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Hannah Arendt Hannah Arendt La Condition de l'homme moderne Hannah Arendt, Marx et le probl me du travail è -------------------------------------------------------------------------------- Introduction La crise du travail L'action Travailler et uvrer œ Une soci t de consommation éé Introduction La pens e de Hannah Arendt constitue sans aucun doute une des pens es é é fortes de ce si cle, m me si la communaut philosophique (il vaudrait è ê é mieux parler ici des institutions qui gouvernent la discipline philosophique) lui accorde une place encore marginale. Hannah Arendt disait, parlant d'elle-m me, " I don't fit. " En d pit de sa formation classique impeccable, ê é en d pit de ses rapports avec Heidegger et Jaspers, elle est rest e é é longtemps en dehors des grands courants de la philosophie contemporaine, bien qu' l' vidence les choses aient commenc changer. à é éà Si ses analyses sur le syst me totalitaire (dernier volume des "Origines du è totalitarisme") ont eu, malgr tout, un certain retentissement chez les é sociologues et les sp cialistes de sciences politiques, ce n'est peut- tre pas é ê qu'il y a de plus original chez Hannah Arendt. Les discussions chez les marxistes antistaliniens entre les ann es 30 et les ann es 50 sont, de ce é é point de vue, d'une richesse trop sous-estim e et la tentative de H. Arendt é de conduire un parall le syst matique entre stalinisme et nazisme souffre è é de graves d fauts de logique, d fauts qui sont d'autant plus visibles qu'elle é é refuse les amalgames faciles devenus si courants dans la litt rature é d'aujourd'hui, style "Livre Noir Du Communisme". Cependant "le Syst me è totalitaire" ne constitue que la troisi me partie d'un ensemble qui è comprend aussi les essais sur "L'antis mitisme" et "L'imp rialisme", uvres é é œ bien des gards passionnantes. Et les consid rations sur l' tat-nation et à é é É sa d composition permettraient sans doute d' clairer les d bats é é é contemporains sur la mondialisation et la dilution des pouvoirs des tats. É Mais Hannah Arendt ne s'en tient pas la th orie politique. Ses articles sur à é "La crise de la culture" -- devraient tre imp rativement recommander ê é à tous nos r formateurs de l'enseignement. Dans "La condition de l'homme é moderne" qui constitue une confrontation stimulante avec la pens e de é Marx sur un de ses points les plus ambigus, elle s'attaque au probl me du è travail et de sa place dans la hi rarchie des activit s humaines. é é Il me semble d'autant plus int ressant de revenir sur cette question qu'une é partie importante des travaux publi s r cemment sur le th me de la " fin é é è du travail " s'inspirent souvent des analyses de "La condition de l'homme moderne". Parfois, il s'agit m me d'un pillage presque syst matique ê é quoique non avou . Mais un pillage qui vacue les probl mes pos s par é é è é Hannah Arendt pour s'en tenir un expos squelettique de ce qu'on prend à é pour ses th ses. Je laisserai de c t ces d veloppements r cents -- trait s è ôé é é é dans mon livre sur "La fin du travail et la mondialisation" -- pour m'en tenir la question centrale de l'analyse du travail et de la confrontation avec à Marx. Je voudrais montrer que les th ses de Hannah Arendt sont tout la è à fois stimulantes -- elles tranchent dans le vif de l' conomisme et du é 1

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  • Hannah ArendtHannah Arendt

    La Condition de l'homme moderneHannah Arendt, Marx et le probl me du travail

    --------------------------------------------------------------------------------

    IntroductionLa crise du travail

    L'action Travailler et uvrer

    Une soci t de consommation

    Introduction

    La pens e de Hannah Arendt constitue sans aucun doute une des pens es fortes de ce si cle, m me si la communaut philosophique (il vaudrait mieux parler ici des institutions qui gouvernent la discipline philosophique) lui accorde une place encore marginale. Hannah Arendt disait, parlant d'elle-m me, " I don't fit. " En d pit de sa formation classique impeccable, en d pit de ses rapports avec Heidegger et Jaspers, elle est rest e longtemps en dehors des grands courants de la philosophie contemporaine, bien qu' l' vidence les choses aient commenc changer.

    Si ses analyses sur le syst me totalitaire (dernier volume des "Origines du totalitarisme") ont eu, malgr tout, un certain retentissement chez les sociologues et les sp cialistes de sciences politiques, ce n'est peut- tre pas qu'il y a de plus original chez Hannah Arendt. Les discussions chez les marxistes antistaliniens entre les ann es 30 et les ann es 50 sont, de ce point de vue, d'une richesse trop sous-estim e et la tentative de H. Arendt de conduire un parall le syst matique entre stalinisme et nazisme souffre de graves d fauts de logique, d fauts qui sont d'autant plus visibles qu'elle refuse les amalgames faciles devenus si courants dans la litt rature d'aujourd'hui, style "Livre Noir Du Communisme". Cependant "le Syst me totalitaire" ne constitue que la troisi me partie d'un ensemble qui comprend aussi les essais sur "L'antis mitisme" et "L'imp rialisme", uvres

    bien des gards passionnantes. Et les consid rations sur l' tat-nation et sa d composition permettraient sans doute d' clairer les d bats contemporains sur la mondialisation et la dilution des pouvoirs des tats.

    Mais Hannah Arendt ne s'en tient pas la th orie politique. Ses articles sur "La crise de la culture" -- devraient tre imp rativement recommander tous nos r formateurs de l'enseignement. Dans "La condition de l'homme moderne" qui constitue une confrontation stimulante avec la pens e de Marx sur un de ses points les plus ambigus, elle s'attaque au probl me du travail et de sa place dans la hi rarchie des activit s humaines.

    Il me semble d'autant plus int ressant de revenir sur cette question qu'une partie importante des travaux publi s r cemment sur le th me de la " fin du travail " s'inspirent souvent des analyses de "La condition de l'homme moderne". Parfois, il s'agit m me d'un pillage presque syst matique quoique non avou . Mais un pillage qui vacue les probl mes pos s par Hannah Arendt pour s'en tenir un expos squelettique de ce qu'on prend pour ses th ses. Je laisserai de c t ces d veloppements r cents -- trait s dans mon livre sur "La fin du travail et la mondialisation" -- pour m'en tenir

    la question centrale de l'analyse du travail et de la confrontation avec Marx. Je voudrais montrer que les th ses de Hannah Arendt sont tout la fois stimulantes -- elles tranchent dans le vif de l' conomisme et du

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  • scientisme dominants -- mais aussi redoutablement ambigu s, qu'elles peuvent nourrir une critique pertinente de la modernit aussi bien qu'une impuissante nostalgie d'un monde jamais disparu de l'artisanat et de la claire s paration de genres de vie. Je chercherai, partir de l mieux

    claircir le rapport en Arendt et Marx - Hannah Arendt prend Marx au s rieux mais je crois qu'elle reste prisonni re d'une lecture marxiste assez orthodoxe qui la conduit souvent attaquer Marx l o elle est, de fait d'accord avec lui.

    La crise du travail

    Le prologue de la Condition de l'homme moderne pourrait tre crit aujourd'hui. Apr s avoir soulign la port e philosophique consid rable de la conqu te de l'espace, Hannah Arendt crit : " Plus proche, galement d cisif peut- tre, voici un autre v nement non moins mena ant. C'est l'av nement de l'automation qui, en quelques d cennies, probablement videra les usines et lib rera l'humanit de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l'asservissement la n cessit . L , encore, c'est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la r volte, le d sir d' tre d livr des peines du labeur ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l'histoire. Le fait m me d' tre affranchi du travail n'est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privil ges les plus solidement tablis de la minorit . A cet gard, il semblerait simplement qu'on s'est servi du progr s scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les poques avaient r v sans pouvoir y parvenir. "

    Hannah Arendt fait r f rence ici une tradition, qu'on peut faire remonter l'Antiquit grecque, dans laquelle le travail est d valoris et consid r

    simplement comme le genre d'activit propre aux esclaves. Il s'agit pour elle, non de restituer la conception grecque, mais de prendre appui sur cette tradition pour la faire jouer comme un outil critique de la condition de l'homme moderne. On trouve, en effet, des tentatives d'explication de cette conception du travail chez les grands auteurs de la philosophie grecque classique. Ainsi, dans un passage tr s embarrass des Politiques, Aristote cherche penser le probl me de l'esclavage, se demandant si cette institution n'est pas contraire la justice. Or l'argument central d'Aristote, ou, du moins, celui qui n'est jamais r fut et reste le seul solide, est l'argument selon lequel on ne sait pas comment faire pour se passer de cette institution, indispensable la vie de l'ensemble de la cit . Aristote

    voque l'hypoth se que "les ing nieurs n'auraient pas besoin d'ex cutants, ni les ma tres d'esclaves " si " les navettes tissaient d'elles-m mes et les plectres jouaient tout seuls de la cithare." Mais cette id e, dans laquelle Marx voit une des manifestations du g nie aristot licien, lui para t extravagante ; l'esclavage est donc reconduit comme une n cessit ternelle. Les hommes libres doivent savoir user judicieusement des

    esclaves s'ils veulent conserver leur temps libre, leur loisir au sens noble (la skol ), pour la philosophie et la vie publique. Si travailler, c'est vivre la condition de l'esclave, la libert n'est donc possible que lorsqu'on m ne une vie lib r e de la contrainte du travail : cette id e ancienne viendra jusqu' nos jours, port es par les anciennes classes dominantes (le travail est l'activit ignoble par excellence). On retrouve aussi cette id e chez Nietzsche et chez d'autres auteurs nostalgiques du pass grec et elle y est utilis e comme critique d'un monde moderne soumis la rationalit technicienne. Pour cette raison m me, la critique du travail comme tant, par essence, esclavage pourra se retrouver dans les mouvements anticapitalistes, par exemple, dans certains courants du socialisme utopique. Ainsi chez Fourier. Pour ces derniers courants - et Marx y puise en partie son inspiration - l'avantage de la technique et du d veloppement de l'industrie moderne tient ce qu'ils permettent d'envisager comme une

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  • possibilit r elle la construction d'une organisation sociale lib r e du travail, d'une soci t dans laquelle, la diff rence de la cit antique, la skol , loin d' tre le privil ge d'une minorit pourrait tre envisag e comme la skol pour tous.

    Mais la critique du travail op r e par Hannah Arendt ne s'inscrit pas dans cette filiation. Elle r fute l'optimisme qui voit dans l'automatisation moderne le moyen technique de la r alisation du grandiose projet de la skol pour tous. En effet : " L' poque moderne s'accompagne de la glorification th orique du travail et elle arrive en fait transformer la soci t tout enti re en une soci t de travailleurs. Le souhait se r alise donc, comme dans les contes de f es, au moment o il ne peut que mystifier. C'est une soci t de travailleurs que l'on va d livrer des cha nes du travail, et cette soci t ne sait plus rien des activit s plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette libert . Dans cette soci t qui est galitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facult s de l'homme. M me les pr sidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois n cessaires la vie de la soci t , et, parmi les intellectuels, il ne reste plus que quelques solitaires pour consid rer ce qu'ils font comme des uvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une soci t de travailleurs sans travail, c'est- -dire priv s de la seule activit qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. "

    Bien avant que l'expression soit la mode, Hannah Arendt peut appara tre, ici, comme la v ritable th oricienne de "l'horreur conomique". Elle per oit, avec un sens tr s aigu de la r alit historique, que le d veloppement sans fin de la base productive du mode de production capitaliste, loin de mener au bonheur et la satisfaction des besoins dans une soci t de loisirs et de consommation, ouvrira au contraire la voie une crise qui ne sera pas seulement une crise conomique classique mais une v ritable crise de la vie humaine elle-m me. Cette perception historique se fonde sur une conception originale du travail, ou, plus exactement sur la tentative de redonner vie et force une conception que H. Arendt tire la philosophie antique, de Platon et Aristote saint Augustin.

    Il faut donc commencer par la critique sans concession de la conception moderne qui subsume sous le travail peu pr s toutes les sortes d'activit s, tous les genres de la vie active, qu'il s'agisse du travail agricole, de l'ouvrage des artisans, de la vie politique ou de l'activit intellectuelle pure. H. Arendt ne se contente pas de tailler dans cette confusion et de reconstruire des s parations conceptuelles entre les divers genres de vie. Elle articule ces s parations conceptuelles sur un syst me de trois partitions, ou de trois dichotomies, hi rarchiquement ordonn es. Mais ce qui constitue le n ud o s'articulent ces dichotomies, le point central qui donne son sens tous les autres d veloppements, c'est la tentative de faire table rase de toute la philosophie moderne du travail, dont Hannah Arendt postule qu'elle est commune aux conomistes classiques anglais et

    Marx. Mais comme cette conception moderne du travail est articul e la conception de la science qui domine partir de Galil e, Descartes et Newton, c'est bien la remise en cause des " sciences europ ennes " qui se profile. videmment, dans tout cela on trouvera de nombreux th mes dont la filiation avec la pens e de Heidegger n'est pas douteuse. Mais c'est l une g n ralit trop vague pour tre utile et pour caract riser ce qu'accomplit v ritablement Hannah Arendt. Du reste, si on peut dire que Heidegger vise trop large quand il parle de la technique et du travail et, finalement, manque son but, Hannah Arendt, au contraire, tente d' viter

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  • ces g n ralit s sans contenu pour s'attaquer de front notre condition, dans ce qu'elle a de tout fait sp cifique notre poque.

    L'action

    Cette confusion entre les divers genres d'activit a des origines philosophiques lointaines : la tradition platonicienne ou chr tienne, en donnant l'importance d cisive l'opposition de la vie active et de la vie contemplative a tendu, par contrecoup, effacer la diff rence entre les divers genres d'activit s de la vie active, puisque, en d pit de leurs diff rences, ces divers genres de vie appartenaient une sph re inf rieure, renvoyaient aux parties de l' me les moins nobles. De m me, la traduction de la d finition de l'homme selon Aristote comme " zoon politikon " par " animal social " et non " animal politique " efface toutes les fronti res entre les diverses formes de la " vie sociale " en g n ral et dissout la sp cificit de la cit dans toutes les autres formes d'association : il n'y aurait plus de distinction de nature entre la cit , comme entit proprement politique, et n'importe quelle sorte d'association cr e pour des buts particuliers. Ces confusions sont men es leur point culminant dans la conception moderne qui fait du travail la valeur supr me, quoi se ram nent toutes les activit s sociales, pour autant qu'elles aient une valeur ; ainsi la conception moderne, par exemple, valorise l'action de l'homme politique en l'assimilant un travail, et non parce qu'il serait en soi noble de s'occuper des affaires de la cit .

    Sch matiquement, H. Arendt distingue, au sein de la vie active, une premi re division essentielle entre les activit s qui concernent le domaine public et celles qui ont trait la vie priv e ; elle rappelle que ce domaine priv , pour les Anciens, loin d' tre comme pour nous celui de la r alisation du bonheur individuel, tait essentiellement celui du besoin, de la n cessit impos e pour reproduire les conditions de la vie humaine. Le domaine public, au contraire, est celui de l'action, celui dans lequel l'individu libre peut se consacrer aux affaires publiques, celui des rapports entre gaux, celui dans lequel seulement il est possible de parler du bonheur , celui enfin dans lequel chaque homme peut entrer dans la m moire de la communaut et gagner ainsi sa part d'immortalit . Il est donc clair que mener une vie uniquement priv e, c'est, dans ce contexte, mener une vie priv e de l'essentiel, car l'essentiel, pour une vie humaine, r side dans cette vie publique, dans cette vie o les hommes entrent en rapport les uns avec les autres par la m diation du langage et non par la m diation des choses. En effet, et je crois que, sur ce point, les analyses de Hannah Arendt restent tout fait pertinentes, l'action publique ne peut pas, en droit, tre assimil e

    un travail. Cette assimilation dans le monde moderne en dit long sur nos repr sentations de la vie et renvoie une conception de la vie sociale qui tend exclure le politique en tant que tel. L'action, au sens de H. Arendt, est ce qu'on pourrait appeler un " agir communicationnel ". Or la caract riser comme travail, c'est l'assimiler l'activit qui porte sur les choses et c'est donc transformer la vie politique en une technique, un savoir-faire, reposant ventuellement sur une science, dont l'objet est une soci t r ifi e, transform e en chose. On conna t la formule de Saint- Simon, reprise par Marx, " passer du gouvernement des hommes l'administration des choses ", ce qui est la formule m me de la technocratie.

    L'analyse de Hannah Arendt pr sente une faiblesse qui tient son id alisme ; les volutions de la r alit sociale, l'assimilation de l'action au travail, l'abolition des s parations traditionnelles entre les divers modes d'activit , sont expliqu es, d'une part, par des r f rences vagues au " monde moderne " en g n ral et, d'autre part, par les confusions de ses th oriciens, les conomistes classiques anglais ou Marx. Or, la destruction des structures traditionnelles de l'activit n'est pas le propre du monde

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  • moderne en g n ral, car le " monde moderne ", a ne veut rien dire de pr cis ou, plus exactement, a englobe trop de choses, Galil e, Moli re, la Compagnie des Indes orientales, l'Encyclop die, la d mocratie, le " totalitarisme ", la physique quantique et des tas d'autres choses encore. S'il y a destruction des structures traditionnelles de l'activit , c'est la cons quence du d veloppement du mode de production capitaliste et c'est Marx qui, le premier, en a donn une analyse historique pr cise.

    Consid rons d'abord le rapport entre la vie active et la vie contemplative. La science tait pour les Anciens essentiellement th oria, c'est- -dire contemplation ; elle tenait sa valeur de ce qu'elle tait s par e de toutes les n cessit s de la vie pratique ; cet id al grec s'est maintenu assez longtemps et il y a encore quelques savants qui osent s'affirmer partisans de la science d sint ress e. Le mode de production capitaliste se caract rise, au contraire, par l'int gration de la science aux besoins de la production. La rupture de la science et la philosophie est rendue n cessaire pour orienter la science exclusivement vers les besoins pratiques, directement op ratoires. Dans la conception ancienne, sage, savant et philosophe repr sentaient trois d nominations pour un seul et m me personnage. Dans le monde moderne, le savant doit tre un ing nieur. La science est soumise aux principes de la division du travail et le savant doit produire des r sultats qui peuvent tre incorpor s au fonctionnement de la production. De la m me fa on, si on reprend la d finition que Tony Andr ani donne du politique, comme " espace o s'effectue en dernier ressort la reproduction/transformation du syst me social " , l'action politique se trouve ainsi structurellement int gr e au fonctionnement d'ensemble du mode de production capitaliste. Pour un capitaliste, l'homme politique n'est pas un homme libre qui, par son action, assure son immortalit dans la m moire des hommes ; c'est quelqu'un qui doit remplir des fonctions techniques, en assurant le maintien de l'ordre, en facilitant les

    changes et en participant ainsi la diminution des faux frais de la production. Les hommes politiques eux-m mes ont si bien int gr cette conception que les organisations politiques sont de plus en plus souvent pr sent es comme des entreprises qui assurent des productions et des services et qui, sur le plan comptable comme sur celui de l' valuation des actions publiques, doivent tre soumise aux m mes normes que l'entreprise.

    Quand Hannah Arendt crit que la fin du travail pour une soci t de travailleurs est la pire des choses qu'on puisse imaginer parce que nous ne savons plus rien des activit s plus hautes et plus lev es pour lesquelles il vaudrait la peine de se dispenser de travail, c'est bien cette situation qu'elle vise. Mais cette appr ciation pessimiste est fort contestable : la plupart des individus savent bien qu'il existe des activit s plus lev es que celles que dictent les contraintes de la reproduction des conditions de la vie ; l'expansion de la vie associative, par exemple, aussi vari et aussi confus que cela puisse appara tre, exprime bien cette recherche d'espaces o peut se d ployer la v ritable libert qui suppose une activit d sint ress e. Hannah Arendt tait une admiratrice de la r volution des conseils ouvriers hongrois de 1956, et le " conseillisme " de Rosa Luxemburg a toujours eu une influence souterraine sur sa conception de la d mocratie : elle pouvait donc parfaitement appr cier combien tait puissante, dans les masses populaires, cette aspiration retrouver le vieux sens de l'action, comme action politique libre. Le mouvement ouvrier est n tout simplement de cette constatation que la vie humaine vraiment digne d' tre v cue ne pouvait se r duire la simple reproduction des conditions de la vie. Les gr ves d butent toujours pour des motifs imm diats d'ordre mat riel, mais elles comportent une dimension morale et politique qui va bien au-del de ces motifs imm diats : on ne se fait pas trouer la peau pour quelques centimes d'augmentation.

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  • Hannah Arendt pr sente ainsi comme un mouvement g n ral in luctable, d termin par des causes m taphysiques myst rieuses - un changement de notre rapport au monde - ce qui est l'enjeu d'un combat, de l'affrontement entre deux tendances contradictoires. Le mode de production capitaliste tend soumettre sa loi toutes les sph res de la vie sociale, y compris celles o les individus croient agir librement ; mais loin d' tre une fatalit , cette situation est pr cis ment l'enjeu central, le plus fondamental, de tous les mouvements sociaux ou de tous les mouvements qu'on pourrait appeler du terme g n ral de " mouvements antisyst miques ". L'histoire du mouvement ouvrier est d'une part l'histoire d'une longue lutte pour limiter l'emprise du " travail dict par la n cessit et les fins ext rieures " (Marx) sur la vie individuelle des prol taires. Mais elle est en m me temps l'histoire de la construction par les ouvriers de leur propre espace public, de leur autonomie au sein m me de la soci t capitaliste. On remarquera aussi que c'est pr cis ment cette question de l'autonomie de l'espace politique qui a constitu la premi re ligne de d marcation entre le " parti Marx " et les proudhoniens ; ces derniers s'opposent Marx en affirmant que l'action politique n'est qu'une pure duperie et que la modification des conditions conomiques, l'int rieur m me de la sph re conomique, constitue l'alpha et de l'om ga de la lutte des classes.

    A ces remarques pr s, je veux bien reprendre la distinction de Arendt entre la sph re de l'action et la sph re de la production des conditions de la vie. Un peu plus loin, j'essaierai de montrer que cette distinction est compatible avec la mani re dont Marx voit l'avenir du travail dans ses derniers textes.

    Travailler et uvrerLa distinction introduite par Arendt entre l'action, activit propre au domaine public, et la production des conditions de la vie elle-m me, qui ressortit au domaine priv , se redouble d'une division l'int rieur du domaine priv lui-m me. Alors que nous avons tendance aujourd'hui subsumer sous le concept de travail toutes les activit s qui ont trait aux besoins humains, la production et la reproduction des conditions de la vie, H. Arendt souligne qu'il y a l une division fondamentale, tellement fondamentale qu'elle est inscrite dans la trame m me de nos langues. En effet, les langues indo-europ ennes distinguent toutes ces deux genres d'activit , les couples labor/opus en latin, ponia/ergon en grec, arbeiten/werken en allemand, labour/work en anglais attestent de l'importance et de l'anciennet de la division entre travailler et uvrer.

    Le travail est l'activit qui correspond au processus biologique le plus fondamental ; c'est, au sens le plus imm diat, ce que Marx appelle, de son c t , la reproduction de la vie. " La condition humaine du travail, c'est la vie elle-m me " crit H. Arendt. Mais c'est pr cis ment pour cette raison que le travail ne peut en aucun cas repr senter la valeur humaine la plus importante. Le travail n'est pas encore ce qui est sp cifiquement humain ou plus exactement il correspond la naturalit de l'homme, qui est pour H. Arendt la non-humanit de l'homme. Ce qui caract rise le travail, c'est qu'il est une activit cyclique, une activit qui ne conna t jamais de fin, une activit puisante, toujours recommencer, parce que le besoin biologique revient de mani re cyclique et parce qu'en permanence la nature menace d'envahir et de submerger le monde humain.

    Hannah Arendt pr sente son analyse du travail comme une critique des th ses de Marx, bien qu'elle refuse de joindre sa voie aux " antimarxistes professionnels ". La critique de Marx porte d'abord sur son refus de la

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  • distinction essentielle entre travail et uvre, cette distinction qu'on peut trouver chez Aristote opposant l'artisan, celui qui uvre avec le savoir-faire de ses mains et ceux qui " tels les esclaves et les animaux domestiques pourvoient avec leur corps aux besoins de la vie ", ou chez Locke quand il s pare " le travail de nos corps " et " l'oeuvre de nos mains ". H. Arendt affirme que les Anciens ne m prisaient pas le travail parce qu'il tait effectu par les esclaves. C'est plut t l'inverse qu'il faut comprendre les choses : c'est parce que travail tait consid r comme quelque chose de m prisable que l'esclavage a t institu . Il fut en effet d'abord " une tentative pour liminer des conditions de la vie le travail " . Du m me coup, l'incompr hension de la th orie de la nature non humaine de l'esclave (animal laborans) telle qu'on la trouve chez Aristote, peut s' clairer. Aristote ne niait pas que l'esclave f t capable d' tre humain. " Il refusait de donner le nom d'hommes aux membres de l'esp ce humaine qui taient soumis la n cessit ". H. Arendt, videmment, ne reprend pas directement les th ses d'Aristote son compte, mais, par l'importance qu'elle accorde ces r flexions, elle indique clairement que le travail est consid r fondamentalement comme un esclavage ; non pas le travail salari , le travail de l'esclave ou le travail du serf, non pas donc le travail dans tel ou tel mode de production, mais le travail g n ral, le travail dans son essence en tant que composante fondamentale de la condition humaine. Si le travail est vital, il s'agit, note encore H. Arendt, de la vie au sens biologique, de la vie en tant qu'elle distingue les tres vivants des choses inertes, bref de ce que les Grecs appelaient zo ; mais la vie humaine (bios), cet espace de temps tiss des v nements qui s'intercalent entre la naissance et la mort, de ces v nements qui peuvent tre racont s, unis dans un r cit, la vie, donc, en ce deuxi me sens, proprement humain, la vie en ce deuxi me sens ne s'exprime pas dans le travail.

    L' uvre, pour Hannah Arendt, est exactement l'antagoniste du travail. Elle est l'humanit de l'homme comme homo faber, ce par quoi le monde dans lequel l'homme vit est un monde humain, un monde o la marque de l'homme est rep rable, y compris dans ce qui peut tre pris comme nature. " L'oeuvre fournit un monde artificiel d'objets. [...] La condition humaine de l'oeuvre est l'appartenance-au-monde. " L'opposition du travail et de l' uvre, c'est, au fond, l'opposition entre le travail du chasseur et de l'agriculteur et celui de l'artisan, entre celui qui, bien que sous une forme modifi e, est encore soumis au processus biologique, semblable en cela encore aux animaux, et l'homme dont l'activit est " artifice " et, donc, la marque propre de l'humanit .

    A la diff rence du travail cyclique, l' uvre est un processus qui a un terme. Elle suppose un projet, lequel s'ach ve dans un objet qui poss de une certaine dur e, un objet qui poss de sa propre existence, ind pendante de l'acte qui l'a produite. Le produit de l' uvre s'ajoute au monde des artifices humains. " Avoir un commencement pr cis, une fin pr cise et pr visible, voil qui caract rise la fabrication qui, par ce seul signe, se distingue de toutes les autres activit s humaines. " Il ne s'agit pas ici d'une remarque faite en passant ; cette caract ristique de l'oeuvre est de la plus haute importance. En effet,

    (1) Elle d finit l' uvre comme l'objectivit de la vie humaine qui s'oppose ce que H. Arendt appelle la subjectivisation de la science moderne qui ne fait que refl ter la subjectivisation plus radicale encore du monde moderne. "

    (2) Elle est ce qui fait de l' uvre l'indispensable moyen de la s curit de la vie humaine : l' uvre est ce qui constitue le monde artificiel indispensable pour accueillir la fragilit de la vie humaine.

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  • Or " cette grande s curit de l' uvre se refl te dans le fait que le processus de fabrication, la diff rence de l'action, n'est pas irr versible : tout ce qui est produit par l'homme peut tre d truit par l'homme, et aucun objet d'usage n'est si absolument n cessaire au processus vital que son auteur ne puisse lui survivre ou en supporter la destruction. L'homo faber est bien seigneur et ma tre, non seulement parce qu'il est ou s'est fait ma tre de la nature, mais surtout parce qu'il est ma tre de soi et de ses actes. [...] Seul avec son image du futur produit, l'homo faber est libre de produire, et, de m me, confront seul l' uvre de ses mains, il est libre de d truire. " C'est l , assur ment, un passage tonnant. Si l'action, la praxis, constitue le genre de vie le plus conforme l'homme en tant qui cherche l'immortalit et veut agir conform ment sa nature , son tour l' uvre pr sente, par certains c t s, une v ritable sup riorit puisque, premi rement, elle est vraiment la condition la plus essentielle non pas tant de la vie que de ce qui fait que la vie humaine est humaine ; et, deuxi mement, l' uvre exprime la libert humaine.

    Cependant, remarque encore H. Arendt, si les penseurs de l'Antiquit tablissent la diff rence entre travail et uvre, ils la n gligent en pratique,

    parce qu'ils sont domin s par l'opposition entre le domaine public et le domaine priv . L' poque moderne en renversant la hi rarchie ancienne ne peut pas plus distinguer homo faber et animal laborans. Ainsi, H. Arendt d finit-elle une probl matique originale, non point tant parce qu'elle vise rendre son importance une distinction pens e et oubli e des Anciens et d ni e des Modernes, que parce qu'elle retravaille cette distinction pour son propre compte en lui faisant subir des inflexions d cisives qui la rendront apte donner une grille d'interpr tation de la condition de l'homme moderne.

    La distinction entre travail et uvre a videmment un caract re strat gique dans l'analyse de H. Arendt : cette analyse tablit la v ritable hi rarchie des genres d'activit s au sein de la production des r quisits de la vie humaine, et, ipso facto, c'est en fonction de ce syst me de valeurs que sont valu es les conditions modernes de la production. Or, pour H. Arendt, ce qui caract rise la mani re moderne de fabriquer les objets qui constituent notre monde artificiel, c'est pr cis ment qu'elle s'accomplit sur le mode du travail. Le proc s de production dans la soci t industrielle (capitaliste) moderne produit effectivement des objets et peut donc ainsi tre rabattu sur la cat gorie de la fabrication ou de l' uvre. Mais dans ce

    proc s, l'individu agissant travaille, au sens que H. Arendt donne ce mot : c'est pour lui une activit qui n'a ni d but ni fin assignable parce que le travailleur ne peut jamais se rapporter au produit de son activit comme son uvre. En effet, l'activit de l'ouvrier moderne pr sente les caract res suivants :

    l'ouvrier produit des objets dont il ignore la forme ultime - s'il la conna t, c'est de mani re contingente, cette connaissance n'est pas n cessaire l'accomplissement de sa t che. les outils ne sont plus que des instruments de m canisation du travail et H. Arendt souligne la diff rence essentielle qui s'installe progressivement entre outil et machine (l'outil prolonge la main qui le guide, alors que la machine utilise la main comme un moyen). il est impossible de distinguer clairement les moyens et les fins, alors que pour l'homo faber cette distinction est indiscutable. l'automatisation ne fait que pousser leur terme toutes ces tendances. Dans ce mode de production, " la distinction entre l'op ration et le produit, de m me que la primaut du produit sur l'op ration (qui n'est qu'un moyen en vue d'une fin) n'ont plus de sens. " Ainsi, dans le monde moderne, la diff rence, essentielle, entre travail et

    uvre tend dispara tre, l' uvre tant r sorb e dans le travail,

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  • constatation que Marx fait sa mani re la suite des conomistes anglais : le mode de production capitaliste s'instaure sur la base de la destruction de l'artisanat et de l'organisation sociale dont l' uvre tait le but. La transformation de l' uvre en travail exprime ainsi, selon H. Arendt, la p n tration des forces naturelles dans le monde des artifices humains et cette p n tration " a bris la finalit du monde. " L'automatisation transforme en effet la fabrication en un processus naturel, si on appelle naturel ce qui est spontan , ce qui se fait sans l'intervention de l'homme. Ainsi, la discussion sur le machinisme se serait gar e, en cherchant distinguer les bons services et les mauvais effets des machines. " Il ne s'agit donc pas tellement de savoir si nous sommes les esclaves ou les ma tres de nos machines, mais si nos machines servent encore le monde et ses objets ou si au contraire avec le mouvement automatique de leurs processus elles n'ont pas commenc dominer, voire d truire le monde et ses objets. "

    La condition de l'homme moderne est ainsi marqu e par la destruction potentielle de l' uvre, c'est- -dire de l'objectivit , au profit d'un processus naturel qui finit par expulser l'homme lui-m me. Autrement dit, la grande erreur de la philosophie du travail des Modernes a t de nier la sp cificit de l' uvre et de pr senter le triomphe du travail sur l'ancien monde de la production artisanal la fois comme le d veloppement normal de la fabrication et comme un progr s ouvrant la voie une ma trise accrue de l'homme sur la nature. C'est pourquoi H. Arendt affirme qu'il y a un socle commun aux classiques (Smith par exemple) et Marx, par exemple dans leur conception de la fertilit du travail et dans leur commun m pris du travail improductif. Il serait n cessaire de montrer en quoi cette position repose sur une interpr tation biais e et des classiques et de Marx, interpr tation abusive n cessaire, pour H. Arendt si elle veut conserver la coh rence de son sch ma explicatif. Ainsi, l'exemple du travail improductif a t assez mal choisi, d'abord parce que la question de la distinction du travail productif et du travail improductif reste chez Marx une source de grandes difficult s. Ensuite parce que Marx ne reprend pas purement et simplement la distinction de Smith ; il montre comment cette distinction fonctionne l'int rieur du mode de production capitaliste mais ne fait pas de cette forme particuli re une forme g n rale, anhistorique de la distinction entre travail productif et travail improductif. Dans un passage qui doit tre pris cum grano salis, Marx dit clairement : "Le concept de travail productif (partant, de son contraire, le travail improductif) repose sur le fait que la production capital est production de plus-value, et que le travail qu'elle emploie est du travail producteur de plus-value." Marx continue par une digression comique sur le criminel producteur de crimes et de droit criminel, passage qui est l avant tout pour montrer l'imb cillit des pr jug s et des pr chi-pr cha des conomistes apolog tiques. Parler comme H. Arendt de m pris de Marx pour le travail improductif, m pris qu'il aurait en commun avec A. Smith, c'est encore une fois se tromper du tout au tout sur la lecture de Marx.

    On pourrait galement montrer que, sur de nombreux points, il n'y a pas, entre les analyses de Marx et celles de Hannah Arendt, le foss qu'elle tend creuser. Ce qui pose probl me chez H. Arendt, c'est la transformation de l'opposition entre travail et uvre en une opposition absolue laquelle elle donne un caract re m taphysique, puisqu'il s'agit de l'opposition de la nature et du monde de l'homme et qu'elle fait de la domination moderne du travail une destruction du monde de l'homme et une remise en cause de son appartenance au monde. Par cons quent, cette opposition absolue ferme toutes les issues. D'un c t , la soumission de la fabrication l'automatisation pr pare la catastrophe d'un monde de travailleurs sans travail. D'un autre c t , tout espoir d' chapper cette catastrophe doit tre abandonn puisque l'id e marxienne de l' mancipation du prol tariat repose sur une erreur radicale concernant

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  • l'essence du travail. Comme, par ailleurs, il est impossible de retourner en arri re, de revenir l'antique s paration des genres de vie, la seule issue est dans une tentative purement intellectuelle de restaurer une chelle de valeurs plus conforme la dignit de l'esprit humain.

    Ainsi, en d pit de la f condit de beaucoup de ses analyses, Hannah Arendt est conduite dans une impasse th orique et pratique, dont les auteurs r cents, sp cialistes en mati re de "fin du travail", ne sont pas sortis. Or, cette impasse d coule de deux erreurs centrales :

    (1) l'opposition entre travail et uvre est pens e comme opposition absolue alors qu'elle n'a qu'un caract re relatif ; elle peut tre clairante, condition de n'en point faire le sch ma explicatif unique.

    (2) il est impossible de comprendre s rieusement la condition de l'homme moderne au travail en faisant abstraction des rapports sociaux d termin s dans lesquels elle se situe.

    Consid rons d'abord le premier point. La r duction du travail au cycle vital, ou encore la r duction de l'homme l'animal laborans, n'est pas le fait de Smith ni de Marx. C'est d'abord le fait de Hannah Arendt qui se refuse analyser la diff rence essentielle entre les activit s par lesquelles l'animal assure sa survie et sa reproduction et la mani re dont l'homme produit les conditions de sa vie et produit ainsi, " indirectement " dit Marx, sa vie elle-m me. Ce qui caract rise le travail humain, au sens courant du terme (et non au sens restreint que lui donne H. Arendt), c'est qu'il est production. Ce terme, si on suit Marx, est pr cis ment l'unit de deux aspects contradictoires. " Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-m me vis- -vis de la nature le r le d'une puissance naturelle. Les forces dont le corps est dou , bras et jambes, t te et mains, il les met en mouvement, afin de s'assimiler les mati res en leur donnant une forme utile sa vie. " Marx d finit donc bien ici le travail comme condition naturelle de l'homme la mani re de Arendt. Mais il ajoute qu'il ne faut pas s'en tenir cette forme purement instinctive. En effet, " Une araign e fait des op rations qui ressemblent celle du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habilet de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue d s l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa t te avant de la construire dans la ruche. Le r sultat auquel le travail aboutit pr existe id alement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il op re seulement un changement de forme dans les mati res naturelles ; il y r alise du m me coup son propre but dont il a conscience, qui d termine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volont . " Ce passage est tr s connu, mais il pourrait tre appuy par des dizaines d'autres du m me genre. Marx y d finit le travail dans ce qu'il a de sp cifiquement humain comme fabrication et la pol mique que m ne Arendt contre Marx est ainsi, pour une large part, d nu e de fondement.

    Produire ses conditions de vie pour l'homme, c'est donc la fois travailler et fabriquer au sens de Hannah Arendt. C'est la fois pourvoir avec son corps aux besoins de la vie et oeuvrer avec ses mains. Si, d'ailleurs, on s' chappe des consid rations m taphysiques g n rales, on peut facilement voir que toute activit fabricatrice comporte une large part de travail, de pure peine, d'incessante lutte contre l'envahissement du proc s de production par les forces naturelles. Inversement, il n'y a pas de travail pur, au sens de Hannah Arendt, sauf quand l'homme est r duit en esclavage dans le but de servir de moteur, de simple source d' nergie, comme aux gal res ou quand les esclaves taient utilis s pour actionner les machines archa ques. Il est d'ailleurs tr s curieux que H. Arendt ne

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  • s'aper oive m me pas que la s paration stricte entre travailler et uvrer correspond en r alit une s paration sociale propre tous les syst mes esclavagistes antiques et que c'est pr cis ment la g n ralisation du travail " libre " qui tend abolir cette distinction. Ou plut t, si H. Arendt per oit l'existence d'un lien entre l'esclavage et le m pris dans lequel les Grecs tenaient le travail, c'est un lien compris sur un mode enti rement id aliste : l'institution de l'esclavage d coulerait du m pris grec l' gard du travail...

    Il y a aussi, semble-t-il, dans l'analyse de H. Arendt, une m connaissance de la r alit de la production moderne, m connaissance compr hensible car l' poque o elle crit La condition de l'homme moderne est celle de l'apog e du taylorisme et du " travail en miettes ". Cette m connaissance repose aussi sur une des faiblesses majeures de la tentative de Hannah Arendt, savoir la tentative d' crire quelque chose de pertinent sur le travail comme condition de l'homme moderne sans s'appuyer sur des tudes empiriques. Ainsi, elle ne saisit pas l'essence du machinisme dans

    lequel elle ne voit qu'un acc l rateur du travail, alors que le travailleur change de position l' gard du proc s de travail . Elle se contente de constater d'ailleurs que les robots m nagers travaillent moins bien qu'une bonne, ce qui est un point de vue assez troit pour juger de l' volution technique de notre si cle. Mais, de mani re significative, elle manque totalement ce qui se passe dans l'agriculture. Elle y verrait pourtant comment le travail soumis au rythme biologique fait place une activit de type industriel, dans laquelle la peine du paysan est remplac e par l'habilet et la connaissance du pilotage scientifique et technique du fermier moderne. Loin de se soumettre au processus biologique, le fermier moderne est un v ritable fabricant, un fabricant de produits qui pour certains seront consomm s rapidement, mais pour d'autres seront aussi des produits durables (par exemple dans les productions destin es l'industrie ). De plus, et de tous temps cela a t vrai, le travail agricole, bien qu'il vise directement les besoins biologiques humains, construit indirectement le monde humain qui ne se compose pas que de choses produites par les artisans, mais comprend aussi des paysages, des routes, des chemins, etc. qui rendent la campagne tout simplement habitable et dont que la nature que nous connaissons le plus souvent est une nature humanis e. Tout cela, Hannah Arendt le reconna t parfois. Ainsi elle admet que " le travail apporte aussi la nature quelque chose de l'homme " mais c'est pour ajouter que les choses produites par le travail " ne perdent jamais compl tement leur naturalit compl tement leur naturalit : le grain ne dispara t pas dans le pain comme l'arbre dans la table. " Ces remarques sont tout fait arbitraires et ne visent qu' maintenir une th se qui prend eau de toutes parts. On peut facilement r torquer Hannah Arendt que la trace du grain de bl dans un biscuit a totalement disparu alors que la trace de l'arbre, de ses veinures et de ses noeuds est toujours bien visible dans le meuble en bois brut et que les pierres dont sont faites les maisons gardent toujours leurs propri t s naturelles. Mais cette discussion sans fin serait d pourvue de sens si elle ne r v lait chez Hannah Arendt la persistance d'un pr jug vitaliste qu'elle reprend, sans jamais s'interroger

    son sujet, dans l'ontologie aristot licienne. Ce qui est naturel, pour Hannah Arendt, c'est ce qui appartient " au monde de la g n ration et de la corruption ", ce qui croit, vit et meurt, ce qui est proprement de l'ordre de la physis au sens grec, quoi s'oppose la mati re brute inanim e, qui doit tre inform e par la main de l'homme.

    Sans quitter le domaine de l'industrie, il faut aussi remarquer, avec H. Arendt, que les robots et les machines automatiques, bien qu'ils servent le travail, sont cependant des produits de l' uvre. Mais cette remarque est incoh rente avec le reste de l'argumentation de Arendt, puisque les robots sont galement produits de mani re industrielle par les dispositifs automatis s. En outre, l'automatisation et le d veloppement des robots

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  • contiennent, en puissance - m me si ce n'est pas ce qui se passe effectivement, en raison des rapports sociaux qui s parent le producteur des moyens de production - une v ritable r volution qui peut r duire massivement le travail au sens de Arendt pour faire place nouveau l' uvre. La machine automatique moderne, et non les automatismes frustres qui marquent la grande industrie tayloriste, limine la pure d pense de peine sans commencement ni fin pour d gager la place l'activit de planification et de pilotage ou de commande, c'est- -dire l'activit orient e en vue d'une fin consciente. Qu'il s'agisse d'une activit ne demandant plus une habilet manuelle pr cise mais une connaissance technique lev e ne change rien cette volution, bien au contraire.

    En ce qui concerne le second point, il est parfaitement clair que, pour partie, les raisons que Hannah Arendt avance l'appui de sa th se concernent non pas le machinisme et l'automatisation en g n ral mais le machinisme et l'automatisation dans le mode de production capitaliste. Ainsi la confusion des fins et des moyens dans le processus de production n'existe que pour l'ouvrier transform en serviteur de la machine ; l'entrepreneur capitaliste, au contraire, sait tr s bien que le processus de production a pour fin la production d'objets qu'il faudra vendre.

    videmment, ces objets sont leur tour, pour le capitaliste, des marchandises et ils ne sont donc que des moyens d'accumuler du capital en r alisant la plus-value, mais, d s qu'on est entr dans la production marchande, il en va d j ainsi. Car, moins de sombrer dans un mystique obscurantiste du travail manuel, le fait de passer des outils anciens du forgeron aux machines usiner automatiques, par exemple les machines-outils commande num rique, n'est pas une transformation de la situation ontologique. La v ritable transformation est d'ordre social : elle est celle qui a transform le travailleur ind pendant possesseur de ses moyens de production et donc ma tre de l'ensemble du processus de fabrication en un prol taire moderne contraint de se vendre pour vivre. Ce n'est pas la machine qui emp che l'ouvrier de ma triser l'ensemble du processus de fabrication, ce sont les rapports sociaux de production. Bien s r, les moyens techniques du travail ne sont pas indiff rents, et ce n'est pas par hasard si Marx r p te que le machinisme est la forme ad quate du capital fixe. Mais l' tude des d veloppements l'int rieur du mode de production capitaliste ne doit pas conduire escamoter ce premier changement d cisif qu'a t l'expropriation du travailleur individuel au profit du capitaliste.

    Une soci t de consommation ? L' limination de toute r f rence aux structures sociales conduit H. Arendt passer de la critique du travail la critique de la soci t de consommation. Si le monde moderne a r duit l'homme d'action et l'homme de m tier au travailleur, l'animal laborans, c'est la destruction m me du monde qui se profile l'horizon, travers le d veloppement d'une soci t de consommation. Pour H. Arendt, en effet, " les loisirs de l'animal laborans ne sont consacr s qu' la consommation, et, plus on lui laisse de temps, plus ses app tits deviennent exigeants, insatiables. " C'est pourquoi existe " la menace qu' ventuellement aucun objet du monde ne sera l'abri de la consommation, de l'an antissement par la consommation. " D'o provient cette menace ? La r ponse de Arendt est d'une clart terrifiante : " La d sagr able v rit , c'est que la victoire que le monde moderne a remport e sur la n cessit est due l' mancipation du travail, c'est- -dire au fait que l'animal laborans a eu le droit d'occuper le domaine public ". Le caract re r actionnaire de ces propos saute aux yeux. Bien s r, la soci t moderne n'est pas une soci t de consommation, elle reste une soci t dans laquelle la production tend toujours se d velopper pour une consommation solvable beaucoup trop troite : le d veloppement d'une nouvelle mis re dans les pays capitalistes les plus riches apporte un

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  • d menti cinglant aux th ses de Arendt. Sans parler de la mis re end mique qui frappe des centaines de millions de personnes dans les pays les moins d velopp s.

    Quand H. Arendt parle de l' mancipation du travail comme si c' tait un fait accompli, la confusion atteint un niveau suppl mentaire. Ce qu'elle appelle " mancipation du travail " , c'est le fait que les pr occupations

    conomiques ont envahi le domaine public, autrement dit que le mode de production capitaliste a int gralement soumis ses besoins la sph re du politique et encadr toute action dans les limites que fixent les besoins de la reproduction du capital. Mais, pr cis ment, la domination des pr occupations conomiques est la domination des pr occupations concernant la circulation, et non la domination des pr occupations concernant la production. La circulation, en effet, semble avoir conquis une ind pendance peu pr s compl te, alors m me que la production dispara t de l'horizon des conomistes - par exemple dans le passage de l' conomie politique classique aux th ories marginalistes et aux diverses

    coles n oclassiques. Autrement dit, H. Arendt parle d' mancipation du travail l o s'effectue en r alit un processus qui tend effacer la question m me de l' mancipation du travail.

    Encore une fois, l' limination de toute analyse des rapports sociaux conduit H. Arendt transformer l'apparence imm diate en r alit m taphysique. La pens e de Hannah Arendt n'a sans doute pas grand chose voir avec la critique r actionnaire du mode de production capitaliste et pourtant, par la logique m me de son analyse du travail, elle les rejoint dans une apologie de l'artisanat ancien, la d nonciation de la vie moderne et de la consommation, presque pr te entonner la ritournelle connue sur le " mat rialisme sordide des masses ". On devrait pourtant rappeler que la recherche du bien- tre mat riel et l'am lioration du confort de la vie quotidienne est reconnu comme une pr occupation l gitime par toute la tradition philosophique, ancienne aussi bien que moderne, que seule est condamn e la passion de l'argent pour lui-m me, ce que Aristote appelle " chr matistique ". En outre, le d veloppement de la " civilisation mat rielle " va de pair avec le d veloppement de la culture : le livre de poche ou le disque sont sans doute des produits typiques de la " soci t de consommation " qui n'ont pas la durabilit du livre de jadis et qui " profanent " l' uvre d'art, au sens o on la concevait autrefois, mais le premier commencer cette entreprise de profanation fut Martin Luther qui utilisa l'imprimerie et la Bible en langue vulgaire pour propager la r volution dans la chr tient .

    Au total, l' uvre de Hannah Arendt se r v le contradictoire. Il y a une volont d'introduire des distinctions conceptuelles pr cises, de redonner vie la tradition philosophique pour comprendre le monde moderne. Il y a aussi la d fense vigoureuse du sens de la vie publique et de l'action, c'est--dire de ce rapport direct entre les hommes qui ne se r duit pas aux

    rapports de production et d' changes ; mais ces vues p n trantes, qui constituent le point de d part d'une critique virulente de la condition de l'homme dans le mode de production capitaliste se combinent avec une incompr hension de la r alit concr te, l'hypostase de quelques traits de la r alit , transform s en absolus m taphysiques, et le refus de relier ces constatations une analyse s rieuse des relations sociales dissimul es sous ces apparences - refus justifi indirectement, dans la derni re partie de La condition de l'homme moderne, par la critique des sciences sociales.

    Si le travail de H. Arendt est important, ce n'est pas seulement par sa valeur intrins que ; c'est aussi et surtout parce qu'il d montre de mani re presque chimiquement pure comment la critique du travail en g n ral, consid r de mani re abstraite et ind pendante des rapports sociaux

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  • conduit dans une impasse au bout de laquelle il ne reste plus qu' s'emporter contre l'avidit des masses qui engloutissent tout et engloutissent le monde, et pr ner un retour la frugalit antique, les savants et philosophes ayant d termin eux-m mes que nous avions trop de tout et que nos besoins doivent d sormais tre limit s. Retour du refoul de la morale chr tienne, entre autres, ces positions se retrouvent tr s souvent dans les utopies contemporaines, y compris les utopies

    cologistes. Et comme cette volont de limiter a priori les besoins et la consommation contredit en son fonds la conception moderne de la libert , face l'utopie, le lib ralisme appara t comme le lib rateur, le d fenseur des conqu tes de la modernit .

    Denis Collin

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  • Julia KristevaJulia Kristeva

    par Ariane Poulantzas Linguiste, psychanalyste, romanci re, ce professeur d'universit s'est int ress la pens e de trois femmes d'exception qui ont marqu notre si cle. A peine un soup on d'accent chantant. Paradoxalement, c'est plut t sa parfaite ma trise du fran ais qui nous rappelle qu'elle vient d'ailleurs; elle parle le fran ais comme dans les livres. Dans sa bouche, les phrases ondulent avec douceur, sans jamais se chercher. D'ailleurs, tout ondule chez cette femme: les mots et les gestes, l'esprit et le corps. Une impression d'accueil, d'ouverture se d gage de toute sa personne. Je suis polyvalente, dit-elle. En effet, la politique, la psychanalyse, la litt rature, tout l'int resse. Mais au-del des objets particuliers qu'elle choisit d' tudier, on sent bien que sa passion, c'est la pens e. Une femme qui aime penser et qui sait faire partager cet amour. Vous qui avez quitt la Bulgarie fin 1965, vous donnez l'exemple d'une int gration r ussie.

    Julia Kristeva. Il y a quelques ann es, vrai dire, j'ai eu l'impression que la France s'enlisait. J'ai m me eu envie de quitter ce pays parce que je constatais beaucoup de x nophobie et me sentais personnellement vis e. Je n' tais plus l'aise dans cette France que pourtant j'aime et qui m'avait adopt e.

    O pensiez-vous aller ?

    J.K. J'ai voulu m'exiler au Canada. J'aurais choisi le Qu bec qui, francophone, est plus adapt mes comp tences. Mais, finalement, j'y ai ressenti un autre nationalisme, non moins p nible. Le nationalisme qu b cois, bien que tr s sympathique par son souci identitaire, d cline en une impasse provinciale. J'ai donc d cid de rester en France, mais en ancrant ma r flexion davantage dans le r el. Il me fallait aborder plus frontalement mes angoisses et celles des autres.

    Quelles taient ces questions ?

    J.K. J'ai fait pendant quelques ann es des cours sur l'exp rience de la r volte, aussi bien politique que culturelle. Je me suis demand ce qu' tait une litt rature r volt e - Aragon, Sartre, Barthes; mais aussi en quoi l'exp rience du divan r v lait une violence r surrectionnelle.

    Vous pensez que la psychanalyse constitue une forme de violence ?

    J.K. Oui. On a souvent l'id e que la psychanalyse est une cure de normalisation. Cela est d'ailleurs, sans doute, le cas aux Etats-Unis, mais on est alors tr s loin de la pens e de Freud.

    Freud tait un r volt ?

    J.K. Il le dit lui-m me. Au sens o la r volte est une interrogation, o elle remet en question ce qu'on a cru tre un destin et transforme les pulsions en signification. Le concept de r volte se situe au c ur de la pens e de Freud. Quand l'enfant structure sa personnalit , il passe par des r voltes extr mement violentes. Le complexe d' dipe en est l'illustration

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  • la plus nette. Ce sont, d'ailleurs, les tudiants qui m'ont incit e publier ces r flexions.

    Pour Le g nie f minin, avez-vous proc d de la m me fa on?

    J.K. Ce sont aussi mes cours l'universit de Paris VII qui en fournissent la mati re. Pendant deux ans j'ai v cu avec Hannah Arendt. Je red couvre actuellement Melanie Klein, qui constitue la deuxi me figure du triptyque, la troisi me sera Colette. C'est sur la chair de la pens e - et de la litt rature qui est une pens e extr me - que tente de se d ployer mon travail. Mon analyse est toujours mi-chemin des uvres culturelles et de l'observation clinique.

    Le terme de g nie, vous l'utilisez en quel sens ?

    J.K. Le g nie renvoie l'id e de surprise, d'innovation. Il s'oppose la banalisation, l'automatisation.

    Pourquoi vous int ressez-vous sp cifiquement au g nie f minin ?

    J.K. Nous sommes une partie de l'esp ce humaine qui, malgr toutes les avanc es, reste m connue et n'a pas encore donn toutes ses potentialit s. Mais, j'ai voulu me dissocier d'une vision gr gaire du f minisme, d'une vision communautaire. C'est la singularit qui me semble essentielle. Ce qui m'int resse dans l'ensemble d' tres humains form par les femmes, c'est la singularit de chacune. Chacune est une. Toutes les femmes sont une.

    Pourquoi avoir choisi Hannah Arendt, Melanie Klein et Colette ?

    J.K. Je suis linguiste, psychanalyste et romanci re; mais la passion qui me rassemble est l'observation du XXe si cle. J'ai donc d cid de m'int resser

    des femmes de ce si cle qui l' clairaient chacune de mani re diff rente. Commen ant par l'aspect politique, j'ai arr t mon choix sur Hannah Arendt. Elle a un regard extr mement complexe qui m le politique et philosophie: sa pens e s'ancre dans la philosophie, passe par la politique et revient la philosophie.

    Et Melanie Klein ?

    J.K. Le domaine de Melanie Klein, la psychanalyse, est celui dans lequel je m'implique beaucoup en ce moment. Sa pens e aussi est courageuse, innovante. Ses vues se s parent de celles de Freud et ouvrent des perspectives nouvelles telles que l'analyse des psychoses, de l'autisme, de la destruction de la pens e, qui sont au centre de la clinique moderne.

    Et Colette ?

    J.K. Tout en tant celui du totalitarisme th matis par Hannah Arendt et celui de la folie trait par Melanie Klein, notre si cle est aussi un si cle de plaisirs, de joies, de bien- tre. A c t de ces deux juives dramatiques que sont Arendt et Klein, il me fallait une paysanne fran aise, charnelle, pa enne et jubilante. Colette s'est impos e. J'aime norm ment cet crivain. Lorsque j' cris des romans, j'aime la lire. Ses crits sont une sorte de bain de langue qui me ressource. Je me suis aper ue aussi que Proust, dont Colette s'est moqu e dans Claudine en m nage, a certainement lu les Dialogues de b tes de 1904 qui d voilent ce moi profond la recherche duquel Proust va se consacrer.

    Se sont-ils rencontr s ?

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  • J.K. Ils se sont rencontr s dans le salon de Mme Armand, et leurs relations ont t au d but assez tendues. Pourtant, d s 1895, Proust crit que les mots de Willy (entendons: de Colette) ne sont pas une repr sentation mais une chose vivante; et, plus tard, il avoue avoir pleur la lecture de la lettre de Mitsou. Colette, qui le traite d'abord de jeune et joli gar on de lettres, s'incline devant l'auteur de Du c t de chez Swann, et se dit blouie des premi res pages de Sodome et Gomorrhe. Mais ils ne se sont pas fr quent s; et leurs sensualit s, d sinhib es par leurs lectures r ciproques et crois es, se traduisent dans des musiques fort diff rentes.

    Chez Proust, la sensualit est plus intellectualis e. Avec Colette, on reste dans la sensation pure. Peut-on dire que l' criture de Proust soit plus masculine et celle de Colette plus f minine ?

    J.K. La sup riorit de Proust est d'avoir construit une v ritable cath drale de ce temps sensible qu'il partage avec Colette, tandis que les madeleines et les aub pines sont chez lui d'embl e transpos es dans l' tre. Cette ambition m taphysique est unique. Elle va de pair avec le culte de la douleur et de l'impossible qui se laissent entendre dans le sarcasme proustien. Peur de la mort et de la castration, plus sp cifiquement masculine? Ces dimensions manquent chez Colette, mais elle est all e plus loin dans l'exploration de la jouissance.

    Pensez-vous que la pens e soit sexu e ?

    J.K. Je pars du principe qu'il existe une diff rence sexuelle, mais je ne d finis pas d'embl e ses cons quences pour la pens e. Le d fi du livre est l : sans pr juger de rien, je me fais exploratrice, je vais enqu ter, en interrogeant le travail de ces trois femmes. Sur le plan philosophique, le nous, terme grec qui d signe l'esprit dans son aspect intellectuel et th orique, est quivalent chez les deux sexes. L'abstraction, le sens, la capacit symbolique sont universels. Les hommes et les femmes y ont un acc s quivalent.

    quivalent mais non identique ?

    J.K. La psychanalyse constate la copr sence sexualit /pens e: l' tre humain acc de la pens e et au langage partir d'une exp rience sexuelle, tel point que les accidents de cette exp rience sexuelle peuvent favoriser ou entraver sa pens e et son langage. La s paration, la frustration, le manque, le deuil de l'objet maternel, le rapport au sexe paternel qu'on d signe comme un rapport au phallus-signifiant du pouvoir et de la loi, etc., jalonnent cet acc s la capacit symbolique universelle. On comprend d s lors que pour une femme, compte tenu de sa constitution physique, de son lien de similarit avec la m re, de son volution rotique qui la conduit abandonner la femme-m re comme objet d'amour archa que pour d sirer l'amour du p re-homme, le rapport la pens e universelle est sous-tendu par une dynamique psychosexuelle diff rente de celle de l'homme. On peut s'attendre par cons quent ce que les r alisations culturelles des femmes, dans le domaine de la pens e et tout particuli rement dans les arts et les lettres, portent les traces de cette diff rence. Cependant, l'universel constitu dans notre tradition m taphysique proc de par effacement du corps et des diff rences, et bascule de l'universalit l'uniformit . Ces tendances m taphysiques l'uniformit sont tr s fortes, elles sont reconduites par la technique et la politique. Les femmes, pour faire entendre leurs voix, se sont conform es pendant des g n rations un certain canon que l' universel exigeait d'elles. Mais rien n'emp che de penser que si l'on favorisait les diff rences,

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  • les exclu (e) s de l'universel ne trouveraient pas un nouveau rapport l'universel: la fois autre et compl mentaire.

    Les questions th oriques sont aussi bien f minines que masculines, mais chaque sexe ne les aborde-t-il pas de mani re sp cifique ?

    J.K. Tout fait, et je voudrais insister sur cette id e. Certaines f ministes des ann es 70, soucieuses de revendiquer la diff rence f minine en plus ou l'encontre de l'id e d'une simple galit avec les hommes, ont emprisonn le f minin dans le sensible, dans une sorte de pr langage, toute autre activit mentale tant discr dit e comme phallique ou masculine. Je suis tr s oppos e cette r duction. Une femme est un sujet pensant et parlant, et de ce fait - Hannah Arendt en est la preuve exemplaire - elle participe avec force aux d bats universels de la philosophie et de la politique. Il n'en reste pas moins que son exp rience de femme colore sa pens e diff remment.

    Vous crivez propos d'Hannah Arendt: Une s ductrice, notamment quand elle pense, n'est jamais d pourvue des ambigu t s de l'androgyne.

    J.K. Certaines photos m'ont frapp e. Je pense que la s duction qu'elle a d exercer, notamment sur Heidegger, est un m lange de gr ce fragile, d'une part, et de prestance, d'autorit , d'autre part, que l'on peut qualifier de masculines. Cette bisexualit psychique s'est accentu e avec le temps, et elle a t sans doute indispensable pour que Hannah Arendt puisse mener cette vie de l'esprit intense qui fut la sienne, et qu'elle l'impose ses contemporains.

    Vous mettez donc la th orie du c t de la masculinit et la sensibilit accueillante du c t de la f minit ?

    J.K. Pas vraiment. Je pense avec Freud que la bisexualit psychique constitue les tres humains, et qu'elle est m me plus forte chez les femmes que chez les hommes. La contemplation th orique, l'abstraction, l'esprit de syst me peuvent tre qualifi s en effet de sp cifiquement phalliques. Mais il existe des th ories qui sont plus accueillantes que revendicatives, plus dans le partage que dans l'isolement. Il se trouve que la pens e de Hannah Arendt, telle que j'essaie de la faire appara tre, insiste beaucoup sur l'amour, la naissance, le lien, le pardon, la promesse.

    Y a-t-il une f minit de la pens e politique d'Arendt ?

    J.K. Je ne me suis pas pos la question en ces termes, je me suis demand quelle tait la sp cificit de cette pens e. J'ai insist sur le fait qu'elle a t la premi re voir des similitudes entre les deux visages du totalitarisme: le nazisme et le stalinisme. Ce qui rassemble ces deux syst mes, c'est la notion et la pratique d'une superfluit de la vie humaine: des hommes se sont donn le droit de supprimer la vie d'autres tres humains. Cette analyse originale h rite de la pens e chr tienne et de l'importance accord e la naissance dans l' uvre de saint Augustin en particulier. En rapport troit mais critique avec Heidegger, Hannah Arendt la transpose avec beaucoup d'audace et de subtilit sur le plan politique. Saint Augustin montre comment la libert humaine s'enracine dans le fait de na tre. Tout acte de libert est une nouvelle naissance. Arendt cherche la valeur d'une soci t dans sa capacit de garantir la renaissance de ses membres. C'est pr cis ment cela que les totalitarismes ont aboli. On pourrait voir dans cette analyse d'Hannah Arendt une d marche intellectuelle qui ajoute l'universel de la pens e th orique les donn es de son exp rience de juive et de femme.

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  • Sa fameuse th se sur la banalit du mal a t tr s contest e ?

    J.K. Hannah Arendt emploie ce terme pour le proc s Eichmann o elle tait envoy e, sa demande d'ailleurs, par le New Yorker. Elle constate qu'Eichmann n'est pas un bourreau sadique mais un fonctionnaire qui croit accomplir un devoir. Dans l'accomplissement de cette ob issance, il s'arr te de penser. Il se contente de mettre en uvre une forme de raisonnement qui consiste suivre les consignes et tre exact dans leur application. Mais il s'interdit de penser, au sens de l'interrogation, de la remise en cause de soi et de toute norme. Elle appelle banalit du mal cette abdication de la pens e, combien abjecte (et en ce sens impardonnable) et pourtant combien r pandue (et en ce sens banale).

    On a pu reprocher Arendt de disculper, par cette analyse, l'attitude d'Eichmann ? Pensez-vous que ce soit le cas ?

    J.K. Absolument pas. Pour elle, il est coupable. Non seulement il m rite son ch timent, mais elle pense qu'il aurait fallu lever ce ch timent une hauteur sup rieure, devant un tribunal international qui le condamnerait pour crime contre l'humanit . Il ne s'agit pas du tout de le disculper, mais au contraire de montrer que le plus grave se produit quand les humains s'arr tent de penser. C'est pr cis ment ce que les mouvements totalitaires ont inflig des peuples entiers. A travers la propagande, la police, l'id ologie, toutes les conditions ont t r unies pour que l' tre humain ne pense pas. Au fur et mesure qu'un tel processus se d veloppe, on finit par d truire la vie apr s avoir d truit la pens e. Pour Arendt, l'attitude d'Eichmann n'est pas du tout un moindre mal, elle est radicalement mauvaise sous l'apparence de la banalit .

    Revenons aux femmes et leur place dans la soci t . Que pensez-vous de la parit ?

    J.K. La plupart des partisans de la parit suivent une logique de compensation. Ils pensent que les femmes ayant toujours t l s es, il n'y a pas d'autre solution que de se ranger cette incongruit philosophique que sont les quotas. J'ai essay de dire qu'il ne s'agissait pas seulement de cela, d'une simple compensation paternaliste et artificielle. Je crois, en effet, que quelque chose a t entam avec Heidegger, puis de mani re diff rente avec Hannah Arendt, et se poursuit aujourd'hui avec Jacques Derrida - savoir ce qu'on appelle le d mant lement de la m taphysique, et que cela est prendre au s rieux, y compris dans la vie de la cit .

    C'est- -dire ?

    J.K. Bien s r, il s'agit de valoriser les femmes, de faire en sorte que l'Assembl e nationale, le gouvernement, etc., en comptent davantage. Mais, plus fondamentalement, se pose la question de ce que l'universel censure pour exister comme tel: le sensible, le corporel, le sexuel, l' tranger, ainsi que les types de discours et de pens es qui s'en ressentent. Cette tendance, en elle-m me in vitable, peut avoir pour cons quence, lorsqu'elle est pouss e bout, d'uniformiser les diff rences (sociales, ethniques, religieuses, et pour commencer sexuelles), et de gommer cette part corporelle et inconsciente de l'appareil psychique dont l'intellect n'est que l'expression sup rieure et, en un sens, superficielle. L'action sp cifique des femmes au sein de la vie politique permettrait, si elle se r alisait, de revaloriser la partie cach e de notre exp rience psychique, celle-l pr cis ment qui contribue viter la pens e-calcul au profit d'une vie de l'esprit.

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  • Pour parvenir cette f minisation de la politique, est-il n cessaire d'en passer par une mesure artificielle et formelle?

    J.K. Je ne pense pas du tout que cette mesure soit artificielle et doive tre consid r e comme un pis-aller: le fait de l'inscrire dans la Constitution a une fonction symbolique, presque religieuse ou m taphysique, qui consiste

    fonder le corps social non pas sur Un, mais sur Deux. C'est en ce sens que cette mesure participe du d mant lement de la m taphysique. Il ne s'agit pas de lutter contre l'universel, mais de le refonder deux, pour mieux penser les diff rences.

    Des institutions politiques constitu es de davantage de femmes, qu'est-ce que cela changerait concr tement ?

    J.K. Arendt crit Heidegger en 1950: Je ne me suis jamais sentie une femme allemande, et cela fait longtemps que je ne me sens pas une femme juive. Je me sens ce que je suis r ellement - une fille qui vient d'ailleurs. Il ne s'agit pas l de d ni d'identit . Il s'agit d'un d sengagement de l'identit , quelle qu'elle soit, pour se donner la libert d'interroger toute identit . Une femme a t capable de cela, face et contre le totalitarisme. J'aimerais bien qu'on retienne ceci de son g nie: la capacit d' tre ailleurs. Mais aussi ce qu'elle appelle le miracle de la natalit , parce que c'est par la naissance que de nouveaux trangers viennent au monde, et que de nouvelles actions peuvent recommencer. Et enfin, son souci de cr er des liens en partageant la m moire de nos actions avec les autres. Ces qualit s ne sont pas exclusivement f minines, puisque les hommes en sont aussi capables. Mais il est vrai que, plus facilement obsessionnels, les hommes se cuirassent dans une langue de bois au service de calculs et de raisonnements conomico-financiers. Alors que des femmes sont plus attentives la vie quelconque...

    Hormis ces trois-l , y a-t-il d'autres femmes que vous voudriez tudier?

    J.K. Depuis quelques ann es, j'ai un projet de roman policier dont le cadre sera celui des croisades, et sur lequel je travaille doucement la nuit. Cette

    poque m'int resse parce que c'est ce moment que le clivage de l'Europe s'est manifest de mani re dramatique: schisme entre l'Eglise d'Orient et l'Eglise d'Occident; premi re croisade, qui est une tentative de conqu te de l'Orient par l'Occident, mais aussi une tentative d'unification de l'Europe, et qui ont toutes les deux chou . Nous sommes au VIe si cle. Tr s actuel, n'est-ce pas? Comment allons-nous vivre avec cet ab me qui s pare aujourd'hui la communaut orthodoxe du reste de l'Europe? Il faudrait r valuer leur culture, ainsi que la n tre, et essayer de b tir des ponts entre les religions, puis la ciser. C'est donc autour de ces probl mes que j'aimerais orienter une fiction.

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  • Hannah ArendtHannah Arendt

    Vie et uvre

    N e en Allemagne en 1906, de parents juifs. Jusqu'en 1933, elle suivit des tudes de philosophie et fut l ve de Heidegger, de Husserl et de Jaspers.

    En 1933, elle quitte l'Allemagne et se r fugie en France, o elle s'occupe de faciliter l'immigration d'enfants juifs en Palestine. Entre 1939 et 1940, elle est arr t e par la police fran aise, car elle est apatride (elle n'avait plus de nationalit ), elle est intern e dans le camp de Gurs, d'o elle s' vade pour s'exiler aux tats-Unis en 1941. L , elle collabore des journaux et travaille dans l' dition. En 1951, elle devient citoyenne am ricaine. De 1953 1974, elle est professeur de philosophie politique dans diff rentes universit s am ricaines. Elle meurt le 4 d cembre 1975 New-York.

    Vie et uvre

    Si le conservatisme naquit en r action la R volution fran aise, c'est au XXe si cle que les inqui tudes des conservateurs se r alis rent comme de malheureuses proph ties. Selon Finkielkraut, il est au moins une philosophe qui au cours du si cle a poursuivi la querelle charni re de 1790- 91. C'est Hannah Arendt, Allemande d'origine juive qui, pouss e l'exil par le r gime nazi, approfondit la condition de l'homme moderne travers sa propre exp rience d'apatride, dont elle sortit par son immigration aux

    tats-Unis. Dans cette querelle, Arendt prit parti pour les conservateurs. Or, chez Arendt, le conservatisme n'a rien voir avec la m fiance visc rale des traditionnalistes l' gard du changement. C'est une inqui tude pour ce qui existe, un sentiment aigu pour la stabilit du monde, un monde qui devrait se soucier de son h ritage.

    L'imp rialisme pratiqu par l'Europe au XIXe si cle et le totalitarisme de l'Allemagne nazie et du communisme stalinien r v l rent Arendt toute l'ampleur de la r duction inflig e aux hommes pris dans l'engrenage de la guerre et des luttes id ologiques: ramen sa plus simple expression, l'homme n'est rien. L r side la triste originalit du XXe si cle. Il a cr l'Homme, pur chantillon d'une esp ce, l ment interchangeable priv de toute attache, qui peut tre sacrifi sans limite une grande cause. Selon Finkielkraut, la formule m me du credo totalitaire fut prononc e par les Khmers rouges du Cambodge: perdre n'est pas une perte, conserver n'est d'aucune utilit . Le grand sacrifice des hommes l'Homme, les morts et m me les survivants des camps de concentration en furent les victimes immol es, de m me que les r fugi s, les apatrides et les d port s que les guerres ont produits en millions d'exemplaires consid r s comme une quantit n gligeable. Quelle le on tirer de ces sacrifices perp tr s par des r gimes vouant tant d'hommes l'inutilit ? Pour Arendt, la libert chappe au d racin , le d sh rit ne peut acc der la vie humaine; il lui faut pour cela un point d'ancrage, une citoyennet , une appartenance, bref un monde nourricier qui dans l'esprit d'Arendt commence par tre une patrie. Dans son essai publi en 1996, L'humanit perdue, Finkielkraut avait d j prolong la conclusion d'Arendt en ces termes: La personne d plac e, a dit Hannah Arendt, est la cat gorie la plus repr sentative du XXe si cle. Or, la le on que cette personne est amen e, comme malgr elle, tirer de son exp rience, c'est que l'homme ne conquiert pas son humanit par la liquidation du pass qui le pr c de, la r pudiation de ses origines ou le dessaisissement de la conscience sensible au profit d'une raison surplombante et toute-puissante. Abstraction faite de son appartenance et de son ancrage dans un milieu particulier, l'homme n'est plus rien qu'un homme.

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  • source: Marc Chevrier, Hannah Arendt et la question de l'Absolu

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  • Le Tr sor perduLe Tr sor perdu

    Jean-Claude Poizat

    Etienne Tassin, Le Tr sor perdu, Hannah Arendt, l'intelligence de l'action politique, Payot, collection "Critique de la politique", 1999, 591 p.

    Parmi les diverses parutions consacr es aux tudes arendtiennes, lesquelles connaissent actuellement un regain d'int r t certain, nous souhaiterions particuli rement distinguer ici le dernier livre d'Etienne Tassin publi par les ditions Payot dans la tr s belle collection rouge, "critique de la politique". Ce livre propose en effet une approche la fois synth tique et extr mement fouill e de l' uvre foisonnante de la "philosophe politologue-journaliste" que fut tout uniment Hannah Arendt. L' tude d'Etienne Tassin permet ainsi de d gager la profonde unit de vue qui anime cette pens e, tout en donnant voir galement au fil des pages, la riche mati re des faits, des v nements et des probl matiques laquelle elle se mesure.

    Plus pr cis ment, une telle lecture met au jour la structure en chiasme de cette pens e qui croise en permanence une d marche " v nementielle", historique en quelque sorte, et une approche syst matique. L'intelligence de l'action politique exigerait-elle donc qu'on l' claire ainsi contradictoirement des feux crois s de la r flexion philosophique, ou ph nom nologique pour mieux dire, et de l'analyse politique? Ou bien est- ce que l'on ne doit pas plut t voir dans ce m lange inhabituel, sinon impur, entre la th orie et l'observation des pratiques, entre la philosophie et la politique, l'indice d'une contradiction ou m me d'une aporie qui mettrait la pens e elle-m me face ses propres limites?

    En un sens, ces deux hypoth ses sont galement vraies toutes les deux. En effet, si Hannah Arendt s'est mesur e dans son uvre, la n cessit urgente de penser la politique, c'est avant tout parce qu'elle s'est trouv e confront e l'une des exp riences les plus extr mes de toute l'histoire politique de l'humanit , exp rience qui constitue selon elle "le c ur du vingti me si cle": l'exp rience totalitaire. Or ce qui fait, ses yeux, du totalitarisme une exp rience extr me, une situation-limite de l'existence sociale et politique de l'humanit , c'est pr cis ment le fait que ce type de r gime a brutalement mis un terme, par sa pratique "politique" (si l'on peut encore employer ce terme), aux conditions m mes gr ce auxquelles toute existence sociale et politique des hommes est rendue possible en g n ral.

    Et il ne s'agit pas seulement ici du fait que ces pratiques politiques, de par la violence extr me et syst matique qui les caract rise, ont oppos une fin de non-recevoir une certaine tradition de pens e occidentale selon laquelle l'existence de l'humanit serait ordonn e des "valeurs" intemporelles. Mais plus radicalement encore, il convient de voir qu'avec la mise en uvre de la politique des camps d'extermination, c'est l'intelligibilit m me des conditions de toute action politique en g n ral qui est plong e dans la nuit.

    De l vient que la pens e d'Hannah Arendt est somm e de r pondre d'un m me geste une double requ te : d couvrir le commencement, et inventer une m thode pour penser le politique. Commencement et m thode: l' tude d'Etienne Tassin fait ressortir, notre sens, que ce sont l les deux ma tres mots de l' uvre d'Hannah Arendt, ceux qui en constituent

    galement sans doute les concepts directeurs. Comme il le souligne,

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  • l'ancienne l ve de Heidegger labore ce qui doit constituer, selon elle, la question centrale de la philosophie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, question qui nous oblige nous situer dans l'horizon constitutif de la modernit .

    Cette question, c'est celle qui consiste interroger les "conditions de possibilit d'une philosophie politique post-totalitaire". Loin de renoncer "comprendre l'incompr hensible", nous sommes contraints, si nous voulons tre la hauteur de la radicale nouveaut propre au ph nom ne

    totalitaire, d' laborer une nouvelle mani re d'aborder la pens e politique. Inversement, nous ne pouvons nous d rober la n cessit de prendre en compte la radicalit de ce qui a commenc avec l' poque moderne et s'est cristallis dans le totalitarisme, si nous voulons qu'une pens e m thodique demeure op rante pour saisir lar alit humaine.

    La d marche consistera donc d passer d'un c t les apories de la philosophie traditionnelle, dont Platon offre un contre-exemple id al-typique, ainsi que celles, corr latives, d'une certaine ph nom nologie (Husserl mais aussi Heidegger): car toutes deux sont contamin es par la figure du penseur th orique se tenant l' cart des affaires de la cit et des d bats d'opinion qu'il m prise, et pr f rant se tourner exclusivement vers la pure contemplation des id es vraies. Elle consistera galement ne pas sombrer, d'un autre c t , dans le pr jug objectiviste et fonctionnaliste propre aux sciences sociales, car il tend r duire l'existence sociale de l'humain la figure d'un fonctionnement m canique orient vers les seules n cessit s biologiques de la production, de la consommation et de la reproduction.

    On pourrait dire ainsi qu'Hannah Arendt d veloppe une ph nom nologie de l'agir humain qui consiste mesurer l'humanit des hommes en fonction du type de soci t qu'ils instituent par leurs activit s. En effet, leur humanit ne se r v le en aucun cas sous la forme d'un donn vident par soi-m me car elle n'est jamais de l'ordre de l' tre mais bien de l'ordre du faire: ce pourquoi la socialit propre aux hommes ne peut tre appr hend e que sous les esp ces de leurs activit s, de leurs mani res d'agir. Ces diff rentes mani res de se rapporter au monde constituent alors en quelque sorte des "existentiaux" en un sens proche de Heidegger,

    ceci pr s qu'ils concernent les hommes sous la condition de la pluralit : agir, produire, travailler, telles sont les modalit s fondamentales selon lesquelles se d cline notre humanit .

    La question centrale de la pens e devient donc celle de la mesure de l'action politique. Il s'agit d'appr hender la mani re dont nos actions, sous condition de la pluralit qui caract rise l'existence humaine, parviennent instaurer un monde commun. Et inversement, il convient d'appr hender ce qui dans l'instauration d'un monde commun, lie la pluralit propre au monde humain: c'est- -dire nos actions. Or cette mesure, c'est pr cis ment le "souci pour le monde" propre l'action qui en donne l'id e, ou aussi bien, c'est le monde lui-m me, d fini comme ce que les hommes instituent dans le concert de l'agir pluriel. Ainsi, seule l'action proprement politique permet d'instaurer un monde commun, et aussi bien, seules des actions visant un monde commun peuvent tre dites politiques.

    C'est notamment la raison pour laquelle la pens e politique doit viter conjointement les deux cueils qui caract risent l' ge moderne: l'originalit d'Hannah Arendt tant cet gard d'avoir rep r des "sch mes totalitaires" communs aux soci t s totalitaires et aux soci t s lib rales. L'un consiste r duire l'humain la condition de l'animal laborans, la condition vitale soumise la seule conomie des besoins et la seule activit du travail, car celle-ci ne fait pas sens et n'institue pas un monde

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  • commun. L'autre serait de chercher formuler une norme absolue du corps social, qui tendrait r aliser une ma trise de la soci t par un pouvoir technoscientifique. De fait, l'une et l'autre tendance qui sont propres aux soci t s modernes signalent une m me destitution du politique con u comme instauration du monde commun : elles effacent la pluralit humaine soit dans la multiplicit des individus interchangeables, soit dans l'unit fusionnelle des individus identiques.

    Ainsi, ces deux formes "politiques" d truisent pr cis ment la politique en tant que vis e par laquelle l'existence sociale se d passe elle-m me en vue d'instaurer un monde commun : elles tendent toutes deux r duire l'existence sociopolitique de l'humanit l'unit d'une esp ce biologique. Autrement dit, en condamnant l'av nement moderne de la soci t de masse, que ce soit sous les esp ces du r gime national-socialiste ou de l'ali nation de la soci t capitaliste, Hannah Arendt oppose pr cis ment l'extension l' chelle plan taire d'un mod le d'organisation fonctionnel (la fameuse "mondialisation"), la conception authentiquement cosmopolitique qu'elle d fend.

    Ainsi, sans abandonner tout fait la probl matique philosophique classique concernant la question politique du "meilleur r gime", mais sans ignorer galement l'irr versibilit de l'av nement moderne du monde d senchant , sans ignorer quel point la tradition n'est plus pour nous qu'un "tr sor perdu", Hannah Arendt r cuse la fois la tyrannie de la philosophie des id es (id alisme), et le relativisme radical des sophistes (positivisme), elle renvoie dos- -dos Platon et Protagoras. En effet, l'homme n'est mesure du sens et de la valeur des choses qui l'environnent que dans la mesure o il est lui-m me la mesure du monde qu'il instaure: "La mesure est ce que les hommes sont eux-m mes quand ils