la dimension sociale de l’affectivité

22
La dimension sociale de l’affectivité Jean Robelin Il peut paraître étrange de parler de dimension sociale d’une affectivité qui semble définir ce qu’il y a de plus singulier et de plus privé dans l’individu humain. Il convient donc de préciser le sens que je donne à l’expression. Les dimensions sociales de l’affectivité sont des relations irréductibles aux modalités de l’affectivité individuelle, mais qui pour autant ne définissent en rien l’affectivité de groupes, ou de foules indé- pendamment des individus qui les composent. Je refuse donc l’inflation d’entités collectives sans pour autant admettre un individualisme métho- dologique qui réduirait cette dimension sociale à une simple agglomération de phénomènes individuels. J’entends au contraire montrer comment les dimensions sociales sont constitutives de l’affectivité individuelle elle- même. Et si ce genre d’étude a souvent privilégié la façon dont les dictions de l’affectivité, en particulier médiatiques, façonnent celle-ci, j’espère pouvoir ici spécifier les relations qui rendent compte de cette action en structurant l’affectivité dans sa socialité. Afin d’illustrer mon propos, bien que je sache combien il est haïssable de parler de soi, qu’il me soit permis d’ouvrir une page d’une de mes vies antérieures, quand, enseignant débutant dans le désormais célèbre « neuf- trois », je faisais cours sur la justice à des élèves pour qui la philosophie était une activité franchement exotique. Curieusement, il m’était assez facile de faire comprendre les divers types d’égalité à l’œuvre dans les aspects divers de la justice, et de mettre en place la notion de réciprocité. J’étais donc extrêmement content de moi, jusqu’au moment où je posais la question rédhibitoire : une implication comme « si tu me tires mon blouson, je te crève » établit-elle une égalité juste ? Peut-on mettre en balance une vie et un blouson ? La réponse était unanime : bien sûr, c’est normal, c’est mon blouson, et c’est dégueulasse d’aller en taule, c’est de la légitime défense. Contrairement donc à ce que nous serine le pédagogisme officiel, ce qui manquait à mes chers petits n’était pas la capacité d’inférer, ni la compréhension abstraite ; c’était la dimension affective qui leur aurait

Upload: others

Post on 21-Jun-2022

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: La dimension sociale de l’affectivité

La dimension sociale de l’affectivité

Jean Robelin

Il peut paraître étrange de parler de dimension sociale d’une affectivité qui semble définir ce qu’il y a de plus singulier et de plus privé dans l’individu humain. Il convient donc de préciser le sens que je donne à l’expression. Les dimensions sociales de l’affectivité sont des relations irréductibles aux modalités de l’affectivité individuelle, mais qui pour autant ne définissent en rien l’affectivité de groupes, ou de foules indé-pendamment des individus qui les composent. Je refuse donc l’inflation d’entités collectives sans pour autant admettre un individualisme métho-dologique qui réduirait cette dimension sociale à une simple agglomération de phénomènes individuels. J’entends au contraire montrer comment les dimensions sociales sont constitutives de l’affectivité individuelle elle-même. Et si ce genre d’étude a souvent privilégié la façon dont les dictions de l’affectivité, en particulier médiatiques, façonnent celle-ci, j’espère pouvoir ici spécifier les relations qui rendent compte de cette action en structurant l’affectivité dans sa socialité.

Afin d’illustrer mon propos, bien que je sache combien il est haïssable de parler de soi, qu’il me soit permis d’ouvrir une page d’une de mes vies antérieures, quand, enseignant débutant dans le désormais célèbre « neuf-trois », je faisais cours sur la justice à des élèves pour qui la philosophie était une activité franchement exotique. Curieusement, il m’était assez facile de faire comprendre les divers types d’égalité à l’œuvre dans les aspects divers de la justice, et de mettre en place la notion de réciprocité. J’étais donc extrêmement content de moi, jusqu’au moment où je posais la question rédhibitoire : une implication comme « si tu me tires mon blouson, je te crève » établit-elle une égalité juste ? Peut-on mettre en balance une vie et un blouson ? La réponse était unanime : bien sûr, c’est normal, c’est mon blouson, et c’est dégueulasse d’aller en taule, c’est de la légitime défense. Contrairement donc à ce que nous serine le pédagogisme officiel, ce qui manquait à mes chers petits n’était pas la capacité d’inférer, ni la compréhension abstraite ; c’était la dimension affective qui leur aurait

Page 2: La dimension sociale de l’affectivité

JEAN ROBELIN

64

permis de se mettre à la place d’autrui, de se décentrer. Le cœur de leur réaction, c’était que leur blouson, c’était eux, avec donc l’impossibilité de distinguer affectivement être et avoir (les mêmes comprenaient par-faitement, intellectuellement, la distinction telle qu’on la trouve dans l’Alcibiade majeur : mes chaussures, ce n’est pas moi, et je ne suis pas mon corps ; mais mon blouson c’est moi, surtout si on veut me le tirer ! Quant à la vie d’autrui, en tant que telle elle n’avait pas d’importance.

Cette interprétation est corroborée par l’origine de leur difficulté à s’assimiler le savoir. Cette difficulté ne venait généralement pas de leur incompréhension, si on désigne par là l’incapacité à raisonner. S’ils ne suivaient pas, ne comprenaient pas ce qu’ils étaient parfaitement capables de saisir, c’est que cela ne faisait pas sens pour eux, ne leur parlait pas, n’éveillait aucun écho affectif. Le confirme, a contrario, le fait suivant : ce qui était touchant, c’était qu’ils étaient stupéfiés que je pusse aimer la philosophie, qu’il y eût une jouissance à la pratiquer. Cela les effarait parfois suffisamment pour que les plus curieux fissent l’effort de suivre quelques cours pour comprendre comment une bête aussi monstrueuse était possible. Et cette contre-ethnologie exhibe l’étrange relation entre le sens et l’affectivité : il n’y a compréhension que par saisie affective. Hors des affects, il n’est pas possible de transformer les capacités et ressources intellectuelles en puissance agissantes, en culture. Celle-ci reste une langue morte. L’accès à l’universel est un accès social en tant qu’affectif 1. On décrit souvent la raison comme accès à la place du tiers, on oublie de voir que cet accès suppose un décentrement affectif, une relation affective avec autrui. Cela se voyait dans un autre exemple, c’est que les mêmes chers petits (une classe à immense majorité masculine) m’ont un jour soutenu que le viol était normal (bien avant qu’on ne parlât officiellement des tournantes), que d’ailleurs si j’étais avec eux, j’en ferais autant : la douleur d’une femme n’a pas d’importance.

1 Il ne s’agit donc pas d’opposer le cognitif et l’affectif. Les élèves en difficulté ne sont tout

simplement pas des imbéciles. Mais s’ils sont capables d’accéder aux normes de vérité et au raisonnement, ceux-ci se subordonnent au sens, et du coup leur puissance de raisonnement même se trouve limitée parce que l’accès à celle-ci est limité par leur expérience propre, et par la constitution affective de celle-ci. Ils raisonnent bien… là où ils raisonnent. De même ne manquent-ils pas d’une certaine rhétorique, mais celle-ci est investie par leur fermeture affective. Cela se voit dans le manque de plasticité intellectuelle, dans l’incapacité à saisir des analogies, ou à comprendre des problèmes aux données hétérogènes.

Page 3: La dimension sociale de l’affectivité

LA DIMENSION SOCIALE DE L’AFFECTIVITÉ

65

Il y avait donc des êtres humains qui n’étaient pas des autrui, ce qui indique que cette baisse d’affectivité était une forme de désocialisation. En témoigne évidemment la réponse violente au contre-argument classique : et si c’était ta sœur, parce que 1) « Ma sœur, c’est pas une pute » et 2) « Il traite ma sœur donc il me traite ». La désocialisation, c’est une socialisation fermée, non universalisable, exclusive : celle de la famille, de la bande, de la cité, voire de l’ethnie ou de la confession, quand elles se superposent aux autres, ce qui émergeait seulement à l’époque2. L’affectivité se limite à ceux du groupe, de la bande, ses limites sont celles d’une proximité fermée dans une opposition entre extérieur et intérieur qui double l’opposition du sacré et du profane, du pur et de l’impur : profaner la sœur, ne serait-ce qu’en paroles, c’est souiller tous les membres de la communauté restreinte.

On comparera cette fermeture affective avec le célèbre « coup de boule » de Zidane lors de la finale de la coupe du monde de 2006. Au moment où il quitte la compétition professionnelle, où il perd son statut d’icône, le joueur régresse vers les schémas archaïques de constitution de son affectivité qui sont justement de ce type. Ce n’est pas l’homme d’affaires avisé, le joueur symbole de la France plurielle, c’est le gosse des cités qui règle ses comptes au nom du « il traite ma sœur donc il me traite », qui se replie sur une identification de soi rétrécie à la famille et à la cité. La violence est de nouveau une incapacité à une socialité élargie, elle oppose le proche et le lointain, nous aux autres. On sait très bien que les insultes pleuvent pendant les matches, et que Zidane ne pouvait qu’y être habitué. Or, celle-ci est insupportable. C’est l’ensemble des schémas archaïques d’orientation dans le monde, de son style d’action, qui se trouve balayé par l’insulte. Ces schémas apparaissent ainsi comme consti-tutifs d’un rapport fondamental à soi, une véritable épreuve de soi, pré-réflexive, porteuse de symboliques inconscientes. De même, la violence interne de mes chers petits était une manière d’être, une épreuve de soi, une façon de s’éprouver et d’agir. Une auto-définition.

Ce dernier point se vérifie a contrario dans ma réponse affective à leur revendication : « vous êtes comme nous ». Je suis prêt à reconnaître que je suis l’âme la plus noire de l’Université française et la preuve vivante de

2 Disons-le pour éviter toute équivoque, le type de comportement que je décris n’était en

rien l’apanage de telle origine géographique, ethnique ou religieuse. La seule internationale que j’aie vu fonctionner est celle du désespoir social.

Page 4: La dimension sociale de l’affectivité

JEAN ROBELIN

66

l’inexistence d’un sens moral, mais précisément s’il y a un crime qui me révulse, c’est bien la violence faite à une femme, répulsion bien antérieure en moi à tout jugement éthique. Aussi ai-je répondu par un dégoût profond envers eux, qui était justement un sentiment négatif d’auto-définition : ce n’est pas moi, un refus d’identification bien en-deçà de l’éthicité, en même temps qu’un refus de toute communauté, comme si l’autodéfinition affective était nécessairement l’envers d’une inter-indi-vidualité.

On voit apparaître en même temps un trait décisif de l’affectivité. Si on peut la distinguer des sentiments, émotions, affects, c’est que ceux-ci sont des relations avec une extériorité, même non objective. On peut dire que l’angoisse n’est pas la peur de quelque chose, mais elle est angoisse face à une extériorité, un horizon indéterminés. Mais ces sentiments, émotions, affects, impliquent une autre relation : une épreuve de soi, un rapport à soi comme rapport du corps à soi. La peur du candidat à l’agrégation est bien dans ses tripes, c’est l’épreuve de soi comme marquage de son corps, comme manière d’être, qui sera aussi une manière d’agir. Le dégoût pour mes chers petits était, comme on dit, viscéral. L’affectivité, c’est cette double relation, l’épreuve de soi restant généralement implicite. C’était la présentation, dans une relation interindividuelle, du refus d’un type de socialité.

Ainsi, nous retrouvons la curieuse conjonction de l’affectivité et du sens. Le dégoût est une définition de soi dans un langage affectif ; c’est au niveau de l’affectivité que le corps se fait parlant, qu’il se fait locuteur. Dans mes conversations avec d’autres enseignants de zones difficiles, j’ai pu me rendre compte que le dégoût se manifestait souvent comme une forme compulsive de réponse à la souillure. Bien des enseignants se lavaient les mains frénétiquement en rentrant chez eux, ou ne pouvaient passer leur porte sans se jeter dans leur bain. La névrose obsessionnelle comme constitution et défense du moi face au rôle social. Encore une façon de dire : « ce n’est pas moi », dans un sentiment de souillure que je ne pouvais me permettre, car ces chers petits étaient trop proches de moi, de mes origines sociales pour que je pusse m’offrir le luxe de me sentir souillé par eux. Mais c’est probablement cette proximité sans recon-naissance possible qui me révulsait le plus… et me rendait inopérant comme enseignant.

Page 5: La dimension sociale de l’affectivité

LA DIMENSION SOCIALE DE L’AFFECTIVITÉ

67

On peut conclure ce premier point en disant que l’affectivité est un marquage social du corps : l’émotion du supporter, ses trépignements, les hurlements, ce sont les marquages du corps par une communauté fermée, par une socialisation partielle, celle du club, parfois celle de la cité, de la ville – comme en témoignent les insultes nissardes, intraduisibles aux Marseillais ou aux Monégasques, qui visent l’immortalité sur les murs de l’université ; une socialisation partielle qui, dans le corps, mime la concurrence à travers la compétition par procuration ; de même, la distinction de la gauche et de la droite devient affective quand une symbolique distingue un espace néfaste et menaçant d’un espace faste, différencie en somme affectivement les régions de l’espace social, ou distingue la main qui mange et celle qui nettoie, donc qui est souillée ; la construction sociale de l’espace est affective.

Les difficultés de mes chers petits face au savoir et à la culture scolaires reposaient sur le fait que ceux-ci les désappropriaient d’eux-mêmes, si je puis dire. Non pas au sens d’une atteinte à une propriété de soi, mais au sens d’une dislocation qui les rendait inappropriés à eux-mêmes. Une épreuve de soi encore, dans la désarticulation. D’où la violence anti-institutionnelle et son côté absurde : « caillasser » les pompiers ou les éboueurs, c’était une façon de donner cours à une vie qui n’a pas cours, à la façon d’Erostrate. D’où la revendication d’un savoir propre, étranger au prof, spécifique à leur socialité, à leur marginalité parfois, un savoir qui était une image valorisée de soi, un sentiment d’autorité, d’existence autonome. Il était ainsi très dangereux de faire ce que faisaient certains enseignants (à la demande de l’administration) : lancer un débat sur la drogue. Car c’était justement l’occasion de montrer son savoir, dans un domaine où les chers mignons étaient généralement en avance sur la police… si bien que la séance pouvait tourner aux conseils sur l’usage des stupéfiants. L’homme libre, nous dit Hegel dans l’Esthétique, est celui qui est chez lui dans le monde, et c’est ce sentiment de familiarité, de propre, qui est à l’œuvre dans l’opposition d’une contre-carte d’orientation propre à un type de communauté. Ainsi, d’opposer le Coran au prof, ou la Genèse à Darwin, ce qui commençait à se produire. Et c’est une façon de se réassurer, de se rétablir dans un sentiment de valeur de soi, dans une concurrence où ils sont à l’avance battus, du moins le perçoivent-ils ainsi, de se réfugier dans la communauté pour faire face au risque social.

Page 6: La dimension sociale de l’affectivité

JEAN ROBELIN

68

L’épreuve de soi par l’insécurité, la menace d’infériorisation, conduisent à se réassurer dans une identification extérieure close. Ici encore, le rapport à la raison se constitue dans un complexe de sentiments qui sont le fond du rapport à soi, en même temps que ce sont des manières d’agir et de se diriger.

Je ne me targue pas d’avoir fait ainsi une grande découverte. Adorno notait déjà le caractère affectif, parce que social, du rapport à la raison, en montrant que l’impersonnalité de l’argumentation rationnelle entrait en conflit avec l’affectivité de sujets construits par des intérêts particuliers non universalisables, et par la concurrence de ces intérêts, au point d’être cause d’angoisse : « À partir de là, la froideur inhérente à l’argumentation objective intensifie le sentiment de doute, d’isolement et de solitude dont souffre fondamentalement aujourd’hui tout individu, et auquel on s’efforce d’échapper en écoutant les discours publics »3, à ceci près que ce sentiment de solitude et de dévalorisation les conduisait à se réassurer dans leur groupe spécifique. Le discours de l’école, celui qui représente l’impersonnalité de la raison, est assimilé à l’impersonnalité d’une société dans laquelle on est voué à la subalternité et à l’isolement, ou à la précarité. L’angoisse de la raison, c’est l’angoisse de la mort, de la dislocation du soi. Le discours public audible est alors un discours du propre, opposé au discours de l’universel incarné par le prof, un discours communautaire ou « people » qui s’appuie sur cette angoisse d’isolement comme interpellation constitutive de l’individu. Ce discours du propre apparaît comme une reconstitution de soi par réassurance, dans une communauté en fait largement fictive, mais qui existe justement dans la dimension projective de la symbolique mise en œuvre, par exemple religieuse, ou dans l’exaltation de la bande. La symbolique serait alors la dimension projective de l’affectivité. Ce n’est pas non plus une découverte. La colère, traduction conventionnelle du thumos, n’est pas l’agressivité animale, pas même l’impulsivité, qui traduirait épithumia ; la première « prête une oreille à la raison en l’écoutant de travers » tandis que la seconde, « si seulement la raison ou la sensation lui disent que quelque chose est agréable, s’élance pour en jouir »4. Le rapport est interne et non externe

3 Studien zum autoritären Character, Surkhamp, 1973, p. 360. 4 Éthique à Nicomaque, 7.6.1149b 25 et 34.

Page 7: La dimension sociale de l’affectivité

LA DIMENSION SOCIALE DE L’AFFECTIVITÉ

69

On peut alors préciser le lien entre le sens et l’affectivité, lien pratique d’orientation dans le monde, en même temps que d’autodéfinition : c’est le lien entre les deux aspects de la croyance : une symbolique qui est une carte d’orientation, et la confiance, qui est confiance dans la communauté, lieu d’autodéfinition et d’inter-individualité. L’analyse de Weber, faisant de la croyance religieuse la diction d’un rôle social5 montre très bien que le caractère mobilisateur de la croyance est indissociable des formes affec-tives qu’elle prend, de la peur de la damnation ; et à l’inverse Adorno, à partir d’études de témoignages, souligne le lien entre la conventionna-lisation de la croyance et la faiblesse de l’expérience religieuse propre : « entre la rigidité conventionnelle religieuse et le manque presque total d’expérience personnelle de la foi, comme on dit »6.

C’est un point que je veux illustrer par l’analyse de la perte de réalité qu’implique cette confiance quand elle est démentie, en m’inspirant d’une analyse de Popitz7. Il y a un effet de croyance, affectif, et qui est un effet de cohésion du groupe. Popitz prend l’exemple du démenti infligé à une croyance fondamentale d’un groupe, exprimée dans une annonce claire et non moins clairement démentie : le déluge, la fin du monde, l’arrivée d’extra-terrestres. L’échec de la prédiction n’entame pas la foi. On croit aux hypothèses justificatrices supplémentaires qui expliquent le démenti : Dieu a sauvé le monde parce que des justes ont cru en lui ; ou bien : ils ne sont pas venus parce que nous le savions, et qu’ils ont eu peur de nous. La désillusion se trouve transformée en motif effectif de croyance, qui nous affranchit de la résistance du réel. La confiance domine le croire-que.

Quand fonctionne ce type de réponse ? D’abord, quand l’existence même du groupe est menacée. Et si elle fonctionne, c’est qu’elle repose sur l’attachement au groupe, sur des affects de solidarité, de cohésion, sur un conformisme aussi des individus. Mais Popitz montre très bien qu’il y a des conditions annexes à ce fonctionnement. Il faut que le groupe soit dans un isolement relatif, dans le détachement face à la société plus vaste qui l’englobe, ou rejeté. Il faut que le groupe représente justement une micro-socialisation face à une socialisation plus vaste, mais hostile. Et il

5 Aufsätze 1. p. 108. 6 Studien… p. 284. 7 Cf. son article « Realitätverlust in Gruppen », republié dans Soziale Normen, Surkamp,

Frankfurt, 2006.

Page 8: La dimension sociale de l’affectivité

JEAN ROBELIN

70

faut aussi que le lien des individus au groupe soit un lien d’autorité du groupe et de dépendance des membres. Que la micro-socialisation soit un lien d’appartenance. Le cours social des systèmes symboliques, des croyances, des idéologies est un cours affectif. Et la perte de la confiance est un écroulement général du soi. D’anciens héros de la résistance, des gens à la fois combattifs et remarquables intellectuellement, ont pleuré comme des enfants à la révélation des crimes de Staline.

La croyance est alors délimitation du groupe même, en tant qu’elle est portée par une inter-individualité affective, ici la confiance. La clôture de la croyance, qui est aussi celle de la forme de socialité du groupe, est en même temps une forme d’affectivité, sous la forme de l’angoisse de l’abandon. De même, face au péril le groupe est ce qui survit au temps, donc répond à l’angoisse du danger, dont la formulation dans sa généralité est fantasmatique : jamais nous ne serons asservis au grand Satan, à l’Islam. La continuité de soi, essentielle au rapport à soi, donc la forme de temporalité qui façonne ce rapport, sont un rapport au groupe. L’infé-riorité, la subalternité, l’angoisse qui y est liée, se trouvent à la fois projetées et retournées, vécues dans un imaginaire qui réassure l’appar-tenance au groupe jusque dans la perte de réalité. Pendant l’intervention soviétique en Afghanistan, les grands frères affolés redécouvraient les nécessités de la raison, parce que des anciens combattants, réels ou supposés, de la résistance afghane racontaient à leurs petits frères que Dieu les rendait invincibles dans les combats, et que les balles s’écartaient devant eux. Il peut sembler absurde de croire à ce genre de miracle permanent, mais cette croyance était à la fois une ré-adhésion au groupe religieux et une façon de se sentir valorisé, reconnu à l’intérieur du groupe. Le rituel fixe cette dimension d’inter-individualité, l’orientation collective de l’émotion dans la formation du groupe, dans la présence d’un sacré qui peut n’être que sacralisation seconde : les petites bougies agitées devant les chanteurs. La symbolique n’agit que dans l’imitation des affects.

On me répliquera que j’ai montré l’existence d’affects sociaux, ou de relations sociales inhérentes aux affects, pas le caractère social de toute affectivité. Et que, s’il y a des affects proprement sociaux, c’est qu’il y en a qui ne le sont pas. D’ailleurs certains affects interindividuels ne semblent pas sociaux : la pitié par exemple. Je ferai deux réponses. Tout d’abord, le caractère social de la pitié se voit dans la limitation de sa portée : de qui

Page 9: La dimension sociale de l’affectivité

LA DIMENSION SOCIALE DE L’AFFECTIVITÉ

71

avons-nous pitié ? On sait que Rousseau faisait de la pitié un sentiment naturel, mais le citoyen rousseauiste n’est pas pitoyable envers l’étranger. Et quand Rousseau rétablit la nécessité d’un amour de l’humanité, c’est comme ersatz de la citoyenneté, absente des États modernes, qui ne sont que des leurres d’États voués à l’affrontement des intérêts et des amours-propres.

C’est la limitation de la pitié qui montre son lien à la socialité, en révélant une constitution sociale de l’affectivité que l’on voyait très bien dans le livre de Colin Turnbull, Les IKS : Survivre par la cruauté en nord Ouganda 8 qui argumente encore une fois a contrario : la désocialisation implique la perte de toute affectivité. Et cette désocialisation résulte ici de l’explosion de toutes les conditions d’existence de cette tribu spécifique. Quand la socialité est détruite, l’inter-individualité s’effondre : il n’y a plus de pitié ; les Iks volent la nourriture dans la bouche des vieillards ; l’amour pour les enfants a disparu ; la sexualité est réduite à la masturbation, donc toute sa dimension affective disparaît avec la capacité relationnelle des membres de la société, avec l’inter-individualité. Ici encore, c’est le rapport narcissique à soi qui se constitue dans ce caractère social. Un exemple encore : en septembre 2003, un groupe de Japonais qui s’était procuré des prostituées déclenche un incident diplomatique avec la Chine pour avoir déployé, sur un hôtel de Shanghai, un drapeau impérial au moment explosif de la tension émotionnelle. La sexualité même devenait la diction interindividuelle de la domination politique.

On a l’habitude de voir les affects, les sentiments et les émotions comme quelque chose de passif, et on en conclut que l’épreuve de soi qui en est inséparable est aussi passive : on est éprouvé. Mais il n’en est rien. Popitz ici encore donne un excellent exemple : l’obéissance à l’autorité même est un faire passif de soi, si j’ose le dire ainsi, une demande de reconnaissance, une façon de se poser comme valorisable : « le subalterne ne reconnaît pas simplement la supériorité de l’autre, il veut aussi en être reconnu »9 ; et Sloterdijk reprend le même thème, en expliquant que l’obéissance, comme réduction de soi-même à un rôle d’instrument, est en même temps un motif d’action puissant : « La métaphore de l’obéissance

8 Coll. « Terre humaine », Plon, 1987. 9 P. 182.

Page 10: La dimension sociale de l’affectivité

JEAN ROBELIN

72

de cadavre des jésuites désigne l’attitude classique de la subjectivité, comme couplage de la plus haute motivation et de la pure disponibilité »10. Par-delà le sentiment d’obéissance, il s’agit d’une façon de s’éprouver soi-même comme valorisé jusque dans l’humilité, et cette épreuve de soi est bien aussi, comme le dit Sloterdijk, une attitude construite. Ce n’est pas une simple ingestion de la norme, contrairement à une vulgate philosophico-sociologique ; l’affectivité est une façon de sortir de soi par le primat de la relation. C’est ce qui fait que l’individu qui obéit à un conformisme croit obéir à sa propre voix. Retournement étrange de la loi morale : c’est ma voix, c’est pour cela que je lui obéis, l’autonomie de la volonté ; mais c’est aussi la voix du bon Dieu qui est l’universalité de la mienne.

Je m’éprouve moi-même, sans qu’on puisse séparer cette épreuve de soi des affects ou sentiments qui forment le contenu du rapport à soi-même. Cette épreuve de soi comme sentiment de soi est, si on veut parler le Spinoza, l’idée de l’idée qu’est l’affect, ou le sentiment de premier degré. La construction même des affects s’éprouve dans une rhétorique de ceux-ci guidant les actions des individus. Ce marquage de soi implique le caractère symbolique des affects.

Et cette épreuve de soi est celle d’une activité, d’une élaboration de ce rapport à soi. On peut bien parler d’une auto-affection de la vie, mais celle-ci signifie auto-définition de ma puissance d’agir comme soi socialisé. L’auto-affection se joue dans l’unité indissoluble de l’affectif et du signifiant. Et une telle vue, pour qui l’activité et la passivité ne font qu’un n’est pas plus contradictoire que l’affirmation selon laquelle la puissance d’agir n’est que l’envers du besoin. On pourra même soutenir de façon hérétiquement spinoziste que l’auto-affection n’est rien d’autre que le rapport entre passivité et activité, leur ambivalence, leur conversion réciproque, tel qu’il s’incarne, chez le grand homme, dans le jeu de l’espoir et de la crainte.

Partons encore d’exemples désespérément peu philosophiques : l’affectivité managériale. Un certain nombre d’études a souligné l’angoisse des managers. L’épreuve du manque vécu comme mise à mort possible, dans le décalage entre l’idéal du rôle, celui du Monsieur qui agit

10 Im Weltinnenraum des Kapitals, surkhamp, 2005, p. 97-98.

Page 11: La dimension sociale de l’affectivité

LA DIMENSION SOCIALE DE L’AFFECTIVITÉ

73

rationnellement comme les livres sur la théorie de la décision ou du choix rationnel nous le disent, et la réalité d’un agir en incertitude avec une rationalité limitée, et dans la dépendance devant des rapports de pouvoir, ce qui explique que les managers des entreprises filialisées soient les plus angoissés. Gabriel11 montre très bien comment ce sentiment débouche sur des rituels d’exorcisme, qui sont des façons de se rassurer : l’exhibition des tableaux, graphiques et autres marques d’une prétendue expertise, qui ne sont que des conduites affectives. Jackall12 établit quant à lui l’insépa-rabilité des croyances managériales et de ces affects. L’enthousiasme au travail est un sentiment de réponse à l’angoisse, en même temps qu’il est discours de l’autorité qui rassure ; et dès 1954, Gouldner13 avait montré que cette épreuve de soi dans l’angoisse servait en même temps de guide pour l’action, que l’angoisse est un facteur de formalisation de la hié-rarchie, une véritable pulsion de l’organisation. Ainsi se joue la mise en place de la triade sentiment - diction - orientation d’action. À l’objection que l’enthousiasme peut être feint, il faut répondre que c’est un discours intenable si on n’y croit pas, c’est-à-dire s’il n’est pas ressenti, même avec des limites. Le discours officiel a sa vérité, qui est celle de l’angoisse qu’il vient colmater14.

Cela se vérifie d’ailleurs sur les salariés ordinaires. Flam15 rappelle le complexe de sentiments qui définit l’adhésion des travailleurs au capitalisme rhénan jusqu’à sa crise des années 1980 : loyauté et motivation, conscience professionnelle comme auto-définition sont l’envers de la sécurité de l’emploi, la médiation des relations salariales, la réponse à l’interpellation du travailleur par le modèle weberien de l’entreprise

11 « Psychoanalytic contributions to the study of emotional life of Organizations »,

Administration and society, vol. 30, p. 305. 12 Moral Mazes, The world of corporate managers, New York, New York University press, 1988,

p. 35, 69 et 79. 13 « Succession and the problem of bureaucracy », dans The sociology of organizations, basic studies,

Grusky et Miller (éd.), New York, Free Press, 1981 ; mais l’article date de 1954. 14 Faut-il parler d’un sentiment d’angoisse alors qu’on a voulu voir dans l’angoisse une sorte

de baisse des sentiments ? N’oublions pas que tout affect est constitué d’une relation avec l’extérieur, et d’une épreuve de soi. Si dans le rapport avec l’extérieur, l’angoisse peut être marquée par une baisse des sentiments, elle est bien comme épreuve de soi un sentiment, une épreuve bien sentie du corps bien réel.

15 Soziologie der Emotionen, UTB, Konstanz, 2002, p. 93.

Page 12: La dimension sociale de l’affectivité

JEAN ROBELIN

74

rationalisée. À l’inverse Barbalet16 montre que l’ennui est la réponse à la perte de sens du travail quand celui-ci, précarisé, ne définit plus un véritable faire de soi des individus.

Ainsi se pose le problème de l’adhésion sociale dans toute son ambi-guïté : l’acceptation de l’interpellation comme auto-définition, comme faire de soi. Hochschild17 établissait que l’adhésion salariale repose sur des sentiments et que le problème des ressources humaines est de développer ces sentiments et de recruter là-dessus. L’hôtesse de l’air ne peut mani-fester de sympathie et valoriser les clients sans éprouver un minimum de sympathie et sans y croire. Il soulignait l’inséparabilité de la croyance et du sentiment. D’ailleurs Bogner et Wouters ont montré18 qu’en narcissisant les passagers les hôtesses les disciplinent et récupèrent un minimum de contrôle de la situation. On s’aperçoit alors qu’il faut aux hôtesses un minimum d’adhésion au travail qui repose sur un type d’affectivité, mais aussi que ce type d’affectivité implique un rapport à soi qui est un sentiment d’autonomie, et que c’est celle-ci qui fait accepter le conformisme du métier.

Hochschild19 montrait aussi que les techniques managériales, le recours aux jeux idiots, au saut à l’élastique, aux techniques corporelles, avaient pour but d’instiller une affectivité jugée nécessaire au conformisme du rôle, mais que cela aboutissait à une épreuve schizophrénique de soi, à une hypocrisie où on y croit sans y croire. L’ambivalence des sentiments entraînait à ses yeux le désarroi et l’incapacité de revenir, hors de son travail, à des sentiments plus vrais. Il notait chez les salariés ainsi placés dans ce trouble un stress face au temps libre qui les mettait face à eux-mêmes, et une véritable maladie des « services » destinés à combler le vide. Ici encore les sentiments répondant à des interpellations contradictoires débouchaient sur une épreuve de vacillation de soi.

Taylor et Tyler20 ont compliqué le débat en montrant que l’ambiguïté et la dualité internes à l’épreuve de soi des individus, la fausse conscience et

16 Emotion, social theory and social structure, Cambridge, Cambridge university press, 1998, p. 181. 17 The managed Heart : commercialization of Human feeling, Berkeley, University of California

press, 1983. 18 « Colonisation du cœur », 1990, dans Leviathan, t. 18, n° 2, p. 255-279. 19 The managed Heart… op. cit. 20 « Emotional labour and sexual difference in airline industry », dans Work, employment and

society, t. 14.1, p. 77-95.

Page 13: La dimension sociale de l’affectivité

LA DIMENSION SOCIALE DE L’AFFECTIVITÉ

75

l’hypocrisie, venaient plutôt de l’échec des techniques managériales à formater la nécessaire autonomie, et son irréductibilité. Il n’y a pas d’autorité totale, et dès lors le problème est de tourner les règles, de trouver des formes d’exorcisme, de les désamorcer. L’autonomie apparaît ainsi comme une détermination active de l’affectivité, comme une forme fondamentale du rapport à soi. J.C Scott21 a pu montrer assez simplement comment l’humour au travail était le lien interne entre les sentiments d’angoisse et de rage nés du refus de la règle et de l’interpellation sociales, la révolte contre le conformisme, et une façon de se situer dans l’action, de détourner les coups par exemple. L’épreuve de soi fait le lien entre la sensibilité comme sentiment, et la sensibilité comme mise en action (tourner l’objectivité, donc la résistance) dans une diction qui en est inséparable. Ici un type d’énonciation met en ordre en quelque sorte les sentiments, de même que nous avons déjà souligné l’inséparabilité de la croyance, comme croire-que, et de l’affectivité ; mais si les affects sont eux-mêmes directement de l’ordre du signe, du coup il n’y a pas séparation du signe et de l’affectivité, du vital et du social.

Dans les entreprises, la mise en place des équipes de travail a répondu à une double exigence : gagner en productivité collective, la qualité et la productivité du travail étant largement celles du travailleur collectif, et instituer un contrôle interne des travailleurs les uns par les autres, ce qui économise un système pesant et coûteux de surveillance. Ces deux fonctions passent par la mise en place d’une affectivité ambivalente et perturbante. D’une part, il faut en effet développer des qualités de travail en équipe, être « cool » comme on dit, des capacités relationnelles impos-sibles hors de sentiments de solidarité ; et d’autre part, il faut instituer le regard des autres comme une instance de contrôle. Une des solutions à cela, développée entre autres à TF1 lors de sa cession à Bouygues, est la disposition de l’espace : le bureau paysager place chacun sous le regard de tous les autres pour faire de ceux-ci à la fois des aides indispensables et des menaces potentielles. Une sorte de paranoïa du regard devient la source d’une motivation affective en même temps qu’un guide pour l’action. La mise en scène de l’espace social, toujours simultanément fonctionnel et

21 Domination and the arts of resistance, Hidden transcripts, New Haven, Yale University press

1990.

Page 14: La dimension sociale de l’affectivité

JEAN ROBELIN

76

symbolique, forme une interpellation qui donne une figure interindivi-duelle aux rapports sociaux.

Dans cette mise en scène affective de la vie sociale, se joue le rapport effectif des agents sociaux et des nécessités structurelles, non pas simple acceptation, mais négociation affective et active qui accepte tout en transformant, ou en détournant ces nécessités : à la fois établir une frontière intérieure qui soit un espace de jeu de l’esprit, et dans cet espace trouver l’esquive pratique. Pour avoir quelque peu connu ce qu’on appelait hier pauvreté, et qui prend désormais la figure de la précarité, je crois pouvoir dire qu’on ne se représente pas les efforts quotidiens que font les petits, les obscurs, les sans-grade, pour à tout moment jouer de la nécessité, la bricoler de l’intérieur, ce qui suppose cette frontière affective intérieure, défense propre du moi, que ce soit sous forme d’humour, de révolte, de rage ou de résignation.

Simmel avait déjà thématisé cette épreuve de soi à travers des interpellations sociales dans son analyse de l’argent, qui ne paie qu’une abstraction, la valeur de ma terre par exemple, et pas ce qu’elle représente, mon activité, ni le sens de celle-ci ; d’où l’inquiétude et l’insatisfaction, comme dictions d’une épreuve de soi d’un sujet coupé du sens de son activité, de la signification de sa liberté, par l’insertion de celles-ci dans le mouvement de la circulation22. Une situation semblable se lit dans la consommation et son rapport à la liberté, qui apparaît ainsi comme l’enjeu et le mouvement de l’auto-affection. Cela se voit bien sûr dans la patho-logie de la misère, dans la dépression face à l’impossibilité de consommer vécue comme atteinte à la liberté23, alors que la possibilité d’acheter exalte le sentiment de soi comme sentiment de puissance, donc de liberté24, au sens de pouvoir agir. Mais le plus frappant reste l’ambivalence affective de la consommation, car, si l’impossibilité de consommer, ou la précarité et la dépendance sociale, impliquent la honte et la dépréciation de soi, dans un rapport spéculaire aux autres venu de la concurrence, la réduction des individus à des fonctions économiques par la consommation, la course après des nouveaux besoins et après l’accumulation de capital sans

22 Simmel, Schriften zur Soziologie, Frankfurt, Suhrkamp, 1983, p. 85. 23 Cf. Edwards, Contradictions of consuming, Buckingham open university press, 2000. 24 Flam, op. cit., p. 226.

Page 15: La dimension sociale de l’affectivité

LA DIMENSION SOCIALE DE L’AFFECTIVITÉ

77

signification, et la dépendance devant le marché induite par cette ré-duction, conduit à une insatisfaction permanente, où l’absurdité vécue signifie l’impuissance à un véritable faire de soi. Michèle Lamont25 montre comment le rapport à soi du consommateur américain de la classe moyenne supérieure se définit par une consommation qui induit un manque pour ce qui ne procure aucune satisfaction, et cite un témoignage qui vaut un livre à lui seul : « Ce ne sont pas là des choses qui me rendent heureux, mais malgré tout, j’aimerais avoir la nouvelle auto, la nouvelle chaîne. Il y a bien des choses que j’aimerais avoir et que je n’ai pas ».

L’interpellation par les rapports sociaux se donne ainsi à travers le rapport spéculaire avec autrui, dans une définition du besoin économique par le statut et le désir de reconnaissance, pour définir l’affectivité comme rapport à soi du consommateur par ce désir de ce qui ne rend pas heureux, sans qu’on puisse isoler la consommation comme rapport à un objet qui répond à un besoin, et la consommation symbolique qui répond aux angoisses de déclassement, à la nécessité de jouer son rôle et de tenir son rang. Il est vrai que Hobbes dans le Traité de la nature humaine nous avait donné la version archéologique de ce rapport en définissant la vie humaine comme une course, dans une gigantesque métaphore de la concurrence, une course sans vainqueur, qui ne s’achève qu’avec la mort. Hobbes mettait en place une rhétorique des passions et des sentiments comme modalités de différenciation interindividuelle, que les auteurs plus récents ont annexée en en faisant une distinction sociale, et en y ajoutant une rhétorique de l’appartenance. L’affectivité se lie au sens en disant un « nous » ambigu, lieu d’inter-individualité du « on » impersonnel des rapports sociaux. La publicité illustre cette constitution sociale du rapport à soi selon une double modalité : la concurrence des corps et la définition du statut de l’individu par l’acquisition, où la spécularité de la première se double de la magie projective et compulsive de la seconde26, passant d’un objet à l’autre. Le rapport même au corps propre est un rapport d’image, désincarné, d’un individu qui court après cette image de son corps, avec l’angoisse de ne jamais la rattraper.

25 Money, moral and manners, Chicago University press, 1992, p. 70. 26 Ainsi de la consommation « sans raison », simplement pour éviter la dépression, donc sans

objet.

Page 16: La dimension sociale de l’affectivité

JEAN ROBELIN

78

Spécularité concurrentielle et compulsivité consumériste apparaissent alors comme les dimensions de constitution de l’affectivité du sujet moderne, sur lesquelles il faut maintenant revenir. Nous avons noté comment l’accumulation capitaliste impliquait une action sans significa-tion, une répétition sans fin mais sans orientation. Nous savons aussi que ce cycle suppose la réduction de la satisfaction des besoins à des modes qu’il faut remplacer au plus vite, l’obsolescence à la fois des besoins et de leur satisfaction, donc la rupture de la continuité du sujet ramené à un sujet kaléidoscopique, à l’opposé de la fixité du caractère tel qu’il est décrit par le roman du XIXe siècle, à commencer par Balzac. L’absence de mémoire découpe la vie affective en moments discrets, et l’épreuve de soi est une projection dans un futur immédiat. L’affectivité devient stimulus virtuel. Elle balance entre des affects qui ne sont même pas réifiés dans un objet visé, mais transformés en événements extérieurs, et sans fixation parce que portés par du virtuel.

Tel est le lien entre le sujet kaléidoscopique et sa version concur-rentielle, donc interindividuelle : l’absence de sécurité, la précarité de la globalisation se traduisent désormais par l’impossibilité d’un faire de soi, en particulier par le travail, donc d’un sentiment de soi comme continuité. La mobilité, c’est l’action sans signification de l’individu réduit à une fonction économique. Le caractère classique s’éprouve comme continuité d’un faire, d’une propriété, à la limite de la monomanie du personnage balzacien. La vie dans l’éphémère et dans l’incertain, dans la précarité et une inter-individualité fragmentaire et passagère, sans relations stables – comme en témoignerait la dissolution de la vie familiale – cette vie est vie dans un virtuel qui est la forme de la projection dans un temps sans épaisseur, sans continuité réelle, parce que le sujet ne se définit plus par un faire de soi qui marquerait l’ensemble de son affectivité, mais par un héritage, par les atouts qui lui permettent d’affronter la précarité. La précarité des relations est redoublée par la délocalisation des individus, compensée affectivement par une sur-adhésion à des lieux fantasmatiques. L’épreuve de soi est une temporalité où se fixe le rapport entre dépen-dance devant les besoins, et devant la précarité des conditions de vie, d’une part, l’activité de se faire de l’autre. D’où la projection. L’individu n’est plus substance mais entrelacs, pris dans une multiplicité d’interpel-lations sociales contraires, de subordinations communautaires, d’isolement

Page 17: La dimension sociale de l’affectivité

LA DIMENSION SOCIALE DE L’AFFECTIVITÉ

79

concurrentiel, les deux étant d’ailleurs les deux faces symétriques et spéculaires d’un même processus de désincarnation. Ces deux faces, dislocation, absence de continuité du moi et concurrence, absence de sens de l’action, sont le terreau de la désocialisation, et par là de la violence particulièrement visible dans le sport, où, en dehors des supporters quasi professionnels des grandes équipes, les agressions d’arbitres, les bagarres se généralisent dans les matches amateurs. Avoir la haine, avoir la rage, voilà qui dit cette affectivité de la violence fixée comme un hors-société.

Sloterdijk voit l’homme moderne se constituer autour de trois senti-ments de révolte : contre la domination et la réduction à la servitude ; contre la dévalorisation de l’homme ; enfin contre la réduction du com-municationnel au médiatique27. Mais il me semble que la première révolte prend la forme d’un sentiment de révolte contre la discontinuité, la deuxième contre la réduction de l’homme à une pure extériorité héritée, la troisième l’exigence d’un propre, d’un soi qui s’éprouve lui-même comme locuteur, ayant droit à la parole. Le sentiment de dignité est inséparable de cette mise en position de locuteur. La révolte contre la discontinuité se constitue autour d’un sentiment d’appartenance à la communauté, à un groupe étroit, les affects et les sentiments s’y vivent comme écarts, dif-férence ; la deuxième se vit dans la projection dans le virtuel ; la troisième, dans la demande de reconnaissance, dans l’accès à une symbolique qui vous érige en locuteur autorisé, la religion en premier lieu.

Le rapport à soi est constitué dans la façon dont les individus sont interpellés en sujets de leur fonctionnalité économique. Un excellent exemple serait le centre commercial28, qui érige l’individu en maître fictif et virtuel du monde, dans un rapport spéculaire à soi, nécessairement frustré et brisé par le sentiment de précarité. Un principe désespoir qui réduit l’espérance à une compensation. Dès lors l’épreuve de soi ne se constitue pas comme celle de la finitude, car les individus sont dans des virtualités sans limites, mais inaccessibles ; elle se fait comme une sorte de flottement affectif, non pas indéterminé comme le vague romantique des passions – qui irritait tant l’auteur qui en avait lancé la mode – mais balançant entre des tendances, des désirs inconciliables et inaccessibles,

27 Sloterdijk, Die Sonne und der Tod, Frankfurt, Suhrkamp, 2006, p. 302. 28 Cf. Sloterdijk, Im Weltinnenraum des Kapitals, op. cit., p. 274.

Page 18: La dimension sociale de l’affectivité

JEAN ROBELIN

80

dans une bulle virtuelle, pour reprendre le vocabulaire de Sloterdijk. La socialité de l’épreuve de soi se voit dans le fait que l’affectivité est constituée par un rapport à des vies impossibles et virtuelles. La puissance d’agir s’éprouve non dans une activité unificatrice de soi, mais dans la dislocation et la frustration du soi, qui redouble la séparation des pulsions qui est au fondement de toute socialisation, et qui est constitutive de l’intimité (le fait de ne pas manger sur sa chaise percée par exemple). Le rapport narcissique, brisé, passe alors par des relations parcellaires, particulières, extériorisées, d’appartenance et de proximité, et la blessure narcissique est blessure de l’appartenance, celle du « coup de boule » de Zidane.

La désocialisation apparaît comme la pointe ultime de cet éclatement du sujet, parce qu’elle implique une perte de relation à autrui qui rend incapable de rétablir un minimum de cohérence de la conduite et de généralisation des affects. La violence est impuissance à se faire. N’y voyons pas une « barbarie », comme les bonnes consciences l’ont répété à propos des émeutes des banlieues de 2005. Car la barbarie serait un cas d’extériorité absolue, l’irruption d’un ailleurs dans le sein d’une commu-nauté nationale ou impériale. Or il n’en est rien. Il n’y a pas là de monstres, mais des gens qui, pris individuellement, sont des interlocuteurs, qui oscillent aussi, toujours sur le fil du rasoir, entre l’insertion sociale et l’isolement communautaire. Ils sont la marque de l’échec et de l’ambi-valence de nos modes de socialisation, pas les produits d’une culture inférieure, ou violente par soi.

Un des aspects essentiels de ce bris du soi dans l’épreuve qu’il fait de lui-même provient en effet des appartenances et des allégeances contra-dictoires, des interpellations sociales contradictoires qui assaillent les individus sociaux : on aurait tort de croire que les jeunes des banlieues ne se considèrent pas comme français. Ils le sont même de façon chauvine dans leur soutien à l’équipe de France de football ou de rugby. Ils font partie des milieux populaires, qui tour à tour chantent la Marseillaise ou la sifflent dans les stades. Ils appartiennent aussi au pays et à la culture d’origine de leur famille, de façon complexe et souvent fantasmatique. Mais ces identités sont justement des allégeances, des appartenances, des dépendances, elles restent juxtaposées sans médiation parce qu’elles sont coupées de toute histoire, et de toute participation active à une élaboration

Page 19: La dimension sociale de l’affectivité

LA DIMENSION SOCIALE DE L’AFFECTIVITÉ

81

inter-culturelle. L’épreuve de soi est toujours liée à cette activité dans son caractère social.

Ce que nous décrivons ainsi, ce sont des formes de subjectivation qui sont autant de marquages affectifs de soi, c’est-à-dire des façons de s’éprouver soi-même à partir d’une scission de soi. On conçoit alors le lien de l’affectivité à l’action, puisqu’il s’agit de résorber cet écart à soi, de structurer le faire de soi, d’assurer une continuité partielle à un sujet qui n’en a pas. Les sentiments liés à la socialisation par l’intérêt, l’émulation, le mécanisme d’imitation des affects qui naît de la mise en concurrence (« je veux tout ce que tu veux, mon frère »), tout cela est à la fois une diction des rapports sociaux dans une forme interindividuelle, une rhétorique de la concurrence, et en même temps un schéma d’action. Dans cette rhéto-rique, où les sentiments et affects font sens, se trouve le lien de l’affectivité et du symbole, des systèmes de croyance et des sentiments, où les systèmes de croyance jouent le rôle de cartes d’orientation de l’action à travers des attentes désidératives.

Aussi faut-il éviter de naturaliser l’affectivité, comme on le fait de nouveau aujourd’hui. Une chose est de percevoir un sentiment, autre chose est de l’interpréter, autre chose encore de le partager. La première peut s’enraciner dans des dispositifs corporels primaires, les deux autres non. D’où par exemple la possibilité de contresens sur l’expression des sentiments dans des cultures très différentes de la nôtre29. Le fonction-nement effectif des affects implique une dénaturalisation de l’affectivité, qui rende compte en somme de la coloration propre des relations qui les définissent.

Ainsi l’individu emporté dans le mouvement de la globalisation se trouve-t-il pris dans deux régimes de sens opposés, qui sont des rhé-toriques pratiques gouvernant le passage des croyances à l’action, et auxquelles répondent à la fois leur style d’action propre, et les systèmes symboliques d’orientation qu’ils élaborent. D’une part, la rhétorique de l’auto-détermination, qui est le régime de l’imputation et de la respon-

29 Une séquence de L’ange ivre de Kurosawa nous montre un gangster japonais qui va en

trouver un autre tout sourire affiché, et qui brutalement le poignarde. J’y voyais un sourire de dissimulation. Un ami ayant vécu au Japon m’a assuré qu’il n’en était rien, et que ce type de sourire était le comble de la fureur ; que justement il fallait que le personnage agisse vite, car l’autre ne pouvait pas se tromper sur ses intentions.

Page 20: La dimension sociale de l’affectivité

JEAN ROBELIN

82

sabilité, adressé à l’individu monadique et concurrentiel, supposé décider totalement et intégralement de lui par les décisions qu’il prend sur les marchés. Une liberté détachée de toute condition, qui occulte le caractère toujours limité, contextuel, du faire de soi, pour signifier que tout ce qui est important dans la vie d’un agent social vient intégralement de lui : si tu es viré, c’est que tu as pris les mauvaises décisions, c’est que tu n’es pas assez performant. Et d’autre part, le discours de l’auto-réalisation, discours de la subalternité, prégnant dans les discours managériaux, discours du conformisme social : tu es toi-même et tu te réalises dans la subordination aux normes de l’entreprise, et au commandement capitaliste. Discours aussi de l’identité préétablie, extérieure, dominant l’individualité.

Mais qui visite des marchés de pays orientaux, au moins avec un introducteur autochtone, peut faire l’expérience décrite par E. Terzani : le commerçant qui, ayant déjà du travail, vous envoie chez le voisin, au nom d’une solidarité plus forte que la concurrence. De même peut-on encore faire l’expérience de l’hospitalité, toutes conduites peu répandues en Occident. Une autre rhétorique des affects se met en place ici, sur fond de solidarité, une épreuve différente de soi-même, de sa façon de se construire. L’affectivité apparaît centrale dans la façon dont les individus jouent leurs rôles sociaux, élaborent des styles d’action. Des modes aussi d’adhésion au groupe social : la fierté de ne pas être un jaune, de ne pas se laisser faire, donc un sentiment propre de liberté, si puissant chez les cheminots encore maintenant. Mais de te fabula narratur, le style d’ensei-gnement d’un prof est à la fois une diction sociale de son métier, liée à ses croyances : que privilégier, faire passer un savoir, ou faire que les chers petits soient bien dans leur peau ? Dans son style, le prof définit le service public d’éducation, il définit un type de coopération. Mais cette définition est aussi une façon de revivre sa propre enfance, de projeter ses affects sur ses élèves. La constitution d’un style propre, qui est toujours un style affectif, est désormais traversée par la discontinuité de soi.

Si ces considérations ont quelque pertinence, cela signifie que l’épreuve de soi est construite à travers celle de l’activité des individus. Je m’éprouve comme, dans et à travers un rapport social aux autres et à mon monde. Il n’y a pas là de dimension transcendantale, il n’y a qu’une auto-structuration de l’effort, la construction du rapport du corps à soi. Non pas le rapport d’une vie nue à soi, mais un marquage de soi par les modes

Page 21: La dimension sociale de l’affectivité

LA DIMENSION SOCIALE DE L’AFFECTIVITÉ

83

de coopération qui sont les modalités sociales de l’activité, par la façon dont les hommes produisent leur existence, pas simplement dans la réponse aux besoins physiques, mais dans ses dimensions sociales. Mais c’est dans cette construction, peut-être, que se dessine la possibilité d’affects de la raison, d’affects de l’universalisation et de l’ouverture de la socialisation. La globalisation, même par ses risques majeurs, par sa nécessité de coopérer pour une sécurité commune, rend caduque l’anthro-pologie hobbesienne de la course, au profit d’une anthropologie spinoziste de la coopération. L’impossibilité d’un habiter qui ne soit pas co-habiter implique une affectivité élargie par des affects de la raison, dans un décentrement de soi.

Le décentrement de soi comme forme de socialisation implique qu’on ne soit pas renvoyé systématiquement à soi par les interpellations sociales de la concurrence, ou au proche comme réponse à ces interpellations ; donnons-en une version archéologique : « Aimez l’étranger car au pays d’Égypte vous avez été des étrangers »30. L’échec de l’anthropologie hobbesienne et de ses héritages, celle de l’envie, de la spécularité du regard, de la comparaison et de la lutte pour la reconnaissance, au profit d’une anthropologie de l’égalité et de la solidarité, dément la domination du proche que revendiquaient Rousseau ou Heidegger, « Dans le Dasein, se tient une tendance essentielle au proche »31. L’anthropologie hobbesienne et ses passions de concurrence, la conquête et la découverte supposaient la mise en place contradictoire d’une topologie affective et mélancolique du lointain. À cette topologie des passions tristes, Spinoza opposait déjà une anthropologie de la coopération et du devenir actif, une affectivité active. Le faire de soi est une culture, et celle-ci implique la socialisation de l’individu. L’apprentissage même montre que le faire de soi est toujours une coopération. Or c’est ce que la situation actuelle nous dicte. Face aux incertitudes radicales de l’insécurité et de la destruction possible, la nécessaire coopération appelle une anthropologie des passions ouvertes, des affects communs. La crainte même de la mort devient commune, elle quitte la défiance, et c’est dans cette anthropologie de la coopération que se trouve la seule possibilité de redonner un minimum d’unité au faire de

30 Deutéronome 10, 19. 31 Sein und Zeit, De gruyter, p. 105.

Page 22: La dimension sociale de l’affectivité

JEAN ROBELIN

84

soi, face à la discontinuité de l’individu contemporain et à sa brisure. Si l’affectivité se constitue dans un écart de soi à soi qui est le lieu du rapport avec autrui, son inter-individualité dit la possibilité d’une coopération, d’un terrain commun comme condition de l’exercice de la liberté.