la mémoire des « grandes figures » dans l’espace public...

5
Les Cahiers nouveaux N° 83 Septembre 2012 61 61-65 Paul Delforge 01 Institut Destrée Directeur de recherche et conseiller pédagogique Responsable du pôle recherche Choisir cent Wallons qui ont marqué le 20 e siècle, l’exercice n’a jamais été tenté quand, il y a vingt ans, Jean-Maurice Dehousse dévoile l’exposition Cent Wallons du Siècle, au Centre culturel Les Chiroux (septembre 1992) 02 . La démarche semble avoir une dimension « fin de siècle », mais pas seu- lement. À l’heure où la Région wallonne s’inscrit dans le paysage institutionnel belge, évoquer les Wallons qui ont fait le siècle en train de s’achever répond aussi aux propos que tenait, quatre-vingts années auparavant, Jules Destrée dans sa Lettre au roi : « Nous ignorons tout de notre passé wallon (…) il semble vraiment que nous n’ayons rien à rappeler pour fortifier les énergies et susciter les enthousiasmes (…) » 03 . Certes, des efforts ont été réalisés pour une meilleure connaissance scienti- fique de la Wallonie 04 , mais les manuels scolaires restent hermétiques à la notion de Wallonie et les supports mis à la disposition du grand public font encore défaut. Au-delà de la dimension wallonne, se pose aussi la question du critère de notoriété. Comment une personnalité entre-t-elle dans la mémoire collective ? Comment peut-on mesurer cette notoriété ? Pour la Wallonie, la démarche de l’exposition « Cent Wallons » a été un stimulateur ponc- tuel de notoriété, parmi d’autres initiatives. On pourrait en effet citer le dossier de la nouvelle gare de Liège 05 , ou le concours visant à doter la Place Saint-Lambert d’une fontaine et d’une sculpture évoquant Saint-Lambert ou l’histoire locale 06 ; à Namur, sur le pignon de l’hôtel de ville, une Fresque des Wallons est inaugurée en 2004, dédiée à l’histoire de la Wallonie et de ses acteurs ; dans un genre différent, on peut encore citer la création des « Mérites wallons » par le Gouvernement wallon (2011) 07 , ainsi que le projet d’un Dictionnaire des Wallons en ligne. Mais, dans la durée, José Fontaine fait observer à la fin des années 1990 que la presse francophone La mémoire des « grandes figures » dans l’espace public wallon 01 Historien. 02 L’initiative de l’exposition « Cent Wallons du Siècle » et de son catalogue émanait du Centre culturel Les Chiroux. Le projet fut réalisé en partenariat avec le Centre d’Histoire de la Wallonie et du Mouvement wallon de l’Institut Destrée et avec le soutien du Gouvernement wallon. 03 Extrait de la Lettre au roi de Jules Destrée. Cf. http://www.institut- destree.eu/Publications/ Jules-Destree_Lettre-au- roi_1912-08-15_Extrait_ Revue-de-Belgique.pdf 04 Cf. principalement L. GENICOT (dir.), Histoire de la Wallonie, Privat, Toulouse, 1973 et les six volumes de La Wallonie. Le Pays et les Hommes, Renaissance du Livre, Bruxelles, 1976-1980. 05 En 2004, le débat était vif sur la question de savoir si le nom de gare des Guillemins devait laisser la place à gare Charlemagne, gare Liège-Limbourg ou toute autre appellation honorant la gare Calatrava. 06 La ville de Liège lança une « consultation populaire » pour déterminer une série d’œuvres présélectionnées par un jury. Seule la fontaine fut réalisée, mais un recours au Conseil d’état a remis en question les choix opérés. exprime globalement un discours anti-wallon 08 . Et dans l’espace public qu’en est-il ? La mémoire de figures wallonnes marquantes 09 est-elle entrete- nue ou mise en valeur ? Par qui et comment ? Nous tenterons de répondre à ces questions après avoir brièvement évoqué le projet « Cent Wallons du Siècle ». L’absence de l’article déterminant défini Intuitivement, il paraissait aisé de dresser la liste de cent « célébrités » wallonnes 10 ; néanmoins en l’absence d’un dictionnaire reprenant les femmes et les hommes de Wallonie, en l’absence aussi d’Internet (en 1991), une méthode rigoureuse s’im- posait pour identifier celles qui avaient vraiment marqué le 20 e siècle. S’inspirant du Manifeste pour la culture wallonne de 1983 11 , trois critères ont été retenus, dont l’un des trois au moins devait être rencontré : être né en Wallonie ; avoir vécu ou vivre en Wallonie ; avoir œuvré ou œuvrer en Wallonie. Le tout devant se situer essentielle- ment au 20 e siècle. Quant à la notoriété, elle allait résulter d’un processus de large consultation. L’indispensable collection des six volumes de l’en- cyclopédie La Wallonie. Le pays et les hommes a fait l’objet d’un dépouillement systématique qui a permis de dresser un inventaire de 1.200 noms de Wallons du 20 e siècle, classés par ordre alphabé- tique 12 . Cette longue liste a été adressée à plus de 500 personnes-ressources issues d’horizons très différents 13 . Chacun était invité à retenir autant de noms qu’il souhaitait en attribuant une, deux ou trois étoiles. La liberté était laissée d’introduire d’autres noms que ceux figurant sur la liste. Au terme d’un patient dépouillement ont ainsi émergé les noms de « Cent Wallons », dont la notoriété avait frappé la mémoire de celles et de ceux qui leur succédaient ou étaient encore leurs contemporains. Un livre et une exposition

Upload: others

Post on 25-Jul-2020

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: La mémoire des « grandes figures » dans l’espace public wallondocum1.wallonie.be/DOCUMENTS/CAHIERS/CN83/C2A10_Delforge.pdf · citer la création des « Mérites wallons » par

61Les Cahiers nouveaux N° 83 Septembre 2012

61

61-65Paul Delforge01

Institut DestréeDirecteur de recherche et conseiller pédagogiqueResponsable du pôle recherche

Choisir cent Wallons qui ont marqué le 20e siècle, l’exercice n’a jamais été tenté quand, il y a vingt ans, Jean-Maurice Dehousse dévoile l’exposition Cent Wallons du Siècle, au Centre culturel Les Chiroux (septembre 1992)02. La démarche semble avoir une dimension « fin de siècle », mais pas seu-lement. À l’heure où la Région wallonne s’inscrit dans le paysage institutionnel belge, évoquer les Wallons qui ont fait le siècle en train de s’achever répond aussi aux propos que tenait, quatre-vingts années auparavant, Jules Destrée dans sa Lettre au roi : « Nous ignorons tout de notre passé wallon (…) il semble vraiment que nous n’ayons rien à rappeler pour fortifier les énergies et susciter les enthousiasmes (…) »03. Certes, des efforts ont été réalisés pour une meilleure connaissance scienti-fique de la Wallonie04, mais les manuels scolaires restent hermétiques à la notion de Wallonie et les supports mis à la disposition du grand public font encore défaut. Au-delà de la dimension wallonne, se pose aussi la question du critère de notoriété. Comment une personnalité entre-t-elle dans la mémoire collective ? Comment peut-on mesurer cette notoriété ? Pour la Wallonie, la démarche de l’exposition « Cent Wallons » a été un stimulateur ponc-tuel de notoriété, parmi d’autres initiatives. On pourrait en effet citer le dossier de la nouvelle gare de Liège05, ou le concours visant à doter la Place Saint-Lambert d’une fontaine et d’une sculpture évoquant Saint-Lambert ou l’histoire locale06 ; à Namur, sur le pignon de l’hôtel de ville, une Fresque des Wallons est inaugurée en 2004, dédiée à l’histoire de la Wallonie et de ses acteurs ; dans un genre différent, on peut encore citer la création des « Mérites wallons » par le Gouvernement wallon (2011)07, ainsi que le projet d’un Dictionnaire des Wallons en ligne. Mais, dans la durée, José Fontaine fait observer à la fin des années 1990 que la presse francophone

La mémoire des « grandes figures » dans l’espace public wallon

01Historien.

02L’initiative de l’exposition « Cent Wallons du Siècle » et de son catalogue émanait du Centre culturel Les Chiroux. Le projet fut réalisé en partenariat avec le Centre d’Histoire de la Wallonie et du Mouvement wallon de l’Institut Destrée et avec le soutien du Gouvernement wallon.

03Extrait de la Lettre au roi de Jules Destrée. Cf. http://www.institut-destree.eu/Publications/Jules-Destree_Lettre-au-roi_1912-08-15_Extrait_Revue-de-Belgique.pdf

04Cf. principalement L. GENICOT (dir.), Histoire de la Wallonie, Privat, Toulouse, 1973 et les six volumes de La Wallonie. Le Pays et les Hommes, Renaissance du Livre, Bruxelles, 1976-1980.

05En 2004, le débat était vif sur la question de savoir si le nom de gare des Guillemins devait laisser la place à gare Charlemagne, gare Liège-Limbourg ou toute autre appellation honorant la gare Calatrava.

06La ville de Liège lança une « consultation populaire » pour déterminer une série d’œuvres présélectionnées par un jury. Seule la fontaine fut réalisée, mais un recours au Conseil d’état a remis en question les choix opérés.

exprime globalement un discours anti-wallon08. Et dans l’espace public qu’en est-il ? La mémoire de figures wallonnes marquantes09 est-elle entrete-nue ou mise en valeur ? Par qui et comment ? Nous tenterons de répondre à ces questions après avoir brièvement évoqué le projet « Cent Wallons du Siècle ».

L’absence de l’article déterminant défini

Intuitivement, il paraissait aisé de dresser la liste de cent « célébrités » wallonnes10 ; néanmoins en l’absence d’un dictionnaire reprenant les femmes et les hommes de Wallonie, en l’absence aussi d’Internet (en 1991), une méthode rigoureuse s’im-posait pour identifier celles qui avaient vraiment marqué le 20e siècle. S’inspirant du Manifeste pour la culture wallonne de 198311, trois critères ont été retenus, dont l’un des trois au moins devait être rencontré : être né en Wallonie ; avoir vécu ou vivre en Wallonie ; avoir œuvré ou œuvrer en Wallonie. Le tout devant se situer essentielle-ment au 20e siècle. Quant à la notoriété, elle allait résulter d’un processus de large consultation. L’indispensable collection des six volumes de l’en-cyclopédie La Wallonie. Le pays et les hommes a fait l’objet d’un dépouillement systématique qui a permis de dresser un inventaire de 1.200 noms de Wallons du 20e siècle, classés par ordre alphabé-tique12. Cette longue liste a été adressée à plus de 500 personnes-ressources issues d’horizons très différents13. Chacun était invité à retenir autant de noms qu’il souhaitait en attribuant une, deux ou trois étoiles. La liberté était laissée d’introduire d’autres noms que ceux figurant sur la liste.Au terme d’un patient dépouillement ont ainsi émergé les noms de « Cent Wallons », dont la notoriété avait frappé la mémoire de celles et de ceux qui leur succédaient ou étaient encore leurs contemporains. Un livre et une exposition

MRW049_CN83_Intérieur_v2.indd 61 26/07/12 12:12

Page 2: La mémoire des « grandes figures » dans l’espace public wallondocum1.wallonie.be/DOCUMENTS/CAHIERS/CN83/C2A10_Delforge.pdf · citer la création des « Mérites wallons » par

62

valorisèrent ce résultat. L’exposition fut itinérante, et le catalogue est devenu un site Internet de réfé-rence, en raison de sa forte fréquentation, mais aussi parce que le fait d’avoir été distingué parmi les « Cent Wallons du Siècle » est devenu une information à part entière, une sorte de « mar-queur de notoriété ».Les réactions enregistrées à l’époque étaient dans l’ensemble très positives14. Bien sûr, chacun regrettait l’absence de tel ou tel acteur, mais cette réaction était la manifestation même de l’acceptation d’un principe : on pouvait désor-mais parler de Wallonnes ou de Wallons célèbres sans complexe, et sans entendre l’accusation de « repli identitaire »15. Quant à savoir si l’initiative a contribué à mieux faire connaître les Wallons et leur histoire, il faut peut-être dépasser le stade des réactions et des visites suscitées par l’expo-sition itinérante pour observer le statut conféré à ces Cent Wallons par une institution académique totalement dédiée à l’évocation des person-nalités ayant marqué l’histoire de la Belgique. Sans forfanterie et en se gardant de comparer l’événement Cent Wallons à l’entreprise de l’Aca-démie de Belgique, on peut néanmoins observer que seuls 22 des 100 Wallons avaient fait l’objet d’une notice dans les volumes de la Biographie nationale ou dans les deux premiers tomes de la Nouvelle Biographie nationale. Depuis 1992, un autre tiers de ces « Cent Wallons » a fait son entrée dans la NBN ; à l’heure présente, ils sont 45 à ne pas disposer d’une entrée dans la publication de l’Académie, mais il importe de souligner que le projet « Cent Wallons » n’a pas hésité à traiter de personnalités encore en acti-vité, critère généralement éliminatoire dans de nombreux autres projets.

Du local au national ou à l’international, sans niveau intermédiaire

Le projet « Cent Wallons » a été une démarche ponctuelle. De manière plus durable, la mémoire des Wallons célèbres est-elle présente dans l’espace public ? Dans le cadre limité de cet article, nous procéderons à deux études de cas. La pré-sence des noms de personnes dans la dénomina-tion d’établissements publics ; l’analyse du nom des rues, places et autres avenues en Wallonie (les odonymes20).

De l’école secondaire…21

Certains établissements scolaires portent, par-fois depuis très longtemps, une dénomination évoquant un événement, mais le plus souvent une personnalité. Il n’est pas question ici des établissements scolaires catholiques, mais des Athénées et Instituts relevant de l’enseignement officiel de l’état. À partir des années 1980, le législateur va inciter chaque établissement à s’identifier davantage à une personnalité de son choix22. Initiative symbolique décidée au moment de la communautarisation de l’enseignement, elle n’a pas engendré des réactions massives, sous forme de changements de dénomination, les

Roger Potier avait réalisé l’affiche et la couverture de l’exposition en 1992.

07http://www.wallonie.be/fr/connaitre-la-wallonie/distinction-du-merite-wallon/pourquoi-un-merite-wallon

08J. FONTAINE, Le discours antiwallon en Belgique francophone (1983-1998), dans Toudi, n°s 13-14, septembre 1998.

09Nous n’abordons pas ici les monuments collectifs élevés à la suite des grands conflits mondiaux. À ce sujet, cf. G. MALEVEZ & F. ALBERT, dans Le patrimoine civil public de Wallonie, Liège, 1995, p. 182-200.

10Le chiffre cent s’est imposé de lui-même : chiffre rond, il rappelle toutes les années écoulées. Il n’est précédé d’aucun article, laissant ainsi bien entendre que les noms retenus ne sont qu’une infime partie d’une collectivité plus large et que le choix a été celui d’un moment. La limitation au 20e siècle, quant à elle, est un choix éditorial et méthodologique.

11Sont de Wallonie sans réserve tous ceux qui vivent, travaillent dans l’espace wallon. Sont de Wallonie toutes les pensées et toutes les croyances respectueuses de l’homme, sans exclusive. Cf. notamment Autour d’un manifeste, n° spécial de La Revue Nouvelle, janvier 1984 ; Culture et politique (ouvrage collectif), Institut Destrée, Charleroi, 1984 ; Actualité du Manifeste (ouvrage collectif), Liège, 1985.

12Aucune présélection n’a été introduite. Ainsi, par exemple, la présence sur la liste du nom de Léon Degrelle a-t-elle suscité des réactions indignées de la part de plusieurs résistants. Ils ont finalement accepté l’explication qu’une démarche historique qui se voulait scientifique ne pouvait occulter des aspects du passé quels qu’ils soient.

13Les membres du Parlement wallon formé à la suite des élections du 24 novembre 1991, les membres du Conseil économique et social de la Région wallonne, les anciens ministres de la culture, les membres de l’Académie royale de Belgique (Beaux-Arts, sciences, médecine), les rédactions politiques, sportives et culturelles de l’ensemble des journaux de Wallonie, les rédactions des médias télévisés et radio, les membres du Conseil d’administration de l’Institut

Cent Wallons du Siècle : une exposition, un catalogue, un site, un marqueur de notoriété

La scénographie de l’exposition « Cent Wallons du Siècle » a privilégié le regroupement des personnalités selon un critère thématique. Dix espaces ont ainsi été créés, mettant les cent personnalités en situation : Beaux-arts, Politique, Sciences, Audiovisuel, Industries, Lettres, Idéaux et Combats, Musique, Histoire, un dernier espace étant consacré aux Ministres-Présidents depuis 198016. Une photo, une atmosphère, un fond musical, une œuvre d’art, un montage audiovisuel don-naient à l’exposition sa dimension originale.Le catalogue, quant à lui, refusait le genre « Top 100 » et présentait l’ensemble des personnalités dans l’ordre alphabétique des noms, chacune disposant d’une photo et d’un texte d’égale longueur. Vingt ans après, il est permis de lever le voile sur l’ordre de classement des cinquante et un17 Wallons préférés à l’époque. Nul doute qu’une démarche similaire organisée de nos jours donne-rait un autre résultat. Peut-être trouverait-on davantage que les quatre femmes identifiées à l’époque18.

Pendant plusieurs années, l’exposition a été présentée de ville en ville, avant de disparaître et de ne laisser comme seule trace tangible que le site Internet – mis à jour – reprenant les cent personnalités, ainsi que les Ministres-Présidents wallons19.

MAGRITTE, RenéSIMENON, GeorgesGREVISSE, MauriceDELVAUX, PaulDESTRéE, JulesBORDET, JulesYSAYE, EugèneBOVESSE, FrançoisSOLVAY, ErnestPLISNIER, CharlesCHAVEE, AchilleRENARD, AndréGRUMIAUX, ArthurPAULUS, PierrePIRENNE, HenriCAREME, MauriceTHIRY, MarcelCOOLS, AndréMICHAUX, HenriPERIN, FrançoisPIRE, DominiqueHARMEL, PierreDUVIEUSART, JeanREY, JeanDE DUVE, ChristianGENICOT, Léopold

HANSE, JosephPOUSSEUR , HenriBURY, PolDEHOUSSE, FernandWAROCQUé, RaoulLEMAITRE, Mgr GeorgesLECLERCQ, Ch. Jacques MASSON, ArthurDES OMBIAUX , MauriceTOUSSEUL, JeanLAHAUT, JulienABSIL, JeanMOCKEL, AlbertCLAUDE, AlbertBAUSSART, élieEMPAIN, édouardDEHOUSSE, Jean MauriceBOLOGNE, MauriceBASTIN, JulesSTEEMAN, Stanislas-AndréTERWAGNE, FreddyYERNA, JacquesCARTE, AntoDELAHAUT, JoHOWET, Marie

MRW049_CN83_Intérieur_v2.indd 62 26/07/12 12:12

Page 3: La mémoire des « grandes figures » dans l’espace public wallondocum1.wallonie.be/DOCUMENTS/CAHIERS/CN83/C2A10_Delforge.pdf · citer la création des « Mérites wallons » par

63

établissements étant alors surtout préoccupés par des questions plus prioritaires, comme par-fois celle de leur propre existence.En 2012, sur 107 établissements scolaires de l’en-seignement secondaire de la Fédération Wallonie-Bruxelles, situés en Wallonie, 42 ont intégré le nom d’une personnalité dans leur dénomination. Hormis cinq noms de personnalités étrangères (Rostand, Edison ou le général Jourdan par exemple), on constate surtout que le nom retenu est fortement lié à la ville de l’établissement, soit parce que la personnalité y est née soit parce qu’elle y a exercé une activité significative, comme c’est le cas de Magritte choisi deux fois, à Lessines et à Châtelet. La grande majorité des personnalités choisies (30) ont vécu au 20e siècle, ou à cheval sur le 19e et le 20e siècles. Dix figurent parmi les Cent Wallons du Siècle. La moitié d’entre elles ont connu une renommée internationale ; pour l’autre moitié, on peut distinguer trois catégories, d’égale impor-tance, à savoir des personnalités ayant eu une notoriété locale, régionale ou nationale. Hormis de très rares exceptions, toutes sont décédées.En Wallonie, deux établissements sur cinq ont donc choisi de s’identifier à une personnalité dont l’ancrage est surtout local. Cette situation contraste avec celle rencontrée en France où chaque Lycée porte le nom d’un personnage ou d’un événement historique, tandis qu’au Nord, en Flandre, au-delà des références religieuses des établissements catholiques, les établissements officiels d’enseignement secondaire sont quasi unanimement dépourvus de tout déterminant lié à une personne.En restant en Wallonie, la réflexion pourrait s’étendre aux établissements secondaires com-munaux (Athénée de Waha à Liège), aux instituts provinciaux (Jean Jaurès à Charleroi, Université du Travail Paul Pastur), voire aux Hautes écoles. Au cours de ces dernières années, le processus de fusion/regroupement a considérablement réduit le nombre des anciennes écoles supérieures et, dans la nouvelle organisation, quatre Hautes écoles de Wallonie ont choisi de s’identifier à une personnalité célèbre : Condorcet dans le Hainaut, Charlemagne à Liège, Albert Jacquard à Namur et Robert Schuman dans le Luxembourg. Le proces-sus de fusion n’a pas totalement fait disparaître les noms antérieurs : Léon-éli Troclet, André Vésale et Rennequin Sualem, voire les Rivageois à Liège, et Blaise Pascal à Namur et dans le Luxembourg. À Bruxelles, les Hautes écoles portent, dans la majorité des cas, le nom d’une personnalité bruxel-loise ou étrangère (Lucia de Brouckère, Paul-Henri Spaak, Galilée ou Léonard de Vinci)23. En Wallonie, la référence à une personnalité n’est pas la ten-dance générale et, de surcroît, sa stature wallonne est rarement prise en compte.

… à la rue

Les noms de rue sont un autre indicateur de la place réservée à la mémoire de personnalités wallonnes dans l’espace public24. Pendant des décennies, l’attribution de ces noms relevait de l’autonomie communale. Depuis décembre 1972, cette autonomie fait l’objet d’une première

limitation émanant du pouvoir central quand une circulaire du ministre de l’Intérieur tend à freiner les modifications intempestives, voire fantaisistes, et à interdire le recours au nom de personnes encore vivantes. Quant aux personnes décédées, elles doivent constituer l’exception25. Si cette circulaire avait été d’application plus tôt, nul doute que Julien Lahaut, André Renard, Freddy Terwagne et autres François Bovesse n’auraient jamais laissé leur nom à des rues et places de Wallonie. Quelques mois après la circulaire nationale, la Communauté française est devenue compétente en la matière et elle adopte un décret (janvier 1974) qui sera modifié en 1986. Ce texte impose aux communes de Wallonie de demander l’avis de la Section wallonne de la Commission royale de toponymie et de dialecto-logie lorsqu’elles souhaitent modifier ou attribuer un nom à des voies ou des places publiques26. S’appuyant sur un rapport rédigé par André Goosse, la Commission définit plusieurs critères. On retiendra qu’il ne peut être question d’attribuer le nom d’une personne vivante et qu’il faut laisser passer cinquante ans après le décès du quidam pour que son nom puisse être utilisé ; qu’il ne peut être question de modifier le nom d’une rue pour rendre hommage à une personnalité ; enfin, la dimension locale est particulièrement affirmée lorsque, dans son rapport, André Goosse écrit que « les noms de rues appartiennent au passé de la commune »27.Bien que 59% des « Cent Wallons du Siècle » soient décédés après 1972 ou soient encore en vie, on en rencontre une vingtaine pour lesquels les règles en vigueur ont été forcées, généralement dans leur ville natale, mais pas seulement28. En revanche, aucune exception n’a été consentie pour les André Cools, Hubert Grooteclaes, Marcel Florkin ou autres Jean Duvieusart dont les noms devront attendre quelques années encore avant, peut-être, d’être retenus comme dignes d’illustrer un lieu de passage et de nourrir la mémoire collective29.Quant à ceux pour lesquels les règles limitatives n’étaient pas d’application30, le nom de 80% d’entre eux se retrouve dans l’espace public wal-lon. Dans quasiment tous les cas, ils apparaissent dans leur village natal ou dans la ville à partir de laquelle ils ont rayonné. Le nom de plus de la moi-tié d’entre eux est utilisé au moins cinq fois, Jules Destrée détenant le record avec 39 emplois31. Au-delà des « Cent Wallons », on observe qu’en Wallonie le recours à des noms de personnalités est extrêmement faible. Les noms d’arbres, les noms de fleurs, voire les noms d’oiseaux… se comptent par dizaines, comme les rues de la Liberté (jamais au pluriel), des Déportés, de la Résistance ou de la Libération, tandis que les rues et places de l’église (312) et du « moulin » (635) se brassent par centaines ! On trouve une vingtaine de références à la Flandre, une soixantaine à la Wallonie, près de 80 pour l’Europe et plus de 140 pour la France, contre une seule mention à la Belgique, encore est-elle indirecte32. Ce qui nous étonne finalement le plus, ce sont les 42 rues de Wallonie présentes… en Wallonie.La notoriété des Félicien Rops et Adolphe Sax (2 mentions) ou d’un Grétry (9) ne dépasse guère

Jules Destrée, les membres du Conseil scientifique du Centre d’Histoire de la Wallonie et du Mouvement wallon et les membres du Conseil scientifique du Congrès permanent La Wallonie au futur.

14Cf. la presse quotidienne de l’époque, notamment la première page du journal La Wallonie, du 23 septembre 1992.

15En 1983, le pamphlétaire Pol Vandromme avait été l’un des premiers à dénoncer ce qu’il appelait « Les gribouilles du repli wallon » (Bruxelles, 1983).

16Les six ministres-présidents n’étaient pas comptabilisés parmi les cent Wallons.

17Les trois derniers de cette liste ont le même nombre de voix. À la neuvième place, Zénobe Gramme avait réussi à inscrire son nom ; comme l’essentiel de son activité caractérise le 19e siècle, il a été écarté.

18À savoir Marie Howet, Marie Delcourt, Léonie de Waha et Berthe Bovy.

19http://www.wallonie-en-ligne.net/1995_cent_wallons/

20Un odonyme est un nom de lieu qui se réfère à une voie de communication. Généralement, il comprend un élément spécifique et un élément générique : le second définit le statut de l’entité géographique (avenue, rue, place, square, boulevard, etc.) que le premier identifie par un nom de personnes, une référence historique ou une appellation liée à la géographie des lieux.

21Les bibliothèques et les centres culturels sont très rarement identifiés par une autre expression que leur statut et leur localisation. L’exercice aurait pu porter sur le nom des salles omnisports ou des stades de football.

22L’arrêté de l’Exécutif de la Communauté française du 8 décembre 1989 modifie en ce sens l’arrêté royal du 16 mai 1980 fixant les appellations des établissements d’enseignement secondaire de l’état, devenus de la Communauté française.

23http://fr.wikipedia.org/wiki/Hautes_%C3%A9coles_en_Communaut%C3%A9_fran%C3%A7aise_(Belgique) (consulté le 23 mai 2012).

MRW049_CN83_Intérieur_v2.indd 63 26/07/12 12:12

Page 4: La mémoire des « grandes figures » dans l’espace public wallondocum1.wallonie.be/DOCUMENTS/CAHIERS/CN83/C2A10_Delforge.pdf · citer la création des « Mérites wallons » par

64

la sphère locale. On rencontre par contre une vingtaine de Zénobe Gramme et une quinzaine de Charlemagne, pour une cinquantaine de Baudouin, une soixantaine de Reine Astrid et une centaine d’Albert Ier. Avec 109 occurrences, Joseph Wauters apparaît comme la figure la plus souvent citée en pays wallon (loin devant émile Vandervelde). Les personnalités étrangères (Roosevelt, Kennedy, De Gaulle et Churchill) sont mentionnées cha-cune une vingtaine de fois, ce qui est moins que Francisco Ferrer (60).Parmi les « Cent Wallons », le nom de Jules Destrée est le plus présent. Contrairement à un Paul Pastur dont aucune occurrence ne dépasse la province du Hainaut33, le nom de Destrée (Charleroi), comme celui du cardinal Mercier (Brabant wallon), d’André Renard (Liège), ou de Solvay (Brabant wallon et Hainaut), émerge à partir d’un centre (indiqué entre parenthèses) et s’étend à travers tout le pays wallon à l’exception notable de la province de Luxembourg. Le seul à avoir son nom dans une rue d’Arlon est François Bovesse (Namur), mais il est absent dans le Brabant wallon. Les deux seules personnalités wallonnes qui transcendent toutes les provinces wallonnes sont Joseph Wauters et Zénobe Gramme, qui ne figuraient ni l’un ni l’autre parmi les Cent Wallons34. Seules les villes de Liège, Charleroi35, La Louvière et Louvain-la-Neuve semblent avoir attaché une attention particulière à entretenir la mémoire de figures de Wallonie, indépendamment d’un critère d’appartenance locale. Aucune figure wallonne ne se retrouve en Communauté germanophone, alors que quelques-unes nomment des rues de la Région de Bruxelles-Capitale.

Pour conclure

La question de la notoriété est très relative. La célébrité d’hier et celle d’aujourd’hui sont bien dif-férentes. Le temps fait le ménage, aidé par l’oubli, voire par l’historien dont les goûts et les aspira-tions ne sont pas nécessairement en phase avec l’air de son propre temps. Pour exercer son métier, il dispose néanmoins d’outils, d’instruments de travail qui sont autant de références qui peuvent l’aider. Mais la mémoire, elle, ne s’embarrasse pas de cette dimension scientifique. Elle retient ou ne retient pas. L’exercice proposé au panel dans le cadre du projet « Cent Wallons » l’a montré : sur 1.200 noms proposés, plus de 800 n’ont pas retenu son attention. Ce même projet a aussi montré qu’en l’absence de démarche visant à nourrir la mémoire, celle-ci reste forcément vide. Il faut des stimuli. L’exemple des noms de rues en témoigne. En l’absence de législation ont émergé spontané-ment des lieux portant le nom de personnalités qui ont frappé les esprits et marqué la mémoire, même de manière sommaire. En se montrant plus strict, le législateur a contribué à filtrer et à éliminer des références au passé récent, à enlever la spontanéité des identifications locales. Paradoxalement, c’est au moment où se mettaient en place les institutions de décentralisation que les odonymes ont perdu leur caractère vivant de marqueurs de mémoire locale, voire régionale. De surcroît, pour une institution aussi jeune que la Région wallonne, les critères habituels qui per-mettent d’entrer dans la sphère mémorielle (non seulement être décédé mais l’être depuis cin-quante ans au moins) constituent des obstacles à la mise en évidence dans l’espace public d’acteurs majeurs récents de la société wallonne36.Contrairement à la Belgique qui, dès 1835, a fait

24En 2011, la Fondation wallonne Pierre-Marie et Jean-François Humblet a livré le fruit d’une recherche dans un livre et un dossier pédagogique. Le thème était limité à la seule ville de Louvain-la-Neuve : L. COURTOIS (dir.), I. LEJEUNE, S. LEMAÎTRE, J.-M. PIERRET & J. PIROTTE, Mémoires de Wallonie. Les rues de Louvain-la-Neuve racontent…, Louvain-la-Neuve, 2011. Dans leur présentation, les auteurs expliquent qu’à Louvain-la-Neuve, « le choix a été fait d’inscrire, entre autres, le patrimoine wallon dans les noms de rue de la cité universitaire », et qu’ainsi « la ville nouvelle est (…) un lieu de mémoire de Wallonie. Par les noms de ses rues, elle rend hommage à la terre et aux hommes de Wallonie ».

25Circulaire du ministre de l’Intérieur du 7 décembre 1972 (Moniteur belge du 23 décembre 1972). Cf. aussi http://www.toponymie-dialectologie.be/text-moniteur-belge.html

26Décret de la Communauté française du 3 juillet 1986 (Moniteur belge du 9 août 1986).

27A. GOOSSE, Rapport concernant la dénomination des voies publiques en région de langue française, dans Bulletin de la Commission royale de toponymie et de dialectologie, (Bruxelles),

Fresque des Wallons à Namur.Photo Guy Focant, © SPW

MRW049_CN83_Intérieur_v2.indd 64 26/07/12 12:12

Page 5: La mémoire des « grandes figures » dans l’espace public wallondocum1.wallonie.be/DOCUMENTS/CAHIERS/CN83/C2A10_Delforge.pdf · citer la création des « Mérites wallons » par

65

ériger des statues en l’honneur des gloires « natio-nales »37, l’émergence de la Wallonie n’a donné lieu à aucune initiative similaire. L’occasion aurait pu être saisie avec la multiplication des ronds-points. Au centre de ces lieux de passage, l’institution régionale aurait pu manifester davantage son existence par des représentations symboliques, liées à des personnes, à des activités ou à des événements ayant marqué son passé. Certes, il n’est pas rare de rencontrer un wagonnet de mine, un personnage de la bande dessinée wallonne, une œuvre d’un artiste wallon, voire le sigle d’une activité industrielle locale. Mais, lorsque la Région a émergé, il n’y a pas eu de politique délibérée visant à doter l’espace public de références mémorielles renvoyant à la nouvelle institution. Il ne s’agit là que d’un constat que confirme une constante : les ronds-points « mémoriés » sont des initiatives comme des références essentielle-ment locales.S’agit-il d’une timidité à l’affirmation de soi, voire à l’affirmation wallonne ? En 1929, Paul Nougé invitait ses collègues surréalistes à suivre cet aphorisme : « J’aimerais beaucoup que ceux d’entre nous dont le nom commence à marquer un peu l’effacent ». Si l’on y ajoute l’affirmation d’André Blavier selon laquelle le surréalisme est un phénomène exclusivement wallon, on ne s’étonnera guère du constat livré par nos dif-férents indicateurs : il y a des Wallons célèbres, mais soit ils sont ignorés ou méconnus, soit ils ne sont pas identifiés comme étant Wallons, leur rayonnement s’étendant du local au national ou à l’international sans niveau intermédiaire.

Beauraing.En 1999-2000, un vif débat agite le microcosme local à propos d’une symbolique à installer sur le nouveau rond-point aménagé par la Région wallonne sur la route venant de Givet. On se divise entre une référence à l’apparition de la Vierge à Beauraing et un coq, emblème à la fois wallon et français sur cette route venant de France. Finalement, une sculpture évoquant à la fois une femme et un oiseau sera réalisée par l’artiste Siob (2000).Photo Fabrice Dor, © SPW

32Le chemin du Spéléo club de Belgique à Hotton.

33Et dont la grande majorité touche au grand Charleroi.

34Zénobe Gramme est avant tout une personnalité du 19e siècle.

35En 2011, Charleroi a entrepris une profonde réforme des noms de rue afin d’éviter les homonymies entre les 15 anciennes communes d’avant la fusion. 386 rues sur 2131 doivent être renommées. On devrait voir disparaître pas mal de Jules Destrée et de Paul Pastur… Cf. http://www.charleroi.be/node/6639

36Les débats à Charleroi en témoignent.

37A. DIERKENS, La statuaire publique, dans L’architecture, la sculpture et l’art des jardins à Bruxelles et en Wallonie, Renaissance du Livre, Bruxelles, 1995, p. 246-250 et Y. RANDAXHE, Sculpter, construire : monument et sculpture publique au XXe siècle, idem, p. 254-265.

tome LV, 1981, p. 29-38. On peut lire ce rapport sur http://www.toponymie-dialectologie.be/rapport-concernant.html

28À cinq reprises, on retrouve une évocation de la figure de Jean Rey et d’Edmond Leburton. Georges Simenon est présent quatre fois comme Marcel Thiry. Fernand Dehousse et Paul Delvaux trois, le Prix Nobel Albert Claude, l’écrivain Henri Michaux deux, de même que Marcel Hicter. Sans les citer tous, on retrouve encore Jean Gol et Pierre Clerdent, Maurice Grevisse et Maurice Carême (une mention).

29Notre analyse s’appuie sur une banque de données des noms de rues de toutes les communes de Wallonie, mise à jour en 2006. Nous remercions Pascal Maes, du SPW, pour l’accès à ce précieux support.

30En d’autres termes, pour les 41 personnalités figurant parmi les Cent Wallons, qui sont décédées avant 1972 et l’entrée en vigueur de la circulaire ministérielle.

31Il précède Paul Pastur (38), le cardinal Mercier (24), André Renard (22) et Ernest Solvay (21).

MRW049_CN83_Intérieur_v2.indd 65 26/07/12 12:12