la malédiction de l’ombre du soir l’ombre du soir poursuit...

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8 rue du Grenier Saint-Lazare 75003 Paris Tél. : +33 (0)1 44 54 52 44 | Fax : +33 (0)1 44 54 25 50 www.fondation-giacometti.fr/ [email protected] 1 La malédiction de l’Ombre du soir L’Ombre du soir poursuit Giacometti. Ce n’était pas le cas de son vivant. Mais depuis plus de vingt ans, à chaque fois que la sculpture antique est reproduite, l’oeuvre d’Alberto Giacometti n’est jamais loin. Le fin connaisseur de l’art étrusque Jean-Paul Thuillier, dans son ouvrage de vulgarisation paru en 1990 et destiné à introduire la culture étrusque au grand public, Les Etrusques. La fin d’un mystère, reproduisit l’Ombre avec la légende : « Ces étranges statuettes filiformes (à gauche) font penser à des Giacometti » 1 La culture populaire se propage aujourd’hui sur internet ; on y constate que rien n’a changé, au contraire. Wikipedia dans sa version française choisit de décrire l’oeuvre en ces termes : « Il s'agit d'une statuette filiforme, toute en longueur, un bronze de 57,50 cm (qui n'est pas sans rappeler la distorsion longiligne des statues du sculpteur Alberto Giacometti)». 2 Le site italien fait de même: « Essa rappresenta una figura maschile nuda, con un'altezza di 57,5 cm, ma ciò che risalta maggiormente è la forma allungata del corpo, eccetto la testa, che mantiene le proporzioni esatte, e questo stile così moderno risulta sbalorditivo per una scultura etrusca; ricorda infatti l'artista contemporaneo Alberto Giacometti ». 3 La version allemande du site, avant même toute description matérielle de l’objet, prend soin d’indiquer : « Der Betrachter der sehr modern wirkenden, überschlanken Statuette, fühlt sich stark an das Kunstschaffen des zeitgenössischen Künstlers Alberto Giacometti (1901-1966) erinnert und wundert sich oftmals zunächst, dass das vor ihm stehende erlesene Kunstwerk vor etwa 2300 Jahren entstanden ist. » 4 Seul le site en langue anglaise est encore immunisé contre ce parasitisme. 5 On ne compte plus aujourd’hui les blogs ou les textes qui associent les deux sculptures. Pourtant, cette association repose seulement sur des images trop vite regardées. Car même un examen un petit peu attentif montre que seul l’allongement est leur dénominateur commun. Ni le traitement du visage, de la chevelure et du corps de l’Ombre, ni ses proportions, ni l’implantation de ses pieds et leur rapport au socle (sans parler du fait que l’Ombre est une silhouette masculine) n’ont de lien avec les célèbres figures féminines étirées de Giacometti, typiques de sa production d’après-guerre. 1 Découvertes Gallimard, 1990, p. 70. 2 http://fr.wikipedia.org/wiki/Ombra_della_sera 3 http://it.wikipedia.org/wiki/Ombra_della_sera 4 http://de.wikipedia.org/wiki/Ombra_della_Sera 5 http://en.wikipedia.org/wiki/Ombra_della_sera

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8 rue du Grenier Saint-Lazare 75003 Paris

Tél. : +33 (0)1 44 54 52 44 | Fax : +33 (0)1 44 54 25 50 www.fondation-giacometti.fr/ [email protected]

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La malédiction de l’Ombre du soir L’Ombre du soir poursuit Giacometti. Ce n’était pas le cas de son vivant. Mais depuis plus de vingt ans, à chaque fois que la sculpture antique est reproduite, l’oeuvre d’Alberto Giacometti n’est jamais loin. Le fin connaisseur de l’art étrusque Jean-Paul Thuillier, dans son ouvrage de vulgarisation paru en 1990 et destiné à introduire la culture étrusque au grand public, Les Etrusques. La fin d’un mystère, reproduisit l’Ombre avec la légende : « Ces étranges statuettes filiformes (à gauche) font penser à des Giacometti »1 La culture populaire se propage aujourd’hui sur internet ; on y constate que rien n’a changé, au contraire. Wikipedia dans sa version française choisit de décrire l’oeuvre en ces termes : « Il s'agit d'une statuette filiforme, toute en longueur, un bronze de 57,50 cm (qui n'est pas sans rappeler la distorsion longiligne des statues du sculpteur Alberto Giacometti)».2 Le site italien fait de même: « Essa rappresenta una figura maschile nuda, con un'altezza di 57,5 cm, ma ciò che risalta maggiormente è la forma allungata del corpo, eccetto la testa, che mantiene le proporzioni esatte, e questo stile così moderno risulta sbalorditivo per una scultura etrusca; ricorda infatti l'artista contemporaneo Alberto Giacometti ».3 La version allemande du site, avant même toute description matérielle de l’objet, prend soin d’indiquer : « Der Betrachter der sehr modern wirkenden, überschlanken Statuette, fühlt sich stark an das Kunstschaffen des zeitgenössischen Künstlers Alberto Giacometti (1901-1966) erinnert und wundert sich oftmals zunächst, dass das vor ihm stehende erlesene Kunstwerk vor etwa 2300 Jahren entstanden ist. »4 Seul le site en langue anglaise est encore immunisé contre ce parasitisme.5 On ne compte plus aujourd’hui les blogs ou les textes qui associent les deux sculptures. Pourtant, cette association repose seulement sur des images trop vite regardées. Car même un examen un petit peu attentif montre que seul l’allongement est leur dénominateur commun. Ni le traitement du visage, de la chevelure et du corps de l’Ombre, ni ses proportions, ni l’implantation de ses pieds et leur rapport au socle (sans parler du fait que l’Ombre est une silhouette masculine) n’ont de lien avec les célèbres figures féminines étirées de Giacometti, typiques de sa production d’après-guerre.

1 Découvertes Gallimard, 1990, p. 70. 2 http://fr.wikipedia.org/wiki/Ombra_della_sera 3 http://it.wikipedia.org/wiki/Ombra_della_sera 4 http://de.wikipedia.org/wiki/Ombra_della_Sera 5 http://en.wikipedia.org/wiki/Ombra_della_sera

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Tél. : +33 (0)1 44 54 52 44 | Fax : +33 (0)1 44 54 25 50 www.fondation-giacometti.fr/ [email protected]

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On ne sait pas pourquoi les Etrusques ont choisi d’allonger leurs sculptures, mais on sait pourquoi Giacometti l’a fait : pour mieux rendre la réalité d’une figure humaine vivante, son énergie : « un homme qui marche dans la rue ne pèse rien, beaucoup moins lourd en tout cas que le même homme mort ou évanoui. Il tient en équilibre sur ses jambes. On ne sent pas son poids. C’est cela qu’inconsciemment je voulais rendre, cette légèreté, en affinant mes silhouettes... ».6 L’implantation des pieds, larges comme des racines et les chevilles s’amincissant vers les jambes, démontre cet élan qui porte à la verticalité l’être humain, contre toute logique. Le lien entre l’humain et l’arbre qui traverse son oeuvre, Giacometti l’a explicité vers 1949-50, décrivant à son marchand Pierre Matisse la vision d’une clairière dont « les arbres aux troncs nus et élancés lui semblaient toujours être comme des personnages immobilisés dans leur marche »7. Cet élan contenu est renforcé par la proportion de la sculpture au buste court et aux jambes longues. Giacometti cherchait de plus à rendre la réalité telle qu’il la voyait. La pente de ses socles reflète ainsi la perspective du sol, quand les yeux de l’artiste scannent la silhouette de haut en bas– Giacometti a bien décrit l’espace du plancher qui lui apparaît s’étendre alors immense devant lui pour le tenir à distance de ces femmes nues et hiératiques. Les orbites creusées dans le visage traduisent aussi la perception de l’artiste, aiguisée par une observation intense. Giacometti voit la mort à l’oeuvre dans le vivant: « Un moment, à travers la plus jolie des jeunes filles, je voyais le crâne qui perçait. J’étais plutôt effrayé ! Je sentais les racines des dents qui montaient, l’orbite. »8 Aucune de ces préoccupations ne semble à l’oeuvre dans la sculpture étrusque au visage serein et aux pieds menus, qui ne repose sur aucun socle et dont le corps est à peu près également réparti entre le torse et les jambes. La comparaison hâtive entre l’oeuvre d’art antique et l’oeuvre d’art contemporain fait donc écran, hélas, à l’oeuvre de Giacometti et conduit à réduire son propos. Même des historiens d’art, prenant à tort pour acquis ce rapprochement superficiel, ont cherché à lui donner un vernis scientifique en affirmant que Giacometti avait admiré la sculpture étrusque. Mais s’il est vrai que Giacometti a vu des collections d’art étrusque lors de son séjour italien en 1921, à Florence et à Rome, il ne possédait aucune reproduction de l’Ombre et il ne l’a jamais décrite parmi les oeuvres qui l’ont marqué. En fait, Giacometti toute sa vie a raconté son combat pour représenter la réalité telle qu’elle lui apparaissait, en se débarrassant des clichés et des modes de représentation convenus, et encouragé ses interlocuteurs à voir par eux-mêmes. 6 « Alberto Giacometti. Le long dialogue avec la mort d’un très grand sculpteur de notre temps », par Jean Clay, Réalités, n°215, décembre 1963, repris dans Alberto Giacometti. Ecrits, notes et entretiens, Hermann, Paris, 2008, p. 317. 7 Lettre à Pierre Matisse, janvier 1951, repris dans Ecrits, 2008, p. 103 8 Jean Clay, Ibid., 2008, p. 314.

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On peut donc chercher à comprendre à qui l’association de l’Ombre aux figures féminines de Giacometti est utile et à qui elle profite. Dans les sites web de vulgarisation cités plus haut, il semble que la référence à Giacometti serve de clé moderne d’introduction à une représentation inhabituelle dans l’art antique. L’art du XXème siècle est utilisé pour faire accéder le spectateur d’aujourd’hui ou l’internaute aux bizarreries d’une civilisation lointaine qui nous reste étrangère: l’Ombre ressemble à l’oeuvre de Giacometti, artiste reconnu, donc elle n’a pas plus besoin d’explications que ses oeuvres, ou que l’art moderne en général, n’en requièrent. Aujourd’hui où l’identification à l’auteur et sa personnalisation sont tellement valorisées, la comparaison rend aussi l’oeuvre antique plus proche de nous, de nos préoccupations et de notre culture. Ceci est particulièrement vrai aux Etats-Unis où les oeuvres de Giacometti se trouvent dans les musées de toutes les principales grandes villes, visités par les écoles. Ainsi, le dossier de presse de l’exposition « L’Ombra della Sera. Rare Etruscan Antiquities » organisée avec le soutien de l’Institut Culturel Italien en 1998 dans une université de New York, ne manque pas de mentionner : « The magnificent and mysterious title piece Ombra della Sera--an elongated, stunningly modern looking figure, some 22 inches in height--has often been likened to the bronze figures of the 20th century Swiss sculptor Alberto Giacometti. »9 Mais cette association a des aspects plus commerciaux. Jouant sur la confusion avec l’oeuvre de celui qui est devenu en février 2010 le sculpteur le plus cher du monde aux enchères, les vendeurs n’hésitent pas à proposer régulièrement sur internet, par exemple sur eBAY, l’une des multiples reproductions en bronze de l’Ombre comme des reproductions en édition limitée d’une oeuvre de Giacometti. Approximations, sources non vérifiées, importance exagérée accordée à l'image et manque de contenu: la malédiction de l’Ombre, qui obscurcit l'oeuvre de Giacometti, est symptomatique de notre ère électronique. Véronique Wiesinger dans Alberto Giacometti e l'Ombra della sera, Milan, Mondadori Electra S.p.A., 2011, p. 26-29. 9 http://www.baruch.cuny.edu/mishkin/lombra/lombra.html

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Femme debout, 1952 circa, bronze, 59,9 x 10,3 x 18,6 cm, Susse Fondeur (date de fonte 1969)

Paris, Collection Fondation Alberto et Annette Giacometti, inv. 1994-0131 Photo: Jean-Pierre Lagiewski / Fondation Giacometti, Paris

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L’Ombre du soir, IIIème siècle avant J.C. Bronze, 57,5 cm

Museo Guarnacci, Volterra Photo Aurelio Amendola