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La malédictionJosianne Castonguay

Arrondissement de Brompton

Je suis mort aujourd’hui. Et puisqu’il en est ainsi, je n’aurai jamais trente ans et je doute qu’on découvre un jour ce qui m’est arrivé. Mais à vous, je peux bien le raconter, non ? Remontons dans le temps, voulez-vous ? Remontons à l’époque où les Abénaquis appelaient ce lieu Pihmilansik, là où les eaux tombent, ou encore Pihmilosek, là où les chutes tourbillonnent. C’est là que je suis mort, noyé dans les eaux de la rivière Saint-François. « Comme c’est terrible ! », me direz-vous. Je dois vous avouer que c’est en grande partie ma faute, à moi et à mon insatiable curiosité. Et pourquoi je vous parle des Amérindiens ? Un peu de patience et vous saurez tout.

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours habité près du parc de la Rive. Quand j’étais jeune, l’endroit n’avait pas de chemin d’accès, n’était pas clôturé, la maison de la culture n’était pas construite et le site en tant que tel n’avait même pas de nom. C’était mon endroit préféré. C’est là que j’évoluais dans mon monde imaginaire, peuplé d’Abénaquis qui s’arrêtaient là, avec leurs canots, pour se reposer autour d’un feu avant d’entreprendre le portage pour contourner les chutes. Que d’histoires je me suis inventées, si vous saviez ! Et j’y croyais. Oh oui ! Dur comme fer.

Plus tard, j’ai dû cesser de jouer aux Amérindiens et d’allumer des feux de camp puisque le parc de la Rive, tel que nous le connaissons aujourd’hui, est né. De toute façon, je n’avais plus l’âge pour ces jeux d’enfants.

Une nuit, j’étais alors âgé de 29 ans, je me réveille au son de tambours et de chants. Intrigué, je me rends à la fenêtre et j’aperçois de la fumée et des flammes. Je trouve cela très bizarre car depuis la création du parc, la surveillance s’est accrue et il n’est pas permis d’y faire des feux. Mais, comme c’est la nuit et que j’ai sommeil, je me rendors sans trop m’y attarder. C’est ce que vous auriez fait aussi, non ?

Tôt, le lendemain matin, trop curieux, je me rends rapidement au parc. Aucune trace de feu. J’ai dû rêver. Pourtant, si vous aviez entendu les tambours et les chants et si vous aviez vu les flammes, vous aussi, vous y auriez cru.

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À la même heure, la nuit suivante, les mêmes bruits me tirent de mon sommeil. Cette fois, je vais en avoir le cœur net. Je m’habille en vitesse et je sors. Je me dirige vers la fumée et les sons. Là ! Juste là ! Une bande d’Amérindiens qui chantent, dansent et jouent de la musique autour d’un grand feu ! Je me frotte les yeux pour être certain que je suis bien réveillé. Puis, plus aucun son, plus aucune lumière. J’ouvre les yeux. Je suis dans mon lit, tout habillé. Mes vêtements sentent la fumée. Ça devient franchement étrange, ne trouvez-vous pas ?

Comme je vous l’ai dit plus tôt, je suis d’une curiosité insatiable. Alors, je profite de mon samedi après-midi pour me reposer un peu en prévision de mon plan de la soirée. Ah ! Vous voulez savoir de quoi il s’agit, hein ? Eh bien ! J’ai l’intention de passer la nuit au parc, bien décidé à voir ce que j’entends depuis deux nuits. Le soir venu, je m’adosse à un arbre, dissimulé derrière des buissons, et mon attente commence. L’endroit est calme. Tout est paisible autour de moi. Seuls le gazouillement des oiseaux et le concert des grillons viennent troubler le silence qui m’entoure. Je ferme les yeux et laisse mes pensées vagabonder. Je pense à mon enfance, à mes jeux d’enfant, à mes parents morts trop jeunes, à mon ex, partie travailler dans le Nord, à mon quotidien, rempli de solitude, à ma grand-mère, que j’irai visiter demain, je pense à… Odeur de fumée, sons des tambours, paroles de chansons, bruits de pas, ça y est, ils sont là ! Mon cœur bat à tout rompre. Je me rapproche en rampant. Je les regarde danser autour du feu et invoquer leurs divinités. Au milieu des esprits-animaux, je reconnais distinctement le nom de Gitche Manitou, le Grand Esprit, l’Être Suprême. J’entends également quelqu’un prier Tabaldak, l’Être Créateur. Je me déplace pour mieux voir quand je sens qu’on m’observe. Je relève la tête et croise le regard noir d’un homme, ses yeux flamboyant de colère fixés sur moi. Il me pointe du doigt. Je fige, pétrifié par la peur, n’osant même plus respirer. Ils m’ont repéré ! Les tambours roulent plus fort. Une femme lève les bras au ciel, un homme lance un juron – à mi-voix –, un autre crache par terre et tous les autres serrent les dents. Un grand gaillard se dirige alors vers moi, son tomahawk brandi au-dessus de sa tête, l’air furieux. Saisissant la nature de la menace, je dois réagir, et vite ! Je me lève d’un bond et m’apprête à détaler lorsque le coup s’abat sur ma tête. Les ténèbres m’envahissent.

Vous savez quoi ? Je crois que j’ai encore imaginé tout ça. Je me réveille, courbaturé, toujours adossé à l’arbre, mais rien autour n’a changé. Tout est exactement pareil, excepté que le jour pointe le bout de son nez. Je ne me souviens de rien, même pas de m’être endormi. Quelle déception, vous ne trouvez pas ? Je me console en pensant à Édith, ma grand-mère, que je visiterai aujourd’hui. C’est une femme exceptionnelle, vous verrez.

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Il est à peine sept heures. Je décide donc d’aller déjeuner avec elle à la résidence où elle loge. J’ai tant de choses à lui raconter ! Elle, elle pourra m’aider à y voir clair dans tout ça. Elle a toujours réponse à tout.

Dès mon arrivée, Édith m’accueille, mais contrairement à son habituelle chaleur, je la sens fébrile et un peu distante. Elle m’examine des pieds à la tête, en s’attardant à cette dernière. Elle est soudainement très énervée.

« Bonté divine ! Que t’est-il arrivé mon garçon ? Comment t’es-tu fait cette blessure à la tête ? »

Moi, confus, je bredouille : « Hein ? Quoi ? »

Je passe ma main dans mes cheveux. Ils sont tout poisseux et ma tête est douloureusement sensible. Vous pensez à la même chose que moi ? Le coup de tomahawk ! Se pourrait-il qu’il ait été réel ? Il me semble tout à coup que mes jambes ne me soutiennent plus. Je me laisse aller contre mon aïeule qui me fait aussitôt asseoir et m’apporte de l’eau.

« Tiens, bois mon grand. Lorsque tu seras un peu remis, tu devras tout me raconter. »

Pendant ce temps, les autres résidents s’installent peu à peu dans la salle à manger. Plusieurs me dévisagent, curieux, d’autres ne semblent même pas me voir. C’est courant, me direz-vous, dans une résidence pour personnes âgées. Certains n’ont plus toute leur tête. Enfin, bref, je reprends tranquillement mes esprits et, tout en chipotant dans mon assiette, je résume les événements des derniers jours à ma grand-mère. Plus j’avance dans mon récit, plus elle semble mal à l’aise. Elle ne touche même pas à son déjeuner. Quelque chose la trouble, c’est clair. Vous auriez dû voir son visage, tout blême, et ses mains tremblantes. Elle ne cesse de jeter des regards craintifs aux autres qui écoutent effrontément notre conversation sans même essayer de s’en cacher.

Mon histoire terminée, je lui demande ce qu’elle en pense. Elle ouvre la bouche, la referme, l’ouvre à nouveau, visiblement ébranlée. Pourquoi tant d’hésitation ? Que se passe-t-il ? Après ce qui me semble une éternité, elle prend une profonde inspiration et, la voix chevrotante, elle me répond :

- Il y a quelque trois cents ans, au temps où les Indiens faisaient halte tout près d’ici, une chose terrible s’est produite. Un drame qui…

- Suffit ! intervient brusquement M. Maurice, un des plus vieux résidents de l’endroit. Tais-toi, Édith ! Et tout de suite, compris ?

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- Maurice ! Tu l’as entendu comme moi ! Il doit savoir. Pour sa sécurité. C’est mon seul petit-fils. Pitié, laisse-moi lui expliquer.

- Il n’en est pas question et tu sais très bien pourquoi. Toutes ces fabulations doivent mourir avec nous, un point c’est tout.

Puis, s’adressant à moi, il me dit :

- Désolé mon garçon, mais il est temps pour toi de prendre congé. Va te reposer et oublie tout ça. Ce sera mieux pour tout le monde.

Sur un ton plus menaçant, il ajoute :

- Et n’essaie pas de faire parler Édith surtout. Elle pourrait le regretter. Elle a prêté serment et doit le respecter. Briser ce serment pourrait avoir de graves conséquences pour elle, pour nous et aussi pour toi. Maintenant, va-t’en !

S’il pense me chasser comme ça, le Maurice, il se met un doigt dans l’œil et jusqu’au coude. Je me lève, bouillant de colère, pour lui faire face. J’ai bien l’intention de le remettre à sa place et de lui dire de se mêler de ses affaires. Il n’a aucun droit de traiter les autres comme il vient de le faire. Franchement ! Pour qui se prend-il, celui-là ? Mon grand-père ? Le chef suprême du foyer à qui on doit obéissance ? Non, mais… Et cette histoire de serment, d’où sort-il cela ? C’est n’importe quoi. Puis, je croise son regard qui me défie de répliquer. Il serre les poings, prêt à se battre si nécessaire. Je me ressaisis. Je ne vais quand même pas en venir aux coups avec un vieillard de quatre-vingt-neuf ans. Ce ne serait pas très convenable, n’est-ce pas ? Pourtant, ce n’est pas l’envie qui manque ! Je me tourne vers Édith, la suppliant en silence de dire quelque chose, mais c’est peine perdue. Elle baisse les yeux et fixe le bout de ses souliers. Je n’y comprends rien. Ce n’est pas dans ses habitudes de se laisser marcher sur les pieds ainsi. Je me sens seul au monde, délaissé par le seul membre de ma famille encore vivant. C’est absurde, mais je n’insiste pas. Pas pour aujourd’hui…

Consterné par la tournure des événements, j’embrasse ma grand-mère, qui ne me regarde même pas, et je quitte la résidence, nageant dans la confusion la plus totale. Avouez que c’est assez troublant, merci ! Bien évidemment, toute cette scène ne fait qu’attiser mon désir d’en savoir plus. Il faut que je retourne la voir pour en savoir plus. Non, vous avez raison, c’est une mauvaise idée. Je vais plutôt l’inviter chez moi, loin de cet intimidant M. Maurice.

Cette nuit-là, je rêve d’elle. En réalité, ça n’a absolument rien d’un rêve. C’est plutôt un affreux cauchemar. C’est le jour. Le soleil brille. Ma grand-mère

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et moi, nous nous promenons au parc de la Rive lorsque nous rencontrons une Amérindienne. Elle est magnifique, mais semble tourmentée. Nous la saluons. Elle s’appelle Nirvelli. Édith s’approche d’elle. Au même moment, le ciel se couvre et le temps devient orageux. Puis, tout aussi soudainement, une tribu d’Amérindiens apparait et encercle ma grand-mère. Je tente de la sortir de là, en vain. Ils la saisissent par les bras. Nirvelli sort un couteau et lui coupe la langue en criant quelque chose, un nom peut-être, que je n’arrive pas à comprendre. C’est horrible ! Ensuite, comme si ce n’était pas suffisant, les hommes soulèvent ma pauvre aïeule et se dirigent vers la rive. Je veux crier, appeler à l’aide, les empêcher de continuer, mais aucun son ne franchit mes lèvres. Je suis devenu muet. J’assiste, impuissant, à l’épouvantable spectacle qui se déroule sous mes yeux. Et, de la même manière dont on se débarrasse d’un vulgaire détritus, ils la jettent à l’eau. Son corps flotte un court instant, puis sombre dans les profondeurs de la rivière, disparaissant à jamais, emporté par le courant. L’Amérindienne se retourne et son regard rempli de haine me transperce, menaçant. Elle fonce vers moi, tenant toujours fermement son couteau dégoulinant de sang. C’est mon tour. Je vais mourir aussi. Je me réveille, en sueur, pleurant sur le sort de ma pauvre mamie. Tout semblait si réel !

Comme vous vous en doutez sûrement, il n’est pas question pour moi d’attendre au dimanche suivant. Surtout pas après avoir fait ce cauchemar terrifiant qui semblait si réaliste ! Dès le lendemain, je vais chercher Édith à la résidence. Elle est là, mais je peine à la reconnaître. Elle semble avoir vieilli de dix ans en une nuit. Toute frêle, le regard vide, elle se berce tout doucement. Je m’approche. Je lui dis bonjour. Elle ne répond pas. Elle ne me voit pas. Elle est ailleurs, partie. Je suis complètement sidéré. Je dois sortir d’ici au plus vite. Je ne supporte pas de la voir ainsi. Je me dirige d’un pas rapide vers la sortie quand Estelle, une de ses amies, m’agrippe le bras.

« Je dois te parler. Rendez-vous dans une heure au parc de la Rive. »

Si je m’attendais à ça ! Vous mourez d’impatience de savoir la suite, n’est-ce pas ? Je ne vous ferai pas languir plus longtemps, n’ayez crainte. Estelle est arrivée avec vingt minutes de retard. J’ai même cru qu’elle ne viendrait pas. Angoissée, elle m’avertit que tout ce qu’elle me dira devra formellement rester secret. J’acquiesce à sa demande, bouche bée.

« Il s’agit d’une malédiction qui plane sur ce lieu. Dès que quelqu’un en parle, il y a une victime qui s’ajoute au nombre de morts. Tu devras te montrer extrêmement prudent dès à présent. Compris ? Alors voilà :

Il y a longtemps, Wazika, un jeune guerrier abénaquis, fils de chaman, a péri ici. Il y a eu une violente dispute entre lui et un Blanc au sujet de Nirvelli,

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la bien-aimée de Wazika. Une bagarre s’ensuivit. Wazika glissa dans la rivière et se noya, sous le regard horrifié de Nirvelli. Paco, le chaman, détestait de façon notoire tous les Blancs. Lorsqu’il apprit les circonstances de la mort de son fils, il entra dans une colère terrible, jurant de se venger. Il maudit ce lieu en invoquant Alom-Bag-Winno-Sis, un être filou qui renverse les canots, afin que tous ceux qui naviguent sur les eaux se noient également. Après cela, on ne vit plus aucun Abénaquis dans les environs, comme s’ils avaient mystérieusement disparu. Depuis, plusieurs accidents inexplicables se sont produits ici. Et tant que cette légende perdure, la malédiction plane et fait des victimes. Maurice a perdu son frère dans les eaux de la rivière et il est persuadé que sa mort est due à tout cela. C’est pourquoi il nous a fait prêter serment afin de faire cesser ce massacre en gardant le silence. Je sais que c’est difficile à croire, mais les disparus sont la preuve que c’est vrai. Tu ne dois répéter ceci à personne. Promets-le. »

Je promets et Estelle s’en va. Je la crois et ça me perturbe. Je flâne un peu au parc, question d’assimiler tout ce que je viens d’apprendre. De sombres nuages recouvrent soudain le ciel, l’air prend une teinte mystérieuse. Et brusquement, un violent orage éclate. La pluie s’abat aussitôt, me brouillant la vue. Je m’apprête à rentrer chez moi lorsque la sensation d’une présence me force à me retourner. Je vois une silhouette, une jeune fille qui me fait signe de la suivre. C’est une Amérindienne. Je retiens mon souffle. On la croirait sortie d’un rêve. Je suis sûr que cette fille est un fantôme. Elle est trop belle, trop parfaite. La regarder me rend triste et je ne sais pas pourquoi. Si vous l’aviez vue, vous l’auriez suivie sans hésiter. Et c’est ce que j’ai fait, pour mon plus grand malheur. Elle m’entraine sur le bord de la rive. Les eaux de la rivière, gonflée par la pluie, grondent à nos pieds. Elle lève le bras et pointe quelque chose dans l’eau. Je m’approche pour tenter de voir de quoi il s’agit. Ça remue là-dessous. Ça remonte vers moi. Le sol boueux sous mes pieds est glissant. Ça se rapproche. Puis, tout se déroule en un éclair. Je comprends trop tard qu’il s’agit d’Alom-Bag-Winno-Sis. Il m’attrape et s’enfonce avec moi dans les eaux déchainées de la rivière.

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La fontaine du parc Biron

Marie-Johanne LacroixArrondissement de Fleurimont

Chaque jour, j’ai traversé le parc Biron en longeant les vieilles maisons et leurs perrons d’un côté, la rangée d’arbres et la fontaine de l’autre. Je vis dans le même quartier depuis ma naissance à l’hôpital Hôtel Dieu. J’ai fréquenté l’Académie Ste-Marie, une école primaire pour les filles, maintenant transformée en édifice à condos. Parfois, j’imagine la personne qui habite ma classe de quatrième année, celle du deuxième étage d’où l’on peut contempler la façade de l’église Saint-Jean-Baptiste et la fontaine du parc.

Je me souviens y avoir découvert pour la première fois les nervures des feuilles d’automne que nous observions pour le cours de sciences naturelles. Il y a des moments de la vie inscrits en nous à l’encre indélébile. Je peux oublier plein d’évènements importants, mais pas la clarté de cet après-midi d’automne où tout un univers s’offrait à moi à travers une feuille.

Ce jour-là, j’ai touché à un monde plus grand, plus mystérieux où se côtoyait l’infiniment petit et le très grand. En fait, ce n’était qu’une initiation aux sciences, mais ma maîtresse me révélait enfin tout ce que je ne comprenais pas dans ma propre vie. Déjà grande à l’extérieur et encore si petite à l’intérieur que cela me donnait le vertige. Je découvrais que le très vaste contenait l’infiniment petit, je me réconciliais ainsi avec mes petites peurs qui s’emboîtaient l’une dans l’autre comme des poupées russes.

Lorsque je sortais de l’école et que je rentrais à la maison avec mon uniforme bleu marine et mes bas assortis, je croisais souvent une femme aux cheveux gris ébouriffés, à la jupe mauve et aux bas roses, enveloppée dans un châle bleu. Elle ne ressemblait à personne. Ses yeux me voyaient lorsque nous nous croisions dans le parc bordé par la rue Murray où elle habitait dans une maison pleine de chats. Tout le monde connaissait son existence et l’appelait la sorcière. Moi, je pouvais dire son vrai nom : Anna Simoneau.

Souvent, elle se reposait sur un des bancs du parc. Il n’y avait que ses yeux vifs qui s’animaient dans son visage, si bien que les écureuils s’approchaient d’elle sans crainte. Je ne pouvais pas l’observer bien longtemps, j’avais peur que son

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regard perçant ne me traverse de bord en bord et qu’elle détecte la toute petite fille à l’intérieur de moi que je dissimulais du mieux que je le pouvais.

Elle m’intriguait. Elle semblait si libre, comme si elle avait déjà traversé la porte qui mène à l’univers infini qui nous entourait. Certains adultes n’avaient pas le temps de fréquenter de tels lieux. Elle, oui. Je le sentais. Elle enjambait souvent les frontières qui séparent le monde visible de celui qui est invisible.

Moi aussi, cela m’arrivait. Je glissais parfois dans la craque à côté de la réalité. C’était souvent à l’église pendant la neuvaine du mois de Marie. Après l’école, au lieu de rentrer à la maison, j’allais prier et cumuler des indulgences. C’est comme cela qu’on les appelait dans ce temps-là. Il existait une forme de troc pour s’assurer une vie éternelle. J’ai compris à travers toutes ces négociations avec le ciel qu’il existait un monde parallèle à celui dans lequel vivaient la plupart des gens. Il n’était pas accessible tout le temps et pas toujours par la même porte.

Quand je revenais de l’église, je me faisais un plaisir de casser la mince couche de glace qui recouvrait encore les flaques d’eau. Je sautais sur un nuage qui s’y reflétait et j’accédais alors à un univers qui n’existait que grâce à mon imagination. Je m’envolais très haut comme un oiseau porté par l’air.

Lorsqu’un soir, je planais ainsi dans l’air pur, Anna Simoneau me héla :

« Petite, petite. Viens un peu ici. »

Je faillis tomber tellement elle me fit peur. Je m’étais attardée. Il faisait encore clair à l’heure du souper au mois de mai. À cette époque, tout le monde se mettait à table à la même heure pour écouter ensuite l’émission de Ti-Blanc Richard en famille. Les rues déjà désertes me confirmaient que personne ne pouvait venir à mon secours. Les premières lumières s’allumaient peu à peu dans les maisons qui bordaient le parc.

Elle se tenait bien droite près de la fontaine, un sac à commissions dans une main et les deux pans de son châle dans l’autre. Incapable de résister à son regard, je me suis approchée un peu, mais pas trop. Je ne voulais pas perdre de vue le trottoir de la rue Conseil, prête à décamper si les choses se gâtaient.

Elle ouvrit son sac en souriant. Si elle m’avait offert des bonbons, je n’aurais pas hésité une minute, tellement j’étais gourmande. Je le suis encore d’ailleurs. Elle m’a offert trois petits cartons attachés chacun d’une laine de couleur différente : jaune, rouge et bleue.

« Tu peux faire trois vœux, pas un de plus. Tu inscris un seul mot sur chaque

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carton. Tu les déposes ensuite dans l’eau de la fontaine. Un chaque soir dans les trois prochains jours. Réfléchis bien. Ils seront exaucés. J’y verrai personnellement. »

Je sentais qu’il y avait un piège dans ce cadeau. J’hésitais. À cette époque, nous n’avions pas appris à nous méfier des étrangers et encore moins à désobéir à un adulte. J’ai fini par accepter les trois cartons en les cachant au fond de mon sac d’école comme si un devoir supplémentaire me tombait dessus.

Ce soir-là, difficile de faire mes devoirs et de profiter de l’animation de ma famille. J’avais un défi à relever : identifier mon premier vœu. À mes parents, j’avouai que je cherchais un thème de composition. Ils me donnèrent plein d’idées, mais aucune ne m’a satisfaite. C’était toute ma vie qui en dépendait.

Je me suis dit que je ne pouvais pas me tromper en inscrivant AMOUR sur le premier carton. Je savais déjà que tout le monde souhaite être aimé. Je faisais de grands efforts pour l’être. Mes parents savaient me tenir en équilibre entre deux pôles : « oui, naturellement, qu’on t’aime » et « si tu nous aimes vraiment, tu peux faire encore mieux pour nous le prouver ».Le dossier était suffisamment complexe pour que j’écrive ce mot. Je pus m’endormir sans chercher plus loin. En confiant mon vœu à la fontaine, je n’aurais plus à tenter de démêler cet écheveau de sentiments et d’émotions qui emberlificotent les relations.

La journée suivante, j’oubliai presque le rendez-vous de la fontaine. Je choisis la laine rouge parce que les cœurs sont toujours rouges dans les cartes de souhaits que mon père offrait à la St-Valentin à ma mère. J’étais fière de moi, croyant m’être bien tirée de la première étape.

En sortant de l’église, je me rendis rapidement dans le parc confier mon carton à la fontaine et le regarder flotter à la surface de l’eau. Je m’attardai un peu et ne vis personne.

En marchant vers ma maison, le deuxième vœu commença à me torturer. J’aurais pu me contenter d’écrire ARGENT. Cela me semblait le meilleur moyen de m’assurer une vie dans la sécurité. Mais là, pourquoi ne pas écrire directement SÉCURITÉ, mot moins compromettant. Je voyais bien que mes parents travaillaient fort pour gagner des sous. Tout ce qui touchait l’argent me semblait lourd. En plus, les riches n’entraient pas nécessairement au paradis. C’est ce que l’on nous disait à l’église.

Je n’arrivais pas à choisir ce que je voulais écrire. Comment décider de son avenir alors qu’on commence à peine à maîtriser le pouvoir des mots ? Il y en avait sûrement qui décrivaient l’univers dans lequel je voulais entrer.

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Je demandai à mon père ce qu’il souhaitait. S’il pouvait réaliser un vœu, que choisirait-il ? Il me livra le mot : RÉUSSITE. Je posai la même question à ma mère qui me répondit : PERSÉVÉRANCE. Je les soupçonne tous les deux d’avoir voulu me montrer le chemin à suivre.

Ma confusion augmentait, mon carton demeurait vierge. Le lendemain à mon cours de catéchèse, j’entendis que Dieu sait tout, voit tout et comprend tout. Je n’avais donc pas besoin de couper les cheveux en quatre, il comprendrait sûrement ce que je voulais dire si j’écrivais TRAVAIL. Si ce n’était pas Dieu qui conspirait avec Anna Simoneau, mais le diable, choisir ce mot n’entraînerait pas de conséquences néfastes. Il me donnerait accès à l’argent, la sécurité, la réussite et la persévérance. Je l’enrobai de la laine bleue qui dégageait la rigueur appropriée. Ce soir-là, il pleuvait lorsque je passai à la fontaine. Je laissai tomber mon carton sans même regarder autour pour voir si quelqu’un m’observait.

Je savais ce qui m’attendait : le troisième vœu. Qu’est-ce que je pourrais écrire ? Lorsqu’on a l’amour et un travail, que manque-t-il à un adulte pour mener sa vie à bon port ? Je demandai à ma sœur. Elle laissa tomber sans hésiter : du PLAISIR. Mon autre sœur affirma : de la JOIE. Mon amie avec qui je marchai jusqu’à l’école le lendemain me proposa la FOI. À cette époque, nous savions que c’était une grande chance de croire tout ce qu’il y avait dans le petit catéchisme.

Je me torturai toute la journée. Je n’avais pas envie de tout savoir. Je voulais de la magie et des surprises dans ma vie. Je voulais un mot assez vaste pour englober tous les autres. Un mot avec de l’espace, de l’envergure pour y caser des expériences variées. Je sentis monter en moi le mot MYSTÈRE. Ce mot me tenait dans un état de crainte qui me stimulait, qui ouvrait sur ce que je ne connaissais pas encore. Je choisis ce mot même s’il m’inquiétait et peut-être bien justement parce qu’il me déstabilisait. Je ne voulais pas d’une vie toute tracée à l’avance.

J’attachai le troisième carton avec la laine jaune, la plus brillante comme si une lumière la faisait vibrer de l’intérieur. Je craignais que quelqu’un ne remarque mon paquet dans mon bureau. J’avais hâte de le livrer à la fontaine. La journée s’étirait. Même ma maîtresse que j’adorais n’arrivait pas à interrompre le flot des divagations de mes pensées. J’eus droit à des remontrances que je savais éviter d’habitude. Il était temps que je finisse ce défi au plus vite et que j’expédie mes trois vœux dans l’avenir. Surtout le dernier.

J’eus l’impression qu’il s’accrocha un peu dans les vieilles feuilles mortes qui flottaient à la surface de la fontaine ce soir-là. Je n’en fis pas de cas.

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J’étais habituée à faire confiance à Jésus pour démêler mes pensées quand je ne savais pas quel péché dire à la confession. Je n’aimais pas tellement passer par un intermédiaire pour parler au ciel. Déjà à cette époque de ma vie, j’aimais mieux lui parler directement depuis le parc juste devant l’église sous la voûte des arbres. Je déposai donc le troisième vœu comme on communie avec son destin.

Plusieurs jours plus tard, avançant seule vers ma maison, Anna Simoneau se matérialisa à côté de moi sur le trottoir. Elle engagea la conversation tout en marchant à mes côtés :

- Tu as bien choisi tes vœux. Tu seras exaucé, mais tu devras y mettre du tien.

- Que voulez-vous dire ? Vous connaissez mes vœux ?

- Oui, écoute-moi bien maintenant. Pour les voir se réaliser, tu devras ouvrir les yeux et voir les signes.

- Les signes ?

- Oui, il y a des signes pour faire les bons choix dans la vie.

- Comment les remarque-t-on ?

- En portant attention à tout ce qui se passe autour de toi. Regarde. Écoute. Hume. Touche. Goûte. Il y aura toujours une lumière un peu plus brillante qui te sollicitera, une odeur ou un son qui t’interpellera, qui t’indiquera la direction à choisir.

- Oui ? Vous croyez ?

- Tes rêves ne te seront pas livrés par la poste. Tu devras participer.

- Je ferai de mon mieux.

- Une action chaque jour. Un pas dans la direction de tes vœux.

- D’accord.

- Fais ce qui doit être fait pour que la terre tourne rond.

Elle me planta là sur le trottoir et rebroussa chemin comme si elle ne doutait pas de moi. Je ferais ce qu’il fallait. Cela ressemblait à ce que j’apprenais à l’église, à l’école, à la maison. Tous les adultes me demandaient déjà de me dépasser. J’oubliai tout cela sans m’inquiéter.

À cette époque, je remarquai l’affiche d’un concours à l’épicerie Montour situé au coin de ma rue. L’affiche fourmillait de couleurs tellement brillantes

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que mes yeux n’arrivaient pas à la lâcher. Ma mère accepta que j’y participe en m’expliquant bien que j’avais très peu de chance de gagner la bicyclette bleue qui trônait dans la vitrine, et qui, de toute manière, était bien grande pour une enfant de mon âge. Lorsque mon nom a été pigé dans la boîte remplie à ras bord des noms des autres participants, j’y ai vu le signe qu’Anna Simoneau avait raison, je devrais y mettre du mien pour que l’univers collabore à mes projets.

Je n’osai pas en parler à Anna Simoneau. Je la voyais de loin glisser de plus en plus dans la folie. Elle parlait souvent toute seule. Je l’observais lorsque je la voyais au parc, convaincue qu’elle m’avait oubliée. Maintenant au secondaire, je ne traversais plus le parc aussi souvent. Je découvrais que la vie était plus une course à obstacles qu’une boîte à mystères.

Devenue adulte, j’ai déniché un emploi sans l’avoir cherché et j’ai acheté un duplex sur la rue Murray avec mon amoureux. Chez le notaire, en lisant le contrat de vente, j’ai appris que la maison avait déjà appartenu à Anna Simoneau. Tout m’est revenu. Sa démarche dans sa jupe qui volait dans un nuage de couleurs vives et surtout ses yeux si intelligents. Un courant d’air traversa la pièce.

J’avais bel et bien trouvé l’amour sans en avoir démêlé toutes les ficelles, loin de là, mais il s’était tissé subtilement à ma vie. Le travail portait mes journées comme un métronome scandant le rythme d’une pièce de musique. J’ai enchaîné les responsabilités et je n’ai jamais manqué de travail. Mes deux premiers vœux s’étaient bel et bien concrétisés.

Cependant, le mystère se contentait d’un rôle discret. Comme un ruisseau qui coule, se cache et réapparaît plus loin, il continuait de m’échapper.

J’aurais aimé parler de tout cela avec Anna Simoneau.

J’ai posé des questions autour de moi sur cette femme. Des voisins qui l’avaient connue m’ont raconté des histoires à dormir debout. Elle avait visité le pape et vécu une vie hors du commun. Propriétaire de plusieurs appartements dans la rue, elle se permettait d’y entrer comme elle le désirait et y faire des réparations à sa convenance.

J’imaginai qu’elle y taillait des portes qui menaient à l’univers infini qui borde notre monde.

Je porte maintenant attention aux signes pour laisser le mystère ouvrir des fenêtres dans mon monde. J’agis de plus en plus sous le coup d’une impulsion sans me demander pourquoi.

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Je l’avoue, je ne suis, en fait, qu’une sorcière mal assumée. Les soirs de pleine lune réveillent mes sens et me donnent envie d’aller danser au parc. Les récoltes de mon jardin que j’aligne dans le garde-manger dans des pots Masson me rassurent sur la générosité de l’univers. Le froid de l’hiver endort celle qui veille près de la fontaine, prête à s’agenouiller au chevet du printemps pour que les tulipes ouvrent leur cœur encore une fois. Je ne suis qu’une sorcière qui se cache en faisant semblant de n’y croire qu’à moitié.

Cinquante ans plus tard, ce parc demeure le témoin de ma vie. C’est moi qui y observe maintenant les écureuils. Je les regarde enfourner les glands de chêne dans leurs joues, chercher des cachettes en prévision des mauvais jours. Parfois, ils me lancent des cris, je ne leur réponds pas. Je ne veux pas que l’on me confonde avec Anna Simoneau. Je suis souvent vêtue de noir avec des foulards colorés, et dissimulés comme le jupon d’Anna qui dépassait de ses jupes.

Choisir un livre au hasard d’une balade dans le troc-livres de la troisième avenue, boire un café au Tassé avec une amie ou m’étirer dans un mouvement de Qi Gong à Sercovie, comme si je traquais le mystère autour du parc Biron. Jamais bien loin de la fontaine.

J’y ai amené beaucoup d’enfants jouer dans l’eau du bassin. Certains ont poussé la témérité jusqu’à y tremper les pieds, s’y promener avec des feuilles transformées en bateaux poussés par le vent. Ou par la pulsion de leurs petites mains. Je leur ai raconté des histoires pour qu’ils croient en leurs rêves. J’ai inventé des rituels pour qu’ils aient foi en la vie.

Le mystère de la vie et de la mort demeure entier pour moi. Je le contemple maintenant les yeux grands ouverts. Anna Simoneau est morte depuis longtemps. Je suis vivante et je la berce encore dans mes souvenirs même si je l’ai si peu connue.

Avec des cartons blancs et des laines de couleur dans mon sac, j'aide des enfants ou des adolescents à tracer la ligne de leur avenir.

J’embrasse la vie avec tout le mystère qu’elle porte, assise dans le parc près de la nouvelle fontaine du parc Biron.

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Misty’s Missing Brian Patterson

Arondissement de Lennoxville

Misty had never failed to return from her outdoor adventures. She roamed the neighborhood at all hours of the day and night. Oh yes, there was that time 10 years ago, when she was seven, she disappeared for three days; we had feared the worst but, just as we were starting to lose hope, that familiar mewing sound came from outside the back door, just like it always had after a night out.

This time was different. There was a sense that Misty may have lost her way. Jodi, our nine-year old daughter, expressed her concern, “She’s never been away so long,” said Jodi. “What can we do?”

“We’ll put up signs with a photo,” I said, “everywhere in the neighborhood.”

We called SPA de l’Estrie. “Has anyone brought in a calico cat in the last few days?”

“No, sorry. We can take your phone number, just in case.”

“OK, thanks. It’s 819-578-9033 if Misty turns up.”

Carol, my wife and Misty’s greatest fan, went from confident, to hopeful, then to worried and discouraged about the chances that our beloved cat would return home. The signs, with a colour photo of Misty, were now on every telephone pole in town; and I placed an ad in the lost and found section of La Tribune, the Sherbrooke Record and the Stanstead Journal. There were no replies.

“Did you call Blue Seal?” Jodi was crying. “They often advertise lost dogs and cats!”

“Great idea!” I said, and immediately picked up the phone. “Have any calico cats been brought in recently,” I asked, resigned to another negative reply.

“I’m sorry, sir. We haven’t seen any cat of that description,” said the girl’s pleasant voice on the other end of the line. “If your cat does turn up, we’ll be happy to call you, if you leave your number.” I did.

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We had canvassed the neighbours in the hope that one may have taken Misty in, or at least seen her. A few days later Gloria, our neighbour two doors down on Academy, called. She said she remembered seeing Misty a couple of days earlier in Centennial Park, lying in the grass near the children’s play area.

“Mrs. Ashton saw Misty a couple of days ago in the park,” I announced to Carol and Jodi. “Maybe there is hope yet!” Off we went the three of us – optimism renewed – to the park. We looked everywhere; the play area, the pool, the tennis courts, the field – but there was no sign of Misty. After two hours of searching and now disconsolate, we trudged up the street to home and a fitful night of sleep.

“Hello, it’s Kaylee calling from Blue Seal. A cat was brought in early this morning; we think it may be yours.”

I couldn’t believe it. “Where was she found?”

“A woman driving along Queen Street almost hit her; she was lying in the middle of the road, right in front of the Lennoxville Borough office. She swerved to avoid her, then had the presence of mind to get out of the car to check,” said Kaylee. “It was around 4 a.m. this morning. She saw that the cat was breathing, but very weak. She picked her up and brought her here.”

“Is the cat there now?”

“No. She was very dehydrated, so we sent her to the Hôpital Vétérinaire de Sherbrooke on Galt West.

Dr. Jutras is examing her now.”

“We can’t thank you enough. We’ll go to the clinic right away!”

Was it really our Misty, and was she going to be OK, I wondered?

“I want to come with you,” said Jodi.

“You bet you’ll come with me – and your mom’s coming too!”

Anticipation was high as we made our way from Lennoxville to the clinic. Progress was slow, following a school bus up College Street. We were all nervous, each in our own way; Carol hummed, Jodi urged me to hurry, and I just gripped the steering wheel. The 15-minute trip seemed like an eternity.

We parked in the otherwise vacant parking lot and hurried to the reception desk.

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We were greeted by a pleasant young woman, “Bonjour/Hello, comment je peux vous aider?”

“We think our cat may be here. She would have been brought in from Blue Seal in Lennoxville early this morning,” I said hopefully.

“Dr. Jutras is treating an old cat right now for dehydration. Please wait and I’ll ask if you can see the cat.” Seconds seemed like minutes as we awaited her return. “The doctor says you may go in. He is in treatment room no. 2, down the hall to the left.”

We hurried down the hall. The door was open. We cautiously approached the examining table. It was hard to tell if this animal was ours.

“It’s Misty!” exclaimed Jodi.

“She’s asleep,” said Carol.

“I’m Dr. Jutras. Your cat arrived an hour ago, unconscious and in a very dehydrated state. We revived her with intravenous fluids, but her kidneys are failing. You’ll need to make a decision. Would you like to spend a few moments alone with her?”

I nodded. Misty lay motionless, eyes closed. Carol gently stroked her neck – no response. She looked at me. “What do you think?”

“She has lived a long and happy life,” I said with difficulty. “It’s time for her to move on.”

By her look alone, I knew that Carol agreed.

As Jodi stroked Misty gently, Dr. Jutras returned. “You know, old cats often sense when their time is up and they wander off to die. I think that’s what Misty was doing lying in the middle of the street. She was looking for a place to die, but ran out of energy before she found it. It’s lucky that she was found by a woman who cares about animals,” he said.

“What do you think, Doctor,” Carol said.

“She has had a long, and apparently happy, life. Her kidneys have failed. I think you should consider putting her down with a painless injection.”

We knew he was right. I looked at Jodi. “What do you think, sweetheart?”

“I think Misty wants to go to heaven,” said Jodi, as she hugged Carol. With tears in her eyes, Carol nodded agreement. Jodi gently stroked Misty as Dr.

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Jutras administered the injection.

On the way home we stopped at Blue Seal to thank them. Jodi noticed a sign on the counter: “A memorial for your pet.”

“Daddy, can we get a memorial for Misty,” asked Jodi.

“I’m all for that,” I said. And so we did.

The memorial arrived a few days later. “RIP Misty, our friend and companion 2001 – 2016.”

It had seemed too early to even think about another cat. The memory of Misty was still fresh in our minds. One day, though, a cat appeared at our back door, mewing just like Misty once did. Carol opened the door; the cat hesitated, then walked slowly into the kitchen and sat, as cats do, waiting for something to happen.

Carol put down a bowl of water. The cat eyed it cautiously, then slowly approached the bowl and sipped, at first tentatively, then in gulps. Jodi retrieved some of Misty’s leftover nibblies; the cat happily accepted them. Then, to our surprise, the cat wandered into the living room and lay down on the carpet – in the very spot that had been Misty’s favorite hangout.

We were stunned. Was this the reincarnation of Misty? How else could this cat know? As Jodi approached, the cat turned on its back, as if to say, “Let’s play.”

Jodi looked at me, then at Carol. I knew what was coming.

“We’ll advertise a found cat. If no one claims her, we’ll call her Mistytwo,” smiled Jodi.

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Prisonnier de l’Hôtel Wellington

Rosalie BeaucageArrondissement du Mont-Bellevue

La grande aiguille de l’horloge accrochée au mur atteint le douze en un léger vacillement : il est cinq heures. À l’extrémité du lit, des orteils grisâtres dépassent de la couverture surannée aux motifs de pivoines. La lumière filtre par l’épais rideau qui masque la fenêtre, l’air est opalescent de poussière.

Tout est calme, mais on entend, par intermittence, le bruit d’une goutte d’eau qui vient s’écraser sur une surface métallique. La salle de bain est plongée dans l’ombre et donne l’impression d’un gouffre qui aspire les particules lumineuses. Le bain tourbillon, dans le coin droit de la chambre, est quant à lui depuis longtemps asséché.

Est-ce le son de l’eau s’écoulant goutte à goutte comme un compte à rebours qui a réveillé l’homme qui dormait dans les draps jaunis ? Ou bien l’épaisseur du silence et la faible lumière de ce matin étrange venue frapper sa paupière par le trou à mi-hauteur du rideau ? Il ne saurait dire. Il a l’impression de revenir difficilement à la vie. Sa paupière gauche cligne quelques fois, puis s’ouvre à demi, son œil tourne dans son orbite et tente de s’approprier l’espace. Avec effort, son œil droit s’ouvre également. L’homme demeure étendu sur le flanc, immobile, seuls ses globes oculaires semblent vivants.

Un faible coup se fait entendre à la porte, comme étouffé par plusieurs épaisseurs de tissu.

- Room service !

La voix roule un long moment dans le silence et l’air vibre encore lorsqu’elle s’éteint.

L’homme remue lentement ses membres, mu par un désir pressant d’aller ouvrir la porte, d’ouvrir cette chambre étouffante sur le monde, de respirer une bouffée d’air qui n’aurait pas d’odeur rance. Il reprend rapidement le contrôle de son corps et cela l’étonne, il avait cru un instant avoir oublié comment le mouvoir. Mais les mouvements s’enchaînent sans qu’il n’ait à y penser, il pose un pied nu sur la moquette qui recouvre le plancher, puis un

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autre, et se dirige à pas frêles vers la porte, traînant son corps osseux habillé d’un marcel et d’un caleçon blanc.

Ses doigts s’enroulent autour du métal froid de la poignée et exercent une rotation. La porte s’ouvre dans un grincement sur le corridor.

Il n’y a personne sur le seuil. L’homme tourne la tête à droite, puis à gauche : un couloir sombre s’étend à perte de vue, plongé dans un silence de mort, à croire que jamais un être vivant n’y a marché. L’homme baisse les yeux et observe son corps. Ses pieds lui paraissent ternes sur le rouge sombre du tapis. Ses membres noueux ont un aspect grisâtre qu’il ne sait s’il doit attribuer à la lumière particulière du lieu ou à sa physionomie. Il tourne les talons et entre dans la salle de bain. Son doigt cherche à tâtons l’interrupteur sur le mur et l’actionne. L’ampoule du plafond s’allume dans un grésillement. Il affronte son reflet dans le miroir et son sang se glace à mesure qu’il s’examine. Sa peau a indéniablement une teinte grise, indépendamment de la lumière sous laquelle elle se trouve et de longues balafres marquent sa joue droite, semblables à des sillons creusés dans sa chair. Ses cheveux sont une masse terne et sous la poussière qui s’y est accrochée, il entrevoit des mèches noir de jais encore gominées.

À droite, à travers l’encadrement de la porte de la salle de bain, l’homme aperçoit la penderie. Il s’y dirige et fait coulisser le panneau en mélamine. Un costume de soirée suspendu à un cintre occupe le centre de la garde-robe. Le noir du tissu a subtilement pâli au contact de la poussière, mais l’écriteau de métal attaché à la boutonnière est resté inaltéré, si bien qu’il est encore possible de distinguer les quelques mots qui y figurent en lettres moulées : Albert Lussier, invité d’honneur.

L’homme regarde l’heure : cinq heures trois. Ce n’est pas l’heure du room service. Il pivote lentement vers le lit et les draps défaits. Leurs plis ont la forme des balafres qui marquent sa joue. Ce détail le fige et il devient mortifié à mesure que des souvenirs débridés surgissent à sa mémoire.

***

C’était une soirée d’une intense festivité, il s’en rappelle tout d’un coup. Il a le souvenir d’une jeune femme assise à sa droite, il sent sa présence, mais n’arrive pourtant pas à saisir son apparence. C’est une image embrouillée, sans visage, indéfinissable. Il se sent lié à cette femme, elle faisait partie de sa vie, il le sait, et ça l’angoisse terriblement de ne pas se rappeler d’elle autrement que sous la forme d’une impression furtive. Son attention, à ce moment précis du souvenir, était entièrement galvanisée par l’homme qui se trouvait devant lui. Il revoit son visage, sa fine moustache parfaitement dessinée, ses

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sourcils en arc qui s’étiraient drôlement lorsqu’il riait, et le frémissement de ses narines lorsqu’il ouvrait la bouche pour s’exprimer. Ses yeux noirs étaient singulièrement fixes. Son rire se déployait en cascades gutturales et sa voix avait un accent inconnu, parlant avec les intonations de l’anglais, mais accentuant de manière exagérée certaines consonnes. Cette voix avait tout de suite évoqué à Albert Lussier l’image d’un charmeur de serpent. L’idée de cette association l’avait surpris et lui avait laissé une impression bizarre caractérisée par un picotement à l’arrière du cou, sur le haut de la nuque. L’odeur subtile qui se dégageait du corps de l’homme et de son costume pied de poule beige était entêtante et entraînait Albert dans une sorte de rêverie dont il lui était ardu de sortir. Il ne savait pas si cet homme avait eu le même effet sur les autres convives, car il avait lui-même perdu tout jugement très tôt dans la soirée.

Il revoit les lèvres de l’homme bouger lentement, comme au ralenti, pour lui dire quelque chose. Mais quoi ? Il tente de se rappeler, mais les mots lui échappent. Il pose ses doigts sur ses tempes, les masse intensément. Il plisse son front de toute la force de son corps comme s’il voulait contracter son cerveau.

Un long frisson parcourt son échine. Il ouvre les yeux, car il perd pied sur le tapis qui gondole. Il saisit le costume de soirée sur le cintre et l’enfile. Il se dirige vers le corridor, bien décidé à trouver la sortie de cet endroit.

Ce qui l’avait d’abord frappé chez cet homme, c’était son teint. Sa peau était d’un naturel sombre. Elle n’avait pas la couleur orange des peaux blanches forcées au bronzage. Cela ne le rendait pas beau toutefois, le sombre de sa peau jurait avec l’ocre de celle de sa femme, une grande dame blonde d’une maigreur inquiétante, mais d’une classe à couper le souffle. Il était également impossible de dire qu’il était laid, il semblait avoir trop de prestige pour qu’on puisse juger de son apparence physique. On l’avait introduit à Albert comme le président d’une importante compagnie textile qui envisageait de s’établir à Sherbrooke.

C’était un cocktail tenu au Cabaret Flamingo, l’une des nombreuses salles de l’Hôtel Wellington. La réception regroupait les gens influents du milieu des affaires et Albert Lussier y avait été convié en sa qualité d’excellent entrepreneur. Le cabaret venait tout juste d’ouvrir ses portes et tout y était éclatant. Les murs étaient recouverts de miroirs qui reflétaient le rose pastel du bar à l’arrière duquel s’étalait un formidable attirail de bouteilles d’alcool. Une chanteuse à la voix suave se déhanchait subtilement sur la scène et l’air était saturé de la fumée des cigares et cigarettes fumés par la centaine d’invités. Après de nombreuses conversations avec les convives, Albert s’était retrouvé assis à la même table que l’homme. Alors que leurs femmes respectives se levaient pour aller refaire leur toilette et investir la piste

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de danse, ils restèrent ensemble à siroter un verre d’une boisson turquoise à la surface de laquelle dérivait une jeune fille en bikini sur une île de plastique couleur sable.

Albert était prisonnier d’une sorte de marasme, il se laissait porter au gré de la conversation initiée par l’homme, hypnotisé par le petit oasis qui flottait sur l’alcool. Malgré toutes ses bonnes manières et son apparente gentillesse, quelque chose dans la personne de cet homme - peut-être son regard trop fixe - inspirait de la méfiance à Albert. Bientôt, il se senti si engourdi qu’il ne pu continuer de répondre aux questions de son interlocuteur, qui conversait désormais seul. Ce dernier ne paru pas s’en être aperçu et commanda un deuxième verre au serveur qui passait tout près, affirmant qu’il en offrait un à son nouvel ami, un homme incroyablement talentueux qui, grâce à son sens des affaires et de l’innovation, n’allait jamais sombrer dans l’oubli. Le serveur revint quelques minutes plus tard avec deux verres contenant le même liquide turquoise. Sous les yeux d’Albert, l’homme sortit un petit flacon de la poche intérieure de sa veste. Il en dévissa lentement le bouchon avec des gestes précautionneux et déversa quelques gouttes d’une mixture épaisse et claire dans la coupe d’Albert. Le temps s’était suspendu, personne autour d’eux ne les regardait et ne semblait s’être formalisé du geste que venait de poser l’étranger. L’homme rangea son flacon sous le tissu pied de poule de son costume. En regardant Albert droit dans les yeux, il porta son verre à ses lèvres :

- À votre santé et à votre future prospérité !

Albert eu conscience de prendre le verre et de le porter à sa bouche. Il bu une longue gorgée du liquide. En prononçant cette dernière phrase, il y avait eu de la suffisance dans le regard de l’homme assis en face de lui. Comme s’il était capable de voir clair dans l’avenir et le manipulait. À présent, il se sentait spectateur de lui-même, contrôlé par une force mystérieuse.

***

L’air a une odeur froide de relent de fumée de cigarette, mais pas l’odeur fraîche de la bonne vieille fumée acre qu’il avait l’habitude de cracher. En arpentant les corridors, Albert n’a trouvé que salles abandonnées et chambres défraîchies. De toute évidence, il était encore dans l’Hôtel Wellington où avait eu lieu la fameuse réception. Cependant, les choses avaient considérablement changées, tout était terne et laissé à l’abandon. Nulle-part il n’y avait d’indications de sortie et Albert avait la nette impression de tourner en rond. Il avait monté des escaliers qui se ressemblaient tous, puis parcouru des corridors tous semblables, où les portes des chambres se suivaient, similaires les unes aux autres. De l’humidité se dégageait du tapis

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qui couvrait le sol et la lumière était partout glauque, provenant parfois de néons vétustes ou de fenêtres givrées de saleté. Aucune trace de la voix qui annonçait le « room service ». Parfois, un bruit se faisait entendre au loin, sourd, indescriptible. Au dernier étage qu’Albert a inspecté, il est entré dans une salle immense, puant la pourriture. Le sol était fait de carrelage de céramique et il en émanait une vieille odeur de chlore. Le son de ses pas sur les tuiles se réverbérait sur les murs. Grâce au mince trait de lumière filtrant par le corridor, Albert a pu apercevoir un véritable gouffre, un trou occupant le centre de la salle.

Albert descend maintenant une volée de marches. Elle débouche sur un corridor qui lui est perpendiculaire. Comme sortit des profondeurs de la terre, Albert croit entendre les échos assourdis d’une fête. Son cœur fait un bond dans sa poitrine. L’image du Cabaret Flamingo s’imprime à sa rétine, il désire retourner dans le temps pour changer le cours de son histoire, aérer son esprit et refuser ce verre de trop, suivre sa femme sur le plancher de danse, ne jamais l’avoir quittée. Les bruits semblent venir de la gauche. ÀIl s’engage dans le corridor. Le néon au plafond clignote, prêt à rendre l’âme. Alors qu’il avance, Albert voit apparaître un escalier imposant devant lui, aux rampes dorées. C’est l’escalier qui mène à la réception ! Le voir fait jaillir en lui le souvenir de l’avoir gravit en tenant la main de sa femme. Il se rappelle le long comptoir derrière lequel le jeune réceptionniste les avait accueillis ce soir-là, les quelques paroles de bienvenue prononcées et son air impressionné en lisant le nom suspendu à son costume de soirée. La main de sa femme était chaude dans la sienne et il sentait sa fierté d’entrer dans cet établissement impressionnant au nom anglophone et d’y être admise avec déférence. Elle avait ri et son rire avait le bruit de cristaux s’entrechoquant. Mais surtout, Albert se souvient de la grande porte en arche qui donnait sur la rue, par laquelle les visiteurs entraient et sortaient de l’hôtel.

Il descend les marches de l’escalier en courant, dérape dans un tournant et se retient de justesse à la rampe. Il s’enfonce dans la pénombre à mesure qu’il dévale l’escalier, les lampes accrochées aux murs sont éteintes. Sa course s’arrête devant une porte close. L’escalier ne débouche pas dans un hall, comme dans son souvenir. Peut-être la porte a-t-elle été posée à la suite de rénovations ? Le sang bat contre ses tempes et il reprend difficilement son souffle. Un doute s’insinue en lui. Et si ce souvenir, qui semblait si réel, n’était en fait qu’une fabrication malicieuse de son esprit ?

Dans la noirceur ambiante, il distingue un rectangle plus pâle sur le bois de la porte, à la hauteur du visage. Une plaque y était autrefois posée et s’est détachée depuis longtemps. La faible lueur des lampes parvient du tournant de l’escalier et il reconnaît les murs laminés qui l’entourent, l’éternelle

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moquette qui recouvre les marches. C’est la même que dans son souvenir, même si elle a considérablement vieilli. La réception est certainement de l’autre côté du panneau de bois.

Albert pose sa main sur la poignée alors qu’un léger coup se fait entendre à la porte. Un son étrange, comme étouffé par plusieurs épaisseurs de tissu.

- Room service !

La main d’Albert tremble soudainement. Son marcel se trempe de sueur. Sa main tourne d’elle-même la poignée. La porte s’ouvre en ballotant sur ses gonds. La lumière jaillit de la pièce et aveugle les yeux d’Albert, habitués à la noirceur. Devant lui, nulle réception, mais plutôt une chambre. L’éclat du jour perce à travers le rideau qui masque la fenêtre. On entend le bruit de l’eau s’écoulant d’un robinet. Au milieu du lit, il y a un renflement dans les couvertures, une excroissance qui déforme le motif fleuris de la couette. Quelqu’un y dort, des orteils inertes sortent entre les plis des couvertures, à l’extrémité du lit. Albert ne respire plus. Ses pieds font quelques pas tremblants sur le tapis et contournent le matelas. Une tête repose sur l’oreiller. La sienne.

Albert ouvre la bouche et hurle à s’en déchirer les poumons, mais son cri est inaudible. Plus il tente de se faire entendre et plus il se sent faiblir, il se sent disparaitre et il observe son corps se fondre lentement au décor rose de cette chambre affreuse. Le corps d’Albert se liquéfie alors qu’il s’observe dormir. Il a encore la terrible impression d’être spectateur de lui-même. Le goût du liquide bleuâtre que l’homme lui avait commandé monte à sa bouche. Le regard satisfait de l’homme pèse sur lui, il sent son odeur, elle semble émaner de partout, des couvertures, des rideaux, du tapis.

La grande aiguille de l’horloge accrochée au mur atteint le douze en un léger vacillement : il est cinq heures.

Albert se voit ouvrir un à un des yeux exorbités.

Il est prisonnier de l’Hôtel Wellington.

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L’écho de tes rires valse encore

sur les ridules du lacCéline Jodoin

Arrondissement de Rock Forest–Saint-Élie–Deauville

Un autre dimanche, un espace vide à côté de moi. Il y a seulement cette photo de toi et moi trônant sur la table de chevet. C’est la première chose que je regarde à mon réveil. Un réconfort dans ma vie morne et sans éclat.

Lorsque je réussirai à sortir ma vieille carcasse du lit, je préparerai tout ce qu’il faut pour le rituel. Avant ça, c’était toi qui t’occupais de tout. Même si je voulais t’assister, tu me sommais de m’asseoir en attendant. Je scrutais chacun de tes gestes comme si je savais qu’un jour il me faudrait les reproduire. Bien sûr, je n’ai pas ta grâce et ton assurance, mais je peux y parvenir avec un peu de volonté. C’est comme ça que je peux maintenant préparer le panier à piquenique. Tout cela peut paraître idiot, mais de me retrouver dans notre parc à piqueniquer, c’est un peu comme si je retrouvais un peu de nous. C’est de cette façon que je trouve la force de continuer. Tomber à genou et me mettre à geindre ne servirait à rien.

Même si tu n’es pas morte, ta présence me manque. Deux années ont passé depuis que tu es partie me laissant avant ma solitude et ma routine pas vraiment palpitante. Notre vie à deux qui stagne dans le néant me fait souffrir. Chacune de mes visites dans ce centre de santé me fait perdre mes repères. Depuis quelques semaines, je tourne en rond en me posant des tas de questions. L’attente de ces dimanches où je peux enfin te revoir est un vrai supplice. Pour passer le temps, je te parle comme si tu étais là. Décidément, la solitude ne me va pas. Je n’ai trouvé que cela pour ne pas sombrer dans la folie et la dépression.

Après le piquenique au parc je te rendrai visite. Par bonheur, c’est dans ce lieu que je peux me perdre dans mes pensées et m’imaginer que tu m’accompagnes. Comme à chaque dimanche. Comme avant.

Bientôt, pour une dernière fois, je me blottirai dans tes bras. Je savourerai ce moment pour qu’il s’enracine dans mon esprit chaque fois que je fermerai les yeux en pensant à toi. Je laisserai l’odeur de ta peau imprégner la mienne.

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Au matin, je n’offrirai aucune résistance. Le fil de l’histoire de nos vies qui me retenait à toi sera rompu. Je l’aurai rompu. Volontairement. Quand ils viendront me chercher, ce sera fait. De toute façon, à mon âge, on ne se défend pas trop. Pour toi, ce sera facile. Tu ne souffriras pas. Tu auras quitté ta vie. Je dis cela sans méchanceté, mais tu n’es déjà plus là. Ton corps est présent, mais c’est ta mémoire qui a rendu les armes. Quand j’y repense, il me semble que c’est arrivé trop vite. Comme un vent qui se lève d’un seul coup sans qu’on ne sache trop pourquoi. Tu sais, j’ai commencé par nier. Je croyais que ce n’était que des trous de mémoire ou de banales distractions. C’est bête, mais ça arrive à n’importe qui ce genre de trou. Puis quand le diagnostic est tombé, j’ai cru devenir fou. Je n’ai rien dit. J’ai seulement incliné la tête en signe de résilience. La souffrance est demeurée à l’intérieur de moi. Puis c’est moi qui me suis retrouvé au fond d’un trou. Chaque jour, je tends les mains pour qu’on m’y sorte, mais c’est si noir et si profond que personne ne m’entend. Mon cœur et ma voix se sont refermés. C’était trop tard pour agir, pour crier. Le mal était fait et la maladie prenait du terrain sans que je ne puisse faire quoi que ce soit.

Je rêve parfois que je me réveille et te retrouve à mes côtés, tes bras enserrant mon corps et ton souffle chaud caressant ma nuque. Comme avant ta maladie. Et moi qui pourrais enfin cesser de t’attendre jusqu’aux aurores, à espérer ta présence, à souhaiter que tu m’apparaisses comme par magie tandis que je fais rager les autres locataires avec les bruits de grincement de ma vieille berceuse en bois. Un rêve, bien sûr. Je te l’ai dit, à force d’être seul, on ne fait que jongler avec ses pensées et on aime croire aux miracles. Parce que les miracles, c’est ce qui pourrait me sauver, te sauver.

Je pense toujours à toi. Il me semble que je sais faire que cela. Ça devient plus intense en relisant Alain Grandbois et Gaston Miron que tu aimais tant. Je savoure chaque poème. Je me laisse voguer au rythme des mots. Bien sûr, tu n’es plus là pour me les lire, mais je t’imagine songeuse, la tête ailleurs après chaque strophe. Tu étais si belle. Tes yeux brillaient et tu souriais. Personne ne savait prendre cet air aussi bien que toi.

Ils me font grand bien ces poèmes. Comme ce dimanche où tu as sorti un recueil de ton sac à main au parc de la Plage-Municipale. Notre première rencontre. Ce n’était même pas un rendez-vous. Nous étions là, par hasard. Toi et moi. Tu as rougi quand tu m’as offert de partager ton repas. Tu te sentais un peu bête que tu disais, mais tu ne pouvais laisser aller cette journée sans des poèmes, sans partage. D’ailleurs, tu ne partais jamais au parc sans avoir quelques lectures sous la main.

Au fil des semaines, chaque dimanche, nous avions élu domicile dans ce parc. Au début, nous feignions le hasard de se retrouver encore une fois au

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même endroit. Notre table. Notre espace où personne d’autre que nous deux n’importait. Tu te moquais de ce que pouvaient penser les autres visiteurs du parc, et tu lisais à voix haute, parfois debout pieds nus dans l’herbe. Avec toi, tout devenait possible. La vie est une poésie que tu te plaisais à me répéter, et rien ne sert de la fuir et de l’ignorer. Il faut vivre intensément ses passions et ses envies. Avec ces mots et ton charisme, tu m’avais déjà conquis. Depuis ce jour dans le parc, je savais que nous serions ensemble pour la vie. Je sais que la tienne tire à sa fin. La mienne aussi. Tu es encore là, mais je te cherche partout. Pourtant le parc est le seul endroit où il m’est possible de te retrouver.

La nuit dernière a tout de même été une des plus réparatrices. Malgré tout. Je suis parvenu à dormir six heures d’affilée, sans somnifère. Les cauchemars où la peau livide de ton visage me tire de mon sommeil sont demeurés dans l’ombre. Ils se sont tenus à l’écart de moi, de ma détresse. J’oserais même avouer que je me suis levé avec un sourire à l’intérieur de moi, comme si un changement venait de s’opérer. Était-ce la guérison de toi qui s’amorçait, ou bien une simple coïncidence relevant d’une nuit sans tracas ? La lecture de cette poésie ? Je n’ai pas cherché à comprendre.

Tandis que je roule en direction du centre de santé, ma décision m’apparait plus claire, plus logique. Ce matin, en regardant cette photo de toi et moi, j’ai décidé que je te relaterais notre histoire depuis le début de nous deux. Je te dois bien cela.

Je suis retourné au parc pour me remettre encore une fois sur les traces de notre vie. Cette fois, je n’ai pas versé de larmes. J’ai regardé autour de moi puis j’ai fermé les yeux sur notre univers en pensant au moment où j’investirai ta chambre, ce gouffre où les images du passé demeurent englouties par ta mémoire gardée sous verrou. Ce sera ce soir. Je ne reculerai pas, c’est certain. Agir rapidement pour ne pas laisser s’enfuir les images de nos vies.

Tu auras peur lorsque tu me verras ouvrir la porte lentement puis la refermer sur cet espace confiné. C’est toujours comme cela. Tu feras tinter les bracelets que tu gardes à ton poignet depuis des années. Ceux qui me rappellent sans cesse les mouvements de ton corps, les matins où tu t’exécutais avec grâce en préparant le petit déjeuner, en dansant lorsque la musique te plaisait. Il nous faudra être discret. La préposée ne doit pas surgir. Elle ne comprendrait pas. Comme d’habitude. Elle ne tolère pas que nous soyons seuls dans cette chambre où tu es greffée à un lit blanc. Nous sommes encore un couple. Seule la mémoire nous sépare. Il y a un trou, vois-tu, une absence qui me prend à la gorge comme un col de chemise trop serré. J’aurai envie de crier, mais tu n’entendrais pas la moitié de ce qui me torture.

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Alors je m’approcherai lentement. Je te rassurerai. Sans un mot, j’arborerai ce sourire de nos belles années. Je serai patient. Si je tente de m’approcher trop rapidement de toi, tu t’énerveras et la préposée que je n’aime pas se fera un plaisir de me sortir de la chambre. J’agirai tout en douceur. Cela prendra bien quelques minutes, mais je sais comment faire. Puis il y aura une lueur dans tes yeux de verre givré. Quelques muscles de ton visage s’animeront. Ton sourire horizontal exprimera ton accord. Je pourrai rester dans ta chambre aseptisée. Une chaise droite et inconfortable m’attendra, mais comme d’habitude, je préfèrerai le rebord de ton lit. Ce sera ma dernière visite. Je crois. À moins qu’un évènement ne contrevienne à l’exécution de mon plan.

Je resterai jusqu’à la nuit s’il le faut pour te relater les histoires qui se sont enracinées depuis le début de nous. Je referai le passage de nos années, même si parfois ton regard se perdra en cours de route et ne semblera plus me reconnaitre, je sais que quelques passages feront frétiller tes doigts et bouger tes lèvres. Tu ne prononceras pas de mots ni même de murmures, mais c’est là que je saurai que tu n’as pas tout oublié des années où nous nous plaisions à prendre la vie à bras-le-corps. Il faudra que tu entendes mes images, les saisons que nous avons chevauchées avant que tu oublies de respirer, avant que les souvenirs ne s’effacent aussi de ma mémoire. Ce sera ce soir. Demain, je ne saurai peut-être plus te raconter. J’ai peur qu’à tout moment ma mémoire tire sa révérence.

Je te parlerai de ce début quand nos deux solitudes marchaient côte à côte dans ce parc au bord de la plage. Mon pas qui résonnait jusqu’à l’ombre du tien pour se lover subrepticement contre toi. Puis les regards risqués et les désirs inavoués. Je te dirai ce jour où tu avais su prendre ma main; un geste audacieux pour une femme de ce temps-là. Ce même jour, nos langues encore vierges se sont rencontrées pour sceller nos lèvres. C’était le printemps et nous étions comme mille chants d’oiseaux dispersant des notes au travers les feuilles naissantes. Tandis que le lac n’attendait que les grandes chaleurs pour accueillir les plaisanciers, nous courions à en perdre haleine, contournant les érables et les cèdres. La nature sentait bon. Nous respirions le bonheur et la vie.

Il fallait nous voir humant l’air et la terre fraîche qui deviendrait à nouveau fertile. Je te dirai que je peux encore ressentir le poids de ton corps croulant sur le mien, ta robe qui se froissait de verdure. Nos vingt ans. Les années où l’insouciance ne pesait rien. Il suffisait de quelques baisers volés et d’étoiles qui nous servaient de lampes pour être des délinquants. J’aimais lorsque tu laissais échapper des rires comme des cris qui s’éparpillaient dans la nuit. Nous étions seuls dans le parc. C’était interdit, mais tu disais être

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ma chouette. Tu te donnais le droit d’être là. Tu étais la maîtresse de ces lieux. Ma maîtresse. Et l’été qui rattrapait les lunes afin que nous puissions grandir un peu plus. Que les nuits étaient belles avec toi, tes rires et le ressac des vagues sur la rive. Nos silences et nos regards qui se perdaient dans l’horizon. C’était les marches dans ce parc, les étranges cacophonies sorties de nos gorges, la traque aux bruits perdus et les retrouvailles de nos corps stratifiés et fatigués de trop s’aimer. Et moi je piaffais sans relâche en attendant la nuit pour y découvrir quelques notes en naufrage. La chaleur de ces nuits nous faisait perdre la tête. Nous étions fous et heureux de l’être. Nous récitions Grandbois et Miron pour nous sentir moins seuls. Il fallait nous voir pérorer pour renouer avec le sens de la vie.

Je te dirai aussi les rayonnements qui entretenaient nos existences, nos mains fripées à force de repasser les mêmes gestes dans l’humidité des feuilles rouillées, nos chairs emmêlées comme des chaînes que nous laissions traîner sur tous les chemins empruntés. Il n’y aura pas de générations pour suivre nos pas. Les enfants que nous n’avons pas eus s’amusent dans le parc. Tu disais même qu’ils étaient à toi. À nous. Tu passais des heures à les écouter et à observer leurs jeux. Il suffisait de quelques cailloux ramassés sur la berge pour qu’ils se créent un univers. Tu ne cessais de sourire après leur départ, les imaginant continuer de rêver à cette journée de plaisirs et de rencontres dans la chaleur de l’été. Leurs cris de joie demeuraient dans les balançoires et les vestiges de leurs trouvailles sur le bord du quai.

Et nous, nous n’avons laissé que des traces dans le sable fin de la plage et quelques textes sortis tout droit de nos têtes après avoir lu longuement. Qu’importe ! Nous étions ces maraudeurs endimanchés brandissant la joie d’être unis. Nous ne nous lassions pas de cueillir les nuits à pleine main, d’être happés par le parfum des feuilles gelées. L’amour me faisait tituber puis tomber jusqu’à l’aube de ces automnes comme si le temps n’avait duré que ces saisons-là. J’aimerais que tu puisses nous revoir dans la froideur nocturne de novembre laissant l’air avaler nos haleines embrumées tandis que nous attendions le passage de quelques Léonides. Greffé à toi, je me réchauffais de tes rires lorsque tu chantais des vœux au passage d’une étoile. La vue était imprenable depuis notre table. Tu m’avais dit que ce serait notre place, l’observatoire de nos vies, de nos folies. Je te croyais. Je buvais tout ce que tu me disais. Assoiffé de toi, il me tardait de me rendre au parc. Ces escapades dominicales me gardaient vivant.

Je souhaiterais tant que tu souviennes de l’hiver, cette saison qui débordait de nous. La dernière saison où il me semble qu’il te restait suffisamment de mémoire. Nos voix presque dépaysées par l’écho. La neige trouée, lacérée par nos pieds qui s’enfonçaient jusqu’à l’os de la terre. Dans la froidure de

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décembre, les rafales balayaient nos traces, et malgré nos sourires de lèvres bleuies par le froid, nous savions que ce frimas se dissiperait au printemps avec le soleil d’avril, qu’il parviendrait à délier nos doigts devenus palmes. Je n’oublierai jamais nos bouches soudées l’une à l’autre pour estomper la condensation, et les souffles effarés sortant de nos gorges qui se perdaient dans les vents. Il me semblait que nos chants flottaient sur le lac gelé pour se fondre dans la neige.

Il ne reste que des lambeaux de ces ravissements. Des flous de mémoire répandus sur le sol. Ne subsistent que des photos et des objets qui ne servent plus. Ils ont avalé notre passé. J’irai errer avec toi dans cette chambre blanche dans laquelle une seule fenêtre diffuse une lueur blafarde. Bien loin de ressembler aux plaisirs de ces jours de félicité lorsque les rayons du soleil flagellaient nos flancs, et que nus, nous chantions en nous enfonçant dans le lac. Ce qui reste de nos épiphanies restera enfoui dans les herbes hautes que nous avons foulées, dans les eaux que nous avons nagées quand nos silhouettes amphibies se jouaient des conventions. Ce qui reste de nos vagabondages dans ce parc, quelques poèmes accrochés aux branches des arbres, de minuscules lettres gravées dans l’écorce d’un érable et l’écho de tes rires qui valse encore sur les ridules du lac.

Aujourd’hui, la peur et l’inertie imbibent tes yeux crevés dans le blanc de ta mémoire. Cette nuit, j’oserai un dernier baiser de mes lèvres plissées que je me risquerai à poser sur la romance de ton visage qui bientôt s’effacera sous la blancheur du drap qui te recouvrira. Je t’aiderai à partir. Je serai vigile dans ce mouroir débordant de tes mémoires absentes. La simplicité du geste qui te conduira aux confins de ta vie. Mes mains ravinées par les aventures recueilleront tes derniers soupirs comme une bourrasque dans les hauteurs des montagnes. Le dernier tintement de tes bracelets sera le signal que tout est terminé. Un ultime mouvement avant ton départ. Je souhaite que cela t’emporte en un seul souffle. Tu seras libre. Et moi, ayant perdu le sens horaire de la vie en revenant dans le passé pour répandre nos mémoires, je n’offrirai aucune résistance quand ils découvriront que l’instant a fui sous la lenteur de mon geste, quand ils m’emporteront ailleurs.

Je ferai quand même semblant de ne pas savoir lorsque la préposée surgira au matin. Je m’excuserai d’avoir voulu rester auprès de toi. Pour une fois. La dernière. Cette fois, elle aura pitié lorsqu’elle me verra pleurer. Elle croira surement que tu as oublié de respirer. Je resterai jusqu’à ce que l’on vienne chercher ton corps. Le mien sera courbé par le chagrin. Je te regarderai partir, mais ne t’inquiète pas, je prendrai soin de retirer tes bracelets que je cacherai dans la poche de mon pantalon.

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Et si par bonheur, on me rend ma liberté, je continuerai mes visites dominicales dans ce parc aux mille souvenirs. Je réciterai des poèmes sur la plage en attendant que le vent se lève pour cueillir tes rires, respirer nos souvenirs. J’enfouirai tes bracelets près de notre table. Ce sera un autre secret, une espèce de trésor qu’un enfant découvrira peut-être dans quelques décennies.

J’arrive enfin à destination. Dans quelques heures tout au plus, je mettrai tout en œuvre pour ton grand départ. Si tu me voyais. Je tremble en dedans comme lorsque je t’ai vu la première fois. Ne t’en fais pas, je saurai te garder vivante à l’intérieur de ma mémoire. Après toi, je m’efforcerai à survivre à ton absence. Attends-moi, je serai près de toi dans quelques respires.

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Sherbrooke HospitalMartine Jeanrenaud-Facal

Arrondissement de Jacques-Cartier

Hormis quelques noms historiques, les personnages de ce récit ayant pour cadre l’hôpital et centre d’hébergement Argyll sont fictifs.

À tous ceux qui, depuis 1887, ont développé et fait évoluer le Sherbrooke Protestant Hospital, le Sherbrooke Hospital, le pavillon

Argyll et l’hôpital et centre d’hébergement Argyll, et à tous ceux qui y ont prodigué avec dévouement soins et services.

Monsieur Wilson roule son fauteuil électrique vers la porte coulissante qui s’ouvre automatiquement devant lui et s’avance jusque sur le perron de l’hôpital. Quel beau soleil de printemps et comme ça lui fait du bien de respirer l’air frais après ce long hiver à l’intérieur ! On lui a souvent, durant ces derniers mois, proposé de sortir, mais se faire habiller et emmitoufler dans une couverture pour rester devant la porte parce que les chemins ne sont pas praticables lui paraissait beaucoup d’efforts pour pas grand-chose. Aujourd’hui, il va pouvoir se promener, mais avant, il veut savourer cette première balade.

Sa matinée a mal commencé. Il avait peu dormi, d’abord à cause d’une malade désorientée qui criait au bout du corridor et que les infirmières n’arrivaient pas à calmer, ensuite parce que son voisin de chambre a dû se sentir mal au milieu de la nuit : bruit de pas rapides et du charriot d’urgence roulant dans le couloir, éclats de voix, arrivée de visiteurs, tout un brouhaha qui a duré presque jusqu’à l’aube. Il lui semble qu’il venait à peine de s’assoupir quand il a été réveillé par le jovial salut de son soignant, encore un nouveau :

« Alors Tom, comment vas-tu ce matin ? »

Ce diminutif et ce tutoiement l’ont frappé comme un coup de poing. Lui qu’on appelait toujours respectueusement « Monsieur Wilson », ou « Maître Wilson » ! C’est vrai qu’il n’a plus aucun des attributs d’un monsieur. Son complet-veston a été remplacé par des vêtements adaptés plus faciles à enfiler, son porte-document en cuir noir par un sac de toile accroché au fauteuil, et qui pourrait lui nouer une cravate ? Il est devenu

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un de ces vieillards décatis qu’il regardait autrefois avec pitié et un peu de dégoût. Malgré tout, il répond poliment à ce salut qui le dérange. Si le personnel n’a pas toujours la délicatesse qu’il souhaiterait, il admire ces jeunes – il les trouve si jeunes – qui ont le courage de le torcher, le laver, l’habiller, l’aider à manger, et tout ça avec le sourire. Comment se plaindre ?

Lorsqu’il est entré dans l’établissement, il espérait y parler sa langue maternelle : après tout, il était dans l’ancien « hôpital des Anglais ». Il avait vite déchanté : les résidents anglophones étaient rares et il ne restait que très peu d’infirmières d’autrefois. S’il est bilingue, parler la langue de son enfance lui ferait parfois tant de bien… Mais avec qui ? Son cercle d’amis s’est beaucoup amenuisé ces dernières années et ses enfants sont tellement loin. Heureusement, ils lui téléphonent souvent; sa fille plusieurs fois par semaine, son fils à heure fixe tous les dimanches, mais leur présence lui manque comme jamais auparavant.

Machinalement, monsieur Wilson fait rouler l’anneau plastifié attaché à son poignet : « Thomas Wilson, 06.07.1930, chambre 415 ». Une autre petite atteinte à sa fierté que de porter un bracelet d’identification, tel un chien son collier, avec en plus un code à barres comme un vulgaire sac de patates. Bien sûr, il comprend que c’est pour sa sécurité, qu’on pourra le ramener à bon port s’il s’égare et qu’il ne recevra pas les médicaments prescrits à un autre, mais ce petit bout de plastique est pour lui un rappel constant de sa déchéance.

Les trois dernières années l’ont frappé durement. D’abord le décès subit de son épouse, Cynthia, emportée par un infarctus, qui a laissé un vide d’autant plus gigantesque qu’il avait de tout temps pensé mourir le premier. Ils avaient toujours été un couple heureux, mais s’étaient rapprochés encore après le départ de leurs enfants, partis d’abord pour leurs études, puis définitivement. Monsieur Wilson ne leur a jamais reproché d’avoir quitté la région : c’était le cas de très nombreux jeunes anglophones qui n’y trouvaient plus de débouchés. Allan, dans le domaine du cinéma, était bien mieux à Los Angeles, et Maud n’aurait jamais fait ici sa belle carrière d’avocate de Toronto. Pour lui, fort occupé par son étude de notaire, cet éloignement n’avait pas été catastrophique, mais pour Cynthia, ce fut un véritable deuil. Après la naissance de leurs petits-enfants, elle allait plusieurs fois par année passer quelques semaines avec eux. Avec le temps, les petits avaient eu leurs occupations, l’école, les camps d’été, les amis, et les relations s’étaient distendues. Quant à lui, il n’avait développé aucun lien particulier avec ces jeunes et quand ils venaient, de plus en plus rarement, le visiter avec leurs parents, il les regardait avec un mélange de curiosité et d’incompréhension manier leurs cellulaires et leurs tablettes, écouter leur musique tonitruante et il ne savait pas vraiment quoi leur dire.

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Après sa retraite, son quotidien avait encore été plus soudé à celui de Cynthia. Ensemble, ils allaient faire leur marche quotidienne, ils jouaient au golf, s’offraient de bons petits repas au restaurant, fréquentaient la salle de spectacle toute proche qui diffusait du ballet, de la musique, du théâtre et dont il vient d’apprendre avec tristesse qu’elle cessait ses activités. En été, ils profitaient des concerts du festival de la région, dans un site naturel enchanteur. Ils voyageaient une ou deux fois par année, parfois pour voir leurs enfants, parfois pour découvrir de nouveaux horizons.

Une fois seul, il avait perdu tout intérêt pour ces activités et passait le plus clair de son temps à lire ou à écouter de la musique. Ses amis arrivaient rarement à le faire sortir. Et voilà qu’à peine plus d’un an après le décès de son épouse, la maladie l’avait frappé à son tour. Il se souvient qu’un matin, en se levant, il a soudain vu tout tourner autour de lui et est tombé comme une masse. Ensuite, c’est le trou noir complet et quand il en a émergé, il était dans un lit d’hôpital. En voyant ses deux enfants à ses côtés, sa première pensée a été : « Oh ! Ce doit être grave s’ils sont là ». En effet, ça l’était : il n’a pas tardé à se rendre compte que son côté gauche était complètement paralysé et insensible. Une moitié de lui-même était un poids mort, et si lourd…

Dès que son état général avait été stabilisé, on lui avait proposé un séjour en réadaptation et au bout de deux ou trois semaines, il avait changé d’hôpital. Autre service, autres mœurs : il était maintenant habillé chaque matin, levé tout le jour au fauteuil et le personnel le stimulait à l’indépendance. Il avait beaucoup d’espoir et travaillait fort, passant des heures, en plus des traitements officiels avec des professionnels, à essayer de faire bouger sa jambe et son bras paralysés avec son bon côté, utilisant au mieux les accessoires qu’on lui fournissait pour acquérir une graine d’autonomie. Mais après deux mois, il avait bien fallu se rendre à l’évidence : il n’y avait aucun progrès et il ne pouvait rien faire seul. Grand et lourd comme il était, il avait besoin de deux personnes ou d’un levier pour passer du lit au fauteuil et il était impossible qu’il retourne chez lui, même avec de l’aide. Fini la belle maison victorienne où il habitait depuis presque cinquante ans. Il n’avait même pas voulu y retourner. Sa fille l’avait mise en vente et tous les objets chers à son cœur s’étaient éparpillés : livres, disques, tableaux, bibelots, souvenirs de voyage. Il n’avait gardé qu’une petite table basse et quelques photographies.

Mais à quoi bon ruminer tout cela ? Il est sorti pour respirer le printemps, pas pour s’apitoyer sur son sort et ressasser le passé. Il actionne donc son fauteuil roulant et se dirige vers le petit parc qui s’étend devant lui.

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Au passage, il regarde les œuvres d’art qui ont été intégrées à la dernière construction. Il préfère le figuratif à l’abstrait et aimerait avoir devant les yeux un beau nu aux seins plantureux et aux cuisses solides ou un chérubin joufflu, mais ce n’est plus la mode. Au loin, sur l’herbe encore jaunâtre, deux blocs de granit, l’un brut servant de base, le deuxième, en forme de virgule inversée, soigneusement poli, reposant sur le premier. Qu’a-t-on voulu dire par là ? Que l’homme, avec ses travaux, s’appuie sur la nature ? Devant lui, une pancarte précise que la sculpture la plus proche s’appelle « Les Rivières ». Il s’agit de grandes tôles pliées comme une portion d’éventail. L’été dernier, des jets d’eau jaillissaient ça et là de la structure et s’écoulaient dans un petit bassin, mais en fin de saison le mécanisme s’est bloqué et il se demande si on le remettra en fonction cette année. On a en effet dans son pays la fâcheuse habitude de se lancer avec enthousiasme dans de nouveaux projets et d’en négliger ensuite l’entretien : des bancs de parc pourrissent et des barrières rouillent faute de peinture, les rues se creusent de fissures et de nids de poule, des monuments publics sont laissés à l’abandon.

Monsieur Wilson s’engage dans un petit sentier asphalté qui passe au milieu du bosquet. Pas encore de fleurs ni de brins d’herbe, mais d’ici quelques semaines, ce sera très joli et les résidents, accompagnés de leurs visiteurs, pourront s’asseoir dans les balançoires et sur les bancs près des plates-bandes. Il descend jusqu’au stationnement, presque jusqu’à la rue, et s’arrête quelques minutes. Voir le trafic sur le boulevard lui fait du bien, le rapproche du monde actif. « Qui m’aurait dit que je prendrais plaisir à voir passer des voitures ? » pense-t-il.

Il remonte vers le pavillon où sont organisés des repas en plein air durant la belle saison. Lors de son premier Noël ici, on y avait installé une crèche avec des personnages presque grandeur nature, mais cette dernière année, il n’y a eu qu’une étoile lumineuse. A-t-on simplement oublié Marie, Joseph, l’enfant Jésus, les Rois mages et les bergers au fond d’une remise ou bien a-t-on craint de froisser un non chrétien qui passerait par là ? Monsieur Wilson n’a jamais beaucoup fréquenté l’église et ne croit pas en grand-chose, mais il aime la fête de Noël et le symbole de la nativité, et ce rappel lui a manqué.

Il passe ensuite devant les bacs de terre où les volontaires peuvent planter un petit jardin. Lui qui n’a jamais eu le pouce vert (il laissait ce plaisir à Cynthia), il a été heureux, l’an dernier, d'y semer des graines et de voir pousser ses concombres, ses tomates, ses carottes, son basilic et quelques fleurs offertes à sa fille lors d’une visite.

Retournant vers le bâtiment, monsieur Wilson s’arrête un moment pour en observer la façade. Déjà presque 18 mois qu’il vit ici !

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Quand, au terme de sa réadaptation infructueuse, une travailleuse sociale est venue le rencontrer pour l’informer des possibilités de « réorientation », il n’a eu aucune hésitation : pour lui, ce serait le centre d’hébergement Argyll, « son » ancien Sherbrooke Hospital. En le regardant, il le reconnaît à peine tant les nouvelles constructions l’ont transformé. Un grand bâtiment garni de balcons s’élève sur la gauche, le corps central a été agrémenté de solariums, l’entrée à droite est plus vaste et un large auvent permet aux véhicules de s’arrêter devant la porte en restant à l’abri. Malheureusement, le beau boisé qui entourait tout l’édifice et dont on était si fier à l’époque a été sacrifié pour édifier la nouvelle aile et un immense stationnement.

Son premier contact avec le Sherbrooke Hospital, monsieur Wilson l’a eu dans la bâtisse du quartier Est de la ville, sur le site du premier établissement inauguré en 1896. Il avait 9 ans et on l’avait hospitalisé pour drainer un abcès ganglionnaire tuberculeux à l’angle de la mâchoire, une plaie qui avait mis longtemps à se refermer et lui a laissé une vilaine cicatrice. Il se souvient parfaitement de la date : c’était en 1939 et le lendemain, Hitler envahissait la Pologne, déclenchant la Deuxième Guerre mondiale. Après son retour à la maison, il avait passé bien des heures avec sa mère à écouter à la radio les nouvelles de l’évolution du conflit.

Son grand-père l’avait accompagné pour cette intervention et en franchissant le seuil lui avait dit solennellement :

« C’est notre hôpital à nous, les Anglais de l’Estrie. C’est nous qui l’avons construit. »

Il avait souligné aussi avec orgueil qu’au début du vingtième siècle, les deux seuls hôpitaux construits en dehors de Montréal et Québec étaient situés à Sherbrooke. Bien sûr, ce modeste petit commerçant, n’avait pas eu le rôle majeur des Heneker, Bryant, Wood, Paton et de plusieurs autres hommes d’affaires influents de l’époque qui avaient consacré beaucoup d’argent et d’efforts à la création de l’institution, mais il avait participé à des collectes de fonds, assisté à des ventes de charité et à des concerts-bénéfice et il en était fier.

À l’été 1951, alors tout jeune adulte, monsieur Wilson avait été un des premiers patients du nouvel édifice ultra moderne de la rue Argyll que l’on disait à la fine pointe de la technologie : une appendicite qu’il avait d’abord considérée comme un simple dérangement intestinal et qui avait évolué en péritonite.

« Tu as de la chance qu’on ait maintenant de la pénicilline », lui avait dit son chirurgien, « sans ce médicament, je ne sais pas si on t’aurait sauvé. »

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Plus tard, quand il avait rencontré Cynthia – peu après avoir ouvert son bureau de notaire – elle était étudiante à l’École d’infirmières de l’hôpital, si mignonne avec son uniforme à tablier blanc et sa petite coiffe au sommet de la tête. Elle avait tenu à terminer son cours avant de se marier, deux interminables années de fréquentation sous le chaperonnage d’une jeune cousine. Elle avait reçu son diplôme en 1958 et leur mariage avait été célébré peu après. Bien qu’elle eut cessé de travailler à la naissance de leur premier enfant, elle avait toujours gardé des contacts avec l’école : ils assistaient aux cérémonies de remise des diplômes, aux réceptions et aux soirées organisées à la Résidence Norton des infirmières, adjacente à l’hôpital. Leurs deux enfants étaient nés au Sherbrooke Hospital, leur fils y avait été soigné pour des convulsions fébriles et sa mère y était décédée, après des mois de lutte contre un cancer généralisé. Son lien avec l’établissement était donc fort.

Les années 1970 avaient amené bien des bouleversements dans le milieu hospitalier. Avec les progrès techniques et les augmentations faramineuses du coût des soins, faire fonctionner un hôpital basé sur la charité publique devenait impossible. La province de Québec avait introduit la Loi sur l’assurance maladie et le Conseil des gouverneurs, qui avait présidé aux destinées de l’hôpital depuis les débuts, avait été remplacé par un conseil d’administration formé de membres élus. L’essentiel du financement provenait dorénavant de l’État et la recherche de fonds avait été confiée à une fondation qui se consacrait aux projets spéciaux. Quand on lui avait demandé de bien vouloir y participer, il avait accepté avec enthousiasme. Que d’entreprises et de personnalités de la région il avait sollicitées pour créer un fonds de dotation considérable ! Et tous ces notables qu’il a incités à coucher la fondation sur leurs testaments !

Mais qui paie décide et une première menace avait fondu sur l’hôpital en 1978 : un comité régional avait considéré que la bâtisse et le site conviendraient parfaitement à un centre psychiatrique et avait recommandé que l’on change complètement sa vocation. Quoi ? Pour des raisons de rationalisation, on avait déjà fermé l’obstétrique et la pédiatrie, on voulait maintenant transformer l’urgence, la radiologie, les salles d’opération, la chirurgie, les soins intensifs, la médecine interne et les laboratoires en unités psychiatriques ? Monsieur Wilson avait participé activement à la pétition Sauvons le Sherbrooke Hospital qui en quelques jours récoltait 62 000 signatures. Le ministre des Affaires sociales de l’époque avait bloqué le projet et conservé à l’établissement son statut d’hôpital général.

Un sursis d’à peine une quinzaine d’années. Le Sherbrooke Hospital n’avait pu sortir indemne d’une nouvelle déferlante de réorganisation et de coupes budgétaires au milieu des années 1990. Une intégration à

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l’Institut universitaire de gériatrie lui avait fait changer son nom pour celui de Pavillon Argyll et modifier complètement sa vocation : d’hôpital général, il devenait un hôpital de gériatrie et de soins prolongés. Comme la communauté anglophone et le personnel soignant, Monsieur Wilson avait perçu ce changement comme une perte irrémédiable et il avait été soulagé d’avoir mis fin à ses activités à la Fondation depuis quelque temps déjà.

Il songe maintenant avec un petit sourire que c’est grâce à cette évolution qu’il peut maintenant y résider…

Mais le temps passe. Monsieur Wilson regarde sa montre. S’il veut manger, il lui faut rentrer. Les résidents doivent éviter l’heure de pointe des employés pour le repas à la cafétéria de l’hôpital.

En y arrivant, monsieur Wilson remarque, dans la file des dineurs qui se servent au comptoir, un petit garçon blond, une écharpe autour du cou. Le Petit Prince, pense-t-il. Un petit prince à lunettes… Il l’observe tenant fermement son plateau, attrapant une tranche de pain, un petit contenant de beurre, se versant maladroitement un verre d’eau à l’abreuvoir, choisissant son repas, plongeant la main dans le congélateur pour en rapporter un gobelet de crème glacée. Il passe à la caisse, suivi d’une dame aux cheveux gris, et ils vont tous deux s’installer à une table proche de la fenêtre, un endroit d’où l’on a une jolie vue sur la cour-jardin plantée d’arbustes. Son plateau sur les genoux, monsieur Wilson cherche à son tour une place dans la salle et ne peut s’empêcher de s’approcher de la table du petit garçon : les enfants sont si rares ici.

« Est-ce que je peux ? », demande-t-il.

« Bien sûr », répond la dame, en déposant le repas du vieux monsieur sur la table.

Le petit garçon a déjà bien attaqué ses croquettes de poisson et, gêné par le nouveau venu, il se tait pendant quelques minutes, puis reprend la conversation avec son accompagnatrice. Observant son entourage, il pose des questions en rafales :

« Pourquoi la dame a-t-elle un stéthoscope autour du cou ? »

« Pourquoi ces messieurs n’ont-ils pas une blouse blanche, mais une salopette ? »

« Pourquoi les gens ont-ils une carte accrochée à leur veste avec leur nom dessus ? »

« Pourquoi personne ne te connaît, si tu as travaillé ici ? »

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« Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? »

La dame aux cheveux gris répond à ses interrogations en ajoutant de temps en temps :

« N’oublie pas de manger. »

L’enfant se met ensuite à déchiffrer les pancartes et affiches sur les murs.

« Me-nu, Vac-cin con-tre la grip-pe, Ça suf-fit, lais-sez-nous soi-gner, Pla-ce de la Fon-da-tion. »

Sa crème glacée ramollit devant lui.

Monsieur Wilson a presque terminé son repas. Soudain, il s’adresse à l’enfant :

« As-tu déjà visité l’hôpital ? »

« Seulement ici, en bas, répond l’enfant. Ma grand-mère dit qu’il ne faut pas déranger. »

« Si tu veux, je t’emmène en faire le tour. »

« Oui ! » Le petit garçon a les yeux brillants. « Est-ce que je peux ? », ajoute-t-il en se tournant vers sa grand-mère.

« D’accord, mais il faut me le ramener dans vingt minutes, il doit retourner à l’école. »

« Alors, grimpe à l’arrière de mon fauteuil roulant, et tiens-toi bien ! »

En quittant la salle à manger, juché sur son nouveau véhicule, le petit garçon gratifie la dame aux cheveux gris d’un sourire ravi.

En ce début d’après-midi, il n’y a plus de Tom ni de vieillard décati, plus de pavillon ni de centre d’hébergement Argyll. C’est monsieur Wilson, notaire à la retraite, qui fait visiter le Sherbrooke Hospital à un petit garçon blond.

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Sources :

- Bernard Epps, traduction Maria Burelle Hurtubise. Le second bienfait. Cent ans d’histoire du Sherbrooke Hospital. 1988.

- Caroline Manseau. D’Youville en héritage : de l’Hospice du Sacré-Cœur à aujourd’hui. Editions GGC. 2009.

- Rencontre avec Dr. Catherine Vanasse à l’hôpital et centre d’hébergement Argyll, avril 2016.

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