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Michèle Galand Gages, honneurs, mérites : les hauts fonctionnaires dans les Pays-Bas autrichiens In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 79 fasc. 2, 2001. Histoire medievale, moderne et contemporaine - Middeleeuwse, moderne en hedendaagse geschiedenis. pp. 557-580. Citer ce document / Cite this document : Galand Michèle. Gages, honneurs, mérites : les hauts fonctionnaires dans les Pays-Bas autrichiens. In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 79 fasc. 2, 2001. Histoire medievale, moderne et contemporaine - Middeleeuwse, moderne en hedendaagse geschiedenis. pp. 557-580. doi : 10.3406/rbph.2001.4532 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rbph_0035-0818_2001_num_79_2_4532

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Michèle Galand

Gages, honneurs, mérites : les hauts fonctionnaires dans lesPays-Bas autrichiensIn: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 79 fasc. 2, 2001. Histoire medievale, moderne et contemporaine -Middeleeuwse, moderne en hedendaagse geschiedenis. pp. 557-580.

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Galand Michèle. Gages, honneurs, mérites : les hauts fonctionnaires dans les Pays-Bas autrichiens. In: Revue belge dephilologie et d'histoire. Tome 79 fasc. 2, 2001. Histoire medievale, moderne et contemporaine - Middeleeuwse, moderne enhedendaagse geschiedenis. pp. 557-580.

doi : 10.3406/rbph.2001.4532

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rbph_0035-0818_2001_num_79_2_4532

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Gages, honneurs, mérites : les hauts fonctionnaires dans les Pays-Bas autrichiens

Michèle Galand

La seconde moitié du XVIIIe siècle connut l'aboutissement d'un long processus de professionnalisation de la fonction publique dans les Pays-Bas (]). Les origines de ce mouvement remontent, en effet, à la fin du Moyen Age et il s'est précisé au cours des Temps Modernes, à mesure que s'est fait sentir le besoin de recourir à des juristes et des financiers pour la conduite des affaires gouvernementales. Depuis cette époque reculée, le nombre de conseillers recrutés en vertu de leurs compétences et non de leur seule naissance n'a fait qu'augmenter. Ils furent appelés à côtoyer les conseillers issus de la noblesse féodale. Dans le même temps, la noblesse elle-même s'est également profondément transformée. Depuis la fin du XVIe siècle, l'attribution de la noblesse devint la prérogative du Prince. La concession des distinctions nobiliaires permit au souverain de jouer un rôle régulateur entre les différents groupes sociaux en introduisant au sein du second Ordre de nouvelles catégories d'individus (2). Ainsi, en anoblissant de nombreux titulaires de fonctions administratives, le souverain prit en considération les services rendus hors du champ traditionnellement réservé à la noblesse féodale qu'était l'accomplissement du service militaire. Non seulement les hauts fonctionnaires, principalement des légistes, bénéficièrent de cette ascension sociale, mais parallèlement, la haute noblesse se vit de plus en plus ouvertement écartée des principaux rouages gouvernementaux. Désormais, l'attribution des lettres de noblesse permit de récompenser les services rendus à l'Etat de manière plus générale. Au XVIIIe siècle, les souverains ouvrirent l'accès à la noblesse également aux négociants, récompensant leur contribution signalée à l'augmentation du bien-être général, selon les principes utilitaristes des Lumières. En élargissant la notion de service de l'Etat, ce processus rompait l'assimilation traditionnelle de la noblesse au personnel gouvernemental, au pouvoir partagé avec le prince par l'élite administrative.

Certes, dans l'esprit des contemporains, on distinguait nettement les anoblis des membres de l'ancienne noblesse, et les monarques autrichiens eurent soin de maintenir ces inégalités, notamment en limitant l'accès aux Etats et

(1) Abréviations utilisées : H.H. St. A. : Haus-, Hof- und Staatsarchiv (Wien) A.G.R. : Archives générales du Royaume (Bruxelles) C.A.P.B. : Chancellerie autrichienne des Pays-Bas CF. : Conseil des finances

(2) P. JANSSENS, L 'évolution de la noblesse belge depuis la fin du Moyen Âge, Bruxelles, Crédit communal, 1998 (Coll. Histoire in-8°, n° 93), p. 107-132.

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aux chapitres nobles aux seuls membres d'ancienne noblesse. Malgré ou à cause de ces disparités, le prestige du rang exerça jusqu'à la fin de l'Ancien Régime un fort pouvoir d'attraction : être noble permettait de se distinguer par des signes extérieurs tels le titre, les armoiries, le port de l'épée, les vêtements , l'habitation, la possession de voitures.

Quelle place tenaient les hauts fonctionnaires des Pays-Bas autrichiens dans cette société fortement hiérarchisée ? Dans quelle mesure leur travail au service du souverain leur permit-il de s'y élever ? Telles sont les questions que nous voudrions poser en choisissant plus précisément les conseillers des Conseils collatéraux, qui furent associés étroitement à la préparation des dossiers gouvernementaux dans les Pays-Bas entre 1725 et 1786. Cette période débute avec la reconstitution de ces Conseils et finit avec la réforme administrative de Joseph II, qui les supprima pour recourir à nouveau à un Conseil de gouvernement unique, transformant le cadre et les attributions du personnel gouvernemental (3).

Durant les premières années du régime, Charles VI s'était laissé séduire par la formule d'un Conseil d'Etat unique, au sein duquel figuraient notamment des aristocrates, mais ces derniers se heurtèrent violemment à l'autorité du ministre plénipotentiaire, le marquis de Prié. Expérience désastreuse qui révéla les divergences de conception entre nobles désireux d'être associés aux décisions, face à un ministre porteur de préceptes politiques autoritaires, ne réservant qu'un rôle consultatif au Conseil d'Etat. Les difficultés furent telles que Charles VI en revint à la distribution des affaires auprès de trois Conseils collatéraux, sur le modèle instauré par Charles Quint. Mais si les apparences permettaient de se réclamer de la continuité, le Conseil d'Etat fut bientôt vidé de sa substance, ne se réunissant presque plus jamais, le titre honorifique de conseiller d'Etat servant à récompenser les serviteurs les plus zélés de la Monarchie (4). Les affaires furent désormais préparées par les conseillers des deux autres Conseils, le Conseil privé, équivalent à un ministère de l'Intérieur et de la Justice, et le Conseil des finances, chargé des affaires financières et économiques (5). Chacun de ces Conseils était composé de quatre à six conseillers (6).

Mis à part quelques sursauts, on peut considérer que dès 1725, la haute noblesse fut bel et bien évincée des principaux rouages de l'administration civile de l'Etat, même si elle gardait une place non négligeable dans la direction de l'armée et si elle avait toujours sa place au sein des Etats provinciaux,

(3) J. Lefevre, Le Conseil du Gouvernement général institué par Joseph II, Mémoire couronné par l'Académie royale de Belgique, Bruxelles, 1928.

(4) Sur le Conseil d'Etat, voir : E. Aerts, M. Baelde, H. Coppens, H. De Schepper, H. SOLY, A.K.L. THYS & Κ VAN HONACKER, eds., Les institutions du gouvernement central des Pays-Bas habsbourgeois (1482-1795), Bruxelles, 1995 (A.G.R., Studia, 56), 1. 1, p. 257- 274 (notice de M. Baelde et R. Vermeir).

(5) Sur le conseil privé, voir : Ibidem, 1. 1, p. 287-317 (notice de H. De Schepper). Sur le Conseil des finances, voir : Ibidem, t. Il, p. 497-52 1 (notice de H. Coppens avec la coll. de M. Baelde).

(6) 40 conseillers ont servi au sein du Conseil privé durant la période considérée. 35 au Conseil des finances, non compris les greffiers, secrétaires et receveurs généraux des finances.

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interlocuteurs obligés du gouvernement pour la collecte de l'impôt. Ce processus laissa la part belle aux serviteurs roturiers ou récemment anoblis, recrutés en raison de leurs talents. Un rapport de Charles de Lorraine, datant du 18 décembre 1754, témoigne de l'embarras du gouverneur des Pays-Bas, qui tentait de ménager les susceptibilités créées par les différences de rang entre les personnes amenées à se réunir dans les Jointes qu'il présidait :

« II y a des matières à examiner et à discuter à l'intervention de généraux ou d'officiers militaires, de chambellans, de membres de la noblesse du Païs, de conseillers d'Etat d'icy, de conseillers collatéraux et même de membres d'autres corps inférieurs. Il s'agit de savoir en pareil cas quel rang doit avoir un noble qui n'a pas la qualité de chambellan ni autre, soit militaire ou civil au service de Votre Majesté. Quel rang doit être attribué à un général ou autre officier vis-à-vis d'un conseiller d'Etat, d'un conseiller d'un Conseil collatéral ou autre corps et quelle proportion doivent faire entre eux ces différens caractères. S'il y avoit au moins à peu près toujours un nombre égal des uns et des autres, il y aurait moien de les accommoder, en plaçant les uns et les autres de l'autre côté de la table selon leurs rangs respectifs, moiens dont je me suis aussi servi en quelques occasions où il a pu être pratiqué, mais comme le plus souvent il y a six bu sept personnes du ministère contre un ou deux militaires, chambellans ou autres nobles, le moien dont je viens de parler n'est bonnement pas praticable en pareille occasion » (7).

Texte révélateur de l'importance du rang dans la société d'Ancien Régime et de la difficulté de ménager une place aux hauts fonctionnaires face à des interlocuteurs plus élevés dans la hiérarchie sociale. Ce souci révèle en réalité la nécessité de ménager les convenances et l'autorité des membres du gouvernement.

Fortune

Des études récentes ont permis d'évaluer la position sociale des hauts fonctionnaires dans les Pays-Bas autrichiens, sur base de données statistiques. Il est possible de discerner les catégories sociales en se fondant sur les capitations, impôts exceptionnels levés sur les personnes. La capitation levée en 1755 en Brabant établit un taux d'imposition progressif selon le degré supposé des fortunes. L'étude des différentes classes permet de dresser une échelle sociale relativement fiable, même si tous les revenus de chaque contribuable n'étaient pas pris en compte, masquant de cette manière l'extrême inégalité des conditions. Les hauts fonctionnaires se situaient tous dans la catégorie des revenus élevés, toutefois inférieurs à ceux du haut clergé et de la noblesse titrée (8).

(7) A.G.R., C.A.P.B., 420 : rapport de Charles de Lorraine à Marie-Thérèse, 18 décembre 1754.

(8) P. JANSSENS, L 'évolution de la noblesse belge..., op. cit., p. 245-253. Id., « Die Beamten in der sozialen Hierarchie der österreichischen Niederlande », dans M. CSAKY et A. Lanzer, éds., Etatisation et bureaucratie. Staatswerdung und Bürokratie, Symposion der Österreichischen Gesellschaft zur Erforschung des 18. Jahrhunderts, Vienne, 1990 (Beihefte zum Jahrbuch der Österreichischen Gesellschaft zur Erforschung des 18. Jahrhunderts, t. 2), p. 49-58.

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Cette observation se confirme à l'analyse de la répartition des contribuables soumis à l'emprunt exigé par le Directoire, le 19 Frimaire An IV (10 décembre 1795). La place occupée par les hauts fonctionnaires durant la seconde moitié du XVIIIe siècle les démarquait nettement du reste de la population bruxelloise (9). Ce constat est également conforté par le recensement de la population effectué en 1783, qui les rangea parmi les 7000 membres de l'élite bruxelloise, soit 13,5 % de la population citadine adulte (10).

Sans être réellement fortunés, certains de ces hauts fonctionnaires bénéficiaient, en effet, de revenus assez élevés leur permettant de posséder ou louer un hôtel en ville, s Offrant en outre une maison à la campagne, se déplaçant en voiture, utilisant les services de plusieurs domestiques. Ainsi le chef-président du Conseil privé, le comte Patrice-François de Neny (1716-1784) ou le trésorier-général des finances, le baron Denis-Benoît de Cazier (1718- 1791) (n). Avant eux, le marquis Ambroise-Joseph de Herzelles (1680-1759), qui occupa la place de surintendant et directeur général des finances, mena un train de vie fastueux (12). D'autres fonctionnaires de rang inférieur ont pu également faire étalage de richesse, tels de Cock, membre du Conseil privé, ou les membres du Conseil des finances, Bervoet, Cordeys, Nobili, Baudier ou Cornet de Grez (13).

Rémunération

Pourtant, lorsqu'on se penche sur l'abondante documentation concernant l'administration centrale des Pays-Bas autrichiens, dont une partie a été publiée par J. Lefèvre, on ne peut que relever les nombreuses plaintes des membres du gouvernement sur l'insuffisance de leurs revenus, à cause du fait que la plupart d'entre eux n'avaient pas d'autres ressources que leur traitement (14).

(9) L. Beullens et P. Janssens, « De centrale ambtenaren in de Brusselse samenleving van de 18de eeuw », dans H. Coppens et K. VAN HONACKER, eds., Symposium sur les institutions du gouvernement central des Pays-Bas habsbourgeois, Courtrai, UGA, 1995 (Anciens Pays et Assemblées d'Etats, série spéciale 2), p. 165-185.

(10) Cl. Bruneel et L. Delporte, « Approche socio-professionnelle de la population bruxelloise en 1783 », dans Revue du Nord, t. XXIX, n° 320-321, avril-septembre 1997, p. 463-494. R. DE PEUTER, Brussel in de achttiende eeuw. Sociaal-economische structuren en ontwikkelingen in een regionale hoofdstad, Brussel, 1999, p. 35.

(1 1) B. BERNARD, Patrice-François de Neny (1716-1784). Portrait d'un homme d'Etat, Bruxelles, 1993 (Etudes sur le XVIIIe siècle, XXI), p. 49-51. G. Van Goidsenhoven, « Le baron Denis-Benoît de Cazier trésorier général des finances (1718-1791) », dans La Haute administration dans les Pays-Bas autrichiens, Bruxelles, 1999 (Etudes sur le XVIIIe siècle, XXVII), p. 71.

(12) D. TOMBOY, « Le marquis Ambroise-Joseph de Herzelles (1680-1759), surintendant et directeur général des finances », dans La Haute administration dans les Pays-Bas autrichiens, Bruxelles, 1999 (Etudes sur le XVIIIe siècle, XXVII), p. 27-45.

(13) R. De Peuter, Brussel in de achttiende eeuw..., op. cit., p. 46. J. LEFEVRE, Documents sur le personnel supérieur des Conseil Collatéraux du Gouvernement des Pays-Bas pendant le dix-huitième siècle, Bruxelles, C.R.H., 1941, p. 49.

(14) Ibidem, passim.

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Lorsqu'il rédigea en 1760 ses mémoires historiques destinés à l'archiduc Joseph, futur Joseph II, le chef-président du Conseil privé Neny n'hésita pas à exprimer un avis assez négatif sur les traitements de la haute fonction publique dans les Pays-Bas :

« Du reste le Conseil d'Etat n'est plus depuis plusieurs années qu'un Conseil d'honneur sans activités. Il importe cependant de le conserver parce que les places de ce Conseil sont regardées comme des récompenses que le souverain accorde aux services & que dans un pays où les emplois du gouvernement sont d'un produit médiocre, il est avantageux de pouvoir y suppléer en quelque manière par des distinctions honorables » (l5).

On connaît le montant des appointements des fonctionnaires dans les Pays- Bas autrichiens : lors de l'établissement des Conseils collatéraux en 1725, les discussions portèrent sur cette question. Charles VI prévoyait d'accorder un traitement annuel de 9000 florins (de Brabant) au chef-président du Conseil privé, de 7000 fl. au trésorier général des finances, et de 4000 fi. aux conseillers des deux Conseils. Sur représentation du Conseil suprême établi à Vienne pour traiter les dossiers relatifs aux Pays-Bas, le souverain prit en compte les craintes de décourager les sujets de valeur en fixant la norme trop bas et les appointements s'élevèrent finalement respectivement à 12000 fl. et 10000 fl. pour les deux chefs précités et à 5000 fl. pour les conseillers (16). Ces traitements assez élevés se virent toutefois erodes par les graves difficultés financières que connut le gouvernement durant la première moitié du siècle (17). Le versement des gages fut à plusieurs reprises reporté, au point qu'en 1736, les paiements accusaient un retard d'environ 30 mois (18) ! Cette situation n'était évidemment pas de nature à favoriser le zèle des agents de l'Etat. La réorganisation du Conseil des finances, décidée en 1735, réduisit le nombre de conseillers et permit de faire l'économie de la moitié des gages de ceux qui ne furent plus repris dans le nouveau système. En outre, parmi les mesures drastiques prises à cette époque, figurait l'imposition d'une retenue de 5% sur les salaires de tous les fonctionnaires, montant qui s'éleva ensuite à 10%. L'économie fut adoucie en 1 749 en échelonnant la retenue en fonction du montant des gages. Placés au sommet de la hiérarchie administrative, les chefs et les conseillers des deux Conseils collatéraux continuèrent pour leur part à subir le prélèvement de « l'arrha » de 10% sur leurs appointements. En marge de ces derniers, les conseillers touchaient aussi des émoluments, notamment pour

(15) P.-F. de NENY, Mémoires historiques et politiques sur les Pays-Bas autrichiens, éd. anastatique de l'éd. de 1785, Bruxelles, 1993 (A.G.R., Studia, 47), t. II, p.83.

(16) Consulte du Conseil suprême du 10 septembre 1725, citée par J. Lefevre, Documents sur le personnel supérieur ..., op. cit., p. 96-97.

(17) H. Hasquin, « Les difficultés financières du gouvernement des Pays-Bas autrichiens au début du XVIIIe siècle (1717-1740) », dans Revue internationale de la Banque, VI, 1973, p. 100-133.

(18) H. COPPENS, De financiën van de centrale regering van de Zuidelijke Nederlanden aan het einde van het Spaanse en onder Oostenrijks bewind (ca. 1680-1788), Bruxelles, 1992 (Verhandelingen van de Koninklijke Academie voor Wetenschappen, Letteren en Schone Kunsten van België, Klasse der Letteren, Jaargang 54, 1992, Nr. 142), p. 229.

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frais de chauffage, qui furent tout simplement supprimés en 1742. Enfin, il faut également prendre en compte l'évolution des carrières pour tenter d'apprécier la rémunération des hauts fonctionnaires des Pays-Bas autrichiens : il était coutumier de débuter comme agent surnuméraire en ne touchant qu'une partie des gages et il fallait attendre plusieurs années avant d'entrer véritablement en possession du salaire complet, à mesure que les places se libéraient par la disparition ou la promotion des conseillers plus anciens. Il faut bien sûr tenir compte des cumuls, fréquents à l'époque, de plusieurs commissions qui permettaient, par ailleurs, à ces conseillers d'arrondir leurs traitements de base.

Malgré tout, si certains hauts fonctionnaires ont pu mener un train de vie aisé, ils le durent surtout à une fortune personnelle complétant leur rémunération ordinaire de conseillers. Même Neny et Cazier, qui figuraient parmi les mieux payés de l'administration supérieure, n'ont pu vivre aisément qu'à la suite des héritages dont ils ont pu bénéficier, l'âge avançant.

Les conditions matérielles des agents de l'Etat se sont aussi détériorées à cause de la hausse des prix observée au cours de la seconde moitié du siècle. Cette question préoccupa le gouvernement dès 1766. Les membres du Conseil des finances, faisant part des dépenses « indispensables à leur état », soulignèrent qu'ils supportaient seuls le fardeau du renchérissement de la vie, car ils étaient liés par des gages fixes de plus en plus dépréciés. Mais l'inflation n'était pas la seule cause de leur désarroi :

« le luxe, suite naturelle de la circulation d'une grande masse d'argent, s'est accru insensiblement au point même qu'il s'est manifesté en quelque façon jusque dans le plat Pais. Ce luxe a créé de nouveaux besoins, dont on ne peut se passer par l'habitude qu'on en a pris. Les choses sont parvenues enfin à un point qu'il est de fait que l'on faisoit plus il y a 20 ans avec un revenu de f. 3000 qu'on ne sauroit faire aujourd'hui avec f. 4000 par an » (l9).

Alors que les autorités recueillaient enfin les fruits des assainissements financiers et des réformes institutionnelles, les principaux agents de l'Etat qui étaient responsables de cette amélioration en étaient arrivés au point de devoir demander une revalorisation générale de leurs traitements. Le chancelier Kaunitz, principal ministre de Marie-Thérèse, n'était pas favorable à une augmentation globale, préférant se réserver la possibilité de verser des gratifications extraordinaires aux plus méritants « qui ne sauraient subsister de leurs gages ». Marie-Thérèse se rallia à cette option peu généreuse (20). Le gouverneur général, Charles de Lorraine, eut personnellement l'occasion de plaider en faveur d'une amélioration des traitements de la fonction publique, lors de son voyage à Vienne, en 1770, et l'année suivante, les autorités viennoises durent bien consentir à une révision des salaires à la hausse, afin de permettre aux conseillers de soutenir l'état distingué que leur conférait leur fonction. Le gouvernement de Bruxelles estimait que les mesures d'assainissement et la hausse du prix de la vie avaient réduit de moitié la valeur primitive des honoraires des conseillers dans les Pays-Bas (21). Le système des

(19) A.G.R., CF. 2271 : consulte du Conseil des finances, 10 octobre 1767 (copie). (20) A.G.R., C.A.P.B., 569 : rapport de Kaunitz à Marie-Thérèse, 29 juillet 1769. (21) A.G.R., C.A.P.B. 476 : rapport de Kaunitz à Marie-Thérèse, 21 février 1771.

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gratifications envisagé pour récompenser certains conseillers qui se seraient particulièrement distingués ne satisfaisait pas les chefs des deux départements, car ils considéraient que cela découragerait les autres conseillers qui travaillaient bien, alors que leur traitement était réellement disproportionné à leur rang. Si Vienne consentit finalement à ouvrir quelque peu les cordons de la bourse, c'est que les plus hautes charges de la fonction publique étaient à ce point dévalorisées qu'on ne trouvait plus de candidats pour occuper les sièges du Conseil privé. La question se posait moins pour le Conseil des finances qui recrutait essentiellement ses agents au sein du personnel de la Chambre des Comptes (22). Pour le Conseil privé, la pépinière traditionnelle était constituée par les Conseils de Justice provinciaux. D'après le gouvernement de Bruxelles, plus aucun de ces magistrats de province ne voulait quitter son emploi pour aller vivre dans une ville notoirement plus chère et occuper une place où l'on était amené à consentir des dépenses plus élevées (23). Charles de Lorraine s'étonnait pourtant, car ces conseillers devaient certainement connaître l'avantage de pareille promotion : en étant plus étroitement attachés au service royal, ils pouvaient espérer obtenir des grâces pour eux et leur famille, et être un jour nommés conseillers d'Etat, perspective de promotion de rang et de suppléments de gages qui aurait dû les attirer à Bruxelles. . .

Malgré les réticences des autorités à augmenter les traitements de la fonction publique, il faut souligner que, parallèlement aux mesures prises à partir de 1735 pour redresser les finances publiques, qui ont eu, nous l'avons vu, des effets néfastes sur les salaires des fonctionnaires, les autorités se sont constamment préoccupées du recrutement d'agents compétents et ont récompensé les plus méritants.

Dès l'arrivée du grand maître, le comte de Harrach (1733-1743), aux Pays-Bas, une attention toute particulière fut accordée au fonctionnement du Conseil des finances qui ne donnait pas satisfaction. L'on prit grand soin à recruter des « financiers » et pas seulement des « jurisconsultes » (24). L'administration des douanes fut également réformée en mettant sur pied le Bureau de régie des droits d'entrée et de sortie (25). Il fallut cependant plusieurs décennies pour que cessent les récriminations des autorités au sujet des déficiences du Conseil des finances. Les gouverneurs généraux et surtout les ministres plénipotentiaires nommés à la suite de Harrach, principalement le

(22) J.-P. Hoyois, « La Chambre des comptes (1735-1786) : une pépinière de hauts fonctionnaires », dans H. Coppens et K. VAN HONACKER, eds., Symposium, op. cit., p. 186-197.

(23) J. Lefevre, Documents sur le personnel supérieur ..., op. cit., p. 317-323. Plusieurs documents relatifs à la difficulté de recruter un nouveau conseiller au Conseil privé, datant de 1768. Pour sa part, le ministre plénipotentiaire Cobenzl doutait de l'argument relatif à la modicité des gages pour expliquer cette désaffection. On ne connaît évidemment pas les tractations orales qui ont inévitablement dû avoir lieu dans ce dossier délicat.

(24) P. Lenders, « Ontwikkeling van politiek en instellingen in de Oostenrijkse Nederlanden. De invloed van de Europese oorlogen », dans Bijdragen tot de Geschiedenis, 64e année, 1981, fase. 1-2, p. 33-78.

(25) Ph. MOUREAUX, « Un organe peu connu du gouvernement des Pays-Bas autrichiens : le bureau de régie des droits d'entrée et de sortie », dans Revue belge de Philologie et d'Histoire, t. XLIV, 1966, p. 479-499.

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marquis de Botta-Adorno (1749-1753) et le comte de Cobenzl (1753-1770), s'employèrent avec constance à parfaire le fonctionnement de ce rouage si important de l'Etat (26). A partir des années 1760, les gouvernants purent se féliciter de l'œuvre accomplie : le Conseil des finances et ses organes subordonnés répondaient à toutes les exigences, permettant d'augmenter sensiblement les revenus du souverain dans les Pays-Bas (27). La Monarchie, engagée dans la guerre de Sept Ans (1756-1763), avait précisément grand besoin de puiser dans les caisses de l'Etat, notamment dans les « provinces belgiques » qui contribuèrent de manière considérable à l'effort financier (28).

Les documents conservés aux Archives générales du Royaume sur les nominations et les promotions des hauts fonctionnaires des Pays-Bas autrichiens, ainsi que la correspondance entre Bruxelles et Vienne, conservée dans la capitale autrichienne, recèlent de nombreuses informations sur les manifestations de la meritocratie qui caractérisa l'administration supérieure des Pays-Bas à l'époque qui nous occupe. Les cas de figure sont naturellement liés au parcours personnel de chacun de ces agents, mais on peut distinguer plusieurs voies utilisées par les autorités de Bruxelles et de Vienne.

L'augmentation du traitement des fonctionnaires qui ne bénéficiaient pas de l'entièreté de leurs gages, était, bien sûr, la manière la plus simple de favoriser l'activité d'un conseiller travaillant depuis quelque temps au sein de l'un des deux Conseils collatéraux. Ensuite, plutôt que d'augmenter les pleins gages d'un agent méritant, Vienne marqua sa préférence pour le versement de pensions ou de gratifications exceptionnelles récompensant des services signalés. On craignait par dessus tout d'engager les finances de l'Etat par des dispositions générales, et l'on privilégia les mesures ponctuelles, mieux maîtrisées, destinées à soulager ou encourager les agents les plus zélés de la Monarchie. Mais comme on redoutait aussi de créer un précédent dont les autres fonctionnaires eussent pu se faire valoir, on opta principalement pour l'attribution confidentielle de libéralités puisées dans la caisse secrète du gouvernement, les « gastos secretos » (29). Ces grâces

(26) J. Laenen, Le ministère de Botta-Adorno dans les Pays-Bas autrichiens pendant le règne de Marie-Thérèse (1749-1753), Anvers, 1901, p. 105-117. Gh. De Boom, Les ministres plénipotentiaires dans les Pays-Bas autrichiens, principalement Cobenzl, Bruxelles, 1932 (Mémoire de l'Académie royale de Belgique, Classe des Lettres N° 31, série in 8°), p. 143-145.

(27) Ph. MOUREAUX, Les préoccupations statistiques du gouvernement des Pays-Bas autrichiens et le dénombrement des industries dressé en 1764, Bruxelles, 1971, p. 51-62 et 255-270.

(28) H. Coppens, De financiën van de centrale regering van de Zuidelijke Nederlanden..., op. cit., p. 293-306 et 332-341.

(29) Br. Bernard, « Kaunitz et le personnel gouvernemental bruxellois », dans G. KLINGENSTEIN et Fr. A. J. Szabo, éds., Staatskanzler Wenzel Anton von Kaunitz-Riet- berg 1711-1794. Neue Perspektiven zu Politik und Kultur der europäischen Aufklärung, Graz-Esztergom-Paris-New York, 1996, p. 233-244. Sur les « gastos secretos », voir E. Aerts, M. Baelde, H. Coppens, H. De Schepper, H. Soly, A.K.L. Thys & Κ Van Honacker, eds., Les institutions, op. cit., p. 575-583 (notice de H. Coppens) ; H. Coppens, Het institutioneel kader van de centrale overheidsfinanciën in de Spaanse en Oostenrijkse Nederlanden tijdens het late Ancien Régime (c. 1680-1788), Bruxelles, 1993 (A.G.R., Stu- dia, 43), p. 61-64.

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récompensaient à titre individuel les agents mais ne participaient pas d'une valorisation publique de leurs mérites. Il est d'ailleurs nécessaire d'opérer une distinction entre une pension, fut-elle secrète, qui peut être considérée comme une augmentation de fait du traitement annuel, d'une gratification extraordinaire destinée à récompenser un travail, une œuvre en particulier, engageant le bénéficiaire à poursuivre dans cette voie. Cette manière de répondre au cas par cas aux demandes de secours maintenait les fonctionnaires dans un état de sujétion vis-à-vis du souverain, qui restait maître de jauger la tension à établir entre hauteur du service royal et humbles sollicitations d'employés besogneux.

Après plusieurs années de services, l'attention portée aux plus méritants pouvait se traduire par une promotion : les agents du Conseil privé, mais aussi les juristes du Conseil des finances pouvaient espérer se voir confier un poste de président d'un Conseil de Justice provincial^0). Une nomination, souvent temporaire, au Conseil suprême à Vienne constituait aussi un avancement recherché : les conseillers-régents venus des Pays-Bas touchaient des gages plus élevés que leurs collègues restés au pays et, à leur retour, ceux qui avaient consenti à s'expatrier quelques années, savaient qu'ils bénéficieraient d'une promotion leur permettant de conserver les avantages acquis(31). Enfin, l'une des élévations les plus remarquables consistait, naturellement, à devenir le chef d'un des deux Conseils ou de la Chambre des Comptes.

L'administration thérésienne dans les Pays-Bas se caractérisa par le choix judicieux de ces chefs en la personne du comte Patrice-François de Neny pour diriger le Conseil privé, du baron Denis-Benoît de Cazier pour le Conseil des finances et du président Louis-François de Wavrans (1715-1785) pour la Chambre des Comptes. Ces trois hommes collaborèrent étroitement et exercèrent leur présidence durant un quart de siècle (32).

Les avantages pécuniaires étaient concédés la plupart du temps à la suite des représentations introduites par les intéressés. Il ne faut guère s'étonner dès lors de trouver tant de demandes de secours ou de promotion qui faussent peut-être notre jugement. En effet, dans un gouvernement de sollicitation comme l'était celui des Pays-Bas autrichiens, les dossiers traités par l'administration ne pouvaient le plus souvent débuter qu'à partir d'une

(30) J. LEFEVRE, Documents concernant le recrutement de la haute magistrature dans les Pays-Bas autrichiens au dix-huitième siècle, Bruxelles, CRH, 1939.

(31) Sur ces conseillers, voir R. Zedinger, Die Verwaltung der Österreichischen Niederlande in Wien (1714-1795). Studien zu den Zentralisierungstendenzen des Wiener Hofes im Staatswerdungsprozess der Habsburgermonarchie, Wien-Köln-Weimar, 2000 (Schriftenreihe der österreichischen Gesellschaft zur Erforschung des 18. Jahrhunderts, Bd. 7), p. 168-191 ; L. Dhondt, « De Nederlanden te Wenen in de 18de eeuw. Institutionele aanwezigheid en onderschikkings- en bestuurswijzen », dans H. COPPENS et K. Van Honac- KER, eds., Symposium, op. cit., p. 214-244.

(32) Patrice-François de Neny, chef-président du Conseil privé de 1757 à 1783 : voir B. Bernard, Patrice-François de Neny..., op. cit., p. 125-138. Denis-Benoît de Cazier, trésorier-général de 1759 à 1787. Voir G. Van Goidsenhoven, « Le baron Denis-Benoît de Cazier... », op. cit. p. 136-158. Louis-François de Wavrans, président de la Chambre des Comptes de 1759 à 1783. Notice biographique dans Biographie Nationale, t. XXVII, 1938, col. 128-129, par J. Lefevre.

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« remontrance » dans laquelle le requérant devait sans doute forcer le trait pour rendre sa demande crédible. La perception qu'avaient ces hauts fonctionnaires de leur situation n'était peut-être pas aussi négative que ne le laissent paraître certains dossiers. De toute manière, le gouvernement de Bruxelles prit également l'initiative de signaler les mérites de certains agents. L'équité à laquelle veillaient les dirigeants était le gage du maintien de l'harmonie au sein des « dycastères ». Ainsi, lorsque la promotion d'un agent pouvait froisser un de ses collègues normalement placé sur un pied d'égalité, ou tout au moins bénéficiant d'un statut comparable, le gouvernement prenait également ses intérêts en compte lors de l'évaluation des mesures à suggérer à Vienne. Au long de ces années, il est remarquable de constater ce souci constant de ne pas blesser les hauts fonctionnaires par des décisions qui auraient pu être perçues comme discriminatoires. Il n'était donc pas aisé de décerner des récompenses aux sujets les plus méritants sans susciter de jalousie.

A la suite des mesures salariales, il faut signaler les dispositions prises par les autorités en vue d'assurer la survie des agents malades ou trop vieux pour servir. Le régime des pensions de retraite n'existait pas à l'époque, mais si de nombreux fonctionnaires ont travaillé jusqu'à leur dernier souffle, d'autres ont toutefois pu bénéficier d'une « jubilarisation ». Il faut insister sur le caractère volontaire de ce type de mesure, car on estimait presque impossible de forcer quelqu'un à quitter son emploi ! On pouvait néanmoins négocier le départ d'un fonctionnaire usé par le travail ou la maladie. Lorsque le service l'exigeait et que l'intéressé y consentait, celui-ci recevait le plus souvent la moitié de ses gages, mais parfois, et ce en raison de ses mérites particuliers, la totalité de son traitement le reste de sa vie durant. Quoi qu'il en fût, le haut fonctionnaire mis à la retraite était toujours dépendant du bon vouloir du Prince pour sa subsistance. Ce caractère archaïque de l'administration d'Ancien Régime fut combattu par Joseph II, qui imposa en 1781 une règle générale prévoyant d'allouer une pension de retraite proportionnelle à la longueur des services rendus à l'Etat. Dans un contexte où la sécurité sociale n'existait pas, il s'agissait assurément d'une mesure moderne, qui fit bientôt office de modèle(33).

Lorsqu'on évoque la question de la mise à la retraite, on est frappé de constater la stabilité du personnel gouvernemental dans les Pays-Bas autrichiens. L'inamovibilité des fonctions publiques était avérée dans les Pays-Bas plus qu'ailleurs encore (34). La poursuite des fautes commises par ces agents était tout aussi exceptionnelle, malgré les témoignages d'insatisfaction des gouvernants au sujet d'un certain nombre de conseillers, surtout durant la première moitié du siècle. Toutefois, la corruption était bannie et l'on souhai-

(33)A.G.R., CF. 2497 : consulte du Conseil des finances du 14 février 1782 sur la nécessité d'adapter les pensions des fonctionnaires des Pays-Bas sur le règlement du 21 mars 1781. La bureaucratie en Autriche à l'époque de Joseph II a été étudiée récemment par W. Heindl, Gehorsame Rebellen. Bürokratie und Beamte in Österreich, 1780 bis 1848, Wien-Köln-Graz, 1991.

(34) Rapport du comte de Metternich au comte de Cobenzl, 13 décembre 1792, au sujet du sort des fonctionnaires, victimes de l'invasion française, cité par J. Lefevre, Documents sur le personnel supérieur..., op. cit., p. 401-402.

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tait voir les hauts fonctionnaires renoncer totalement aux activités lucratives qu'ils auraient pu exercer en dehors de leur office (35).

Les autorités ont également dû intervenir pour assurer la survie des veuves et orphelins dans le cas du décès prématuré d'un certain nombre de hauts fonctionnaires. L'octroi de pensions ne se faisait qu'en faveur des plus démunis, la règle tacite ne permettant aux familles d'introduire une demande de secours qu'en cas de nécessité absolue. L'étude des dossiers montre que Vienne s'est généralement pas montrée moins généreuse que Bruxelles en accordant ces faveurs. Pourtant, il faut remarquer que le règlement de ces questions épineuses, tout empirique fut-il, malgré l'existence d'une réglementation à Vienne datant de 1765, se fondait sur le principe de la reconnaissance des fruits du travail : ainsi, lorsqu'il s'agit de concéder une pension à la veuve du conseiller d'Etat Delplancq (1734-1792) qui avait rendu des services signalés, on accepta de payer la pension demandée en dépit de l'existence d'un petit avoir. Seule la simple fortune était considérée comme une raison d'exclure toute pension supplémentaire, tandis que les biens acquis par suite du travail ne devaient empêcher la concession d'une pension de survie à la veuve d'un conseiller zélé. C'est d'ailleurs Delplancq lui-même qui avait déclaré, en commentant le règlement relatif aux pensions édicté par Joseph II :

«s'il arrive que des membres des dicastères au moyen de quelque patrimoine aient fait quelques épargnes, elles sont la preuve de leur bonne conduite et de leur assiduité et semblent pouvoir être présentées comme un mérite de plus. » et d'ajouter : « il peut être avantageux pour les services d'encourager l'économie, afin que des personnes en place s'occupent au travail au lieu de dépenser le produit de leur emploi et leur petit patrimoine » (36).

Pour prévenir la perte irrémédiable de revenus qu'entraînerait leur décès pour leurs proches, certains hauts fonctionnaires ont réussi à faire promouvoir un membre de leur famille, souvent un fils, au sein de l'administration. De véritables dynasties se sont ainsi créées, conférant de ce point de vue un caractère suranné à l'appareil d'Etat, puisque cette pratique s'apparentait à une conception dérivée de la vénalité des offices, selon laquelle les fonctionnaires se considéraient en quelque sorte comme propriétaires de leur charge. Cette pratique avait fait des ravages dans l'administration au XVIIe siècle et n'avait pas disparu au siècle suivant, puisqu'il était encore de mise de verser la médianate instaurée sous le régime espagnol (37). Néanmoins, pour conci-

(35) Ibidem, p. 197-198 et 201-202. (36) A.G.R., CF. 2497 : consulte du Conseil des finances du 14 février 1782, extrait cité

par J. Pricken, Delplancq, l'oublié, Bruxelles, 1967, p. 214. (37) A. Vandenbulcke, Le pouvoir et l'argent sous l'Ancien Régime. La vénalité des

offices dans les Conseils collatéraux des Pays-Bas espagnols (seconde moitié du XVIIe siècle), Courtrai, 1992 (Anciens Pays et Assemblées d'Etats, XCIV). Au début du régime autrichien, on hérita manifestement des pratiques en vogue durant la fin du régime espagnol, témoin la promesse de céder une place au Conseil des finances faite au baron de Villers en faveur de son fils encore mineur, lequel ne rendit, par la suite, jamais aucun réel service ! (J. Lefevre, Documents sur le personnel supérieur..., op. cit., p. 129-130 ; 136-137). On pourrait également citer l'exemple flagrant de vénalité qui permit au conseiller Fraula d'accéder à la présidence de la Chambre des Comptes en 1726 en offrant un prêt de 150 000 fl. au gouvernement {Ibidem, p. 104 et 106.)

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lier les avantages financiers de cette forme de vénalité avec les exigences des compétences recherchées lors du recrutement des hauts fonctionnaires, les autorités acceptèrent parfois de renoncer au payement de la médianate pour s'assurer les services d'hommes sans ressources, mais qualifiés.

Honneurs

Les distinctions honorifiques accordées aux agents les plus méritants ne furent pas moins recherchées que les avantages matériels.

Servir l'Etat à son plus haut niveau permettait de solliciter des lettres de noblesse, soit pour entrer au sein du second Ordre, soit pour obtenir un titre de noblesse si l'on était déjà noble (38). Appartenant à la noblesse de robe, ces conseillers ne pouvaient sans doute rivaliser avec l'ancienne noblesse, mais ils voyaient toutefois leur progression sociale reconnue. Cependant, bon nombre de hauts fonctionnaires n'entrèrent jamais au sein de la noblesse. De ce point de vue, l'administration des Pays-Bas contraste avec celle d'autres pays, comme la France, dont les principales charges de l'Etat étaient anoblissantes, et l'Autriche, où les aristocrates et les nobles de robe étaient également nombreux dans l'appareil d'Etat, les plus hautes fonctions leur étant entièrement réservées (3^). L'administration des Pays-Bas autrichiens se situait, quant à elle, dans la continuité d'une évolution observée dès le XVIe siècle, mais qui ne s'est guère démentie dans ces régions, excepté au début du régime autrichien, avec l'expérience du Conseil d'Etat unique. Les hauts fonctionnaires formaient un groupe social propre et obtinrent des signes de reconnaissance en vertu de leurs services et non de leur naissance. Le fait qu'une partie d'entre eux ait pu s'élever dans le second Ordre n'a pas empêché l'ensemble de ces agents supérieurs de l'Etat de faire carrière et d'accéder aux honneurs réservés aux longs services rendus.

(38) Liste des conseillers du Conseil privé et du Conseil des finances ayant exercé leur fonction durant la période 1725-1787 et ayant obtenu des lettres de noblesse durant cette même période (établie à partir des registres aux patentes de noblesse, dont la liste figure dans E. De Breyne, Inventaire des archives de la chancellerie autrichienne des Pays-Bas, Bruxelles, 1903 (réédition de 1993) : les lettres patentes ne furent cependant pas nécessairement décernées pendant la période où ces conseillers remplirent leur charge au sein des Conseils. On remarquera le nombre nettement plus élevé de délivrance de titres de noblesse par rapport aux lettres d'anoblissement. Voir à ce sujet P. Janssens, L'évolution de la noblesse belge..., op. cit., p. 253-293. Gaspard-Henri Baudier (anoblissement, 1749) Jean- Baptiste de Cazier (baron, 1743), Jean-Alphonse de Coloma (comte, 1728), François-Gaston Cuvelier (comte, 1733), Marc Defonseca (comte, 1731), Raymond de Figuerola (comte, 1748), Thomas Fraula (comte, 1736), Louis de Keerle (baron, 1778), Corneille de Neny (chevalier, 1737), Patrice de Neny (chevalier, 1737 ; comte, 1766), Jean-Lambert Obin (baron, 1749), Charles-Philippe de Patin (armoiries, vicomte, 1755), Louis-François de Robiano (vicomte, 1753 ; comte, 1754), Pierre-Claude-Marie de Saint-Vaast (baron, 1767), Georges-Louis de Le Vieilleuze (confirmation d'anoblissement, 1744).

(39) Pour la France, voir R. MOUSNIER, Le Conseil du Roi de Louis XII à la Révolution, Paris, 1970, p. 43-45 ; M. ANTOINE, Le Conseil du Roi sous le règne de Louis XV, Paris, 1970, p. 245-264. Pour l'Autriche, voir Ch. LEBEAU, Aristocrates et grands commis à la cour de Vienne (1748-1791). Le modèle français, Paris, 1996, p. 33-71.

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La plus belle récompense à laquelle pouvaient dès lors aspirer les hauts fonctionnaires était une nomination au Conseil d'Etat. Le titre leur accordait d'emblée la préséance sur ceux qui en étaient dépourvus et l'usage s'établit d'y associer le versement de gages après deux ou trois ans pour ceux qui n'en bénéficièrent pas lors de leur promotion. La désignation comme conseiller- régent au Conseil suprême à Vienne ou comme chef de l'un des Conseils collatéraux ou de la Chambre des Comptes était automatiquement associée à celle de Conseiller d'Etat. Certains présidents de Conseils provinciaux de justice furent également honorés du titre.

En ce qui concerne les Conseils collatéraux, un usage s'établit, qui permit de ménager tous les membres de ces Conseils et d'éviter les conflits de préséance : la concession du titre de conseiller d'Etat se fit progressivement sur base de l'ancienneté, en se réglant sur un nombre restreint de titulaires, soit un seul conseiller au Conseil privé et un autre au Conseil des finances, en plus des chefs de ces collèges. Le premier conseiller privé à être revêtu de la dignité fut Augustin de Steenhault (1672-1758), en 1734. Très apprécié de Marie-Elisabeth, il ne laissa pas la même impression aux successeurs de cette dernière (40). S'il était à l'époque de sa nomination le doyen du Conseil, sa désignation ne reflète pas encore un parti pris en faveur de l'ancienneté. Sa promotion à la présidence du Conseil privé en 1740 n'entraîna pas la nomination du conseiller Jamez comme conseiller d'Etat, lequel était pourtant devenu l'aîné du Conseil. C'est pour cette raison qu'on ne désira pas conférer le titre demandé dès 1742 par le second, Jean-Lambert Obin (1699-1750), qui ne l'obtint que lorsqu'il devint l'aîné du Conseil après la mort de Jamez, en 1744(41). Par la suite, les nominations comme conseiller d'Etat au sein du Conseil privé se firent en faveur des conseillers aînés, non sans avoir dû régler quelques problèmes d'interprétation au sujet de cette notion d'ancienneté : ainsi, Raimond de Figuerola (né à Barcelone 7-1776) fut nommé en 1748, à titre de reconnaissance de sa désignation au Conseil privé par Charles VI, et en dépit de la non-exécution de cet ordre par Marie- Elisabeth, ce retard lui ayant valu de perdre son ancienneté vis-à-vis des conseillers Saint- Vaast, Pycke et Robiano, nommés entre-temps(42). Il reçut une augmentation immédiate de gages de 2000 florins et obtint par ailleurs le titre comtal, manière d'affirmer la reconnaissance des longs services rendus à la Maison des Habsbourg (43). Cette mesure suscita naturellement les protestations de ceux qui se voyaient ainsi relégués derrière leur collègue nouvellement promu. Le chevalier Guillaume-Ignace Pycke (1688-1773) et

(40) Notice biographique dans Biographie Nationale, t. XXIII, 1921-1924, col. 749-753, par J. Lefevre.

(41) J. LEFEVRE, Documents sur le personnel supérieur ..., op. cit., p. 183-186. Voir à son sujet C. Douxchamps-Lefevre, « Une belle carrière de magistrat au XVIIIe siècle : Jean-Lambert Obin (Namur, 1699-Vienne, 1750) », dans Annales de la Société archéologique de Namur, t. XL VIII, 1955, p. 129-148.

(42) J. LEFEVRE, Documents sur le personnel supérieur ..., op. cit., p. 194-195. Figuerola devint ensuite conseiller-régent du Conseil suprême à Vienne de 1750 à 1757.

(43) R. Zedinger, Die Verwaltung der Österreichischen Niederlande in Wien..., op. cit.,p. 181.

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le comte Louis-François de Robiano (1700-1763) prétendaient tous deux être « l'aîné » du Conseil. Ils y avaient été nommés en même temps par Marie-Elisabeth, en 1739(44). Le Conseil suprême se montra très réticent devant la perspective de voir se multiplier les conseillers d'Etat au Conseil privé, mais Marie-Thérèse passa outre et les honora tous les deux du titre prestigieux en 1749(45). Les doyens au Conseil privé honorés du titre de conseiller d'Etat furent successivement le chevalier Gilles-François Strei- thagen (1708-1769), nommé en 1757(46) ; le chevalier Jean-Pierre van Volden (1714-1765), nommé en 1763(47) ; Henri- Jacques de Wavrans (1718- 1776), nommé en 1764(48) ; François-Anselme de Külberg (1731- ?), nommé en 1776(49). Au Conseil des finances, les choses se fixèrent selon la norme de l'ancienneté à partir de 1752 seulement. Avant cela, les réformes introduites dans ce Conseil ne permirent pas de suivre cette règle pourtant souhaitée par le Conseil suprême dès 1742. Nous reviendrons sur les premières décennies du fonctionnement du Conseil des finances, mais citons ici les conseillers nommés successivement en vertu de leur ancienneté : Pierre Beilanger ( 7-1760), nommé en 1752, en dépit de ses origines françaises qui posaient problème (50) ; Louis de Keerle (1705-1781), nommé en 1761 (51) ; Jean de Witt ( 7-1783), nommé en 1773(52) ; Gaspar-François Baudier, nommé en 1783(53). On voit donc comment s'établit l'usage de ne conférer le titre qu'à « l'aîné » du Conseil privé et à celui du Conseil des finances. Une fois acquise l'ancienneté sur leurs collègues, les conseillers prirent l'habitude d'introduire la demande et obtinrent le titre qui leur donnait le pas sur les autres et leur permettait d'avoir l'autorité reconnue pour diriger le Conseil en cas d'absence du président en exercice.

(44) J. Lefevre, Documents sur le personnel supérieur .... op. cit., p. 154-155. (45) Ibidem, pp. 196-197. Pycke devint président du Grand Conseil de Malines en 1757.

Notice biographique dans Biographie Nationale, t. XXIX, 1956, col. 793, par J. Lefevre. Robiano siégea au Conseil suprême de 1750 à 1756 et revint aux Pays-Bas comme chancelier de Brabant. Notice biographique dans Biographie Nationale, t. XIX, 1907, col. 537, par A. de Ridder.

(46) II succéda à Robiano comme chancelier de Brabant en 1763. Notice biographique dans Biographie Nationale, t. XXIV, 1926-1929, col. 175-180, par J. Bolsee.

(47) 11 devint président du Conseil de Hainaut en 1764. Notice biographique dans Biographie Nationale, t. XXVI, 1936-1938, col. 491-493, par J. LEFEVRE.

(48) J. Lefevre, Documents sur le personnel supérieur ..., op. cit., p. 286. Il finit sa carrière au Conseil privé en 1776.

(49) Ibidem, p. 352. Il fit partie du Conseil du Gouvernement Général institué par Joseph II en 1787. Notice biographique dans Biographie Nationale, t. XXIX, 1956, col. 739-742, par J. Lefevre (dans laquelle il faut toutefois signaler une erreur au sujet de la date de nomination au Conseil d'Etat).

(50) J. Lefevre, Documents sur le personnel supérieur ..., op. cit., p. 225-226. Il finit sa carrière au Conseil des finances en 1760. Ibidem, p. 269.

(51) Ibidem, p. 273-274. 11 devint président du Conseil de Flandre en 1772. Notices biographiques dans Biographie Nationale, t. XXIX, 1956, col. 731-734, par J. LEFEVRE (dans laquelle il faut toutefois signaler une erreur au sujet de la date de nomination au Conseil d'Etat) et Nationaal Biografisch Woordenboek, t. 5, 1972, par J.B. WlNDEY.

(52) J. LEFEVRE, Documents sur le personnel supérieur ..., op. cit., p. 345-346. Il termina sa carrière au Conseil des finances en 1783.

(53) Ibidem, p. 374.

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Même lorsqu'il s'agissait de conférer le titre de conseiller d'Etat de courte robe, en faveur des nobles qui l'obtenaient le plus fréquemment sans gages, les autorités viennoises se montrèrent attentives à ne pas galvauder le titre recherché, afin d'en préserver le prestige :

« J'ai eu l'honneur de faire remarquer à Votre Majesté en lui représentant que quoique le Conseil d'Etat ne soit, au vrai, qu'un Conseil d'honneur sans activité, le simple caractère de conseiller d'Etat a néanmoins encore assez de lustre pour qu'il puisse servir de récompense à des services signalés, mais dès qu'on accorde une fois des gages à ceux qui ont ce titre sans être emploies d'ailleurs au service direct de Votre Majesté, il perdra tout son prix, et que l'on se privera par là d'une ressource qui, bien ménagée, peut produire les mêmes et plus d'effets que la concession de gages ou de pensions » (54).

Outre le titre de conseiller d'Etat, certains hauts fonctionnaires, parmi les plus éminents, ont souhaité se voir décorés de la croix de l'Ordre de Saint- Etienne, qui distinguait les meilleurs serviteurs de la Monarchie : ainsi le comte de Neny, le baron de Cazier ou le président de la Chambre des Comptes de Wavrans.

Mérites supérieurs

Tant les mesures d'ordre pécuniaires que les dispositions honorifiques ont permis aux dirigeants de rétribuer et encourager les hauts fonctionnaires recrutés pour leurs qualités avant tout, selon des règles plus ou moins bien respectées, qui ont fait taire les conflits de préséance et ont tendu à l'émulation plutôt qu'à la réprimande : l'application, le savoir, mais aussi un esprit pragmatique, l'honneur et la probité constituaient les qualités premières exigées des agents de l'Etat. L'éloquence et « une bonne plume » étaient également indispensables aux yeux du chancelier Kaunitz. « Avoir du monde » n'était pas moins utile pour faire bon ménage avec ses collègues et favoriser un fonctionnement harmonieux des rouages gouvernementaux. Ce fut loin d'être toujours le cas. Il était important de disposer d'un certain nombre d'agents maîtrisant le flamand, sans qu'il fut nécessaire de savoir l'écrire dans ces ministères centraux où l'usage du français s'était imposé depuis longtemps. La toute grande majorité de ces conseillers étaient originaires des Pays-Bas, seule la présence de quelques étrangers au sein de cette administration vient contredire la règle générale (55).

(54) A.G.R., C.A.P.B. 464 : rapport de Kaunitz à Marie-Thérèse, 10 janvier 1768. (55) R. Zedinger, « Personelle und soziale Wechselbeziehungen im Verwaltungssystem

der Österreichsichen Niederlanden (1714-1794) », dans J.-P. Lehners, C. Bruneel et H. REINALTER, eds., L'Autriche, les Pays-Bas et le Duché de Luxembourg au 18e siècle, Luxembourg, 1999 (Cahiers d'Histoire, IV, Publications du Centre universitaire de Luxembourg, 1999), p. 25-37.

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C'est ce qui a fait dire au chancelier Kaunitz que ces agents avaient tendance à être imbus de « l'esprit national ». Il aurait souhaité introduire des « Allemands » au sein de l'administration des Pays-Bas, mais ce projet ne fut pas mené à bien (56).

Certains de ces administrateurs ont déployé une activité hors du commun, et n'ont pas manqué d'impressionner des gouvernants à l'affût de collaborateurs efficaces. Cette politique fut dictée par les exigences militaires et fiscales plus élevées et la tendance à établir un contrôle toujours croissant des territoires de la Monarchie. Ces conditions exposées par C. Capra pour expliquer le développement du fonctionnariat en Europe au XVIIIe siècle apparaissent en parfaite adéquation pour le cas des Pays-Bas autrichiens, ainsi que les exemples suivants l'attestent (57).

En dépit de la règle d'économie concernant le nombre limité de conseillers d'Etat, tendant à réserver cette dignité aux doyens des deux Conseils collatéraux, qui n'était pas considérée comme une « loi », mais qui s'imposa dans les faits, les autorités concédèrent parfois le titre à des serviteurs de l'Etat qui s'étaient particulièrement distingués et qui n'entraient pas dans les conditions requises. Il est intéressant de les mentionner ici, car à côté du critère d'ancienneté permettant en principe de récompenser l'ensemble des conseillers qui pouvaient faire carrière sans démériter, les autorités se réservèrent le droit de distinguer les mérites avérés.

Les trois premiers Conseillers d'Etat nommés au sein du Conseil des finances après la réforme institutionnelle de 1725 le furent en raison de leurs qualités et non de leur ancienneté, la concession du titre leur donnant ostensiblement préséance sur leurs collègues : Juste-Jacques Bervoet (1678-1757) reçut le titre et le supplément de gages dès son entrée au Conseil des finances en 1735, pour lui permettre de conserver la situation matérielle avantageuse dont il jouissait comme conseiller du Grand Conseil de Malines où il touchait 8000 fl. de gages (58). Il avait mené une enquête pour le compte du gouvernement à Gand, afin d'y découvrir les causes de la banqueroute de cette ville et permit ainsi d'y remédier. Au Conseil des finances, il fut naturellement chargé du département des aides et subsides, où il s'attira de solides inimitiés à cause de son action déterminée en vue d'augmenter les ressources de l'Etat. Cette impopularité lui ferma la possibilité d'une promotion au Conseil suprême à Vienne. Il termina sa carrière comme président du Conseil de Namur.

Malgré la réforme du Conseil des finances de 1735, les gouvernants eurent bien de la peine à dénicher les perles rares qui eussent pu répondre à leurs attentes. Aussi les autorités de Bruxelles n'hésitèrent pas à souligner les

(56) M. Galand, « Kaunitz et les Pays-Bas autrichiens : la centralisation administrative », dans G. Klingenstein et Fr. A. J. Szabo, eds., Staatskanzler Wenzel Anton von Kaunitz-Rietberg 1711-1794. Neue Perspektiven zu Politik und Kultur der europäischen Aufklärung, Graz-Esztergom-Paris-New York, 1996, p. 218-232.

(57) C. CAPRA, « Le fonctionnaire », dans M. Vovelle, ed., L 'homme des Lumières, Paris, 1996, p. 347-390.

(58) Notices biographiques dans Biographie Nationale, t. XXIX, 1956, col. 297-298, par J. LEFEVRE, et dans Nationaal Biografisch Woordenboek, t. 5, 1972, col. 58-61, par J.B. WlNDEY.

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qualités des quelques personnes sortant du lot. Ce fut donc le cas pour André Capon (décédé en 1750) : conseiller pensionnaire de la châtellenie d'Ypres, il entra au Conseil des finances comme greffier en 1735; il fut désigné conseiller honoraire dès 1737, pour se charger du département des douanes(59). Il reçut des gages à ce titre, ce qui sortait tout à fait de l'ordinaire. Ensuite le gouvernement de Bruxelles n'eut de cesse d'obtenir sa nomination comme conseiller d'Etat, en dépit de sa courte carrière au sein du Conseil des finances. Il s'agissait bien clairement de distinguer les mérites particuliers du seul « financier » digne de ce nom avec Bervoet ! Or ce dernier était déjà conseiller d'Etat. La nomination de Capon passerait, dans ces conditions, pour une exception sensible, qui sortirait de la règle d'un seul conseiller d'Etat au sein du Conseil des finances, et qui offrirait aussi à Capon le pas sur ses collègues plus anciens... Malgré les objections soulevées par le Conseil suprême, par ailleurs convaincu des qualités de l'intéressé, Capon fut décoré du titre honorifique en 1746, signe évident de la reconnaissance de ses compétences, qui lui permettaient de sortir de la sphère étroite de son département pour embrasser l'ensemble des problèmes politiques auxquels le gouvernement était confronté. A Bruxelles, on considérait que l'amorce de l'augmentation des revenus douaniers lui était entièrement imputable. Capon obtint cette élévation malgré les preuves qu'il avait données d'un caractère difficile, n'hésitant pas à se heurter violemment à ses collègues.

Le troisième conseiller à être décoré du titre honorifique de conseiller d'Etat en passant devant ses collègues plus anciens fut Paul-François de Cordeys (décédé en 1759) (60). Nommé conseiller surnuméraire en 1741, obtenant les pleins gages dès 1742, il fut promu en octobre 1750 conseiller d'Etat pour pouvoir diriger le Conseil aux côtés du marquis de Herzelles qui ne répondait plus aux exigences du gouvernement. C'est à nouveau en raison de ses qualités de financier qu'un conseiller remarqué par les autorités fut ainsi poussé à Γ avant-scène du Conseil. Deux ans plus tard, Cordeys devint président de la Chambre des Comptes. Il fut par la suite l'objet de l'un des cas les plus graves d'accusation de malversation contre un haut fonctionnaire. Protégé par Botta-Adorno, puis par Cobenzl, il subit pourtant l'humilation d'être soumis à une enquête administrative qui ne put établir sa culpabilité, mais qui ternit à jamais son image aux yeux du Conseil suprême à Vienne. Cobenzl ne lui retira pas sa confiance, et Cordeys fut nommé le 23 avril 1757 trésorier général avec une augmentation exceptionnelle de gages. Le Conseil suprême, naguère si hostile, venait d'être supprimé (61).

(59) Notice biographique dans Nationaal Biografisch Woordenboek, t. 5, 1972, col. 162- 164, par J.B. Windey.

(60) Notice biographique dans Biographie nationale, t. XXIX, 1956, col. 478-481, par J. Lefevre.

(61) Par le biais de sa correspondance avec Kaunitz, Cobenzl rechercha l'appui du chancelier en faveur de Cordeys : H.H.St.A., Belgien, Berichte, DDA69/379 : rapport du 20 août 1756 . Le ministre affirmait qu'on voulait du mal à Cordeys parce qu'il était « l'homme du gouvernement ». Voir également: H.H.St.A., Belgien, Berichte DDA 67/372 : rapport du 19 juin 1756. Cobenzl évoqua sa préférence pour Cordeys comme trésorier général le jour- même où il apprit la suppression du Conseil suprême : H.H.St.A., Belgien, Berichte DDA 72/397 : rapport du 9 avril 1757.

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Corneille de Neny (1720-1776), désigné conseiller d'Etat en 1757, lors de la suppression du Conseil suprême à Vienne où il avait rempli la fonction de secrétaire, fut destiné dans un premier temps à être adjoint au secrétaire d'Etat et de Guerre (62). Il fit néanmoins son entrée au Conseil des finances l'année suivante, mais n'y demeura que peu de temps, car il fut rappelé à Vienne en 1759 pour y remplir la fonction de secrétaire de Marie-Thérèse. Si le titre de conseiller d'Etat fut bien une manière de distinguer les services qu'il avait rendus, ce n'est, à l'évidence, pas un cas similaire aux trois financiers précédents.

Il faut signaler encore deux nominations au Conseil d'Etat en faveur de financiers. Ceux-ci furent activement soutenus par Cobenzl pour occuper une place au sein du Conseil des finances, soit comme conseiller, soit comme receveur général des finances, mais ce dessein ne put se concrétiser. Aussi le gouvernement choisit-il de distinguer ces hommes liés au monde des affaires qui avaient rendus d'utiles services en leur offrant un poste hors du Conseil des finances et en les honorant du titre de conseiller d'Etat. Le premier exemple est celui de Nicolas de Nobili (1706-1784), originaire de Lucques, appartenant au monde de la finance, qui fut nommé avec demi-gages comme conseiller-maître à la Chambre des Comptes en 1745 (63). Il obtint ses pleins gages en 1752. Remarqué par Botta- Adorno et ensuite par Cobenzl, il établit la loterie dans les Pays-Bas. Utile au gouvernement grâce à ses relations avec les financiers de la place d'Amsterdam, il fut activement soutenu par le ministre plénipotentiaire qui tenta de le faire entrer au sein du Conseil des finances, puis envisagea de créer le poste de directeur de la loterie avec 5000 fl. de gages afin de le « tirer » de la Chambre des Comptes où il le croyait absolument déplacé. Cobenzl intercéda à de multiples reprises auprès de Kaunitz pour obtenir le titre prestigieux de conseiller d'Etat en faveur de son protégé (64). Ces interventions se justifiaient à cause du refus et des insinuations malveillantes du Conseil suprême à Vienne, lequel ne réussit cependant pas à prouver ses allégations de malhonnêteté à l'encontre de Nobili. Le chancelier Kaunitz relaya les demandes de Cobenzl auprès de Marie-Thérèse, et Charles de Lorraine recommanda lui-même Nobili lors de son séjour à Vienne en 1757 (65). Ce dernier obtint le titre de conseiller d'Etat avec gages

(62) Notice biographique dans Biographie Nationale, t. XXIX, 1956, col. 779-781, par J. Lefevre.

(63) Notice biographique dans Biographie Nationale, suplément, t. 12, 1977, col. 657- 661, par J.-J. HEIRWEGH.

(64) H.H.St.A., Belgien, Berichte, DDA 64/354, 355, DDA 65/357, 358, DDA 66/363, 366, 368, DDA 67/369 , 370 ; DDA 71/387, 394, 395: rapports de Cobenzl à Kaunitz, 12 mars 1755, 3 mai 1755, 9 juillet 1755, 2 août 1755, 17 décembre 1755, 10 février 1756, 28 février 1756, 15 mars 1756, 15 mai 1756, 9 janvier 1757, 28 janvier 1757, 5 février 1757, 16 mars 1757.

(65) H.H.StA., Belgien, Vorträge, DDA 7/35, rapport de Kaunitz du 25 mai 1756 au sujet de la recommandation de Cobenzl en faveur de Nobili ; DDA 7/37 : rapport de Kaunitz du 18 février 1757, appuyant les recommandations de Cobenzl en faveur de Nobili pour le nommer conseiller d'Etat et des finances. A.G.R., C.A.P.B. 285, î° 72 et 88-89 : note de Charles de Lorraine pour recommander Nobili.

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en juin 1757, soit quelques semaines après la suppression du Conseil suprême. Kaunitz put enfin offrir la récompense à un homme si utile en ce début de la guerre de Sept Ans (66). Malgré cette belle promotion due à la protection de ministres attentifs au personnel financier, Nobili eut par la suite à souffrir de l'attitude hostile de Starhemberg qui succéda à Cobenzl en 1770 et il perdit le soutien de Vienne. Cet exemple montre à quel point l'appui des dirigeants de Bruxelles était indispensable pour espérer recevoir les gages et honneurs extraordinaires à titre de récompenses pour services exceptionnels.

Le deuxième exemple de désignation comme conseiller d'Etat d'un financier appelé à servir le gouvernement en dehors du Conseil des finances, fut celui d'Adrien- Ange de Walckiers (1721-1799), beau-fils de la banquière de l'Etat, la veuve Nettine. Cobenzl intercéda en faveur de cet homme pour lui permettre d'occuper la charge de receveur général des finances, mais le projet n'eut pas de suite (67). Walckiers fut par contre nommé le 7 mars 1762 conseiller d'Etat de longue robe en raison du zèle qu'il avait marqué pour le bien du royal service (68). En réalité, le titre fut décerné au coeur de la guerre de Sept Ans, alors qu'on avait absolument besoin des services de la belle- mère et du beau-frère du financier, le marquis de La Borde, banquier de la Cour française (69). Walckiers devint la même année, grâce à l'appui du ministre plénipotentiaire, administrateur du Lotto avec 5000 fl. de gages et occupa ses fonctions jusqu'en 1785.

Ces promotions montrent que le titre de conseiller d'Etat avait beaucoup plus de valeur que ne laisse supposer la littérature historique. Certes, les biographes de ces conseillers mentionnent la concession du titre honorifique, mais en ne s'attardant pas aux implications pratiques et au ressort ainsi mis en œuvre, ils manifestent généralement une sorte de dédain implicite pour ces vanités d'un autre âge. C'est pourtant en partie grâce à la reconnaissance attachée à cette distinction que le Conseil des finances fut pourvu de manière radicale d'hommes nouveaux, répondant aux exigences formulées par les autorités supérieures pour exécuter la politique financière et économique de la Monarchie. Même Joseph II ne fut pas insensible à ce phénomène de représentation sociale, puisqu'il décora du titre de conseiller d'Etat deux agents ayant concouru activement aux réformes administratives et financières : le conseiller des finances, le comte Gommaire Cornet de Grez (1735-1811) et le conseiller privé Jacques- Antoine Leclerc (1731- après 1797) furent nommés conseillers d'Etat en 1786, à la veille de la refonte ins

titutionnelle qui allait supprimer les Conseils collatéraux, alors que les « aînés » de ces Conseils portaient déjà le titre prestigieux (70).

(66) J. LEFEVRE, Documents sur le personnel supérieur ..., op. cit., p. 253. (67) H.H.StA., Belgien, Berichte DDA 65/360 ; 71/394 ; 72/396 ; 85/447 : rapports de

Cobenzl à Kaunitz, 20 septembre 1755, 17 février 1757, 2 avril 1757, 1 1 avril 1761. (68) C. BRONNE, Financiers et comédiens au XVIIIe siècle. Madame de Nettine banquière des Pays-Bas suivi de D'Hannetaire et ses filles, Bruxelles, 1969, p. 143.

(69) A.G.R., C.A.P.B. 464 : rapport de Kaunitz à Marie-Thérèse, 10 janvier 1768. (70) Sur ces hauts fonctionnaires, voir : P. Verhaegen, Le conseiller d'Etat comte

Cornet de Grez (1735-1811), Bruxelles, 1934. St. JACOB, « Jacques-Antoine Le Clerc (1731 -après 1797). Un fonctionnaire au service d'une politique réformatrice », dans La Haute administration, op. cit., p. 243-375.

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L'autre moyen de favoriser les fonctionnaires les plus méritants consistait, nous l'avons vu, à décerner pensions ou gratifications. Sans pouvoir recenser tous ceux qui ont pu bénéficier des largesses royales à un moment ou un autre de leur carrière, il faut sans doute rappeler l'exemple le plus parfait d'un fonctionnaire de « médiocre extraction », qui dut son avancement rapide à ses seules qualités : il s'agit d'Henri Delplancq, que J. Lefèvre présenta comme la personnalité la plus marquante après le chef-président Neny dans toute l'administration du régime autrichien (71). Fils de douanier, Delplancq débuta naturellement comme douanier, mais gravit ensuite les échelons de la carrière administrative, devenant en 1765, à l'âge de trente-deux ans, directeur du Bureau de régie des douanes. Il se rendit indispensable, notamment grâce à ses nombreux travaux relatifs aux douanes et au commerce. En 1769, il entra au Conseil des finances. Jusqu'à cette époque, sa situation financière fut extrêmement difficile : chargé d'une famille nombreuse, sans autres ressources que celles que lui procurait son travail, il était véritablement dans le besoin. Sa nomination au sein du Conseil des finances améliora les choses, puis le travail impressionnant du haut fonctionnaire lui permit de recevoir une pension secrète et plusieurs gratifications, parfois même au-delà que ce qu'avaient osé proposer les autorités de Bruxelles. A une époque où Marie- Thérèse se montrait plus parcimonieuse, voire même irritée de constater qu'on « propose de Bruxelles toujours des augmentations » (72), le fait mérite d'être souligné (73). Pourtant, le conseiller se montra peu enclin à supporter les contraintes du travail collégial. Comme d'autres, son activité débordante et ses succès lui valurent d'être inquiété par les accusations de corruption formulées sous l'emprise de la jalousie, mais rien ne permit de prouver ce fait. Tous ces exemples traduisent comment la meritocratie fut appliquée au sein de la haute administration des Pays-Bas autrichiens.

Conclusion

Durant la période correspondant à l'administration thérésienne, dont les fondements remontent à l'arrivée de Harrach aux Pays-Bas, en 1733, les fonctionnaires furent d'une part récompensés sur base de l'ancienneté, par une progression des salaires et l'avancement en rang, la nomination comme conseiller d'Etat consacrant la préséance de manière sensible, fait considérable dans la société d'Ancien Régime. D'autre part, les plus méritants purent bénéficier de gratifications ponctuelles ou de pensions qui, bien que

(71) Notice biographique dans Biographie Nationale, t. XXIX, 1956, col. 538-540, par J. Lefevre.

(72) Apostille de Marie-Thérèse sur un rapport de Kaunitz du 15 mai 1775, cité par J. LEFEVRE, Documents sur le personnel supérieur ..., op. cit., p. 346.

(73) Ph. Moureaux, « Une biographie d'Henri Delplancq, une des principales têtes politiques du gouvernement des Pays-Bas autrichiens », dans Revue belge de Philologie et d'Histoire, t. XLVIII, 1970, n° 2, p. 409-415. Compte-rendu de l'ouvrage de J. PRICKEN, Delplancq, l'oublié, Bruxelles, 1967.

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secrètes, n'en arrondirent pas moins leurs gages ordinaires. Dans ce processus, l'initiative revint au gouvernement de Bruxelles, qui recevait les requêtes des intéressés et jugeait de leurs qualités. Les autorités viennoises ne pouvaient se prononcer que sur ces rapports et se montrèrent en général plus réservées dans l'octroi des récompenses, même si elles étaient tout à fait convaincues de la nécessité de ménager ce corps de hauts fonctionnaires. Les décisions devaient néanmoins se prendre en fonction d'autres impératifs, la comparaison avec la situation des agents autrichiens ou les besoins financiers de la Monarchie entrant nécessairement en ligne de compte.

A part la reconnaissance des talents de l'ensemble des hauts conseillers recrutés avec soin, quelques administrateurs se sont distingués par leurs services à l'Etat. Ces agents dynamiques ont fait preuve d'esprit d'initiative et de pragmatisme. Ils étaient capables de synthétiser leurs connaissances dans des mémoires écrits et ont donc pu contribuer de manière plus visible aux objectifs poursuivis par les gouvernements de Vienne et de Bruxelles : leur activité a, en effet, permis d'améliorer les connaissances au sujet des finances, de l'économie ou de l'arsenal juridique dans les Pays-Bas. Ces données étaient essentielles aux yeux de ces dirigeants, partisans de l'interventionnisme de l'Etat dans ces domaines et désireux d'intégrer les Pays-bas au « système général » de la Monarchie. Leurs qualités n'ont pas nécessairement permis à ces individus marquants de gagner la confiance de leurs collègues, bousculés dans leurs habitudes (74).

Dans ce processus d'ingérence parfois autoritaire, la protection affichée des autorités de Bruxelles n'a pas non plus toujours réussi à épargner leurs protégés des entraves du Conseil suprême à Vienne. Ces tracasseries s'inscrivent dans le cadre de la lutte d'influence entre le chancelier de Cour et d'Etat Kaunitz et le Conseil suprême moins perméable aux volontés de centralisation (75). Dans ce conflit entre conservateurs et partisans du changement, Cobenzl eut une part fondamentale aux Pays-Bas (76). Il était véritablement le relais de Kaunitz pour appliquer les préceptes d'une politique centralisatrice, ayant pour mission principale d'augmenter les ressources de l'Etat dans ces provinces. Ce sont donc naturellement surtout des financiers qui furent recherchés par l'autorité, et les plus habiles furent indéfectiblement soutenus par le ministre, et par Kaunitz à Vienne.

Le phénomène de protection appuyée en faveur de fonctionnaires exceptionnels ne se manifesta plus avec autant de fermeté après la mort de Cobenzl. Il faut sans doute attribuer cette évolution au fait qu'à cette époque l'appareil

(74) H.H.StA., Belgien, Berichte, DDA 67/370 : rapport de Cobenzl à Kaunitz du 15 mai 1756 dans lequel le ministre soulignait la jalousie envers tous ceux qui s'appliquaient avec zèle pour le gouvernement.

(75) Sur cette lutte d'influence et la suppression du Conseil suprême, voir : R. Zedinger, Die Verwaltung der Österreichischen Niederlande..., op. cit., p. 83-95 ; M. Baelde, « De afschaffing van de Hoge Raad der Nederlanden te Wenen (1757) », dans Liber amicorum Jan Buntinx, Louvain, 1981, p. 567-580. Sur la personnalité et le rôle de Kaunitz : Fr.A.J. Szabo, Kaunitz & enlightened absolutism 1753-1780, Cambridge, 1994.

(76) Ph. MOUREAUX, « Charles de Cobenzl, homme d'Etat moderne », dans Etudes sur le XVIIIe siècle, 1. 1, 1974, p. 171-178.

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administratif était composé de gens de qualité, dont il fallait surtout veiller à assurer l'avancement régulier. Le gouvernement continua naturellement de témoigner de l'attention aux requêtes des fonctionnaires les plus lourdement chargés de travail, mais on ne décèle plus la même passion à les promouvoir qu'auparavant (77). L'essor remarquable des finances publiques dans les Pays- Bas a sans doute relâché la pression des autorités dans leur quête de serviteurs d'exception. En fait, les principaux rouages administratifs permettant cette amélioration étaient désormais en place. Ainsi, la Jointe des Administrations et des affaires de Subsides, chargée de tirer au clair la gestion des administrations locales et régionales, fut instituée en 1764 (78). Peuplée de fonctionnaires nommés pour cette seule tâche, la nouvelle Jointe déploya une telle activité qu'on la considéra quasiment comme un organe de gouvernement d'importance comparable aux deux Conseils collatéraux. De ce point de vue, Kaunitz pouvait aussi avoir ses apaisements, et cela explique sans doute également le relatif désintérêt qu'il manifesta à partir de ces années pour les affaires des Pays-Bas (79). Enfin, il faut aussi prendre en compte la personnalité des successeurs de Cobenzl, qui se montrèrent plus distants, moins impliqués dans la conduite quotidienne des affaires. Tous ces éléments font ressortir l'action déterminante de ce dernier, mais aussi de ses prédécesseurs, dans la mise sur pied d'une administration efficace, ne craignant pas de recruter des hommes au caractère entier, qui se heurtèrent à leurs collègues, colorant de traits vifs et contrastés la société policée du siècle des Lumières. . .

Si l'on en revient aux débuts de notre propos, à savoir la considération sociale accordée à ces hauts fonctionnaires, vivant pour l'essentiel des fruits de leur labeur, il nous faut revenir sur l'assertion de Neny qui les considérait assez mal rétribués. Chose qu'il n'hésita pas à répéter à plusieurs reprises lorsqu'il tenta d'améliorer le sort des conseillers qu'il dirigeait, ou même pour qualifier sa propre situation (80). Ses revenus annuels s'élevaient pourtant à la fin de sa vie à près de 20 000 fl. et l'ensemble de sa fortune peut être estimé à environ 100 000 fl. (81)

Malgré leurs mérites, alors même que la haute noblesse était définitivement écartée du pouvoir, la difficulté de ces conseillers à se satisfaire de leurs appointements nous éclaire sur l'un des contrastes de la société d'Ancien

(77) Le conseiller des finances Ange de Limpens, désigné en 1773, put bénéficier de son traitement complet en 1778, en raison de ses charges à l'occasion de la création du quartier royal (J. Lefevre, Documents sur le personnel supérieur ...op. cit., p. 356). Le conseiller privé Lambert-Joseph Plubeau, s'étant ruiné la santé par les soins qu'il apporta à la lutte contre l'épizootie, bénéficia pour sa part d'une pension plus élevée que la norme en 1782 (Ibidem, p. 368-371).

(78) Sur cette jointe, voir la notice de P. Lenders dans E. Aerts, e.a., eds., Les institutions du gouvernement central, op. cit., t. II, p. 719-730.

(79) P. Lenders, « Ontwikkeling van politiek en instellingen in de Oostenrijkse Nederlanden. De invloed van de Europese oorlogen », op. cit., p. 72.

(80) Β. Bernard, Patrice-François de Neny..., op. cit., p. 126-127. Il prétendait que sa fortune était « excessivement » médiocre (J. LEFEVRE, Documents sur le personnel supérieur ...op. cit., p. 372.).

(81) B. BERNARD, Patrice-François de Neny..., op. cit., p. 50-51.

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Régime, également perceptible à la lecture des journaux laissés par les aristocrates de l'époque. Celui du gouverneur général lui-même, mais aussi celui tenu par le comte de Zinzendorf, noble autrichien qui séjourna quelque temps à la Cour de Charles de Lorraine, attestent que, par son mode de vie, l'aristocratie restait ostensiblement supérieure à la noblesse de robe moins fortunée, et naturellement aux roturiers (82). Mais ce que ces journaux révèlent surtout, c'est que ces mondes différents ne se côtoyaient guère. Certes, le gouverneur général, de par sa fonction, fréquentait les conseillers des Conseils privé et des finances, notamment lors des réunions de la Jointe de Cabinet qu'il dirigea au moins durant les premières années de sa présence aux Pays-Bas (83). Il relaya tout au long de son gouvernement les recommandations en faveur des ministres des Conseils collatéraux via la correspondance officielle qu'il entretenait avec la souveraine, parallèlement à celle du ministre plénipotentiaire avec les autorités supérieures. Il s'occupait en général des affaires politiques durant la matinée, rencontrant le ministre et le secrétaire d'Etat et de guerre lors du colloque secret qui les réunissait quasi-quotidiennement. Mais ensuite, l'après-midi se déroulait en compagnie d'aristocrates distingués, le début de la soirée brillait sous l'éclat du Théâtre de la Monnaie, lieu de mondanité par excellence, et la fin de la journée était vouée à la passion du jeu prisée par la bonne société (84). Le comte de Zinzendorf adopta un mode de vie assez comparable, tout en étant plus ouvert au monde des affaires bruxellois. Dans l'esprit de Charles de Lorraine, une distinction très nette séparait la fonction occupée par les personnes du gouvernement et leur appartenance éventuelle au monde de la Cour. Ainsi, il notait régulièrement avoir reçu le « ministre » pour les affaires politiques, et il désignait le même ministre par son titre nobiliaire et son nom lorsqu'il signalait l'avoir retrouvé en soirée autour d'une table de jeu... Quant aux autres membres du gouvernement, en ce compris les chefs des deux principaux Conseils, Neny et Cazier, ils ne faisaient tout simplement pas partie de la sphère aristocratique (85).

Pourtant, on sait bien que ces hauts fonctionnaires habitaient tout près de ce lieu symbolique qu'était la Cour : en réalité, en se concentrant progressivement dans la partie haute de la ville, ils vivaient non loin de leurs bureaux, situés depuis l'incendie du palais du Coudenberg dans l'ancien palais Gran- velle... non loin également des hôtels de la haute noblesse qui se déployaient

(82) M. Galand, ed., Journal secret de Charles de Lorraine (1766-1779), Bruxelles, 2000 (vol. hors série de la coll. Nouvelles Annales Prince de Ligne). G. Englebert, ed., J.K.C.H. Comte von Zinzendorf, Journal. Chronique belgo-bruxelloise 1766-1770, Bruxelles, 1991 (vol. hors série de la coll. Nouvelles Annales Prince de Ligne).

(83) M. GALAND, Les Jointes de Cabinet sous le ministère de Botta-Adorno (1 749- 1753), Bruxelles, 1990 (A.G.R., Studia).

(84) Sur le théâtre, où le prince de Ligne et le duc d'Arenberg s'impliquèrent avec faste, voir M. COUVREUR, ed., Le théâtre de la Monnaie au XVIIIe siècle, Bruxelles, 1996 (Cahiers du Gram).

(85) La société de Cour dans les Pays-Bas autrichiens n'était, en réalité, composée que de quelques grandes familles aristocratiques : M. Van Den Berg, « De adel in de 18de eeuw : een « leisure class » ? », dans J. Verbesselt, E. Van Ermen, R. Van Uytven et P. JANSSENS, eds., De adel in het hertogdom Brabant, Bruxelles, 1985, p. 143-183.

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dans le même quartier (86). Le mirage de cette brillante société ne pouvait qu'impressionner ces hommes d'Etat, situés au sommet de la hiérarchie administrative, fiers d'être au service du Prince, sans toutefois faire partie de son noble entourage.

Comment comprendre autrement le souci permanent de tenir son rang dans une ville de Cour, selon cette hiérarchie de valeurs qui privilégiait l'inégalité, la distinction, le privilège. Les hauts fonctionnaires ne pouvaient faire valoir que leur labeur et leurs mérites pour espérer s'élever dans un monde qui les reconnaissait certes comme les instruments indispensables d'un Etat épris de progrès, mais qui leur offrait en même temps la vitrine d'une société tournée vers le passé, où le statut des personnes l'emportait encore sur les vertus du travail.

Les plaintes formulées pour obtenir de meilleurs appointements nous renvoient d'autre part à des valeurs qui nous sont plus coutumières : celles qui fondent les différences sociales sur l'échelle des revenus des personnes. Si les grands aristocrates étaient supérieurs aux ministres du gouvernement, ce n'était pas seulement en vertu de leur naissance, mais aussi en raison de leur fortune plus élevée qui leur permettait de parader.

Dans cet Ancien Régime finissant, qui s'imprégnait des valeurs de l'utilitarisme, ce modèle jetait ses derniers feux, renvoyant l'image déformante d'un idéal que la condition des agents de l'Etat, rémunérés pour leur travail, ne pouvait pas leur offrir. Cela peut, sans doute, expliquer pourquoi, en dépit des observations sociologiques, ces derniers se considéraient assez mal lotis comme serviteurs zélés de la Monarchie.

(86) L. Beullens et P. Janssens, « De centrale ambtenaren in de Brusselse samenleving... », op. cit., p. 174-176 et 182-185.