdessueursfroides.Berenildes’assitvoluptueusementsurl’unedesbanquettesdel’ascenseur.–FaitesconfianceàThornpourréglerceproblèmeavecsonefficacitéhabituelle.Pourlemoment,

souciez-vous surtout denepas produire une tropmauvaise impression sur notre esprit de famille.Notreaveniràlacourdépendraenpartiedel’opinionqueFaroukseferadevous.Berenilde et la tante Roseline renouvelèrent aussitôt leurs recommandations – l’une voulant

corriger l’accent d’Ophélie, l’autre le préserver, l’une demandant de garder l’animisme pourl’intimité,l’autredelemettrepubliquementenavant–,àcroirequ’ellesavaientchacunerépétéleurtextetoutelajournée.Ophélieépouilla l’écharpedesespeluches,autantpourlacalmerquepoursecalmerelle-même.

Derrièrelavoilettedesonchapeau,elleserraitleslèvresafindecontenirsapensée.«Confiance»et«Thorn» : ellene feraitplus l’erreurdemettre cesdeuxmots côte à côte.Lapetite conversationqu’ilsavaienteuelaveillen’ychangeraitrien,quoiqueM.l’intendantenpensât.Alorsque l’ascenseurcraquaitde toussesmeubles,à la façond’un luxueuxnavire lancésur les

flots,Ophélie avait l’impressionquecesbruits émanaientde sonproprecorps.Elle se sentaitplusfragile que le jour où elle avait vuAnimadisparaître dans la nuit, que le jour où sa belle-familles’étaitfaitlesgriffessurelle,quelejouroùlesgendarmesl’avaientrouéedecoups,puisjetéeauxoubliettes duClairdelune.Si fragile, en fait, qu’il lui semblait qu’elle pourrait voler en éclats à laprochainefêlure.«C’estmafaute,songea-t-elleavecamertume.Jem’étaispromisdenerienattendredecethomme.

Sij’avaistenumapromesse,jeneseraispasdansuntelétat.»Acquiesçantmachinalement aux conseils qu’on lui donnait, Ophélie fixait avec appréhension la

grilledoréedel’ascenseur.Dansquelquesinstants,elless’ouvriraientsurunmondeplushostilequetout ce qu’elle avait connu jusqu’alors. Elle n’avait aucune envie de sourire à des gens qui laméprisaientsanslaconnaître,quinevoyaientenellequ’unesimplepairedemains.Ophéliefitànouveautombersonombrelle,maiscettefois,ellenelaramassapas.Àlaplace,elle

contemplasesgantsdeliseuse.Cesdixdoigtsétaientexactementcommeelle:ilsneluiappartenaientplus.Elleavaitétévendueàdesétrangersparsaproprefamille.ElleétaitdésormaislapropriétédeThorn,deBerenildeetbientôtdeFarouk,troispersonnesenquiellen’avaitaucuneconfiance,maisauxquelleselledevraitsesoumettrepourlerestantdesesjours.Lecompartiments’immobilisasibrutalementquelavaisselledubuffettintinnabula,lechampagne

serépanditsurlanappe,BerenildeportalesdeuxmainsàsonventreetlatanteRoselinejura,aunomdetouslesescaliersdumonde,qu’onnel’yreprendraitplusàmonteràbordd’unascenseur.–Que cesdamesveuillent accepter toutes les excusesde laCompagnie, sedésola le groom.Ce

n’estqu’unpetitincidentmécanique,l’ascensionreprendradansquelquesinstants.Ophélie ne comprenait pas pourquoi ce garçon s’excusait alors qu’il méritait toute sa

reconnaissance.Lechocavaitétésidouloureuxpoursacôtequ’elleenavaitencorelesoufflecoupé:c’étaitplusefficacequen’importequellegifle.Commentavait-ellepuselaisseralleràressasserdespensées aussi défaitistes ? Ce n’étaient pas seulement les autres ; c’était elle, Ophélie, qui avaitconstruit toutesonidentitéautourdesesmains.C’étaitellequiavaitdécidéqu’elleneserait jamaisriend’autrequ’une liseuse, unegardiennedemusée,unecréatureplusadaptéeà lacompagniedesobjets qu’à celle des êtres humains. Lire avait toujours été une passion, mais depuis quand lespassionsétaient-elleslesseulesfondationsd’unevie?Ophélierelevalesyeuxdesesgantsettombasursonproprereflet.Entredeuxfresquesd’illusions

oùdesfaunesjouaientàcache-cacheavecdesnymphes,uneglacemuralerenvoyaitunéchoderéalité:unetoutepetitefemmeenrobed’été,sonécharpetricoloreamoureusementenrouléeautourd’elle.

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PendantqueBerenildemenaçaitlepauvregroomdelefairependresicechocd’ascenseuravaitlamoindreincidencesursagrossesse,Ophélies’approchalentementdelaglace.Ellesoulevalavoilettedesonchapeauets’observaattentivement, lunettescontre lunettes.Bientôt,quandleshématomesseseraientrésorbés,quandlagriffuredeFreyjaseseraittransforméeencicatricesurlajoue,Ophélieretrouveraitunvisagefamilier.Maissonregard,lui,neredeviendraitjamaiscommeavant.Àforcede voir des illusions, il avait perdu les siennes et c’était très bien comme ça. Quand les illusionsdisparaissent,seuledemeurelavérité.Cesyeux-làsetourneraientmoinsversl’intérieuretdavantagesurlemonde.Ilsavaientencorebeaucoupàvoir,beaucoupàapprendre.Ophélieplongea leboutde sesdoigtsdans la surface liquidedumiroir.Elle se rappela soudain

cettejournéeoùsasœurluiavaitfaitlaleçon,ausalondecoiffure,quelquesheuresavantl’arrivéedeThorn.Queluiavait-elledit,déjà?«Lecharmeestlameilleurearmeofferteauxfemmes,ilfautt’enservirsansscrupule.»Alorsquel’ascenseurreprenaitsamontée,l’incidentmécaniqueayantétérésolu,Ophéliesefitla

promessedenejamaissuivreleconseildesasœur.Lesscrupulesétaienttrèsimportants.Ilsétaientmêmebeaucoupplus importantsquesesmains.«Passer lesmiroirs,avaitdit legrand-oncleavantleur séparation, ça demande de s’affronter soi-même. » Tant qu’Ophélie aurait des scrupules, tantqu’elle agirait en accord avec sa conscience, tant qu’elle serait capable de faire face à son refletchaquematin,ellen’appartiendraitàpersonned’autrequ’elle-même.«C’estcequejesuisavantd’êtreunepairedemains,conclutOphélieensortantsesdoigtsdela

glace.JesuislaPasse-miroir.»– La cour, mesdames ! annonça le groom en abaissant le levier du frein. La Compagnie des

ascenseurs espère que votre ascension a été agréable et vous présente toutes ses excuses pour ceretard.Ophélie ramassasonombrelle,emplied’unedéterminationnouvelle.Cette fois,elleétaitprêteà

braver ce monde de faux-semblants, ce labyrinthe d’illusions, bien décidée à ne plus jamais s’yperdre.Lagrilled’ors’ouvrirentsurunelumièreaveuglante.

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Bribe,post-scriptum

Çamerevient,Dieuaétépuni.Ce jour-là, j’aicomprisqueDieun’étaitpas tout-puissant.Jenel’aiplusjamaisrevudepuis.

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ChristelleDabosestnéeen1980sur laCôted’Azuretagrandidansunfoyeremplidemusiqueclassiqueetd’énigmeshistoriques.Plusimaginativequecérébrale,ellecommenceàgribouillersespremierstextessurlesbancsdelafaculté.InstalléeenBelgique,ellesedestineàêtrebibliothécairequandlamaladiesurvient.L’écrituredevientalorsuneévasionhorsdelamachineriemédicale,puisunelentereconstructionetenfinunesecondenature.Ellebénéficiependantcetempsdel’émulationde Plume d’Argent, une communauté d’auteurs sur Internet. C’est grâce à leurs encouragementsqu’elledécidedereleversontoutpremierdéfilittéraire:s’inscrireauConcoursGallimardJeunesse.Grandelauréateparmilestroisfinalistes,ChristelleDabosécritactuellementledeuxièmelivredeLaPasse-miroir.

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Soussonécharpeéliméeetseslunettesdemyope,Ophéliecachedesdonssinguliers:ellepeutlirele passé des objets et traverser lesmiroirs. Elle vit paisiblement sur l’arche d’Anima quand on lafianceàThorn,dupuissantclandesDragons.La jeunefilledoitquittersa familleet lesuivreà laCitacielle,capitaleflottanteduPôle.Àquellefina-t-elleétéchoisie?Pourquoidoit-elledissimulersavéritableidentité?Sanslesavoir,Ophéliedevientlejouetd’uncomplotmortel.Une héroïne inoubliable, un univers riche et foisonnant, une intrigue implacable. Découvrez le

premierlivred’unegrandesagafantastiqueetletalentd’unnouvelauteuràl’imaginairesaisissant.Lauréat du concours du premier roman jeunesse organisé par Gallimard Jeunesse, RTL et

Télérama.

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Àsuivre,ledeuxièmelivredeLaPasse-miroir:

JouerlesSchéhérazadepourmériterlaprotectiondeFarouk.Enquêtersurd’inquiétantesdisparitions.Percerlesecretd’unlivreaupouvoirétrange.

Ophélieestconfrontéeauxdangersd’unecourtoujoursplusmalveillante…etsilaseulefaçondesurmontercesépreuvesétaitdeneplusconsidérersonfiancécommeunennemi?

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5,rueGaston-Gall imard,75328Pariscedex07

www.gall imard-jeunesse.fr

Couverture:LaurentGapail lard

©ÉditionsGall imardJeunesse,2013,pourletexte.

Loin°49-956du16jui l let1949surlespublicationsdestinéesàlajeunesse

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CetteéditionélectroniquedulivreLaPasse-miroir.Livre1.LesFiancésdel’hiverdeChristelleDabosaétéréaliséele13mai2013

parlesÉditionsGallimardJeunesse.Ellereposesurl’éditionpapierdumêmeouvrage,achevéd’imprimerenmai2013parCPIFirminDidot

(ISBN:978-2-07-065376-8-Numérod’édition:252469).Codesodis:N55542–ISBN:978-2-07-503046-5

Numérod’édition:252470

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TableofContentsCouvertureConcourspremierromanjeunessePagedetitreBribeLesfiancés

L’archivisteLaDéchirureLejournalL’oursL’observatoireLacuisineLamédailleL’avertissementLegarde-chasseLaCitacielleLesDragonsLachambreL’escapadeLejardinLasœurLesgriffesL’oreilleMime

AuClairdeluneLaclefRenardL’enfantLabibliothèqueLavisiteL’intendanceL’orangeLesoubliettesLaNihilisteLaconfianceLamenaceL’opéraLagareLesillusionsLasoubretteLesdésL’angeLaPasse-miroirBribe,post-scriptum

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L’auteurPrésentationÀsuivreOnlitplusfortCopyrightAchevédenumériser

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TableofContentsCouvertureConcourspremierromanjeunessePagedetitreBribeLesfiancés

L’archivisteLaDéchirureLejournalL’oursL’observatoireLacuisineLamédailleL’avertissementLegarde-chasseLaCitacielleLesDragonsLachambreL’escapadeLejardinLasœurLesgriffesL’oreilleMime

AuClairdeluneLaclefRenardL’enfantLabibliothèqueLavisiteL’intendanceL’orangeLesoubliettesLaNihilisteLaconfianceLamenaceL’opéraLagareLesillusionsLasoubretteLesdésL’angeLaPasse-miroirBribe,post-scriptum

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