la culture a l’epreuve des territoires et de …...conclurons sur les dilemmes des politiques...

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LA CULTURE A L’EPREUVE DES TERRITOIRES ET DE L’EVENEMENT Emmanuel Négrier Texte à publier par le conseil départemental de la GIRONDE Novembre 2017 Il faut se souvenir que le fait de confier à la puissance publique des responsabilités en matière de culture ne tombe pas sous le sens. Cette idée est le fruit d’un long travail politique, qui remonte au début du XX ème siècle en France, mais qui n’est partagée ni dans les mêmes termes ni selon les mêmes formes dans d’autres pays, occidentaux ou non. Cette idée est installée au point qu’aucun discours officiel ne se donne pour objectif de faire reculer les dépenses de culture, comme on l’entrevoit ici ou là pour la défense ou la santé, par exemple. Paradoxalement, la culture bénéficie aussi d’une légitimité limitée, de deux points de vue. Du point de vue sectoriel, la justification de la dépense culturelle publique s’appuie, depuis Keynes, sur l’incapacité de l’initiative privée à rendre un service ou faire naître des biens culturels dans des conditions satisfaisantes d’équité et de qualité. C’est donc une légitimité « par défaut ». Du point de vue territorial, la pertinence à agir repose sur la volonté des représentants, plus que sur une sorte de quadrillage de services publics, à l’instar de l’Éducation nationale par exemple. Il en ressort que la culture - qui a beau être un domaine au périmètre mouvant – n’est que très partiellement une affaire publique. Sur la totalité de la production culturelle de référence telle qu’elle est recensée par le Département des études, de la prospective et des Statistiques du ministère de la Culture 1 , on estime à 18% la part de la production non-marchande (c’est à dire dont le prix représente moins de 50% du coût de production par un important niveau de financement public) et à 82% celle de la production marchande 2 . Mais si le secteur non marchand pèse d’un poids relativement limité, il occupe une place considérablement plus importante en termes d’orientation globale du domaine culturel. Trois paradoxes Cette circonstance fait des politiques culturelles des politiques un peu à part. Elles sont traversées par trois paradoxes. Le sûr et le flou Le premier concerne les critères à partir desquels juger de la pertinence ou pas du soutien à tel ou tel projet artistique ou culturel. Depuis le crépuscule des académismes, la décision culturelle s’est à la fois renforcée par l’influence croissante des administrations culturelles et fragilisée par le flou sur les critères de pertinence artistique. Elle est également aux prises avec des paradigmes de politique culturelle – excellence, démocratisation, économie créative, développement, démocratie…) qui se succèdent sans s’annuler, se contredisent et se complètent à la fois. 1 Le périmètre que considère le DEPS est harmonisé à l’échelle européenne. Il comprend les sous-secteurs suivants : agences de publicité, arts visuels, architecture, audiovisuel, enseignement culturel, livre et presse, patrimoine et spectacle vivant. 2 Picard, T., Le poids économique de la Culture en France en 2015, Culture-Chiffres, DEPS 2017-1

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LACULTUREAL’EPREUVEDESTERRITOIRESETDEL’EVENEMENT

EmmanuelNégrier

TexteàpublierparleconseildépartementaldelaGIRONDE

Novembre2017Ilfautsesouvenirquelefaitdeconfieràlapuissancepubliquedesresponsabilitésenmatièredeculturenetombepassouslesens.Cetteidéeest lefruitd’unlongtravailpolitique,quiremonteaudébutduXXèmesiècleenFrance,maisquin’estpartagéenidanslesmêmestermesniselonlesmêmesformesdansd’autrespays,occidentauxounon.Cetteidéeestinstalléeaupointqu’aucundiscoursofficielnesedonnepourobjectifdefairereculer lesdépensesdeculture, comme on l’entrevoit ici ou là pour la défense ou la santé, par exemple.Paradoxalement,laculturebénéficieaussid’unelégitimitélimitée,dedeuxpointsdevue.Dupoint de vue sectoriel, la justification de la dépense culturelle publique s’appuie, depuisKeynes, sur l’incapacité de l’initiative privée à rendre un service ou faire naître des biensculturelsdansdesconditionssatisfaisantesd’équitéetdequalité.C’estdoncunelégitimité« par défaut ». Du point de vue territorial, la pertinence à agir repose sur la volonté desreprésentants, plus que sur une sorte de quadrillage de services publics, à l’instar del’Éducationnationaleparexemple.Ilenressortquelaculture-quiabeauêtreundomaineaupérimètremouvant–n’estquetrèspartiellementuneaffairepublique.Surlatotalitédelaproductionculturellederéférencetellequ’elleestrecenséeparleDépartementdesétudes,delaprospectiveetdesStatistiquesduministèredelaCulture1,onestimeà18%lapartdelaproductionnon-marchande (c’estàdiredont leprix représentemoinsde50%ducoûtdeproductionparunimportantniveaudefinancementpublic)età82%celledelaproductionmarchande2.Maissilesecteurnonmarchandpèsed’unpoidsrelativementlimité,iloccupeune place considérablement plus importante en termes d’orientation globale du domaineculturel.TroisparadoxesCette circonstance fait des politiques culturelles des politiques un peu à part. Elles sonttraverséespartroisparadoxes.LesûretleflouLepremierconcernelescritèresàpartirdesquelsjugerdelapertinenceoupasdusoutienàtel ou tel projet artistique ou culturel. Depuis le crépuscule des académismes, la décisionculturelles’estàlafoisrenforcéeparl’influencecroissantedesadministrationsculturellesetfragiliséeparleflousurlescritèresdepertinenceartistique.Elleestégalementauxprisesavecdes paradigmes de politique culturelle – excellence, démocratisation, économie créative,développement, démocratie…) qui se succèdent sans s’annuler, se contredisent et secomplètentàlafois.

1 Le périmètre que considère le DEPS est harmonisé à l’échelle européenne. Il comprend les sous-secteurs suivants : agences de publicité, arts visuels, architecture, audiovisuel, enseignement culturel, livre et presse, patrimoine et spectacle vivant. 2 Picard, T., Le poids économique de la Culture en France en 2015, Culture-Chiffres, DEPS 2017-1

IntéressémaisdésintéresséCeparadoxecorrespondàl’identitéparadoxaledel’élupourunacteurculturelquienattenddusoutien.Ildoitêtreàlafoisintéressé(parlesujet,ets’engageràlesoutenir)etdésintéressé(detouteinfluencesurlecontenudecequ’ilpromeut).Naturellement,onsentbienquelessituationsconcrètess’écartentunpeudecetidéalcivique.L’intérêtfondésurunengagementcultureln’estpas toujoursau rendez-vouspourdesélusà laculturequi sontdiversementmotivésparelle.Ledésintéressementfaitparfoisplaceàuneingérencedanslecontenudesprogrammations,defaçondirecte(trèsrarement)ouindirecte.Maisl’enjeudemeuredetenirensemble ces deux forces apparemment contradictoires : l’intérêt d’élus (mêmes lesnéophytes,ceuxnommésàcepostepourordreetnonparchoix)désintéressés.UneexceptionpourêtrecommetoutlemondeLa thèse de l’exception culturelle fait partie du patrimoine des politiques culturellesfrançaises, souvent suivies sur ce point par leurs homologues européennes. L’exceptionlégitimel’entréedupolitiqueencultureaunomdesprincipeskeynésiensrappelésplushaut.Elle légitime aussi en France une revendication tendant à ce que la culture, en tant quedomained’actionpublique,bénéficied’untraitementéquivalentauxautresdomaines:desdirectionsterritoriales,unministère,desmoyensd’intervention.Ceparadoxes’estétenduaufait que les différents niveaux territoriaux ont gagné, puis conservé contre les intentionsinitialesdulégislateuràchaqueréformeterritoriale,unecompétencegénérale–unevocationàagirselonsavolonté.Elles’estavéréepayante.Lescollectivitésterritoriales,endépitdesmesuresderigueurbudgétairesdontellessontinégalementvictimes,contribuentaujourd’huidavantage(plusdedeuxfoisplus)à l’actionculturellepubliquequeleministèrequi luiestconsacré. Pour penser politique culturelle, nous devons donc simultanément penserexceptionetstandardisation.Danscecourttexte,nousallonsaborderdeuxgrandsenjeux.Lepremierconsisteàprendrelamesuredel’évolutionsimultanéedesquestionsterritoriales,culturellesetpolitiques,tellesqu’on la repère au travers des recherches portant sur chacune de ces dimensions. Nousverrons que ces évolutions, pour être contemporaines, ne sont pas nécessairementconvergentes.Ensuite,nousaborderonslecasparticulierdesfestivals,quiàbiendeségardsconcentrentl’attentionsurlesnouveauxrapportsàlaculturequ’ilsprétendentinstituer.Nousconcluronssurlesdilemmesdespolitiquesculturellespubliquesaujourd’hui.

1. DESRAPPORTSALACULTURE,AUXTERRITOIRESETALAPOLITIQUEQUICHANGENTLorsque nous parlons de politiques culturelles territoriales, nous parlons de trois entitésréuniesetfaisantsystème,maisquiontchacuneleurvie,leurévolution.Nonseulementleschangementsquilesaffectentnesontpaslesmêmes,maisencoresont-ilsparfoisdivergents,ou au moins dissonants. Ces changements sont liés aux transformations des pratiquessociales, mais aussi à l’impact des politiques publiques, au premier rang desquelles lesréformesterritoriales.

1.1. Culture,Territoires,Politiques:cequichange Le sujet que nous abordons peut sembler exagérément général. Pourtant, il est tout à fait concret et, surtout, a un impact considérable sur la façon dont nous envisageons les enjeux de politique culturelle pour les années à venir. Nous proposons ici le commentaire d’un tableau de synthèse qui essaie de saisir l’essentiel de ce qui est dit au sujet de la transformation des rapports à la culture, au territoire et à la politique.

Tableau 1. Les rapports à la culture, aux territoires et à la politique

Avant CULTURE Après Permanence culturelle 👉 Éphémère, Présentisme Individu classique 👉 Tribalisme, néo-individualisme Légitimité culturelle 👉 Éclectisme, diversité TERRITOIRE Un territoire national et des espaces 👉 Un espace européen, des territoires Un gouvernement local-national �� La gouvernance territoriale POLITIQUE Partis : militants et idéologie 👉 Partis : dissolution territoriale Des cultures politiques durables 👉 Des comportements volatiles

Il est naturellement impossible de commenter ce tableau de façon détaillée, ainsi que nous l’avons fait, pour la culture, par ailleurs3. Retenons simplement deux constats. Le premier est que l’observation des pratiques culturelles marque une rupture par rapport à l’image encore souvent admise du public de la Culture qui serait celle de l’ascétisme, de l’individualisme ou de l’héritage. Nos études de publics montrent au contraire la consistance de phénomènes qui sont, un peu trop vite, considérés comme des exceptions à la règle. Prenons deux exemples : la transformation du rapport à la permanence et le nouvel individualisme. Le passage de la permanence culturelle à une culture de l’éphémère est souvent perçu comme un phénomène négatif. La thèse de la lente, résistible puis irrésistible légitimation de politiques culturelles s’est fondée dans des lieux, des saisons, une permanence culturelle4. A elle s’oppose désormais une vision spontanéiste, débridée, éphémère, de la pratique des arts et de la culture. Alors que le rapport à la culture semblait inséparable de formes plus ou moins construites d’apprentissage, il semble sous l’emprise de ce que François Hartog appelle le « présentisme »5, soit une culture du présent qui se vit exclusivement dans l’instant. Le zapping permanent, l’aspect « gazeux » des pratiques culturelles contemporaines6, correspondent bien à ce que le philosophe constate dans l’univers de la fête. Ils correspondent aussi à certains constats plus concrets encore : la baisse de la logique de l’abonnement ; la réservation plus tardive des places pour les spectacles, sauf pour ceux qui ont un caractère 3 Négrier, E., 2015, « Festivalisation : patterns and limits », in C. Newbold, C. Maughan, J. Jordan, & F. Bianchini (dir.), Festivals in Focus, London : Goodfellow, p.18-27 4 Dubois, V., 1999, La politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris : Belin 5 Hartog, F., 2003, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris : Seuil 6 Michaud, Y., L’art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris : Stock

d’événement absolument exceptionnel, où se développe une nouvelle économie, en pleine phase de concentration. La temporalité classique de notre rapport à la Culture a éclaté et se recompose selon des rythmes différents. Le passage de l’individu classique au tribalisme, ou néo-individualisme, est une autre facette des choses. L’individualisme classique, au sens de la construction sociale de l’individu, intégrait un rapport personnel et institutionnel à l’égard de la culture7. Celle-ci faisait partie du répertoire de l’honnête homme, comme le latin à celui du curé. Et le rapport à la culture était considéré comme un apprentissage, souvent exigeant, radicalement coupé de toute convivialité, à la limite de la souffrance (pour être cultivé). Cette ascèse, qui mériterait d’être critiquée dans la réalité de son existence passée, est souvent au principe de critiques sur les nouvelles pratiques culturelles jugées frivoles, relativistes, voire… incultes. Or ce que nous constatons aujourd’hui, c’est que la pratique culturelle est intrinsèquement sociale. Il est rare, statistiquement exceptionnel, que l’on fréquente un équipement culturel, un spectacle, seul. Ce rapport collectif à la culture ne se limite pas à ce que certains sociologues ont nommé du terme flou et ambigu de « tribu »8. Il correspond mieux à la diversité des facettes de ce que nous pourrions appeler le « néo-individualisme »9 soit une pratique certes collective, mais limitée, qui n’est pas contradictoire mais complémentaire avec la fin des grands récits collectifs et leurs sociabilités, comme le militantisme, par exemple10. Le passage de la légitimité culturelle à l’éclectisme reflète une autre mutation, celle de la sociologie des pratiques culturelles. La légitimité culturelle reposait sur le modèle de l’homologie structurale entre la domination sociale en générale et la légitimité des pratiques et biens culturels : à l’élite sociale, le goût pour une culture d’élite, aux catégories défavorisées une culture populaire définie par le « manque », ou des pratiques non reconnues comme « culturelles ». Au milieu, des classes moyennes cultivant un « art moyen », en instance de reconnaissance artistique véritable. Cette homologie structurale, qui avait une grande capacité descriptive et critique, a perdu prise avec de nombreux aspects de la réalité, et notamment la montée de l’éclectisme, la multiplication des profils dissonants. Les études empiriques les plus récentes montrent les choses sous un jour totalement différent. S’il existe toujours des stratifications sociales et des différences entre goûts et pratiques culturelles selon l’appartenance sociale, les jeux sont à la fois plus ouverts et moins dépendants d’une inscription sociale fixe et déterministe11. Quant aux territoires, l’évolution tient, sur la longue durée, à des transformations dont la pleine mesure n’a pas été prise. D’un côté, la notion de territoire, qui était jadis rapportée à l’échelle nationale, s’est étendue et diversifiée. Pour de nombreuses entreprises, et notamment en culture, le cadre national est devenu un espace parmi d’autres. Et s’il a cessé d’être « le » territoire, c’est-à-dire l’espace de la légitimité, c’est aussi que d’autres échelles se sont imposées. La longue séquence de décentralisation reste inachevée car L’État peine à incarner l’efficience, et à redéfinir son rôle territorial. Sur le premier point, ce n’est pas une difficulté proprement française. Sur le second, ça l’est forcément plus, en raison de la croyance historique à l’État en France. Les États sont en difficulté sur les questions territoriales qui sont au principe même de leur souveraineté. Ce n’est pas tant qu’ils soient la cible de contestations très nombreuses au titre de leur légitimité. Les cas de sécession revendiquée semblent aujourd’hui plus virulents, mais ce sont en gros les mêmes depuis

7 Finkelkraut, A., 2015, La seule exactitude, Paris : Stock 8 Maffesoli, M., 1991, Le temps des tribus, Paris : Livre de poche 9Corcuff, Ph., Le Bart, Ch., De Singly, F., dir., 2010, L’individu aujourd’hui. Débats sociologiques et contrepoints philosophiques, Rennes : Presses Universitaires de Rennes 10 Ariño, A., 2010, Prácticas culturales en España. Desde los años sesenta hasta la actualidad, Barcelona: Ariel 11Glevarec, H. & Pinet, M. (2009). La ‘tablature’ des goûts musicaux : un modèle de structuration des préférences et des jugements, Revue Française de Sociologie, 50 (3), 599-640 ; Négrier E., Djakouane A., Jourda M., 2010, Les publics des festivals, Paris : Michel de Maule

20 ans12. Ils sont d’ailleurs très différents entre eux. Mais les États sont contestés au nom de leur problème d’efficience. La protection contre les dérives de l’économie, l’efficacité de l’outil fiscal pour cela, faisait l’incontournabilité de l’État. Celle-ci est en question aujourd’hui par la faiblesse des États-nations et de leurs regroupements (notamment l’Union européenne) sur le sujet de la mondialisation économique. Elle l’est aussi par la montée de l’efficience territoriale, liée à la professionnalisation de sa fonction publique, au renouvellement des élites publiques locales. C’est ce qui explique le grand retournement de ces dernières années. Au fond le modèle traditionnel reposait sur une dichotomie simple : l’État ne faisait pas de politique sur les questions territoriales, en se concentrant sur la cohérence de son action publique. Les échelons décentralisés, eux, démunis de la disposition d’instruments d’action véritables, se bornaient à tirer les bénéfices politiques de leur incapacité, en soignant autant que possible leur relation « au centre » (cumul des mandats, rôle des associations d’élus, etc.). Ce modèle est en voie d’achèvement sans qu’un nouvel ordre clair s’impose en lieu et place. On en veut pour preuve la succession de réformes territoriales, aussi velléitaires et simplificatrices en première instance que piteusement incohérentes après le verdict de la commission mixte paritaire. Une incohérence qui n’échappe pas à la réforme de l’État territorial, où l’on croit d’un oeil voir se dessiner une volonté de préserver l’originalité française d’un réseau administratif assez fin et homogène sur l’ensemble de l’espace national, tandis que l’autre œil assiste à la lente régression des moyens et à la reconcentration de ressources de plus en plus attractives (les labels, les aides aux projets, etc.). Les DRAC sont un bon exemple de telles tendances, à l’heure des fusions régionales13. Du côté des collectivités locales, départementales et régionales, on gouverne désormais de vrais territoires. C’est tout l’enjeu de la fameuse clause de compétence générale, dont la suppression est en trompe l’œil (cf.supra). D’un autre côté, la notion de gouvernement, avec la centralité de l’intervention publique, devient chaque jour davantage une (im)posture pour la plupart des politiques publiques, même les moins « marchandisables ». Si nous parlons de plus en plus de gouvernance, c’est pour montrer à la fois l’incomplétude de chaque niveau à circonscrire seul son action publique (multi-niveau, interdépendance verticale) et l’incapacité de l’action publique à incarner seul l’intérêt général (partenariat, public/privé). La politique, telle que nous la vivons dans l’espace national, s’est pour l’essentiel territorialisée, sans que cela soit toujours pour le meilleur. Les développements récents nous en donnent cependant à voir quelques cas dissidents. La territorialisation de la politique s’est effectuée au fur et à mesure que s’imposait, à l’échelle nationale, un jeu subtil de conquête nationale corrélé à de lourdes défaites intermédiaires et locales. Le Front National triomphe aux élections européennes, les partis d’opposition (parce qu’ils sont d’opposition) l’emportent aux municipales, départementales et régionales. L’emblème de ce phénomène fut la conquête de la majorité sénatoriale par la gauche, une éventualité que tout politologue considérait comme inimaginable. Dès lors, les partis (essentiellement la gauche, entre 1995 et 2012, puis la droite, mais avec un moindre rendement, en raison de la présence du FN) ont vu le parti qu’ils pouvaient tirer de leur enracinement territorial. Il n’est pas rare que l’essentiel de la vie militante soit plus ou moins sous l’influence directe de l’effectif municipal ou départemental local, au point d’assécher la capacité de ces mêmes partis à définir un projet, un programme, des idées indépendamment de ces rouages institutionnels. C’est donc une territorialisation en trompe l’œil qui, en se rapprochant du gouvernement

12 Le Guardian recense, le 27 octobre 2017, L’Istrie (Croatie), la Moravie (République Tchèque), la Silésie tchèque (République Tchèque), la Haute-Silésie (Pologne), La Székelie (Roumanie), les Îles Faroe (Danemark), L’ile Borholm (Danemark), La Lombardie, le Sud-Tyrol, la Vénétie, la Sicile (Italie), Le Pays-Basque, la Catalogne (Espagne), la Corse, la Bretagne (France), Les Flandres, la Wallonie (Belgique), la Bavière (Allemagne), Le Pays-de-Galles, L’Écosse et l’Irlande-du-Nord (Royaume-Uni). Chacun voit que cette liste ne présente ni les mêmes cas historiques, géographiques et économiques, ni surtout la même intensité de revendication sécessionniste.13 E.Négrier, Ph.Teillet, « Le tournant instrumental des politiques culturelles », Pôle Sud n°41, p.83-100, 2014

local, s’est peut-être exagérément détachée de la société civile, ou bien n’a vu cette dernière qu’au prisme de ses fiefs. La nouveauté, assez radicale, du dernier cycle électoral est de tendre exactement vers l’inverse : un détachement d’avec toute forme de territorialisation. Elle concerne historiquement le Front National, dont les principales fractures ont justement porté sur la question territoriale (jugée incompatible avec le culte du chef). Mais elle concerne aussi la République en Marche et La France Insoumise, dont il faut rappeler que les organes dirigeants, à l’échelle nationale mais surtout territoriale, ne font l’objet d’aucune élection. Certains députés LREM témoignent aujourd’hui des consignes qui sont les leurs de consacrer l’essentiel de leur énergie représentative à Paris, et envisagent sérieusement de ne pas ouvrir … de permanence dans leur circonscription. Pour le Front de Gauche et ses élus, l’équation est plus complexe puisqu’elle oppose frontalement la stratégie du PC (traditionnellement plus « territorialiste ») à celle du mouvement de Jean-Luc Mélenchon. Du côté du « parti » de gouvernement, la cohérence est à rechercher du côté de la sociologie des nouveaux dirigeants et des élus, plus inscrits dans les espaces relativement homogènes des métropoles (au premier chef, une région francilienne élargie dont proviennent la quasi-totalité des poids lourds), que dans celui, moins porteur et chaque fois spécifique, des espaces ruraux. Le détachement, c’est sans doute le moyen stratégique d’incarner une rupture, notamment dans les politiques territoriales de l’Etat. Mais ces volontés de détachement seraient sans doute restées lettres mortes si les cultures politiques territoriales avaient conservé leur verve et leur constance. Or, de ce point de vue, nous devons constater un effritement de ces stabilités culturelles du comportement politique en France. Certes, un vaste ouest vote moins FN que la moyenne française, tandis qu’un sud-est littoral s’affirme comme une de ses terres promises. Mais les scores qu’il obtient dans certaines périphéries urbaines ou zones rurales précarisées, en terres granitiques (Bretagne, Margeride, Aubrac, par exemple), dépassent ceux qui sidéraient, il y a 20 ans, l’observateur varois. Derrière cette évolution, il y a celle des partis politiques d’aujourd’hui, dont l’équation pour durer se rapproche de l’attrape-tout, en se nourrissant plus de défiance que de projet, de passions tristes que joyeuses, pour paraphraser Spinoza14. Pour durer, il est plus aisé d’incarner un territoire qu’une idée, une communauté villageoise qu’une classe sociale. C’est ce que nous avons appelé ailleurs le passage d’une politique des bastions (marqués par ces intérêts sociaux divergents concentrés autour d’une culture politique) à une politique des fiefs (marqués par la combinaison d’intérêts sociaux opposés mais centrés sur un lieu). Paradoxalement, la fin des cultures politiques territoriales se nourrit donc d’une certaine forme de territorialisation de la politique. Le malaise dans la spatialisation, c’est l’impasse dans laquelle nous sommes, entre une territorialisation qui dissout la politique, et une politique qui dénie la territorialité. Et on peut penser qu’entre ces deux extrêmes se situe une perspective de recomposition politique. Jamais en effet (en tous cas depuis les premiers pas du gaullisme) ne s’est produite une telle dissociation politique entre les forces gouvernementales et parlementaires et celles qui dominent (à droite ou à gauche) les exécutifs territoriaux. Cette dissociation laisse entrevoir de multiples scénarios de confrontation/compromis, encore peu lisibles.

Ces trois évolutions (culture, territoire, politique) ne sont pas nécessairement convergentes. On voit bien se dessiner quelques fronts communs qui vont de la défense de la diversité culturelle à celle de l’aménagement culturel des territoires et donc à une mobilisation civico-politique des espaces les moins économiquement porteurs. On voit aussi se préciser le plan qui associerait les grandes métropoles, les forces gouvernementales et les principaux majors de l’industrie du divertissement pour écorner la pluralité de gestion, d’horizon et de valeur du secteur culturel. Mais cette opposition binaire masque beaucoup d’enjeux (la participation, les droits culturels, le développement des filières, la gratuité, le bénévolat, etc.) où les positions sont à la fois plus complexes et où l’alignement culture/territoire/politique est moins assuré. L’une des raisons (pas la seule) de cette complexité se situe dans la réforme territoriale.

14 A.Faure, E.Négrier (dir.), La politique à l’épreuve des émotions, Rennes, PUR, 2017

1.2. La réforme territoriale et la culture Les financements culturels des collectivités territoriales sont évalués à plus de 7 milliards d’euros annuels, soit plus de deux fois le budget culture du ministère éponyme. On comprend donc l’extrême sensibilité du secteur culturel à tout ce qui concerne l’évolution des compétences territoriales15. C’est pourquoi, en 2010, la suppression de la clause de compétence générale pour les départements et régions avait été perçue comme une menace et a fait fléchir la majorité, qui y a consenti une exception, comme pour le sport et le tourisme. Ladite clause a d’ailleurs été tout bonnement rétablie par la loi Maptam - loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles - avant d’être à nouveau supprimée par la loi Notre - Nouvelle Organisation du Territoire de la République - du 7 août 2015, mais avec une exception pour la Culture, le Sport, le Tourisme, l’Éducation Populaire et les Langues Régionales. Une telle incohérence ravive le soupçon qu’en réalité, la réforme territoriale soit ailleurs, dans la refonte, effective celle-ci, de la fiscalité territoriale intervenue fin 2009, et limitant drastiquement le pouvoir fiscal des collectivités. Dès lors, les pouvoirs locaux peuvent désormais bien prétendre à des compétences larges, mais elles sont privées des capacités financières de les exercer de façon aussi libérale qu’auparavant. La liberté est … de rigueur, pour tenter ce qui est presque un oxymore.

L’article 104 de la loi Notre prend donc acte de cette confirmation d’exception à la suppression de la Clause de compétence générale, par la formulation suivante :

« Les compétences en matière de culture, de sport, de tourisme, de promotion des langues régionales et d'éducation populaire sont partagées entre les communes, les départements, les régions et les collectivités à statut particulier. « Les politiques publiques en faveur de la jeunesse menées par l'État, les régions, les départements, les communes et les collectivités à statut particulier peuvent faire l'objet d'un débat au sein de la conférence territoriale de l'action publique mentionnée à l'article L. 1111-9-1. Ce débat porte notamment sur l'articulation et la coordination de ces politiques entre les différents niveaux de collectivités et l'État. »

15 Une partie du texte ci-après a fait l’objet d’une publication à la Documentation France dans l’ouvrage dirigé par Philippe Poirrier, Politiques et Pratiques de la Culture, Paris : Documentation Française, 2017, p.74-78

LARÉFORMETERRITORIALEENSIXLEÇONS…

UNERÉFORMEQUIENCACHEUNEAUTRE

UNMAINTIENTROMPEURDESCOMPÉTENCESGÉNÉRALES

FROMAGEETDESSERT:ETAPRÈS?

FUSIONSSANSEFFUSIONS

L’INTERCOMMUNALITÉ:QUELLETRANSITION?

LESDROITSCULTURELS:RUSESETPISTES

Tout le monde reste donc compétent et lié par un principe de partage et de coordination. Mais pour quelle politique culturelle ? La loi Notre, à ce sujet, apporte une réponse particulière, au travers de son article 103. Pour le comprendre, il faut expliquer que l’une des caractéristiques les plus passionnantes du secteur de la Culture est aussi l’une des plus délicates : l’accumulation de ses paradigmes de politique publique. Faisons un parallèle. Dans le secteur de l’Agriculture, lorsque dans les années 1960 les jeunes agriculteurs ont eu raison des citadelles du monde paysan de grand-papa, on est passé d’une politique de maintien agricole à une politique de modernisation, et cela a envahi l’ensemble du secteur. Le granito a fait son apparition dans le sol des « fermes modèles » proposées par les architectes des SAFER. Les entrepreneurs ruraux ont troqué leurs bahuts hors d’âge contre du formica. La télévision pénétra bientôt les intérieurs tandis que la mécanisation explosait au dehors. Du paysan maintenu sur ses terres, à grands renforts d’images séculaires, il n’est dès lors plus question. Ou plutôt si, mais à sa place, au rayon des images ou d’une nostalgie détachées de toute influence sur l’action publique, bien qu’elle conserve quelque valeur électorale locale. En culture, c’est l’inverse. Les paradigmes s’empilent. La démocratisation culturelle, aux racines à peu près contemporaines des années 1960, fonde certes des politiques et des institutions, dont un ministère. Lorsqu’elle est discutée, au bout d’une quinzaine d’années au motif qu’elle fait l’impasse sur le rôle des dynamiques et acteurs territoriaux – qui se réfèrent davantage à la notion de développement culturel – elle n’en reste pas moins la bible de certains acteurs du secteur, contre les autres. Quand on en vient à évoquer la notion de démocratie culturelle, l’effet des politiques de développement culturel est toujours discuté, et la démocratisation toujours à l’agenda et les discours officiels. Les paradigmes, au lieu de se succéder, s’accumulent, à budgets de plus en plus constants (au mieux). Les tenants de l’un vouent ceux des autres aux gémonies (la démocratisation, c’est « la perpétuation d’une élite corporatiste et stipendiée » ; la démocratie culturelle, c’est « la fin de toute ambition créatrice »), ou bien défendent contre l’évidence que « tout ça c’est au fond un peu la même chose avec des mots différents ». Un tel débat met désormais aux prises nos acteurs au sujet du fameux article 103 de la loi Notre. Par une ruse de sioux, après avoir essuyé la résistance de la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale et celle du Syndeac en arrière-plan, la loi Notre a accouché d’un article ainsi rédigé :

« La responsabilité en matière culturelle est exercée conjointement par les collectivités territoriales et l’État dans le respect des droits culturels énoncés par la convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles du 20 octobre 1985 ».

Stupeur au Parlement ! L’entrée de la notion de droits culturels dans un texte de loi portant sur les politiques culturelles territoriales est une première. Quels sont les scénarios de prise en charge de la notion de droits culturels ? Le premier, qu’il ne faut jamais écarter en France, est que rien ne se passe. Les acteurs concernés font la politique de l’autruche, en prétendant faire déjà ce pourquoi on leur demande de refonder leur intervention. Les droits culturels, « c’est ce qu’on a toujours fait ». Le deuxième scénario, c’est le détournement mineur : les droits culturels sont fléchés sur certains secteurs seulement de l’action culturelle, et notoirement les plus faibles ou récemment apparus : le cirque, les cultures urbaines. On inflige ainsi à ces derniers la responsabilité de consacrer les droits culturels dans leur activité (avec la lourde tâche de revenir sur la dépréciation très française de l’univers socio-culturel), tout en préservant les institutions artistiques de toute contrainte à cet égard. Le troisième scénario, c’est le détournement majeur, où l’on s’appuie précisément sur un discours des droits culturels pour alimenter un discours populiste des « vrais » besoins culturels des « vrais » gens (alors que la notion de droit culturel postule précisément le dépassement de la notion de besoin par celui

de capacité) qui anéantit toute perspective de politique culturelle soucieuse de création, de lien social, d’appréhension civique de la diversité culturelle. Le quatrième scénario, enfin, est celui de l’esprit des droits culturels, qui se diffuse au sein de l’ensemble des structures culturelles d’une ville, d’un territoire. À la discussion sur ce que sont ces droits dans le contexte particulier de tel ou tel domaine (patrimoine, arts plastiques, livre et lecture, spectacle vivant, urbanisme, culture scientifique, etc.) correspondent les liens multiples qui associent désormais, plutôt que d’opposer, excellence et démocratie, création et citoyenneté, économie et diversité. Que les droits culturels, en tant que nouveau paradigme des politiques culturelles, se soient donnés pour cadre la loi Notre en dit long sur l’importance désormais acquise par les collectivités territoriales dans le domaine culturel, conduisant l’État à repenser le sens de son intervention16. Enfin, il faut dire un mot des fusions entre régions qui ont été initiées en 2015 et sont, pour l’essentiel, toujours en cours de mise en œuvre. La question de l’organisation, des instruments et outils de soutien régional à la culture se pose dans un contexte très particulier. Ce chantier de la fusion révèle de nombreuses surprises, parmi lesquelles une hétérogénéité – plus forte qu’attendu – entre les politiques culturelles conduites avant la fusion par les différentes institutions. De sorte que la fusion entre elles s’avère très délicate : telle politique, fondée sur un projet mais faisant système avec un territoire, parfois depuis plus de 10 ans, n’est ni nécessairement ni facilement pertinente pour le territoire voisin avec lequel il fusionne. La plupart des fusions régionales font ce constat, indépendamment des effets propres aux alternances politiques, loin d’être négligeables eux aussi. On réalise ainsi, dans un pays jacobin que certains voudraient aussi structuré qu’un jardin à la française, qu’il existe des contrastes saisissants en termes d’intensité de politique publique, mais aussi de structuration de celles-ci sur le territoire. La plupart des regroupements se font entre ex-régions sans désir réciproque, voire même avec de vraies oppositions (pétitions, menaces de sécession, défiance à l’égard de la nouvelle capitale, comportements de chiens de faïence, etc.). Le bénéfice latéral d’une telle cartographie, c’est d’éviter des réflexes institutionnalisés, souvent périlleux en matière culturelle, de type « on est chez nous ». La difficulté, c’est de multiplier les coûts de transaction et de coordination, sans qu’apparaissent pour l’instant les bénéfices annoncés d’une simplification, d’une mutualisation, de « l’union fait la force ». Cette fusion des régions semble bénéficier à l’exécutif régional et à son cabinet, qui gagne en influence sur les services et sur des élus qui sont, souvent, en compétition pour incarner la politique culturelle régionale. Elle conduit les agents (des régions mais aussi des DRAC) à multiplier les réunions, le recours aux outils de visioconférence, les temps de déplacements, et à voir fondre les temps passés sur le terrain, à l’épreuve des bénéficiaires de leur expertise. Après un Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) qui avait fait croître les temps de reporting (justification et bilan d’action) au détriment des actions elles-mêmes, la fusion entre région apporte un degré de plus dans le paradoxe d’une territorialisation sans terrain.

2. LES FESTIVALS, OUTILS DE DEVELOPPEMENT CULTUREL TERRITORIAL Voici un titre qui semble tellement frappé du sceau de l’actualité qu’il semble même banal. Pourtant, la problématique qui le sous-tend est assez récente. Pendant longtemps en effet, le terme festival a été accolé à une triple exception : une programmation exceptionnelle, dans un lieu exceptionnel pour un moment exceptionnel. Trois exceptions qui semblaient placer le festival en dehors des enjeux territoriaux de politique culturelle. Pourtant, le développement considérable de la festivalisation nous a conduits à repenser cette exceptionnalité, et au contraire à nous interroger sur une certaine centralité de l’événement dans l’action culturelle publique. Qu’est-ce que la festivalisation ? Nous allons d’abord répondre sur le 16 Négrier, E., 2015, « Réforme territoriale : le pire n’est pas sûr », Revue Nect’art n°1, p.77-85 ; et « Les Régions, laboratoires de nouvelles politiques culturelles ?, Nectart n°5, 2017, p.66-76

contexte global, et en quoi il pèse sur l’orientation des politiques publiques. Nous répondrons ensuite sur les aspects sociologiques de la participation et enfin sur la question des retombées économiques.

2.1. Nouveau contexte, nouvelles politiques ? Les festivals sont pour la plupart d’entre eux, au-delà de la diversité du champ, des petites entreprises mixtes. C’est l’une des conclusions qui avaient été tirées des Rencontres Professionnelles organisées par Arteca à Nancy, le 7 octobre 2016, Musiques Actuelles : la Question Festivalière. Elle était aussi au cœur des échanges organisés par l’Agence Culturelle, à Metz, le 15 septembre 201717. Cette mixité se constate à l’observation de leurs publics, de leur position entre secteurs public et privés, ressorts lucratifs et non lucratifs, populaires et élitaires, etc. Et leur modeste est celle de la plupart des organisations festivalières, en dehors de quelques grosses machines, toujours exceptionnelles dans le paysage, dans quelque pays que ce soit. Au-delà de cette diversité, cinq dynamiques interviennent pour orienter, qualifier et faire pression sur le soutien public. Ces dynamiques sont à la fois porteuses d’opportunités et de menaces.

L’attractivité événementielle correspond à un ensemble d’évolutions du rapport à la culture. Elle est au croisement de pratiques sociales et culturelles, intégrant convivialité, sens de la fête, de la fidélité aux lieux et aussi de l’expérience de nouvelles sensations. Une intrigue se joue quant à savoir quelle est la part de sensibilité à l’événement en tant que tel plutôt qu’à leur contenu artistique. Elle prend place aussi bien dans les grands festivals de rock que dans les petits rendez-vous baroques.

La transformation des pratiques sociales de la culture croise tout ce qui s’observe sur les nouvelles sociabilités adolescentes et les formes de légitimité culturelles qui s’y construisent en groupe. Au-delà de leurs différences sociologiques ou artistiques, le succès de la formule festivalière est aussi lié à la recherche d’une parenthèse dans un monde marqué par de sourdes inquiétudes. Il a aussi son pendant : un niveau élevé de renouvellement des publics qui peut passer pour une des qualités distinctives du festival comme opérateur culturel, mais qui lui impose aussi le défi de la fidélisation (cf. supra). 17 Les passages qui suivent reprennent notre intervention lors de ces manifestations.

LE NOUVEAU CONTEXTE DES FESTIVALS EN 6 TENDANCES

Soutien aux Festivals

Transformation des pratiques

sociales

Attractivité événementielle

Croissance du nombred’événements

Nouvelles stratégieséconomiques

Innovations instrumentales

Ambivalence des éléments de contexte : DYNAMISME ET MENACES

La croissance du nombre d’événements est un fait avéré, même s’il reste délicat d’indiquer en temps réel le nombre de festivals, même à l’appui d’une définition restrictive portant sur la durée, la régularité, la localisation, l’offre ou le projet artistique. La Cartocrise, popularisée il y a trois ans, tendait à montrer une inquiétante influence des changements électoraux et des rigueurs budgétaires publiques sur le nombre d‘événements. Il faut souligner que face à ces disparitions se créent davantage d’autres événements. La balance reste positive, mais il faut la scruter de près : à examiner les entrées et sorties, sommes-nous sûrs de ne pas créer de déséquilibres territoriaux ? De sacrifier plus volontiers certaines esthétiques, certaines finalités de politique culturelle ? C’est ici que l’impact du contexte sur l’action publique se pose avec acuité. Les innovations instrumentales sont le quotidien de l’expérience festivalière. On ne parle pas tant ici des nouveaux outils mis en place au titre de la billetterie, des objectifs de développement durable, de marketing des audiences, de sécurité, etc. Conservons cependant en tête qu’ils ne sont pas sans lien avec la question du soutien public. Nous voulons ici parler des innovations stratégiques que révèle la tendance à développer, même dans les lieux permanents, un sens du temps fort, afin de capter l’énergie de l’événement. Nous évoquons l’impact de ce phénomène sur les nouvelles relations entre permanence et événement, où la France se caractérise par des pratiques de coopération plus marquées qu’ailleurs. Nous parlons des stratégies des événements : s’inscrire sur des territoires, rechercher des mutualisations dans un nombre croissant de domaines qui, jusque-là, restaient l’apanage de choix individuels. Les nouvelles stratégies économiques sont celles qui émergent de logiques de concentration verticale et horizontale dans le secteur des festivals, même si lesdites stratégies à 360° (qui embrassent la totalité d’un secteur) restent rares et contestées dans leur efficacité18. C’est un mouvement qui vient de loin (depuis la crise du disque et la réévaluation du marché du live), mais s’étend à d’autres secteurs que les seules musiques actuelles, auxquelles on pense plus volontiers. Ces stratégies posent un enjeu de diversité des programmations, d’inflation de certains coûts, de course à l’audience « facile ». Elles posent un enjeu de sens de l’action publique : faut-il qu’elle soit, au nom de l’emploi par exemple, dans l’accompagnement des grands opérateurs commerciaux ; faut-il qu’elle s’en écarte radicalement, tout en s’efforçant de réguler les tendances à la marchandisation ? Si les stratégies privées ne sont pas forcément à 360°, l’action publique ne doit-elle pas, par définition, tendre vers cette ouverture pour embrasser la diversité des enjeux posés ici ? Les politiques publiques en matière de festivals sont aujourd’hui marquées par trois caractéristiques :

1. L’État a traditionnellement du mal à formuler un discours sur les festivals qui soit suivi de pratiques en totale cohérence avec la philosophie explicite. Le rapport Cohen (2016) manifeste une intention de dépasser ces difficultés. Nous en attendons la concrétisation.

2. Les soutiens publics sont de types extrêmement divers, qui vont depuis l’initiative et la gestion directe de l’événement à la participation au conseil d’un établissement, à la subvention classique, jusqu’à l’aide en nature et en industrie. Ils le sont au titre de politiques culturelles, mais aussi d’action touristique, d’aménagement du territoire, de politique économique, etc.

3. C’est une action publique multi-niveau, plutôt favorable en France aux festivals si on compare la situation avec les pays étrangers. Le paradoxe est que l’intensité des soutiens publics n’a généralement pas d’impact réel sur le comportement des festivals, notamment en termes de coopération et de mutualisation.

18 E.Négrier, « La culture est-elle soluble dans la concentration économique ? », Nectart n°6, décembre 2017 (en cours de publication).

Les finalités d’un soutien public Les motivations d’une collectivité territoriale à soutenir un festival sont multiples. Dans le schéma suivant, on repère à gauche les quatre horizons qui reviennent le plus souvent dans leurs discours et projets de mandat. Au centre, les protagonistes clefs qui correspondent à ces différentes finalités sont en interaction, et en lien avec ceux qui sont au principe même de l’événement, les artistes. Tout serait simple si au singulier de l’objectif – à gauche – correspondait un singulier du domaine d’action – à droite. Or ce n’est pas le cas, et cela illustre une réalité structurelle des festivals.

Au rayonnement culturel correspondent des envergures de festival totalement variables. Comment mesurer le rayonnement et l’appliquer à une réalité aussi variée ? Faut-il retenir la structure géographique des publics, de la programmation ? Faut-il s’en remettre à la médiatisation du festival pour établir un tel rayonnement ? A quelle échelle considérons-nous que le rayonnement doive être attesté : régionale, nationale, internationale ? Au développement territorial correspond, au gré des régions, une tendance à opposer deux géographies culturelles :

- celle des métropoles, où règnent les réseaux d’équipement permanent, les saisons, où les techniciens du spectacle, une bonne partie des professions culturelles et des équipes artistiques résident à l’année.

- Celui des zones rurales et petits bourgs de centralités secondaires, qui n’auraient pas les moyens d’une telle permanence, et pour lesquels les festivals, parfois très importants, seraient la seule voie de développement culturel.

Ce raisonnement n’est pas suivi que dans les régions françaises (Nouvelle Aquitaine, Occitanie, PACA, Bretagne) où les contrastes métropoles/ruralités sont très importants. On le retrouve dans des pays comme la Norvège, la Hongrie, mais aussi l’Espagne. Il n’est pas dénué de réalisme. Cependant, poussé à son paroxysme, il conduit à valider une fracture territoriale dans l’espace-temps qui n’est pas sans poser de douloureux problèmes d’équité territoriale. À la création artistique correspondent des secteurs et disciplines pour lesquels les impératifs ne sont pas les mêmes. D’autre part, le critère de « créativité » ne correspond nullement à un consensus parmi

Audience

Partenariat

Opérateur

Institution

LES FINALITÉS D’UN SOUTIEN TERRITORIAL AUX FESTIVALS

Envergures

Territoires

Secteurs

Rayonnement Culturel

Développementterritorial

Création artistique

Légitimation politique Multi-niveau

les acteurs culturels. Par exemple, le soutien à une production locale est-il un objectif recevable en termes artistiques ? L’association des spectateurs à la décision artistique doit-elle être considérée comme un critère d’excellence, d’innovation ? On sent bien ici que des philosophies de la création coexistent sur un même espace, plus souvent prêtes à s’écharper qu’à se combiner. A la légitimation politique correspond l’identité paradoxale de l’élu, à la fois intéressé (par le sujet) et désintéressé (en termes d’influence). Nous savons qu’il y a parfois loin de la coupe aux lèvres (cf.infra, introduction). Mais surtout, le soutien aux festivals étant multi-niveau, il convient de parler d’intérêts politiques et institutionnels divers. Y compris auprès d’un même festival, des collectivités territoriales s’engagent pour des raisons qui peuvent être diverses, voire contradictoires. A l’heure de réfléchir à des perspectives de contractualisation, il faut avoir en tête ces incohérences nécessaires du soutien public. Organiser le soutien public territorial La question de l’organisation du soutien public se situe dans un contexte que nous avons déjà évoqué : celui de la fusion des régions. Au-delà des nombreuses différences qui peuvent être observées quant à la façon dont les anciens conseils abordaient leur rapport à la culture et définissaient leurs politiques à son égard, il nous semble que l’un des principaux enjeux (au-delà de la question de l’intensité du soutien public, du maintien et du développement des écosystèmes et emplois culturels territoriaux, de la mise en œuvre de la réforme territoriale)tourne autour d’un dilemme que les régions partagent avec tous les niveaux d’action publique. Ce dilemme stratégique se trouve dans la façon dont ils articulent deux philosophies d’intervention opposées. Elles se retrouvent sur le schéma ci-après.

D’un côté l’entrée par la filière, qui conduit certaines directions à la culture à considérer que le festival fait partie d’un secteur (les musiques actuelles, savantes, la danse contemporaine, le hip-hop, etc.) au sein duquel il fait sens. Il y a donc lieu de traiter des festivals au sein de services spécialisés sur ces secteurs. La perspective d’une entrée filière, c’est de valoriser les interactions entre permanence et intermittence, entre saisons et événements, entre métropole et ruralités autour d’une question artistique. La limite de cette entrée, c’est précisément le risque de fermeture de l’action publique sur cette définition sectorisée, professionnelle, d’une discipline, sans s’intéresser aux interactions qu’elle vit ou pourrait vivre avec d’autres secteurs, sur l’espace régional ou non. L’entrée par le territoire est à bien des égards inverse. Elle consiste à faire des festivals des opérateurs territoriaux, c’est à dire des acteurs qui doivent y trouver une motivation et des ressources majeures. L’organisation d’un tel soutien passe dès lors par une gestion généraliste, touchant aux événements en

FILIÈRE

TERRITOIRE

POLITIQUEFESTIVALIÈRE

§ + Cohérence sectorielle

§ - Focalisation artistique

§ + Ouverture stratégique

§ - Hétérogénéité des critères

MUTUALISATIONCOOPÉRATION

DÉVELOPPEMENTAMÉNAGEMENT

ORGANISER LE SOUTIEN TERRITORIAL : LES DILEMMES STRATÉGIQUES

soi, et leur appliquant des critères convergents, tout domaine artistique confondu. Sa perspective est donc d’ouvrir les événements artistiques à des problématiques comme le tourisme, l’aménagement du territoire, les politiques éducatives et sociales, etc. On peut y former, en ces temps de rigueur budgétaire, l’espoir de nouvelles ressources pour la culture. Mais on peut aussi y anticiper la dilution des critères propres de soutien à la culture dans des finalités politiques plus larges, et de moindre ambition artistique et culturelle. Tout l’intérêt de discuter de ce dilemme filière/territoire est qu’il ne peut être tranché par un choix radical de l’un ou de l’autre. A une entrée privilégiant la filière doivent être associés des instruments d’ouverture territoriale. A l’autre qui prendrait d’abord parti pour le territoire, la réflexion sur les filières professionnelles ne peut pourtant échapper. Comment combiner les deux ? Telle est la question.

2.2. La festivalisation comme pratique culturelle Que savons-nous de l’audience des festivals ? Nous savons d’abord que nous nous sommes longtemps trompés en pensant à elle comme à une petite famille vorace qui consomme presque tous les spectacles, s’identifie au festival, y revient chaque année comme un rituel19. Voici cinq constats et leurs conséquences stratégiques.

Premièrement, le public devient de plus en plus régional. C’est la conséquence du développement du nombre de festivals depuis les années 1990. Puisqu’il peut trouver à proximité un événement de son choix, le public tend à moins se déplacer. Ce phénomène fait que la part des publics extra-régionaux et étrangers est de plus en plus réduite, sauf exception. Garorock est à cet égard exemplaire, avec un grand sud-ouest qui déborde les frontières de la Nouvelle Aquitaine. On retrouve un phénomène similaire avec les Eurockéennes de Belfort20 où le public du grand Est est très largement majoritaire. Ce constat d’une régionalisation des publics est confirmé par une enquête internationale réalisée en 2013 sur une dizaine de pays occidentaux21. Deuxième changement sociologique, la féminisation. Le public a toujours été à prédominance féminine pour la danse ; mais il l’est devenu pour la musique classique, les musiques du monde, le théâtre ou

19 Négrier, E., Djakouane, A., Jourda, M., (2010), Les publics des festivals, Paris : Michel de Maule-France Festivals 20 Négrier, E., Djakouane, A., Jourda, M., Un territoire de rock. Le public des Eurockéennes de Belfort, Paris : L’Harmattan ; Négrier, E., Djakouane, A., Le public des Eurockéennes de Belfort, Rapport 2015, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01434480/document 21 Négrier, E., Bonet, L., Guérin, M., (eds) Music Festivals : a Changing World, Paris : Michel de Maule publisher, 2013 - https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01439617

CHANGERDEREGARDSURLESPUBLICS…

AVANT APRÈSLESFIDÈLESLepublic?Unegrandefamillequirevient,rituellement

LESNÉOPHYTES39%(FranceFestivals2008)36%(Eurockéennes 2010)40%(Eurockéennes 2017)

LESVORACESLepublic?Desspectateursquiparticipentàlamajoritéduprogramme

LESPAPILLONS:39%(FranceFestivals2008)35%(MusiquesduMondePACA2012)

LESNOMADESLepublic?Uneaudiencenationale,internationale…desgensquiviennentdeloin…

LESVOISINS:71%(FranceFestivals2008)37puis44,puis36%(Eurocks 2010-2014-2017)*77%(MusiquesduMondePACA2012)

*Mais67%avecL’ex-Lorraineetl’ex-Alsacevoisines

encore le jazz. Récemment, nous avons même constaté que les femmes étaient désormais plus nombreuses que les hommes dans un festival de rock que nous suivons depuis 10 ans : les Eurockéennes de Belfort. Garorock avait réalisé une enquête en 2010 qui notait un public encore majoritairement masculin (55%). Nous pouvons faire le pari qu’ici aussi les femmes, conformément à la population française, sont majoritaires dans le public. Troisième changement, le vieillissement des publics. On a l’habitude de parler du « syndrome des crinières blanches » pour le théâtre, la musique classique ou les festivals de littérature. Mais ce phénomène de vieillissement est également valable pour le rock, le blues, qui semblent pourtant s’adresser à un public plus jeune. Pourquoi ? Parce que si les jeunes continuent d’être attirés par ces esthétiques – ils sont toujours beaucoup plus jeunes quand on observe les « nouveaux publics » – les anciens restent eux aussi. Le rock, ainsi, illustre son attractivité transgénérationnelle qui pèse sur les nouvelles formes de fréquentation festivalière, et l’orientation des comportements sociaux. Tous ces changements ont en effet des conséquences sur la manière de prendre en compte la diversité possible des manières de connaître un festival, de le vivre, de s’y sentir « chez soi ». La quatrième leçon, c’est l’importance du taux de renouvellement des publics. Même pour des festivals âgés de plus de vingt ans, les nouveaux spectateurs représentent souvent près du tiers de l’audience. C’est beaucoup plus que les lieux culturels permanents, quel que soit le style de programmation. L’attractivité des festivals est due au fait que la barrière symbolique à l’entrée du festival est moins élevée que celle à l’entrée d’un théâtre, d’un auditorium. Et ce renouvellement va souvent de pair avec une ouverture à des catégories sociales moins favorisées. Il reste des fidèles, bien sûr, mais ceux-ci sont moins nombreux que dans l’image de la « famille vorace »22. De nouvelles pratiques apparaissent : la réservation de dernière minute, la participation intermittente ou ponctuelle pour un seul spectacle. Le renouvellement pose donc un enjeu de fidélisation et questionne les stratégies des festivals. Ces stratégies doivent notamment s’appuyer sur un constat de base de toute pratique festivalière : c’est une pratique sociale qui passe par la famille, le couple, les amis, les groupes. Ceux qui vont seuls au festival sont de vieux habitués qui appartiennent en général à l’élite sociale. La cinquième leçon concerne les goûts des gens. Certes, un festival de rock privilégie le goût… pour le rock ! Mais ces goûts évoluent parfois de façon surprenante, comme l’indique le tableau ci-après, au sujet des publics des Eurockéennes de Belfort et d’une enquête réalisée en PACA sur les publics des festivals de musiques du monde.

Tableau 2 : « Vos goûts musicaux : vous aimez… » Genre (Note/20) Eurock 2010 Eurock 2014 PACA 2012 Classique 7 9 13 Rap, hip-hop 9 10 8 Métal 9 9 5 Musique du monde 11 10 16 Jazz, blues 11 11 15 Reggae, ska 12 11 12 Chanson 12 10 15 Electro 13 14 8 Rock 18 18 15

NB : question à 4 échelles d’appréciation (beaucoup, assez, peu, pas du tout) reportées sur une échelle de notation sur 2023.

22 Sullivan,O., Katz-Gerro, T., (2007), Theomnivore thesis revisited: voracious cultural consumers,EuropeanSociologicalReview,23,2,p.123-137.23 Source du tableau : Négrier, E., Djakouane, A., Jourda, M., Un territoire de rock. Le public des Eurockéennes de Belfort, Paris : L’Harmattan ; Négrier, E., Djakouane, A., Le public des Eurockéennes de Belfort, Rapport 2015, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01434480/document ; E.Négrier, 2014, La musique du monde et ses publics, Marseille : Le mot et le reste.

On voit ainsi que les goûts évoluent, certes lentement, mais aussi que le rap et le hip-hop, l’électro… et la musique classique ! sont en hausse. Un paradoxe qui n’en est pas un si on prend en considération l’évolution sociologique des publics : cela a à voir avec le vieillissement des publics et leur féminisation. Signalons, au titre des paradoxes apparents, qu’aux États-Unis les deux secteurs qui ont le vent en poupe, dans la création festivalière, sont l’électro et ses variantes d’une part, mais aussi… la country music ! L’évolution des goûts des publics est double. Premièrement, une fragmentation considérable des goûts artistiques, à la mesure de la fragmentation de l’offre elle-même. On aime moins le théâtre que tel théâtre, la danse que telle danse, le rock que tel indie rock anglais, le hip-hop que le b-boying ou le popping. Mais au-delà de cette hyper-spécialisation des goûts (individualisation) ; on assiste à une multiplication des liens entre tel et tel type de goût (hybridation). Les combinaisons se multiplient, et sont moins dues à une transmission verticale (parents, école, institution) qu’à une transmission horizontale (les pairs, les amis, les collègues). En dépit de ces hybridations, il reste intéressant de faire le lien entre l’identité sociologique des publics et leurs préférences musicales.

2.3. La question des retombées économiques Les opérateurs de festivals tentent en général de justifier le soutien public – et privé – par l’importance des retombées territoriales que leur activité engendre. C’est à la fois pertinent et risqué. Nous avons, plusieurs fois, opéré une estimation de ces retombées (liées aux dépenses que le festival lui-même accomplit sur le territoire ; et aux dépenses que les festivaliers non locaux font eux aussi). Que constatons-nous ? Que ces retombées sont croissantes. Dans notre étude de 200624, on évaluait les dépenses territoriales du festival à environ 25 % des budgets. Nos plus récentes enquêtes dépassent 50 %, et ce, parfois allègrement.

C’est donc que l’idée un peu schématique que les festivals seraient des opérateurs « hors-sol », intermittents, est de moins en moins vrai. Leur emploi, leur partenariats et ressources techniques se territorialisent. Ils ont donc raison de s’appuyer sur cette donnée pour s’accréditer. Mais le risque est de faire de cette retombée un critère de soutien, public ou privé, à l’événement. La dérive d’un tel calcul est évidente : ce n’est pas parce qu’un festival rapporte beaucoup qu’il est digne de soutien. Le tableau ci-dessous rend compte d’une enquête menée en 2008-2009 auprès de 19 événements. Avec la même méthode, on a donc estimé les retombées (directes et indirectes) et abouti à un premier classement du premier (n°1) au dernier (n°19) en importance des retombées. Nous avons ensuite soumis, en masquant ce premier classement, cette liste à des acteurs dont la fonction est de soutenir ou non un festival en vertu de critères artistiques et culturels (la « pertinence culturelle »). Comme on le voit, le classement est tout autre. Il n’est d’ailleurs ni celui d’un festival d’autant meilleur artistiquement qu’il est faible économiquement (importation de la thèse de l’artiste maudit), ni celui d’un festival d’autant meilleur économiquement qu’il est pertinent au plan artistique (thèse de l’alignement entre économie et esthétique). Il y a indépendance radicale des deux critères, ce qui implique qu’une proposition culturelle doive se justifier selon des critères propres, et non au strict plan économique. Elle devrait alors se situer par rapport à d’autres formes événementielles potentiellement plus rentables, en matière de sport, par exemple. La retombée économique, c’est bien, à condition d’en faire une valeur ajoutée, par un principe de sélection.

24E.Négrier,M.Jourda(2006),Lesnouveauxterritoiresdesfestivals,Paris:MicheldeMaule.

Tableau 3 : Pertinence économique et pertinence culturelle des retombées festivalières

3. FESTIVALS(MOIS) RETOMBÉEÉCONOMIQUE PERTINENCECULTURELLE25

BATTERIE/MAI 11 6

VIOLON/JUIN 8 8

CLAQUETTEJUIN 19 4

BOURRÉE/JUIN-JUILLET 16 1

SAXOPHONE/JUILLET 5 16

VIBRAPHONE/JUILLET 14 3

YOUKOULÉLÉ/JUILLET 2 13

HARPE/JUILLET 13 7

ALTO/JUILLET-AOÛT 1 14

OUD/JUILLET 4 9

BANJO/AOÛT 12 17

BASSE/JUILLET 14 11

CHANT/JUILLET 10 19

CONGAS/AOÛT 3 12

SYNTHÉTISEUR/AOÛT 9 18

CLARINETTE/AOÛT 6 2

GUITARE/OCTOBRE 7 10

TROMPETTE/NOVEMBRE 18 15

TRIANGLE/NOVEMBRE 17 5

Source : élaboration personnelle d’après « Les publics des festivals », 2010.

25 La démonstration que comporte ce tableau évoque avec prudence la notion de pertinence culturelle, éminemment discutable, en la considérant ici comme le fruit du jugement d’une personne ayant autorité sur la question (qui finance ou non un festival dans le cadre de « sa » politique culturelle) et étant reconnue à ce titre. Tous les noms de festivals ont été remplacés par des pseudonymes.

Conclusion Le grand dilemme stratégique des politiques culturelles territoriales reste leur positionnement intermédiaire entre deux pôles. Le premier est l’ambition culturelle en soi et pour soi, telle qu’elle est portée par les institutions spécialisées (agences, ministères, directions culturelles). C’est le domaine des finalités intrinsèques, qui ne le sont sans doute jamais tout-à-fait, car toute spécialisée soit-elle, une politique culturelle est toujours animée par des anticipations et ambitions étrangères au seul champ culturel : rayonnement territorial par la culture, légitimation politique, etc. Comme nous le disions plus haut, en politique culturelle il s’agit à la fois de faire de la culture avec la politique mais aussi de la politique avec la culture. Dans ce premier domaine, c’est tout de même de la valeur en soi d’investir dans la culture dont il est question. Le second domaine est au contraire celui des finalités extrinsèques, où intervenir en culture se justifie par la poursuite d’autres objectifs. C’est la culture pour... (l’intégration sociale, le développement économique, la reconnaissance des minorités, l’aménagement du territoire, l’éducation, etc.). C’est sur ces deux plans qu’une politique culturelle départementale fait valoir son identité stratégique. Dans un contexte de rigueur budgétaire qui, après avoir été validée pour sa constitutionnalité (réforme fiscale de 2009), mise en œuvre au plan financier depuis, et confirmée récemment par le gouvernement Philippe, avec une économie de 13 milliards demandées aux collectivités territoriales à l’horizon 2022. Les départements, toujours annoncés comme la victime sacrificielle de la réforme territoriale en début de processus parlementaire, ressort toujours plus ou moins confirmé des navettes entre Sénat et Assemblée. En culture, nous l’avons vu, il se voit accorder une compétence générale, au-delà du fait d’être pratiquement le seul niveau disposant de compétences obligatoires en ce champ (lecture publique, archives et enseignements artistiques). La double confirmation de cette capacité (légale) à agir ne suffit pas. Encore faut-il que les conseils départementaux précisent leur projet politique pour la culture. Et pour cela, ils peuvent s’orienter à leur façon entre finalités intrinsèques et extrinsèques. Sur le premier plan, cela concerne l’ensemble des missions que les conseils ont établies dans le temps, et dans des domaines assez différents selon les départements : arts plastiques, festivals de musique, enseignement théâtral, arts de la rue, patrimoine, etc. Ici, le volontarisme et l’expertise de l’institution s’appuient sur le travail d’un service culturel spécialisé, et parfois aussi sur celui d’agence sectorielle, comme on le voit en Gironde avec l’IDDAC. Quant au second plan, il est au cœur des politiques qu’un département développe au carrefour de la culture et de ses responsabilités publiques majeures que sont les politiques sociales, éducatives et d’aménagement du territoire. Ici, c’est de partenariat qu’il s’agit : interne à l’institution, mais aussi externe entre niveaux territoriaux et acteurs publics et privés. Les deux pôles d’identification stratégique d’une politique culturelle départementale ne s’excluent pas, ils s’interpénètrent. Il n’y a pas à choisir, en culture, entre le nécessaire et l’inutile. Le 6 novembre 2017, lors des Débats Publics de l’Emploi Culturel, la citation crypto-hugolienne, par la vice-présidente Isabelle Dexpert, du philosophe François Flahaut, le disait assez bien. Il faut certes dénoncer toute dérive utilitariste des politiques culturelles, tout en reconnaissant les causes d’intérêt général qu’elles servent. Leur utilité, c’est aussi leur non-nécessité.