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La production de livres et de magazines destinés aux enfants s’est développée au XIX e siècle, époque de construction de la nation mexicaine. Mais il a fallu attendre le début du siècle suivant, après 300 ans d’amnésie liés à la domination espagnole, pour que soit renoué le fil d’une tradition ancrée dans le patrimoine culturel propre à ce pays, sous le sceau de riches métissages. Des programmes gouvernemen- taux ont ensuite, tout au long du XX e siècle, soutenu cette pro- duction éditoriale jusqu’à ce qu’elle atteigne sa pleine maturité, et assuré les conditions de sa diffusion. * Écrivain et critique littéraire. Coordinateur de projets éditoriaux et de la documentation pour A Leer / IBBY M xico. B i en qu’il soit difficile de parler d’une tradition ininterrompue en matière de littérature pour la jeu- nesse au Mexique, historiquement, le livre pour enfants et adolescents appa- raît à différentes périodes, dans des buts divers et sous diverses formes. Ce n’est qu’avec les trois dernières décennies du XX e siècle que le genre pour enfants se consolide et commence à jouer un rôle important dans le secteur de l’édition et le domaine culturel. Un bref aperçu des formes sous lesquelles se présente la lit- térature pour enfants au fil de l’histoire mexicaine permettra de contextualiser la dimension qu’a aujourd’hui acquis ce genre littéraire. La culture aztèque, qui s’épanouit dans la vallée de Mexico entre 1325 et 1521, accor- dait une grande valeur aux premières années de la vie des enfants, pendant les- quelles se forgeait leur personnalité mais aussi se décidait la profession qui serait la leur une fois adultes. Parmi les méthodes d’éducation utilisées, on remarque les dossier / N°245-LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS 97 La littérature mexicaine pour enfants : un long commencement par Luis Téllez-Tejeda* é

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Page 1: La littérature mexicaine pour enfants - CNLJ · 2017. 11. 27. · Monique Zepeda : Marita no sabe dibujar y otra historia sin palabras, México : Fondo de Cultura Ecónomica, 1997

La production de livres et demagazines destinés aux enfantss’est développée au XIXe siècle,époque de construction de lanation mexicaine. Mais il a falluattendre le début du siècle suivant,après 300 ans d’amnésie liés à ladomination espagnole, pour quesoit renoué le fil d’une traditionancrée dans le patrimoine culturelpropre à ce pays, sous le sceaude riches métissages. Des programmes gouvernemen-taux ont ensuite, tout au long du XXe siècle, soutenu cette pro-duction éditoriale jusqu’à cequ’elle atteigne sa pleine maturité,et assuré les conditions de sadiffusion.

* Écrivain et critique littéraire. Coordinateur de projets

éditoriaux et de la documentation pour A Leer / IBBY

M xico.

B ien qu’il soit difficile de parlerd’une tradition ininterrompue enmatière de littérature pour la jeu-

nesse au Mexique, historiquement, lelivre pour enfants et adolescents appa-raît à différentes périodes, dans des butsdivers et sous diverses formes. Ce n’estqu’avec les trois dernières décennies duXXe siècle que le genre pour enfants seconsolide et commence à jouer un rôleimportant dans le secteur de l’édition etle domaine culturel. Un bref aperçu desformes sous lesquelles se présente la lit-térature pour enfants au fil de l’histoiremexicaine permettra de contextualiser ladimension qu’a aujourd’hui acquis cegenre littéraire.La culture aztèque, qui s’épanouit dans lavallée de Mexico entre 1325 et 1521, accor-dait une grande valeur aux premièresannées de la vie des enfants, pendant les-quelles se forgeait leur personnalité maisaussi se décidait la profession qui serait laleur une fois adultes. Parmi les méthodesd’éducation utilisées, on remarque les

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La littératuremexicaine

pour enfants :un long commencement

par Luis Téllez-Tejeda*

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Huehuetlatohlli, mot nahuatl signifiant « paroles vieilles ou anciennes », consti-tuant une série de conseils que lesparents donnaient à leurs enfants selonle sexe et la condition sociale de chacun.Les enseignements faisaient appel auxparaboles, aux métaphores et à d’autresformes rhétoriques revêtant un certaindegré esthétique dépassant la seule finéducative.La beauté de ces textes était telle que lesprêtres espagnols qui, au cours du XVIe

siècle, évangélisèrent les peuplesautochtones les transcrivirent pour lesconserver, d’une part à titre de témoi-gnage de la culture conquise, d’autrepart pour les utiliser en tant que formesde transmission de valeurs morales.Durant les trois siècles de la vice-royautéespagnole sur le territoire mexicain, leslivres pour enfants n’étaient guère diffé-rents de ceux existant en Europe. Lesenfants des familles aisées disposaientnotamment de livres importés de la capi-tale de l’empire. Pour le reste de la popu-lation, l’accès à la littérature n’était paschose simple et les rares livres qui luiparvenaient affichaient des prétentionsmoralisatrices, éducatives et évangélisa-trices : catéchismes, abécédaires, hagio-graphies, passages bibliques et autresfables. Il est à souligner que dans les pre-mières décennies de la domination espa-gnole, un certain nombre de missionnairess’occupèrent de traduire des ouvrages– essentiellement des catéchismes et desmissels – dans des langues indigènes.À cette époque, les livres entrant enNouvelle-Espagne étaient étroitementsurveillés et l’importation de certainstextes, comme les romans, restait inter-dite. Il semble important de soulignerque Sœur Juana Inés de la Cruz et JuanRuiz de Alarcón, principaux écrivains du

Mexique colonial, écrivirent quelquestextes pour les enfants. Tout au long de l’époque coloniale, lescultures indigènes, espagnole et africainecohabitèrent au Mexique (compte tenude l’interdiction de réduire en esclavageles indigènes, le trafic de personnes origi-naires d’Afrique fut très intense), entraî-nant la fusion des héritages et traditionsqui constituent aujourd’hui la vaste culture nationale. Ainsi, les histoiresarabes et orientales se mêlèrent à l’ima-ginaire aborigène, les chansons africai-nes s’adaptèrent au lexique espagnol et,naturellement, les enfants écoutaient lescontes, poèmes et jeux de mots nés de cemétissage. Nombre de textes de cette longue tradi-tion seront recueillis au cours du XXe

siècle par des auteurs soucieux deconserver et de diffuser le patrimoineoral qui se présentait sous forme de ber-ceuses, de rimes, de litanies et de chan-sons ou de contes et légendes. C’est lecas de Teresa Castelló qui, sous lepseudonyme de Pascuala Corona, publiad’innombrables livres de ce genre. (Voirl’article suivant).Le XIXe siècle verra naître une littératurepour enfants désireuse de transmettreles valeurs de la nation qui tente de seconstruire : héros, légendes du passéidéalisé, poèmes dédiés aux personnagesillustres défilent dans des publicationspériodiques comme La Biblioteca delniño mexicano, El Mentor mexicano,Diario de los niños ou El Correo de losniños, auxquelles ont accès les enfantsde familles aisées des grandes villes. Les auteurs de ces textes sont en règlegénérale des écrivains reconnus de ten-dance libérale, des personnages éclairésqui cherchent à éloigner la populationdes dogmes et des fanatismes, comme

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José Joaquín Fernández de Lizardi,Heriberto Frías, Juan de Dios Peza etJosé Rosas Moreno.Les troubles sociaux qui marquèrent ledébut du XXe siècle au Mexique ne per-mettront pas le développement d’un sec-teur culturel avant le début des années1920. Une fois l’ordre rétabli, forts d’unprojet de nation reconnu par la plus grande partie de la population, les gou-vernements post-révolutionnaires s’atta-chèrent à construire, avec beaucoupd’efforts et peu de résultats, un état debien-être visant à une amélioration de l’état dans lequel se trouvait le pays. L’undes fronts naturels pour y parvenir étaitl’éducation. La plupart des gouverne-ments de cette époque donnèrent un nou-vel élan à l’enseignement public, encou-rageant dans un premier temps l’alphabé-tisation massive de la population.L’action d’intellectuels remarquables,nommés ministres de l’Éducation, futtout à fait fondamentale pour mener àbien des programmes d’instruction pré-voyant l’édition massive de livres pourenfants, encourageant ainsi la lecture dedivertissement au sein de la populationet, à tout petits pas, le développementd’une littérature pour enfants propre.José Vasconcelos en est un exemple qui,dans les années 1920, organisa des mis-sions culturelles afin d’instruire lescommunautés marginalisées du pays etfonda le service éditorial du ministèrede l’Éducation publique, publiant desrecueils de la meilleure littérature uni-verselle afin de la mettre à la portée desenfants et des jeunes. Grâce à l’impulsion gouvernementale,les écrivains mexicains, issus du secteuréducatif, commencèrent peu à peu à pro-poser des œuvres pour les enfants,essentiellement à visée didactique.

Pendant cette période, des auteurs pres-tigieux de la littérature nationale,comme Carlos Pellicer, José JuanTablada, Emilio Carballido ou JorgeIbargüengoitia, consacrèrent une part deleur œuvre aux enfants. Toutefois, cen’est qu’à la fin des années 1970 que,partant de diverses actions engagées parle ministère de l’Éducation et différentsorganismes civils intéressés par la pro-motion de la lecture, comme « ALeer/IBBY México », que se firent lespremiers pas décisifs pour consolider cequi est aujourd’hui devenu la littératuremexicaine pour enfants.

Avec la création de la Foire internationaledu livre pour les enfants et la jeunessede Mexico, en 1980, le travail des écri-vains et illustrateurs pour la jeunessecommence à devenir visible.L’instauration de prix, comme l’AntonioRobles (décerné en son temps par « ALeer ») et plusieurs autres, mis en placepar l’Instituto Nacional de Bellas Artespour des genres comme le conte, lethéâtre et la poésie, favorisa la créationd’œuvres pour les enfants et les jeunes.Prix et programmes gouvernementauxont été, dans une large mesure, lemoteur de la publication de livres de lit-térature pour la jeunesse au cours de cesvingt dernières années. En 1991, leFondo de Cultura Económica (maisond’édition dépendant de l’État) lance sapremière collection pour enfants – « A laorilla del viento » – qui donnait uneimage contemporaine de la littératurepour enfants, publiant des auteurs mexi-cains mais aussi des auteurs étrangersde qualité.

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À l’heure actuelle, le panorama est à peuprès le suivant :Il existe de nombreux contes basés surles mythes et légendes indigènes. Ilconvient de distinguer, dans ce domaine,le travail de Silvia Molina, Felipe Garridoet Gabriela Olmos, qui ont su synthétiserles significations profondes de cesmythes et les présenter aux lecteurs dansun langage actuel, parfois non dénuéd’une touche d’humour. La liste de romanciers est longue qui,pour la plupart, ont exploré différentesformes avec plus ou moins de réussite etécrivent sans s’être spécialisé dans unetranche d’âge particulière, fort heureuse-ment. Parmi ceux qui ont exploité l’hu-mour avec mordant et intelligence,figurent Juan Villoro, Francisco Hinojosa(considéré comme l’initiateur de la litté-rature pour enfants contemporaine auMexique), Vivian Mansour, JavierMalpica, Óscar Martínez, Jaime Sandovalet Juan Carlos Quezadas.D’autres se basent sur la vie quotidiennepour tisser des histoires et susciter laréflexion, avec une note d’humour, bienque moins échevelé. Citons NormaMuñoz Ledo, Mónica Brozon, AntonioMalpica, Carmen Leñero, MoniqueZepeda, Fran Ilich, Eraclio Zepeda, MaríaBaranda, la journaliste Cristina Pachecoet Elena Poniatowska. Trois des auteurs qui ont penché versl’une des branches de la fantasy sontGilberto Rendón, Alicia Molina etVerónica Murguía. La science-fiction aété abordée avec succès par Carballido,Brozon, Hinojosa et, récemment,Bernado Fernández et Edgar Omar Avilés.(voir les portraits d’auteurs qui suivent).En matière de poésie, le dicton populaire« Au Mexique, il y a un poète souschaque pierre » n’est pas resté lettre

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Monique Zepeda : Marita no sabe dibujar y otra historia sin palabras,

México : Fondo de Cultura Ecónomica, 1997

(Los especiales de A la orilla del viento)

Emilio Carballido : Un enorme animal nube,

ill. de José Antonio Hernández Amezcua,

México : Fondo de Cultura Ecónomica, 1996

(Los especiales de A la orilla del viento)

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morte. Pour les enfants et les jeunes, onrelève une grande richesse littéraire dansle domaine de la poésie : formes, sujets,métrique, images, de tout ou presquepour presque tout le monde.Des jeux de mots pour ceux qui décou-vrent le plaisir ludique du langage, despoèmes narratifs ou contemplatifs, deschansons et rimes pour les lecteurs detout âge et, une fois encore, l’humour. La poésie enfantine a connu un grandessor dans la décennie 1980, lorsque lamaison d’édition CIDCLI développa deslivres pour enfants à partir de textes, cer-tains écrits spécialement par de célèbrespoètes mexicains (Coral Bracho, OctavioPaz, Jaime Sabines, Elsa Cross, Fernandodel Paso, etc.), créant un précédentimportant et de très haut niveau pour lesauteurs qui, ultérieurement, ont écritpour les enfants.Parmi les nombreux auteurs ayant passéla barrière d’un seul livre publié et dontla qualité littéraire se reflète dans desvers intelligents, qui font appel au bongoût et à la connaissance de la languedes lecteurs, figurent María Baranda,Antonio Granados, Carmen Villoro,Alma Velasco, Javier España, AlbertoBlanco, Alberto Forcada et Jorge Luján. Malheureusement, le genre dramatiquene se porte pas aussi bien que la poésieet le roman, bien que des auteurs telsque Carmen Boullosa, Bertha Hiriart etCarballido aient écrit des œuvres d’ex-cellente facture. Pour l’heure, le potentieldu théâtre pour les enfants et les jeunesdemeure inexploité.Quelques illustrateurs se sont lancésdans des expériences méritant d’êtrementionnées et qui, peu à peu, ont per-mis au livre d’images mexicain de sedévelopper. Citons Juan Gedovius,Manuel Marín, Alejandro Magallanes,

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Manuel Marín : La Caja Maga,

Petra Ediciones, 2005

Jaime Sabines : La Luna, ill. Luis Manuel Serrano,Mexico : CIDCLI (Centro de Información y Desarollode la Comunicación y la Literatura Infantiles), 1990

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Aitana Carrasco et Manuel Monroy, quicontinuent dans la voie ouverte il y avingt ans par Carlos Pellicer López,Mauricio Gómez Morin, Fabricio VandenBroeck et Gerardo Suzán, pionniers del’illustration de livres pour enfants dansle pays. (voir article suivant).À l’heure actuelle, les créateurs de la lit-térature enfantine mexicaine se diversi-fient : puisant dans la culture nationalepour la transposer dans l’universcontemporain, ils explorent et mélangentles genres et osent s’attaquer chaque foisà des thèmes différents.

Le nombre des lecteurs s’est égalementaccru, tout comme leur exigence. Enoutre, ils ont diversifié leurs goûts etleurs attentes. Si le Mexique a désormaisune grande diversité de textes à offrir àses enfants et à ceux vivant sous d’autreslatitudes, la tradition de la littératuremexicaine pour la jeunesse ne fait peut-être que commencer.

Traduit de l’espagnol (Mexique) par Isabelle Delaye

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Carlos Pellicer López : Julieta y su caja de colores,

México : Fondo de Cultura Ecónomica, 1993 (Los especiales de A la orilla del viento)

(première édition, 1984, Editorial Patria)

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